1
7/21/2019 liberation grece http://slidepdf.com/reader/full/liberation-grece 1/1 0123 JEUDI 12 FÉVRIER 2015 débats | 21 « La r éponse des Fran çais à ce crime est une prouesse » Alors qu’elle pleurait sa grandeur perdue et déprimait sous la fade présidence de François Hollande, la France s’est superbement réveillée. Elle a prouvé au monde entier qu’elle était capable de faire corps et de solidariser l’Europe ENTRETIEN C onnaisseur avisé de la vie intel- lectuelle et politique française, le philosophe allemand Peter Slo- terdijk analyse les raisons du sursaut d’une France qui est, selon lui, devenue « meilleure » depuis le 11 janvier. Comment avez-vous perçu les mani- festations du 11 janvier ? La France a eu de la chance de connaître un réveil aussi vif qu’important. Ce retour de la société civile et cette prise de cons- cience politique dans un pays aussi éta- tisé et atomisé que la France a quelque chose d’inouï vu de l’étranger. Cette noble mobilisation donne envie de citer le mot scandaleux de Jefferson : « L’arbre de la li- bert é doit être, de temps en temps, arrosé  par le sang des patriotes et des tyrans. » Hypnotisé par l’Etat-providence, déçu par la présidence Hollande, déprimé par sa grandeur perdue, ce pays était tombé dans un sommeil artificiel et empoi- sonné. Comme aurait dit Hegel, la tragé- die elle aussi peut être une ruse de la rai- son. Elle a réveillé une nation dépressive et repliée sur elle-même. Or, du point de vue psychopolitique, la France est en meilleur état depuis le 11 janvier. Pour quelles raisons la France est-elle en meilleure santé ? Rarement une telle introspection collec- tive n’est allée aussi loin. En même temps, il fallait se méfier de la rapidité avec la- quelle la machine des commentaires s’est mise en marche. Deux heures après l’in- formation de la tuerieà CharlieHebdo, les politiques répétaient sans cesse l’hypo- thèse selon laquelle c’était une atteinte aux valeurs de la société française et à son attachement à la liberté d’expression. Mais c’était faux. On ne savait pas encore du tout ce que ce crime voulait dire – le re- fus de la caricature offensive est un pur prétexte. A mon avis, ce crime était surtout la preuve du fait que le star-system peut se déplacer vers la criminalité pseudo-politi- que. Les auteurs du massacre réclamaient d’abord cette partie de l’attention publi- que que seul un acte très médiatisé peut offrir. N’oublions pas que la terreur est une réponse possible à la question : « Comment peut-on intégrer un corps collectif de plus de 60 millions de person- nes hautement individualisées ? » Depuis des millénaires, la réponse à ce genre de questions était bien évidente : pour gou- verner, il faut intimider. La phobocratie est la vérité des Etats classiques, elle est au pouvoir dans les empires, les cités et les nations depuis des temps immémoriaux. En revanche, les tueurs du 7 janvier étaient très loin d’agir au nom d’un Etat. Ils représentaient la nouvelle catégorie des entrepreneurs du crime islamisant. Le résultat paradoxal de leur action le prouve. D’un côté, ils ont eu leur triom- phe. On leur a attribué un Oscar pour le massacre de l’année – la gratification pu- blique de leur crime était presque sans égal. De l’autre côté, la France a voté con- tre l’intimidation par quelques criminels plus ou moins isolés et insipides. Et, ce faisant, elle a su combler les 60 millions d’abîmes qui, normalement, dans une so- ciété moderne, séparent 60 millions d’in- dividus. A l’heure des singularités atomi- sées, la réponse de la France à ce crime reste une prouesse. Le comédien popu- laire Karl Valentin, sorte de Samuel Bec- kett bavarois, d isait avec profondeur : « Quoi ? Deux êtres humains, cela n’ira ja- mais ensemble ! » Eh bien, les Français ont montré de façon admirable que l’on pou- vait, même à l’ère de l’individualisme aigu, encore faire société. Que représente la France de « Charlie Hebdo » ? Charlie Hebdo incarne la tradition sati- rique française : il pratiquait un anticlé- ricalisme qui n’était pas vraiment dans l’air du temps, et une sous-culture voltai- rienne soixante-huitarde qui se trouve en décalage avec le nouvel intérêt pour le fait religieux auquel nous assistons aujourd’hui un peu partout. La satire dans le style Charlie Hebdo, c’est en même temps l’esprit corrosif et liber- taire de Mai 68 mêlé à l’agressivité du laï- cisme du début du XIX e  siècle. Cette cul- ture est, sans aucun doute, déclinante. Tout cela ne méritait pas une balle. On ne tire pas sur les gardiens d’un musée. C’est ce que les meurtriers étaient inca- pables de comprendre. S’agit-il d’un véritable choc des civilisa- tions, entre un pays qui accepte de tout moquer et un autre univers traversé par un regain des dogmes et des inter- dits ? Les meurtriers ne sont pas du tout les messagers d’une guerre de civilisation ni d’une quatrième guerre mondiale. Il s’agissait de simples criminels à la recher- che de la gloire. Ils étaient des tueurs de la société du spectacle. Les sociétés moder- nes sont celles des apparences multiples qui ne soutiennent plus les identifica- tions simplistes. Les catholiques français pourraient se déclarer mille fois plus « of- fensés » que les musulmans. Pourtant, ils ne tuent pas. La véritable question est complètement différente : « A quoi sert le terrorisme ? » Pour faire vite on peut dire : à souder une nation qui se croit agressée, à donner à l’appartenance européenne ou améri- caine un peu plus de consistance. Sans un élément de paranoïa, les grands corps so- ciaux qu’on ap pelle « sociétés » per- draient leur cohérence. En un mot, dans la perspective de la realpolitik, si le terro- risme n’existait pas, il faudrait l’inventer. Comment combattre la fabrique nihi- liste et djihadiste de nos sociétés ? Les sociétés modernes sont des ensem- bles tièdes. Si rien ne leur arrive, elles peuvent se permettre de vivre avec un minimum de convictions fermes et un presque rien de résolution cohérente. Or, il nous est arrivé quelque chose. La soli- darisation de l’Europe entière avec la France après les attentats restera un geste inoubliable. Cela veut dire qu’il suf- fit d’élever la température de nos convic- tions. Il faut donc voter pour une forme de vie un peu moins paresseuse. p propos recueillis par nicolas truong Peter Sloterdijk est philosophe,  professeur de philosophie et d’esthé- tique à la Hochschule f ür Gestaltung de Karlsruhe. Il est également rec- teur du même établissement depuis  2001. Il enseigne aussi aux Beaux-  Arts de Vienne et publiera en 2015 « Ma France », aux éditions Libella- Maren » (traduit par Olivier Mannoni) « Une communauté d’effroi ne fabrique pas l’unité nationale » Loin de l’union sacrée, les manifestations du 11 janvier ont révélé les profonds clivages qui divisent la « France impliquée » et la « France abandonnée ». Le seul rappel à l’ordre républicain ne suffira pas à refaire société ENTRETIEN A nalyste des phénomènes de dé- fiance démocratique, l’historien Pierre Rosanvallon explique le ressort des fractures françaises cachées derrière l’apparente unité du 11 janvier. La mobilisation du 11 janvier n’a-t-elle pas mis au jour à la fois les éléments d’une communion de la société fran- çaise comme d’énormes fractures ? Nous avons d’abord vu le rassemble- ment d’une communauté d’effroi et d’in- terrogations. Les horreurs du monde dont nous entendons tous les jours parler ont soudain fait irruption chez nous, ve- nant de l’intérieur. Mais je pense qu’il se- rait dangereux d’établir un lien causal en- tre terrorisme et défaut d’intégration. Le « milieu terroriste » ne concerne que des personnes à proprement parler déséquili- brées, qui voient dans le passage à l’ex- trême la solution à leurs problèmes d’identité, qui se raccrochent à l’expres- sion d’une violence de revanche. Ces jeu- nes hommes ne sont pas en recherche d’intégration, ils ont au contraire fait le choix de se « désintégrer » en endossant les habits du radicalisme. Il y a là le projet suicidaire de rejoindre dans la mort une communauté de mar- tyrs. En revanche, ces événements nous ont permis de constater que l’union – dont tout le monde a parlé lors du 11 jan- vier – n’existait pas. Loin de manifester une véritable union nationale, cette com- munauté d’effroi a immédiatement fait apparaître le caractère problématique de cette prétendue unité. En quel sens le 11 janvier a-t-il été aussi le signe de la désunion nationale ? Au-delà des manifestations de rejet re- présentées par les « Je ne suis pas Char- lie », une partie de la population ne s’est pas retrouvée dans ces manifestations. Une partie du pays est restée en retrait. C’est la France institutionnelle, ainsi que celle des gens intégrés et de la citoyenneté impliquée qu’on a vue dans les rues, celle de ces Français qui suivent l’actualité, sont liés au milieu associatif et militant et ont le sentiment de faire corps avec d’autres. Lors des émeutes de 2005, c’était une ca- tégorie bien identifiée de la population qui avait manifesté sa colère : les jeunes de banlieue. Les réactions indifférentes au mouvement du 11 janvier nous ont mon- tré qu’on avait affaire à quelque chose de plus diffus, qui dépassait de loin le « monde immigré » et la question de l’is- lam, même si celle-ci pèse lourd. C’est la fracture entre une France impliquée et une France marquée par un sentiment d’abandon, submergée par les difficultés personnelles, qui se sent marginalisée. Elle s’est manifestée par le retrait. Mais elle s’est en revanche exprimée, lors de l’élection partielle du 8 février dans le Doubs. On a ainsi vu une nette fracture se révéler entre une France de la défection, dans ses différentes composantes, et celle de l’implication. Assistons-nous à une crise de l’uni- versalisme français ? La grande histoire de la modernité a été celle de l’édification des Etats-nations. Alors que l’histoire humaine avait précé- demment tendu vers l’idée d’empire, celle d’un universalisme assurant la paix. Comme les empires avaient échoué dans cette entreprise, cet idéal d’universalité a voulu prendre la forme plus modeste de l’Etat-nation. Ce modèle territorialisé de l’universalité se défait sous nos yeux. Les appels au séparatisme se multiplient par- tout dans le monde, une société d’éloigne- ment, dans laquelle les groupes sociaux tendent à se regrouper entre personnes qui se ressemblent, se met progressive- ment en place. Les inégalités grandissan- tes accentuent en outre le phénomène. La France n’échappe pas à ce délitement. Quels sont les risques de la disloca- tion de ce modèle à visée universelle ? Le terrorisme est un élément de frag- mentation supplémentaire qui apparaît soudainement alarmant, par sa visibilité, sa brutalité et sa détermination. Il a fait comprendre en grossissant le trait que, si l’on ne sort pas de cette situation incer- taine, nous risquons d’entrer dans des so- ciétés d’anomie, de chaos social, d’indiffé- rence et de violence. Réalités qui consti- tuent une grande part de l’histoire de l’humanité. Nous le voyons tous les jours. Est-ce une immigration mal maîtrisée qui a contribué à déstabiliser le fra- gile pacte républicain ? En France, on continue à parler d’immi- grés à propos de personnes qui sont inté- grés depuis deux ou trois générations. On ne dirait jamais de Nicolas Sarkozy qu’il est immigré parce que son père est issu de la petite noblesse hongroise. De même Manuel Valls, dont le père était un peintre catalan. On appelle aujourd’hui « immi- grés » ceux qui incarnent la mémoire et la mauvaise conscience de ce que l’universa- lisme français a raté, avec au premier chef l’expérience algérienne. La République avait idéalisé l’entreprise coloniale comme extension de l’ambition universaliste, voulant montrer qu’on pou- vait faire une société nouvelle avec d’autres langues, d’autres histoires, d’autres religions. Le monde maghrébin se voit affublé, génération après généra- tion, du terme d’immigré à cause de cette histoire ratée. Les questions d’intégration ne sont pas simplement en France de l’or- dre de la pratique quotidienne, elles re- muent également un ensemble de rêves brisés. Car, si l’Algérie n’est pas devenue française, ce n’est pas simplement du fait de la révolte des Algériens, mais aussi parce que les autorités rêvaient et men- taient. Elles parlaient d’universalisme mais refusaient l’égalisation des niveaux de vie. Il y a eu une désoccidentalisation de ces populations à la mesure des décep- tions et des échecs qui se sont répétés sur le terrain de l’intégration. Le rappel des règles telles l’interdiction du port du voile à l’école ou de la burqa dans l’espace public ne permettent-ils pas à la société française d’affirmer son identité sans refuser la liberté de conscience prévue par la loi de 1905 ? Certaines règles peuvent faciliter la co- habitation, mais elles ne résoudront pas tous les problèmes. Dans la rue, on peut porter le voile mais pas la burqa. Mais la loi ne peut pas définir le nombre de centi- mètres carrés de tissu ou la longueur d’une robe. Certes, l’école doit être un sanctuaire, un lieu préservé des affronte- ments identitaires, mais elle doit aussi aider à faire réfléchir les individus sur ce qui leur permet de vivre ensemble. Il faut par exemple oser parler de l’expérience des guerres de religion ou de l’histoire de l’antisémitisme ; ouvrir une réflexion sur les obstacles au vivre-ensemble. Le mot laïcité est devenu trop élastique : pour certains, il désigne techniquement la neutralité de l’Etat, pour d’autres, un idéal de vie sociale harmonieuse où les in- dividus n’auraient plus de classes sociales, de religions, d’histoires… Il faut se méfier de cette vision enchantée. Il faut appren- dre le vivre-ensemble non pas grâce à une série d’interdictions, mais par une ré- flexion commune et permanente sur ce qui le rend possible ou difficile. Si l’on ne s’intéresse qu’aux droits de l’individu, on crée alors une société multi- culturelle à l’anglaise ou à l’américaine : chacun peut faire ce qu’il veut mais il n’y a plus d’espace commun, et la France de- viendra une mosaïque de petites sociétés tour à tour indifférentes et hostiles. La Ré- publique, ce n’est pas que des procédures et des lois. C’est aussi ces « institutions in- visibles » que sont la confiance et la légiti- mité. Et plus encore ces règles de civilité qui s’appellent respect, responsabilité, que la devise républicaine a réunies sous le terme générique de fraternité. p propos recueillis par n. t. Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine du poli- tique. Directeur du site La vie des idées, il a récem- ment publié « La Société des égaux » (Le Seuil, 2011) et « Le Parlement des invi-  sibles » (Le Seuil, 2014) FABRICEMONTINIER

liberation grece

Embed Size (px)

DESCRIPTION

article

Citation preview

Page 1: liberation grece

7/21/2019 liberation grece

http://slidepdf.com/reader/full/liberation-grece 1/1

0123JEUDI 12 FÉVRIER 2015 débats | 21

« La réponse des Français àce crime est une prouesse »Alors qu’elle pleurait sa grandeur perdue et déprimait sousla fade présidence de François Hollande, la France s’estsuperbement réveillée. Elle a prouvé au monde entierqu’elle était capable de faire corps et de solidariser l’Europe

ENTRETIEN

C onnaisseur avisé de la vie intel-lectuelle et politique française, lephilosophe allemand Peter Slo-

terdijk analyse les raisons du sursautd’une France qui est, selon lui, devenue« meilleure » depuis le 11 janvier.

Comment avez-vous perçu les mani-festations du 11 janvier ?

La France a eu de la chance de connaître

un réveil aussi vif qu’important. Ce retourde la société civile et cette prise de cons-cience politique dans un pays aussi éta-tisé et atomisé que la France a quelquechose d’inouï vu de l’étranger. Cette noblemobilisation donne envie de citer le motscandaleux de Jefferson : « L’arbre de la li-

bert é doit être, de temps en temps, arrosé par le sang des patriotes et des tyrans. » Hypnotisé par l’Etat-providence, déçu parla présidence Hollande, déprimé par sagrandeur perdue, ce pays était tombédans un sommeil artificiel et empoi-sonné. Comme aurait dit Hegel, la tragé-die elle aussi peut être une ruse de la rai-son. Elle a réveillé une nation dépressiveet repliée sur elle-même. Or, du point devue psychopolitique, la France est enmeilleur état depuis le 11 janvier.

Pour quelles raisons la France est-elleen meilleure santé ?

Rarement une telle introspection collec-tive n’est allée aussi loin. En même temps,il fallait se méfier de la rapidité avec la-quelle la machine des commentaires s’estmise en marche. Deux heures après l’in-

formation de la tuerieà Charlie Hebdo, lespolitiques répétaient sans cesse l’hypo-thèse selon laquelle c’était une atteinteaux valeurs de la société française et à sonattachement à la liberté d’expression.Mais c’était faux. On ne savait pas encoredu tout ce que ce crime voulait dire – le re-fus de la caricature offensive est un pur

prétexte.A mon avis, ce crime était surtout la

preuve du fait que le star-system peut sedéplacer vers la criminalité pseudo-politi-que. Les auteurs du massacre réclamaientd’abord cette partie de l’attention publi-que que seul un acte très médiatisé peutoffrir. N’oublions pas que la terreur estune réponse possible à la question :« Comment peut-on intégrer un corpscollectif de plus de 60 millions de person-nes hautement individualisées ? » Depuisdes millénaires, la réponse à ce genre dequestions était bien évidente : pour gou-verner, il faut intimider. La phobocratieest la vérité des Etats classiques, elle est aupouvoir dans les empires, les cités et lesnations depuis des temps immémoriaux.

En revanche, les tueurs du 7 janvierétaient très loin d’agir au nom d’un Etat.Ils représentaient la nouvelle catégoriedes entrepreneurs du crime islamisant.

Le résultat paradoxal de leur action leprouve. D’un côté, ils ont eu leur triom-phe. On leur a attribué un Oscar pour lemassacre de l’année – la gratification pu-blique de leur crime était presque sanségal. De l’autre côté, la France a voté con-tre l’intimidation par quelques criminels

plus ou moins isolés et insipides. Et, cefaisant, elle a su combler les 60 millionsd’abîmes qui, normalement, dans une so-ciété moderne, séparent 60 millions d’in-dividus. A l’heure des singularités atomi-sées, la réponse de la France à ce crimereste une prouesse. Le comédien popu-laire Karl Valentin, sorte de Samuel Bec-kett bavarois, d isait avec profondeur :« Quoi ? Deux êtres humains, cela n’ira ja-mais ensemble ! » Eh bien, les Français ontmontré de façon admirable que l’on pou-vait, même à l’ère de l’individualismeaigu, encore faire société.

Que représente la France de « CharlieHebdo » ?

Charlie Hebdo incarne la tradition sati-rique française : il pratiquait un anticlé-ricalisme qui n’était pas vraiment dansl’air du temps, et une sous-culture voltai-rienne soixante-huitarde qui se trouveen décalage avec le nouvel intérêt pour le

fait religieux auquel nous assistonsaujourd’hui un peu partout. La satiredans le style Charlie Hebdo,  c’est enmême temps l’esprit corrosif et liber-taire de Mai 68 mêlé à l’agressivité du laï-cisme du début du XIXe siècle. Cette cul-ture est, sans aucun doute, déclinante.Tout cela ne méritait pas une balle. Onne tire pas sur les gardiens d’un musée.C’est ce que les meurtriers étaient inca-pables de comprendre.

S’agit-il d’un véritable choc des civilisa-tions, entre un pays qui accepte de toutmoquer et un autre univers traversépar un regain des dogmes et des inter-dits ?

Les meurtriers ne sont pas du tout lesmessagers d’une guerre de civilisation nid’une quatrième guerre mondiale. Ils’agissait de simples criminels à la recher-che de la gloire. Ils étaient des tueurs de la

société du spectacle. Les sociétés moder-nes sont celles des apparences multiplesqui ne soutiennent plus les identifica-tions simplistes. Les catholiques françaispourraient se déclarer mille fois plus « of-fensés » que les musulmans. Pourtant, ilsne tuent pas.

La véritable question est complètementdifférente : « A quoi sert le terrorisme ? »Pour faire vite on peut dire : à souder unenation qui se croit agressée, à donner àl’appartenance européenne ou améri-caine un peu plus de consistance. Sans unélément de paranoïa, les grands corps so-ciaux qu’on ap pelle « sociétés » per-draient leur cohérence. En un mot, dansla perspective de la realpolitik, si le terro-risme n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Comment combattre la fabrique nihi-liste et djihadiste de nos sociétés ?

Les sociétés modernes sont des ensem-bles tièdes. Si rien ne leur arrive, ellespeuvent se permettre de vivre avec unminimum de convictions fermes et unpresque rien de résolution cohérente. Or,il nous est arrivé quelque chose. La soli-darisation de l’Europe entière avec laFrance après les attentats restera ungeste inoubliable. Cela veut dire qu’il suf-

fit d’élever la température de nos convic-tions. Il faut donc voter pour une formede vie un peu moins paresseuse. p

propos recueillis par

nicolas truong

¶Peter Sloterdijk est philosophe, professeur de philosophie et d’esthé-tique à la Hochschule f ür Gestaltungde Karlsruhe. Il est également rec-teur du même établissement depuis 2001. Il enseigne aussi aux Beaux- Arts de Vienne et publiera en 2015« Ma France », aux éditions Libella-Maren » (traduit par Olivier Mannoni)

« Une communauté d’effroi ne fabrique pas l’unité nationale »Loin de l’union sacrée, les manifestations du 11 janvieront révélé les profonds clivages qui divisent la « Franceimpliquée » et la « France abandonnée ». Le seul rappelà l’ordre républicain ne suffira pas à refaire société

ENTRETIEN

A nalyste des phénomènes de dé-fiance démocratique, l’historienPierre Rosanvallon explique le

ressort des fractures françaises cachéesderrière l’apparente unité du 11 janvier.

La mobilisation du 11 janvier n’a-t-ellepas mis au jour à la fois les élémentsd’une communion de la société fran-çaise comme d’énormes fractures ?

Nous avons d’abord vu le rassemble-ment d’une communauté d’effroi et d’in-terrogations. Les horreurs du mondedont nous entendons tous les jours parleront soudain fait irruption chez nous, ve-nant de l’intérieur. Mais je pense qu’il se-rait dangereux d’établir un lien causal en-tre terrorisme et défaut d’intégration. Le« milieu terroriste » ne concerne que despersonnes à proprement parler déséquili-brées, qui voient dans le passage à l’ex-trême la solution à leurs problèmesd’identité, qui se raccrochent à l’expres-sion d’une violence de revanche. Ces jeu-nes hommes ne sont pas en recherched’intégration, ils ont au contraire fait le

choix de se « désintégrer » en endossantles habits du radicalisme.Il y a là le projet suicidaire de rejoindre

dans la mort une communauté de mar-tyrs. En revanche, ces événements nousont permis de constater que l’union– dont tout le monde a parlé lors du 11 jan-vier – n’existait pas. Loin de manifesterune véritable union nationale, cette com-munauté d’effroi a immédiatement faitapparaître le caractère problématique decette prétendue unité.

En quel sens le 11 janvier a-t-il été aussile signe de la désunion nationale ?

Au-delà des manifestations de rejet re-

présentées par les « Je ne suis pas Char-lie », une partie de la population ne s’estpas retrouvée dans ces manifestations.Une partie du pays est restée en retrait.C’est la France institutionnelle, ainsi quecelle des gens intégrés et de la citoyennetéimpliquée qu’on a vue dans les rues, cellede ces Français qui suivent l’actualité, sontliés au milieu associatif et militant et ontle sentiment de faire corps avec d’autres.

Lors des émeutes de 2005, c’était une ca-tégorie bien identifiée de la populationqui avait manifesté sa colère : les jeunesde banlieue. Les réactions indifférentes aumouvement du 11 janvier nous ont mon-tré qu’on avait affaire à quelque chose deplus diffus, qui dépassait de loin le« monde immigré » et la question de l’is-lam, même si celle-ci pèse lourd. C’est lafracture entre une France impliquée etune France marquée par un sentimentd’abandon, submergée par les difficultéspersonnelles, qui se sent marginalisée.Elle s’est manifestée par le retrait. Maiselle s’est en revanche exprimée, lors del’élection partielle du 8 février dans leDoubs. On a ainsi vu une nette fracture serévéler entre une France de la défection,dans ses différentes composantes, et celle

de l’implication.

Assistons-nous à une crise de l’uni-versalisme français ?

La grande histoire de la modernité a étécelle de l’édification des Etats-nations.Alors que l’histoire humaine avait précé-demment tendu vers l’idée d’empire, celled’un universalisme assurant la paix.Comme les empires avaient échoué danscette entreprise, cet idéal d’universalité avoulu prendre la forme plus modeste del’Etat-nation. Ce modèle territorialisé del’universalité se défait sous nos yeux. Lesappels au séparatisme se multiplient par-tout dans le monde, une société d’éloigne-

ment, dans laquelle les groupes sociauxtendent à se regrouper entre personnesqui se ressemblent, se met progressive-ment en place. Les inégalités grandissan-tes accentuent en outre le phénomène. LaFrance n’échappe pas à ce délitement.

Quels sont les risques de la disloca-tion de ce modèle à visée universelle ?

Le terrorisme est un élément de frag-mentation supplémentaire qui apparaîtsoudainement alarmant, par sa visibilité,sa brutalité et sa détermination. Il a faitcomprendre en grossissant le trait que, sil’on ne sort pas de cette situation incer-taine, nous risquons d’entrer dans des so-ciétés d’anomie, de chaos social, d’indiffé-rence et de violence. Réalités qui consti-tuent une grande part de l’histoire del’humanité. Nous le voyons tous les jours.

Est-ce une immigration mal maîtriséequi a contribué à déstabiliser le fra-gile pacte républicain ?

En France, on continue à parler d’immi-grés à propos de personnes qui sont inté-grés depuis deux ou trois générations. Onne dirait jamais de Nicolas Sarkozy qu’ilest immigré parce que son père est issu dela petite noblesse hongroise. De mêmeManuel Valls, dont le père était un peintrecatalan. On appelle aujourd’hui « immi-grés » ceux qui incarnent la mémoire et lamauvaise conscience de ce que l’universa-lisme français a raté, avec au premier chefl’expérience algérienne.

La République avait idéalisé l’entreprise

coloniale comme extension de l’ambitionuniversaliste, voulant montrer qu’on pou-vait faire une société nouvelle avecd’autres langues, d’autres histoires,d’autres religions. Le monde maghrébinse voit affublé, génération après généra-tion, du terme d’immigré à cause de cettehistoire ratée. Les questions d’intégrationne sont pas simplement en France de l’or-dre de la pratique quotidienne, elles re-muent également un ensemble de rêvesbrisés. Car, si l’Algérie n’est pas devenuefrançaise, ce n’est pas simplement du faitde la révolte des Algériens, mais aussiparce que les autorités rêvaient et men-taient. Elles parlaient d’universalisme

mais refusaient l’égalisation des niveauxde vie. Il y a eu une désoccidentalisationde ces populations à la mesure des décep-tions et des échecs qui se sont répétés surle terrain de l’intégration.

Le rappel des règles telles l’interdictiondu port du voile à l’école ou de la burqadans l’espace public ne permettent-ilspas à la société française d’affirmerson identité sans refuser la liberté deconscience prévue par la loi de 1905 ?

Certaines règles peuvent faciliter la co-habitation, mais elles ne résoudront pastous les problèmes. Dans la rue, on peutporter le voile mais pas la burqa. Mais laloi ne peut pas définir le nombre de centi-mètres carrés de tissu ou la longueurd’une robe. Certes, l’école doit être unsanctuaire, un lieu préservé des affronte-ments identitaires, mais elle doit aussiaider à faire réfléchir les individus sur cequi leur permet de vivre ensemble. Il fautpar exemple oser parler de l’expériencedes guerres de religion ou de l’histoire del’antisémitisme ; ouvrir une réflexion surles obstacles au vivre-ensemble.

Le mot laïcité est devenu trop élastique :pour certains, il désigne techniquementla neutralité de l’Etat, pour d’autres, unidéal de vie sociale harmonieuse où les in-dividus n’auraient plus de classes sociales,de religions, d’histoires… Il faut se méfierde cette vision enchantée. Il faut appren-dre le vivre-ensemble non pas grâce à unesérie d’interdictions, mais par une ré-flexion commune et permanente sur ce

qui le rend possible ou difficile.Si l’on ne s’intéresse qu’aux droits del’individu, on crée alors une société multi-culturelle à l’anglaise ou à l’américaine :chacun peut faire ce qu’il veut mais il n’y aplus d’espace commun, et la France de-viendra une mosaïque de petites sociétéstour à tour indifférentes et hostiles. La Ré-publique, ce n’est pas que des procédureset des lois. C’est aussi ces « institutions in-visibles » que sont la confiance et la légiti-mité. Et plus encore ces règles de civilitéqui s’appellent respect, responsabilité,que la devise républicaine a réunies sousle terme générique de fraternité. p

propos recueillis par n. t.

¶Pierre Rosanvallon

est professeur au Collègede France, titulaire de lachaire d’histoire moderneet contemporaine du poli-tique. Directeur du site Lavie des idées, il a récem-ment publié « La Sociétédes égaux » (Le Seuil, 2011)et « Le Parlement des invi- sibles » (Le Seuil, 2014)

FABRICE MONTINIER