40
BIBEBOOK PAUL MARGUERITTE À LA MER

margueritte_paul_-_a_la_mer.pdf

  • Upload
    marx-al

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • BIBEBOOK

    PAUL MARGUERITTE

    LA MER

  • PAUL MARGUERITTE

    LA MER1906

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1664-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

  • propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vous pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    http ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cette dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    http ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-1664-0

  • Credits

    Sources : A. Romagnol Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cette uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez attribuer luvre aux dirents auteurs, ycompris Bibebook.

  • CHAPITRE I

    T du trajet, Albert fut maussade. Pourtant, lidequil allait connatre lOcan, courir les grves, oublier pendantdeux mois le lyce, le ravissait. Mais, avec la vanit ridicule etlgosme maladif de ses quinze ans, il se sentait mal laise, dans le wa-gon, simaginant que chacun xait les yeux sur lui. Un vieillard lunetteslui jetait, de temps autre, un regard bleu et froid. Albert se persuadaitquun col trop troit, quon lui avait impos, attirait ainsi lattention ; hu-mili, boudant de ce quil lui faudrait user cette douzaine de cols encoreneufs, il en voulait sa mre, et, pour bien lui marquer son mcontente-ment, il haussait le menton, se dmanchait le cou, risquait une grimacedouloureuse. Cette tactique nobtenant aucun succs, et M Janville re-gardant obstinment dler la campagne, derrire la vitre, avec ce visageferme et rsign des veuves auxquelles la vie nest pas toujours facile, etqui nlvent pas un ls unique sans tiraillements ni sourances, Albertse composa une expression damertume et de ddain, la bouche la Bona-

    1

  • la mer Chapitre I

    parte, le front inspir, de lair de quelquun qui regarde de haut luniverset scrute lavenir. Ah ! comme il porterait des faux cols son got, quandil aurait atteint sa majorit.

    Vraiment, sa mre ne savait pas le comprendre. Elle le traitait tropen enfant, ne comprenant pas quil fallait faire la part du temps, et quiltait presque un homme, dj. Elle ne semblait pas se douter quelle de-vait compter avec lintelligence distingue, la pntration, le sens de lavie tonnamment dvelopp, toute lme prcoce de son ls. Simaginait-elle quil jout encore aux billes ? Ne savait-elle pas quel mpris il avaitpour les camarades brutaux et prosaques et quil passait ses rcrations,non courir, mais discuter avec un ou deux amis, en des causeries phi-losophiques, les plus graves questions, telles que limmortalit de lme,ou lavenir des races latines ? Comme preuve irrfutable de sa supriorit,navait-il pas obtenu le second prix de composition franaise et un acces-sit dhistoire ?Qui lui aurait dit quau lieu de savouer satisfaite et, disonsle mot, reconnaissante, re mme entre toutes les mres, M Janvillelui glisserait, entre deux baisers :

    Cest trs bien, mais jattendais mieux de toi, mon enfant !Injustice, injustice de ceux qui nous aiment le mieux ! Et Albert pa-

    rut senfoncer dans une mditation profonde, un peu triste, mais pleinede dignit et qui signiait clairement que le mrite a toujours t m-connu, mais quil ne faut pas dsesprer que sa splendeur clate, un jour, tous les yeux. On verrait bien, dans quelques annes ! Le nom dAlbertJanville serait peut-tre clbre ; quel titre ? Grand savant, gnral fa-meux, acteur gal Talma, homme politique, on ne savait encore ; maisne tenait-il pas, dans sa main, luf de fe prt clore, le magique talis-man de la jeunesse apte tout, vorace dambition, ivre de vie ? Pourquoine donnerait-il pas un lustre inattendu, prestigieux, au nom de son pre,ingnieur de talent, mort obscurment dune insolation, victime des chan-tiers de Panama ? Il songeait ce pre, quil avait peu connu, dont il ne serappelait quun puissant visage barbu, des yeux svres, une voix forte.Sa mort avait laiss aux siens des ressources trs modestes. Ce souvenirentretenait, dans lesprit dAlbert, loppression confuse de la vie stricte laquelle il sentait sa mre et lui condamns, la rancur quil prouvait rencontrer des camarades roulant en voiture, habills de neuf et de clair, la

    2

  • la mer Chapitre I

    privation des plaisirs quil et aims, tels que le thtre, apprendre mon-ter cheval, etc. Il souhaitait passionnment une bicyclette, et sa mre,sans la lui refuser positivement, allguait la dpense, atermoyait.

    Non, pensait Albert, non, ce nest pas la vie heureuse, le bonheur,lindpendance, la richesse auxquels jai droit ! Et au lieu de se direquil ne tenait qu lui de travailler de toutes ses forces an de se crerplus tard une situation conforme ses gots, il prfrait sen prendre linjustice des choses et la mauvaise volont des gens, personnieslune et lautre, ses yeux, dans la rsistance douce et entte que samre tait bien force, parfois, dopposer ses caprices denfant gt.

    Mais il avait beau bouder contre lui-mme, le lumineux paysage nor-mand, avec ses gras pturages, ses lourds bestiaux regardant, immobiles,passer le train, ses plateaux dpis balays dun vent sal, ses bouquetsdarbres enveloppant des fermes, et l, la srnit de la terre et du cieltrs vif, dun bleu ple, le saisissaient dun sentiment confus de joie etdadmiration inavoue qui touchait limpatience. Quand apercevrait-il,enn, la mer ? Des voix tout coup, lautre bout du wagon, des gestesla dsignrent. M Janville tourna la tte : l-bas, un petit triangle, unfragment de miroir, ctait lOcan !

    Albert, vois, la mer ! dit la veuve avec un sourire qui faisait lesavances et semblait demander trve la bouderie.

    Il rpliqua, sans regarder, comme si cet t indigne de lui demarquerune curiosit, et accentuant lindirence hostile de sa rponse :

    La mer, parfaitement, a mest bien gal !Elle le toisa dun il de reproche tonn et attrist, et, pour la mil-

    lime fois, se reprocha intrieurement dtre une mre trop faible, qui nesavait pas se faire craindre. Ce qui ne lempcha pas, dans sa tendressecharmante et absurde, interprtant linsolence dun billement quAlbertcomprimait mal comme lindice dune faim justie par lheure du go-ter, de lui demander, en atteignant un ncessaire do elle sapprtait tirer du pain et une tablette de chocolat :

    Veux-tu manger ?Il la foudroya dun regard de suprme ddain, cause des voyageurs

    qui staient retourns vers eux, et, dissimulant sa blessure damour-propre (tait-il un enfant pour faire la dnette ?) il baucha un geste

    3

  • la mer Chapitre I

    de refus souriant et suprieur, dune ironie profonde. Oh ! moi, jai faim, t M Janville, et bonnement, elle croqua un

    peu de pain et de chocolat, en lui armant : Tu as bien tort, je tassure !Il dtourna la tte avec mpris et essaya daronter le regard pers-

    picace et insistant du vieux monsieur lunettes ; il ny parvint pas et sesentant rougir, comme si le vieillard lisait livre ouvert sur son visage, ilse mit feuilleter lindicateur des chemins de fer, dun air absorb, prisdune si soudaine et inexplicable timidit que, sapercevant quil le tenait rebours, il nosa le retourner dans ses mains, et continua, sous le regardxe du vieux monsieur, en tourner les pages, comme sil prenait sonplaisir lire le nom des stations la tte en bas ! Heureusement le trainstoppa :

    Vimeuse ! cria lemploy.

    n

    4

  • CHAPITRE II

    L , Archer, les attendaient sur le quai ; Ferdinand,gros et court, une gure qui suait limportance et le contente-ment de soi, se prcipita, embrassant M Janville avec eusiondevant tout le monde, et la jeta dans les bras de sa femme, Gabrielle, jolieboulotte au rire enfantin, quon appelait Brielle .

    Comme Albert a grandi ! scria-t-on.Il souriait gauchement, les bras au corps, gn par cette exclamation

    invitable quon profrait, chaque fois quon le revoyait. M. Archer luiprit le bras :

    Embrasse donc Nnette ! il le poussa vers sa lle, une petitesauterelle sche dont les grands yeux de braise luisaient, en regardantAlbert, qui lembrassa comme il et embrass un morceau de bois ; il avaitencore sur la lvre la douceur des joues, parfumes de poudre de riz, deGabrielle.

    M. Archer se multipliait, jetant des saluts, parlant haut ; il empila tout

    5

  • la mer Chapitre II

    le monde dans un omnibus, t charrier les malles, tandis que M Janvillecontrite, rptait :

    Ferdinand, vous vous donnez un mal ! Albert, aide-donc ton oncle !On avait jug cette appellation plus convenable ; mais Albert estimait

    cette sujtion ridicule, et il ne sut pourquoi, il se sentit un peu humi-li, comme si le nom de tante, adress Gabrielle, supposait une nuancede dfrence plus marque, moins dintimit que celui de cousine. Il nebougeait pas de sa place, dailleurs paralys par un accs de timidit, crai-gnant, sil descendait, quon ne lui prt cette place, o il tait bien, serrcontre sa tante , dont il sentait les hanches, travers une lgante jupede lainage bleu-marin, broderies russes. Gabrielle posa une main gantede Sude sur sa main de collgien, pas trs blanche, et que la descente dewagon avait salie :

    Mais comme tu as grandi, mon petit Albert, te voil un homme prsent !

    Elle partit dun clat de rire : Thrsine, tu sais, dit-elle M Janville, Albert sera ma passion !

    Nous nous amuserons ensemble, demain il y a une pche la crevette.Albert sera mon cavalier ! Cest quil a presque de la barbe !

    Ladolescent rougit de plaisir et de confusion. Ce nest donc pas pourrien quil se rasait les joues et sestalait le menton ; le problmatiqueduvet de ses lvres, fonc, par un sournois cosmtique, apparaissait enn,comme une ligne dombre douteuse, sous son nez. Gabrielle lavait vu,ctait un fait dsormais avr ; et il sut gr la jeune femme de sa vueperante et de sa divination.

    Mais, comme il se dilatait, ce petit criquet de Nnette, en face de lui,le regardait avec des yeux tout noirs, une face soudain grave et rigide, labouche rentre de jalousie, parce quil ne faisait aucune attention elle.

    Ah ! enn ! scria M Janville, en voyant M. Archer revenirvers lomnibus et sintroduire auprs delle ; vraiment, Ferdinand, je suishonteuse de la peine que vous prenez pour nous !

    Il eut un rire de satisfaction, secouant sa grosse tte, et il tapa sur lesgenoux de sa femme en disant :

    Eh bien, Brielle !Il ajouta, en interrogeant M Janville :

    6

  • la mer Chapitre II

    Nest-ce pas que ma petite Bribri a bonne mine ? Lair de la mer labrunie. As-tu pens au ptissier, mon petit chat !

    Mais oui, mon petit Ferdinand, et il y aura de belles pches des-palier et des crevisses, grosses comme la main ! Cest pour le dner !ajouta-t-elle en guise dexplication, ce qui t protester bien haut M Jan-ville :

    Tu mavais promis de nous recevoir sans crmonie ! Vous voustes dj donn assez de mal ! Pourquoi faire des folies ?

    Les Archer les avaient attirs lamer, staient chargs de leur trouverun logement et de leur retenir une servante. Ils staient montrs froids, lorigine, lorsque M Janville avait perdu son mari ; Archer, reprsentantdune grandemaison de vins de Bordeaux, gagnant cinquantemille francspar an, craignait que la parent des Janville ne lui ft onreuse. Devantla dignit de sa cousine, vivant de faon modeste mais irrprochable, nelui demandant aucun service dargent, il stait rassur ; et leurs relations,pour ntre pas intimes, nen avaient pas moins t cordiales.

    Les Archer invitaientM Janville et son ls dner, de loin en loin ; ilsdonnaient de bons conseils la mre et montraient de la sympathie au ls.Ferdinand et aim avoir de linuence sur Albert, lui enseigner la vie, leprserver de contacts dangereux ; il sollicitait, cet eet, la conance dujeune homme, aectant de le traiter en garon au-dessus de son ge, pr-venance laquelle Albert, att, daignait rpondre assez gracieusement.

    Lomnibus roulait, cahotant, au long dune route troite borde depommiers ; on dcouvrait, dans la verdure, des chalets, perchs sur leshauteurs : une rue de village souvrit, encaisse entre deux falaises ; onaperut lenseigne dun htel, les bocaux dun pharmacien, quantit demessieurs brets et ceinture de anelle rouge, dames en toilettes claireset enfants costume marin.

    Lomnibus tourna sur une petite place, enla un bout de rue et sarrtadevant une porte et une balustrade de jardin enfouies sous des plantesgrimpantes, que peraient, comme des houlettes euries, de hautes rosestrmires, et, en un caprice darabesques folles, des clochettes de liseronset de volubilis.

    Oh ! comme cest joli ! scria M Janville, sitt entre dans la cour,extasie devant un rideau de glycines lilas qui vibrait, dun frisson conti-

    7

  • la mer Chapitre II

    nuel, au long du mur quil tapissait, dans la brise dont les boues cin-glaient au visage.

    Entrez, entrez ! rptait M. Archer triomphant, et qui sattendaitbien ce petit succs :

    Ah voil votre femme de mnage. Bonjour, Mlanie ; elle sappelleMlanie !

    Une vieille femme se prcipitait, suivie de la propritaire, grosse dame cabas et aux cheveux acajou, au masque dactrice retraite ou de lleengraisse et fane.

    Et voil MKuysper, avec laquelle vous vous entendrez parfaite-ment, car elle est la complaisance mme !

    La dame acajou et couperose minauda un sourire, en dclarant :Mes locataires, madame, ne sont pas des locataires, ce sont des amis.

    Et il sut que M. Archer sen mle pour que je fasse tout mon possiblepour vous tre agrable. Voici la cuisine, la salle manger, le salon, deuxchambres coucher, un dbarras, le petit endroit. Tout est trs propre,comme vous pouvez voir ! Dailleurs, sil vous manquait quelque chose,Mlanie, elle changea un regard dintelligence avec la servante, quiavait lair dun vieux loup rus Mlanie naurait qu me le demander !

    Elle souleva les matelas, cards neuf, numra la batterie de cui-sine et le linge, ne voulut accepter aucun rglement davance, rptantquavec M. Archer, elle tait sre des personnes quil lui recommandait,et se retira, par discrtion aecte, laissant M Janville au plaisir de seretrouver en famille, ce quelle comprenait si bien ! ajouta-t-elle avecun sourire et un hochement de tte qui secoua ses trois mentons plisss,de lair dune personne qui en sait long sur la vie.

    Eh bien ? demanda M. Archer en se croisant les bras, avec un petitrire qui appelait de nouveaux remerciements, car, brave homme au fond,il ne pouvait dissimuler son insatiable vanit. Et quand la cousine lui eutpris les mains en lassurant de sa reconnaissance, en le complimentant lexcs de son bon got, de son sens pratique, qui lui avait fait concilier,dans son choix, llgance du logis et le bon march, une occasion assurment unique, M. Archer but du lait, sans reprendre haleine, tandisquavec des gestes de fausse modestie, il semblait dire : Assez, je boistrop, ne men versez plus !

    8

  • la mer Chapitre II

    Albert, pendant ce temps, dans le petit jardin, cueillait les roses dunrosier de plein vent et les orait dun geste dlibr et maladroit, Ga-brielle, qui le regardait faire en souriant.

    Comme tu es gentil, mon petit Albert, dit-elle en prenant les roses,mais elle poussa aussitt un cri : une pine lavait pique, travers le gant.

    a ne fait rien, mon petit Albert, tu es gentil tout de mme !Et elle lui caressa le visage, maternelle et coquette, avec les roses.

    n

    9

  • CHAPITRE III

    O , avant le dner, les Archer sur la plage. Seulavec sa mre, Albert reprit sa maussaderie du voyage. Il livrabataille avec le col propre quil dut mettre, et prota de ce quece col tait trop troit vraiment, pour srailler les ongles et casser deuxboutons dessus en tirant la langue dun trangl. Puis il arma lintentionde mettre un pardessus neuf, que sa mre jugea trop lger pour le soir ; ilsenrhumerait certainement.

    Eh bien, je menrhumerai, dit Albert, mais au moins, je ne seraipas ridicule !

    Le grand mot tait lch ; il abominait le vieux pardessus en gros drapque sa mre voulait lui voir mettre ; il se reprochait de contracter dedanslallure dun vieux notaire, et il sy sentait contraint au point de noser yfaire un geste, de sy promener, et bien malgr lui, dans lattitude raidedun mannequin de bois. Il ny avait sorte de ruses et de perdies aux-quelles il net recouru pour vieillir prmaturment et rendre hors de ser-

    10

  • la mer Chapitre III

    vice ce vtement. Tantt il lexposait sur lappui de la fentre, la pluiebattante ; tantt il en laissait pendre une manche dans le feu, dautresfois il rpandait dessus dinexpugnables corps gras, dchirait la doublure,lacrait les poches ; et toujours, par une magie, il retrouvait les taches en-leves, les fentes recousues, ltoe brosse jusqu lme : rp, retap,invalide, mais robuste, le vieux pardessus se refusait mourir ; aussi Al-bert le dtestait-il lgal dun tre vivant.

    Enhardi par le silence stup de sa mre, il continua : Dailleurs, je ne veux plus le mettre, il est us, il est areux, il est

    grotesque, je ne le mettrai pas !M Janville lui saisit les mains, et ladjurant, avec le visage inspir

    dune pythonisse, une vhmence solennelle : Albert, ne dis pas cela, cest mal, mon enfant ! un pardessus qui

    a cot cent cinquante francs et que tu ne portes que depuis trois ans !Crois-moi, je suis ta mre, ai-je intrt ce que mon ls soit ridicule ?Il te va admirablement, et je ne sais pas, t-elle avec accablement pourquoi tu te refuses porter une chose qui te va si bien ?

    Il ricana, avec satanisme, marquant bien quil ntait pas dupe : Que veux-tu, je nai pas ton got, ton excellent got ! quoi bon

    discuter dailleurs, je ne le mettrai pas ! Tu ferais mieux de le donner unpauvre !

    M Janville, quun long nervement portait bout, montra un visageboulevers, et dun mouvement qui et t sublime, si laccent trop tra-gique de sa phrase ne let teint dun lger ridicule :

    Le pauvre, mais cest toi, malheureux enfant ! Quand on est dansnotre position, on use ses eets. Juse bien les miens, moi !

    Ah ! t Albert, profondment humili, alors achte-moi aussi dessabots, pour que jaille mendier sur la plage, si nous sommes si pauvresque a ?

    M Janville essaya de recourir lnergie, et avec un eort dsespr. Je ne sais pas pourquoi je te rponds ; coute, Albert, tu mettras

    ce pardessus, ou je dirai ton oncle Ferdinand que tu ne veux pasmobir ! Oui, je le dirai tout le monde, ce soir !

    Parle plus bas, t-il schement, la bonne coute derrire la porte !

    11

  • la mer Chapitre III

    Elle ne peut pas entendre, dit M Janville, en baissant cependantla voix, car elle avait autant de respect humain que son ls dailleurs,toutes les mres peuvent couter, la porte, et si cette femme a des en-fants, elle me donnera raison !

    Fais entrer les passants pendant que tu y es et prends-les pourjuges ! riposta Albert avec aigreur. Quant mon cousin il souli-gna ce mot, quil employa exprs par mutinerie, ne ty e pas, il nestpas pour quon lve les jeunes gens la Prussienne, une-deux, commetu voudrais, comme tu essayes de faire ! Noublie pas que je dois tre unjour le chef de la famille, et que je remplace ici mon pre !

    Ton pre ! exclama douloureusement M Janville, plt Dieu quilft ici pour te faire obir. La tche des femmes veuves nest pas commode,oh ! non, ni agrable, avec des enfants ingrats et rvolts. Tu me puniscruellement de ma bont, ou plutt de ma faiblesse pour toi !

    Allons, maman, voyons, pas de grands mots pour un misrable par-dessus !

    Le pardessus, oui, et les faux cols, et la bicyclette, et le jour o jenai pas voulu te mener lOdon, et la scne que tu mas faite aprs unevisite chez les Reverchon ; tout te sert doccasion pour mopprimer, et tume rends vraiment bien malheureuse !

    Moi ! t-il au comble de la stupfaction, mais dune stupfaction moiti joue, et il avait la sensation que leurs paroles ntaient pas dunton juste, manquaient de simplicit, prenaient quelque chose de thtral, moi, cest moi qui topprime ! Moi, qui te force mettre des faux colsqui tasphyxient ; moi, qui te force revtir un pardessus infect ? Allonsbon, tu pleures ! Est-ce ma faute ! Voyons, maman, maman, ne pleure pas.Allons, mais cest moi que tu fais de la peine, mchante ! Ne pleure plus,veux-tu que je le mette, tiens, je le mets, ton pardessus !

    Non, mon enfant, mets le neuf ! dit M Janville, en contenant leslarmes que son ls lui pongeait aux yeux, de son propre mouchoir.

    Et ayant cd, comme toujours, prenant lair malheureux dAlbertpour une expression de sincre regret, elle murmura :

    Je ne pleure plus, cest ni, mais alors, si tu me permets de te don-ner un petit conseil, prends un foulard, je ne veux pas que tu tenrhumes !

    Albert sortit, sangl dans le pardessus neuf qui ne lui t, cette fois, au-

    12

  • la mer Chapitre III

    cun plaisir ; mme, ce quil nprouvait jamais, il y fut gn, mal laise.Persuad que tout le monde sen apercevait, il marchait dans la rue dunair indirent et dtach, ne sachant que faire de ses bras, qui lembarras-saient positivement. Il les nouait derrire son dos, les agitait en battant dependule, les fourrait dans ses poches, et, quoiquil ft, il gardait limpres-sion que ce ntait pas cela et quil ne parvenait point laisance naturelleet simple quil rvait. Sa faon de regarder les gens sen ressentait : tantt,croisant un groupe, il baissait le nez devant les yeux clairs dune jeunefemme ou le sourire moqueur, croyait-il dun beau garon mous-taches ; tantt il toisait les passants, de haut, avec une hardiesse feinte ;et toujours, comme une obsession, il croyait sentir sur lui les regards desgens, ceux des vitrines de boutiques, ceux des fentres closes ; parfois unechaleur la nuque lui donnait la sensation de quelquun lpiant et le ba-fouant par derrire. Il se demandait sil navait pas en lui quelque chosede risible, avait envie de se passer la main sur le dos pour y eacer lesigne la craie trac par un mauvais plaisant imaginaire, se tourmentaitde savoir sil ne stait pas mis, par hasard, du noir au bout du nez. Et danscet accs de folie du ridicule qui le hantait, il se sentait tout couprougir comme un coquelicot, sans pouvoir sen empcher, rougissant aucontraire dautant plus quil faisait eort pour distraire sa pense, la xerailleurs. Son amour-propre ulcr lui inigeait perptuellement de telssupplices !

    Pourtant il soublia un peu lui-mme en approchant de la grve, lebruit de la mer grondante lui emplissant loreille et le saisissant duntrouble, o perait un soupon dattente et de crainte. Brusquement, aucoin de la rue, le vent le soueta, un embrun pre le couvrit de pous-sire deau ; il aperut la plage minuscule, tout en galets, que la mare,par vagues courtes et drues, couvrait presque jusqu battre le pied desfalaises. Un soleil rouge plongeait son disque derrire la mer gone etmoutonnante : sa lueur rose sen venait, du bout de lhorizon, mourirsur la crte des dernires vagues ; chaque battement du ux une diguedalgues se soulevait, tout un fumier brun stalait dans lcume, qui lais-sait voir en se retirant un grouillement de petits crabes et daraignes demer. Sur la gauche, des vagues brisaient sur des roches, en rejaillissementsde bave, en clapotis ruisselants, en fuses de neige. Un promontoire, sur la

    13

  • la mer Chapitre III

    droite, savanait en proue de navire, submerg chaque seconde, mer-geant noir quand mme, plus haut que la furie des vagues, dans le cielple du crpuscule ; parfois il semblait plonger, vivant otter comme unepave, rebondir ; et dans le grand vent frais qui remplissait la poitrine, lesoreilles bourdonnantes, les lvres sales, Albert, tourdi et engourdi, enproie un accablement tumultueux et une ivresse de bruit et de force,savanait, fascin, aimant par le ux, attendant, avec une horripilationdlicieuse, ltalement du ot qui lui trempait les semelles, ses misrablesproccupations de collgien se taisaient devant ce spectacle, il slevaitau-dessus de la vie mdiocre, quelque chose de grand le pntrait !

    n

    14

  • CHAPITRE IV

    I , on lui frappait sur lpaule.Un garonnet en complet gris lui souriait ; il reconnut, son grandtonnement, un de ses camarades du lyce Louis-le-Grand, Pierremonot. Une sympathie lavait toujours attir vers cette petite gure s-rieuse et rchie, ce garon frle, aux gestes rares, la distinction rser-ve ; mais, comme ils navaient pas les mmes amis et qumonot ntaitquen troisime, leurs relations taient restes banales, sans saccrocherplus, pleines dune bonne volont mutuelle qui navait pas abouti.

    Comment ! scria Albert, tu es Vimeuse ?Il regardait monot avec une surprise rjouie et un certain respect,

    parce que ce dernier avait remport tous les premiers prix de sa classe, eten mme temps, la supriorit latente de son camarade, son srieux quine le faisait jamais se prter aux farces et aux mutineries, ses yeux purset froids qui semblaient ignorer les choses laides de la vie de collge ouplutt vouloir les ignorer, tout cela lui inspirait un embarras et comme

    15

  • la mer Chapitre IV

    une petite honte lui qui, dj si peu parfait, se sentait hant de pensestroubles, en crise de seize ans, la pubert venue.

    Viens que je te prsente ma mre ! dit monot.Une angoisse ressaisit Albert et il balbutia des excuses, cherchant des

    gants dans sa poche, rehaussant son col troit, mais Pierre le rassurait,dun air dindirence et le conduisait vers une cabine tapisse de nattesde jonc, dans laquelle une femme aux cheveux blancs, taille lgante,travaillait un ouvrage de tapisserie ; elle leva les yeux en les voyantvenir et tandis que Pierre disait :

    Je te prsente mon ami, Albert JanvilleElle avait une faon franche de lui tendre la main et de le regarder en

    face en disant : Bonjour, monsieur, je suis heureuse de vous connatre, mon ls

    mavait parl souvent de vous.Cela surprit Albert et le atta dautant plus ; ntant pas li intime-

    ment avec Pierre, il fallait, pour que celui-ci et parl de lui quAlbert luift plus sympathique quil ne limaginait et ne lesprait ; cela lui donnaune plus haute ide de son propre mrite, et rien ne contribua plus luidonner lassurance ncessaire pour soutenir la conversation. Mmonot,lui ayant plu tout dabord, ne tarda pas le conqurir de plus en plus, parcet on ne sait quoi des manires qui allie lesprit la bont, la fermet la douceur, tmoigne dune me haute et dbarrasse de prjugs mes-quins, dun cur large et droit. Trs vite, Albert eut cette intuition queMmonot ne ressemblait pas aux autres femmes, leur tait suprieure.Il subissait lattrait indnissable dune grce fminine toute virile et ce-pendant trs dlicate, et ne sexpliquait pas comment ce visage de femmede trente-cinq ans passs, beau et lumineux, avec lamarque de la vie pour-tant et de la sourance, pt saccommoder de ces cheveux blancs, qui, nela vieillissant que de loin, la faisaient paratre de prs toute jeune, sem-blaient le caprice coquet dune femme qui se serait poudre en marquise.

    Ce qui le charmait surtout, cest que, sans artice, sans avoir lair dysonger, elle employait avec lui le ton juste et les manires qui pouvaientle mettre le plus laise, lui donner limpression, non quon le prenait ausrieux par condescendance ou pour le atter, mais quon lacceptait telquil tait, sans quelle parut le moins du monde sapercevoir des bouf-

    16

  • la mer Chapitre IV

    fes de timidit qui lui montaient, au visage, en teintes roses, ni des posesdune immobilit contrainte quil gardait, ni de son faux aplomb qui tout coup le faisait sexprimer dune faon trop absolue ou trop libre. Ellele regardait comme sil lintressait vraiment, avec sympathie, avec ai-sance, et il en tait dlicieusement chatouill dans son amour-propre, etcomme rchau et forti dans le cur. Il lui semblait cette chose pr-cieuse et douce entre toutes, que Mmonot et lui se connaissaient dj,se retrouvaient, taient et seraient amis. Il ne pouvait, en mme temps,oublier quelle tait femme, et il respirait avec une volupt inavoue unn parfum diris blanc qui sexhalait de sa personne ; il piait ses mains,maigres et nerveuses, dun blanc ple sillonn de veines transparentes etbleutres ; il la regardait timidement ou franchement, tour tour, au vi-sage, et la trouvait belle et aimable ; mais, pour la premire fois, chez unadolescent hant par le mystre fminin, il nosait pousser plus loin lin-vestigation hardie de sa pense, ne se reprsentait pas Mmonot dansle secret de lintimit et le dvoilement de son corps, comme il simagi-nait telle autre femme, moins digne et moins pure dattitude, sa cousineGabrielle, par exemple.

    Il resta plus longtemps que les convenances ne ly autorisaient, maischaque fois quil faisait mine de se retirer, laimable femme, dun gestesimple, linvitait rester, si toutefois, disait-elle, rien ne le pressaitailleurs. Il neut pas le soupon quen le faisant ainsi parler, quen lin-terrogeant sur ses gots, sur le lyce, sur sa camaraderie avec Pierre quiles coutait, paisible, avec son sourire rchi, elle cherchait peut-tre,par prudence maternelle, discerner ce que des rapports damiti entreles deux jeunes gens pourraient orir davantageux ou de nuisible sonls. Il se dit seulement quil avait sans doute intrigu Mmonot parloriginalit de son esprit, quil lavait sduite par son caractre sympa-thique ; et comme il avait de lui-mme une trs haute opinion, il jugeaque cette dame avait le got bon, le jugement sain, tait extrmement in-telligente, voire une femme suprieure, puisquelle avait su, du premiercoup, lapprcier !

    M Janville parut lautre bout de la plage ; elle marchait vite, enjetant autour delle des regards inquiets et mcontents. Albert se sentiten faute, trs en retard sans doute, et balbutiant un :

    17

  • la mer Chapitre IV

    Voici ma mre, il se leva pour partir. Mmonot dit : Voulez-vous me prsenter elle ?Prcisment, M Janville venait dapercevoir son ls, et trs surprise

    quil ft avec des inconnus, indcise de savoir si elle allait lappeler ou luifaire signe, elle avait de plus en plus cet air ear et dconcert qui faitressembler une mre une poule rappelant son poussin. Albert alla elleavec empressement, pas trop vite cependant pour ne pas compromettresa dignit.

    Avec qui tais-tu ? Tu sais que je naime pas que tu parles aux tran-gers !

    Mais cest la mre de Pierre monot, mon camarade de lyce, dontje tai parl. Cette dame dsire faire ta connaissance.

    Ah ! murmura M Janville, monot, non, je ne me rappelle pas,tu nas jamais prononc ce nom. Dailleurs les Archer seront trs fchs,sais-tu quelle heure il est ? Tu es en retard de trois quarts dheure, par-tons ! Ils sont venus sur la plage sans te trouver, je suis venue aussi. Tutais trop absorb sans doute ! Et tu sais que ton oncle nattend jamais table !

    Mais cette dame vient ta rencontre !Mmonot savanait, en eet, accompagne de son ls. Elle aborda

    M Janville avec sa franchise ordinaire, cordiale et sereine, fut trs ai-mable ; la mre dAlbert, force de se montrer polie, resta sur la rserveet prit cong, presque aussitt. Mmonot, comme on se saluait, risquacette invite :

    Si josais, madame mon Pierre est trs seul, nous comptons fairedemain une grande promenade en voiture, voulez-vous permettre mon-sieur votre ls de nous accompagner, si toutefois ajouta-t-elle avecun gracieux sourire Albert cela ne lennuie pas.

    Albert allait accepter, demble ; mais sa mre t observer quune par-tie de pche la crevette tait projete pour le lendemain avec leurs cou-sins, les Archer, et que

    Ah ! M. Archer est votre parent ! demanda Mmonot, et ce nom,queM Janville avait lanc, avec un peu dostentation, pour se couvrir dupavillon de son riche cousin, Albert crut, peut-tre tait-ce une illusion,que Mmonot lavait prononc avec une nuance dfavorable, peine

    18

  • la mer Chapitre IV

    sensible du reste.M Janville, prise dune fausse modestie, proclamait sa parent avec

    Archer, glissant habilement un mot sur la fortune de Ferdinand ; ctaitleur chalet, un des plus beaux de Vimeuse quon apercevait, elle le montradu doigt, travers un bouquet darbres, mi-falaise.

    Mmonot acquiesait, avec un air de dire quelle savait, assez froid, ce quAlbert simagina :

    Eh bien ! t-elle, si vous ntes pas libre, ce sera pour une autrefois : et si vous pouvez venir, venez !

    Mais, suggrait-il, si Pierre venait pcher la crevette avec nous ;cest trs amusant mare basse ! On se mouille les jambes !

    M Janville se taisait, Mmonot dit avec son ton de calme et desupriorit, comme si elle avait lu dans le regard de son ls :

    Je regrette, Pierre prfrera me tenir compagnie, je crains dailleursquil ne senrhume !

    On se spara sans insister, de part ni dautre.

    n

    19

  • CHAPITRE V

    P , il se trouva que le dner des Archer ntaitpas prt ; il tait arriv un malheur la cuisinire dont le rtiavait brl, et cela proccupait bien plus Ferdinand et sa femmeque de ne pas voir arriver leurs cousins.Quand ceux-ci rent leur entre,les Archer sortaient dune scne, le mari accusant Gabrielle de ne pas sur-veiller assez ses domestiques. Brielle bouda, Archer nit par lui demanderpardon, lembrassa sur ses joues rondes et lui prenant la taille :

    Cette Brielle, marmonnait-il, elle est dans son tort, et cest en-core moi quelle gronde ; allons, Bribri, ne fais pas ta moue. Tu es si gen-tille quand tu ris.

    Et il la chatouilla, tandis quelle lui donnait des tapes sur le nez, gen-timent.

    Albert, scria-t-elle, viens ici, pourquoi ne tavons-nous pastrouv sur la plage ?

    Il ma fait assez chercher aussi, dit M Janville. Il parat quil

    20

  • la mer Chapitre V

    avait retrouv un camarade, et il causait avec la mre, une M Monod,Nomot

    monot, rectia Albert.Archer demanda, subitement intress : Une belle personne, grande, simplement mise, et qui a des cheveux

    blancs ? Cest la femme du richissime banquier monot, de Lyon. Tu luias parl, comment est-elle ? Ce serait une excellente relation pour Albert,t-il en se retournant vers M Janville, sur qui les mots magiques derichesse et de banque avaient agi, et qui dit vivement son ls :

    Javais mal entendu ; monot, en eet, tu mavais parl de son ls,je me rappelle maintenant. Il a lair bien intelligent, ce jeune homme, maisun peu dlicat de sant ?

    Tout le monde sintressa alors aux monot, et Albert se sentit bienplus att davoir pu intresser une femme si exceptionnelle tantdgards ; seulement lide quelle tait trs riche le tourmenta : si elleallait le mpriser en sachant que sa mre et lui navaient quune petite ai-sance ? Mais la bont peinte sur son visage rchi et la simplicit hautede ses manires le rassura.

    Nnette parut poussant brusquement la porte ; elle tait vtue dunerobe rose qui dcouvrait ses bas noirs, et elle sentait bon le savon laviolette, la peau frache sous le baiser quelle alla demander sa tanteet Albert. Elle se donnait comme lui un maintien dimportance, trsraide et cependant trs vive, en sche petite personne, comme les enfantsqui jouent la madame, et elle semblait intimer son cousin de ne pasla traiter en petite lle. Assise sur son pouf, elle se croisa les pieds etles mains en une attitude pleine de srieux, mais sa vivacit reprenant ledessus, elle attira elle un grand album de photographies et dit :

    Viens voir, il y a des portraits nouveaux, de gens que tu ne connaispas !

    Albert se prtait son dsir, se penchant avec condescendance, lefront prs du front de lenfant, quand la bonne annona :

    Madame est servie.Ferdinand orit son bras M Janville, Albert Gabrielle ; elle avait

    une robe ouverte en carr, les bras moiti nus : il les devinait fermeset doux, lisses comme la peau des roses-th, et il aurait eu grande envie

    21

  • la mer Chapitre V

    de promener seulement son doigt sur le bras blanc quil tenait sous lesien ; il se contenta de caresser la main de Brielle qui se laissa faire enle regardant avec un air innocent et cependant complice, un sourire o,sous la condescendance maternelle que lui confraient son ge et le titrede tante , quelque chose de sducteur perait. Il devint tout rouge ensentant quelle lui pressait les doigts, et la petite caresse dure dune baguequi le serra lui t du mal et du bien, t passer dans son dos un chaud etvoluptueux petit courant. Nnette, gravement, toute seule, les suivait.

    peine eut-on mang le potage que la bonne apporta une dpche.Ferdinand tendit la main avec cet air surpris et un peu inquiet que lonprend dordinaire devant une menace dimprvu ; Gabrielle, moins ma-tresse delle, avec la nervosit des femmes, scria :

    De qui est-ce ? Ouvre vite ? Si cest un malheur, ne me le dis pas !Archer brisa le sceau du papier bleu, lut et jeta sa serviette sous la

    table. Gabrielle se leva moiti : Oh ! mon Dieu, quest-ce que cest ?Archer la regarda, prit un temps et dit dune voix brve et tragique : Bernaud est mort ! Votre associ ? scria M Janville, tandis que Gabrielle, sincre

    jusquau cynisme, lanait ce cri spontan : Bernaud est mort ! Mais alors tu vas gagner beaucoup plus dargent,

    tout seul ?Elle ajouta immdiatement, dailleurs : Ce pauvre Bernaud, cest sa

    femme qui va enn respirer. Il lui en avait fait voir de toutes les couleurs,t-elle en regardant M Janville.

    Ferdinand stait lev, et, plein dimportance agite, regardait samontre :

    Marie, ordonna-t-il la bonne, de la lumire dans ma chambre,vite, je prends lexpress de dix heures !

    Comment, tu vas partir ! cria Gabrielle suoque. Tu le demandes ? t-il ; mais tu seras force de venir aussi

    lenterrement, je tlgraphierai lheure. Pars donc avec moi, ce sera plussimple.

    Et Nnette ? Et mes malles, et puis non, je ne veux pas partir commea. Jaime mieux te rejoindre demain soir, jarriverai temps pour len-

    22

  • la mer Chapitre V

    terrement, et puis est-il si ncessaire que jy aille ? Tu diras MBernaudque je suis trs sourante, que le mdecin ma dfendu le voyage.

    Archer haussa les paules, en homme qui na pas le temps de raison-ner et qui cde toujours des caprices denfant gt.

    Eh bien ! dnez, dit-il, tandis que je boucle ma valise.Mais elle saccrocha ses vtements : Tu as bien le temps.Marie, servez-nous rapidement. Vous permettez

    que je le serve le premier ?Et malgr la rsistance de son mari, elle lui empila sur son assiette

    trois tranches de rosbif et une montagne de pure de pommes de terre. Ilne put sempcher de dclarer :

    Tu es une bonne femme tout de mme ; et il coupa dans le vif,avec un geste aam, mais le souvenir de Bernaud lui t retenir en lair labouche quavait pique sa fourchette, et tout mu, les larmes aux yeux,il murmura :

    Pauvre Bernaud, je savais bien quavec sa maladie de cur, a pou-vait arriver dun moment lautre, je me rappelle aussi tous les tours quilma jous, nous tions moiti brouills ces derniers temps ! nimporte,cela me fait beaucoup de peine !

    Deux larmes qui staient gones aux coins de ses yeux, comme sielles neussent attendu que ce moment, tombrent alors lentement sur sesjoues, et il reposa sa fourchette, recula son assiette, mit les deux coudessur la table et sessuya les yeux dans sa serviette.

    Voyons, supplia Gabrielle tout mue, ne vas-tu pas te rendre ma-lade ? Ce nest pas Bernaud qui taurait pleur sil tait ta place ?

    Ferdinand, dit M Janville avec sentiment, nous savons tous quevous avez du cur ?

    Nnette, viens embrasser ton pre, ordonna Gabrielle.Archer alors embrassa sa lle, puis sa femme et tranquillement se mit

    manger, par bouches puissantes et dcisives, que coupaient des sou-pirs de rsignation, tandis que Gabrielle parlait, parlait avec une loquacitexalte et une vre presque joyeuse.

    Ce que cest que de nous ! rptait M Janville. Dis ton maride ne pas tant se presser, quil a le temps.

    23

  • la mer Chapitre V

    Oui, ne mange pas si vite, mon petit Ferdinand. Tu te feras mal lestomac ; il mange toujours trop vite, t-elle en se tournant vers lesJanville, rien ny fait, le mdecin te la dit, pourtant !

    Archer se versa du vin, sarrta mi-verre, comme un homme qui neboit que par ncessit, se concde le strict ncessaire ; puis, prenant sonparti de lirrparable, dun geste qui acceptait la vie, il pencha la bouteilleet se versa rasade.

    Au pauvre Bernaud, t-il en bauchant un toast discret et en portantle verre sa bouche : il t clapper sa langue, en connaisseur, et dit :

    Il nen boira plus daussi bon.Ce fut loraison funbre de lassoci. partir de l, un vertige emplit la

    maison, un va-et-vient dans les escaliers, les portes rouvrant et claquant,les jupes de Gabrielle aperues envoles sur ses chevilles moules de basnoirs, o un pointill de broderiemontrait un jour de peau, les ppiementsdoiseau de Nnette courant en tous sens et se heurtant tout, la grossevoix dArcher, criant : Noublie pas mes mouchoirs ! la bonne man-quant de se casser le cou dans lescalier, enn le roulement dune voituresarrtant devant la porte. Archer reparut, tenant une valise dune main,un ballot de lautre, tout solennel et gon dimportance :

    Thrsine, dit-il M Janville, je vous cone Gabrielle et N-nette. Je te les cone aussi ! t-il avec une grce magnanime ensadressant Albert qui commenait trouver quon ne soccupait pasassez de lui, et que cette marque de conance toucha.

    Adieu, t Archer, et il embrassa M Janville et Nnette, tendit lamain Albert.

    Mais il nous accompagne, dit Gabrielle, qui avait chang sa robeouverte contre un vtement montant et chaud. Si tu crois que je veuxrevenir toute seule dans la voiture, pour avoir peur ? Ma bonneThrsine,voulez-vous veiller ce quon couche immdiatement Nnette, nous neserons pas longs.

    Protestations, treintes, poignes de main, les Archer dans le fond dela victoria de louage, Albert assis sur une banquette aussi mince quunbiscuit, et fouette cocher ! lon roula dans la nuit claire que le clair delune argentait.Quelle ne fut pas, sitt les maisons de Vimeuse dpasses,la stupfaction dAlbert en voyant Ferdinand tourner son visage contre

    24

  • la mer Chapitre V

    sa femme et lembrasser pleine bouche, Gabrielle, en se dtendant, dungeste de dfense, la faon dun ressort, envoya un coup de pied quAlbertreut dans le gras du mollet.

    Je tai fait mal, mon petit Albert ? demanda-t-elle aussitt. Tuvois, dit-elle son mari, tiens-toi tranquille !

    Il ne bougea plus en eet, parlant peine, de loin en loin ; le noir desarbres les enveloppait, et lon ne discernait que le point rouge du cigarequArcher tenait de sa main gauche et qui lui clairait, quand il laspiraitfortement, le bout des doigts. Albert, qui avait fum deux cigarettes aprsle dner, malgr le regard timidement svre que sa mre lui avait lanc,se sentait du vague au cur et il lui tardait que les cahots de la voitureeussent cess ; une clart de rverbres lampes dhuile les claira sou-dain, la gare jauntre parut ; il saperut alors, avec une stupeur indigne,une trange colre jalouse, que Ferdinand tenait les pieds de Gabrielle en-trelacs aux siens, et quil lui serrait la taille de son bras libre, appuyantla main sous la gorge avance de la jeune femme.

    Mon petit Albert, dit Ferdinand, tu serais bien gentil de portermes valises, pendant que je vais prendre mon billet.

    Cest a, pensa Albert, comme un domestique ! Et ce lui futune trange sourance physique de regarder Archer tendre la main safemme qui laissa voir ses mollets, en sautant du marche-pied.

    On tait en avance. Gabrielle voulut attendre le train. Albert, ayantfroid, car la soire tait frache, semorfondit dans son petit pardessus neufet regretta le vieux manteau quil avait si fort mpris. Il ternua deux foissans que les Archer ssent attention lui ; alors il les maudit en son curet voua lunivers entier la destruction, il vit Gabrielle torture, nue, endes assauts de ville, aux bras de soudards ivres, Ferdinand cras dansune rencontre de trains, aplati comme une galette, et dans ce cauchemarsanglant et lascif il gotait une absurde et aigu volupt :

    Mais va-ten donc ! rptait-il tout bas, en voyant le gros dos deFerdinand aller et venir dans la salle dattente, escort de Gabrielle, mais va-ten donc !

    n

    25

  • CHAPITRE VI

    C voiture les ramenait tous deux ; le grondement dutrain qui emportait Archer stait tu dans la campagne, et Alberttait assis, non plus sur le biscuit dur de la banquette, mais dansla bonne place du fond, serr autant que possible contre Gabrielle, dont lecorps tide, plein demollesse, ne le repoussait pas. Desminutes coulrent,et il se serrait de plus prs contre ce corps jeune. Comment cela se t-il ?Ft-ce quil triompha de lhorrible angoisse de ses doutes, de ses dsirs,de sa timidit, dil ne savait quoi de torturant qui lui criait doser, et quien mme temps lui montrait le pril dun clat, Gabrielle ordonnant aucocher darrter, se jetant hors de la voiture, rvlant tout ensuite Fer-dinand ? Ft-ce plutt quil la pressentit complaisante, amollie trange-ment, victime dun instant unique de langueur ? le hasard en fut-il unsimple cahot qui les jeta lun contre lautre, le sr est quil glissa son brasautour de la taille de Gabrielle et avana la bouche pour lembrasser ; syprta-t-elle, nesquiva-t-elle pas assez vite ? leurs lvres se rencontrrent.

    26

  • la mer Chapitre VI

    Ce baiser fondit dans les moelles dAlbert, il crut mourir de plaisir. Ellestait rejete vivement en arrire, saisie, et son premier regard fut pourle dos aveugle et sourd du cocher, tandis quelle balbutiait :

    Bb, grand bb.Et aussitt, dans une reprise de soi-mme et un retour de dignit of-

    fense trop tard : Ne recommence jamais !Ce ton le blessa, il tourna ddaigneusement la tte et bouda ; en mme

    temps, il sentait bien que ctait contre lui-mme, que le moment prcieuxpassait ; dj les premires maisons de Vimeuse apparaissaient, points defeu et vitres ples, la voiture allait sarrter, et loccasion perdue reste-rait jamais perdue. Il avait laiss derrire la taille de Gabrielle son brasinerte, mort, et que limmobilit engourdissait. Trs doucement il ranimala pression, cherchant sournoisement les pieds de la jeune femme avec lessiens, approchant la tte de son visage. Elle ne bougeait, comme absor-be en elle-mme, hostile peut-tre, et dcide ne lui jamais pardonner.Mais peut-tre aussi attendait-elle quelque chose ? Dans son indcision ilnosa quappuyer la tte sur lpaule de Brielle, peu peu leurs joues setouchrent, la fracheur et la douceur de cette peau lui procura une indi-cible sensation ; en mme temps il sentait un n parfum cre, relant ducigare dArcher, persistant dans le boa de plumes qui entourait le cou deGabrielle. Tout bas, tout bas il lentendit soupirer, elle ne dfendait pas samain quil avait prise avec lenteur, et elle murmurait presque avec regret :

    Tu es trop grand, maintenant, mon petit Albert, tu es trop grand !Mais il secoua la tte, et tout en la serrant tendrement, se rencogna,

    rentra ses jambes ; il et voulu se rapetisser, devenir un baby culottescourtes, pour quelle pt le choyer et le caresser. Et sans bruit, sans geste,il posa ses lvres sur le cou parfum de sa tante et y aspira un baiserde chair, long et suave :

    Grand bb, t-elle tout bas, quel bb tu fais !Alors il ltreignit se pmer, elle ne se dgagea point, comme morte

    dlicieusement. La voiture, roulant avec bruit sur les pavs et sarrtantbientt devant le chalet les rveilla. Gabrielle sauta terre et congdia lecocher, qui sloigna sur-le-champ.

    Dj murmura Albert, sortant regret de son rve, et sentant

    27

  • la mer Chapitre VI

    tourner la terre autour de lui. Oh ! ne rentrons pas encore.Gabrielle hsita : Mais o veux-tu aller, mon petit Albert, quest-ce que tu veux faire

    cette heure ? dailleurs ta mre a entendu la voiture. Rentrons !M Janville en eet criait, du haut du perron, dans lobscurit du

    jardin : Est-ce toi, Gabrielle, est-ce toi, Albert ? Cest nous, sempressa de rpondre Gabrielle, et comme le jeune

    homme se faulait ses cts pour lui reprendre la main, elle le repoussaet se mit marcher trs vite.

    Il la dtesta alors, ne sut plus vraiment comment interprter la dou-ceur de son abandon rcent et la rudesse, maintenant, de son geste. Peut-tre navait-elle pas compris lardeurmuette, ltreinte de possession dontil lavait enveloppe, tait-ce par une maternit complaisante, mais pla-tonique et qui nentendait point aller plus loin, quelle lui avait dit dunevoix si singulire, lasse et douce :

    Grand bb !Il ne sattendait pas, en tout cas, ce que Gabrielle annont, pour

    premier mot, sa mre : Ma bonne Thrsine, tu sais, je vous garde avec Albert, je noserai

    jamais coucher dans la maison, sans un homme pour me protger. Tu vasme faire le plaisir de prendre la chambre damis, Albert couchera dans unpetit cabinet.

    Un dbat sensuivit, aprs lequel M Janville, ainsi quil tait pr-voir, cda. Albert resta muet despoir et dattente en constatant que lapice que lui rservait sa tante , communiquait avec le cabinet de toi-lette de celle-ci, et de l avec sa propre chambre, tendue dtoe bleue etdont les fentres ouvraient sur la mer. Il constata, avec une joie profondeet obscure, que sa mre occupait une chambre distincte et loigne, delautre ct du palier. On se souhaita le bonsoir, bougeoir en main ; il yeut diverses alles et venues, Gabrielle prtant sa cousine du linge et Albert une chemise de nuit de Ferdinand, dtail intime qui dplut len-fant et qui cependant, en vertu dil ne savait quelle inavouable esprance,lui parut de bon augure ; on rentra enn chacun chez soi, mais, en tra-versant la chambre de Gabrielle, et en portant ses regards sur le lit bas et

    28

  • la mer Chapitre VI

    large quelle allait occuper, il aperut dans le fond la petite forme, ind-cise du corps de Nnette, endormie, les bras jets autour dun des deuxoreillers.

    Alors tout rve insens, toute conance en limpossible labandonna.Il retomba du haut du ciel plat. Avait-il vraiment pens que Brielle luiappartiendrait comme a, sans hsiter, de faon toute naturelle ?

    Elle linstallait dailleurs gentiment dans le petit cabinet, ttant lecouvre-pied, disant :

    Jespre que tu seras assez couvert !Puis elle posait un bougeoir sur la chemine, disant : Bonsoir, mon petit ! et se retirait, fermant la porte dun lger ver-

    rou. Il eut envie de se ruer sur cette porte, et stupide, il se demandait silnavait pas rv, si ctait bien vrai quelle se ft laiss ainsi presser dansses bras et embrasser dans la voiture ? Fou, navait-il pas cru quelle allaitsasseoir sur le petit lit et lui mettre les bras autour du cou ! Et main-tenant elle allait se dshabiller, sendormir paisiblement ! Un vertige luitourna le cur ; il lui semblait qu travers la porte, lodeur douteuse etpntrante qui sexhale de dessus une table de toilette de femme, et desacons et ustensiles qui la chargent, lui saturait le cur et les sens dunevolupt trouble et innie. Si elle allait reparatre, sa toilette faite ! Hlas,il lentendit, cette toilette, piant, loreille colle la cloison, des bruitsde porcelaine et deau qui lui parurent charmants, riva, mais inutilement,lil la serrure. Du temps scoula, toute clart mourut dans la pice dela chambre voisine ; une seconde porte se referma, et Albert, les pieds nussur le parquet, immobile, retenait sa respiration, esprant absurdement cequil savait bien ne pouvoir tre.

    Il ne se coucha que longtemps aprs, bien enrhum, et sendormit lan bris, pour des cauchemars impossibles.

    n

    29

  • CHAPITRE VII

    L , Gabrielle le rveilla en lui apportant un bolde chocolat avec des rties. Elle avait un air srieux quil ne luiconnaissait pas. Elle alla dabord sassurer que Nnette tait aujardin et que M Janville donnait tous ses soins sa toilette, elle fermaalors la porte et sassit sur le bord du lit dAlbert, auquel il ne manqua plusquelle mt les bras autour du cou, pour quil crt son rve fou ralis ;mais maternelle, elle lui dit :

    Mange ton chocolat, il nest est pas trop chaud !Il t le geste de refus du prisonnier dcid mourir de faim, si la prin-

    cesse qui le visite ne consent pas immdiatement le rendre heureux,mais elle lui mit de force la tasse dans les mains, et il dut la prendre souspeine den renverser le contenu sur les draps. Il t tout son possible seule-ment pour ne pas paratre ridicule en cassant son pain grill et en avalantle chocolat, sur les cuilleres duquel il dut souer, parce quil tait toutde mme trop chaud ; sa tante le regardait, pensive, srieuse, comme

    30

  • la mer Chapitre VII

    vieillie. coute-moi, mon petit Albert, dit-elle enn, je taime bien et je

    veux que nous soyons toujours bons amis, mais ce sera condition quetu me respecteras comme tu le dois. Quand tu tes comport hier de lafaon que tu sais dans la voiture, je nai pas os me dfendre, cause ducocher, mais ne recommence jamais, sans quoi je serais force davertirFerdinand.Quest-ce quil dirait ? Vois-tu, je suis bonne lle, je memontrefamilire avec toi, jai moi aussi du plaisir tembrasser, tu es un bon petitgaron que jaime bien, mais il ne faut pas que a aille plus loin. tonge et au mien, ce serait trs mal. Pense ta mre, pense ma lle. EtFerdinand qui ta dit quil me conait toi ! L-dessus, donne-moi unebonne poigne de main, prends garde de renverser ta tasse ; non, tu neveux pas me donner une poigne de main, eh bien ! embrasse-moi, je tele permets, mais ce sera la dernire fois.

    Albert posa sa tasse et saisit sa tante pleins bras, lui baisa detoutes ses forces les joues et le cou, en ltreignant si fort quil la plia enarrire, sur le lit ; elle ne se fcha pas, ne se raidit pas, dit seulement :

    Tu mas embrasse comme un enfant que tu es, un grand fou, pasraisonnable ; je vais tembrasser en vieille tante et ce sera ni.

    Elle lui jeta deux baisers secs sur le front et se retira, en ajoutant : Je viens de recevoir une dpche de Ferdinand, je pars 3 heures

    avec Nnette pour le rejoindre !Albert se leva le cur dchir. Gabrielle partant, plus de pche la

    crevette, plus de irt et de cousinage quivoque. Il se prit tout coup penser Mmonot, se rappela linvitation quelle lui avait faite : silntait pas trop tard, sil pouvait passer la journe avec elle et avec Pierre !Ingrat envers Gabrielle comme lordonnaient son ge et son gosme in-gnu, il rchit qu tant faire que de partir, elle et bien d prendre untrain du matin, qui lui et laiss sa journe libre, lui. Mais peut-tre neserait-il pas forc de laccompagner la gare. Lide cependant de toutce quil perdait en Gabrielle, desprances chimriques, sans doute, maisaussi belles pour lui que si elles avaient d positivement se raliser, leconsterna. Il shabilla machinalement et sortit. Nnette, qui laperut der-rire la grille, lui cria :

    Tu vas promener, dis, emmne-moi !

    31

  • la mer Chapitre VII

    Il hsita : Va demander la permission ta mre.Elle y courut, et pendant ce temps il sclipsa rapidement. Il sentait

    bien que ctait une trahison peu gentille envers lenfant, mais elle taitencore par trop enfant aussi, et il ne se souciait pas de lamuser en courantsur la plage ou en cueillant, ce quelle aimait par-dessus tout, des bouquetsde eurs dans les haies vives. Il avait dailleurs besoin de se ressaisir et dese concentrer en soi-mme comme un homme.

    Il marchait vite et sans regarder les gens, oubliant sa timidit vani-teuse et sa ridicule proccupation de leet quil pouvait produire : unsentier souvrit devant lui, hors du village, qui grimpait sur la falaise. Ilsy engagea. Le ciel du matin tait dun bleu ple et pre, le vent cuisait,et le soleil ne chauait pas ; mais une telle splendeur claire manait deschoses quune joie, frache et pure, prenait le cur. Albert, comme silgotait encore le souvenir dun fruit bizarre et dlicieux, nuanc damer-tume, remchait lindicible sensation de sa courte, trop courte aventuresans espoir avec Gabrielle.

    Il se sentait mancip, grandi, virilis ; sans doute ce dpart, et ce quiltuait despoirs imaginaires, lirritait et laigeait ; mais lavenir, le mys-tre du possible restait, en dpit de la dclaration vertueuse de Gabrielle,intactes et rserves. Il simaginait, en une sorte de rve bizarre veill,ce qui aurait pu tre, hier au soir, ce qui serait peut-tre un jour, il se re-paissait dimages et de mots voluptueux, dfaut de ralits, sans songer ce que de telles suppositions, dshonorantes pour la jeune femme, etprilleuses pour lui-mme, contenaient dareux et inavouable gosme.

    Mais quoi, la jeunesse et linstinct qui veut quon aime lemportaient.Et il montait, dun lan fort et lastique, pench en avant, fouett de ventsal, en plein ciel, sur la falaise au bas de laquelle battait la mer.

    Quand il fut tout en haut, il aperut deux silhouettes immobiles quicontemplaient le large, une trs petite silhouette denfant, une plus grandede femme. Elles ne lui taient pas inconnues. mesure quil approchaitdelles, il cessait, intrigu et curieux de les reconnatre, de penser satante et aux quivoques et malsaines impressions quelle suscitait en lui.Il ne douta plus au bout de quelques instants : les promeneurs immobilesqui regardaient la mer taient son camarade Pierre et MEmomot.

    32

  • la mer Chapitre VII

    Pourquoi Albert ressentit-il une honte trange, pourquoi ne fut-il plussi er dtre grand garon, de connatre et de convoiter le mal, pourquoisouhaita-t-il que le vent salubre qui lui balayait le visage, balayt aussi deson me ce quelle contenait dimpur ? Mystrieuse et inexplicable puis-sance dun sentiment vrai ! Il pressentait peut-tre que Mmonot, avecson visage de bont et ses yeux de calme lumire, serait pour lui uneamie sre et la protectrice inviole de son cur denfant en mal de pu-bert. Il sentait bien, en tout cas, quelle navait rien de commun avecGabrielle, rien de ses coquetteries lascives, rien de ses misrables et char-mantes proccupations denfant gt. Mmonot serait-elle donc pourlui le bon ange grave et svre, la conscience vivante et aime ? Aime ?Quoi, aimerait-il dj cette femme rencontre la veille, uniquement parcequelle lui avait parl avec intelligence, quelle lavait regard avec sym-pathie, quelle stait montre pour lui exactement ce quil fallait quelleft, an dagir sur ce mobile et vaniteux et sourant esprit dadolescent ?

    Mais, supposer quelle dt sintresser un jour, demain, aujourdhuipeut-tre mme, lui, qutait-il, que valait-il pour quelle ft attention lui ? Un peu dhumilit entra enn dans son cur, et il eut peur, vrai-ment, si elle allait le regarder froidement, fuir son salut, ne pas vouloir lereconnatre ?

    Mais dj, en lentendant venir, Pierre et sa mre avaient tourn latte, et tous deux lui souriaient, de loin, un peu tonns, comme lorsquonretrouve un ami quon nattendait pas de sitt.

    n

    33

  • Table des matires

    I 1II 5III 10IV 15V 20VI 26VII 30

    34

  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.