EquilibresÉquilibres
4
Or je vous le dis : de toute parole oiseuse que les hommes auront
proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement. Matthieu, 12,
36
5
Poème L'ubiquité du dire émeut la pensée recelée de toute chose en
sa trop claire essence et le poème ouvre son évidence aux
ineffables pesanteurs le ciel y gît versant de l'âme obscure et
seule où pénètrent l'écho le geste et l'autre nuit d'un monde de
hasards éteints mais qui respire vers la sphère haute fomentant
l'amour et les ogives cathédrales de paroles convoquées par le
firmament ici s'ordonnent tant de flammes improbables pour raviver
au sein d'une clarté les lustres à l'arrêt dans les annales noires
le miracle endormi sous la demeure de l'éclair et son providentiel
exploit rien pourtant d'éphémère à cette gloire capitale concrète
de lumière et mort caillées où le revers des mots assoit leur place
même en équilibre nul de nombres ambigus comme un jet de rayons
dans les pièges du prisme et rien non plus jamais ici venu qui dès
lors ne s'éclaire et ne s'accorde avec son nom.
6
Mémoire nue sous le soleil énorme de midi tissus de temps voici le
granit et le gneiss comme en rêve leur flot lourd glissant vers le
gouffre (malgré l'ahan l'épaule haute des rochers) c'est le trône
miné de ronce et de remparts la forteresse solitaire qui s'effrite
à la déroute des paroles le redan suspendu sur l'âme en profondeur
un tambour de lumière y étouffe le temps il y a bien parfois la
tentative des châtaigniers plantant leurs serres dans le roc saisi
par un vertige ineffable d'abîme vers le ciel au-dessus des jardins
étagés le clocher jette un lien d'appel à contre-pente mais tous
sont partis plus personne il n'y a plus personne l'oiseau s'est
replié comme un mouchoir les signes se sont tus en horizons de
pierre en baves d'escargots en fumées de renards les signes se sont
tus dans l'ombre à la racine de ce regard figé d'oubli qui leur
ressemble à l'heure du feu dru plombant d'un seul éclair l'immense
mur dans ce regard qui les lisait un monde amoncelé chair ciel et
roc histoire et parole et poème comme un écho mêlé de songe et
d'anciens dieux Sournois vivant au creux de la vallée massive un
torrent barré d'ombre où l'astre danse nu fait glisser la montagne
et le ciel à la mer.
7
Éruptions Loin du regard très haut des très hauts châtaigniers loin
de leur exubérance verticale que traversent les plus abrupts
instincts j’ai aperçu entre mémoire et songe jaillir l’eau du
torrent sperme superbe de ce soleil dont l’insolence chaque jour
affichée offusque nos étoiles précaires, saillant sur les méplats
et les ventres et les atterrissements où dans les spasmes effarés
d’orgasmes plantureux prolifèrent ajoncs épines herbes vives orties
bruyères mousses et fougères en cortèges et verts Pour moi richesse
et pauvreté conjointes j’ai longtemps végété dans la basse zone
d’éros favorable à mes simulacres personne à qui parler personne à
mes côtés tout juste la fraternité du flot coulant comme mes jours
entre des bords où croissent l’aconit et les ronces sourdant
parfois pourtant lucides fleurs de myrte auréoler à peine éclos le
sein de la vierge en tunique tissée de rayons et de roses, délices
furtives, vanités asservies au sceptre ténébreux Et tandis que sur
les crêtes enfiévrées les oréades dansent parmi les ombres,
jaillissent mes pensées provignant leurs racines dans l’opaque et
l’humus efflorescences d’âme issues elles aussi des organes
charnels mais oubliant leurs noces chevelues avec la terre, leurs
retournes obliques selon les courants et les marges Puis la
jaculation s’apaise en promesse d’azur par delà les blocs
erratiques débris de cimes érigées, par delà les cuves dont le
giron est fabuleux, jusqu’à ce que le décor éphémère effigie fuyant
prestige seul dans la ravine se mue en un désir illimité de
mer,
8
jusqu’à ce que nos corps qu’exacerbe le sable s’élèvent à l’entier
de cet espace pur où tous les mots s’effacent inutiles où toute
voix devient langue et caresse.
9
Ville Flaques le néon jaune au fond des corridors flammes la pluie
sur le bitume où tous les prismes s'évaporent âme lumière au
carrefour il n'y a plus de vide entre les pierres que lèchent les
langues longues des fumées âme lumière sèche d'ombre la lune mate à
la dérive de planètes étrangères la lune mate pend aux vieux murs
comme une enseigne souffletée par mille miroirs Dans les cafés la
bière écume les orchestres se multiplient l'orage nickelé foudroie
les oiseaux morts et sur les seuils étincelants vibre l'ozone et
courent les archets électriques La femme au sexe de nylon promenant
ses dures antennes sur les murs marche sans chapeau double opaque
des vitrines qui s'étoilent mais personne ne peut la suivre de son
image rien ne reste malgré la persistance rétinienne les bouches du
métro l'emmènent jusqu'à l'autre versant de la nuit et celui qui
était venu pour la chercher repart tout seul le long des avenues
indécises.
10
Ville Une femme traverse la 5e Avenue sous d'énormes lettres de feu
le long des murs on brûle une sorcière son bûcher illuminant les
grands crucifix tragiques et la fluctuation de la foule dans le
vacarme indifférent où parfois cependant se devine la face seule
abasourdie de lettres rouges parmi les bouillonnantes artères qui
se renversent vers la mer issues des bouches du grand lac et les
solitudes arctiques les peaux de bêtes obscures absolvent le
sortilège des seins l'âme est là-bas chez le trappeur lacérée par
le coutelas ou par les flèches de ce dieu dont le visage encore
échappe au fond des plaines pour reparaître à chaque pas dans les
vitrages effarés Seul à controverser le déferlement manifeste des
perspectives un ascenseur s'élève plus haut que le plus sublime
angélus que les étoiles séquestrées à l'extrême faîte des tours
jusqu'à l'arche de ce ciel clos né de la flamme et de
l'écume.
11
Histoire Des jours enfants nébuleuse au-delà des grands iris tendus
flammes fumantes depuis les angoisses et les foudres avant
l'architecture du charbon avant les maisons d'os et leurs faciès
immuables parmi l'horizon vide tout est sans fin présent l'appel
matinal des cathédrales vers le haut les villes aériennes sur les
étangs fermés les éclosions de vapeurs transparentes épanouies en
immeubles de verre et à travers le chaos des canaux et des galeries
à ciel ouvert déjà les prisons et les ruines déjà les antennes dans
le soir sordide déjà les rémouleurs aiguisant leurs ciseaux déjà
l'horrible odeur des charniers et des pièges déjà le sang dans le
ruisseau des abattoirs où les bœufs tendent leurs cous énormes aux
couteaux de partout dans les amphithéâtres surpeuplés sur les
gradins de topaze les foules se lèvent tour à tour surgies des
déserts bleus à la limite de lumière ou montées sur d'étranges
dragons par les abîmes applaudir les épées affilées du destin et
regarder couler les entrailles fumantes la page écrite à tous les
temps de la conjugaison Alors la mort ferme les yeux le néant
s'organise et le cirque des lueurs fugaces replie ses rideaux sur
une certitude de sable.
12
Ils ont mis à la roue le peuple des métaux taillé le roc à leur
échelle et détourné les aqueducs de la lumière pour affiler le
tranchant des épées ils ont pétri de feu montagnes et nations ils
ont rompu les ouragans à leurs caprices et récrit la formule
absolue des aubiers ils ont bu l'alchimie et broyé l'occident ils
ont partout planté leurs sismographes et les voici venus vers les
fosses superbes où mûrissent les syllabes de l'abîme Pas un récif
qui leur résiste pas un astre pas un corail des mille mers
suppliciées que dieu puisse dresser de toute sa falaise pour mettre
une frontière à leur ténèbre en haut pas un manteau de vent massif
pas une écaille qui puisse recouvrir la renverse du ciel pas un
bastion d'infime vide intérieur sur les confins inaccessibles de
leur règne vers l'au-delà de cet espace anéanti où tremblent
confondues leur victoire et la mort.
13
Fusée L’abîme déchaîné dans les chambres de combustion et les
tuyères émonctoires le vide mire du métal l’aile en défi sur les
déserts de l’eau contestent la prépotence des pesanteurs exaltent
l’équipage que tire vers le bas sa gravité native hybrides lévitant
poètes du cosmos entre scaphandre et seraphim ils conspirent à
leurs rêves comme les nôtres libres d’espaces qui fluctuent de
galaxies de chaos primitif hors du temps avec eux avec nous le
monde entier prend son essor et fuit la terre vers le désastre de
l’azur exténué par les tumultes qui l’offusquent eux, bafouant les
à-coups les vibrations avortés sur le bouclier magnétique les
satellites malencontreux le vent solaire debout contre les
empennages nous, exécrant la contrainte inexorable des horloges et
les destins rivés à nos revirements pour eux, déjà la fleur de la
musique se concerte et le ruban rouge et la couronne des héros et
les éloges en belles phrases pindariques pour nous, peut-être, un
mot d’adieu dans les nécrologies Mais à mesure que se balise très
au-delà du cercle de la lune la sphère des fixes que vont
s’amenuisant les plages d’oxygène peu à peu ahane la montée
l’haleine manque aux moteurs il faut franchir la frontière gagner
par d’autres forces la ligne où les voyageurs à la limite extrême
d’ascension résignent comme nous tous leur apogée Pourtant sur les
tableaux embroussaillés d’algèbres sur les ordinateurs aux écrans
thaumaturges des argonautes d’infini rajustent leurs simulacres
sans trêve réitérés jusqu’à l’incalculable issue mais omettant
parmi les relations d’incertitude l’amour, qui meut de loin les
amas de soleils.
14
Le granit qui jauge les sphères a mis point final à l'orage doigts
fumants de pluie la haie vive consigne le temps feuille à feuille
comme l'aveu d'une défaite
15
Fête Le taureau noir jaillit, trop-plein de la ténèbre, vers
l'arène aux lumières crues. Aveugle dans le soleil et l'éclat de la
foule, sans pressentir les signes qui marquent la mesure du rite
immémorial, il piaffe, fasciné par le leurre des capes, puis,
vibrant dans l'étendue neuve, il charge. La nuque rétive se raidit
en collier d'ahan pour déchirer le mirage qui palpite sur la
circonférence impassible. Il charge. A l'abri du bois, on le
regarde. Le corps opaque ébranle les barrières, et le cœur dans son
orbe de foudre fond d'allègre fureur à chaque volte des sabots. Les
cuivres à nouveau résonnent (il ne les entend pas) et dans le
cercle sans merci voici la bête porte-dard, le centaure promenant
les yeux toujours sérieux de ceux qu'on a choisis pour conduire la
danse en dedans. Arc-bouté, le taureau cherche de toute sa fougue
intacte encore à disloquer sommairement l'obstacle, ignorant
l'aiguillon qui ronge le garrot. En vain. Le premier sang coule
vers les puissances dont le vouloir inaccessible préside très haut
par dessus la poussière et les cris. Bientôt l'étreinte stérile
dénoue son immobilité statuaire, et le taureau fixe hagard la
carapace où s'est une nouvelle fois brisée l'illusion d'être seul.
Douleur des trilles aiguisés dans la fanfare qui fulmine et
l'étourdissante lumière ! Le mufle bave, les flancs battent une
musique d'asphyxie. L'air se dérobe aux assauts redoublés. Le
courage haut porté jusque là chancelle dans le vertige des passes.
L'ombre tourne. La mort dresse la forme effilée d'une lame. Le
front obscur, comme pour mieux découvrir le centre, se replie vers
la multitude du sable. L'abîme de l'azur chavire. Tout s'éteint. La
fête se clôt par une parade de clochettes, et les portes massives
murent l'arène où la nuit pose son voile sur l'évidence du
vide.
16
Rien ne reste de ce qui faisait la splendeur des rivières suaves
dans le soir les étoiles déferlent sans prévoir selon quel ordre
elles se précipitent avec la terre j'écoute pour reconnaître cette
langue inouïe qu'elles parlent Nous ne savons rien des flux rien
des astres tout en nous est potage de la pire espèce tout est
bouillie de la tourmente et lait caillé je préfère ne pas me
regarder au miroir de l'absence évidente d'abeilles ni crier dans
l'espace ingénu mon affliction C'est vrai que toute la maison
repose sur des pilastres de lumière mais ses assises descendent
très bas au-dessous des couloirs sombres du métro Rien ne passe
plus là n'y va pas tu n'y verrais que l'ombre étonnée de toi-même
avec au cœur du temps les ronciers de la nuit tu n'y verrais qu'un
champ d'éponge une déroute de goudron un repaire d'oiseaux bavards
rien qui t'apprenne autre chose que la question longtemps déjà
posée.
17
Miroir Monstrueuse, émouvant le miroir de mon double où se brouille
à demi l’onde de nos pensées, une duplicité insaisissable et
trouble revêt de son remous les formes inversées. Nous sommes deux
en un ils se tordent, s’enlacent, serpentent, dispersés en chimères
d’oubli, s’endorment contre moi pour dormir à ma place chauffés à
ma chaleur dans la chaleur du lit. Je suis leur entretien, ils me
jouent, me fascinent, m’accablent sous le sceau du geste original,
et plongeant au plus bas me ploient vers la racine, mus par les
fées bossues près du berceau banal où repose la proie et la pulpe
irréelle de l’enfant nouveau-né des temps non advenus reflet de
lune et fleur des étoiles jumelles chu par décret fatal en chartre
de chair nue. Je voudrais étrangler ces serpents qui s’étreignent
dans la nuit de mon sang aveugle à l’avenir, alcide sans espoir que
ses ongles atteignent les corps appariés qu’il ne peut désunir ; et
cette ombre estompée qui n’est plus même une ombre, passé qui n’est
plus moi changeant de flux en flux, décombres de la vie que le vent
désencombre, je n’ai pour la nommer qu’un présent qui n’est
plus.
18
Il le saisit natif naïf surgi de l'épaisseur des limbes sans pruine
nu de tout éclat il le brûle au feu de la forge puis il le couche
sur l'enclume et le travaille à son caprice avec un marteau de
lumière on voit sortir des mains robustes une tige un piège un
écrou un chenet un arbre un arceau une volute un coquillage un pont
comme un fouet sur les fleuves un orage de mille chiens il le
tenaille il le déchire à pince à griffe à vent de tuiles il le
transperce d'étampures il tord les mamelles du fer il le plie sans
faiblir jusqu'à la limite ultime du cri jusqu'au paroxysme des
braises jusqu'au cyclone d'étincelles il l'étire le bat l'écrase
tout le jour au fracas des grêles tout le jour au feu du déluge
jusqu'au soleil qui se renverse jusqu'à l'insoutenable nuit.
19
Comme l'herbe sur la cendre comme une branche au brasier dans le
feu la salamandre ou le homard au casier le maroufle est là pour
prendre la suite des devanciers parcourant tous les méandres
s'abrutir et s'extasier remonter puis redescendre par quels larrons
éclusiers Mais cherche-t-il à comprendre l'uglau lui tord le
gésier.
20
Regrets Mes années s’éloignent de moi dans le silence à tire d’aile
autant que je m’éloigne d’elles des pleurs anciens des vieux émois
En ce moi que le temps révèle est-ce moi le moi d’autrefois je
m’accrois lors que je décrois à chaque échéance nouvelle De jour en
jour de mois en mois tel un serpent à peau duelle je mue aux phases
annuelles glissant de l’envers à l’endroit Quoiqu’à ces avatars
rebelle mais captif d’implacables lois moi qui pourtant ne suis pas
roi je veux feindre ce roi fidèle Qui dans son deuil et désarroi du
balcon de sa citadelle a jeté la coupe et chancelle vers l’onde
noire qui la noie L’histoire est noble et solennelle depuis ce jour
le vieux roi boit moins qu’Artémise et ne déploie en si grand
sépulcre son zèle L’idée me traverse parfois comme il y songeait
pour sa belle aux flots des mers ma tourterelle de me dépêcher avec
toi Mais une destinée cruelle dès ma naissance je le vois sans
cérémonie me fourvoie vers la couche et vers l’écuelle
21
Je le regrette et qu’on me croie mais qu’autour de ma tombe on
danse on contredanse on se fiance on s’ensemence que personne ne
s’apitoie sur cette vie celle de tant de rois je pense tout
illusoire qu’elle soit.
22
Meurtres en Avalon En Avalon, il y avait un séducteur. Il ne
faisait que regarder les femmes avec des yeux de ciel, des yeux
d’orage aux lendemains impossibles : elles baissaient la tête et
traversaient les rues, rougissant d’y penser ; il les suivait. Le
scandale grossit, des amants jaloux se liguèrent, les maris
déchiraient les lettres anonymes et les brûlaient sans dire un mot.
Comme il flânait sur le trottoir, incognito, je l’ai tué. En
Avalon, il y avait un savant. Ses yeux scrutaient le ciel à la
tombée du jour, les télescopes pleins d’étoiles. Venu le temps des
équinoxes, il mesurait l’amplitude que l’océan peut atteindre à la
marée de syzygie. Il démontait en se jouant les plus subtils
mécanismes des aberrations planétaires. Rien ne résistait plus à
ses ordinateurs. Il allait arpenter le polygone du zodiaque et
cadastrer la sphère des fixes. Au beau milieu de ses calculs, je
l’ai tué. En Avalon, il y avait un prophète. Yeux tendus vers
l’avenir, il assemblait le peuple d’Orkenise sur les parvis et les
places publiques ; pour entendre sa voix, on se battait, on
défilait entre les maisons grises en cortèges troués de drapeaux et
de ciel. Sa parole inlassable pénétrait par delà les doubles
vitrages jusque dans les chambres capitonnées d’enceintes, de
dictionnaires et de chrestomathies ; ses appels fomentaient des
fièvres. Pas même achevé son discours, je l’ai tué. À présent je
suis seul.
23
À la cour du roi d’Espagne triomphe un beau cavalier la femme aime
qui la gagne seigneur noble ou bachelier affrontant mers et
montagnes assauts combats singuliers et l’amour qui blesse et
poigne À la cour du roi d’Espagne pleure une reine humiliée de la
fougue qu’il témoigne pour les jupes déliées des hautes dames qui
s’oignent tout aussi tôt oubliées que bergères qu’on empoigne À la
cour du roi d’Espagne la reine rose exfoliée meurt aux bras de ses
compagnes Portant lance et bouclier son champion vainqueur
s’éloigne avec barons et alliés vers de nouvelles campagnes.
24
Chute d’un ange Les immuables assises du Ciel s’arc-boutent sur des
himalayas de lumière et de neige ignorant les pilastres les ciels
menteurs et le sublime fourvoyé par les peintres dans l’artifice de
leurs toiles, les harpes allégoriques les angelots grotesques et
les deux chérubins truchements des scrupules prescrits par une Voix
parfois quelque figure s’estompe au centre du halo, une femme,
idole transparente à l’esprit, inaccessible à l’apparence pâle
comme la forme indolente du songe limpide comme la musique subtile
qui sustente les Hiérarchies, et je m’en vais, banni de l’élysée
vers d’autres temps, non pas les siècles numineux de ces
mythologies dont la source se meurt miroir lacustre et vasque aux
pieds des nymphes ni même l’ère profane des photos figées dans les
anfractuosités cérébrales, images ressassées de paysages
impassibles, qui recèlent néanmoins l’étrangeté de leur agencement
Un cycle s’est fermé et lorsque je naquis, à l’orée du monde était
une forteresse indécise, des remparts flottaient sur un perpétuel
frissonnement de vagues de nuages dilacérés aussitôt recousus tout
autour ; dans l’obscur j’y conversais avec les anges j’y
rencontrais Uriel et Gabriel et sa garde de nuit sur le chemin de
ronde je les aimais le jour je sillonnais je crois les longs
tunnels vers une cour suspecte et des casernes délabrées, des
cuisines où tenait garnison une invisible cantinière, parmi les
odeurs de soupe je traversais les corridors que hantaient derrière
l’ombre des soldats les spectres d’armures emphatiques, les rumeurs
de supplices suppléant à l’enfer par les bûchers banals seuls
imprimés en la mémoire de la pierre et ces murailles percées de
barbacanes sans oiseaux l’enceinte de ces murs aveugles sans même
un nid de guêpes, falots en feu dans la trouée de l’ombre,
n’avaient pas de secret pour moi je les élucidais je les jouais je
pervertissais les in pace j’y sondais des sapes avant qu’un vieil
abbé n’imite mes exploits
25
Mais à présent songe-creux prisonnier de paradis mathématiques de
monuments exacts que détruisent mes prestiges désaltérés, la rafale
des rêves peu à peu rallume en moi les harmonies lointaines d’un
futur où l’enfant ne demandera plus de comptes à l’archange qui
s’est tu, à jamais peut-être, et tel est désormais mon désir, non
plus de feindre l’unisson d’ineffables trompettes singées par le
clairon scurrile du rata, non plus d’entendre les fourgons
klaxonnants quand la patrouille parade rue par rue pour poser son
verrou sur ma sérénité, mais de vivre l’impétueuse symphonie de la
cité des hommes qui se déploie, et qui s’exalte et qui s’accroît
vers le Chariot jusqu’aux hyades des étoiles enfin ressuscitées
d’un univers nouveau.
26
naquit sociable encor que solitaire souffrit marcher mais non
fouler la terre joignit le branle à l’immobilité conjugua trouble
avec tranquillité s’enfuit au loin sans quitter son domaine nia
l’ardeur qu’il connaissait certaine frustra son gré de voir femmes
passer se réchauffa de ses flammes glacées prit aversion les
espérant peut-être choisit l’esprit mais épousa la lettre dauba les
biens pour les mieux épargner pétrit les mots qu’il jurait
dédaigner pria les dieux les blasphémant sans trêve se réveilla
sans répudier ses rêves s’humilia de profonde fierté courut laideur
couronné de beauté pleura longtemps de qui le faisait rire consigna
blanc mais noir croyant écrire découvrit sens encore en la folie
prêta l’oreille à des voix abolies bannit les chants qu’il
souhaitait entendre fit diligence en vue de plus attendre chercha
toujours rien qu’il voulût trouver contrecarra ce qu’il pensait
prouver anéantit de savoir sa science célébra fort l’éloge du
silence assit très bas le peu qu’il soulevait ... périt enfin de
tout ce qu’il vivait.
27
Dualité Nus dans l’azur sous l’édredon lumineux des nuées des anges
bleus nagent très haut par dessus les faîtages et les toits jusqu'à
la pointe du campanile où capturées par le tonnerre des cloches
s’abîment subitement les foudres tout plane en l’allégresse et la
légèreté de l’air l’esprit met en oubli les géométries machinales
que dirigent sans imprévu de rigides antennes ratiocinantes
jalonnant les sentiers mille fois explorés en tous sens, met de
même en oubli les oracles obliques de la pythie ; unanime, le monde
laisse alors affleurer sa substance naïve, l’âme enfin déliée siège
entre les astres et les parfums de perfection perdus comme l’amour
dans la rumeur du rêve Mais bientôt les forces de gravité réfutent
le scandale qui jette discrédit sur le sérieux de nos spéculations
tout se dérobe vers le bas en un bourdonnement d’abeilles
déréglées, le monde renaît divers chiral asymétrique, autre et le
même au deçà du chaos, quoique bien plus riche d’accidents que n’en
conçoit la suffisance des symboles : tant de présences hostiles
rebutent, il est vrai, les appétits de notre entendement, ici, les
roches souterraines et les métamorphoses du granit s’abolissent
parmi les sables, l’herbe écrasée craint l’assaut vorace au retour
monstrueux des troupeaux, là, s’éparpillent en feuilles sibyllines
les débris de branches brisées pendant que des fleurs opulentes
deviennent fruits pour le mal ou le bien rutilantes grenades qui
ravivent au son des cymbales les graines de l’enfer, et l’arbre
prohibé se déploie selon les ordonnances péremptoires offrant
sournoisement ses prémices au couple fatal désormais en amour et
larmes, honte d’après l’éden qui sanglote accroupie sur son aire
stérile pourtant parmi les structures fracturées et les cataclysmes
telluriques, extrême dans le paysage forcené un géant marche
aveugle hors des entrailles de sa nuit à la recherche du soleil et
des foisonnantes étoiles… Ailleurs les superettes débitent leurs
légumes redondants et les garçons-livreurs prennent essor sur la
talonnière des cycles.
28
Très loin des hommes loin si loin de cette inlassable marée mouvant
l’abîme je voulais atterrir droit sur les prolongements juste de
l’avant-port, sur la jetée rebelle à la vertigineuse sinuosité des
plages sans relâche dans les mirages mordorés et les îles
chimériques je voulais atterrir droit tout en grand sur une terre
ingénue sur sa géométrique nudité dominant la timidité de l’eau
moi, debout, majestueux à ce point de contact entre les éléments
qui nous conjuguent ! Mais malgré les cartes les plus modernes
malgré boussoles ou compas les vagues ont drossé la coque de Liban
vers les déserts aveugles vers la basse qu’oppose l’océan à
d’irrecevables arrivées car le moindre branle devant nous brise de
ses divagations nos routes rectilignes la moindre dissidence suffit
à dépraver nos plans, à chavirer nos arrimages il suffit d’une
embardée du destin, une rencontre de hasards et tout est dit : un
mât, un nuage, une barque par gros temps regagne craintivement la
rive, les soirées éveillent le présage d’un plaisir quelque désir
de femme qui marche sans rien voir dans l’imposture enluminée des
ports, une palabre déborde et submerge les dédales cérébraux, et
parfois surgissant des tréfonds, l’illusion d’être seul parmi les
foules fourmillantes avec leurs feintes dégaines de spectres, ou
l’innommable qu’attouchent les tentacules immiscés au plus secret
de notre gouffre. Tout ce que j’aurais dû savoir ce que j’ai
toujours su et que j’ai eu grand-raison d’ignorer.
29
Phare blanc fragile jetée vers la barre des horizons une lumière
s'exténue au bord du gouffre sans mesure tournent mouettes et
fumées le vent y chante à toutes prises et la merveille s'y dévêt
sous le regard profond de l'ombre.
30
Les prairies dans l'agenouillement du vent quand s'humilie l'esprit
devant la lumière et les cimes semblent rendre au soleil hommage de
quelque fleur banale éclairant le décor par tenture innocente
présumée entre les murs blancs que surplombe l'azur comme enseigne
de fête et la flamme folâtre mêle dans les fossés les vieux miroirs
brasse l'embrasement des nuages jusqu'au vertige du ciel enluminé
Pourtant que la trame des travaux et des jours s'annule que se
propage en la routine des corolles. le long des tiges comme les
boulins et les perches soutenant l'échafaudage du sommeil un
poisson qui circule avec ses écailles sans sutures que les mouches
mauvaises braquent leurs yeux à facettes vers la mère des marécages
le temps gluant glissant déplié droit par les horloges devient
durée durcie de l'épaisseur et sur l'herbe en la paix du jour parmi
les heures du vent triste dont meurent les traces l’épouvante
frémit doucement comme dieu.
31
Printemps Tout en bas danse la musique autour des kiosques depuis
longtemps vacants, l'horizontal s'effiloche au fond des longs
déserts ; vers l'astre les rameaux et les tiges appellent comme la
flamme vers son lieu : voici venir pour l'alchimie la dose d'or des
noms qui montent, voici passer avec l'oiseau le cri définitif de ce
qui ne reviendra pas. L'espoir de rassembler les troupeaux hébétés
de la chance rajeunit les os secs, les arbres, les soldats, le sang
déjà caillé des chevaux qui se cabrent. Les dieux et les serpents
changent de peau sous les taillis piqués de neige ancienne, la
lucarne du cœur ouvre un œil ébloui. Au feuillage, miroir ocellé du
futur, la chimère d'avril fugace se reflète avec sa toison pourpre
et ses doigts bagués d'algues... Tout s'érige immobile en équilibre
altier, tout semble s'établir en un sacre de marbre quand le soleil
surgit déchiqueté de l'ombre. Mais la crevasse couve au repli du
jardin, et la faille à travers les fleurs ouvertes rampe.
32
De profundis Trahi traqué déconcerté j’écoute confondu j’écoute les
échos prohibés du nom lointain d’Éden la rumeur d’antiques jardins
dans la vacance d’Épicure et les sirènes de l’enclos d’Armide au
masque d’or, tous jeux de paradis fictifs parodiant la psalmodie
des cigales brocard à la jeunesse de Tithon chimères n’êtes-vous
pas désormais chimères en plein désordre des hasards sans plus de
place parmi l’exode que signe l’indélébile dérision de mes taches
arches d’orgueil futur avant déluge rages rebelles orages rabâchés
des mauvais anges, livrant au bout de murs cruels gestes d’un monde
qui fut un telles issues crépusculaires vers l’obscur ! Que faire,
je ne sais sinon descendre au bas pour traverser le Fleuve vers ce
bois souterrain dont saignent les buissons saignent clament et
pleurent, cœurs de troncs torturés parmi les rames qui supplient
croix aux corps émaciés de tant de jours cloués sur le poteau des
branches Et puis plus bas encore loin des randons troués d’éclairs
dans un espace nul où naissent les accents qui sait d’un dieu
blotti maladroit malhabile, toi silence tendu vers l’éternel éclat
par delà la fanfare insurpassable d’astres, clameur à peine éclose
absente à l’infini nuit d’âme enchevêtrée dans les halliers du
temps.
33
Essor Par les passerelles métalliques, au cœur des architectures
hideuses et des néons que le regard profile en parois plastifiées,
par les venelles aux vitres mates et les quadrillages d'îlots à
cette heure déserts, se déversent en deçà de la ligne qui limite la
ville vers le haut et revient en spirale tout près du passage et du
port, les meutes, les mains nues, les chansons sans souci d'échos
et les musiques, les crimes mal éteints dans le courant. La fête
fume. Partout saignent les fleurs de la poudre et du feu.
Quelquefois, un météore plus qu'un autre exalté s'épanouit dans les
méandres de l'ombre, puis retombe comme éclats, étincelles, pétales
sanglants, vers les balcons heureux où miroitent les robes, où les
yeux palpitent. La foule alors frissonne en drapeaux fanés comme si
de voir sur les toits se déchirer les astres lui infusait on ne
sait quelle fièvre incongrue. Les carrefours résonnent de
mouvements enrubannés. La mer tremble très loin comme un vaisseau
d'étoupe. Une rampe me sépare, moi seul, de ce spectacle que je
découvre à la surface des éclairs. Je marche vers l'appel profond.
Mais tout répond au bout de moi sous le calice à cet ébranlement de
planète brisée. Une ville plus vaste se devine à l'autre extrémité
des réjouissances suburbaines, les contours de bouges imprécis, les
palais aux perrons submergés par l'eau boueuse des canaux. Là-haut
voici passer les étoiles fragiles. Les ponts mènent à mille nulle
part. Le sommeil me fait peur avec ses vagues d'anémones. Pourquoi
les rangs serrés à toute mort, pourquoi l'engrenage du temps,
l'épaule dure des détroits, cette pesée de continents à la dérive ?
C'est l'ombre qui me fonde et bâtit ma demeure à côté, sur le
versant tout juste ébauché de mes jours. Je suis venu de très loin,
à la traverse des formes ondulantes : j'étais rocher il y a peu,
puis ver de terre à peine habitant des ténèbres. J'ai gravi un à un
les échelons obscurs de la géologie. J'ai passé les chemins éblouis
des rivières et l'eau m'a tout entier parcouru, depuis le fil
dissimulé des sources jusqu'aux reflux, jusqu'aux remous de la
marée, et j'ai nagé comme un poisson par les abîmes, dans la plus
insoupçonnable intimité des vagues. Il m'a fallu paraître à l'âme,
à l'air, à la clarté, à toutes les choses sans poids. Mais je n'ai
pas perdu le souvenir, il est inscrit dans le secret des lignes et
me retient au sol : je ne brûlerai pas sur l'épée de l'espace comme
un soleil de fête éteint sitôt lancé. Jusqu'à la fièvre
essentielle, jusqu'aux vrais fastes de clarté, la nuit de toutes
parts souffle le dernier mot.
34
Alternatives Se poser, prendre essor dans les taillis du temps,
joindre le poids du vol au léger de la plume, s’en aller, revenir
où le cœur a coutume, confondre, distinguer repos et mouvement,
suivre le fil fatal qui se tend et détend vers de magiques bords où
d’autres feux s’allument et s’éteignent, nul ne sachant si se
résument en infrangible tout l’après avec l’avant : notre âme
vaguement voudrait que ne s’achève le jeu de ce hasard érigé par
son rêve, mourir de sa naissance et vivre de sa mort, ou, logée aux
oiseaux tristes de l’immobile, les ailes repliées, pareille à qui
s’endort, se prendre au simulacre engravé dans l’argile.
35
Hasards L’hilarité des hasards déjoue l’illusoire ponctualité des
astres opiniâtres brocarde les trajectoires elliptiques et la
parabole des comètes bafoue le galbe parfait de l’orbe où l’oracle
s’égare en conjectures ambigües comme à Dodone les paroles jadis
perdues parmi les chênes qui frissonnaient au plus sombre des bois
sacrés Juste dessous mal endormis mes rêves rampent je ne peux
penser le repos, je ne trouve pas le sommeil partout s’allume le
vacarme de consonances arbitraires s’affolent les musiques
délabrées et les mélismes fulminants partout clignotent les écrans
bariolés de signes qui se déchirent afin de mesurer l’aride
relation d’incertitudes statistiques Mais par delà les vitrines
imprévues les salons somptueux où s’offrent aux chalands des
espaces de vertiges par delà le chuchotis de nymphes nues prônant
pistons et pare-chocs au cœur même de l’aventure une seule fois
captive de ces mirages de fortune vouée aux dérives implacables aux
plus précaires embellies, dans le tumulte pur d’une anecdote sans
clôture gît l’infini silence.
36
Gravité Au plus creux du tableau des bœufs blancs sommeillaient et
l'herbe les cernait les dévorant de têtes les sources respiraient
vierges de tout soupçon la craie donnait créance aux massives
falaises les rochers prenaient mine abrupte de rochers sur le quai
bétonné la mer jouait le flot les arbres enhardis levaient leurs
yeux de plumes l'air se multipliait autour d'eux comme un mur une
charrue faisait confiance à ses mérites sur le toit la fumée
dressait des barricades on vivait comme un bloc au fond de la
cuisine le couvercle empêchait les viandes de sortir et la table
affirmait ses quatre pieds à terre Mais tissé sur la trame incolore
d'espace horizon pavot rouge envoûtant le soleil tendu pour ne pas
choir au bout de son vertige l'amour est-ce l'amour ce souffle à la
rencontre l'amour attirait tout au centre de sa fuite tout tombait
tout tombait sans en dire un seul mot tout tombait les poissons les
rivières les songes les barques sur la mer tombaient comme des
flèches les bœufs blancs l'herbe drue les rochers tout tombait dans
un silence flamboyant de cathédrale dans une dérisoire étincelle
tarie sitôt que née de la ténèbre et de l'abîme au revenir de
quelle enfance ensevelie au souvenir de quelle étoile dilatée et
tout tombait sans rien savoir ni haut ni bas ni froid ni feu ni
plein ni vide tout tombait Icare seul barrant le ciel comme une
borne
37
Héraclite De l'autre côté du grand mur un enfant joue dans l'herbe
vague un enfant joue dans l'herbe vague sous la couronne de béton
il ordonne le nouveau règne le monde neuf le beau mirage la nuit
finit à ses yeux vides il ajoute la pierre aux pierres de son
château mal équarri il étend son sceptre de sable sur un royaume
inaccessible s'il chante des armées s'ébranlent en longs cortèges
de fumées s'il pleure c'est un stratagème son ombre le suit pas à
pas jusqu'aux confins de son domaine jusqu'aux limites de ciment
jusqu'aux réseaux de neige noire Il est immortel sans comprendre
qu'il est né pour l'éternité.
38
Meunier, tu dors… Je ne sais comment quelque esprit malin endort le
meunier au fond du moulin. Est-ce la rivière effarée qui roule des
rêves hantés de lune et de houle ? Est-ce le cliquet sec de la
trémie qui festonne l’heure à pas de fourmi ? Est-ce la lucarne
ouverte où s’épuisent les rais du soleil dont l’or s’amenuise ? Je
ne sais pourquoi quelque esprit malin endort le meunier au fond du
moulin. C’est que la roue tourne avec l’eau tranquille le long du
sommeil obscure presqu’île. C’est que l’ombre monte et que le
meunier ne s’éveillera qu’à l’instant dernier, tout son grain moulu
sans qu’il s’en avise sa besogne faite et sa part divise. Je ne
sais pourtant quel esprit malin endort le meunier au fond du
moulin.
39
Jaillie de la terre et de l'eau la maison de lumière éclate elle
envahit les continents le fond des mers est mal à l'aise la lune
pleure à sa mesure et les étoiles s'en défient Pourtant rien n'est
moins gigantesque.
40
Du fond de l'océan démesuré du fond de l'ombre la marée monte comme
un pleur ah ne plus voir mourir la rosée aux dents fraîches et
refermer d'un mot le portail inconnu sur un désert d'eau vide et
d'implacable espace mais que faire en l'absence infinie de clarté
quand ne tournera plus la redoute des jours La guerre en sentinelle
ouvrait la porte au vent dispersant les bonheurs anciens par les
ténèbres et livrant aux frelons le dessein de s'aimer On attendait
les yeux ailleurs on vivait mal à l'aventure sur les môles le long
des plages sur les hauts remparts de la mer mais qui pourrait ne
vivre plus Océan double écho d'évidence et de rêve où se croisent
la soif et l'eau où se trament ta solitude et nos fatigues dans le
balancement de ton éternité océan ton manteau les ressacs le
ramènent et par le froid silence où dorment les couteaux je vis
vêtu de toi tisserand de l'absence mirage impénétrable au fond noir
du miroir qui poses sur le bord de l'abîme une rose Mais l'océan
rumeur massive n'est rien d'autre à toute peine ancré sur ses
pesants récifs qu'un peu d'étoile éparse à la merci du vide j'ai
mesuré l'obscur d'une cuve de plomb voici le temps déjà des
lointaines absences voici le rang nouveau de fête à l'horizon sans
trace cette fois de l'histoire à ma route.
41
L'impuissance a la douceur molletonnée des balles de coton, le
flexible qui caresse l'esprit chaviré vers le haut par les abîmes,
l'utopie languissant, mains aux genoux, dans les fauteuils spacieux
ouverts sur les grottes et les gouffres. Très loin pourtant, les
vers rampent entre les cadavres déchirés, les stalagmites à
l'abandon. Une terrible odeur de fauve stagne au fond du puits sans
remontée possible. Des têtes rougies s'amoncellent, le sang
traversant les ténèbres se mêle au lait des nourrices, à l'évidence
des seins coupés. Le sable et le béton murent le roc déjà flétri.
Mais tout fade, élastique, et suranné. L'impuissance prend un
miroir et se regarde.
42
Un enfant crie dans son berceau il attend le lait de la terre il
aspire aux vertus de l'herbe il a faim de ce qui le porte il gémit
comme le chien pleure la mâchoire à même la terre gorgé
d'entrailles à manger mais vers le haut les yeux éteints les yeux
éteints les moribonds sur un lit d'herbe ou d'hôpital geignent
doucement vers la terre affamés de l'ombre et de l'herbe.
43
Idéal Les formes se tordaient songes en le profond exil d’une forêt
démesurée de marbres lorsqu’engendré de l’ombre anonyme des arbres
sur le blanc destrier surgit Bellérophon. Grandi du cimier rouge
adorné d’un griffon, et du haubert doré sous le manteau de martre
il rêve à l’Amazone, oublieux de la chartre où la fauve beauté
féconde se morfond. Il ravale très bas pousuivant sa Chimère le
désarroi l’angoisse et l’espérance amère opprobre de soi-même ou
ténébreux débat avide inassouvi errant dans Brocéliande il sent
frémir sans fin en ailes qui se tendent l’élan vers un azur qu’il
ne foulera pas.
44
pour Patrick Quillier
Dans la fleur rouge une abeille le soleil sur un mur blanc et la
réplique éclatante du vent transparent qui tremble, c’est
l’hypothèse fragile que l’œil de chair échafaude que la parole
présume sur des indices légers la nuit qui vient la réfute le jour
levant la confirme et la beauté s’y érige en bref pavillon
d’éclairs.
45
Sirène Je l’ai trouvée nageant et nue par tous les méandres du
temps à mi-chemin de l’estuaire où s’ouvre l’océan des signes et
c’est alors que j’ai jeté mon jeu de tramails et de nasses de
filets par flux et reflux translucide je l’ai tirée loin des vagues
sans souvenir jusqu’au mouvant oubli du sable.
46
pour Battista
Psyché Elle seule toujours belle sur la montagne avant le souffle
avant la flèche et le palais vibrant de voix attend sur le sol
simple Que sait-elle des gouffres au profond sous le leurre des
fleurs de la phalène en vol fatal contre sa flamme que sait-elle
parmi la forme des nuages là-haut parodiant nos prestiges précaires
du ciel qu’y pressentir l’amorce d’un serpent ? Yeux superflus
l’âme se fond au paysage d’abîme quelque euphorbe arrachée au
rempart du roc dans le soleil mêlant les lignes à la clameur de sa
clarté et tandis qu’une larme égarée d’aurore agonise entre les
étendards que la montagne y prend refuge sans être pour autant sûre
d’elle des bêtes sombres veulent boire seule elle se tourne en elle
et seule attend le monstre.
47
Grecque Le sel, trident de l’eau. En été dans les olivaies près de
la mer qui s’évapore l’être s’offre aux tailles du temps Dès lors
les minutes dispersent leurs fragments d’amphores parmi les milices
du sel forant le fût des colonnes doriques.
48
Tant de ramure au désir de l'étoile s'ancrant profond dans la terre
mouillée tant de réseaux vers l'astre déployés et tant de vent dans
le sein de la voile le tronc vivace et l'écorce écaillée une
membrure au lointain qui se voile stable vaisseau charroi chargé de
toile sur chaque vergue un hiver s'est caillé Rien ni l'espoir
d'aurore à la mâture rien ni tourmente inversant la nature n'ont
chaviré le bel arbre vainqueur mais en son fil l'acier simple
recèle sans le savoir assez d'une étincelle pour brûler vif le
navire en plein cœur.
49
Une étrave antique fendait l'eau limpide des hellesponts sous le
ciel au feu des fournaises la mère écume mugissant entrebâillait
les porcelaines partout dormait le cauchemar à l'horizon des
cheminées Nus sur l'herbe dansaient les dieux colorés d'aurore
éternelle c'était le temps de Pan vivant où des Amphions
suscitaient les remparts dans l'aube tranquille les pavés de nos
avenues c'était le temps de notre mort Aujourd'hui rien n'a disparu
dieux ni trésors pris sous le sable ni perle aux valves enlacée des
téléviseurs lumineux des coquillages arrondis nacrés comme les
aquariums chaque nuit naît une Aphrodite Vers les Colchides inouïes
tournent les arbres des machines à toutes les aires de vent effarée
la gorgone pleure dans les fumées du boulevard et sur le môle sans
répit l'homme guette une voile blanche Vagues rumeurs de la marée
tramées de l'étoffe des songes immuables les astres voient tout le
long des grands quais déserts nos ombres fondre parmi l'ombre
pendant qu'au loin très loin la mer sourit comme le souvenir.
50
Après tant d'hommages à ceux qui croyaient bien ne pas reboire à
l'alchimie tant de géométries irréfutables à notre échelle
d'astronomies rêvées dans le fossé des aubes neuves voici que se
dessinent les constellations inconnues et que surgissent au-delà de
la ligne idéale d'espace par les quatre horizons supposés déserts
si vainement des foules vierges Elles marchent sans rien savoir de
nos desseins anciens pas même l'éclair d'un regard vers les
tapisseries stériles que tissèrent les astres maintenant pâlis et
les couleurs déjà passées sur l'autre rive de l'abîme et le temps
change en indéchiffrables grimoires les beaux langages scintillants
les mots d'amour au grand soleil le long poème des étés dans les
prairies brûlantes du silence l'herbe du souvenir entre les pages
refermées d'un livre que nul n'ouvrira plus jusqu'à la renverse
illusoire de l’ombre.
51
Diptyque Algérie 58
Ils marchent c’est le même soleil accablant du mois d’août le même
feu sur la montagne décharnée la même flamme irrespirable dans
l’espace la même absence obsédante de l’eau le plateau ondule et
s’étale comme un océan figé en stagnantes lames de plomb sous le
ciel four circulaire, et le vent brasillant s’irrite aux silex
aiguisés des pierres Puis à leurs yeux tout se dépouille tout
s’abstrait, s’esquisse en tableau aboli, le poids du créé symbolise
sa pesanteur dans la matière translucide d’une substance sublimée
le temps s’aliène, vibrations tendues vers la géométrie première,
et l’instable ruisseau du sang déserte les veines vitales songe
d’argile épaisse et rouge, au creux du monde minéral flottent des
formes de fontaine. Soudain des murs de toile battent arc-boutant
leur échine brune des tentes sortent de terre parmi les moutons
pelotes de laine mal dégrossie et le petit enfant devant les
ouvertures sourit au soleil et au vent au franc soleil du monde
entier qui fait luire ses dents humides et portant la main à son
front il salue les soldats qui passent un à un le long du chemin le
cœur vide et la tête basse fusil au bras sanglés bottés
52
bardés de feu mal endormi de fatigue et d’indifférence plus
écrasants que la montagne plus écrasés que l’horizon et plus
tristes que leur victoire.
53
Échos Un grondement ce soir ébranle la montagne. On ne sait plus si
c’est l’orage ou le canon cette voix sur laquelle on ne peut mettre
un nom qui roule sourdement dans le jour qui s’éloigne. L’ombre
trace là-bas des signes menaçants. On ne sait plus si c’est la
pluie qui tout à l’heure abreuvait le sol nu ou si la pierre pleure
sous la malédiction millénaire du sang. On ne sait plus quels sont
ces griefs de rupture fureur humaine ou force fluide de l’été dans
le songe du lac écrin d’obscurité les éclairs striaient l’eau comme
une déchirure.
54
Végétation Stérile envahissante inaltérable armée de griffes
arrachant des lambeaux de lumière elle rampe et se tord dans la
casbah fermée où mordent agrippés les crocs de ses barrières et les
chevaux de frise et les ronces mêlées crispent au long des rues
leurs ongles sur la pierre barrant par le travers les venelles
bouclées hérissant le sol cru de fers et de lanières et moi je
marche autour du gouffre prisonnier d’un tunnel ténébreux dérobé du
tonnerre pour oublier d’amour un amour oublié mais qui pourrait
chanter un chant d’Apollinaire près du bourg où le fil en cercles
crénelés cerne une bolge inouïe du vieil enfer de Dante, où les
nœuds étranglant la ville barbelée couronnent ses remparts d’une
épine sanglante.
55
Maintien de l’ordre Des criminels du FLN ont sauvagement massacré
tous les membres d’une famille de colons. (Journaux de
l’époque)
Quel air de liberté souffle de la montagne dessinant de son aile un
rêve de patrie et quels appels blessés que l’histoire accompagne
montent des campagnes meurtries. Casques lourds, crosse au poing,
sans un mot, par surprise, dans le douar cerné pénètrent les
soldats les enfants que le bruit des armes terrorise pleurent et ne
comprennent pas. Les hommes silencieux sont groupés sur leur porte
immobiles debout ils regardent passer les suspects arrêtés que les
camions emportent puis ils baissent leurs yeux lassés. On emplit
les prisons on étouffe la presse on enferme on torture avant
d’exécuter puis on va quand il faut se signer à la messe les mains
encore ensanglantées. On juge sans procès on condamne sans preuves,
on déporte d’un mot les mechtas soupçonnées, puis on va haranguer,
foulant l’honneur, les veuves de ceux qu’on fait assassiner. Otages
abattus près des villages vides vous qui dormez troués sous les
oliviers gris ô corps mal achevés que le matin livide chasse de
l’ombre leur abri nul ne viendra comme à Jésus la Véronique essuyer
sur vos joues de son linge sanglant les larmes du visage auroral de
l’Afrique ni laver les plaies de vos flancs.
56
Mais nul ne pourra rompre à jamais les racines plongeant au plus
profond de l’aube ni tuer le grand arbre vivant qui croît dans les
ruines des villages évacués.
Le 24 avril 1958, à la suite de l’atroce exécution par le FLN
d’Algériens membres des « Délégations spéciales », 11 « suspects »
ont été
abattus lors d’une « corvée de bois » aux environs du village de
Tafessera,
près du barrage de Beni-Bahdel.
57
Bourreau Traqué jusque dans ses tréfonds il s’est livré terrible au
maître de ténèbres tapi dans son affût taciturne souterrain de la
bête innocente aux aguets il attouche à ce qui rampe abîme et
fangeux dans l’opaque impénétrable de notre âme à ce qui s’insinue
d’entrailles perverties d’ambages tortueux à ce qui dicte enfin les
aveugles décrets pétrifiés après déroute des étoiles et voilés par
l’angoisse aux fétides odeurs L’ordre est de divorcer l’homme et sa
propre chair de flétrir victime et tourmenteur par la même blessure
de rompre l’accointance fragile où le souffle subtil s’entretient
encore avec lui seul avant que l’amertume et la souffrance ne se
dédoublent sur les faces suppliciées pour laisser entrevoir le
revers sombre ensemble dans l’épouvante du miroir Qui donc
transgressera les gestes de l’injure ensevelira d’oubli les liens
brisés rétablissant ainsi l’altérité compacte qui étaie
l’accordance et nous tient en respect, sinon notre apanage entier
de native noblesse ?
58
Cigales mères de ceux qui depuis lors portent la lyre, cigales
cymbalines nées pour le chant et nées du chant absences ou presque
riens qui conversent au-dessus de nos têtes dans l’étouffante
chaleur tandis que tout au long le ruisseau diapre son idéale
promenade de musique et que des chanteaux du soleil innocent
stimulent la clameur des ailes stridulantes Cigales cymbales de
l’été cigales cymbales terrestres ivresses ivresses célestes vers
l’empyrée Mais ce même soleil simple qui les enfièvre exaspère au
revers les guêpes aiguës flèches de la discorde irrite les timbales
féroces sous le ciel gris, et tout en bas la cavalcade des sites
barbares, le tournoiement de la guerre et son regard mortel les
ruisseaux sans aval couleur du sang que divulguent les veines
mutilées quelques siècles plus tard l’azur ferme les yeux sur
l’essor sidéral d’insectes à cuirasse à peine issus de notre monde
tramant à tous les points cardinaux des messages cryptés échanges
digitaux entre implacables élytres de métal archivant l’incendie
des mirages sous le monceau des maisons éventrées, codant les
spasmes d’enfants qui s’épuisent devant les check-points cernés par
les soldats Pleure pluie de soleil Cymbales cigales relevez la
clameur qui s’éteint, le branle entre flambeaux qui, une fois
abolis les crissements et la lumière, brûlent bleu redoublez le cri
des striges dans les sépulcres et les cryptes rehaussez les accords
de l’orchestre fatal parmi les vents et le frémissement des cordes
ranimez avant l’espace de silence l’inépuisable concert que les
voix humaines ont déserté jusqu’à cette seconde mort où tout
s’évanouit dans les citernes de l’abîme.
59
Apocalypse
Babylone Mon souffle passera sur votre cathédrale vide de foules
vierge de parvis illuminés la terre comme un chien dévorant la
pénombre hurlera vers les tours hurlera vers les tours vers les
derniers héros de la conquête folle vers les astres jusqu'à vous
descendus manger dans vos mains pâles le grain de vie que vous
gardiez pour les oiseaux et j'étendrai sur vous mes lanières de
sable on pourra voir alors les lunes plates se ternir battre le
cœur du temps dans l'oubli des miroirs on pourra voir sur les
étangs l'orgasme définitif du ciel à la renverse avec les mille
plantes sinueuses des marais les joncs glauques les scirpes aux
portes des jardins français les masses d'eau barrant la route aux
anternons les planorbes dans les ruines encore sèches des soleils
anciens on pourra voir parmi l’émeute rampante des rhizomes surgir
le cauchemar farouche de la boue bavant la fange, les rames
stériles les stigmates griffus l’herbe démente dardée d’échardes
répliquant aux crocs de la brûlure s’apparier avec l’absinthe dans
le sabbat grimaçant des mufles atroces après le grand tintamarre
éparpillé en planètes maudites par delà les siècles déserts où le
je naquis, on pourra voir sous l’artifice illuminé des toits
abominablement couvercles de l’obscur se déchaîner membres et
chairs la frénésie des métropoles turbulentes fétides fermentations
brouillant leurs organes bourbeux, on pourra voir les rats
grouiller dans les égouts fleuves de stupre et d’infamie, et le
ciel bas où une à une s’effondrent les étoiles réverbérer le regard
aveugle des robots constellés d’yeux épiant l’Homme esclave nu qui
baise l’ongle de la Bête on pourra voir sur le seuil des maisons
les prostituées vider les seaux de sperme et de savon dans le
ruisseau des villes on pourra voir les vivants devenir bleus et les
cadavres se dissoudre de mon lait
60
Cavaliers Nous viendrons chevauchant nos chevaux carnivores par le
ciel noir sous l’œil sanglant des météores vers les pourpres récifs
des astres déchirés nous jetterons la barque d’ombre à chavirer la
terre exsudera le sang qu’elle recèle sur vos enfants des bubons
noirs à leurs aisselles les rats étoileront de sang vos avenues et
vos maisons pour célébrer notre venue alors nous émoudrons les
épées de la peste alors nous briserons les étraves célestes alors
nous épandrons les semailles du sang sur ce qui vit sur le coupable
ou l’innocent alors nous abattrons les glaives de famine nous
tracerons la route à la mort qui chemine frappant les seins féconds
et les ventres gonflés comme frappe la grêle au plus tendre des
blés rompant broyant dans le limon de notre course la muraille de
l’air et le rempart des sources déchiquetant sous la rafale des
sabots toute chair arrachée en atroces lambeaux et nous
sillonnerons des flammes de nos flèches les océans brûlants les
solitudes sèches et les hommes perdus dans l’implacable nuit.
61
Jérusalem céleste De la nuit à la nuit selon fulgurent forges et
flammes fracas de foudre sur l’enclume des mers martelant les
graves du crâne au centre le plafond lourd se dégrade en glaçons et
griffes chiffon géant qui s’effiloche parmi les froissements de
souffles et de métaux avant que la bonace enfin n’enchaîne sur les
récifs la chiénaille des typhons Alors en leur inaccessible étale
les fixes défient les tempêtes brouillard de nos sens le tonnerre
illusion pour notre entendement alors l’âme respire un très large
au-delà de nuages et la paroi des possibles revêt sa changeante
géométrie de gemmes à l‘ultime horizon sans mesure doublé le môle
adamantin palpite la grande île de tous les âges où les foules de
nous venues chantant enfants à belle voix tendent leurs trames de
couleurs sur la jérusalem du songe. Demain nous y conduit comme un
pont sur l’abîme.
62
Jeunesse Pour voir exacerbés les fusils et les fièvres sourdre nos
faux soldats affrontant à la nuit les mots sans autre fil jetés
dans le désastre de chants qui parlent d'aube et d'assauts vers le
ciel pour voir les poings dressés défiant la tempête les yeux
clairs oublieux en l'âme par clarté des enclos de jadis cernés de
palissades où végètent les pensées vagues tout le jour avec l'éclat
pourtant d'un rouge à la limite quand s'ouvrent pris de biais les
grands flamants de l'air ou qu'une étoile émerge en souvenir lucide
pour voir sur les quais noirs qu'ébranle un train blindé fomentant
des remous de forge dans sa marche luire les lourds éclairs et les
essieux trembler terriblement au plus obscur des cathédrales où les
anges du chœur ne se sont pas couchés pour voir l'acier des croix
bénir les fusillades sous le Christ ténébreux du porche en majesté
pour voir fuir notre sang vers la mer prophétique telle une
enluminure à lettres historiées et ce brouillard là-bas où les
fleuves s'abîment emportant avec eux l'orage et la beauté comme
actrice aux yeux gris sous l'arc de son ombrelle de drapeaux et de
cœurs la mort s'est habillée.
63
Et maintenant… Et maintenant que reste-t-il tissu d’échos flottant
dans l’air comme celui du chat d’Alice qu’un lointain sourire
d’enfant et maintenant que reste-t-il des trames d’amours et
merveilles refrains qui se croyaient heureux sans rien connaître du
bonheur sinon cette phrase assidue d’un orchestre que déconcertent
les dissonances redoublées mêlées aux tumultes du cœur inapte à
battre la mesure que me reste-t-il ? des musiques minérales venues
d’ailleurs portées par cahots des hasards et que j’écoute qui
s’approchent.
Quel est ce chef qui dans la fosse maestro vêtu de gala dirige des
artistes sombres et tournant vers moi sa baguette ses yeux lisses
joyaux de givre qui m’invite à me joindre au groupe où me dit-il tu
chanteras bien mieux que dans le chœur des anges et des moi
reviennent en moi mobiles mais sans se mouvoir dont j’avais égaré
la fable depuis le petit garçon que je fus perdu dans la cour des
écoles avec au fond sous le préau l’ombre brutale des grands murs
depuis le jeune homme s’acheminant vers l’éden d’orient par pluie
grise aux quatre fleuves floréals
64
depuis la recrue fantasque à braver réplique inverse d’Empédocle le
cratère ardent des étoiles Sans doute ai-je écrit trop de lignes
sur la partition des années.
65
Voix d'après le poème Litanies Insaisissable aux sens te voici pour
jamais pierre et source, déliée, délivrée, sans passé ni futur
nulle autre charge que le dire de toi-même, voix libre d’apparences
en ton exil très loin du sable et des halètements terribles de la
terre, voix rétive aux essaims toujours multipliés sourde à la
propagande illimitée de l’herbe aux ellipses du vent sur les
enveloppes de l’eau où s’éludent les mauves selon le va-et-vient
des vagues, aux sarabandes des oiseaux brandons de l’arc-en-ciel,
chaîne de songes et féeries tissue de nuit par tous les astres
retramée, qui te meus dans l’espace inassouvi des mots, mais voix
robuste en le tréfonds de toutes voix et leurs syllabes
asymétriques, endiguant hors du temps le fleuve fabuleux, roche
hostile à l’écho d’un appel qui s‘épuise, celée sous les palabres
des cités jusqu’au silence déferlant, assise par delà les flux et
les reflux où notre vie se désassemble, stèle dans le brouillard
instable du destin. Sur la lande stérile où tremblent tous nos pas
te célébré-je vaine au gré de ma parole chancelante illusoire
asservie par le vent ?
66
Vive voix La voix vive s’altère en transparence vide où s’exténuent
les échos du dire que je fus fugitive légende de paroles qui mêlent
à présent leurs lignes dans le dédale sans chiffre sans issue sans
fil vers le flambeau Le temps s’y fige cloué aux croix de la
palabre désormais veuve de mon nom s’égarant indécise entre
illusions et semblants de moi-même Mon nom ! pourquoi répondre à ce
verbe stérile qu’annule le délire distrait de ses balbutiements
pourquoi voiler d’un mot mes membres doublés d’ombres et les
organes de l’amour et tous mes sens drapés d’oripeaux qui
consternent les correspondances Mon nom ! ni rouge voix du sang
vivant portant ses vibrations jusqu’au foyer secret de sphères
intérieures muettes à l’esprit en deçà de la peau ni vague voix
d’en haut venue maquillée de mensonge aussitôt la frontière
franchie ni fond diffus dissipant en ombres et rumeurs souffle
glacial avant l’introuvable ténèbre la voix de milliards de mes
années d’étoiles sur les antennes d’astronomes sidérés par une
chimérique amorce de miroirs où pour moi plus rien ne s’inscrit
sinon des remous et des moires qui se dispersent en équations
déconcertées Moi ? non il n’y a plus ma voix non il n’y a plus de
voix non il n’y a plus de moi je ne m’appelle plus personne le je
n’a plus de nom mais quelque titre révocable à tout écart de la
durée se renonçant à chaque étage des fragiles assises qui le
forment pour se fondre futur en un grisâtre anonymat d’abîme.
67
pour J.V. Verdonnet
Chasse blanche En arrêt les fusils et le sang sur la neige,
l’hermine a deviné l’ornière le sol faux comme une ligne nue met la
chasse en défaut l’hermine a fui le sang les taches et les pièges.
Candide, immaculée, purs essors triomphaux vers la gloire, en défi
de rets et sortilèges, elle croit, la colombe, imposer son manège
au ciel préméditant la pierre d’un gerfaut. Sur les eaux que bénit
le feu des dioscures une aube s’est émue d’entre les mers obscures
L’hermine la colombe et l’aube en sa fraîcheur, j’aurais voulu les
prendre aux lacets du silence j’ai contenu ma voix et j’ai fait
vigilance Mais rien n’a déchiré l’unanime blancheur.
68
Sublimation Le jardin s’exaltait en arbres qui flambaient de toutes
leurs feuilles le feuillage épuisait l’émeute du subtil paroxysme
vert et le vert n’était plus qu’extase mêlée de lumière et
d’oubli.
69
Orphée au gouffre Orphée, retourne-toi vers ta première mort
opaque, non qui hurle au-delà de la grotte avec la meute des
ménades ! En vain retourne-toi vers cette ombre qui n’a que toi
jusqu’à ta nuit gémissements terribles de la chair pourtant chargée
de chants, fauves que tu croyais près de Dante enlacer dans
l’espace harmonieux des cordes. Non, le même silence perle aux
mêmes voûtes le même air au profond clôt la gorge suffoquant l’âme
de la lyre. Et toi, tendre Eurydice mirage disparais diaphane en
l’obscur laisse place au désir sublime de l’issue.
70
Que l’eau se mêle d’oublier la terre riche de racines que l’instant
joue avec le feu dans l’air placide des étangs que le roc éveille
soudain son aveugle appétit de sable toute parole périrait.
71
Les marins de Thulé pressentant la banquise entaient leur souffle
aux voix vivantes d'océan où dorment les regrets obscurs toujours
gréant plus de toile toujours pour l'étoile requise. Une étincelle
éclat des chimères exquises cette nuit chavira leur âme, recréant
le parangon d'un songe au creux du ciel béant. Le nocher nageait
seul vers la rive inconquise. Dans la rose sans givre et le miroir
en vain une claire Vénus avait, regard divin aux grèves éblouies
d'aube et d'enluminures vu cependant la horde allumer des tourments
qui vinssent, vieux remords hantant les Palinures, pour jamais
étonner de noir le diamant.
72
Hiver Remontant vers le pôle en rayons sur la mer nous nous
laissions guider par le sang des sirènes nous quêtions le miroir
coagulé des rêves le beau miroir de glace au manège des hivers et
les passes se multipliaient à la rencontre des proues toujours
tournées contre le vent et nous allions sans plus de réponse en
avant ni souci de ce qui demeurait la proie de l'ombre nous
croyions bien laisser très loin du nord les flux évaporés des
rivières sempiternelles il nous fallait gagner les grèves
solennelles où le soleil ni le cœur ne palpitent plus où le soleil
et le cœur s'accordent au silence où l'herbe oublie son lot de
grandir contre le ciel où la débâcle des moissons par l'essentiel
s'étoile dans l'oubli figé des avalanches et nous fuyions les
boulevards illuminés que le mirage des mille trompettes recolore
les phares avaient beau montrer la côte encore et tous les ports et
le mensonge des fumées nous avions dédaigné de gré ou non la fête
le cirque des animaux grotesques la maison des danses lascives la
redoute des raisons et les décors profonds peut-être de défaites
oui nous avions faute d'été voulu le froid le froid plus rigoureux
plus net des heures blêmes nous avions cru laisser l'autre part de
nous-mêmes à la dérive chatoyante des pavois et les valses
tournaient tuées par le tonnerre qui roulait du moins nous l'avons
voulu sur nos vaisseaux les fleurs pleuvaient derrière un délire
d'oiseaux loin derrière du moins il nous semblait loin derrière et
quand nous crûmes avoir en vue le pôle enfin c'était toujours
au-devant de nous la même rive c'était toujours au-dedans de nous
la peine vive c'était toujours autour de nous le sol ancien
73
pour Paul-Georges
Spagyrie La fleur dans l’or du fruit s’épuise la sève se fige en
rameaux flétries les feuilles s’amenuisent à nids d’insectes ou
d’oiseaux les chênes au futur des mines durcissent pierres et
charbon le sombre torrent s’illumine fulgurant foyer de rayons Du
fruit la graine monte en fleur les feuilles nourrissent la sève et
viennent les vents oiseleurs le nid s’ouvre aux ailes du rêve les
charbons en terre réduits repartent cimes ou racines le foyer régit
l’eau du puits par le feu moteur des machines Et sous cape sans
écarter l’étamine voilant le gouffre le sel travaille à supplanter
le royaume infini du soufre ainsi forjeté par le temps chaque être
suit l’autre à rebours la haine et l’amour s’affrontant jusqu’à
confondre leurs contours Tel multiple en identité l’éternel retour
nous tourmente par jeux d’éclairs prémédités jamais les comètes ne
mentent alternant rires et sanglots c’est toute la vie qui
s’éloigne sanglots rires que l’heure clôt
Seul surgeon d’absence féconde mixte d’archange et de limon en
naissant je connais le monde au néant je donne son nom perdu dans
la Nuit souveraine le chaos défère à ma voix avant que l’ombre me
reprenne la mort n’a d’autre issue que moi Et dans ces remous de
poussières
où dits et dédits se rejoignent.
l’âme est-elle extase et lumière ?
74
Le ciseau leste de l’oiseau crisse et trisse dans la lumière coupe
nette au lé du soleil qui délivre en ombre si lente sa taciturne
pesanteur
75
Entre l’homme et le roc il y a la fourmi Je l’observe qui se hâte
énigme de sable noir sur l’appareil des six pattes qu’un rouage
fait mouvoir vers les noires casemates aux mille et mille couloirs
d’identiques automates inlassables réservoirs Elle vient revient
repasse circule par les chemins au noir envers des surfaces où
transitent les humains multiple svelte unanime est-ce rêve est-ce
illusion elle assaille les abîmes sans que nous l’apercevions Mais
les racines des arbres dissimulent leurs contours et dans les
veines du marbre le sang se fige à rebours promptes les gemmes
s’enfouissent sous l’abri faux du rocher les rubis brûlants
pâlissent à l’entendre s’approcher
Elle, mue d’une autre force s’enfonce toujours plus bas toujours
plus loin de l’écorce sans connaître le pourquoi marche sur le
front de taille y abattre le charbon et n’emporte de bataille que
pour faire un nouveau bond la conquête est sa mesure le salaire son
élan elle va sur les brisures que lui concède le temps Elle va
jusqu’au jour où l’herbe comble les antres oubliés jusqu’où la
poursuite superbe se perd au creux du sablier jusqu’où les lignes
s’oblitèrent en vide dans le fond du puits alors retourne au noir
mystère ce qui peut-être est jeu fortuit peut-être signe qui
s’altère puis s’efface d’un monde enfui sans même un tremblement
derrière sans même une nappe de nuit.
76
Révolte Subvertir nos jours en alerte et nos semaines obsédées,
dérégler les heures des aiguilles lancinantes sur les cadrans
nocturnes ce matin les titres des journaux clameront ce qui n’est
arrivé que demain ou depuis bien longtemps, car le hasard ouvre ses
plans selon l’ordre qui lui est propre et la sibylle, si diligente
à deviner que par sa seule illumination le temps brutalement s’est
brisé, abandonne des espaces déclos à nos divagations peuplées de
tous ces nous qui sont en nous, dont nul registre opaque par le
poids de son passé ne tient recueil Mais au réveil les chaînes de
nouveau imposent leurs traverses entre les voûtes surchargées, les
armatures qui compriment les machines étincelantes de nos désirs
Puisqu’il le faut mettons des mots au lieu des choses pour nous
émanciper jetons bas l’épaisseur des très hauts murs dressés à la
patience à l’immanence tellement hauts qu’ils oblitèrent les
nuages, charpentant nos sages spéculations le testament de nos
destins ces murs aveugles dont nous avions jeté les fondations dans
une argile plus instable que notre vie, prenons enfin souci de
pénétrer encore avant l’affinité des logements intérieurs ne
laissons pas le vent que filtrent des guichets à l’œil impur
creuser ses lourds secrets le long des corridors puisqu’il le faut
déverrouillons le magasin fatal des pièces sans issue dissimulées à
la lumière les recoins morfondus dont nos légendes elles-mêmes
cachées ignorent jusqu’aux emblèmes jusqu’aux plus explicites
figurations démasquons les parois qui nous épient elles contrôlent
tous nos gestes elles les guident par dessous scrutons les meubles
sentinelles perdues dans l’immobilité dissipons l’air stagnant qui
guette ses proies derrière les lambris là où l’obscur feint de se
fondre en transparence, brisons puisqu’il le faut les vantaux
interdits fouettons le mensonge impétueux des portes entrebâillons
puisqu’il le faut le trouble gynécée des rêveries sultanes dans le
silence somnolent,
77
et par les entours forçons puisqu’il le faut les charmilles des
grands parcs où flottait jadis la flambe des étoiles réseaux du
point vernal Alors du zénith au nadir du spacieux à l’étroit du
toujours au jamais il n’est plus de regard à la fenêtre glaciale de
la pierre et sous nos pieds des galeries trament furtivement leurs
sapes plus rien ici n’a vraie demeure ni la prière incolore
enchantant les couleurs ni le parfum tant de fois redoublé d’herbe
drue ni le chant des filles-fleurs plus pourpre que le pourpre ; et
dans les édens aux feuilles chamarrées la fente refermée sur le
glaive du frêne le galbe gravant les pins gemmés du sang d’Atys,
sont disparus et les armides et les fantasmagoriques jardins...
Nous voici désormais libres de toute énigme loin du rêve rompu
contre les astres détraqués loin de l’angoisse véhémente et des
tumultes ainsi tout sera plat en nous et hors de nous et sans
remords après l’émeute et les cisailles, nous viendrons à merci
dans l’univers domestiqué du temps.
78
Jacob Boehme rien qui nous sépare de rien si ce n’est telle place
fluide où se reflète comme une évanescence du sang la douleur sans
étude parmi les hasards lorsque tâtonne et palpite et se mue cette
fantastique excroissance qui peut-être n’est rien d’autre
qu’éternel mouvement de rien sur soi-même
79
Forêt Creusée d’abîme et de ténèbres une chartre d’où seule fuit
peut-être une lueur d’Érèbe peut-être une houle de nuit peut-être
une étoile stérile nébuleuse où tout se confond comme en dieu
brûlant immobile le néant d’un nombre sans nom Mais de ce feu glacé
d’absence procède un long frémissement et ce qui n’était qu’en
puissance déploie ses limbes lentement fragile une hampe s’éveille
sous les regards bleus du matin et l’azur que l’œil ensoleille tend
son armure de satin à midi se gonflent les branches lorsqu’en haut
flambent les futaies l’étincelle qui s’en épanche fleurit phénix
dans la forêt puis au soir la cime superbe en vain se rêve à
l’apogée en vain le poème exacerbe sa parole désagrégée car la nuit
tombe et rien n’y fasse voilà qu’un cycle est révolu le passé
défléchi s’efface où les surgeons n’éclosent plus. Mais comme aussi
l’aube limpide reverdit en arbre de vie l’aveu d’une graine élucide
l’arcane de la comédie.
80
hier a pénétré le dessein d’aujourd’hui avec déjà demain dégradé
par hier aujourd’hui se muant indécis en demain pesant de tout son
poids d’étrange absence absence de l’hier en aujourd’hui défait
absence du demain qui corrode aujourd’hui absence d’aujourd’hui de
lui-même altéré jusqu’au moment qu’hier aujourd’hui ou demain tout
d’un coup le demain l’aujourd’hui et l’hier s’abolissent.
81
Offuscation Le soleil a surgi dans mes songes, hautain, impérieux,
par so