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Max André

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Text of Max André

EquilibresÉquilibres
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Or je vous le dis : de toute parole oiseuse que les hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement. Matthieu, 12, 36
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Poème L'ubiquité du dire émeut la pensée recelée de toute chose en sa trop claire essence et le poème ouvre son évidence aux ineffables pesanteurs le ciel y gît versant de l'âme obscure et seule où pénètrent l'écho le geste et l'autre nuit d'un monde de hasards éteints mais qui respire vers la sphère haute fomentant l'amour et les ogives cathédrales de paroles convoquées par le firmament ici s'ordonnent tant de flammes improbables pour raviver au sein d'une clarté les lustres à l'arrêt dans les annales noires le miracle endormi sous la demeure de l'éclair et son providentiel exploit rien pourtant d'éphémère à cette gloire capitale concrète de lumière et mort caillées où le revers des mots assoit leur place même en équilibre nul de nombres ambigus comme un jet de rayons dans les pièges du prisme et rien non plus jamais ici venu qui dès lors ne s'éclaire et ne s'accorde avec son nom.
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Mémoire nue sous le soleil énorme de midi tissus de temps voici le granit et le gneiss comme en rêve leur flot lourd glissant vers le gouffre (malgré l'ahan l'épaule haute des rochers) c'est le trône miné de ronce et de remparts la forteresse solitaire qui s'effrite à la déroute des paroles le redan suspendu sur l'âme en profondeur un tambour de lumière y étouffe le temps il y a bien parfois la tentative des châtaigniers plantant leurs serres dans le roc saisi par un vertige ineffable d'abîme vers le ciel au-dessus des jardins étagés le clocher jette un lien d'appel à contre-pente mais tous sont partis plus personne il n'y a plus personne l'oiseau s'est replié comme un mouchoir les signes se sont tus en horizons de pierre en baves d'escargots en fumées de renards les signes se sont tus dans l'ombre à la racine de ce regard figé d'oubli qui leur ressemble à l'heure du feu dru plombant d'un seul éclair l'immense mur dans ce regard qui les lisait un monde amoncelé chair ciel et roc histoire et parole et poème comme un écho mêlé de songe et d'anciens dieux Sournois vivant au creux de la vallée massive un torrent barré d'ombre où l'astre danse nu fait glisser la montagne et le ciel à la mer.
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Éruptions Loin du regard très haut des très hauts châtaigniers loin de leur exubérance verticale que traversent les plus abrupts instincts j’ai aperçu entre mémoire et songe jaillir l’eau du torrent sperme superbe de ce soleil dont l’insolence chaque jour affichée offusque nos étoiles précaires, saillant sur les méplats et les ventres et les atterrissements où dans les spasmes effarés d’orgasmes plantureux prolifèrent ajoncs épines herbes vives orties bruyères mousses et fougères en cortèges et verts Pour moi richesse et pauvreté conjointes j’ai longtemps végété dans la basse zone d’éros favorable à mes simulacres personne à qui parler personne à mes côtés tout juste la fraternité du flot coulant comme mes jours entre des bords où croissent l’aconit et les ronces sourdant parfois pourtant lucides fleurs de myrte auréoler à peine éclos le sein de la vierge en tunique tissée de rayons et de roses, délices furtives, vanités asservies au sceptre ténébreux Et tandis que sur les crêtes enfiévrées les oréades dansent parmi les ombres, jaillissent mes pensées provignant leurs racines dans l’opaque et l’humus efflorescences d’âme issues elles aussi des organes charnels mais oubliant leurs noces chevelues avec la terre, leurs retournes obliques selon les courants et les marges Puis la jaculation s’apaise en promesse d’azur par delà les blocs erratiques débris de cimes érigées, par delà les cuves dont le giron est fabuleux, jusqu’à ce que le décor éphémère effigie fuyant prestige seul dans la ravine se mue en un désir illimité de mer,
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jusqu’à ce que nos corps qu’exacerbe le sable s’élèvent à l’entier de cet espace pur où tous les mots s’effacent inutiles où toute voix devient langue et caresse.
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Ville Flaques le néon jaune au fond des corridors flammes la pluie sur le bitume où tous les prismes s'évaporent âme lumière au carrefour il n'y a plus de vide entre les pierres que lèchent les langues longues des fumées âme lumière sèche d'ombre la lune mate à la dérive de planètes étrangères la lune mate pend aux vieux murs comme une enseigne souffletée par mille miroirs Dans les cafés la bière écume les orchestres se multiplient l'orage nickelé foudroie les oiseaux morts et sur les seuils étincelants vibre l'ozone et courent les archets électriques La femme au sexe de nylon promenant ses dures antennes sur les murs marche sans chapeau double opaque des vitrines qui s'étoilent mais personne ne peut la suivre de son image rien ne reste malgré la persistance rétinienne les bouches du métro l'emmènent jusqu'à l'autre versant de la nuit et celui qui était venu pour la chercher repart tout seul le long des avenues indécises.
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Ville Une femme traverse la 5e Avenue sous d'énormes lettres de feu le long des murs on brûle une sorcière son bûcher illuminant les grands crucifix tragiques et la fluctuation de la foule dans le vacarme indifférent où parfois cependant se devine la face seule abasourdie de lettres rouges parmi les bouillonnantes artères qui se renversent vers la mer issues des bouches du grand lac et les solitudes arctiques les peaux de bêtes obscures absolvent le sortilège des seins l'âme est là-bas chez le trappeur lacérée par le coutelas ou par les flèches de ce dieu dont le visage encore échappe au fond des plaines pour reparaître à chaque pas dans les vitrages effarés Seul à controverser le déferlement manifeste des perspectives un ascenseur s'élève plus haut que le plus sublime angélus que les étoiles séquestrées à l'extrême faîte des tours jusqu'à l'arche de ce ciel clos né de la flamme et de l'écume.
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Histoire Des jours enfants nébuleuse au-delà des grands iris tendus flammes fumantes depuis les angoisses et les foudres avant l'architecture du charbon avant les maisons d'os et leurs faciès immuables parmi l'horizon vide tout est sans fin présent l'appel matinal des cathédrales vers le haut les villes aériennes sur les étangs fermés les éclosions de vapeurs transparentes épanouies en immeubles de verre et à travers le chaos des canaux et des galeries à ciel ouvert déjà les prisons et les ruines déjà les antennes dans le soir sordide déjà les rémouleurs aiguisant leurs ciseaux déjà l'horrible odeur des charniers et des pièges déjà le sang dans le ruisseau des abattoirs où les bœufs tendent leurs cous énormes aux couteaux de partout dans les amphithéâtres surpeuplés sur les gradins de topaze les foules se lèvent tour à tour surgies des déserts bleus à la limite de lumière ou montées sur d'étranges dragons par les abîmes applaudir les épées affilées du destin et regarder couler les entrailles fumantes la page écrite à tous les temps de la conjugaison Alors la mort ferme les yeux le néant s'organise et le cirque des lueurs fugaces replie ses rideaux sur une certitude de sable.
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Ils ont mis à la roue le peuple des métaux taillé le roc à leur échelle et détourné les aqueducs de la lumière pour affiler le tranchant des épées ils ont pétri de feu montagnes et nations ils ont rompu les ouragans à leurs caprices et récrit la formule absolue des aubiers ils ont bu l'alchimie et broyé l'occident ils ont partout planté leurs sismographes et les voici venus vers les fosses superbes où mûrissent les syllabes de l'abîme Pas un récif qui leur résiste pas un astre pas un corail des mille mers suppliciées que dieu puisse dresser de toute sa falaise pour mettre une frontière à leur ténèbre en haut pas un manteau de vent massif pas une écaille qui puisse recouvrir la renverse du ciel pas un bastion d'infime vide intérieur sur les confins inaccessibles de leur règne vers l'au-delà de cet espace anéanti où tremblent confondues leur victoire et la mort.
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Fusée L’abîme déchaîné dans les chambres de combustion et les tuyères émonctoires le vide mire du métal l’aile en défi sur les déserts de l’eau contestent la prépotence des pesanteurs exaltent l’équipage que tire vers le bas sa gravité native hybrides lévitant poètes du cosmos entre scaphandre et seraphim ils conspirent à leurs rêves comme les nôtres libres d’espaces qui fluctuent de galaxies de chaos primitif hors du temps avec eux avec nous le monde entier prend son essor et fuit la terre vers le désastre de l’azur exténué par les tumultes qui l’offusquent eux, bafouant les à-coups les vibrations avortés sur le bouclier magnétique les satellites malencontreux le vent solaire debout contre les empennages nous, exécrant la contrainte inexorable des horloges et les destins rivés à nos revirements pour eux, déjà la fleur de la musique se concerte et le ruban rouge et la couronne des héros et les éloges en belles phrases pindariques pour nous, peut-être, un mot d’adieu dans les nécrologies Mais à mesure que se balise très au-delà du cercle de la lune la sphère des fixes que vont s’amenuisant les plages d’oxygène peu à peu ahane la montée l’haleine manque aux moteurs il faut franchir la frontière gagner par d’autres forces la ligne où les voyageurs à la limite extrême d’ascension résignent comme nous tous leur apogée Pourtant sur les tableaux embroussaillés d’algèbres sur les ordinateurs aux écrans thaumaturges des argonautes d’infini rajustent leurs simulacres sans trêve réitérés jusqu’à l’incalculable issue mais omettant parmi les relations d’incertitude l’amour, qui meut de loin les amas de soleils.
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Le granit qui jauge les sphères a mis point final à l'orage doigts fumants de pluie la haie vive consigne le temps feuille à feuille comme l'aveu d'une défaite
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Fête Le taureau noir jaillit, trop-plein de la ténèbre, vers l'arène aux lumières crues. Aveugle dans le soleil et l'éclat de la foule, sans pressentir les signes qui marquent la mesure du rite immémorial, il piaffe, fasciné par le leurre des capes, puis, vibrant dans l'étendue neuve, il charge. La nuque rétive se raidit en collier d'ahan pour déchirer le mirage qui palpite sur la circonférence impassible. Il charge. A l'abri du bois, on le regarde. Le corps opaque ébranle les barrières, et le cœur dans son orbe de foudre fond d'allègre fureur à chaque volte des sabots. Les cuivres à nouveau résonnent (il ne les entend pas) et dans le cercle sans merci voici la bête porte-dard, le centaure promenant les yeux toujours sérieux de ceux qu'on a choisis pour conduire la danse en dedans. Arc-bouté, le taureau cherche de toute sa fougue intacte encore à disloquer sommairement l'obstacle, ignorant l'aiguillon qui ronge le garrot. En vain. Le premier sang coule vers les puissances dont le vouloir inaccessible préside très haut par dessus la poussière et les cris. Bientôt l'étreinte stérile dénoue son immobilité statuaire, et le taureau fixe hagard la carapace où s'est une nouvelle fois brisée l'illusion d'être seul. Douleur des trilles aiguisés dans la fanfare qui fulmine et l'étourdissante lumière ! Le mufle bave, les flancs battent une musique d'asphyxie. L'air se dérobe aux assauts redoublés. Le courage haut porté jusque là chancelle dans le vertige des passes. L'ombre tourne. La mort dresse la forme effilée d'une lame. Le front obscur, comme pour mieux découvrir le centre, se replie vers la multitude du sable. L'abîme de l'azur chavire. Tout s'éteint. La fête se clôt par une parade de clochettes, et les portes massives murent l'arène où la nuit pose son voile sur l'évidence du vide.
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Rien ne reste de ce qui faisait la splendeur des rivières suaves dans le soir les étoiles déferlent sans prévoir selon quel ordre elles se précipitent avec la terre j'écoute pour reconnaître cette langue inouïe qu'elles parlent Nous ne savons rien des flux rien des astres tout en nous est potage de la pire espèce tout est bouillie de la tourmente et lait caillé je préfère ne pas me regarder au miroir de l'absence évidente d'abeilles ni crier dans l'espace ingénu mon affliction C'est vrai que toute la maison repose sur des pilastres de lumière mais ses assises descendent très bas au-dessous des couloirs sombres du métro Rien ne passe plus là n'y va pas tu n'y verrais que l'ombre étonnée de toi-même avec au cœur du temps les ronciers de la nuit tu n'y verrais qu'un champ d'éponge une déroute de goudron un repaire d'oiseaux bavards rien qui t'apprenne autre chose que la question longtemps déjà posée.
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Miroir Monstrueuse, émouvant le miroir de mon double où se brouille à demi l’onde de nos pensées, une duplicité insaisissable et trouble revêt de son remous les formes inversées. Nous sommes deux en un ils se tordent, s’enlacent, serpentent, dispersés en chimères d’oubli, s’endorment contre moi pour dormir à ma place chauffés à ma chaleur dans la chaleur du lit. Je suis leur entretien, ils me jouent, me fascinent, m’accablent sous le sceau du geste original, et plongeant au plus bas me ploient vers la racine, mus par les fées bossues près du berceau banal où repose la proie et la pulpe irréelle de l’enfant nouveau-né des temps non advenus reflet de lune et fleur des étoiles jumelles chu par décret fatal en chartre de chair nue. Je voudrais étrangler ces serpents qui s’étreignent dans la nuit de mon sang aveugle à l’avenir, alcide sans espoir que ses ongles atteignent les corps appariés qu’il ne peut désunir ; et cette ombre estompée qui n’est plus même une ombre, passé qui n’est plus moi changeant de flux en flux, décombres de la vie que le vent désencombre, je n’ai pour la nommer qu’un présent qui n’est plus.
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Il le saisit natif naïf surgi de l'épaisseur des limbes sans pruine nu de tout éclat il le brûle au feu de la forge puis il le couche sur l'enclume et le travaille à son caprice avec un marteau de lumière on voit sortir des mains robustes une tige un piège un écrou un chenet un arbre un arceau une volute un coquillage un pont comme un fouet sur les fleuves un orage de mille chiens il le tenaille il le déchire à pince à griffe à vent de tuiles il le transperce d'étampures il tord les mamelles du fer il le plie sans faiblir jusqu'à la limite ultime du cri jusqu'au paroxysme des braises jusqu'au cyclone d'étincelles il l'étire le bat l'écrase tout le jour au fracas des grêles tout le jour au feu du déluge jusqu'au soleil qui se renverse jusqu'à l'insoutenable nuit.
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Comme l'herbe sur la cendre comme une branche au brasier dans le feu la salamandre ou le homard au casier le maroufle est là pour prendre la suite des devanciers parcourant tous les méandres s'abrutir et s'extasier remonter puis redescendre par quels larrons éclusiers Mais cherche-t-il à comprendre l'uglau lui tord le gésier.
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Regrets Mes années s’éloignent de moi dans le silence à tire d’aile autant que je m’éloigne d’elles des pleurs anciens des vieux émois En ce moi que le temps révèle est-ce moi le moi d’autrefois je m’accrois lors que je décrois à chaque échéance nouvelle De jour en jour de mois en mois tel un serpent à peau duelle je mue aux phases annuelles glissant de l’envers à l’endroit Quoiqu’à ces avatars rebelle mais captif d’implacables lois moi qui pourtant ne suis pas roi je veux feindre ce roi fidèle Qui dans son deuil et désarroi du balcon de sa citadelle a jeté la coupe et chancelle vers l’onde noire qui la noie L’histoire est noble et solennelle depuis ce jour le vieux roi boit moins qu’Artémise et ne déploie en si grand sépulcre son zèle L’idée me traverse parfois comme il y songeait pour sa belle aux flots des mers ma tourterelle de me dépêcher avec toi Mais une destinée cruelle dès ma naissance je le vois sans cérémonie me fourvoie vers la couche et vers l’écuelle
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Je le regrette et qu’on me croie mais qu’autour de ma tombe on danse on contredanse on se fiance on s’ensemence que personne ne s’apitoie sur cette vie celle de tant de rois je pense tout illusoire qu’elle soit.
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Meurtres en Avalon En Avalon, il y avait un séducteur. Il ne faisait que regarder les femmes avec des yeux de ciel, des yeux d’orage aux lendemains impossibles : elles baissaient la tête et traversaient les rues, rougissant d’y penser ; il les suivait. Le scandale grossit, des amants jaloux se liguèrent, les maris déchiraient les lettres anonymes et les brûlaient sans dire un mot. Comme il flânait sur le trottoir, incognito, je l’ai tué. En Avalon, il y avait un savant. Ses yeux scrutaient le ciel à la tombée du jour, les télescopes pleins d’étoiles. Venu le temps des équinoxes, il mesurait l’amplitude que l’océan peut atteindre à la marée de syzygie. Il démontait en se jouant les plus subtils mécanismes des aberrations planétaires. Rien ne résistait plus à ses ordinateurs. Il allait arpenter le polygone du zodiaque et cadastrer la sphère des fixes. Au beau milieu de ses calculs, je l’ai tué. En Avalon, il y avait un prophète. Yeux tendus vers l’avenir, il assemblait le peuple d’Orkenise sur les parvis et les places publiques ; pour entendre sa voix, on se battait, on défilait entre les maisons grises en cortèges troués de drapeaux et de ciel. Sa parole inlassable pénétrait par delà les doubles vitrages jusque dans les chambres capitonnées d’enceintes, de dictionnaires et de chrestomathies ; ses appels fomentaient des fièvres. Pas même achevé son discours, je l’ai tué. À présent je suis seul.
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À la cour du roi d’Espagne triomphe un beau cavalier la femme aime qui la gagne seigneur noble ou bachelier affrontant mers et montagnes assauts combats singuliers et l’amour qui blesse et poigne À la cour du roi d’Espagne pleure une reine humiliée de la fougue qu’il témoigne pour les jupes déliées des hautes dames qui s’oignent tout aussi tôt oubliées que bergères qu’on empoigne À la cour du roi d’Espagne la reine rose exfoliée meurt aux bras de ses compagnes Portant lance et bouclier son champion vainqueur s’éloigne avec barons et alliés vers de nouvelles campagnes.
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Chute d’un ange Les immuables assises du Ciel s’arc-boutent sur des himalayas de lumière et de neige ignorant les pilastres les ciels menteurs et le sublime fourvoyé par les peintres dans l’artifice de leurs toiles, les harpes allégoriques les angelots grotesques et les deux chérubins truchements des scrupules prescrits par une Voix parfois quelque figure s’estompe au centre du halo, une femme, idole transparente à l’esprit, inaccessible à l’apparence pâle comme la forme indolente du songe limpide comme la musique subtile qui sustente les Hiérarchies, et je m’en vais, banni de l’élysée vers d’autres temps, non pas les siècles numineux de ces mythologies dont la source se meurt miroir lacustre et vasque aux pieds des nymphes ni même l’ère profane des photos figées dans les anfractuosités cérébrales, images ressassées de paysages impassibles, qui recèlent néanmoins l’étrangeté de leur agencement Un cycle s’est fermé et lorsque je naquis, à l’orée du monde était une forteresse indécise, des remparts flottaient sur un perpétuel frissonnement de vagues de nuages dilacérés aussitôt recousus tout autour ; dans l’obscur j’y conversais avec les anges j’y rencontrais Uriel et Gabriel et sa garde de nuit sur le chemin de ronde je les aimais le jour je sillonnais je crois les longs tunnels vers une cour suspecte et des casernes délabrées, des cuisines où tenait garnison une invisible cantinière, parmi les odeurs de soupe je traversais les corridors que hantaient derrière l’ombre des soldats les spectres d’armures emphatiques, les rumeurs de supplices suppléant à l’enfer par les bûchers banals seuls imprimés en la mémoire de la pierre et ces murailles percées de barbacanes sans oiseaux l’enceinte de ces murs aveugles sans même un nid de guêpes, falots en feu dans la trouée de l’ombre, n’avaient pas de secret pour moi je les élucidais je les jouais je pervertissais les in pace j’y sondais des sapes avant qu’un vieil abbé n’imite mes exploits
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Mais à présent songe-creux prisonnier de paradis mathématiques de monuments exacts que détruisent mes prestiges désaltérés, la rafale des rêves peu à peu rallume en moi les harmonies lointaines d’un futur où l’enfant ne demandera plus de comptes à l’archange qui s’est tu, à jamais peut-être, et tel est désormais mon désir, non plus de feindre l’unisson d’ineffables trompettes singées par le clairon scurrile du rata, non plus d’entendre les fourgons klaxonnants quand la patrouille parade rue par rue pour poser son verrou sur ma sérénité, mais de vivre l’impétueuse symphonie de la cité des hommes qui se déploie, et qui s’exalte et qui s’accroît vers le Chariot jusqu’aux hyades des étoiles enfin ressuscitées d’un univers nouveau.
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naquit sociable encor que solitaire souffrit marcher mais non fouler la terre joignit le branle à l’immobilité conjugua trouble avec tranquillité s’enfuit au loin sans quitter son domaine nia l’ardeur qu’il connaissait certaine frustra son gré de voir femmes passer se réchauffa de ses flammes glacées prit aversion les espérant peut-être choisit l’esprit mais épousa la lettre dauba les biens pour les mieux épargner pétrit les mots qu’il jurait dédaigner pria les dieux les blasphémant sans trêve se réveilla sans répudier ses rêves s’humilia de profonde fierté courut laideur couronné de beauté pleura longtemps de qui le faisait rire consigna blanc mais noir croyant écrire découvrit sens encore en la folie prêta l’oreille à des voix abolies bannit les chants qu’il souhaitait entendre fit diligence en vue de plus attendre chercha toujours rien qu’il voulût trouver contrecarra ce qu’il pensait prouver anéantit de savoir sa science célébra fort l’éloge du silence assit très bas le peu qu’il soulevait ... périt enfin de tout ce qu’il vivait.
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Dualité Nus dans l’azur sous l’édredon lumineux des nuées des anges bleus nagent très haut par dessus les faîtages et les toits jusqu'à la pointe du campanile où capturées par le tonnerre des cloches s’abîment subitement les foudres tout plane en l’allégresse et la légèreté de l’air l’esprit met en oubli les géométries machinales que dirigent sans imprévu de rigides antennes ratiocinantes jalonnant les sentiers mille fois explorés en tous sens, met de même en oubli les oracles obliques de la pythie ; unanime, le monde laisse alors affleurer sa substance naïve, l’âme enfin déliée siège entre les astres et les parfums de perfection perdus comme l’amour dans la rumeur du rêve Mais bientôt les forces de gravité réfutent le scandale qui jette discrédit sur le sérieux de nos spéculations tout se dérobe vers le bas en un bourdonnement d’abeilles déréglées, le monde renaît divers chiral asymétrique, autre et le même au deçà du chaos, quoique bien plus riche d’accidents que n’en conçoit la suffisance des symboles : tant de présences hostiles rebutent, il est vrai, les appétits de notre entendement, ici, les roches souterraines et les métamorphoses du granit s’abolissent parmi les sables, l’herbe écrasée craint l’assaut vorace au retour monstrueux des troupeaux, là, s’éparpillent en feuilles sibyllines les débris de branches brisées pendant que des fleurs opulentes deviennent fruits pour le mal ou le bien rutilantes grenades qui ravivent au son des cymbales les graines de l’enfer, et l’arbre prohibé se déploie selon les ordonnances péremptoires offrant sournoisement ses prémices au couple fatal désormais en amour et larmes, honte d’après l’éden qui sanglote accroupie sur son aire stérile pourtant parmi les structures fracturées et les cataclysmes telluriques, extrême dans le paysage forcené un géant marche aveugle hors des entrailles de sa nuit à la recherche du soleil et des foisonnantes étoiles… Ailleurs les superettes débitent leurs légumes redondants et les garçons-livreurs prennent essor sur la talonnière des cycles.
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Très loin des hommes loin si loin de cette inlassable marée mouvant l’abîme je voulais atterrir droit sur les prolongements juste de l’avant-port, sur la jetée rebelle à la vertigineuse sinuosité des plages sans relâche dans les mirages mordorés et les îles chimériques je voulais atterrir droit tout en grand sur une terre ingénue sur sa géométrique nudité dominant la timidité de l’eau moi, debout, majestueux à ce point de contact entre les éléments qui nous conjuguent ! Mais malgré les cartes les plus modernes malgré boussoles ou compas les vagues ont drossé la coque de Liban vers les déserts aveugles vers la basse qu’oppose l’océan à d’irrecevables arrivées car le moindre branle devant nous brise de ses divagations nos routes rectilignes la moindre dissidence suffit à dépraver nos plans, à chavirer nos arrimages il suffit d’une embardée du destin, une rencontre de hasards et tout est dit : un mât, un nuage, une barque par gros temps regagne craintivement la rive, les soirées éveillent le présage d’un plaisir quelque désir de femme qui marche sans rien voir dans l’imposture enluminée des ports, une palabre déborde et submerge les dédales cérébraux, et parfois surgissant des tréfonds, l’illusion d’être seul parmi les foules fourmillantes avec leurs feintes dégaines de spectres, ou l’innommable qu’attouchent les tentacules immiscés au plus secret de notre gouffre. Tout ce que j’aurais dû savoir ce que j’ai toujours su et que j’ai eu grand-raison d’ignorer.
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Phare blanc fragile jetée vers la barre des horizons une lumière s'exténue au bord du gouffre sans mesure tournent mouettes et fumées le vent y chante à toutes prises et la merveille s'y dévêt sous le regard profond de l'ombre.
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Les prairies dans l'agenouillement du vent quand s'humilie l'esprit devant la lumière et les cimes semblent rendre au soleil hommage de quelque fleur banale éclairant le décor par tenture innocente présumée entre les murs blancs que surplombe l'azur comme enseigne de fête et la flamme folâtre mêle dans les fossés les vieux miroirs brasse l'embrasement des nuages jusqu'au vertige du ciel enluminé Pourtant que la trame des travaux et des jours s'annule que se propage en la routine des corolles. le long des tiges comme les boulins et les perches soutenant l'échafaudage du sommeil un poisson qui circule avec ses écailles sans sutures que les mouches mauvaises braquent leurs yeux à facettes vers la mère des marécages le temps gluant glissant déplié droit par les horloges devient durée durcie de l'épaisseur et sur l'herbe en la paix du jour parmi les heures du vent triste dont meurent les traces l’épouvante frémit doucement comme dieu.
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Printemps Tout en bas danse la musique autour des kiosques depuis longtemps vacants, l'horizontal s'effiloche au fond des longs déserts ; vers l'astre les rameaux et les tiges appellent comme la flamme vers son lieu : voici venir pour l'alchimie la dose d'or des noms qui montent, voici passer avec l'oiseau le cri définitif de ce qui ne reviendra pas. L'espoir de rassembler les troupeaux hébétés de la chance rajeunit les os secs, les arbres, les soldats, le sang déjà caillé des chevaux qui se cabrent. Les dieux et les serpents changent de peau sous les taillis piqués de neige ancienne, la lucarne du cœur ouvre un œil ébloui. Au feuillage, miroir ocellé du futur, la chimère d'avril fugace se reflète avec sa toison pourpre et ses doigts bagués d'algues... Tout s'érige immobile en équilibre altier, tout semble s'établir en un sacre de marbre quand le soleil surgit déchiqueté de l'ombre. Mais la crevasse couve au repli du jardin, et la faille à travers les fleurs ouvertes rampe.
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De profundis Trahi traqué déconcerté j’écoute confondu j’écoute les échos prohibés du nom lointain d’Éden la rumeur d’antiques jardins dans la vacance d’Épicure et les sirènes de l’enclos d’Armide au masque d’or, tous jeux de paradis fictifs parodiant la psalmodie des cigales brocard à la jeunesse de Tithon chimères n’êtes-vous pas désormais chimères en plein désordre des hasards sans plus de place parmi l’exode que signe l’indélébile dérision de mes taches arches d’orgueil futur avant déluge rages rebelles orages rabâchés des mauvais anges, livrant au bout de murs cruels gestes d’un monde qui fut un telles issues crépusculaires vers l’obscur ! Que faire, je ne sais sinon descendre au bas pour traverser le Fleuve vers ce bois souterrain dont saignent les buissons saignent clament et pleurent, cœurs de troncs torturés parmi les rames qui supplient croix aux corps émaciés de tant de jours cloués sur le poteau des branches Et puis plus bas encore loin des randons troués d’éclairs dans un espace nul où naissent les accents qui sait d’un dieu blotti maladroit malhabile, toi silence tendu vers l’éternel éclat par delà la fanfare insurpassable d’astres, clameur à peine éclose absente à l’infini nuit d’âme enchevêtrée dans les halliers du temps.
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Essor Par les passerelles métalliques, au cœur des architectures hideuses et des néons que le regard profile en parois plastifiées, par les venelles aux vitres mates et les quadrillages d'îlots à cette heure déserts, se déversent en deçà de la ligne qui limite la ville vers le haut et revient en spirale tout près du passage et du port, les meutes, les mains nues, les chansons sans souci d'échos et les musiques, les crimes mal éteints dans le courant. La fête fume. Partout saignent les fleurs de la poudre et du feu. Quelquefois, un météore plus qu'un autre exalté s'épanouit dans les méandres de l'ombre, puis retombe comme éclats, étincelles, pétales sanglants, vers les balcons heureux où miroitent les robes, où les yeux palpitent. La foule alors frissonne en drapeaux fanés comme si de voir sur les toits se déchirer les astres lui infusait on ne sait quelle fièvre incongrue. Les carrefours résonnent de mouvements enrubannés. La mer tremble très loin comme un vaisseau d'étoupe. Une rampe me sépare, moi seul, de ce spectacle que je découvre à la surface des éclairs. Je marche vers l'appel profond. Mais tout répond au bout de moi sous le calice à cet ébranlement de planète brisée. Une ville plus vaste se devine à l'autre extrémité des réjouissances suburbaines, les contours de bouges imprécis, les palais aux perrons submergés par l'eau boueuse des canaux. Là-haut voici passer les étoiles fragiles. Les ponts mènent à mille nulle part. Le sommeil me fait peur avec ses vagues d'anémones. Pourquoi les rangs serrés à toute mort, pourquoi l'engrenage du temps, l'épaule dure des détroits, cette pesée de continents à la dérive ? C'est l'ombre qui me fonde et bâtit ma demeure à côté, sur le versant tout juste ébauché de mes jours. Je suis venu de très loin, à la traverse des formes ondulantes : j'étais rocher il y a peu, puis ver de terre à peine habitant des ténèbres. J'ai gravi un à un les échelons obscurs de la géologie. J'ai passé les chemins éblouis des rivières et l'eau m'a tout entier parcouru, depuis le fil dissimulé des sources jusqu'aux reflux, jusqu'aux remous de la marée, et j'ai nagé comme un poisson par les abîmes, dans la plus insoupçonnable intimité des vagues. Il m'a fallu paraître à l'âme, à l'air, à la clarté, à toutes les choses sans poids. Mais je n'ai pas perdu le souvenir, il est inscrit dans le secret des lignes et me retient au sol : je ne brûlerai pas sur l'épée de l'espace comme un soleil de fête éteint sitôt lancé. Jusqu'à la fièvre essentielle, jusqu'aux vrais fastes de clarté, la nuit de toutes parts souffle le dernier mot.
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Alternatives Se poser, prendre essor dans les taillis du temps, joindre le poids du vol au léger de la plume, s’en aller, revenir où le cœur a coutume, confondre, distinguer repos et mouvement, suivre le fil fatal qui se tend et détend vers de magiques bords où d’autres feux s’allument et s’éteignent, nul ne sachant si se résument en infrangible tout l’après avec l’avant : notre âme vaguement voudrait que ne s’achève le jeu de ce hasard érigé par son rêve, mourir de sa naissance et vivre de sa mort, ou, logée aux oiseaux tristes de l’immobile, les ailes repliées, pareille à qui s’endort, se prendre au simulacre engravé dans l’argile.
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Hasards L’hilarité des hasards déjoue l’illusoire ponctualité des astres opiniâtres brocarde les trajectoires elliptiques et la parabole des comètes bafoue le galbe parfait de l’orbe où l’oracle s’égare en conjectures ambigües comme à Dodone les paroles jadis perdues parmi les chênes qui frissonnaient au plus sombre des bois sacrés Juste dessous mal endormis mes rêves rampent je ne peux penser le repos, je ne trouve pas le sommeil partout s’allume le vacarme de consonances arbitraires s’affolent les musiques délabrées et les mélismes fulminants partout clignotent les écrans bariolés de signes qui se déchirent afin de mesurer l’aride relation d’incertitudes statistiques Mais par delà les vitrines imprévues les salons somptueux où s’offrent aux chalands des espaces de vertiges par delà le chuchotis de nymphes nues prônant pistons et pare-chocs au cœur même de l’aventure une seule fois captive de ces mirages de fortune vouée aux dérives implacables aux plus précaires embellies, dans le tumulte pur d’une anecdote sans clôture gît l’infini silence.
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Gravité Au plus creux du tableau des bœufs blancs sommeillaient et l'herbe les cernait les dévorant de têtes les sources respiraient vierges de tout soupçon la craie donnait créance aux massives falaises les rochers prenaient mine abrupte de rochers sur le quai bétonné la mer jouait le flot les arbres enhardis levaient leurs yeux de plumes l'air se multipliait autour d'eux comme un mur une charrue faisait confiance à ses mérites sur le toit la fumée dressait des barricades on vivait comme un bloc au fond de la cuisine le couvercle empêchait les viandes de sortir et la table affirmait ses quatre pieds à terre Mais tissé sur la trame incolore d'espace horizon pavot rouge envoûtant le soleil tendu pour ne pas choir au bout de son vertige l'amour est-ce l'amour ce souffle à la rencontre l'amour attirait tout au centre de sa fuite tout tombait tout tombait sans en dire un seul mot tout tombait les poissons les rivières les songes les barques sur la mer tombaient comme des flèches les bœufs blancs l'herbe drue les rochers tout tombait dans un silence flamboyant de cathédrale dans une dérisoire étincelle tarie sitôt que née de la ténèbre et de l'abîme au revenir de quelle enfance ensevelie au souvenir de quelle étoile dilatée et tout tombait sans rien savoir ni haut ni bas ni froid ni feu ni plein ni vide tout tombait Icare seul barrant le ciel comme une borne
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Héraclite De l'autre côté du grand mur un enfant joue dans l'herbe vague un enfant joue dans l'herbe vague sous la couronne de béton il ordonne le nouveau règne le monde neuf le beau mirage la nuit finit à ses yeux vides il ajoute la pierre aux pierres de son château mal équarri il étend son sceptre de sable sur un royaume inaccessible s'il chante des armées s'ébranlent en longs cortèges de fumées s'il pleure c'est un stratagème son ombre le suit pas à pas jusqu'aux confins de son domaine jusqu'aux limites de ciment jusqu'aux réseaux de neige noire Il est immortel sans comprendre qu'il est né pour l'éternité.
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Meunier, tu dors… Je ne sais comment quelque esprit malin endort le meunier au fond du moulin. Est-ce la rivière effarée qui roule des rêves hantés de lune et de houle ? Est-ce le cliquet sec de la trémie qui festonne l’heure à pas de fourmi ? Est-ce la lucarne ouverte où s’épuisent les rais du soleil dont l’or s’amenuise ? Je ne sais pourquoi quelque esprit malin endort le meunier au fond du moulin. C’est que la roue tourne avec l’eau tranquille le long du sommeil obscure presqu’île. C’est que l’ombre monte et que le meunier ne s’éveillera qu’à l’instant dernier, tout son grain moulu sans qu’il s’en avise sa besogne faite et sa part divise. Je ne sais pourtant quel esprit malin endort le meunier au fond du moulin.
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Jaillie de la terre et de l'eau la maison de lumière éclate elle envahit les continents le fond des mers est mal à l'aise la lune pleure à sa mesure et les étoiles s'en défient Pourtant rien n'est moins gigantesque.
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Du fond de l'océan démesuré du fond de l'ombre la marée monte comme un pleur ah ne plus voir mourir la rosée aux dents fraîches et refermer d'un mot le portail inconnu sur un désert d'eau vide et d'implacable espace mais que faire en l'absence infinie de clarté quand ne tournera plus la redoute des jours La guerre en sentinelle ouvrait la porte au vent dispersant les bonheurs anciens par les ténèbres et livrant aux frelons le dessein de s'aimer On attendait les yeux ailleurs on vivait mal à l'aventure sur les môles le long des plages sur les hauts remparts de la mer mais qui pourrait ne vivre plus Océan double écho d'évidence et de rêve où se croisent la soif et l'eau où se trament ta solitude et nos fatigues dans le balancement de ton éternité océan ton manteau les ressacs le ramènent et par le froid silence où dorment les couteaux je vis vêtu de toi tisserand de l'absence mirage impénétrable au fond noir du miroir qui poses sur le bord de l'abîme une rose Mais l'océan rumeur massive n'est rien d'autre à toute peine ancré sur ses pesants récifs qu'un peu d'étoile éparse à la merci du vide j'ai mesuré l'obscur d'une cuve de plomb voici le temps déjà des lointaines absences voici le rang nouveau de fête à l'horizon sans trace cette fois de l'histoire à ma route.
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L'impuissance a la douceur molletonnée des balles de coton, le flexible qui caresse l'esprit chaviré vers le haut par les abîmes, l'utopie languissant, mains aux genoux, dans les fauteuils spacieux ouverts sur les grottes et les gouffres. Très loin pourtant, les vers rampent entre les cadavres déchirés, les stalagmites à l'abandon. Une terrible odeur de fauve stagne au fond du puits sans remontée possible. Des têtes rougies s'amoncellent, le sang traversant les ténèbres se mêle au lait des nourrices, à l'évidence des seins coupés. Le sable et le béton murent le roc déjà flétri. Mais tout fade, élastique, et suranné. L'impuissance prend un miroir et se regarde.
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Un enfant crie dans son berceau il attend le lait de la terre il aspire aux vertus de l'herbe il a faim de ce qui le porte il gémit comme le chien pleure la mâchoire à même la terre gorgé d'entrailles à manger mais vers le haut les yeux éteints les yeux éteints les moribonds sur un lit d'herbe ou d'hôpital geignent doucement vers la terre affamés de l'ombre et de l'herbe.
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Idéal Les formes se tordaient songes en le profond exil d’une forêt démesurée de marbres lorsqu’engendré de l’ombre anonyme des arbres sur le blanc destrier surgit Bellérophon. Grandi du cimier rouge adorné d’un griffon, et du haubert doré sous le manteau de martre il rêve à l’Amazone, oublieux de la chartre où la fauve beauté féconde se morfond. Il ravale très bas pousuivant sa Chimère le désarroi l’angoisse et l’espérance amère opprobre de soi-même ou ténébreux débat avide inassouvi errant dans Brocéliande il sent frémir sans fin en ailes qui se tendent l’élan vers un azur qu’il ne foulera pas.
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pour Patrick Quillier
Dans la fleur rouge une abeille le soleil sur un mur blanc et la réplique éclatante du vent transparent qui tremble, c’est l’hypothèse fragile que l’œil de chair échafaude que la parole présume sur des indices légers la nuit qui vient la réfute le jour levant la confirme et la beauté s’y érige en bref pavillon d’éclairs.
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Sirène Je l’ai trouvée nageant et nue par tous les méandres du temps à mi-chemin de l’estuaire où s’ouvre l’océan des signes et c’est alors que j’ai jeté mon jeu de tramails et de nasses de filets par flux et reflux translucide je l’ai tirée loin des vagues sans souvenir jusqu’au mouvant oubli du sable.
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pour Battista
Psyché Elle seule toujours belle sur la montagne avant le souffle avant la flèche et le palais vibrant de voix attend sur le sol simple Que sait-elle des gouffres au profond sous le leurre des fleurs de la phalène en vol fatal contre sa flamme que sait-elle parmi la forme des nuages là-haut parodiant nos prestiges précaires du ciel qu’y pressentir l’amorce d’un serpent ? Yeux superflus l’âme se fond au paysage d’abîme quelque euphorbe arrachée au rempart du roc dans le soleil mêlant les lignes à la clameur de sa clarté et tandis qu’une larme égarée d’aurore agonise entre les étendards que la montagne y prend refuge sans être pour autant sûre d’elle des bêtes sombres veulent boire seule elle se tourne en elle et seule attend le monstre.
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Grecque Le sel, trident de l’eau. En été dans les olivaies près de la mer qui s’évapore l’être s’offre aux tailles du temps Dès lors les minutes dispersent leurs fragments d’amphores parmi les milices du sel forant le fût des colonnes doriques.
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Tant de ramure au désir de l'étoile s'ancrant profond dans la terre mouillée tant de réseaux vers l'astre déployés et tant de vent dans le sein de la voile le tronc vivace et l'écorce écaillée une membrure au lointain qui se voile stable vaisseau charroi chargé de toile sur chaque vergue un hiver s'est caillé Rien ni l'espoir d'aurore à la mâture rien ni tourmente inversant la nature n'ont chaviré le bel arbre vainqueur mais en son fil l'acier simple recèle sans le savoir assez d'une étincelle pour brûler vif le navire en plein cœur.
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Une étrave antique fendait l'eau limpide des hellesponts sous le ciel au feu des fournaises la mère écume mugissant entrebâillait les porcelaines partout dormait le cauchemar à l'horizon des cheminées Nus sur l'herbe dansaient les dieux colorés d'aurore éternelle c'était le temps de Pan vivant où des Amphions suscitaient les remparts dans l'aube tranquille les pavés de nos avenues c'était le temps de notre mort Aujourd'hui rien n'a disparu dieux ni trésors pris sous le sable ni perle aux valves enlacée des téléviseurs lumineux des coquillages arrondis nacrés comme les aquariums chaque nuit naît une Aphrodite Vers les Colchides inouïes tournent les arbres des machines à toutes les aires de vent effarée la gorgone pleure dans les fumées du boulevard et sur le môle sans répit l'homme guette une voile blanche Vagues rumeurs de la marée tramées de l'étoffe des songes immuables les astres voient tout le long des grands quais déserts nos ombres fondre parmi l'ombre pendant qu'au loin très loin la mer sourit comme le souvenir.
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Après tant d'hommages à ceux qui croyaient bien ne pas reboire à l'alchimie tant de géométries irréfutables à notre échelle d'astronomies rêvées dans le fossé des aubes neuves voici que se dessinent les constellations inconnues et que surgissent au-delà de la ligne idéale d'espace par les quatre horizons supposés déserts si vainement des foules vierges Elles marchent sans rien savoir de nos desseins anciens pas même l'éclair d'un regard vers les tapisseries stériles que tissèrent les astres maintenant pâlis et les couleurs déjà passées sur l'autre rive de l'abîme et le temps change en indéchiffrables grimoires les beaux langages scintillants les mots d'amour au grand soleil le long poème des étés dans les prairies brûlantes du silence l'herbe du souvenir entre les pages refermées d'un livre que nul n'ouvrira plus jusqu'à la renverse illusoire de l’ombre.
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Diptyque Algérie 58
Ils marchent c’est le même soleil accablant du mois d’août le même feu sur la montagne décharnée la même flamme irrespirable dans l’espace la même absence obsédante de l’eau le plateau ondule et s’étale comme un océan figé en stagnantes lames de plomb sous le ciel four circulaire, et le vent brasillant s’irrite aux silex aiguisés des pierres Puis à leurs yeux tout se dépouille tout s’abstrait, s’esquisse en tableau aboli, le poids du créé symbolise sa pesanteur dans la matière translucide d’une substance sublimée le temps s’aliène, vibrations tendues vers la géométrie première, et l’instable ruisseau du sang déserte les veines vitales songe d’argile épaisse et rouge, au creux du monde minéral flottent des formes de fontaine. Soudain des murs de toile battent arc-boutant leur échine brune des tentes sortent de terre parmi les moutons pelotes de laine mal dégrossie et le petit enfant devant les ouvertures sourit au soleil et au vent au franc soleil du monde entier qui fait luire ses dents humides et portant la main à son front il salue les soldats qui passent un à un le long du chemin le cœur vide et la tête basse fusil au bras sanglés bottés
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bardés de feu mal endormi de fatigue et d’indifférence plus écrasants que la montagne plus écrasés que l’horizon et plus tristes que leur victoire.
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Échos Un grondement ce soir ébranle la montagne. On ne sait plus si c’est l’orage ou le canon cette voix sur laquelle on ne peut mettre un nom qui roule sourdement dans le jour qui s’éloigne. L’ombre trace là-bas des signes menaçants. On ne sait plus si c’est la pluie qui tout à l’heure abreuvait le sol nu ou si la pierre pleure sous la malédiction millénaire du sang. On ne sait plus quels sont ces griefs de rupture fureur humaine ou force fluide de l’été dans le songe du lac écrin d’obscurité les éclairs striaient l’eau comme une déchirure.
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Végétation Stérile envahissante inaltérable armée de griffes arrachant des lambeaux de lumière elle rampe et se tord dans la casbah fermée où mordent agrippés les crocs de ses barrières et les chevaux de frise et les ronces mêlées crispent au long des rues leurs ongles sur la pierre barrant par le travers les venelles bouclées hérissant le sol cru de fers et de lanières et moi je marche autour du gouffre prisonnier d’un tunnel ténébreux dérobé du tonnerre pour oublier d’amour un amour oublié mais qui pourrait chanter un chant d’Apollinaire près du bourg où le fil en cercles crénelés cerne une bolge inouïe du vieil enfer de Dante, où les nœuds étranglant la ville barbelée couronnent ses remparts d’une épine sanglante.
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Maintien de l’ordre Des criminels du FLN ont sauvagement massacré tous les membres d’une famille de colons. (Journaux de l’époque)
Quel air de liberté souffle de la montagne dessinant de son aile un rêve de patrie et quels appels blessés que l’histoire accompagne montent des campagnes meurtries. Casques lourds, crosse au poing, sans un mot, par surprise, dans le douar cerné pénètrent les soldats les enfants que le bruit des armes terrorise pleurent et ne comprennent pas. Les hommes silencieux sont groupés sur leur porte immobiles debout ils regardent passer les suspects arrêtés que les camions emportent puis ils baissent leurs yeux lassés. On emplit les prisons on étouffe la presse on enferme on torture avant d’exécuter puis on va quand il faut se signer à la messe les mains encore ensanglantées. On juge sans procès on condamne sans preuves, on déporte d’un mot les mechtas soupçonnées, puis on va haranguer, foulant l’honneur, les veuves de ceux qu’on fait assassiner. Otages abattus près des villages vides vous qui dormez troués sous les oliviers gris ô corps mal achevés que le matin livide chasse de l’ombre leur abri nul ne viendra comme à Jésus la Véronique essuyer sur vos joues de son linge sanglant les larmes du visage auroral de l’Afrique ni laver les plaies de vos flancs.
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Mais nul ne pourra rompre à jamais les racines plongeant au plus profond de l’aube ni tuer le grand arbre vivant qui croît dans les ruines des villages évacués.
Le 24 avril 1958, à la suite de l’atroce exécution par le FLN d’Algériens membres des « Délégations spéciales », 11 « suspects » ont été
abattus lors d’une « corvée de bois » aux environs du village de Tafessera,
près du barrage de Beni-Bahdel.
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Bourreau Traqué jusque dans ses tréfonds il s’est livré terrible au maître de ténèbres tapi dans son affût taciturne souterrain de la bête innocente aux aguets il attouche à ce qui rampe abîme et fangeux dans l’opaque impénétrable de notre âme à ce qui s’insinue d’entrailles perverties d’ambages tortueux à ce qui dicte enfin les aveugles décrets pétrifiés après déroute des étoiles et voilés par l’angoisse aux fétides odeurs L’ordre est de divorcer l’homme et sa propre chair de flétrir victime et tourmenteur par la même blessure de rompre l’accointance fragile où le souffle subtil s’entretient encore avec lui seul avant que l’amertume et la souffrance ne se dédoublent sur les faces suppliciées pour laisser entrevoir le revers sombre ensemble dans l’épouvante du miroir Qui donc transgressera les gestes de l’injure ensevelira d’oubli les liens brisés rétablissant ainsi l’altérité compacte qui étaie l’accordance et nous tient en respect, sinon notre apanage entier de native noblesse ?
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Cigales mères de ceux qui depuis lors portent la lyre, cigales cymbalines nées pour le chant et nées du chant absences ou presque riens qui conversent au-dessus de nos têtes dans l’étouffante chaleur tandis que tout au long le ruisseau diapre son idéale promenade de musique et que des chanteaux du soleil innocent stimulent la clameur des ailes stridulantes Cigales cymbales de l’été cigales cymbales terrestres ivresses ivresses célestes vers l’empyrée Mais ce même soleil simple qui les enfièvre exaspère au revers les guêpes aiguës flèches de la discorde irrite les timbales féroces sous le ciel gris, et tout en bas la cavalcade des sites barbares, le tournoiement de la guerre et son regard mortel les ruisseaux sans aval couleur du sang que divulguent les veines mutilées quelques siècles plus tard l’azur ferme les yeux sur l’essor sidéral d’insectes à cuirasse à peine issus de notre monde tramant à tous les points cardinaux des messages cryptés échanges digitaux entre implacables élytres de métal archivant l’incendie des mirages sous le monceau des maisons éventrées, codant les spasmes d’enfants qui s’épuisent devant les check-points cernés par les soldats Pleure pluie de soleil Cymbales cigales relevez la clameur qui s’éteint, le branle entre flambeaux qui, une fois abolis les crissements et la lumière, brûlent bleu redoublez le cri des striges dans les sépulcres et les cryptes rehaussez les accords de l’orchestre fatal parmi les vents et le frémissement des cordes ranimez avant l’espace de silence l’inépuisable concert que les voix humaines ont déserté jusqu’à cette seconde mort où tout s’évanouit dans les citernes de l’abîme.
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Apocalypse
Babylone Mon souffle passera sur votre cathédrale vide de foules vierge de parvis illuminés la terre comme un chien dévorant la pénombre hurlera vers les tours hurlera vers les tours vers les derniers héros de la conquête folle vers les astres jusqu'à vous descendus manger dans vos mains pâles le grain de vie que vous gardiez pour les oiseaux et j'étendrai sur vous mes lanières de sable on pourra voir alors les lunes plates se ternir battre le cœur du temps dans l'oubli des miroirs on pourra voir sur les étangs l'orgasme définitif du ciel à la renverse avec les mille plantes sinueuses des marais les joncs glauques les scirpes aux portes des jardins français les masses d'eau barrant la route aux anternons les planorbes dans les ruines encore sèches des soleils anciens on pourra voir parmi l’émeute rampante des rhizomes surgir le cauchemar farouche de la boue bavant la fange, les rames stériles les stigmates griffus l’herbe démente dardée d’échardes répliquant aux crocs de la brûlure s’apparier avec l’absinthe dans le sabbat grimaçant des mufles atroces après le grand tintamarre éparpillé en planètes maudites par delà les siècles déserts où le je naquis, on pourra voir sous l’artifice illuminé des toits abominablement couvercles de l’obscur se déchaîner membres et chairs la frénésie des métropoles turbulentes fétides fermentations brouillant leurs organes bourbeux, on pourra voir les rats grouiller dans les égouts fleuves de stupre et d’infamie, et le ciel bas où une à une s’effondrent les étoiles réverbérer le regard aveugle des robots constellés d’yeux épiant l’Homme esclave nu qui baise l’ongle de la Bête on pourra voir sur le seuil des maisons les prostituées vider les seaux de sperme et de savon dans le ruisseau des villes on pourra voir les vivants devenir bleus et les cadavres se dissoudre de mon lait
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Cavaliers Nous viendrons chevauchant nos chevaux carnivores par le ciel noir sous l’œil sanglant des météores vers les pourpres récifs des astres déchirés nous jetterons la barque d’ombre à chavirer la terre exsudera le sang qu’elle recèle sur vos enfants des bubons noirs à leurs aisselles les rats étoileront de sang vos avenues et vos maisons pour célébrer notre venue alors nous émoudrons les épées de la peste alors nous briserons les étraves célestes alors nous épandrons les semailles du sang sur ce qui vit sur le coupable ou l’innocent alors nous abattrons les glaives de famine nous tracerons la route à la mort qui chemine frappant les seins féconds et les ventres gonflés comme frappe la grêle au plus tendre des blés rompant broyant dans le limon de notre course la muraille de l’air et le rempart des sources déchiquetant sous la rafale des sabots toute chair arrachée en atroces lambeaux et nous sillonnerons des flammes de nos flèches les océans brûlants les solitudes sèches et les hommes perdus dans l’implacable nuit.
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Jérusalem céleste De la nuit à la nuit selon fulgurent forges et flammes fracas de foudre sur l’enclume des mers martelant les graves du crâne au centre le plafond lourd se dégrade en glaçons et griffes chiffon géant qui s’effiloche parmi les froissements de souffles et de métaux avant que la bonace enfin n’enchaîne sur les récifs la chiénaille des typhons Alors en leur inaccessible étale les fixes défient les tempêtes brouillard de nos sens le tonnerre illusion pour notre entendement alors l’âme respire un très large au-delà de nuages et la paroi des possibles revêt sa changeante géométrie de gemmes à l‘ultime horizon sans mesure doublé le môle adamantin palpite la grande île de tous les âges où les foules de nous venues chantant enfants à belle voix tendent leurs trames de couleurs sur la jérusalem du songe. Demain nous y conduit comme un pont sur l’abîme.
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Jeunesse Pour voir exacerbés les fusils et les fièvres sourdre nos faux soldats affrontant à la nuit les mots sans autre fil jetés dans le désastre de chants qui parlent d'aube et d'assauts vers le ciel pour voir les poings dressés défiant la tempête les yeux clairs oublieux en l'âme par clarté des enclos de jadis cernés de palissades où végètent les pensées vagues tout le jour avec l'éclat pourtant d'un rouge à la limite quand s'ouvrent pris de biais les grands flamants de l'air ou qu'une étoile émerge en souvenir lucide pour voir sur les quais noirs qu'ébranle un train blindé fomentant des remous de forge dans sa marche luire les lourds éclairs et les essieux trembler terriblement au plus obscur des cathédrales où les anges du chœur ne se sont pas couchés pour voir l'acier des croix bénir les fusillades sous le Christ ténébreux du porche en majesté pour voir fuir notre sang vers la mer prophétique telle une enluminure à lettres historiées et ce brouillard là-bas où les fleuves s'abîment emportant avec eux l'orage et la beauté comme actrice aux yeux gris sous l'arc de son ombrelle de drapeaux et de cœurs la mort s'est habillée.
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Et maintenant… Et maintenant que reste-t-il tissu d’échos flottant dans l’air comme celui du chat d’Alice qu’un lointain sourire d’enfant et maintenant que reste-t-il des trames d’amours et merveilles refrains qui se croyaient heureux sans rien connaître du bonheur sinon cette phrase assidue d’un orchestre que déconcertent les dissonances redoublées mêlées aux tumultes du cœur inapte à battre la mesure que me reste-t-il ? des musiques minérales venues d’ailleurs portées par cahots des hasards et que j’écoute qui s’approchent.
Quel est ce chef qui dans la fosse maestro vêtu de gala dirige des artistes sombres et tournant vers moi sa baguette ses yeux lisses joyaux de givre qui m’invite à me joindre au groupe où me dit-il tu chanteras bien mieux que dans le chœur des anges et des moi reviennent en moi mobiles mais sans se mouvoir dont j’avais égaré la fable depuis le petit garçon que je fus perdu dans la cour des écoles avec au fond sous le préau l’ombre brutale des grands murs depuis le jeune homme s’acheminant vers l’éden d’orient par pluie grise aux quatre fleuves floréals
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depuis la recrue fantasque à braver réplique inverse d’Empédocle le cratère ardent des étoiles Sans doute ai-je écrit trop de lignes sur la partition des années.
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Voix d'après le poème Litanies Insaisissable aux sens te voici pour jamais pierre et source, déliée, délivrée, sans passé ni futur nulle autre charge que le dire de toi-même, voix libre d’apparences en ton exil très loin du sable et des halètements terribles de la terre, voix rétive aux essaims toujours multipliés sourde à la propagande illimitée de l’herbe aux ellipses du vent sur les enveloppes de l’eau où s’éludent les mauves selon le va-et-vient des vagues, aux sarabandes des oiseaux brandons de l’arc-en-ciel, chaîne de songes et féeries tissue de nuit par tous les astres retramée, qui te meus dans l’espace inassouvi des mots, mais voix robuste en le tréfonds de toutes voix et leurs syllabes asymétriques, endiguant hors du temps le fleuve fabuleux, roche hostile à l’écho d’un appel qui s‘épuise, celée sous les palabres des cités jusqu’au silence déferlant, assise par delà les flux et les reflux où notre vie se désassemble, stèle dans le brouillard instable du destin. Sur la lande stérile où tremblent tous nos pas te célébré-je vaine au gré de ma parole chancelante illusoire asservie par le vent ?
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Vive voix La voix vive s’altère en transparence vide où s’exténuent les échos du dire que je fus fugitive légende de paroles qui mêlent à présent leurs lignes dans le dédale sans chiffre sans issue sans fil vers le flambeau Le temps s’y fige cloué aux croix de la palabre désormais veuve de mon nom s’égarant indécise entre illusions et semblants de moi-même Mon nom ! pourquoi répondre à ce verbe stérile qu’annule le délire distrait de ses balbutiements pourquoi voiler d’un mot mes membres doublés d’ombres et les organes de l’amour et tous mes sens drapés d’oripeaux qui consternent les correspondances Mon nom ! ni rouge voix du sang vivant portant ses vibrations jusqu’au foyer secret de sphères intérieures muettes à l’esprit en deçà de la peau ni vague voix d’en haut venue maquillée de mensonge aussitôt la frontière franchie ni fond diffus dissipant en ombres et rumeurs souffle glacial avant l’introuvable ténèbre la voix de milliards de mes années d’étoiles sur les antennes d’astronomes sidérés par une chimérique amorce de miroirs où pour moi plus rien ne s’inscrit sinon des remous et des moires qui se dispersent en équations déconcertées Moi ? non il n’y a plus ma voix non il n’y a plus de voix non il n’y a plus de moi je ne m’appelle plus personne le je n’a plus de nom mais quelque titre révocable à tout écart de la durée se renonçant à chaque étage des fragiles assises qui le forment pour se fondre futur en un grisâtre anonymat d’abîme.
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pour J.V. Verdonnet
Chasse blanche En arrêt les fusils et le sang sur la neige, l’hermine a deviné l’ornière le sol faux comme une ligne nue met la chasse en défaut l’hermine a fui le sang les taches et les pièges. Candide, immaculée, purs essors triomphaux vers la gloire, en défi de rets et sortilèges, elle croit, la colombe, imposer son manège au ciel préméditant la pierre d’un gerfaut. Sur les eaux que bénit le feu des dioscures une aube s’est émue d’entre les mers obscures L’hermine la colombe et l’aube en sa fraîcheur, j’aurais voulu les prendre aux lacets du silence j’ai contenu ma voix et j’ai fait vigilance Mais rien n’a déchiré l’unanime blancheur.
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Sublimation Le jardin s’exaltait en arbres qui flambaient de toutes leurs feuilles le feuillage épuisait l’émeute du subtil paroxysme vert et le vert n’était plus qu’extase mêlée de lumière et d’oubli.
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Orphée au gouffre Orphée, retourne-toi vers ta première mort opaque, non qui hurle au-delà de la grotte avec la meute des ménades ! En vain retourne-toi vers cette ombre qui n’a que toi jusqu’à ta nuit gémissements terribles de la chair pourtant chargée de chants, fauves que tu croyais près de Dante enlacer dans l’espace harmonieux des cordes. Non, le même silence perle aux mêmes voûtes le même air au profond clôt la gorge suffoquant l’âme de la lyre. Et toi, tendre Eurydice mirage disparais diaphane en l’obscur laisse place au désir sublime de l’issue.
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Que l’eau se mêle d’oublier la terre riche de racines que l’instant joue avec le feu dans l’air placide des étangs que le roc éveille soudain son aveugle appétit de sable toute parole périrait.
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Les marins de Thulé pressentant la banquise entaient leur souffle aux voix vivantes d'océan où dorment les regrets obscurs toujours gréant plus de toile toujours pour l'étoile requise. Une étincelle éclat des chimères exquises cette nuit chavira leur âme, recréant le parangon d'un songe au creux du ciel béant. Le nocher nageait seul vers la rive inconquise. Dans la rose sans givre et le miroir en vain une claire Vénus avait, regard divin aux grèves éblouies d'aube et d'enluminures vu cependant la horde allumer des tourments qui vinssent, vieux remords hantant les Palinures, pour jamais étonner de noir le diamant.
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Hiver Remontant vers le pôle en rayons sur la mer nous nous laissions guider par le sang des sirènes nous quêtions le miroir coagulé des rêves le beau miroir de glace au manège des hivers et les passes se multipliaient à la rencontre des proues toujours tournées contre le vent et nous allions sans plus de réponse en avant ni souci de ce qui demeurait la proie de l'ombre nous croyions bien laisser très loin du nord les flux évaporés des rivières sempiternelles il nous fallait gagner les grèves solennelles où le soleil ni le cœur ne palpitent plus où le soleil et le cœur s'accordent au silence où l'herbe oublie son lot de grandir contre le ciel où la débâcle des moissons par l'essentiel s'étoile dans l'oubli figé des avalanches et nous fuyions les boulevards illuminés que le mirage des mille trompettes recolore les phares avaient beau montrer la côte encore et tous les ports et le mensonge des fumées nous avions dédaigné de gré ou non la fête le cirque des animaux grotesques la maison des danses lascives la redoute des raisons et les décors profonds peut-être de défaites oui nous avions faute d'été voulu le froid le froid plus rigoureux plus net des heures blêmes nous avions cru laisser l'autre part de nous-mêmes à la dérive chatoyante des pavois et les valses tournaient tuées par le tonnerre qui roulait du moins nous l'avons voulu sur nos vaisseaux les fleurs pleuvaient derrière un délire d'oiseaux loin derrière du moins il nous semblait loin derrière et quand nous crûmes avoir en vue le pôle enfin c'était toujours au-devant de nous la même rive c'était toujours au-dedans de nous la peine vive c'était toujours autour de nous le sol ancien
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pour Paul-Georges
Spagyrie La fleur dans l’or du fruit s’épuise la sève se fige en rameaux flétries les feuilles s’amenuisent à nids d’insectes ou d’oiseaux les chênes au futur des mines durcissent pierres et charbon le sombre torrent s’illumine fulgurant foyer de rayons Du fruit la graine monte en fleur les feuilles nourrissent la sève et viennent les vents oiseleurs le nid s’ouvre aux ailes du rêve les charbons en terre réduits repartent cimes ou racines le foyer régit l’eau du puits par le feu moteur des machines Et sous cape sans écarter l’étamine voilant le gouffre le sel travaille à supplanter le royaume infini du soufre ainsi forjeté par le temps chaque être suit l’autre à rebours la haine et l’amour s’affrontant jusqu’à confondre leurs contours Tel multiple en identité l’éternel retour nous tourmente par jeux d’éclairs prémédités jamais les comètes ne mentent alternant rires et sanglots c’est toute la vie qui s’éloigne sanglots rires que l’heure clôt
Seul surgeon d’absence féconde mixte d’archange et de limon en naissant je connais le monde au néant je donne son nom perdu dans la Nuit souveraine le chaos défère à ma voix avant que l’ombre me reprenne la mort n’a d’autre issue que moi Et dans ces remous de poussières
où dits et dédits se rejoignent.
l’âme est-elle extase et lumière ?
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Le ciseau leste de l’oiseau crisse et trisse dans la lumière coupe nette au lé du soleil qui délivre en ombre si lente sa taciturne pesanteur
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Entre l’homme et le roc il y a la fourmi Je l’observe qui se hâte énigme de sable noir sur l’appareil des six pattes qu’un rouage fait mouvoir vers les noires casemates aux mille et mille couloirs d’identiques automates inlassables réservoirs Elle vient revient repasse circule par les chemins au noir envers des surfaces où transitent les humains multiple svelte unanime est-ce rêve est-ce illusion elle assaille les abîmes sans que nous l’apercevions Mais les racines des arbres dissimulent leurs contours et dans les veines du marbre le sang se fige à rebours promptes les gemmes s’enfouissent sous l’abri faux du rocher les rubis brûlants pâlissent à l’entendre s’approcher
Elle, mue d’une autre force s’enfonce toujours plus bas toujours plus loin de l’écorce sans connaître le pourquoi marche sur le front de taille y abattre le charbon et n’emporte de bataille que pour faire un nouveau bond la conquête est sa mesure le salaire son élan elle va sur les brisures que lui concède le temps Elle va jusqu’au jour où l’herbe comble les antres oubliés jusqu’où la poursuite superbe se perd au creux du sablier jusqu’où les lignes s’oblitèrent en vide dans le fond du puits alors retourne au noir mystère ce qui peut-être est jeu fortuit peut-être signe qui s’altère puis s’efface d’un monde enfui sans même un tremblement derrière sans même une nappe de nuit.
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Révolte Subvertir nos jours en alerte et nos semaines obsédées, dérégler les heures des aiguilles lancinantes sur les cadrans nocturnes ce matin les titres des journaux clameront ce qui n’est arrivé que demain ou depuis bien longtemps, car le hasard ouvre ses plans selon l’ordre qui lui est propre et la sibylle, si diligente à deviner que par sa seule illumination le temps brutalement s’est brisé, abandonne des espaces déclos à nos divagations peuplées de tous ces nous qui sont en nous, dont nul registre opaque par le poids de son passé ne tient recueil Mais au réveil les chaînes de nouveau imposent leurs traverses entre les voûtes surchargées, les armatures qui compriment les machines étincelantes de nos désirs Puisqu’il le faut mettons des mots au lieu des choses pour nous émanciper jetons bas l’épaisseur des très hauts murs dressés à la patience à l’immanence tellement hauts qu’ils oblitèrent les nuages, charpentant nos sages spéculations le testament de nos destins ces murs aveugles dont nous avions jeté les fondations dans une argile plus instable que notre vie, prenons enfin souci de pénétrer encore avant l’affinité des logements intérieurs ne laissons pas le vent que filtrent des guichets à l’œil impur creuser ses lourds secrets le long des corridors puisqu’il le faut déverrouillons le magasin fatal des pièces sans issue dissimulées à la lumière les recoins morfondus dont nos légendes elles-mêmes cachées ignorent jusqu’aux emblèmes jusqu’aux plus explicites figurations démasquons les parois qui nous épient elles contrôlent tous nos gestes elles les guident par dessous scrutons les meubles sentinelles perdues dans l’immobilité dissipons l’air stagnant qui guette ses proies derrière les lambris là où l’obscur feint de se fondre en transparence, brisons puisqu’il le faut les vantaux interdits fouettons le mensonge impétueux des portes entrebâillons puisqu’il le faut le trouble gynécée des rêveries sultanes dans le silence somnolent,
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et par les entours forçons puisqu’il le faut les charmilles des grands parcs où flottait jadis la flambe des étoiles réseaux du point vernal Alors du zénith au nadir du spacieux à l’étroit du toujours au jamais il n’est plus de regard à la fenêtre glaciale de la pierre et sous nos pieds des galeries trament furtivement leurs sapes plus rien ici n’a vraie demeure ni la prière incolore enchantant les couleurs ni le parfum tant de fois redoublé d’herbe drue ni le chant des filles-fleurs plus pourpre que le pourpre ; et dans les édens aux feuilles chamarrées la fente refermée sur le glaive du frêne le galbe gravant les pins gemmés du sang d’Atys, sont disparus et les armides et les fantasmagoriques jardins... Nous voici désormais libres de toute énigme loin du rêve rompu contre les astres détraqués loin de l’angoisse véhémente et des tumultes ainsi tout sera plat en nous et hors de nous et sans remords après l’émeute et les cisailles, nous viendrons à merci dans l’univers domestiqué du temps.
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Jacob Boehme rien qui nous sépare de rien si ce n’est telle place fluide où se reflète comme une évanescence du sang la douleur sans étude parmi les hasards lorsque tâtonne et palpite et se mue cette fantastique excroissance qui peut-être n’est rien d’autre qu’éternel mouvement de rien sur soi-même
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Forêt Creusée d’abîme et de ténèbres une chartre d’où seule fuit peut-être une lueur d’Érèbe peut-être une houle de nuit peut-être une étoile stérile nébuleuse où tout se confond comme en dieu brûlant immobile le néant d’un nombre sans nom Mais de ce feu glacé d’absence procède un long frémissement et ce qui n’était qu’en puissance déploie ses limbes lentement fragile une hampe s’éveille sous les regards bleus du matin et l’azur que l’œil ensoleille tend son armure de satin à midi se gonflent les branches lorsqu’en haut flambent les futaies l’étincelle qui s’en épanche fleurit phénix dans la forêt puis au soir la cime superbe en vain se rêve à l’apogée en vain le poème exacerbe sa parole désagrégée car la nuit tombe et rien n’y fasse voilà qu’un cycle est révolu le passé défléchi s’efface où les surgeons n’éclosent plus. Mais comme aussi l’aube limpide reverdit en arbre de vie l’aveu d’une graine élucide l’arcane de la comédie.
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hier a pénétré le dessein d’aujourd’hui avec déjà demain dégradé par hier aujourd’hui se muant indécis en demain pesant de tout son poids d’étrange absence absence de l’hier en aujourd’hui défait absence du demain qui corrode aujourd’hui absence d’aujourd’hui de lui-même altéré jusqu’au moment qu’hier aujourd’hui ou demain tout d’un coup le demain l’aujourd’hui et l’hier s’abolissent.
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Offuscation Le soleil a surgi dans mes songes, hautain, impérieux, par so