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Maréchal Juin de l'Académie française LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE LA BRIGADE MAROCAINE AVANT LE 1 er SEPTEMBRE 1914 PREFACE Août 1914 - Opérant au Maroc, la Brigade de Troupes Indigènes à laquelle appartient le Lieutenant Juin, est appelée en France. Avec le style simple et familier qui lui est propre, le Maréchal Juin nous dépeint, dans tout son pittoresque, le voyage de ces rudes guerriers vers une France dont ils ne se font pas une idée très précise. Septembre 1914 - La Brigade Marocaine qui vient de vivre quelques épisodes mouvementés, fait partie de la VIe Armée qui se prépare à prendre l'offensive. Elle se heurte, le 5 septembre, à l'arrière-garde de l'Armée von Kluck. Devant Monthyon et Penchard vont s'échanger, un jour avant la date prévue, les premiers coups de feu de la grande bataille. Les Marocains doivent s'emparer des hauteurs boisées des Penchard. Sans le moindre soutien d'artillerie, dépourvus de mitrailleuses, ils parviendront néanmoins, sous un feu terrible, à aborder l'ennemi et à lui imposer le corps à corps. Devant l'écrasante supériorité numérique et matérielle des Allemands, ils se replieront dans la soirée avec l'impression de laisser sur place un adversaire désemparé. Les jours suivants verront en effet se préciser la défaite de l'envahisseur. Les différents engagements auxquels prit part le Lieutenant Juin nous sont relatés avec une clarté et une précision qui nous permettent d'en revivre foutes les phases. Les manœuvres de chaque unité, les initiatives prises à chaque échelon, sont exposées sous l'aspect d'un compte rendu vivant et détaillé, établi le jour même, sur les lieux de la rencontre. Rien ne peut donner une idée plus exacte de ce qu'était, au début de la grande guerre, le combat d'infanterie. De ces premiers jours de lutte, le jeune officier a tiré de précieux enseignements dont il ne cessera jamais de s'inspirer au cours des rudes années suivantes. PREMIÈRE PARTIE LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE AVANT-PROPOS En septembre dernier, j'ai tenu à refaire, au nord de Meaux, le pèlerinage des combats qui, après l'échec des premières batailles engagées aux frontières, marquèrent, le 5 septembre 1914, le premier redressement de la France à la bataille de la Marne. Ce n'était pas la première fois que je l'accomplissais. Aussi n'eus-je aucune peine à m'y retrouver, bien qu'éloigné par près d'un demi-siècle des opérations dont j'avais dessein d'évoquer le souvenir. Le terrain présentait le même aspect qu'en septembre 1914, terrain dénudé, favorable à la défensive, offrant ses croupes molles dans une alternance de champs de blé et d'avoine moissonnés ras et de plantureux carrés de betteraves, véritables glacis de mort, sans autres découpures profondes que celles de quelques rus sillonnant du nord au sud le champ de bataille.

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  • Maréchal Juin de l'Académie française

    LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE

    LA BRIGADE MAROCAINE AVANT LE 1er

    SEPTEMBRE 1914

    PREFACE

    Août 1914 - Opérant au Maroc, la Brigade de Troupes Indigènes à laquelle appartient le

    Lieutenant Juin, est appelée en France.

    Avec le style simple et familier qui lui est propre, le Maréchal Juin nous dépeint, dans tout

    son pittoresque, le voyage de ces rudes guerriers vers une France dont ils ne se font pas une

    idée très précise.

    Septembre 1914 - La Brigade Marocaine qui vient de vivre quelques épisodes mouvementés,

    fait partie de la VIe Armée qui se prépare à prendre l'offensive. Elle se heurte, le 5 septembre,

    à l'arrière-garde de l'Armée von Kluck. Devant Monthyon et Penchard vont s'échanger, un

    jour avant la date prévue, les premiers coups de feu de la grande bataille. Les Marocains

    doivent s'emparer des hauteurs boisées des Penchard. Sans le moindre soutien d'artillerie,

    dépourvus de mitrailleuses, ils parviendront néanmoins, sous un feu terrible, à aborder

    l'ennemi et à lui imposer le corps à corps. Devant l'écrasante supériorité numérique et

    matérielle des Allemands, ils se replieront dans la soirée avec l'impression de laisser sur place

    un adversaire désemparé. Les jours suivants verront en effet se préciser la défaite de

    l'envahisseur.

    Les différents engagements auxquels prit part le Lieutenant Juin nous sont relatés avec une

    clarté et une précision qui nous permettent d'en revivre foutes les phases. Les manœuvres de

    chaque unité, les initiatives prises à chaque échelon, sont exposées sous l'aspect d'un compte

    rendu vivant et détaillé, établi le jour même, sur les lieux de la rencontre. Rien ne peut donner

    une idée plus exacte de ce qu'était, au début de la grande guerre, le combat d'infanterie.

    De ces premiers jours de lutte, le jeune officier a tiré de précieux enseignements dont il ne

    cessera jamais de s'inspirer au cours des rudes années suivantes.

    PREMIÈRE PARTIE

    LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE

    AVANT-PROPOS En septembre dernier, j'ai tenu à refaire, au nord de Meaux, le pèlerinage des combats qui,

    après l'échec des premières batailles engagées aux frontières, marquèrent, le 5 septembre

    1914, le premier redressement de la France à la bataille de la Marne.

    Ce n'était pas la première fois que je l'accomplissais. Aussi n'eus-je aucune peine à m'y

    retrouver, bien qu'éloigné par près d'un demi-siècle des opérations dont j'avais dessein

    d'évoquer le souvenir. Le terrain présentait le même aspect qu'en septembre 1914, terrain

    dénudé, favorable à la défensive, offrant ses croupes molles dans une alternance de champs de

    blé et d'avoine moissonnés ras et de plantureux carrés de betteraves, véritables glacis de mort,

    sans autres découpures profondes que celles de quelques rus sillonnant du nord au sud le

    champ de bataille.

  • Dominant l'ensemble, deux hauteurs de faible altitude, deux " mottes ", comme on dit dans le

    pays, constituaient les seuls môles d'amarrage dans cette région fertile du Valois, entre la

    coupure de l'Ourcq, à l'est, et le camp retranché de Paris à l'ouest : Monthyon au nord et le

    bois de Penchard au sud.

    J'étais présent à cette mémorable bataille, dans les rangs de la brigade marocaine, accourue,

    l'une des premières, à la déclaration de guerre d'août 1 914, arrivant directement du Maroc où

    elle servait depuis le début des opérations du printemps : deux bataillons à la colonne

    Gouraud, cherchant la jonction avec l'Algérie par la trouée de Taza et trois autres bataillons

    opérant également dans le Moyen Atlas, le pays zaïan et le sud du Maroc.

    Je savais retrouver, au cours de mon pèlerinage, deux tombes symboliques conservées en

    mémoire de deux officiers français tombés là, avec tant d'autres, le 5 septembre 1914, pour

    arrêter l'avance allemande.

    D'abord celle du lieutenant de réserve Péguy du 276e régiment d'infanterie de réserve, ce

    poète si pur qui nous a légué le mystère de charité de sainte Jeanne d'Arc et qui, de son vivant,

    s'était juré de donner une mystique à la France. Puis celle du capitaine Hugot Derville, des

    tabors marocains de ma brigade, dont j'avais, le 6 septembre, à l'aube, découvert le cadavre au

    sommet du bois de Penchard, face aux batteries ennemies et entouré d'Allemands contre

    lesquels il s'était défendu le revolver au poing.

    Deux tombes symboliques en effet, car les nombreux morts tombés sur ce champ

    catalaunique, recueillis après coup par le service d'identification, ont été inhumés dans les

    cimetières de Chambry, de Marcilly et de Saint-Soupplets au cours des journées qui suivirent

    le 5 septembre et furent, elles aussi, marquées par de sanglants holocaustes.

    C'est avec une émotion poignante que je les ai revues, entourées de la ferveur de tout un

    peuple agenouillé devant ces douloureux témoignages.

    Péguy repose, non loin de Villeroy, sous une simple croix indiquant qu'il est tombé là, dans

    un paysage rappelant sa Beauce natale et prolongeant les grands terroirs de l'Ile-de-France qui

    avaient encadré sa vie en attendant de recevoir son corps.

    Hugot Derville, le Marocain, est toujours au pied du bois de Penchard où nous l'avions

    inhumé et où son bataillon s'engagea le 5 septembre au soir, à l'heure même où, un peu plus

    loin, se sacrifiait Péguy. Sa famille lui fit édifier plus tard une croix avec une plaque rappelant

    sa mort héroïque, le 5 septembre 1914, et associant à sa mémoire celle de ses deux frères

    officiers tués au cours de la Première Guerre mondiale.

    Maintenant que j'ai évoqué le souvenir de Péguy et celui de mes nombreux camarades des

    tabors marocains tombés le même jour sur les champs de bataille de Villeroy et de Penchard,

  • il me faut exposer les circonstances ayant amené l'incorporation de notre brigade à l'armée de

    Paris, celle de Maunoury, la VIe, qui était appelée à porter les premiers coups de la bataille de

    la Marne.

    Cette brigade de cinq bataillons représentait les plus récents rejetons de notre vieille armée

    d'Afrique. Elle fut engloutie avec honneur et gloire dans les combats de septembre 1914, au

    point d'être quasiment réduite à rien à l'issue de ces combats.

    L'odyssée de cette troupe, relatée sous l'aspect sévère des rudes réalités de l'époque, a laissé

    dans l'esprit de ses rares survivants le souvenir de l'intrépidité des hommes que le Maroc nous

    avait confiés et celui des lourds sacrifices qui leur furent imposés dans les premiers jours de

    septembre.

    Voilà pourquoi j'ai tenu, à la suite de mon pèlerinage, à retracer leur action et à rappeler

    l'héroïsme de ceux qui sont tombés, donnant le plus bel exemple, comme si les troupes

    réunies dans ce rassemblement composite, péniblement constitué, qui formait l'armée de Paris

    (réservistes français et soldats marocains) avaient pénétré à l'avance le sens de l'ordre du jour

    adressé le lendemain à nos troupes par notre généralissime, le grand Joffre.

    Signé le 6 septembre par le chef de nos armées, cet ordre du jour fut lancé après un minutieux

    examen de la marche de l'envahisseur et de la situation créée par la première rencontre avec

    l'ennemi de notre gauche pourtant bien faible. II disait simplement ceci : " Au moment où

    s'engage une bataille dont dépend le sort du pays, il importe de rappeler à tous que le moment

    n'est plus de regarder en arrière; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler

    l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain

    conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles,

    aucune défaillance ne peut être tolérée. "

    Les deux régiments de la brigade dite des " Chasseurs indigènes à pied ", constitués sous la

    désignation de "troupes auxiliaires marocaines " étaient issus des tabors, premiers éléments de

    l'Armée Royale, que le sultan Mouley Hafid avait cherché à se constituer à Fez après avoir

    détrôné son jeune frère Abd el-Aziz. L'ensemble de ces forces avait été confié à une mission

    militaire française pour son encadrement et son entraînement. Cette mission était dirigée par

    le colonel Mangin, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme du même grade, déjà

    célèbre au Maroc en tant que vainqueur d'El-Hiba à Sidi ben Othman et libérateur de

    Marrakech en 1912.

    Ces tabors avaient été employés autour de Fez, sous le contrôle de la mission française

    d'encadrement, pour collecter l'impôt chez les tribus guich (Tribus guich exonérées du

    paiement de l'impôt (tertib) à condition de répondre à tout ordre de mobilisation sur simple

    appel du souverain.)). Celles-ci avaient, comme on peut le penser, fort mal reçu les

    collecteurs. Depuis quelque temps, en effet, Moulay Hafid, qui avait de gros soucis d'argent,

    ne décolérait pas de voir que la subvention promise par notre gouvernement dès l'ouverture

    des négociations relatives à la conclusion d'un traité de protectorat français, tardait à être

    officialisée. Aussi, M. Gaillard, notre agent consulaire à Fez, las de répéter que le retard était

    imputable au Parlement français, avait fini par suggérer au sultan cette idée d'un impôt

    provisoire levé sur les tribus guich qui disposaient, cette année-là, de récoltes magnifiques.

    C'était malheureusement faire bon marché d'un vieux droit de fondation immémoriale, et les

    collecteurs (colonne Brémond) qui n'avaient pas la main légère, furent accueillis à coups de

    fusil, en sorte que le pays fut bientôt mis à feu et à sang.

    Il eût mieux valu, sans conteste, accorder notre aide financière sans discuter plus longuement,

    mais cette façon de procéder n'était pas encore entrée dans nos habitudes. Le résultat fut le

    retour de la colonne du général Moinier rappelée à grands frais de la côte Atlantique, de fa

    Chaouïa et de la région de Rabat, pour ramener l'ordre dans la région de Fez.

    Outre les réactions des tribus guich, cette région était également troublée par l'arrivée des

    Berbéres descendus des montagnes environnantes, attirés invinciblement par ce désordre. Il

  • nous fallait compter au surplus avec l'hostilité plus ou moins déguisée des tabors de l'Armée

    royale à l'instruction, soumis depuis longtemps à une propagande anti-française effrénée,

    dirigée par le Palais et les éléments bourgeois de la population, pour faire obstacle à la

    signature du traité de protectorat. Entretenue activement par les prostituées du quartier de

    Moulay Abd Allah (Quartier réservé de Fez dans l'enceinte de la cité impériale), cette

    propagande avait réussi à provoquer, en 1912, une insurrection des tabors qui massacrèrent

    quelques-uns de leurs cadres.

    L'arrivée opportune de la colonne Moinier et son installation au camp de Dar Debibagh,

    dominant la ville de Fez, avaient rétabli l'ordre et permis la reprise en main des émeutiers.

    Ceux-ci avaient alors été réorganisés par le colonel Pellé sous l'appellation de troupes

    auxiliaires marocaines. On en avait formé 5 bataillons, deux en opérations à Taza avec

    Gouraud et trois sous le commandement du général Henrys pour opérer chez les Zaïans, dans

    le Moyen Atlas, après avoir renforcé leur encadrement. Celui-ci se composait d'officiers

    français et de sous-officiers algériens tunisiens et marocains, ces derniers suivant une

    hiérarchie spéciale : Khalifa ou Caïd mia (centurions) ayant rang d'officier dans l'armée royale

    marocaine ; mokhadem (sous-officier) et maoun (caporal).

    LA DÉCLARATION DE LA GUERRE

    Le bataillon du commandant Poeymirau auquel, venant du Maroc oriental, j'avais été affecté

    au début des opérations du printemps, était chargé de protéger contre les Riatta la ligne

    d'accès à Taza par l'Innaouen.

    Les combats devenaient de plus en plus durs quand, une nuit d'août 1914, parvint au camp

    Gouraud, lancée par T.S.F., la nouvelle de la déclaration de guerre.

    Les premiers ordres de départ arrivèrent aussitôt pour les troupes appelées à rejoindre

    immédiatement la métropole. Les deux bataillons de Marocains étaient désignés pour partir

    les premiers. Pour les officiers qui, toujours, avaient caressé un tel rêve et n'étaient

    généralement venus en Afrique que pour en tromper l'attente et s'y mieux préparer, ce fut une

    grande joie. Ils venaient justement de rentrer d'un sévère engagement avec les Riatta, par une

    journée torride, en période de Ramadan, et les pertes avaient été sévères de part et d'autre.

    Elles furent oubliées instantanément en pensant à la grande aventure qui nous attendait en

    France. On se réjouissait de la décision prise par l'état-major d'éloigner les troupes indigènes

    de leur propre sol déjà miné par les intrigues allemandes.

    L'ordre parvint bientôt de diriger par terre les deux bataillons de Marocains du 2e Régiment

    sur Taourirt pour gagner Oujda par la voie de 60, déjà construite, puis, par la voie normale,

    Oran, afin d'être transportés par mer à Sète.

    II y eut une dernière revue de tous ces hommes éreintés par trois mois de combats, de fatigues

    et de privations, mais soudainement redressés dans leurs kakis effrangés et rapiécés, à la

    pensée des horizons nouveaux et des émotions plus fortes de la grande guerre.

    Leurs officiers étaient tous rompus aux fatigues de la guerre marocaine. On les avait vus à

    l'œuvre dans cette colonne Gouraud où les unités se désignaient par les noms des chefs.

    C'étaient Prokos, tué au dernier combat, et ses marsouins; Daugan et ses zouaves; Poeymirau,

    Pellegrin et leurs Marocains; Billotte, Frérejean et leurs Sénégalais, Rollet et les légionnaires

    de sa compagnie montée. Les colonels Girodon (gravement blessé à la montagne des Tsoul),

    Niessel et Lardemelle conduisaient les groupes de manœuvre et, au-dessus d'eux, Gouraud,

    directement inspiré de la pensée de Lyautey, combattait toujours au premier rang, comme un

    nouveau duc d'Aumale. II s'efforçait de rallier les dissidents par une action politique

    étroitement conjuguée avec l'action militaire, mais toujours profondément humaine.

    Tous ces hommes, du plus grand jusqu'au plus petit, étaient semblables de sentiments et de

    bravoure. On en voyait qui affectaient par coquetterie de ne paraître que bien sanglés, en gants

  • blancs et le visage soigneusement rasé, tandis que d'autres tiraient orgueil d'une barbe hirsute

    et n'entendaient se battre qu'en espadrilles et le torse nu. Mais pas un ne se fût couché sous la

    mitraille et ils ne se disputaient que pour l'attribution des postes les plus exposés, l'assaut des

    pitons les plus durs.

    Ces officiers n'avaient pas leurs pareils pour donner l'exemple des vertus exaltantes qui

    doivent animer au feu un véritable officier de France.

    Nous avions à marcher jusqu'à Taourirt pour nous embarquer sur le tortillard devant nous

    conduire à Oujda.

    A l'étape de Taza, où séjournèrent nos deux bataillons nous fûmes témoins, sans y être

    engagés, d'une sortie de la garnison pour refouler une attaque provenant de la dissidence du

    Tazek qui dominait la ville au sud. Chaude affaire dirigée par le lieutenant-colonel de Tinan,

    commandant le 2e Spahis algérien que nous revîmes, avant le soir, grièvement blessé. Nous

    comptions de nombreux morts, à la Légion notamment. J'appris avec tristesse que, parmi

    ceux-ci, figurait un bon ami à moi, le lieutenant danois Sorensen, du 1er Étranger, dont tous

    les camarades s'accordaient à reconnaître le pur héroïsme.

    Deuxième affaire au poste de M'soun où nous fîmes étape le lendemain : fusillade au petit

    jour sur une reconnaissance du 2e chasseurs d'Afrique précipitamment ramenée. Ma

    compagnie, répartie le long de l'oued d'eau magnésienne où elle s'efforçait, en vain, de laver

    son linge, reçut l'ordre de sauter sur ses armes pour étayer les chasseurs qui reprenaient la

    poursuite. Le chef d'escadrons Jouin, commandant le poste, dirigeait l'opération. Je me mis à

    ses ordres. Mais l'agresseur, voyant se former le renfort, s'éloigna avec une hâte d'autant plus

    grande que le canon s'était mis de la partie. Nous rentrâmes à midi, éreintés par notre marche

    accélérée, sous une chaleur torride, avec un seul désir, celui d'étancher notre soif à l'aide d'eau

    potable.

    Poursuivant notre route par Saf Saf et Guercif, nous gagnâmes de là Taourirt où nous fûmes

    embarqués pour Oujda et Oran.

    Pour nos Marocains, en colonne, sans désemparer, depuis le 1er mai, dans l'enfer surchauffé

    de l'Innaouen, ce voyage à travers l'Algérie constituait une intéressante diversion. Les villes

    européennes entourées de campagnes fertiles leur causaient un vif étonnement. Pour eux, la

    route conduisant du front de Taza aux champs de bataille de cette France dont ils ne se

    faisaient aucune idée précise, n'était qu'un entracte entre deux guerres, une résurrection

    éphémère.

    Par ce chemin semé de roses, où les accueillait l'enthousiasme délirant des populations, ils

    s'engagèrent éblouis. Les cités qui les virent passer en de courtes escales ont peut-être

    conservé le souvenir étonné de leur insouciance joyeuse et de leur ardeur à se ruer le soir vers

    les lieux de plaisir. C'étaient, nous l'avons déjà dit, les derniers rejetons de l'Armée d'Afrique,

    mais aussi, ne l'oublions pas, des mercenaires, une espèce d'hommes hors des lois communes,

    aimant la fête entre les dangers et mus par un vague mysticisme n'ayant rien à voir avec

    l'austère devoir de nos soldats citoyens. En les voyant passer dans leurs uniformes d'été de

    toile kaki, les chleuhs (Chleuh : Berbère) portant de longs cheveux, signe de courage, chacun

    se demandait ce qu'ils représentaient et surtout ce que signifiaient les syllabes gutturales du

    chant étrange qu'ils entonnaient dans leur marche :

    Men Moulay Idriss djina Za rebbi taafou àlina (Nous venons de Moulay Idriss, Que Dieu

    efface nos péchés)

  • ARRIVÉE EN FRANCE ET PREMIÈRES TRIBULATIONS

    A Oran, nous ne séjournâmes que peu de temps et notre régiment fut embarqué pour Sète. Des

    ordres nouveaux avaient déjà transpiré. Nous devions, disait-on, retrouver le 1er Régiment à

    Bordeaux pour une indispensable mise en état de mobilisation. Le 1er Régiment, à trois

    bataillons, devait y être acheminé par la voie Atlantique en même temps que la division

    Humbert comprenant les premières forces prélevées sur celles de statut français opérant au

    Maroc. Le colonel Pellé, qui avait réorganisé à Rabat les forces auxiliaires marocaines et

    qu'on nous avait dit devoir prendre le commandement de notre brigade, avait fait l'objet d'une

    mutation pour le G.Q.G. Nous devions, en revanche, toucher à Bordeaux le général Ditte de

    l'armée Coloniale, servant à Rabat, en permission en France au moment de l'ouverture des

    hostilités. Nous le trouvâmes en effet à Bordeaux où déjà s'agitaient et bivouaquaient sur le

    pavé des Chartrons, le 1er Régiment de troupes auxiliaires marocaines et la division Humbert

    (Première division formée au Maroc par prélèvement sur les troupes de statut français y

    servant) arrivés du Maroc. Étrange campement, emplissant les Bordelais eux-mêmes de

    stupéfaction, où se mêlaient, sur les pavés vénérables de la ville, les troupes arrivant d'Afrique

    et les territoriaux du midi de la France envoyés, disait-on, au Maroc, pour les remplacer.Nous

    eûmes la joie de revoir tous nos camarades du 1er Régiment et même d'autres appartenant à

    des renforts nouvellement affectés à notre brigade. Je retrouvai parmi ceux-ci mon camarade

    de promotion Lançon affecté, à sa sortie de Saint-Cyr, au 4e Tunisien et servant depuis un an

    dans un bataillon de ce régiment opérant en pays Zaïan. Tout récemment muté aux troupes

    marocaines auxiliaires, il avait dû, avant de rejoindre celles-ci, participer à Khénifra, avec son

    bataillon, à un sévère combat de dégagement et n'avait rejoint la brigade qu'au moment de son

    embarquement pour Bordeaux. II était affecté à mon régiment, à la IIe Compagnie du

    bataillon Pellegrin, le mien.

    Nous dûmes d'abord nous occuper de notre mobilisation : constitution de trains de combat

    militaires et régimentaires et répartition d'effets de toute nature. Nous fîmes immédiatement

    place nette en changeant de nom. Nous devenions, suivant une décision nouvelle, des "

    chasseurs indigènes à pied ". Des vestes alpines furent distribuées et les ceintures bleues

    remplacèrent les rouges, trop voyantes. Nos djellabas d'hiver furent remplacées par les

    pèlerines en usage chez les chasseurs alpins. Les chéchias rouges furent conservées, mais on

    reçut, pour les couvrir un chèche (Chèche : couvre-chéchia) de couleur jaune canari d'un effet

    plutôt inattendu.

  • Il me souvient que, dans les jours qui suivirent la Marne, alors que nous tenions, avec ce qui

    restait de nos effectifs, un secteur sur l'Aisne, au château de Quarreux, des chasseurs alpins,

    authentiques ceux-là, qui nous relevaient de temps en temps, eurent l'occasion d'abattre une

    patrouille allemande égarée dans les bois couvrant les pentes du fort de Condé. Sur le sous-

    officier, un Polonais, qui la commandait, on trouva, parmi d'autres papiers, un calepin où il

    consignait, jour par jour, ses impressions avec l'indication des troupes françaises opposées à

    son régiment. II nous désignait ainsi : " Vor uns die Französische Infanterie besteht aus

    Bengallen Zouaven. "

    Ces zouaves du Bengale avaient sans doute été ainsi baptisés par l'ennemi au seul aspect de

    leur chèche dont la couleur attirait tous les regards.

    Au cours de notre voyage entrepris avec la division marocaine du général Humbert, aucun

    doute n'existait quant à notre futur point d'application. Nous étions, nous le savions, destinés à

    la Ve armée française poussée au nord de notre dispositif frontalier, à la droite des Anglais, et

    sur le point d'être engagée sur la Sambre. Cependant, nous fûmes immobilisés au camp de

    Châlons tandis que la division marocaine, dont nous allions être définitivement séparés,

    continuait sa route. Elle arriva d'ailleurs trop tard pour Charleroi.

    Que s'était-il donc passé nous concernant ?

    Des indiscrétions d'État-Major finirent par nous l'apprendre.

    Appartenant aux troupes régulières du Maroc, nous relevions, en principe, de la seule autorité

    du Sultan lequel, il convient de le souligner, n'avait pas encore, à l'époque, fait acte de

    renonciation à l'exercice de sa souveraineté. Ce monarque n'ayant pas, jusque-là, pris

    officiellement position dans le conflit, nous n'avions aucun titre à figurer sur l'ordre de bataille

    des forces françaises et l'on se faisait scrupule de nous engager dans des conditions

    diplomatiques aussi mal définies qui pouvaient amener les Français de l'encadrement, eux-

    mêmes servant dans la position hors cadres, à être passés par les armes en cas de capture. Fort

    heureusement, Moulay Youssef, grand-père du souverain actuel Moulay Hassan, appelé sur le

    trône au départ de Moulay Hafid, ne fit aucune difficulté pour apposer son sceau royal sur une

    beya (Beya : déclaration officielle émanant de l'autorité souveraine.) déclarant officiellement

    la guerre à l'Allemagne. Un danger sérieux se trouvait ainsi écarté.

    Notre séjour au camp de Châlons nous permit notamment de recevoir quatre sections de

    mitrailleuses Saint-Étienne, deux par régiment. Celles du 2e régiment provenaient du 77e

    R.I.T. et étaient portées par des chevaux de réquisition de grande taille. Je sais, pour ma part,

    qu'elles firent le désespoir de mon camarade, le lieutenant Hugues, excellent mitrailleur qui en

    hérita. Les malheureux territoriaux qui les servaient, initialement destinés à des postes fixes

    de défense, soumis sans entraînement aux marches que nous dûmes bientôt effectuer

    d'Amiens à la Marne, à Meaux et sur l'Ourcq, se transformèrent rapidement en éclopés. Au

    surplus, ils éprouvaient, au feu, les plus grandes difficultés pour décrocher leurs mitrailleuses

    trop haut perchées qu'ils n'arrivaient pas à atteindre.

    Au soir du combat de Penchard, le 11 septembre, Hugues m'affirma qu'il avait eu toutes les

    peines du monde à tirer lui-même une caisse de cartouches.

    En prévision des sérieux combats qui s'annonçaient, nous mîmes à jour la liste des noms des

    officiers de la brigade afin de pouvoir nous y retrouver plus facilement à l'heure des grands

    sacrifices. Cette heure approchait. La bataille des frontières était déjà perdue comme nous en

    avions eu le sentiment dans les jours d'indécision passés au camp de Châlons.

    Voici comment se présentait notre ordre de bataille :

  • ORDRE DE BATAILLE DE LA BRIGADE DES CHASSEURS

    INDIGÈNES (Il faut noter le nombre très élevé de tués le 5 septembre 1914.)

    Commandant Général de Brigade DITTE.

    État-major Capitaine Le BOUCHER de BREMOY ( R. L.).

    Lieutenant MARCHE (J.A., tué le 5 sept.). Lieutenant

    LARCHER (M.C.L.).

    1er Rég. Chasseurs Indigènes. Lieutenant-Colonel TOUCHARD (J.L., évacué le 1er septembre).

    Chef de Bataillon AUROUX (F.M.).

    Officier adjoint Sous-Lieutenant PANABIÈRES (A.F.).

    Officier des Détails Lieutenant GRIGNON (A.).

    Officier d'approvisionnement Sous-Lieutenant ROQUES

    Commandant la S.H.R. ... Sous-Lieutenant CHACUN

    Médecin-Chef Médecin-Major de 1re classe BARON

    3e Bataillon Chef de Bataillon AUROUX (F.M.)

    Capitaine-Adjudant-Major du PARQUET (Em. J.M.).

    Médecin-aide-Major BALLET.

    1re Compagnie Lieutenant PERTHUS (J.C.R.).

    Lieutenant BORDENAVE (A.L.).

    Lieutenant HUGUES (V.P.).

    Sous-Lieutenant indigène AIT-EL-HADJ (blessé le 5

    sept.).

    7e Compagnie Lieutenant GRAUX (A.G.L., blessé le 5 sept.).

    Lieutenant BEZERT (E.M.J., blessé le 18 sept.).

    Sous-Lieutenant DIOLE.

    Sous-Lieutenant indigène MANSOUR.

    13e Compagnie Capitaine MAIGRET (M.J.E.M., blessé le 5 sept.).

    Lieutenant MICHET de la BAUME (F.L.M.R.).

    Lieutenant des MARES de TRÉLONS (P.A.).

    Sous-Lieutenant indigène NECHACHE FERRAT

    BEN HACEN.

    17e Compagnie Capitaine SIMONET (P.F.T.S.)

    Lieutenant MARTY (G.M., tué le 1 7 sept.).

    Lieutenant PAGUENNAUD (J.L., tué le 31 août).

  • Sous-Lieutenant indigène NAITLADJEMIL TAHER

    BEN BOUDJEMA.

    4e Bataillon Chef de Bataillon FUMEY (J.P.).

    Capitaine-Adjudant-Major de VILLARD (blessés

    tous deux le 6 sept.).

    Médecin-aide-Major SPEIDER.

    4e Compagnie Capitaine de SARTIGES (G.. tué le 5 sept.).

    Lieutenant BLANCHE (B.T.).

    Lieutenant ARRIGHI (H.A., blessé le 6 sept.).

    Sous-Lieutenant indigène BOUSILA (blessé le 5

    sept.).

    14e Compagnie Capitaine BRIHAT (D.J.L., tué le 30 août).

    Lieutenant POUSSIÈRE (G.M., blessé le 17 sept.).

    Sous-Lieutenant indigène AIACH HAMRIOUI.

    Adjudant-Chef GOURLIN.

    15e Compagnie Capitaine RICHET (J.M., blessé le 17 sept.).

    Lieutenant DURAND (Maurice F.).

    Lieutenant LEJEUNE (F.L.).

    Lieutenant indigène BOUCHARRIS BEN CHAA.

    20e Compagnie Capitaine BAYARD (G.A.L.).

    Lieutenant SOULIER (J.F.C., blessé le 5 sept.).

    Sous-Lieutenant GAUTIER (tué le 5 sept.).

    5e Bataillon Capitaine de RICHARD d'IVRY (J.E.G.M., tué le 5 sept.).

    Capitaine - Adjudant - Major PORTMANN (G.B.A.,

    blessé le 17 sept.).

    Médecin-aide-Major MAUX.

    3e Compagnie Capitaine FLEURY (M.H.V.).

    Lieutenant BEAUJARD (C.J.).

    Lieutenant de LAULANIE-SAINTE-CROIX

    (J.P.M.C., tué le 5 sept.).

    Sous-Lieutenant POYELLE (E.M.G., tué le 5 sept.).

    8e Compagnie Lieutenant GUILLEMETTE (J.J.L., tué le 5 sept.).

    Lieutenant CHARVET (J.E.H.).

    Lieutenant BRUNE (A.S.).

  • Sous-Lieutenant indigène GHRIB (Larbi Ben Habib)

    (tous trois blessés, le 5 sept.).

    9e Compagnie Capitaine HUGOT-DERVILLE (G M.G.C., tué le 5

    sept.).

    Lieutenant de HOUDETOT (P.M.L.E.).

    Lieutenant LAURENCE (M.J.).

    Lieutenant indigène BEGHDADI (Mohd oul Habib).

    18e Compagnie Capitaine WOLFF (M.J.A.).

    Lieutenant PIET (B.F.).

    Lieutenant SEISSAN de MARIGNAN (H.A.P.).

    Lieutenant indigène DEHILI (Omar Ben Taher).

    2e Rég. Chasseurs. Indigènes. Chef de Bataillon POEYMIRAU (J.F.).

    Lieutenant FRANCOIS (M.J. adjoint).

    Lieutenant BONNAFOUS (E.L.L., offic.

    d'approvisionnement).

    Sous-Lieutenant JOUVE (A.C., officier des déta.).

    1er Bataillon Chef de Bataillon PELLEGRIN, (F.T., blessé).

    Capitaine-Adjudant-Major ALLARDET (tué le 11

    sept.).

    Médecin-aide-Major LHEUREUX.

    11e Compagnie Capitaine FERNET (A.F.N. tué le 5 sept.)

    Lieutenant DENTZ (P.A., blessé le 16 sept.).

    Lieutenant LANÇON (C.J.M.A., blessé le 17 sept.)

    Sous-Lieutenant indigène HABI BELAID BEN

    MEHD.

    12e Compagnie Capitaine ROGERIE (M.A.).

    Lieutenant de LESQUEN du PLESSIS CASSO

    (R.R.M., blessé le 5 sept.).

    Lieutenant JUIN (A., blessé le 6 sept.).

    Sous-Lieutenant indigène MOHAMED BEN

    AHMED (blessé le 5 sept.).

    16e Compagnie Capitaine PARIS (Léon blessé le 15 sept.)

    Lieutenant GAILLOT (C.J.N.R.).

    Lieutenant CRISTIANI (M.R.).

    Sous-Lieutenant indigène BOUCHE TAYEB (blessé

    le 16 sept.).

  • 19e Compagnie Capitaine BLANC (Eug., blessé le 16 sept.).

    Sous-Lieutenant du PERRON de REVEL (de réserve,

    tué le 11 sept.).

    Sous-Lieutenant indigène MEDJKRANE BEN

    KAER (blessé le 6 sept.).

    2e Bataillon Chef de Bataillon CLEMENT (F.A.F.).

    Lieutenant BERTHILLIER (Frd., blessé le 6 sept.).

    Médecin-aide-Major DARGEIN.

    2e Compagnie Capitaine TONNOT (C.C.M.)

    Lieutenant GIRARD (P.C.P.).

    Sous-Lieutenant indigène MAZ TAHAR

    5e Compagnie Lieutenant SUZEAU (M.C.C.H., blessé le 5 sept.).

    Lieutenant BERTRAND (blessé le S sept.).

    Lieutenant JUNACA (blessé le 5 sept.).

    Lieutenant indigène IFTENE (Saada ben Chabane,

    blessé le 5 sept.).

    6e Compagnie Capitaine FOULON (H.J.).

    Lieutenant SIGOLET (A.M.J., tué le 5 sept.).

    Lieutenant LAURENT (blessé le 5 sept.).

    Sous-Lieutenant indigène ABDELOUAHAB BEN

    SALAH.

    ENTRÉE EN COMPAGNIE

    Nous fûmes embarqués dans un train à destination d'Amiens, exactement à Longueau. On

    assista le lendemain matin au retour précipité d'un groupe de divisions de réserve qui s'était

    laissé surprendre dans le Nord, en Picardie, et paraissait avoir été sérieusement malmené. Puis

    le canon commença à tonner vers Villers-Bretonneux; c'était sans doute le corps de Marwitz

    commandant la cavalerie de l'armée von Kluck qui cherchait à s'ouvrir le passage de la

    Somme. Mais, de ce côté, nous étions parés. Des dispositions avaient été prises pour amener

    de Franche-Comté, après ses premières opérations en haute Alsace, l'essentiel du VIIe Corps,

    à savoir sa meilleure division et l'artillerie de corps, 4 groupes de 75 maniés par un des

    meilleurs artilleurs de l'époque, le colonel Nivelle, dont la carrière devait être dès lors

    fulgurante jusqu'au jour où, en sa qualité de généralissime des Armées françaises, il subit un

    échec au Chemin des Dames en avril 1917.

    Mais nous étions bien loin de ce moment crucial. Pour l'instant, une première manche était

    perdue par l'engagement défectueux de notre bataille des frontières. II convenait de recoudre

    devant l'invasion qui s'annonçait!

    Quelques esprits lucides du Grand Quartier avaient suivi attentivement cette invasion née du

    concept initial d'un large débordement par la Belgique. Les mêmes esprits lucides avaient

    immédiatement entrevu ce qui constituait pour nous des points forts, à savoir le camp

  • retranché de Paris confié à Gallieni et la position des Hauts-de-Meuse où s'accrochait Sarrail.

    Dans l'ensellement ainsi creusé entre ces deux môles, où nos adversaires allaient se ruer,

    cherchant à déborder notre gauche, il ne faisait aucun doute qu'une opportunité finirait par se

    présenter. Une simple erreur de calcul ou d'appréciation, pouvait suffire à la déterminer. On

    devait compter, évidemment, sur le choix des hommes mis en place, chacun avec son

    tempérament propre, sur le front de bataille de nos adversaires. Mais, en attendant une

    révélation à cet égard, il fallait meubler notre front, mettre en place nos cartes, et ce fut un

    travail d'état-major de longue haleine où la tâche des uns consistait le plus souvent à couvrir

    un débarquement en chemin de fer puis à prendre immédiatement du champ pour se

    rapprocher de sa destination définitive.

    C'est ainsi qu'il fut bientôt discernable que von Kluck. commandant l'armée allemande

    formant l'aile débordante de droite, semblait n'avoir d'autre préoccupation que celle de jouer

    un rôle décisif dans l'anéantissement de notre aile gauche battant en retraite (armée anglaise et

    Ve armée Franchet d'Esperey). On crut bientôt discerner qu'il négligeait Paris et les forces que

    notre G.Q.G. y avait assemblées, en particulier la VIe Armée du général Maunoury. Sur

    l'immense arc de cercle dont la convexité vers le sud s'accentuait de plus en plus entre le camp

    retranché de Paris et les Hauts-de-Meuse, allait bientôt apparaître la faute du commandant de

    la première armée allemande, mettant en péril ses voisins encore plus que lui-même.

    On devait apprendre plus tard que von Kluck, ayant reçu l'ordre du G.Q.G. allemand de porter

    son armée en échelon et à droite de la IIe armée de von Bülow, n'avait tenu aucun compte de

    ces instructions et avait fait franchir la Marne au gros de ses forces.

    Attirés sur les bords de la Somme par la canonnade, nous assistâmes de loin au combat livré

    par le VIIe Corps pour défendre le passage du fleuve. Il nous apparut bien vite que nous

    n'étions là qu'en vue d'un éventuel renforcement de la défense. Devant l'efficacité du barrage

    établi par l'artillerie, notre intervention ne parut pas nécessaire et l'on nous fit rompre, dès le

    soir, vers le sud. Après une longue marche de nuit, la brigade en entier se retrouva au matin

    dans le Santerrois, au nord de l'Avre, sur les croupes molles couvrant, à l'est, Montdidier. La

    moisson des blés y était achevée et des jonchées de gerbes de blé s'étalaient dans les champs.

    La vue s'étendait devant nous parfaitement dégagée jusqu'à un horizon dense de forêts d'où

    débouchaient des routes par où allaient certainement surgir amis ou ennemis venant du nord-

    est. Effectivement, nous vîmes défiler, sans se presser, dans le matinée, le VIIe Corps que

    nous avions vu combattre la veille. II disparut vers Montdidier où l'attendaient les moyens

    d'embarquement qui lui étaient destinés. Je reconnus au passage un de mes camarades de

    promotion de Saint-Cyr, nommé Hugon et que je ne devais plus jamais revoir. Je le trouvai

    plein d'entrain. Il me parla de sa belle campagne d'Alsace sur laquelle il se montrait

    intarissable (La campagne en haute Alsace du général Pau au début de la campagne). Puis

    nous envisageâmes l'avenir.

    - Et à propos, où sont tes hommes ? me demanda-t-il. - Sous les gerbes de blé, lui répondis-je.

    Ils n'y sont pas mal.

    - Eh bien, méfie-toi, car ceux qui nous suivent déboucheront de l'horizon, du front que tu vois

    au loin; avec leur artillerie, ils sont capables de leur sonner un drôle de réveil et de les

    matraquer sérieusement sur un pareil terrain.

    Puis il disparut sur les pentes, suivi de ses biffins.

    A partir de midi, le défilé du VIIe Corps cessa complètement, et nous connûmes une large

    pause. Mes yeux et mes jumelles se fixaient sur l'horizon d'en face où rien ne se présentait. Je

    me réjouissais à l'idée de voir déboucher bientôt des cavaliers ennemis de reconnaissance,

    curieux de voir la façon dont ils se comporteraient devant nos cinq bataillons. Nous

    attendîmes trois bonnes heures, après avoir recommandé à nos gens de se tenir tapis sous leurs

    gerbes de blé, et d'attendre les ordres pour ouvrir le feu, quelles que soient les tentations qui

    leur seraient offertes.

  • Nous vîmes enfin, à l'horizon, un officier se détacher du bois qui nous faisait face, précédé de

    deux cavaliers. Ils s'avancèrent au pas jusqu'à un petit boqueteau situé en avant de la ligne de

    mon bataillon. Là, l'officier - dont je me rappelle qu'il avait une carte d'État-major enfoncée

    dans sa tunique - vint chapitrer ses cavaliers sur le devant du boqueteau. Visiblement étonné

    par le silence pesant, il avait, sans aucun doute, l'intention de les envoyer voir de plus près nos

    gerbes, espérant provoquer ainsi quelques coups de feu. Ses deux cavaliers, auxquels il avait

    indiqué du geste le terrain à reconnaître, se mirent à tourner en rond devant nous, non sans

    marquer une certaine inquiétude.

    Cela fut bref. Nous entendîmes jaillir de dessous les gerbes un commandement suivi d'une

    fusillade intempestive et mal ajustée, qui fit incontinent repartir au grand galop , nos trois

    cavaliers. Un hussard, car c'étaient des hussards allongé le long du cou de son cheval, y perdit

    son bonnet. Dans notre déconvenue, nous prîmes à partie le malheureux sous-lieutenant

    algérien qui, malgré les recommandations, avait lancé l'ordre prématuré. Les cavaliers avaient

    disparu dans les bois à l'horizon. Nous attendîmes un bon moment, puis un coup de canon

    ébranla le plateau et un obus de 77, aussi mal ajusté que notre précédente fusillade, passa sur

    nous, descendant les pentes plus à l'ouest. II n'y avait pas à s'éterniser sur ce plateau où la

    canonnade allait devenir générale. Les embarquements à la gare de Montdidier, que nous

    avions mission de couvrir, devaient d'ailleurs être bientôt terminés.

    Un officier d'État-major vint nous donner l'ordre de repli vers le sud-ouest. Nous apprîmes

    que l'artillerie allemande, dans cette brève rencontre, nous avait tué un commandant de

    compagnie : le capitaine Brihat, du bataillon Fumey du 1er régiment de chasseurs marocains.

    C'était le premier officier de la brigade tué au cours des préliminaires de la bataille de la

    Marne qui devait être si sanglante.

    LA BRIGADE MAROCAINE DU 1er

    AU 17 SEPTEMBRE 1914

    SENLIS, 1er ET 2 SEPTEMBRE 1914

    L'ordre de repli devait nous acheminer du côté de Creil où, le 1er septembre au matin, nous

    fûmes embarqués en camions pour être transportés à Senlis. Par une voie détournée, et à

    travers bois, on nous débarqua à la sortie nord de cette ville, pour une mission encore

    indéterminée, mais qu'on semblait avoir hâte de nous voir remplir. Au point où mon régiment,

    celui de Poeymirau, se reforma, des officiers d'État-major distribuaient hâtivement des ordres.

    Parmi eux se trouvait un forestier qu'on n'arrivait pas à réveiller; il avait dû servir de guide

    toute la nuit à travers la forêt. On éprouvait une impression rassurante à constater qu'en haut

    lieu et dans cette mise en place infiniment complexe des éléments groupés autour du camp

    retranché de Paris (VIe armée), nous étions pour ainsi dire toujours conduits par la main.

    Nous recueillîmes, pendant cette journée du 1er septembre, des chasseurs à pied qui avaient

    assuré la défense de Pont-Sainte-Maxence et les éléments d'une brigade de cavalerie anglaise

    qui avait été surprise par l'ennemi au petit jour, dans le brouillard, à Néry.

    Poeymirau lut rapidement ses ordres. Notre brigade était répartie en arc de cercle couvrant les

    avancées au nord de Senlis. Il s'agissait de couvrir un débarquement de forces dans la journée,

    à la gare même de cette ville. On nous distribua des cartes au 1/80 000e des environs de Paris.

    J'eus un frémissement en dépliant la mienne. Ainsi, c'était pour aboutir à cette guerre de siège

    que nous marchions depuis plus d'un mois, venant du Maroc par l'Algérie, Sète, Bordeaux,

    puis le camp de Châlons et Amiens.

    Mais de la situation générale, nous ne savions toujours pas grand-chose. Ma compagnie - la

    12e - fut dirigée à l'extrême droite de notre dispositif, non loin du Mont-Pilloy, où nous

    devions nous mettre en liaison avec les Anglais de la division de cavalerie de l'Armée du

    maréchal French. Mon capitaine, Rogerie, s'en fut immédiatement au Mont-Pilloy pour établir

  • cette liaison. La journée fut relativement calme. Les Anglais lui avaient dit et assuré qu'ils

    tiendraient le lendemain, ce qui ne fut pas confirmé par la suite. Au lever du jour, le canon se

    fit entendre, cherchant la gare de Senlis derrière nous, sans négliger pour autant nos amis

    anglais sur la droite du Mont-Pilloy.

    Je pris sur moi d'aller voir ceux-ci au début de la matinée du 2 septembre et les trouvai en

    plein déménagement, ce qui ne me surprit pas. Ils avaient dû méditer sur leur malheureuse

    expérience de la veille à Néry. Un colonel de cavalerie m'assura même qu'ils avaient reçu

    l'ordre de rompre plus en arrière. Je revins le dire au capitaine Rogerie. Les Allemands ne

    s'intéressaient toujours pas à nous. Rogerie ne s'en inquiétait guère. Il avait reçu, m'annonça-t-

    il, l'ordre de tenir jusqu'à midi. Si l'adversaire ne faisait pas montre de plus d'activité à notre

    égard, nous prendrions à ce moment-là la queue de notre bataillon qui devait se replier sur

    Senlis. A 13 heures, nous nous mîmes donc en route sur deux lignes de sections et par demi-

    sections.

    L'arrière-garde où je me trouvais fut prise à partie par une batterie allemande dans un espace

    de terrain particulièrement découvert. Nous esquivâmes les coups par une marche sinusoïdale

    qui réussit pleinement. Mais ce n'était pas fini. Arrivant à Senlis par la route de Chamant,

    nous nous trouvâmes en présence de cavaliers ennemis. Quelques escadrons avaient sans

    doute réussi à s'infiltrer dans la ville par la forêt. Dans la grande rue tortueuse où nous

    pénétrâmes avec précaution, des chevaux dessellés étaient conduits à l'abreuvoir. Nous

    apercevant, leurs conducteurs épaulèrent leurs carabines et les balles se mirent à siffler.

    Rogerie, mon capitaine, qui avait du coup d'œil et une certaine jugeote en matière de

    neutralisation par le feu, me conseilla de laisser une section à l'entrée de la grande rue avec

    mission de faire tirer sur tous les arbres et les fenêtres. Protégée par nos feux, une autre

    section devait glisser, homme par homme, le long des maisons, pour prendre position au

    premier tournant afin d'assurer à son tour la neutralisation et de faciliter ainsi notre

    mouvement, chaque section effectuant alternativement cette manœuvre. Ce n'était plus qu'un

    combat de rues qui n'allait pas sans pertes, tant pour les Allemands, à qui notre arrivée

    semblait inattendue, que pour nous-mêmes.

    Après trois de ces va-et-vient, j'avais déjà une demi-douzaine de blessés dans ma section.

    Nous commençâmes à respirer en arrivant devant la cathédrale où nous trouvâmes une foule

    en désarroi. Le canon ennemi s'était remis en action mais, ne sachant sur quoi tirer dans la

    ville, il avait pris pour objectif la flèche de l'édifice. Ce tir ne fit qu'augmenter la confusion

    qui dépassa bientôt tout ce qu'on peut imaginer. L'entraîneur Carter, qui habitait Senlis,

    voulait soustraire aux Allemands quelques-uns de ses chevaux de prix. Un de ses hommes

    m'offrit un magnifique pur-sang. J'avais bien autre chose à faire et à penser dans un semblable

    hourvari. On nous rassembla pour passer la Nonette et l'on nous dirigea au sud sur La

    Chapelle-en-Serval, où une unité d'infanterie, probablement débarquée de la veille ou du

    matin à Senlis, avait organisé la défense de la clairière. Nous nous répartîmes les

    cantonnements un peu plus au sud : ma compagnie au Mesnil-Amelot où se trouvait le Q.G.

    du groupe des divisions de réserve (5e G.D.R.) du général Beaudenom de Lamaze. La

    traversée de Senlis n'avait pas été sans nous causer un vif émoi. C'était le jour anniversaire de

    la bataille de Sedan, de funeste mémoire, qui avait vu l'effondrement du second Empire. Nous

    devions apprendre que les Allemands avaient pénétré dans Senlis le 2 septembre au matin. Le

    maire, M. Odent, interrogé par eux, leur avait déclaré que des troupes avaient débarqué à

    Senlis la veille mais qu'elles avaient toutes quitté la ville. M. Odent ignorait la présence de la

    brigade de chasseurs indigènes à pied qui couvrait les avancées nord de Senlis. C'est sans

    doute en raison de ce renseignement erroné qu'il fut exécuté ainsi que plusieurs de ses

    collaborateurs. A ce drame, les Allemands, exaspérés par notre traversée de Senlis, en

    ajoutèrent d'autres. Ils mitraillèrent l'hôpital, tirant dans les salles sur les bonnes sœurs

    infirmières et nos blessés sans défense.

  • Décidément la guerre prenait un bien mauvais tour avec un tel déchaînement d'atrocités. Le

    désordre était déjà manifeste au Mesnil-Amelot où je cantonnai avec ma, compagnie. Je

    m'aperçus qu'en cet endroit proche de Paris où les Allemands n'étaient pas encore venus, les

    troupes, françaises ne s'étaient pas gênées pour fouiller les maisons, même les plus humbles,

    des habitants qui avaient fui. Qu'avaient-elles bien pu emporter ? Dans les tiroirs restaient

    seulement des lettres de famille qui n'avaient bien entendu tenté personne et dont la (lecture

    était vraiment attendrissante. Ce n'était là qu'un côté du drame qui allait prendre bientôt pour

    nous le tour le plus sanglant, mais il permettait de prévoir que cette guerre allait amener

    l'abandon de certaines règles de correction.

    Dans l'après-midi du lendemain, je reçus l'ordre de monter avec un peloton de ma compagnie

    pour m'établir momentanément en grand-garde à l'est de Dammartin. La journée était belle,

    d'un ciel serein. De la hauteur, dès que j'y arrivai, un spectacle saisissant s'offrit à ma vue. La

    grande plaine débouchant de Crépy-en-Valois et de Nanteuil-le-Haudouin était recouverte

    d'un nuage de poussière se déplaçant vers le sud-est, indice d'un vaste mouvement de troupes

    dans cette direction. Il apparaissait nettement que l'aile droite de nos envahisseurs,

    commandée par Von Kluck, délaissait visiblement Paris sur sa droite pour chercher plus loin

    une décision. Erreur manifeste. Le chef de la Ire armée allemande devait bientôt s'en rendre

    compte.

    Je contemplais le spectacle qui se déroulait devant mes yeux, quand arrivèrent des autos d'où

    sortirent quelques officiers généraux. Je reconnus l'un d'eux, c'était Gallieni, gouverneur

    militaire de Paris. Il n'avait guère changé. Je le vis discuter longuement puis, silencieusement,

    cartes en main, toujours froid et concentré derrière son binocle, examiner l'horizon. J'eus alors

    l'impression qu'une grave décision s'élaborait. Il repartit bientôt vers Paris avec son état-

    major. Je reçus à ce moment l'ordre de ramasser mon monde et de rejoindre Le Mesnil-

    Amelot. Là, je constatai que ma compagnie avait disparu, s'étant portée plus au sud. On

    m'indiqua que je devais la rejoindre à Messy et Cressy, au nord de Claye-Souilly, où se

    trouvait le régiment. J'appris également qu'au cours de mon absence, notre officier de

    ravitaillement était reparti avec les trains du 2e Régiment vers une destination inconnue,

    incident d'autant plus grave que nous n'avions reçu aucune distribution.

    Il y avait décidément dans la mise en place des moyens quelque chose qui ne tournait pas

    rond.

  • REPRISE DE L'OFFENSIVE

    La brigade marocaine, rattachée au 5e groupe de divisions de réserve, stationnait, dans la nuit

    du 4 au 5 septembre, dans la zone de Mitry-Mory. Elle avait à sa gauche les 55e et 56e D.R. et

    à sa droite la brigade de cavalerie de réserve de la garnison du camp retranché de Paris

    commandée par le général Gillet. Le 4 au soir, les renseignements recueillis dans les états-

    majors se bornaient en somme à préciser qu'il n'y avait plus d'ennemis au nord des forêts de

    Chantilly et d'Ermenonville, ce qui permettait de penser, après les constatations faites de la

    côte de Dammartin, que tous les corps de Von Kluck avaient franchi la Marne ou se

    préparaient à la franchir. Ce mouvement de l'adversaire avait motivé la décision du G.Q.G. n°

    6 du 4 septembre, 22 h., laquelle prescrivait de prendre, dans la journée du 5 septembre, toutes

    dispositions en vue d'attaquer le lendemain en direction de Château-Thierry. Cet ordre

    impliquait pour la VIe Armée la nécessité d'ordonner immédiatement le déploiement de toutes

    ses forces disponibles au nord-est de Meaux, pour les tenir prêtes à franchir l'Ourcq le 6

    septembre en direction générale de Château-Thierry. Il parvint un peu avant minuit à l'état-

    major du général Maunoury, installé au Raincy, qui ordonna immédiatement le déploiement

    de l'armée sur le front Saint-Mesmes-forêt d'Ermenonville, en vue d'une offensive ultérieure

    vers l'est. Ces directives, parvenues à l'état-major du 5e G.D.R. au Mesnil-Amelot vers 1 h 30

    du matin, étaient répercutées dès 4 heures aux éléments subordonnés. Elles prescrivaient à

    ceux-ci de porter leurs avant-gardes à Villeroy (Brigade marocaine, 2e Régiment en avant-

    garde, le 5e bataillon du 1er régiment (bataillon Richard d'Ivry), en arrière-garde de la

    brigade, suivrait le 2e régiment), Iverny et Plessis-l'Évêque (55e D.R.), Cuisy, La Folie (56e

    D.R.). Nous eûmes le loisir, étant à l'avant-garde sur la route de Charny, d'analyser le terrain

    qui se déroulait devant nous et était susceptible de devenir notre prochain champ de bataille.

    C'était un fragment de l'Ile-de-France, à l'ouest du cours de la Thérouanne, qui coule de Douy-

    la-Ramée à Gué-à-Tresmes, où elle rejoint la Marne. Ce terrain est constitué dans l'ensemble

    par un vaste plateau légèrement ondulé de 110 à 120 mètres d'altitude, coupé de ruisseaux

    comme le ru de Rutel et son affluent le ru de Viry. Il est dominé au nord et à l'est par une

    ligne de hauteurs allant jusqu'à 200 mètres, qu'on distingue très nettement sur la ligne de crête

    qui barre l'horizon. Ce sont du sud au nord les hauteurs de deux gros villages : Monthyon et

    Penchard qui partent du massif boisé des Tillières. A l'ouest de cette ligne de hauteurs et les

    séparant, ce sont les villages d'Iverny, Villeroy, Charny, Neufmontiers, Chauconin; à l'est,

    Saint-Soupplets, Barcy, Marcilly, Chambry, Penchard. Au mois de septembre, la contrée est

    couverte de grosses meules de blé, de bottes d'avoine ou de champs de betteraves. Le terrain,

    dont les cultures ont été fauchées, offre des champs de tir étendus, mais aussi des

    cheminements faciles dans les vallons sillonnés de nombreux ruisseaux. C'est donc une

    contrée favorable à la défense, meurtrière pour l'attaque. Une constatation s'impose tout

    d'abord : l'importance des buttes de Monthyon et Penchard, excellents observatoires aux vues

    lointaines, permettant de surveiller la région jusqu'aux abords de Paris, vers l'ouest, et jusqu'à

    l'Ourcq, vers l'est.

    LA BATAILLE DE PENCHARD

    Les ordres reçus dans la nuit du 4 au 5 avaient fixé le dispositif général et les missions

    imparties aux différents groupements. Dès 7 h 40, Poeymirau, formant l'avant-garde avec le

    2e régiment, était arrivé à Charny. A peu près au même moment, le 1er régiment commandé

    par le commandant Auroux (le lieutenant-colonel Touchard ayant été évacué pour raisons de

    santé après les premières marches depuis Amiens), s'était regroupé à Saint-Mesmes. La 55e

    D.R. était en marche à gauche sur Iverny et la brigade de cavalerie Gillet avait simplement

    occupé Messy et Gressy et poussé les reconnaissances qu'on lui avait prescrites, tout en ayant

  • détaché un escadron auprès de la brigade marocaine. Mais de nouveaux ordres étaient arrivés

    dans la nuit du G.Q.G. à la 6e armée qui les diffusa avant 10 heures. Ils prescrivaient à cette

    armée de porter le jour même ses avant-postes sur la ligne Crégy-Marcilly, c'est-à-dire

    largement en avant de Penchard.

    Des reconnaissances de cavalerie furent lancées sur Lizy, May, Mareuil, Meaux, Vareddes. La

    Brigade marocaine, dernier élément d'infanterie au sud de l'Armée de Paris devait couvrir le

    mouvement en se portant de Saint-Mesmes à Villeroy, puis à Neufmontiers, sous la protection

    de l'avant-garde (2e régiment de chasseurs indigènes à pied). Il ne s'agissait donc, le 5

    septembre, que de se mettre à pied d'œuvre en vue de l'action décisive envisagée pour le

    lendemain.

    Telle était sans aucun doute la décision dont j'avais eu le pressentiment en voyant à

    Dammartin les grands chefs de l'Armée de Paris. Cette décision avait donc reçu l'assentiment

    du G.Q.G. et l'on ne pouvait que s'en réjouir dans le camp français, car elle paraissait

    absolument logique. Il manquait toutefois une donnée parmi celles qui avaient été utilisées

    pour son élaboration. Certes, on supposait bien que les corps de Von Kluck étaient

    entièrement passés sur la rive gauche de la Marne à l'exception de quelques éléments laissés

    en observation au nord de la rivière, mais on ignorait que tout un corps d'armée ennemi (le 4e

    C.R.), flanqué d'une division de cavalerie - la 4e - se trouvait à une marche en arrière des

    autres et qu'il s'apprêtait le 5 septembre à défiler entre l'Ourcq et la Thérouanne, pour prendre

    ses cantonnements dans l'après-midi au nord de Meaux. Cette ignorance surprenante de nos

    services de renseignements se retrouve d'ailleurs chez l'adversaire. Le général von Gronau,

    commandant le 4e Corps de réserve, n'était pas mieux renseigné que son chef d'armée sur la

    valeur potentielle de l'Armée de Paris. Ce général devait faire preuve, dans la journée du 5, de

    grandes qualités manœuvrières, mais sa division de cavalerie, la 4e, très diminuée et fatiguée,

    était impuissante, depuis quelques jours, à percer le réseau de nos avant-postes. On peut donc

    affirmer que, ni d'un côté ni de l'autre, les intentions initiales aient été de livrer bataille le 5.

    La bataille de Penchard (5septembre 1914)

  • Sur la route de Charny à Villeroy, mon régiment (celui de Poeymirau), arrivé à 7 h 30, fait

    une longue pause dans son dispositif d'avant-garde : le premier bataillon (Pellegrin) en tête et

    le 2e bataillon (Clément) en arrière.

    Aussi, à 11 heures, le général Ditte, après avoir prévenu son avant-garde qu'elle allait

    reprendre le mouvement, donna-t-il au 2e régiment l'ordre de se porter par Villeroy sur

    Penchard alors que le 1er régiment marcherait de Villeroy sur Neufmontiers, laissant toujours

    le bataillon Richard d'Ivry, du 1er Régiment, en arrière-garde de brigade, derrière le 2e

    Régiment. Les avant-postes devaient être poussés sur la ligne Crégy-Marcilly, c'est-à-dire

    largement en avant de Penchard.

    Poeymirau se remet en route dès 11 heures, précédé de l'escadron de dragons mis à la

    disposition de la brigade marocaine. Le 1er bataillon (commandant Pellegrin) reçoit comme

    objectif la corne ouest du bois 164 (bois de Penchard) aisément repérable. En échelon, en

    arrière et à droite, deux compagnies du 2e bataillon (Clément), la 3e compagnie ayant été

    laissée au Mesnil-Amelot pour la garde des trains du 5e G.D.R.

    Le soleil est au zénith et la chaleur devient accablante. Nos chasseurs indigènes ont mis

    heureusement de côté les vestes alpines pour reprendre leur ancienne tenue d'été de toile kaki.

    Le seul renseignement que l'on possède sur l'ennemi date de 7 h 15 : il émane d'une

    reconnaissance du 32e Dragons dont l'officier, parvenu à la ferme de Chaillou, au sud de

    Penchard, signale que la région comprise entre la Marne au sud et la ligne Saint-Mesmes,

    Neufmontiers, Penchard au nord, est absolument vide d'ennemis. Les éclaireurs montés n'y

    ont, en effet, essuyé aucun coup de fusil. Poeymirau n'hésite donc pas à lancer son régiment

    du côté du bois de Penchard. Les Marocains avaient dépassé Villeroy vers midi et demi et

    continuaient leur route sur Neufmontiers quand le commandant reçut le compte rendu d'un

    officier de dragons, signalant qu'arrivé à 12h 10 en avant de Penchard, il avait été arrêté par

    des forces ennemies, estimées à trois escadrons et une centaine de cyclistes, qui l'avaient

    obligé à se replier d'abord sur Neufmontiers, puis sur la rive gauche du ru de Viry. Ces forces

    paraissaient prendre position dans le bois, à l'ouest de Penchard, c'est-à-dire en plein sur la

    côte 164. Le compte rendu était adressé au général Ditte, commandant la Brigade marocaine,

    mais Poeymirau, commandant l'avant-garde, prit à son compte l'information qui cadrait avec

    les ordres qu'il avait déjà donnés. Le général Ditte était d'ailleurs parti à Thieux pour y

    entendre l'exposé d'un chef d'escadron de l'état-major du 5e G.D.R. sur l'emploi de l'artillerie

    au passage de l'Ourcq en vue de l'action du lendemain, laissant ainsi toute initiative au

    commandant de son avant-garde en qui il avait toute confiance.

    Poeymirau, en effet, que j'ai déjà dépeint (Dans mon article paru dans le Bulletin du comité de

    l'Afrique française de l'année 1927, sous le titre : Poeymirau, tirailleur marocain) pour l'avoir

    vu en action au Maroc et en France, était, il faut le répéter ici, un troupier-né, un troupier à la

    française, ayant tous les enthousiasmes, tous les dévouements et toute la candeur que cette

    heureuse disposition comporte. Foncièrement brave, amoureux du panache, sensible à l'excès

    à la griserie de l'aventure et des batailles, il avait au surplus cette chaleur et cette générosité du

    cœur qui lui faisaient rechercher le contact des humbles et trouver en toutes circonstances les

    mots qu'il fallait leur dire. Aussi était-il adoré de ses hommes qu'il séduisait et retournait par

    des attendrissements sincères, ses façons de bon garçon dépouillées de toute morgue et ses

    histoires gaillardes dont il avait tout un sac pour faire rire son monde à l'occasion... Pour

    mieux dire, il semblait que la plus fine fleur de l'officier de France se fût incarnée en ce

    Béarnais si fin, si résolu et si près du peuple qu'il comprenait et qu'il aimait.

    La situation devenait maintenant de plus en plus nette. On allait, dès le 5 septembre, à un

    combat de rencontre déterminé par une volonté mutuelle des deux adversaires de s'emparer,

    ce jour-là, des observatoires séparant Paris de la région de l'Ourcq. C'est ainsi que le général

    Von Gronau, commandant le IVe Corps de réserve allemand, qui devait uniquement se porter

    à ses cantonnements au nord de Meaux, avait décidé qu'une avant-garde de la 22e Division de

  • réserve se porterait sur Penchard, tandis que d'autres éléments de sa seconde division (la D.R.

    saxonne) atteindraient Monthyon plus au nord. Von Gronau, averti qu'un adversaire sérieux

    menaçait le flanc droit de la 1re Armée allemande, avait pris le meilleur parti, celui d'attaquer

    afin de forcer l'ennemi à se dévoiler.

    Dès que le 1er bataillon du régiment, marchant sur le bois de Penchard, se présenta à hauteur

    de la transversale de Chauconin, il se trouva en butte au feu d'un groupe d'artillerie qui

    accompagnait l'avant-garde de la 22e Division de réserve allemande. Ce groupe avait pris

    position pour appuyer le 82e régiment de réserve qui, venant d'arriver à Penchard, se portait

    sur le bois 164 déjà occupé par les éléments cyclistes et la cavalerie signalés par le compte

    rendu remis au commandant Poeymirau. Le commandant Pellegrin fit donc prendre au 1er

    bataillon la formation d'approche en ligne de demi-sections par un, les demi sections à trente

    pas dans chaque compagnie, les compagnies en losange dans le bataillon, 16e en tête, 19e à

    droite, 11e à gauche, 12e en arrière. Le bataillon descendit dans cette formation les pentes du

    ru de Rutel, les compagnies de tête accélérant l'allure pour utiliser le cheminement du

    ruisseau. La 19e (capitaine Eug. Blanc) gênée par les clôtures de fil de fer, doit obliquer pour

    aller passer le ru au pont du chemin de terre de Villeroy à Neufmontiers. Les 11e et 16e sont

    arrêtées sur la croupe entre le ru de Rutel et le ru de Viry; la 19e progresse jusqu'au chemin de

    Neufmontiers à Iverny, puis est clouée sur place par des feux très vifs partant de la lisière sud

    des bois de Penchard. La 12e s'apprête à renforcer la ligne de feu et à soutenir la progression.

    Les deux compagnies du 2e bataillon (Clément) sont alors poussées sur la droite par le village

    même de Neufmontiers.

    Poeymirau a le sentiment, en effet, qu'il lui faut pratiquer un mouvement débordant sur la

    droite pour obliger l'ennemi à abandonner sa position. Il n'éprouve pas d'inquiétude à cet

    égard, sachant que derrière lui se trouve le bataillon Richard d'Ivry, du 1er régiment, en

    réserve de brigade et que le restant du 1er régiment Auroux (2 bataillons : Fumey et

    Duparquet) a reçu l'ordre d'atteindre Neufmontiers. Mais à ce moment, le commandant de

    l'avant-garde aperçoit les deux bataillons du régiment Auroux qui s'engagent à la gauche du

    2e régiment, sur la croupe à l'ouest du ru de Viry qu'ils ne dépasseront guère. C'est le

    commandant Auroux qui a ordonné ce mouvement de sa propre initiative, attiré sans doute par

    le combat qui se dessine à sa gauche sur Monthyon et par la nécessité d'établir une liaison

    plus forte entre le 1er et le 2e régiments, en prévision de la bataille qui va se livrer entre

    Iverny et Monthyon. Le terrain cependant ne s'y prête guère parce que sans protection aucune,

    battu devant soi par la lisière du bois de Penchard tenu par le 82e R.I.R. allemand et de flanc

    par des bataillons de mitrailleuses rompus à l'emploi de leur matériel.

    Il ne restait donc plus à Poeymirau pour développer sa manœuvre de débordement à droite,

    que le 5e bataillon du 1er régiment (capitaine de Richard d'Ivry) jusque-là tenu en réserve de

    brigade.

    Richard d'Ivry avait acquis au Maroc une réputation légendaire par ses campagnes dans la

    région de Meknès et au Tadla où il avait servi sous Mangin. Sorti de Khénifra, en pays Zaïan,

    en plein été, pour venir en France, il n'était pas sans se ressentir des fatigues endurées au

    cours de ses nombreuses colonnes et particulièrement des dernières. Obligé, dès son retour en

    France, de participer aux longues marches sans ravitaillement possible qu'imposaient les

    circonstances de la retraite, il souffrait d'une crise d'entérite aiguë qui eût nécessité un régime

    qu'il ne pouvait suivre. Ne se déplaçant qu'à cheval, il tenait par des prodiges de volonté sur

    lui-même. Le 4 septembre, une punition d'arrêts de rigueur lui avait été infligée pour s'être

    emparé, dans la nuit qui suivit l'affaire de Senlis, d'un cantonnement qu'il avait ensuite refusé

    de rendre à son légitime destinataire.

    - Mon capitaine, vous aurez demain vos galons de commandant, lui avait dit, pour le

    réconforter, un de ses officiers, faisant allusion à la bataille toute proche.

    - Mes galons, je les aurai dans les phalanges célestes, avait-il répondu d'un air grave.

  • Il reçut, le lendemain à 15 heures, l'ordre d'engager son bataillon à la droite de notre régiment.

    La situation de ce dernier, que Poeymirau avait poussé en avant, courant au point d'appui,

    selon la doctrine de l'époque, était la suivante : Les trois premières compagnies du 1er

    bataillon avaient progressé jusqu'à deux cents mètres de la lisière sud-ouest du bois, l'autre, la

    12e, celle de Rogerie, était à trois cents mètres à l'ouest de la lisière de Neufmontiers. Les

    deux compagnies du 2e bataillon occupaient Neufmontiers, une compagnie vers le haut, une

    autre près de l'église, en réserve. En ligne de demi-sections pendant cette marche d'approche,

    ma section, dès les premières balles, changea de formation au commandement : " En

    tirailleurs à cinq pas. Halte! ". Puis elle reprit ensuite la progression en avant par demi-

    sections en tirailleurs; je n'avais perdu que mon caïdmia (Caïdmia : officiers marocains

    commandant à cent hommes dans l'armée royale du sultan Moulay Hafid que nous avions

    incorporés dans les troupes auxiliaires marocaines comme conseillers politiques des cadres

    français.), centurion de l'ancienne armée royale de Moulay Hafid, atteint au bras droit. Toutes

    les compagnies engagées du 1er bataillon sont maintenant clouées au sol par un feu

    d'infanterie très vif et quelques obus de 77. Le moment semble alors venu de faire un effort

    vers la droite du bois de Penchard pour emporter la décision. Poeymirau s'y emploie

    activement, indiquant au 5e bataillon ses directions avec un sang-froid imperturbable et un

    sens remarquable de l'opportunité. Du reste, le bataillon d'Ivry, après avoir marqué un temps

    d'arrêt dans le ru de Viry, parvient au bois sans avoir subi de grosses pertes. Il exécute sa

    progression par bonds, en formation de plus en plus ouverte : La 3e compagnie en tête, la 8e à

    droite (derrière la 3e), la 9e en arrière et à gauche de la 8e, la 18e en arrière, et encore plus à

    gauche, en liaison avec le 2e bataillon du régiment Poeymirau vers Neufmontiers. L'action se

    développe ensuite avec une grande rapidité. Les chasseurs enturbannés de jaune de la 3e

    compagnie ont, en un rien de temps, dépassé la route qui mène à Penchard, se glissant dans le

    village et les vergers, cherchant partout le corps à corps. La 8e compagnie a gagné la lisière

    nord-est du bois, à la sortie de Penchard, où elle prend sous son feu les échelons des batteries

    allemandes qui s'enfuient éperdues. C'est un vent de panique qui se déchaîne dans les rangs

    ennemis, panique accrue quand la 9e compagnie rejoint la 3e dans le bois, cependant qu'on

    s'entr'égorge dans les jardins du village. L'attaque par débordement et à droite du bois de

    Penchard semblait donc sur le point de réussir. L'histoire nous a même rapporté que le général

    Von Gronau éprouva à ce moment une très vive anxiété devant l'action du bataillon Pellegrin,

    tenant sous le feu de ses trois compagnies la lisière ouest de la côte 164, cependant que les

    trois compagnies engagées du bataillon de Richard d'Ivry, la contournant par sa lisière est,

    s'avançaient jusqu'aux batteries allemandes.

    Fort heureusement pour lui, le commandement ennemi disposait de ce côté de fortes

    disponibilités appartenant à la 22e D.I., grâce au plan d'engagement de cette unité suivant un

    vaste échelonnement en profondeur. C'est ainsi que cette division réussit à mettre bientôt en

    ligne quatre bataillons de la 4e brigade d'infanterie de réserve qui, ayant fait halte à Chambry

    un moment, avaient quelque peu tardé à arriver sur le champ de bataille et à prendre leur

    formation de contre-attaque. Il y avait là le 32e régiment d'infanterie en entier et le 2e

    bataillon du 27e. Toutes ces unités furent dirigées contre le bois de Penchard dont les

    défenseurs allemands (cavaliers combattant pied à terre, fantassins du 82e R.) commençaient

    à plier, et elles eurent la chance de parvenir au sommet avant les nôtres. La contre-attaque

    générale se déclencha aussitôt sur nos troupes fatiguées et peu nombreuses qui ne tinrent pas

    longtemps. Les Allemands débouchèrent à droite et à gauche du village de Penchard, tandis

    que le 82e de réserve, qui s'était borné, pendant la première partie de l'engagement, à contenir

    les efforts des trois bataillons marocains engagés, passait lui aussi à la contre-attaque.

    Le 5e bataillon fut emporté par cette puissante poussée. Les 3e et 8e compagnies se retirèrent

    par l'ouest, la 9e sur le village de Neufmontiers où elle fit un instant barrage. Le capitaine

    Richard d'Ivry fut tué au milieu de la bagarre. Déjà atteint de deux coups de feu, il avait exigé,

  • tenant à aller jusqu'au bout de son calvaire, qu'on le hissât de nouveau sur sa monture, soutenu

    par deux de ses hommes. Il ne tomba qu'après avoir reçu plusieurs balles, fidèle à son

    personnage de héros légendaire. On le trouva le lendemain dans le champ creux et ras d'où il

    avait dirigé le combat de son bataillon. A ses côtés, il y avait les cadavres de ses agents de

    liaison. Il avait lui-même neuf balles dans le corps. Autre héros, le capitaine Hugot Derville,

    commandant la 9e compagnie, que nous découvrîmes le lendemain au sommet du bois de

    Penchard. Son cheval abattu et lui-même, blessé, ne pouvant plus se déplacer, il avait attendu

    les Allemands, revolver au poing. Il avait fini par succomber, atteint de plusieurs balles. On

    eut de la peine, avec le capitaine Rogerie, à lui enlever les gants de suède qui recouvraient ses

    mains gonflées par ses blessures. Sous l'un d'eux était une chevalière que nous envoyâmes

    sur-le-champ à Mgr Marbot, évêque de Meaux, qui était son parent.

    Le lieutenant Guillemette, commandant la 8e compagnie, déjà immobilisé par une balle, fut

    tué d'un éclat d'obus. Les trois officiers de sa compagnie furent mis hors de combat et les

    survivants se regroupèrent sous les ordres d'un sergent. Le lieutenant de Laulanic Sainte-

    Croix, de la 3e compagnie, atteint d'une balle au ventre, fut transporté à Paris où il mourut le

    lendemain. Le lieutenant Poyelle, de la même compagnie, fut tué en se défendant à coups de

    revolver.

    Ainsi, peu avant seize heures, la situation avait complètement changé. Des fractions du 5e

    bataillon refluaient en désordre dans le village de Neufmontiers dont les deux compagnies du

    bataillon Clément tenaient les lisières pour protéger le repli du bataillon d'Ivry. Puis ce fut le

    tour des deux bataillons du 1er régiment. Très aventurés dans un terrain difficile, sous le feu

    des mitrailleuses ennemies, ils durent se replier devant la contre-attaque du 82e de réserve

    allemand.

    Pendant que les trois autres compagnies du bataillon investissaient, sous un feu d'enfer, le bois

    Penchard, la mienne avait été tenue en réserve, prête à renforcer leur ligne. Me trouvant avec

    ma section derrière la 11e, première compagnie à gauche de celles déjà engagées, j'avais vu

    passer près de moi le capitaine Fernet qui la commandait. C'était un vieux légionnaire que rien

    ne pouvait émouvoir. Il avançait, se tenant droit, mais le visage blême. Il me dit au passage

    qu'il venait d'être blessé par une balle au ventre. Il devait mourir le soir même. Avant de

    partir, il avait passé le commandement de sa compagnie à son lieutenant en premier, mon

    camarade Dentz.

    Enfin, le 1er bataillon (Pellegrin), découvert sur sa gauche par le repli du régiment Auroux,

    dut se replier à son tour. Ma compagnie couvrit sa retraite, reculant par échelons de demi-

    sections, l'une ouvrant le feu, l'autre se repliant. Les fantassins allemands débouchaient

    maintenant du bois en bon ordre renforçant constamment leur ligne, officiers et serre-files à

    leurs places réglementaires. La densité du feu d'infanterie devenait vraiment impressionnante.

    Au bruit des détonations s'ajoutait le claquement des nappes de balles qui nous environnaient

    et dont les points d'impact, par le temps sec de cette journée de septembre, soulevaient de la

    poussière. je m'étais moi-même saisi d'un lebel pour renforcer le tir de mes demi-sections de

    feu dont la gerbe m'apparaissait démesurément large. Pendant cette retraite sur Charny,

    nombreux furent les hommes atteints sur la ligne de feu ou pendant l'exécution de leur

    mouvement de repli. Beaucoup ne se relevèrent pas.

    Bientôt cependant le feu de l'ennemi se ralentit jusqu'à cesser complètement. L'attitude de nos

    adversaires n'était pas sans nous étonner après le succès de leur contre-attaque de la soirée.

    Apparemment épuisés, ils semblaient plus enclins à rester sur leur avantage qu'à le

    poursuivre. Leurs pertes étaient d'ailleurs sérieuses comme nous pûmes le constater le

    lendemain matin. Certains signes donnaient même à penser qu'ils s'apprêtaient à abandonner

    le champ de bataille. Le général Gillet, commandant la Brigade de cavalerie du camp

    retranché de Paris, que nous croisâmes avant d'atteindre Charny, avait fait mettre pied à terre

    à deux de ses escadrons. Il me demanda, à notre passage, si le moment était venu de charger.

  • Je lui répondis, sans la moindre hésitation, qu'une nouvelle attaque allemande n'était pas à

    redouter. Effectivement, nous reçûmes l'ordre de nous regrouper pour la nuit à Villeroy. Le

    capitaine Rogerie m'apprit que deux officiers de la 12e, le lieutenant en premier de Lesquen

    du Plessis-Casso et l'officier algérien de la compagnie, avaient été blessés et évacués pendant

    que nous protégions l'écoulement de notre bataillon.

    A Villeroy où nous couchâmes dans les champs, la nuit était fort belle et nous évoquâmes

    avec quelques rares survivants les affres de cette terrible rencontre. La grande erreur avait été

    d'engager les Marocains en spéculant uniquement sur leur bravoure et leur esprit de sacrifice,

    sans leur accorder le soutien d'un seul groupe d'artillerie de campagne. Cette négligence était

    due sans doute à l'idée qu'il n'y aurait aucune rencontre avant le jour suivant. Cette carence de

    l'artillerie pour nous appuyer était d'autant plus inexplicable que la 55e D.R., notre voisine,

    possédait une artillerie divisionnaire et qu'une artillerie de corps devait exister au 5e groupe

    de Divisions de Réserve. On savait, en tout cas, qu'il y avait le 7e corps d'armée avec ses

    quatre groupes d'artillerie de corps, dirigés de main de maître par le colonel Nivelle. De retour

    à son P.C., le général Ditte s'étant rendu compte que le repli des deux bataillons Auroux

    menaçait d'ouvrir une brèche entre les positions de la 5e D.R. et le corridor de Monthyon,

    avait obtenu l'intervention d'un bataillon disponible, le 5e du 276e R.I. Celui-ci reçut l'ordre

    de s'engager en avant de Villeroy. Ce fut une mission de sacrifice sur un terrain absolument

    nu exposé aux vues directes de l'artillerie et de l'infanterie ennemies et notamment à celles des

    deux bataillons de mitrailleuses de la 22e D.R. allemande. Le lieutenant Charles Péguy y fut

    tué héroïquement avec bien d'autres, parmi lesquels le lieutenant Marché, jeune breveté

    affecté à l'état-major de la brigade Ditte qui, à cheval, entraînait à l'assaut les fantassins du 5e

    bataillon du 276e régiment d'infanterie.

    La brigade marocaine avait perdu, le 5 septembre 1914, 19 officiers et 1 150 hommes. Le 2e

    régiment (6 compagnies) comptait à lui seul 338 tués et avait 9 officiers hors de combat, dont

    6 au 2e bataillon. Tous les officiers de la 5e compagnie qui avaient couvert la retraite du

    bataillon d'Ivry avaient été blessés.

    On pouvait déplorer seulement, dans cette journée du 5 septembre, qui marquait le premier

    combat digne de ce nom livré par la brigade marocaine de chasseurs indigènes à pied, la

    carence de son artillerie d'appui direct et l'absence de nos mitrailleuses. Compte tenu du

    terrain où nous opérions et de la densité des forces ennemies, le soutien de ces armes nous

    aurait certainement permis une action beaucoup plus efficace. Il devenait évident, que dans la

    suite de cette guerre, nous allions avoir à nous réadapter.

    La mort de Péguy, qui dirigeait sa section, le visage transfiguré par la lutte où il se trouvait

    plongé, fut chose sublime. Il voyait distinctement les fantassins allemands, couleur de

    punaises, qui lui faisaient face, quand il fut atteint d'une balle en plein front par où sa vie

    s'envola en un instant.

    " Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre, Mais pourvu que ce soit dans une

    juste guerre. "

    Il n'avait pas eu le temps de se poser cette question, n'ayant jamais pensé que pour le soldat

    chrétien qu'il était et qui défendait son sol envahi, il pût y avoir de guerre injuste.

    Ce n'était plus qu'un mort impavide parmi les heureux tombés dans les grandes batailles "

    couchés dessus le sol, à la face de Dieu ! "

    Charles Péguy

  • Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles

    Couchés dessus le sol à la face de Dieu...

    Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu

    Et les pauvres honneurs des maisons paternelles...

    Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

    Dans la première argile et la première terre.

    Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,

    Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.

    Charles Péguy

    LES JOURNÉES DES 6 ET 7 SEPTEMBRE 1914

    La nouvelle du retrait des forces de Von Gronau sur la Thérouanne, à 10 km plus à l'ouest,

    fut confirmée dans la nuit. Ce repli soulignait la volonté bien arrêtée du général allemand de

    ne pas se risquer, malgré son succès de la veille, à engager un nouveau combat dans les

    mêmes conditions. La journée du 5 n'avait pas non plus été de son côté sans inquiétudes. Ses

    troupes avaient éprouvé des pertes sensibles dont nous pûmes mesurer l'importance dans la

    matinée du 6. De nombreux blessés allemands avaient en effet été abandonnés sur le terrain

    ainsi que des formations sanitaires où étaient soignés ceux qui avaient pu être ramassés.

    Son chef d'armée, aventuré au sud de la Marne, n'avait pas été sans l'informer, au cours des

    combats du 5, de la menace qui commençait à se préciser du côté de Paris. Il lui avait promis

    de le renforcer par le 2e C.A. qui allait repasser la Marne à Vareddes. Donc, autant que

    possible, pour le 4e C.R., éviter toute bataille offensive le 6; s'établir défensivement entre

    Vareddes et Puisieux en attendant l'arrivée du 4e C.A. qui va repasser la Marne.

    De notre côté, les ordres donnés par la VIe Armée étaient des plus nets : " Attaquer tout ce

    qu'on trouverait devant soi en direction générale de Château-Thierry."

    Une Division nouvelle, la 45e Division algérienne commandée par le général Drude

    s'apprêtait à entrer en action. Elle était de formation B, donc composée surtout de réservistes

    et comprenait une brigade de zouaves et une brigade de tirailleurs algériens ainsi qu'un

    régiment de chasseurs d'Afrique provenant en grande partie du Maroc, aux ordres du colonel

    Andrieux, commandant le 1er Chasseurs d'Afrique à Rabat. Son artillerie d'Afrique était

    excellente. Mais l'intervention de cette division n'étant prévue que pour le soir, l'action de la

    journée allait être menée avec les seules unités ayant combattu la veille et dans le même

    dispositif, à savoir : le 7e C.A. puis la 56e D.R. au nord, la 55e D.R. au centre et la brigade

    marocaine au sud, flanquées par la brigade Gillet à laquelle allait se joindre la division de

    cavalerie provisoire du général de Cornulier-Lucinières, pour opérer ensuite à droite de

    Meaux.

    La brigade Ditte était orientée sur Penchard, puis sur le sud de Chambry, appuyée cette fois,

    pour éviter l'erreur de la veille, par deux groupes de batteries de réservistes appartenant à la

    garnison du camp retranché.

    A cinq heures du matin, les Marocains quittent Villeroy et Charny où ils ont passé la nuit en

    alerte.

    Le 1er régiment est en tête dans l'ordre : 3e bataillon (capitaine du Parquet), 4e bataillon

    (commandant Fumey) et deux unités de manœuvre représentant les débris du 5e bataillon avec

    la 18e compagnie au complet. Le 1er régiment par Neufmontiers et Penchard a atteint à 7 h 30

    la cote 114 près de Chambry, point dominant de la région. Le 2e régiment, celui de

    Poeymirau, le suit en réserve, prêt à le soutenir. Le 1er régiment (commandant Auroux) parait

    impatient de s'engager à fond pour emporter Chambry. Mais le village est très étendu et l'on

    s'aperçoit que le cimetière, situé à 600 mètres au nord-est de la localité, est fortement occupé

  • par les fantassins allemands. D'où une série d'hésitations et d'erreurs. Les deux groupes de

    batteries du 37e, formés d'artilleurs non expérimentés, se montrent impuissants à soutenir les

    Marocains, bien qu'aidés par l'artillerie de la division de cavalerie provisoire qui fait, elle, du

    meilleur travail. Un premier assaut tenté vers 10 heures échoue. Deux compagnies seulement

    du capitaine du Parquet parviennent à déboucher du village. Le reste est arrêté par un très

    violent tir d'artillerie qui bat les avancées de Chambry, le village lui-même et la cote 114.

    Autre révélation stupéfiante, la présence du 2e corps allemand qui a commencé à repasser la

    Marne et a mis en ligne immédiatement ses batteries lourdes de 150, lesquelles, tirant bien au-

    delà de la portée de nos 75, infligent des pertes sévères au 1er et même au 2e régiment qui suit

    en réserve au sud-ouest du village. Le commandant Fumey et son adjudant-major, le capitaine

    Villars, sont blessés et le capitaine Bayard prend le commandement du 4e bataillon. Pendant

    ce temps, la 55e D.R. a atteint Barcy où, pendant l'après-midi, elle se fera hacher sur les glacis

    redoutables de la cote 115, en dépit de l'aide apportée par le 1er régiment marocain du

    commandant Auroux qui, après avoir contourné Chambry par le nord, a pris contact avec les

    fantassins sur la croupe Chambry-Barcy. Rien ne peut briser la résistance des Allemands et la

    nuit tombante va empêcher la contre-attaque de la 45e D.I. Cette division commençait

    seulement à arriver sur le champ de bataille.

    La Brigade Marocaine dans le cadre de l'action de la 6e Armée (6septembre 1914)

    Je me souviens que, dans l'après-midi, Rogerie, mon capitaine, s'étant porté en avant pour

    suivre de plus près l'engagement, m'avait prié d'emmener toute la compagnie, la 12e, placée

    en queue du bataillon Pellegrin. Après maints arrêts, je l'avais conduite dans un champ de

    maïs, au-delà de la grande route de Meaux à Senlis, avant de franchir la route de Cregy à

    Marcilly. C'était une route plantée d'arbres bien en vue. Un tir de 77 vint s'abattre à l'est de

    cette route puis s'allongea, dépassant le champ de maïs où se cachait la 12e. Je commandai

  • aussitôt de courir à la route pour trouver abri dans ses fossés. J'y étais à peine arrivé avec la

    1re section, commandée par un adjudant, reçu dans la nuit pour remplacer le lieutenant de

    Lesquen du Plessis-Casso évacué le 5 septembre, qu'une autre rafale de 77 s'abattait sur la

    route me blessant 8 hommes, dont l'adjudant. Je compris incontinent que l'artillerie allemande

    avait recherché une fourchette pour battre la route, repérable aux arbres qui la bordaient; mon

    ordre résultait d'une grossière ineptie de mon propre jugement. Je rectifiai mon erreur en

    criant : " Tout le monde en arrière dans le champ de maïs! " Effectivement, l'artillerie

    allemande nous y laissa en paix, toute à son tir d'efficacité sur la route devant nous.

    Sous la rafale, je n'avais rien ressenti, mais je m'aperçus alors que ma main gauche était

    ensanglantée;