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La liberté religieuse, droit naturel à la liberté civile, limitée par les exigences du bien commun en matière religieuse Étude critique de cette thèse par Mgr Bernard Tissier de Mallerais AR SA DÉCLARATION Dignitatis humanæ promulguée le 7 décembre 1965, le concile Vatican II a enseigné un droit des per- sonnes et des groupes à la liberté religieuse civile. Cette doctrine fut combattue au Concile et a été depuis lors dénoncée sans cesse par des évêques, des théologiens, des philosophes, comme contraire à l’Écriture sainte, à l’entière Tradition divine orale et spécialement au magistère constant de l’Église. Une thèse parue en 1989 a tenté de résoudre la contradiction ; elle ne serait qu’apparente : le magistère antérieur enseignait la limitation de cultes erronés selon les exigences du bien commun, et la liberté religieuse conciliaire ensei- gne la liberté de tous les cultes dans les limites des exigences du bien commun. Cela revient au même : le bien commun est la règle. Cette conciliation illustre l’herméneutique de continuité et de nouveauté promue depuis 2005 par le pape Benoît XVI : la liberté religieuse serait une nouveauté dans la continuité. La présente étude dévoile certains vices cachés de cette thèse. Énoncé du droit à la liberté religieuse 1. « Le concile du Vatican [Vatican II] déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare en outre que le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l’a P

Liberte Religieuse Mgr Tissier

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Liberte Religieuse

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  • La libert religieuse, droit naturel la libert civile,

    limite par les exigences du bien commun en matire religieuse

    tude critique de cette thse

    par Mgr Bernard Tissier de Mallerais

    AR SA DCLARATION Dignitatis human promulgue le 7 dcembre 1965, le concile Vatican II a enseign un droit des per-sonnes et des groupes la libert religieuse civile. Cette doctrine fut

    combattue au Concile et a t depuis lors dnonce sans cesse par des vques, des thologiens, des philosophes, comme contraire lcriture sainte, lentire Tradition divine orale et spcialement au magistre constant de lglise.

    Une thse parue en 1989 a tent de rsoudre la contradiction ; elle ne serait quapparente : le magistre antrieur enseignait la limitation de cultes errons selon les exigences du bien commun, et la libert religieuse conciliaire ensei-gne la libert de tous les cultes dans les limites des exigences du bien commun. Cela revient au mme : le bien commun est la rgle.

    Cette conciliation illustre lhermneutique de continuit et de nouveaut promue depuis 2005 par le pape Benot XVI : la libert religieuse serait une nouveaut dans la continuit. La prsente tude dvoile certains vices cachs de cette thse.

    nonc du droit la libert religieuse

    1. Le concile du Vatican [Vatican II] dclare que la personne humaine a

    droit la libert religieuse. Cette libert consiste en ce que tous les hommes doivent tre soustraits toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte quen matire religieuse nul ne soit forc dagir contre sa conscience ni empch dagir, dans de justes limites, selon sa conscience, en priv comme en public, seul ou associ dautres. Il dclare en outre que le droit la libert religieuse a son fondement dans la dignit mme de la personne humaine telle que la

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    fait connatre la Parole de Dieu et la raison elle-mme. Ce droit de la personne humaine la libert religieuse dans lordre juridique de la socit doit tre reconnu de telle manire quil constitue un droit civil.

    Tel est lobjet prcis de la dclaration conciliaire Dignitatis human sur la libert religieuse (DH, n. 2, 1).

    Les papes antrieurs

    nauraient pas condamn ce droit-l 2. Selon lhermneutique de continuit et de renouveau, Dignitatis human

    dclare, en matire religieuse, un droit naturel la libert civile limit par les exigences du bien commun. Expliquons la signification de ces termes.

    Ce droit est en matire religieuse. Ce droit est naturel, car fond sur la dignit naturelle de la personne hu-

    maine. Cest un droit qui ne prtend pas se fonder sur lopinion errone selon la-

    quelle toutes les religions se valent ou quon peut obtenir le salut ternel dans le culte de nimporte quelle religion (indiffrentisme).

    Ce nest pas un droit affirmatif, cest--dire un droit dagir (en matire reli-gieuse), afin dviter linconvnient de proclamer un droit lerreur, si la religion est fausse. Ce droit est un droit purement ngatif , un droit ne pas tre empch... Et un tel droit peut en effet exister mme pour les adep-tes de lerreur, par exemple un droit civil limmunit. La libert religieuse est un droit naturel limmunit de contrainte.

    Cest le droit une libert : parce que la prestation que la personne requiert de ltat nest pas le culte mais seulement la libert du culte.

    Ce droit protge dabord contre la contrainte qui force agir contre sa conscience. Et cette protection-ci nest pas ici objet de discussion.

    Ce droit protge aussi contre la contrainte qui empche dagir selon sa conscience, et voil lobjet de la controverse.

    Ce droit a un objet limit, puisque son objet est la libert religieuse dans de justes limites .

    Enfin, ces justes limites sont les exigences du bien commun de la cit. Cest une clarification de ce que dit confusment DH en 7, 2 et 7, 3. Mais de quel bien commun sagit-il ?

    Or, disent les dfenseurs de la libert religieuse conciliaire, les papes du 19e sicle ont condamn seulement :

    a) premirement, le droit la libert de religion inspir par lindiffrentisme religieux, et,

    b) deuximement, un droit illimit la libert religieuse. Or, ajoutent ces dfenseurs, la libert religieuse conciliaire est autre, car :

    a) elle se fonde sur la dignit de la personne, non sur lindiffrentisme, b) et, secondement, elle est un droit limit, comme on la dit.

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    Par consquent, disent ces mmes dfenseurs, la libert religieuse du Concile ne tombe pas sous la condamnation du magistre du 19e sicle.

    Notre tche est de rpondre cette argumentation. Cela nous mnera des considrations philosophiques et juridiques non sans importance.

    La libert des cultes est-elle condamne

    pour son indiffrentisme ? 3. Tout dabord il ne semble pas exact que les papes Grgoire XVI, Pie IX et

    Lon XIII aient condamn une libert des cultes fonde sur lindiffrentisme. Certes ils affirment que la libert des cultes dcoule de la source empoisonne de lindiffrentisme, mais lnonc prcis de la libert condamne ne parle pas dindiffrentisme, et la condamnation nest pas motive par lindiffrentisme ventuel des avocats du droit la libert des cultes. Il suffit de lire les textes.

    Dabord Grgoire XVI : De cette source trs putride de lindiffrentisme [voici la source] dcoule

    cette maxime errone ou plutt ce dlire [voil la qualification de ce qui suit] quil faut affirmer et revendiquer pour chacun la libert de conscience [voil lobjet prcis de la condamnation]. (Mirari vos, Dz 1613.)

    On voit que la libert de conscience est condamne en elle-mme, comme tant en elle-mme errone et dlirante, et non pas en tant quelle dcoule de lindiffrentisme.

    Ensuite Pie IX : [Les novateurs] appliquant la socit civile le principe impie et absurde du

    naturalisme, comme ils lappellent, osent dire que la meilleure organisation de la socit et le progrs civil requirent tout fait que la socit humaine soit constitue et gouverne sans gard la religion, comme si elle nexistait pas, ou du moins sans faire de distinction entre la vraie et les fausses religions [cest lindiffrentisme de la cit et de ltat, lidologie rgnante et inspiratrice de la libert des cultes]. Et contre les saintes Lettres, lglise et les saints Pres [cest la raison de la condamnation], ils nhsitent pas affirmer que la meilleure condition de la socit est celle o nest pas reconnu au pouvoir public loffice de rprimer par la sanction des peines les violateurs de la religion catholique, si ce nest quand la paix publique le demande [cest la proposition condamne].

    On voit encore que le droit la non-coaction civile nest pas condamn pour lindiffrentisme qui linspire alors, mais en lui-mme, comme contraire lcriture et la Tradition.

    Enfin Lon XIII, dans Libertas (n. 34 et 36), certes condamne lindiffrentisme religieux, celui de la personne et celui de ltat. Mais dans sa conclusion (n. 55-61), il dcrit les trois formes de la politique librale sans

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    mentionner leur ventuelle racine dindiffrentisme, puis il termine par une condamnation qui vise, entre autres, le droit naturel la libert de religion (n. 61), sans quil soit question dindiffrentisme :

    Il suit de ce qui a t dit, quil nest pas du tout permis de demander, dfen-dre, concder la libert de penser, crire, enseigner, non plus que la libert des religions sans distinction (promiscuam religionum libertatem), comme autant de droits que la nature aurait donns lhomme. (Libertas, Dz 1932.)

    Cest dire quune telle libert nest pas un droit naturel. Lon XIII condamne un droit naturel une libert sans distinction de la

    vraie et des fausses religions : tel est le sens de promiscuam libertatem, comme dans la lettre du mme Lon XIII lempereur du Brsil, E giunto, du 19 juillet 1889 : La libert de culte, considre dans son rapport avec la socit [... est] la reconnaissance ceux-ci [aux cultes dissidents] des droits mmes qui nappartiennent qu lunique vraie religion, que Dieu a tablie dans le monde 1.

    Concluons : les papes du 19e sicle condamnent en lui-mme le droit la li-bert des cultes (parfois aussi nomme libert de culte ), ils ne le condam-nent point en tant que ce droit dcoule de lindiffrentisme. Par consquent, mme si on revendique ce droit pour une autre raison, par exemple au nom de la dignit de la personne, on revendique un droit condamn.

    Est-ce une libert illimite des cultes qui a t condamne au 19e sicle ?

    4. Vient maintenant le second argument de lhermneutique de continuit

    et de nouveaut. Il snonce ainsi : les papes du 19e sicle ont condamn seu-lement un droit la libert illimite des cultes, tandis que Vatican II dfinit un droit une libert limite (DH 2, 1).

    Or cela semble inexact en ce qui concerne les papes du 19e sicle : ils condamnent simpliciter, en lui-mme, un droit naturel la libert civile en matire religieuse, sans jamais le qualifier dillimit.

    Grgoire XVI condamne absolument le droit la libert civile de cons-cience : cette maxime fausse ou plutt ce dlire quil faut procurer et garantir quiconque la libert de conscience erronea sententia seu potius deliramentum, asserendam esse ac vindicandam cuilibet ( quiconque) libertatem conscienti (Mirari vos, Dz 1613). Le cuilibet qualifie le sujet du droit : une personne exer-ant un culte quelconque ; il ne qualifie pas lextension des manifestations du culte, ni leur incidence sur le bien commun.

    1 Enseignements Pontificaux de Solesmes, La Paix intrieure des nations, Tournai,

    Descle, 1962, p. 162, n. 234 (dans la suite, not EPS-PIN).

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    Pie IX de mme condamne absolument le droit propre chaque homme, cest--dire un droit naturel, la libert civile de conscience et des cultes : libertatem conscientiae et cultuum proprium esse cuiuscumque hominis jus la libert de conscience et des cultes est un droit propre chaque homme (Quanta cura, Dz 1690).

    Et Lon XIII condamne licere petere, defendere, largiri [...] promiscuam reli-gionum libertatem veluti jura [...] qu homini natura dederit la permission de demander, de dfendre ou daccorder une libert religieuse sans distinction, comme un droit que la nature aurait confr lhomme (Libertas, Dz 1932), cest--dire un droit naturel une libert sans distinction de la vraie et des fausses religions, comme nous lavons expliqu. Mais sans distinction ne signifie pas sans limites . Ces papes ne disent jamais quils condamnent cette libert parce quon la revendique illimite, mais parce quelle est fausse en elle-mme. Ils ne disent pas que cette libert civile en matire religieuse pourrait tre un droit naturel si elle tait restreinte certaines limites. Pour eux, limite ou non, la libert religieuse nest pas un droit naturel. Ces papes savent bien quun droit donn par la nature est ncessairement chose bonne, quil est inepte de vouloir limiter comme si elle tait mauvaise. Le concept mme dun droit naturel limit est pour eux une contradictio in terminis une contradiction dans les termes. (Des limites per accidens peuvent intervenir, mais elles sont extra objectum). Nous reviendrons sur cette contradiction.

    Il sensuit que mme si on revendique un droit naturel limit la libert des cultes, on revendique malgr cela un droit condamn.

    Pourquoi donc condamner un droit naturel

    la libert des cultes ? 5. Donc le droit naturel la libert civile des cultes est un droit condamn.

    Quelle est la raison de cette condamnation ? Est-ce une raison prudentielle ? Ou bien un dcret arbitraire de lglise ? Ou bien une raison philosophique et thologique ? Pourquoi la libert civile dexercer le culte divin ne serait-elle pas un droit naturel de lhomme ? Ce droit ne rsulte-til pas du devoir corr-latif dhonorer Dieu dun culte ? Le pape Pie XII ne proclame-t-il pas souvent et constamment cette libert comme un des droits fondamentaux de la personne humaine ? (voir EPS-PIN, 804, 1023, 1084, etc.).

    Cest exact, videmment ; condition de prciser de quel culte divin on re-vendique la libert. Il y a quand mme une diffrence entre la libert du culte et la libert des cultes !

    Il ne faut pas oublier que le droit-devoir de lhomme au culte divin a t prcis par Dieu : Dieu a lui-mme fait connatre la religion quil agre, lunique vraie religion , quil a lui-mme institue, cest celle de lglise catholique (DH 1, 2). En cette matire, le droit naturel est prcis par le droit positif divin.

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    Expliquons le principe philosophique qui justifie cette prcision dun droit naturel. Le droit correspond toujours un devoir corrlatif, ainsi le droit des parents dduquer leurs enfants leur vient du devoir qui leur incombe, eux seuls, de dispenser cette ducation. Or, le droit, objet de la justice, est extrieur au sujet ; il se dfinit indpendamment de la subjectivit de lagent qui lexerce, dit saint Thomas, mais par rapport lobjectivit du d autrui. Le droit dpend uniquement de lautre et de ce qui lui est d. Cette dpen-dance exclusive de lautre est la proprit de la justice entre toutes les vertus morales (II-II, q. 57, a. 1). Ainsi la bienfaisance dpend sans doute du besoin dautrui, mais elle est mesure par mon bon cur, au rebours de la justice, qui est mesure uniquement par le d autrui. Ce d autrui demande souvent tre prcis ; cest le rle dune facture, par exemple. Ce besoin dune prcision du debitum alteri de laquelle dpend totalement la dlimitation du jus agentis peut tre illustre par cette analogie : un bon pre, une bonne mre procurent la sant leurs enfants, cest un devoir moral. Mais ce devoir ne dtermine pas ce en quoi consiste la sant des enfants, ni ce qui la promeut. La nature de la sant est une ralit extrieure qui procure son objet concret la vertu de justice, mais cette nature ne peut pas tre dduite du seul devoir moral (voir I-II, q. 94, a. 3 ; q. 95, a. 2 ; q. 99, a. 3, ad 2).

    Il en est de mme du devoir cultuel envers Dieu. La nature du culte exer-cer ne peut tre dduite du devoir, mais elle dpend de Dieu, qui est rendu le culte, et qui a dict le culte dont il doit tre honor. Cette dcision divine vaut pour les personnes comme pour la cit. Les citoyens ne sont pas des personnes abstraites pratiquant un culte naturel dans une cit naturelle . Il y a concrtement de nombreuses religions dont une seule est vraie, la reli-gion catholique, les autres tant fausses. Or cest selon ce vrai culte que ltat, reprsentant la cit, doit honorer Dieu, et cest ce seul culte vrai que ltat doit protger contre lerreur des autres religions. On ne peut donc tablir dans la cit un droit religieux concret des personnes sans considrer la nature du culte exerc et sa conformit au droit positif divin.

    Dautre part le mme ralisme concret requiert que le droit des catholiques soit tabli et prcis de manire tre opposable non seulement un tat perscuteur de tout culte, abstraitement, comme droit au culte divin , mais encore comme un droit opposable au droit putatif des adeptes des faux cultes, pour contrecarrer lgalement lexpansion de fausses religions en pays catholi-ques. Donc le droit des catholiques doit tre sparment dfini et affirm comme un droit concret : le droit la libert du culte catholique.

    Cest ce que dlibrment refuse de faire DH par lusage de labstraction : agir en matire religieuse (DH 1, 3), ou : les groupes religieux (DH 4). Ce refus est une faute juridique et politique, qui te toute crdibilit au texte conciliaire. Bien plus, il rend faux le droit conciliaire la libert religieuse : il invoque un droit religieux abstrait pour permettre lactivit concrte de reli-gions dont la plupart sont fausses et offensent Dieu. En dfinitive, cette faute te aussi tout caractre magistriel la dclaration dun droit qui fait abstrac-tion de la volont de Dieu. La volont de Dieu nest-elle plus la premire norme du magistre ? Rien ne sert de mentionner que les associations ont

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    des devoirs envers la vraie religion (DH 1, 3) si on nen tient pas compte dans lnonc mme du droit quon dclare. Cest mme une contradiction de dire que la doctrine de la libert religieuse ne porte aucun prjudice la doctrine catholique ce sujet (DH 1, 3), alors quelle lui porte le plus grand prjudice, qui est de taire cette mme doctrine dans la dlimitation mme du droit la libert religieuse.

    Mais il faut bien pouvoir dclarer

    le droit la libert du culte face aux soviets ! 6. Donc, en cette matire religieuse, le droit naturel est prcis par le droit

    positif divin. Il nempche que le droit au culte de Dieu demeure radicale-ment et peut donc tre parfois revendiqu sous cette forme abstraite, par exemple contre les totalitarismes qui perscutent tout culte religieux ; mais, concrtement, il est uniquement le droit au vrai culte du vrai Dieu, ainsi que le droit la libert de lexercer lui seul. Pie XII, chantre du droit fondamental de la personne au culte divin et la libert civile du culte divin , a souvent explicitement prcis, discrtement, selon ses correspondants ou ses auditoi-res, que ce droit (au culte ou la libert du culte) ne vaut que pour la vraie religion. Quon veuille bien lire ses crits et ses discours ce sujet dans les Enseignements Pontificaux de Solesmes , La Paix intrieure des nations (EPS-PIN) : la libert de pratiquer la religion fonde sur la loi de Dieu et sa Rvla-tion (834), la libert de servir le vrai Dieu (1052), le droit la libert de vnrer le vrai Dieu (1119) et la pleine libert dexercer le vrai culte divin (1252) 1. Pour les non-catholiques, le droit au culte et la libert du culte nest quun droit putatif, un jus existimatum 2 qui doit cder devant le droit vritable des catholiques : prsumptio cedat veritati.

    Or DH entend dvelopper la doctrine des souverains pontifes les plus r-cents (DH 1, 3) sur les droits fondamentaux de la personne ; par consquent linterprtation de DH devrait se situer dans la ligne de Pie XII : le droit la libert religieuse concrtement parlant nest autre que le droit des catholiques la libert de leur culte.

    Doctrine traditionnelle : les devoirs de ltat envers la religion

    7. Mais les dfenseurs du concile Vatican II refusent cette hermneutique

    trop simple. Pour ne pas rompre demble la discussion thologique avec eux, entrons dans le dtail de la comparaison de la doctrine de DH avec celle des papes antrieurs. La doctrine constante de lglise sur les devoirs de ltat

    1 Voir aussi Pie XI : le droit de tendre sa fin dernire dans la voie trace par

    Dieu (EPS-PIN, 684). 2 MERKELBACH, Summa theologi moralis, t. I, n. 211.

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    envers la religion catholique, en principe admise par DH 1, 3, a t rsume par le schma de la commission de thologie prparatoire au Concile sur les relations entre lglise et ltat et la tolrance , prsent par le cardinal Otta-viani 1. On peut en extraire ceci :

    La cit est une crature de Dieu (en raison de la nature sociale de lhomme), elle a donc la mme fin ultime que lindividu : le salut ternel. Elle a une fin prochaine, propre et proportionne, le bien commun, qui consiste en la paix et la scurit des personnes et des biens, en laffluence des biens spirituels et matriels, et en la concorde des citoyens dans les lgitimes croyances et cou-tumes et par-dessus tout lunit dans la religion, par laquelle ils satisfont leurs devoirs envers Dieu. La fin prochaine est ncessairement ordonne la fin ultime ; donc ce bien commun est ordonn (indirectement puisquil ny est pas proportionn) au salut ternel des citoyens. Ltat doit donc particulire-ment veiller la moralit objective du peuple, reconnatre Dieu et Jsus-Christ, lui rendre un culte public selon la religion agre de Dieu, favoriser la vie spirituelle et religieuse selon la loi de Dieu, veiller lunit religieuse du peuple, ne rien statuer qui soit contre lglise et protger lglise, spcialement contre lexpansion de lerreur. Mais cette doctrine sapplique diffremment selon la manire dont le pouvoir civil qui reprsente la multitude (vicem gerens multitudinis) connat le Christ et lglise fonde par lui.

    Le principe de rpression

    8. La doctrine intgrale ci-dessus ne peut sappliquer qu une cit dont les

    citoyens professent la foi catholique. Cest la situation normale, o la socit satisfait son devoir moral envers la vraie religion et lunique glise du Christ (DH 1, 3). Cest la situation modle de lunanimit religieuse catholi-que de la cit.

    De cette situation idale se dpart la conjoncture o une minorit plus ou moins dveloppe de citoyens nest pas catholique. Lattitude de ltat envers eux est gouverne par la justice, la prudence politique et la charit. Or la justice et la prudence ensemble dictent deux principes : le principe de rpres-sion et le principe de tolrance.

    Le principe de rpression est un principe mtaphysique, selon lequel tout ce qui sinsurge contre un ordre de choses est consquemment rprim et rduit par cet ordre ou par le principe de lordre (saint Thomas dAquin, I-II, q. 87, a. 1). Appliqu la morale (politique), ce principe, dans le but de sauve-garder lordre catholique menac de la cit et de lglise, accorde au pouvoir public le droit-devoir (loffice) de rprimer lexercice des faux cultes.

    Ainsi sexprime le schma Ottaviani :

    1 Des relations entre lglise et ltat et de la tolrance religieuse , commission

    centrale prparatoire du concile Vatican II, schma dune constitution sur lglise propos par la commission thologique, 2e partie, chap. 9 (reproduit dans Mgr LEFEBVRE, Ils lont dcouronn, Escurolles, Fideliter, 1987, p. 253 et sq.).

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    De mme que le pouvoir civil sestime en droit de protger la moralit publi-que, de mme, afin de protger les citoyens contre les sductions de lerreur, afin de garder la cit dans lunit de la foi, ce qui est le bien suprme et la source de multiples bienfaits mme temporels, le pouvoir civil peut, de lui-mme, rgler et modrer les manifestations publiques dautres cultes et dfendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines qui, au jugement de lglise, mettent en danger leur salut ternel 1.

    Le pape Pie IX, au 19e sicle, enseigne la lgitimit de cet office de ltat, en condamnant lopinion selon laquelle

    la meilleure condition de la socit est celle o on ne reconnat pas au pou-voir le devoir de rprimer par des peines lgales les violations de la loi catholi-que, si ce nest dans la mesure o la tranquillit publique le demande optimam esse conditionem societatis in qua imperio non agnoscitur officium coercendi sancitis pnis violatores catholic religionis, nisi quatenus pax publica postu-let. (Quanta cura, Dz 1689.)

    Les violatores ne sont pas ceux qui exercent des violences physiques mais ceux qui contreviennent extrieurement lordre catholique de lglise et de la cit. En effet le texte ne dit pas violentias mais violatores, cest diffrent.

    Donc Pie IX enseigne quivalemment : est meilleure ou au moins aussi bonne, donc lgitime, lorganisation de la socit o est reconnu ltat le droit-devoir (officium) de rprimer des pratiques religieuses extrieures contraires aux pratiques catholiques, et pas seulement pour sauvegarder la paix publique, mais pour cela mme que, ntant pas catholiques, ces prati-ques sont nuisibles ipso facto et cela pour plusieurs raisons :

    1) Dabord elles offensent la majest et la vracit du seul vrai Dieu et sont donc un scandale.

    2) Dautre part elles menacent ou blessent de fait le bien commun de la cit en rompant la concorde des citoyens dans la vraie foi, qui est la part suprme du bien commun.

    3) De plus elles menacent darracher ou arrachent de fait lglise ca-tholique, Corps mystique de Jsus-Christ, certains de ses membres, leur fai-sant manquer leur salut ternel, qui est la fin ultime de lhomme et aussi de la cit.

    4) En outre, elles sment souvent le pch et le vice, comme par exemple le divorce ou la polygamie.

    5) Enfin elles maintiennent des mes loin de la vrit de Jsus-Christ et de lglise, les gardant prisonnires de lerreur par un carcan socio-religieux.

    1 Des relations entre lglise et ltat et de la tolrance religieuse , schma doctri-

    nal prsent par le cardinal Ottaviani, n. 5 (reproduit dans Mgr LEFEBVRE, Ils lont dcouron-n, Escurolles, Fideliter, 1987, p. 258-259).

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    9. Ce premier principe, de la rpression civile, est la doctrine constante des papes, des Pres et des thologiens ; elle dit ce qui doit tre, ou ce qui est lgitime, dans la situation normale, celle que lglise considre comme la situation meilleure 1 et comme la situation idale : lunit du peuple dans la vraie religion et lunanimit daction entre elle et ltat 2 . Cette doc-trine demeure mme si le malheur des temps ne permet pas de lappliquer.

    Certains objectent que ce nest pas une doctrine, mais seulement une prati-que constante, qui a donc une faible autorit doctrinale, et ils concluent quon peut sans inconvnient lui opposer lautorit de la doctrine de la libert reli-gieuse conciliaire. Admettons-le, dato non concesso ; mais alors lglise, en demandant constamment aux chefs dtats la rpression civile des autres religions, aurait ignor pendant quinze sicles le droit naturel de la personne la non-coaction en matire religieuse ; lglise aurait constamment ls un droit naturel : cela est impossible cause de lindfectibilit de lglise. Donc mme la simple pratique constante de lglise reflte ncessairement la doc-trine de lglise.

    Le principe de tolrance

    10. Le second principe de la doctrine traditionnelle concerne encore une so-

    cit catholique dans laquelle apparaissent et se dveloppent dautres reli-gions. Cest le principe de tolrance : dans certaines circonstances, la tolrance peut tre meilleure que la rpression. Pour promouvoir un plus grand bien , par exemple la paix civile ou une plus grande efficacit de la prdica-tion de lglise parmi les non-catholiques, ltat peut tolrer lexercice ext-rieur de certains cultes errons et sanctionner limmunit de leurs adeptes par un droit civil 3.

    Pie XII transmet fidlement cette doctrine en 1953 : Le devoir de rprimer les dviations morales et religieuses ne peut [...] tre

    une norme ultime daction ; il doit tre subordonn des normes plus hautes et plus gnrales qui, dans certaines circonstances, permettent et mme font peut-tre apparatre comme le parti le meilleur celui de ne pas empcher lerreur, pour promouvoir un plus grand bien 4.

    De cette doctrine, saint Thomas dAquin nonce le principe en rappelant que le sens commun (la synse, vertu qui fait juger selon la norme ordinaire) doit tre modr par le sens de lexception (vertu gnm). Lagent moral doit savoir aussi juger et dcider selon cette seconde vertu : Oportet de huiusmodi judicare secundum aliqua altiora principia quam sint regul communes secundum

    1 LON XIII, lettre Longiqua oceani, 6 janvier 1896, Actes de S .S. Lon XIII, Bonne

    Presse, t. IV, p. 161-165. 2 PIE XII, discours au 10e congrs des sciences historiques, 7 septembre 1955. 3 LON XIII, Immortale Dei (Dz 1874) ; Libertas (Dz 1932). 4 Allocution Ci riesce, 6 dcembre 1953, EPS-PIN 3040.

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    quas judicat synesis il faut juger de ces cas selon des principes plus levs que les rgles communes dont sinspire la synse (II-II, q. 51, a. 4).

    Ces normes ou principes plus levs et plus gnraux sont tout sim-plement le bien commun de la cit dans ses lments les plus fondamentaux et gnraux : la paix publique et la scurit des personnes, etc. ; mais aussi le bien de lglise dans sa part la plus ncessaire : la libert de sa prdication. Bien sr ces principes de base sont plus humbles et moins parfaits que ceux qui sauvegardent lunanimit religieuse de la cit et le rgne social du Christ-Roi, mais ils sont plus levs au sens de primordiaux.

    Ltat lse-t-il le droit des tolrs sil ne les tolre pas ?

    11. Venons-en largument le plus grave de lhermneutique de la libert

    religieuse conciliaire. Dans ces circonstances dtermines dont parle Pie XII, o lon va appliquer le principe de tolrance, Dieu ne donne ltat aucun devoir et mme peut-tre aucun droit de rprimer ce qui est faux et erron (Ci riesce, EPS-PIN 3040). On doit conclure de cette affirmation que ltat qui rprime alors quil devrait tolrer commet une faute non seulement contre la prudence mais peut-tre encore contre la justice. Il semble que ce faisant, ltat lse le droit des non-catholiques, un droit strict, un droit naturel de ne pas tre empch civilement dagir tant quon ne trouble pas le bien commun.

    Et si lon dveloppait un peu cette doctrine, on aurait laffirmation sui-vante : tant quils ne lsent pas, ou pas gravement, le bien commun par lexercice extrieur de leur culte, ses adeptes ont un droit naturel ne pas tre rprims. Ils jouissent ainsi, en matire religieuse, dune zone sociale naturelle dactivit autonome dans la cit, zone quenvahirait ltat en sortant de ses limites, qui sont la sauvegarde du bien commun. Et telle serait la doctrine de la libert religieuse du Concile, une doctrine semble-til trs raisonnable, une interprtation du texte conciliaire (DH 3, 5 ; 6, 1 et 2) dans un sens apparem-ment traditionnel.

    Nous devons rpondre ngativement cette hermneutique. Pie XII nenseigne nullement un droit naturel limmunit religieuse publique dans les limites du bien commun.

    Pie XII en reste la doctrine de la tolrance. Or la tolrance est pour le bien commun. Donc ltat qui rprime alors quil devrait tolrer pche contre le bien commun, voil tout. Il ne pche pas contre les personnes. Sa faute est contre la justice envers le bien commun, mais elle nest pas contre la justice commutative. Ce faisant, il ne viole pas une zone civile rserve de la per-sonne sur laquelle ltat ne devrait pas empiter ; il ne viole pas un droit de la personne antrieur ltat.

    12. Certes, la doctrine traditionnelle enseigne que les individus et les famil-

    les ont des droits naturels antrieurs ltat, et que, comme dit Lon XIII, il

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