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MOTIVATION ET STRUCTURE D'UNE PHILOSOPHIE OUVERTE

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MOTIVATION ET STRUCTURE D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE

par F. GONSETA, Zurich

IDEES DOMINANTES ET PRINCIPES PREMIERS

Comme les autres philosophies, la philosophie ouverte (ido- nkiste) a ses idkes dominantes. Une idke dominante (ceci n’est pas une exigence que nous posons, mais un fait que nous relevons) est une idke a faire valoir, une idke A promouvoir. Elle est orga- nisatrice de tout l’univers mental qui la comporte, parce qu’elle exige que soient remplies les conditions sine qua non de sa validite. Les idees dominantes d’une philosophie restent parfois a l’arrikre- plan. Quelles sont celles de la philosophie idonkiste?

Elles sont simples, mais, en un certain sens, exigeantes. Nous les formulerons dans un instant.

Mais avant m&me de le faire, nous avons a poser une question, a la poser aux autres et a nous-memes. La voici :

D e quel droit accueille-t-on une ide‘e dominante pour la faire valoir ?

J e m’en vais examiner deux reponses possibles, dans le seul but de marquer deux positions antagonistes, dont je repousserai l’une et occuperai l’autre. Pour tendre rapidement vers ce but, I’argu- mentation restera forckment sonimaire.

La premi8re de ces rkponses est classiquemenl; ne‘cessifaire. La voici : Les idkes dominantes admissibles sont celIes qui s’imposent avec nkcessitk. De quel ordre de necessitk s’agit-il dans cette rkponse ? Bien entendu, d’une nkcessite inconditionnelle, comme l’est la nkcessitk de principes premiers ou de principes logiquement reductibles a des principes premiers.

La seconde reponse demande de faire tout d’abord une distinc- tion entre un principe premier et une idke dominante prkalable.

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(( Prkalable o se dit d’une idke qu’on a des raisons d’admettre dks les fondements d’une doctrine, dks les premikres demarches d’une activite mentale kdificatrice, sans qu’elle ait kttt d’ores et d6jA reconnue comme nttcessairement j uste. Quelles peuvent ktre ces raisons? Nous en parlerons plus loin. Une idke prealable s’kprouve par l’ceuvre dans laquelle elle est engagke. La menace d’un dkmenti pkse sur elle, il peut cependant arriver qu’elle se rkvkle sans cesse idoine.

Et maintenant la seconde reponse est la suivante : I1 n’est pas necessaire que les idkes dominantes d’une philosophie soient nkces- sairement justes. Elles sont egalement admissibles en tant qu’idees dominantes prkalables. Bien entendu, le sens de cette seconde reponse dkpend de ce que pourront &re les raisons dont il est question, les raisons qu’on peut avoir d’admettre telle ou telle idke prealable. Disons sans tarder, pour bien marquer la distance entre ces deux reponses, que ce pourront &tre des raisons d’expkrience.

Les deux rkponses qui prkckdent ne sont pas les seules possibles. On pourrait en imaginer d’intermediaires, dans lesquelles on recon- naitrait A l’expkrience un r81e secondaire (heuristique) dans la conception des idkes dominantes dont la justesse necessaire s’im- poserait ensuite. Nous les nkgligerons : elles n’apporteraient rien d’essentiel au dkbat.

Affirmke, chacune de ces rkponses a la valeur d’une idee domi- nante. Remarquons (il y a une certaine utilite a le faire) que cela nous fait quatre variantes, chacune d’elles pouvant &tre affirmtte en tant que nkcessaire ou que prkalable.

LES PHILOSOPHIES NECESSITAIRES ET L’EXPERIENCE

Nous allons engager la discussion sur la premikre rkponse. Nous demandons qu’on la confronte avec la constatation (de fait) suivante :

I1 existe des systkmes philosophiques inconciliables en tre eux, qui entendent promouvoir des idkes dominantes antagonistes - qu’aucun systkme coherent ne peut adopter a la fois - dont les defenseurs n’arrivent pas A se convaincre les uns les autres malgrk

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une kvidente bonne foi. Les idees dominantes que les uns tiennent pour nkcessaires ne s’imposent pas aux autres. Elles leur paraissent au contraire inadmissibles.

Ce fait bien connu, et certainement incontestable, a-t-il une importance, une portke philosophique ? A-t-il la valeur d’une mise en garde, d’un avertissement susceptible de nous faire douter de la justesse de la premikre rkponse?

C’est la tout d’abord un fait d’expkrience, et rien de plus. Sa presentation parait-elle trop maigre, il est facile de l’etoffer. I1 suffit de rappeler (comme je le faisais d6ja au Congrks de philo- sophie de Rome en 1947) l’essai c6lkbre de Renouvier de classifi- cation syst6matique des systkmes philosophiques depuis l’antiquite. On sait quelle en est l’idke directrice : Renouvier caracterise les systemes philosophiques par un certain nombre d’idees dominan tes Celles auxquelles il a recours vont par paires, par paires d’idkes antagonistes, telles la libertk absolue (a promouvoir) et la necessitb inconditionnelle (a reconnaitre). Les systkmes philosophiques se trouvent ainsi classks par le moyen m$me de leurs incompatibilites mutuelles. C’est ainsi toute l’histoire de la philosophie qui vient tkmoigner A c8tk du fait d’experience invoque tout 9 l’heure et dans le m6me sens que lui.

Encore une fois, ce tkmoignage doit-il &tre pris philosophique- ment au skrieux ?

Celui qui pose en principe qu’une idCe dominante n’est admis- sible, a l’origine d’une philosophie, que si elle s’impose avec nkces- site ne doit-il pas repondre : Non? I1 ne peut certainement pas reconnaitre que deux exigences antagonistes soient Bgalement nkessaires. I1 ne peut donc pas admettre que deux systkmes qui sont au service de deux idkes antagonistes soient tous deux valables de droit. Ne devra-t-il pas exclure toute autre possibilite que les deux suivantes :

I1 n’en est qu’un de valable, a moins que tous soient dans l’erreur. Mais hi-m&me pretend avoir reconnu la niicessite de ses propres

idees dominantes, car s’il ne l’avait pas fait, il serait inexcusable de les poser comme telles. N’est-il pas conduit avec nkcessitk, avec la nbcessitk m&me qu’il invoque, a poser que seul il peut avoir raison, que seul il doif avoir raison?

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Ce raisonnement est thkoriquement inattaquable. I1 se peut qu’entre cent affirmations qui se contredisent toutes entre elles, il n’y en ait qu’une de juste, qu’un seul ait raison contre tous. Le grand tumulte causk par le choc de tant d’idees divergentes ne tkmoignerait plus que d’une chose: de la faiblesse de l’esprit humain devant les exigences de la vkrite.

Et cependant, chose assez ktrange, cette explication qui (en thkorie) est susceptible de tout arranger ne fait que rendre plus aigue la constatation dont nous sommes partis: car il existe, en fait, des systemes philosophiques nkcessitaires inconciliables, dont chacun peut ainsi se mettre en droit e t meme en devoir de renier tous les autres.

Ce que je viens de dire n’a rien de nouveau. Bien d’autres l’ont dit avant moi. Tous ne l’ont peut-&tre pas dit de faqon aussi directe. Mais, pour frappant qu’il soit, le fait dont il vient d’Ctre question n’est qu’un exemple de la confrontation d’une vkritk de fait avec une veritk nkcessaire (ou supposke telle). Et l’argumentation qui precede ne fait qu’illustrer (de faqon tres sommaire, et meme un peu brutale) la facon dont un tkmoignage de fait peut toujours Ctre ecarte lorsqu’il entre en contradiction avec une veritk nkces- saire (ou tenue pour telle).

Dans un climat nkcessitaire, on peut parler des sciences et de la science, des arts et de l’esthktique, de la morale e t de l’kthique, de la foi et de la thkologie. Comment, par exemple, parviendra-t-on jusqu’a la mkthode de telle ou telle science particulikre?

La mkthode des mathkmatiques, par exemple, dira-t-on, sort de la definition de cette science. Et cette dkfinition? Une science se dkfinit par son objet. Et cet objet? I1 sera dktermink par l’une ou l’autre des faqons d’Ctre du reel, ou par l’une ou I’autre des faqons qu’il peut avoir d’&tre connu et ainsi de suite jusqu’au moment ou l’on rencontre une vkrite premiere ou un jugement synthktique a priori.

Mais l’experience ne pourrait-elle ici retrouver ses droits ? Les sciences qu’on dkfini t ainsi sont-elles bien les sciences qu’on pra- tique ? Est-on sQr que jamais celles-ci ne diff kreront de celles-la ? Si tel devait &tre le cas, le temoignage de l’experience pourrait &tre encore une fois contest& La pratique m&me et surtout la pratique

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de la connaissance scientifique, peut s’kgarer. ”en a-t-on pas la preuve dans les constantes rkvisions auxqueIIes la connaissance scientifique doit se plier ?

L’experience est-elle donc superflue ? I1 n’est pas nkcessaire d’aller jusque-la. L’expkrience peut 6tre enrobee dans le systbme, exprimke en termes du systbme, de telle sorte que jamais un fait d’experience ne puisse infliger de dementi (selon les normes du systkme) a une veritk nkcessaire dans Ie systkme.

Mais cette faqon de concevoir l’experience est-elle conforme a l’expkrience que nous avons de l’expkrience ? Qu’appellerons-nous expkrience reelle ou experience authentique, et qu’entendrons- nous par science rkelle ou science authentique? Le systbme n’a pas a connaitre la science qu’on pratique ni l’expkrience qu’on interprkte. Dans un systbme nkcessitaire, le desaccord entre une constatation de fait et une vkritk nkcessaire se retourne toujours contre la constatation de fait : une constatation de fait n’est jamais absolument sQre.

Dans un systbme nkcessitaire, l’existence d’un principe de rkvi- sibilite de la connaissance de fait est elle-m6me nkcessaire. Seul un principe de ce genre permet de suspendre la validitk d’un desaccord entre une constatation de fait et une veritk nkcessaire, en remettant a l’avenir le soin d’opkrer les rkvisions qui finiront par corriger le jugement de fait.

En un mot, un systbme nkcessitaire ne peut pas de son propre point de vue &re pris en faute. Le jeu combink de la fixitk des idkes dominantes (des principes premiers) et de la rkvisibilitk de la con- naissance de fait lui permettra toujours de contourner tous les rkcifs de la confrontation avec une connaissance admettant, par principe, la revisibilite et l’evolution.

PHILOSOPHIE ET SCIENCE

J e crains qu’on ne trouve un ton un peu dksinvolte dans les remarques beaucoup trop brkves et beaucoup trop sommaires qui prkckdent, et que certains lecteurs n’en soient choques. J’aimerais qu’on veuille bien n’y voir qu’un moyen de faire ressortir la position

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que je voudrais occuper et qui se resume en deux points complk- mentaires :

1. J e ne pense pas, tout d’abord, qu’il soit possible d’attaquer un systkme necessitaire du dehors en le mettant en presence d’une vkritk qui lui serait exterieure et qu’il aurait mkconnue. C’est un systeme clos dont toutes les parties se soutiennent et s’appellent les unes les autres. Une philosophie est, B notre avis, libre de poser ses premiers principes comme ndcessaires, et d’en tirer pour elle la nkcessite de les poser tels. La seule chose qui pourrait lui reprendre cette libertk serait de rencontrer, sur un chemin interne, une con- tradiction irrkductible, une vkritable antinomie.

2. Et pourtant je n’estime pas que la question de l’intkgration de la connaissance de fait dans un systhme philosophique soit ainsi rkglke de faSon satisfaisante.

Jusqu’a ces derniers temps, la philosophie (la philosophie occi- dentale du moins) a assez gknkralement considere l’intitgration de la penske scientifique comme l’une de ses tiiches. Certaines philo- sophies actuelles - certaines variantes de l’existentialisme - prit- tendent aujourd’hui a tourner le dos a la science H. Leur abandon de la grande tiiche cognitive traditionnelle n’est peut-etre bien que le signe que la tiiche leur est devenue trop lourde. Mais, pour &re laissk de chte, le probleme de la connaissance par expkrience (non uniquement interne) n’en subsiste pas moins. I1 a pris aujourd’hui une acuitk toute spkciale, du fait non seulement de l’extension et de l’approfondissement sans prkckdent de la connaissance scienti- fique, mais surtout du fait que celle-ci s’kprouve jour apres jour dans une activite d’une eflicacitk toujours croissante. Le point sur lequel il faut appuyer n’est pas l’ampleur des connaissances nou- velles, mais la solidite etonnante, on est tent6 de dire miraculeuse, de leur trame. Or, ce qui fait le fondement de cette soliditit, ce n’est pas la nkcessitk des principes qui souvent restent obscurs, mais le contrhle, la confrontation, le recoupement, en un mot l’ipreuoe : la connaissance scientifique n’est pas une connaissance qui se presente sous le signe de la nkcessite ; c’est une connaissance bprouvke.

Celui qui a vecu, dans le doute d’abord, les premiers temps de la thkorie de la relativite et, plus tard, le dkveloppement de la

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theorie des quanta, qui les a vues se confirmer d’un mil et d’un esprit presque incredules, celui-la sait desormais que les audaces de la pensee scientifique n’ont rien d’arbitraire, et qu’elles tbmoignent au contraire d’une sBret6 qui serait inconcevable, si l’on ne savait de quelle chdne ininterrompue d’essais et d’efforts elle a itti: payee. I1 y a dans la science telle qu’elle se fait, telle qu’elle s’avance, telle qu’elle s’aventure et telle qu’elle se corrige, une telle corres- pondance au r6el que le doute systkmatique n’est plus permis a un esprit inform6 et sincbre.

I1 y a 18, a travers mkme les kchecs temporaires e t les reprises incessantes, un tkmoignage d’une telle ampleur, d’une telle duree et d’une telle Constance, qu’il doit &re r e p dans son immediate autorite.

Ce tkmoignage est-il conforme a la vision philosophique nkces- sitaire? S’il le fut, iI ne l’est plus. Une philosophie nkcessitaire est- elle donc obligee d’en tenir compte, contrairement a ce que nous diiclarions tout a l’heure? Non! Mais, si elle tente de pratiquer l’arbitrage dilatoire qui lui reste toujours possible, elle sort, a n’en pas douter, du reel, de la vie reelle de la connaissance, elle entre dans le factice, dans le force et mkme dans le futile.

En un mot, le tkmoignage differ6 de l’expiirience revient avec une telle force que celui qui lui resiste est simplement mis en marge de la connaissance efficace.

Une philosophie necessitaire ne peut pas Ctre conlrainte, nous le rkpktons, selon sa propre niicessite, de recevoir un tkmoignage de fait qui lui serait contraire. Le problkme devant lequel elle se trouve aujourd’hui placee n’en est pas moins celui de l’intkgration de la connaissance kprouvee. La philosophie va-t-elle s’ouvrir a la valeur de I’expkrience, et comment le pourra-t-elle? Toute la situa- tion actuelle tient A cette simple question.

POSSIBILITE D’UNE PHILOSOPHIE EFFICACE NON NECESSITAIRE

Mais, demandera-t-on, de quelle autre structure methodolo- gique une autre solution pourrait-elle donc 6tre? La nkcessitk des premiers principes et la revisibilite de la connaissance experimen-

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tale ne sont-elles pas deux pales inkvitables entre lesquels et par rapport auxquels tout le reste s’ordonne? De quel droit, en par- ticulier, les idees dominantes pourraient-elles se justifier, si ce n’est de leur propre et necessaire justesse?

Nous avons parle, tout au debut, de deux rkponses possibles, I’une faisant appel A l’idee du nkcessaire, l’autre ayant recours a l’idke du prealable. La premiere est seule a avoir B t C mise en dis- cussion jusqu’ici. Le moment n’est-il pas venu de passer a la seconde? Une diffkrence avec la premikre partie de notre dis- cussion va se marquer d&s ici. La seconde reponse ne se reclamera pas d‘une necessite qui lui serait inherente. Son idoneitk lui viendra de faire corps avec la connaissance experimentke et eprouv@e. La premiere chose a faire est donc d’aller a celle-ci et de scruter avec attention non pas la structure sous laquelle elle devrait se pre- senter, miis la structure sous laquelle elle se presente reellement.

a) L’exemple de la physique

Prenons tout d’abord la physique et les sciences annexes (mkca- nique, etc.) comme premier exemple. La connaissance physique n’est pas une collection de faits isoles, dont chacun peut &tre exa- mine et contrblk pour lui-m&me, c’est tout autre chose qu’un simple assemblage de faits isoles dont chacun peut &re remis en cause a volonte.

Dans ses parties les plus valables, la physique a pris la forme de theories, dont la fonction n’est pas de relier un nombre aussi grand que possible de constatations, deja faites, mais de fournir un cadre a un nombre indefini d’obseruations luentuelles. La thkorie physique se juge au succes ou a l’echec des previsions dont elle est capable.

Or la connaissance physique qui trouve ainsi sa forme d’expres- sion a les trois caractkres suivants :

1. elle est approchee, 2. elle est rkvisable, 3. elle est dialectique (au sens prkcis qui sera tout a l’heure

explique).

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Ces trois caracteres ont 6t6 exposes et comment& si souvent ces dernikres annkes, les deux premiers surtout (en particulier dans la revue Dialeciica), qu’il m’est, je pense, permis de n’en parler que brievement.

1. On peut btre tent6 d’interpreter de faqon trop ktroite l’ex- pression (( connaissance approchee n. I1 ne faut pas lui faire dire que la connaissance du physicien rkvkle par approximations successives et convergentes une realit6 preformee dont il s’approche, e t qui se revkle progressivement sous sa vraie forme - celle-ci ne dkpen- dant pas des moyens et des voies de l’approche. Le mot (( approche B n’en veut pas dire autant. Traqons une ligne droite au crayon ; le trait aura, sur la feuille, une certaine largeur. J e puis fort bien con- cevoir qu’avec une pointe plus fine, il me soit possible de tracer une ligne tr6s sinueuse dans l’espace occupe par mon premier trait. Celui-ci, nous permettrons-nous de dire, n’en fournit pas moins une (( realisation approchee de l’autre P. Le trait droit approche ne pr6- juge pas de la (( vraie forme o de ce qu’il est capable d’approcher. C’est dans ce sens ouvert ( h des prbcisions qu’il n’est pas nkces- saire de poser determinees d’avance) que le mot (( approchk )) doit Ctre ici compris.

2. Le progrks de la connaissance dont les moyens sont les notions et les theories approchkes se fait par 1’6volution des notions et par la revision des theories. I1 est facile de concevoir qu’une notion puisse kvoluer si Yon sait imaginer qu’elle peut etre ouverte au sens qui vient d’btre propose, c’est-a-dire capable d’une saisie seulement approchee (sommairement efficace comme la represen- tation d’une ligne sinueuse par un trait droit qui la recouvrirait entikrement). L’histoire de la physique offre tant d’exemples de telles evolutions des notions (( engagkes n et tant d’exemples de revisions de theories que nous pouvons certainement nous dispenser d’insister sur ce point. Rappelons un seul exemple, le plus celebre peut-btre, la revision du systitme astronomique de Ptolemee par Copernic et Kepler. Dans la physique moderne, le rythme des revi- sions successives est parfois trks precipite! Ce serait une erreur d’en conclure que la connaissance physique perd pied. C’est le rythme mbme de sa demarche qui s’accelbre et devient plus apparent.

L

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3. Le qualificatif (( dialectique B ne doit pas 6tre pris non plus dans un sens trop ktroit. Nous disons qu’une activite, une demarche, un progres sont de caractkre dialectique s’ils remettent en cause leurs fondements, leurs origines ou leurs principes, s’ils les remet- tent en cause du fait m6me de s’6tre produit. Cette conception n’a rien d’ktrange ou de particulierement mysterieux. Guillaume Tell sautant de la barque sur la plateforme du Riitli, et repoussant du m6me coup la barque loin du bord, accomplissait, en quelque sorte, un acte dialectique. Une conversion n’est-elle pas, d’autre part, un processus intime dialectique, et cela de faqon extrbmement pen& trant et radical. Le mot ((radical H n’est-il pas apparent4 de sens au mot dialectique comme nous proposons de le comprendre?

La mise en cause des fondements peut &re un kbranlement, une mise en doute qui conduit a les reconsidkrer, une destruction plus ou moins totale qui oblige a les rebitir. Mais ses resultats ne sont pas necessairement nkgatifs et destructeurs. I1 peut arriver qu’une remise en cause ait pour effet de reveler I’inaliknable qui n’avait pas encore e t k distinctement aperGu. En un mot, la mise en cause dialectique peut etre le moyen m6me d’un pas nouveau dans l’approche, dans le degagement d’un essentiel dont la nature serait (en face de notre propre nature) de ne pas pouvoir nous 6tre donnk d’un seul coup et totalement.

Le retour de l’experience sur les positions qui l’assuraient au depart, retour qui confronte les conditions initiales avec leurs con- sequences, prend alors la signification d’une experience sui generis, experience qui serait la condition sine qua non d’un certain appro- fondissement de la connaissance de l’essentiel, qui manifesterait ce qui, dam une situation transformke, dans une kpreuve plus aigue resterait essentiel.

Nous venom d’expliquer A grands traits la faqon dont, en phy- sique, les mots (( approch6 D, a revisable B et (( dialectique D doivent 6tre compris. Nous avons dit ditja que, pour les deux premiers, la situation de fait est si Claire, si peu contestee qu’il n’est pas neces- saire d’insister davantage. Peut-6tre l’opinion generale n’est-elle pas encore aussi stabilisee en ce qui concerne le troisikme. Nous allons donc nous aider de queIques exemples, pris a des niveaux diffkrents.

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a) La conception de la mbcanique (dits ses debuts chez Galilke) et son engagement eficace dans l’explication et la prevision con- firmke des phitnomenes visks reprksente une mise en cause dialec- tique des qualitks sensibles (secondaires).

Celles-ci n’en sont pas, pour cela, mises hors jeu ; elles restent encore valables dans un certain cadre que nous n’avions pas le moyen de prbciser avant d’avoir construit la mkcanique et de l’avoir kprouvke. Mais cette expkrience une fois faite, nous nous apercevons que les qualites sensibles sont le moyen d’une premikre approche du rkel et que leur validit6 est like aux conditions de cette premikre approche. L’experience qui a conduit a les supplker par d’autres (( qualites B (pour garder ce terme), pour rkpondre a des exigences pritcisees expkrimentalement, pritsupposait les qualites secondaires. En tous temps, l’engagement des qualitits primaires dans une expit- rience rkelle ne peut se faire sans le recours aux qualitks secondaires.

Ainsi se trouve realisbe, des les premiers pas de la mkcanique, une (( situation dialectique D tres distincte.

b ) Prenons comme second exemple tout l’ensemblc des vues, des notions et des thkories par lesquelles prend forme en nous et s’exprime aussi pour les autres la connaissance actuelle des (( realites atomiques H.

Ida situation est, pour ce qui nous concerne ici, la meme, mais en quelque sorte redoublke.

D’une part le r61e a la fois inaliknable (dam le cadre de l’expk- rimentation macroscopique) et suspendu (a l’echelle atomique) des qualitks secondaires est a relever dans cet exemple comme dans le premier.

Mais les qualitks que nous disions primaires tout a l’heure subissent un sort analogue : les notions de la mecanique classique ne conviennent plus a l’bchelle atomique, elles sont inadkquates, et pourtant elles dominent encore les montages macroscopiques sans lesquels une experience atomique ne pourrait se realiser.

L’exemple de la theorie de la relativite est maintenant classique. (Voir pp. 15 et 16 de l’article ci-joint : (( Theorie und Erfahrung D

de MM. Fierz, Biasch et Gonseth. Comptes rendus de la Socie‘te‘ helue‘tique des Sciences naturelles 1950.)

Ce qui doit nous frapper, c’est que la mise en cause dialectique

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atteint ici l’une des assises de toute notre vision naturelle du monde reel: la conception qui s’btablit en nous avec tous les caracteres de I’kvidence quant aux rapports du temps et de l’ktendue.

I1 faut relever encore une fois que la mise en cause dialectique n’eteint pas en nous la vision de l’espace rkel et le sentiment du temps dont nous ne savons pas comment nous pourrions nous pas- ser. 11s sont inaliknables. Mais leur r61e et leur portke dans l’kdifica- tion de la connaissance scientifique n’est pas irrkformable. I1 ne l’est pas, puisque (c’est aussi un fait) il a d’ores et deja ete rkforme.

c ) La mise en cause dialectique peut encore aller plus profond ! La thkorie des quanta conduit (pour ne presenter la chose que dans ses tres grandes lignes) non seulement a la conception et a l’enga- gement de qualitks primaires suppleant les qualites sensibles secon- daires, mais a la conception d’un monde primaire rkduisant au r61e de monde secondaire (et seulement approchk) tout ce que nous appelons le monde nature1 ou monde des phknomknes a notre kchelle. L’idke miime de phhomkne passe au rang de conception d’approche qu’il faut abandonner lorsqu’on passe a l’etude de l’horizon des (( rkalitks quantiques o, qu’il faut abandonner parce qu’elle cesse simplement d’btre idoine. Et, en mbme temps que l’idke-clef de phknomkne c’est l’ensemble de toutes nos evidences naturelles (quant a l’espace, au temps, a la qualitk, a la causalitk, etc.), c’est toute l’armature de notre prise de contact avec le monde dit (( physique o qui subit la meme degradation.

Est-ce a dire que toute notre armature intellectuelle ade pre- mier plan )) est tout a coup devenue inopkrante et sans valeur? Pas du tout. Elle est inalienable et, sans concours prkalable, aucune connaissance de (( second plan 1) n’est accessible. Le nouveau, c’est qu’elle a k t k rkduite a n’stre valable que d’une validiti? sommaire et prkalable, d’une validite d’approche qui n’est plus la derniere en date et en profondeur, et la premikre en eficacitk.

En un mot, c’est la base entiere de la connaissance du monde physique qui se trouve mise en cause par la mise en situation dia- lectique.

La suite de ces exemples, et le dernier tout particulierement, dkvoile toute l’ampleur du mouvement qui dktache la connaissance eficace de tout l’ensemble de nos premieres evidences.

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b) L’exemple des matht!mafigues

Nous nous sommes bornes a des exemples tires du dkveloppe- ment de la physique. Peut-6tre avons-nous par la eveille l’idee que la mise en cause dialectique restera rkservee au domaine de l’acti- vitk scientifique experimentale, de l’activite dont l’observation et l’expkrimentation ne peuvent pas 6tre retranchkes. Peut-6tre .pen- sera-t-on qu’une mise en cause analogue n’est pas possible en mathe- matiques. Or c’est le contraire qui est vrai. Le rksultat le plus frappant de recherches sur les fondements des mathematiques de ce dernier demi-siecle (voir E f u d e s de Philosophie scientifique, Festschrift 1950, Bouligand) est d’avoir mis le caractere dialectique des mathkmatiques en lumiere.

a) La geomktrie a longtemps ele regardke comme le modele d’une science eidefique, c’est-a-dire d’une science s’krigeant dans un climat de pure nkcessitk, d’une nkcessitk se manifestant par I’kvidence des axiomes d’une part, et par l’absolue rigueur de la deduction d’autre part. La decouverte des geomktries non eucli- diennes a portk, on le sait, un coup irrkparable A cette conception. On a peut-6tre pens6 que la methode axiomatique permettrait de serrer de plus pres l’aspect purement abstrait de cette discipline et d’y retablir une mkthodologie eidetique et nkcessaire sans compro- mis. Cet espoir ne s’est pas rkalisk. La poursuite tenace des cons& quences qu’entraine la possibilitk de construire axiomatiquement des edifices gkomittriques incompatibles entre eux (dont les (( vkritks reunies )) engendreraient la contradiction) conduit finalement A la mise en cause dialectique de l’idke de gkomktrie. La recherche gko- mktrique prend figure d’expkrience, d’une experience opkrant natu- rellement dans un horizon mental avec des moyens sui generis, d’une expkrience comportant cependant une certaine intervention de donnkes de fait qui la rend dam une certaine mesure analogue h I’expCrience dans le monde physique. Le resultat le plus clair de cette experience est, nous le rkpktons, la mise en cause dialectique de la geometric et l’ouverture de l’idke d’espace.

b ) Les recherches sur les fondements de l’arithmktique condui- sent A une situation analogue.

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c) Les recherches etendues sur la question des fondements, dont nous avons par16 plus haut, ont etk certainement inspirkes par la volonte e t par l’espoir d’assurer a jamais les mathematiques contre tout danger de contradiction interne, de les etablir une fois pour toutes dans une legitimitk incontestable. La thkorie de la demonstration devait en fournir les moyens. La thkorie elle-meme se prksentait comme inconditionnellement juste.

I1 est interessant de remarquer que la premikre conception ktroi- tement finitiste n’a pas pu 6tre maintenue. Revisee, la thkorie a pris la forme d’une vaste formalisation des mathematiques par laquelle se construit un horizon kpurk (formalisk) par rapport auquel l’ensemble des mathkmatiques prend figure d’une approche antirieure.

Et l’un des rksultats les plus frappants est bien celui-ci : que la dkfinition formaliske n’est pas catkgorique, c’est-a-dire qu’elle ne peut, a elle seule, caractkriser completement l’6tre mathematique envisage sans un certain recours a l’horizon mathkmatique non f ormalisk.

L’univers mathkmatique est, on le voit, le thititre d’une kvolu- tion de la connaissance qui offre une analogie singulibre avec celle que nous avons distinguee quant la connaissance du monde physique :

L’ensemble des mathematiques dites classiques prend figure d’instance secondaire derriere laquelle vient se profiler une instance primaire, capable de supplker la premiere, mais non de la destituer complktement. Ce sont a nouveau, dominant toute la perspective, les caracteres de la situation dialectique.

LES EXEMPLES SONT-ILS TYPIQUES ?

On gardera peut-&re l’espoir qu’il existe un domaine privilegik de la connaissance (et peut-&re l’idke se presentera-t-elle que ce domaine pourrait &re caracterise par la) ou la mise en cause dia- lectique ne pourra jamais avoir lieu. I1 convient, A ce propos, de faire les remarques suivantes :

a ) I1 existe des disciplines dont on imaginera qu’elles appar- tiennent necessairement, de toute evidence, a ce domaine privilegie,

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la logique tout d’abord, e t la thkorie des ensembles qui n’en est gukre separable.

L’experience a montrk que ces disciplines, confiantes dans la nkcessaire justesse de leurs conceptions de base et de leurs mkthodes n’ont pas su kviter l’antinomie.

b ) Les recherches intuitionnistes ont rkussi a mettre en cause la validitk inconditionnelle du principe du tiers exclu. Chose remar- quable, c’est au nom d’une evidence irrkductible que l’intuition- nisme rej ette certaines applications de ce principe, applications que les mathkmatiques classiques envisagent comme legitimes.

c) E n dehors de l’intuitionnisme, les essais d’organiser les dis- ciplines de base (telles que la logique et la thkorie des ensembles) de telle faSon que les antinomies en soient necessairement exclues, ont conduit a supplker ces disciplines par des systemes formalisks dont l’idke de justesse nkcessaire a disparu. Elle y est suppleke par un jeu d’opkrations conventionnelles. Ce jeu, si on le pose auto- nome, ne porte en lui ni sa nkcessitk ni sa libre possibilite. Pour l’assurer, il faut avoir recours A une nkcessitk qui lui est antkrieure ou extkrieure, ou se contenter d’en faire l’kpreuve.

Ce qui nous fait retomber dans la situation dialectique dont il a dkja et6 question plus haut.

d ) La conclusion de ces derniitres remarques, en accord avec la situation gknerale en physique et en mathkmatiques est la sui- vante :

La mise en cause dialectique a dkja entame le domaine mkta- physique sans que se soient rkvkles les critkres qui permettraient de faire, d’avance ef ne‘cessairement, la distinction entre ce qui pourra 6tre a jamais sauvegardk de ce qui devra 6tre un jour abandonne. C’est finalement dans la constatation de l’absence de ces critkres que l’expkrience cognitive (dont nous venons de donner un aperqu extrEmement schkmatique et incomplet) trouve son point de cul- mination.

E n face de cette situation de fait, la question qui se pose n’est certainement plus de trouver un biais permettant d’klucler le tkmoi- gnage convergent de tout notre engagement dans la connaissance experimentale et eprouvke, mais d’organiser une perspective spi- rituelle dans laquelle ce tkmoignage puisse trouver place, sans

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devoir pour cela negliger certaines obligations impkrieuses venues d’ailleurs (ou du moins ce qui apparait, B la lumiere de notre expe- rience, former l’essentiel de celles-ci).

L‘ ARBITRAGE ENTRE LE NECESSAIRE ET L’ARBITRAIRE

Le moment est venu de reprendre l’idee du (( prkalable o. Une idee dominante prealable est une id6e a faire valoir (a promouvoir) que nous avons des raisons d’accepter. A dessein, nous avions laisse dans le vague de quelle nature ces raisons pourraient 6tre. Ce point se trouve maintenant eclair6 par tout ce qui vient d’6tre dit du caractere contraignant de l’experience scientifique. Celle-ci se pre- sente rev6tue d’une telle constance et d’une telle eKicacitB que nous ne sommes plus libres de l’ignorer, m6me si elle ne r6alise pas le modele ideal d’une connaissance nkcessairement ou absolument vraie. La validit6 de ces raisons peut ne pas &re uniquement fonc- tion de la validit6 de certains principes premiers : elle comporte un element d’experience qui est de l’ordre du donne. Ces raisons ne peuvent pas &re dites necessaires, elles ne peuvent pas non plus &re qualifikes d’arbitraires. Entre le necessaire et l’arbitraire, l’ex- pkrience intercale sa propre valeur. Et celle-ci peut s’imposer avec une telle force qu’elle rend factice (ou m6me arbitraire) toute a necessitk prealable )) qui serait invoquCe contre elle.

C’est par cette valeur de l’expkrience que la connaissance (( rkelle o Cchappe au relativisme sans 6tre obligee de recourir aux principes (( irreformables )).

Mais, dira-t-on, n’est-il pas tout simplement impossible que le cas se presente o h la connaissance (( kprouvee )) entrerait en conflit vkritable avec la connaissance irrkvocablement juste ? En conflit vdritable? Le mot veritable ne peut 6tre pris ici que dans le con- texte de l’experience; et dans ce cas, la possibilite du conflit ne peut pas &re kcartee : une connaissance (( en situation dialectique o n’est pas une connaissance de type eidktique, n’est pas une connais- sance derivable (sans retour (( en cercle o) d’un fondement posk une fois pour toutes. A l’analyse approfondie, la situation actuelle de la gkomktrie se revele indubiLablement dialectique, par exemple ;

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or la geomktrie f u t tout d’abord conque comme une discipline irre- prochablement eidetique et il n’est pas rare qu’elle soit encore citke comme telle. Le cas de la geometric n’est pas isole. C’est (plus ou moins nettement) toute la science actuelle qui rev& la meme struc- ture dialectique et qui se dktache ainsi de toute philosophie nCces- saire.

C’est prkciskment la la signification des exempies et des expli- cations qui ont prechdh.

Si l’on veut integrer cet ktat de fait dans une theorie de la con- naissance (ou si l’on veut formuler une Methode de la connaissance qui lui soit idoine), on ne peut pas se dispenser d’examiner comment la composante experimentale et la composante theorique se con- cilient et se rkconcilient dans l’eficacitt: de la vision scientifique. En le faisant, on ne manquera pas d’etre ramen6 a la question fon- damentale qui sert de fil conducteur a tout notre exposk. Lorsqu’une discipline scientifique a pris forme et coherence, elle comporte aussi un certain ensemble de positions de base et d’idees dominantes: comment ces idkes dominantes et ces positions fondamentales sont- elles donnkes ?

L’analyse conduit ici a une rkponse tres banale et, pensons- nous, trks profonde : Jamais les klements de base ou de dkpart, que ce soit du cat6 experimental ou du c6tk thkorique, que ce soient des donnees de fait ou des donnees de l’esprit ne se presentent (en fait, jamais !) a 1’Btat pur et definitivement anaIys6 : Queis qu’aient 6t6 j usqu’ici les 61kments theoriques, mathematiques, logiques ou gene- ralement (et pratiquement aprioristiques) engages dans la recherche scientifique, leur engagement ulterieur et la reprise en examen de celui-ci ont fini par reveler une situation complexe, non exhausti- vement expurgke d’elkments expbimentaux. Et la m&me observa- tion peut Ctre symktriquement faite pour tout ce qui peut avoir valeur de fait d’experience.

I1 n’y a pas de raisons de penser qu’il en soit jamais autrement. Au contraire, l’approfondissement methodologique suggere de plus en plus fortement l‘id6e que toute situation prCalable avec tous les dkments qu’elle comporte ne nous est jamais donnke:

a ) qu’imparfaitement spkcifiee, 6 ) l’analyse s’ktant arr&tCe (pratiquement) a des distinctions

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pragmatiquement contraignantes, mais recouvrant partout des alliages encore indiscernes (et indiscernables A ce stade et a ce niveau) de theorie et d’experience,

c) une specification ulterieure de l’indiscerne restant touj ours ouverte, possible mais non necessaire,

d ) sans qu’un arr6t de ce processus, lorsqu’il aurait atteint son terme dans une specification complkte et definitive, puisse &re posk comme intwitable.

Nous pouvons maintenant comprendre de quelle nature est la reponse que la science reelle fait a notre question fondamentale : cette reponse est du type b ) . Les idees dominantes aussi bien que tous les elkments des situations de depart sont prealablement con- traignants, aussi bien du c8t6 de la specification theorique que de la spkcification experimentale.

A partir de ces situations, le progres de la connaissance se fait selon un double rythme :

a) par extension des connaissances, b ) et par une specification progressive des situations prealables.

Ainsi s’explique d’ailleurs que les revisions inseparables d’une telle (( demarche )) puissent ne pas defaire chaque fois l’aeuvre deja accom- plie, mais qu’elles puissent &re le moyen d’une (( sauvegarde de l’essentiel o, autrement dit le moyen d’un devoilement progressif e t tenant aux circonstances de ce que nous avons a regarder comme essentiel, soit que l’essentiel ne nous soit pas donne d’un coup dans toute sa purete ou son intkgrite, soit que nous ne soyons pas en ktat de reconnaitre d’un coup qu’il nous a ete donne comme tel.

C’est cette reponse que, dans la theorie ouverte de la science, nous prenons comme idee dominante. Mais, comment la prenons- nous ? Comme idee dominante necessaire ? Si nous le faisions, nous retomberions dans toutes les difficult& de principe de l’accord du nkcessaire e t de l’eprouvk I Non ! Nous la promouvons elle-m6me au titre d’idee dominante idoine et prealable. Et cette reponse redou- blee n’est ni arbitraire ni necessaire, elle est pragmatiquement con- traignante, au sens que nous venons d’expliquer, et par consequent ouverte, elle aussi, vers son eventuel approfondissement.

Nous n’insisterons pas ici sur la faqon dont cette idee domi-

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nante peut ktre mise en Oeuvre dans la reconstitution d’une Mkthode (ou d’une doctrine idoine) de la science. Nous n’expliquerons pas (la chose a kt6 faite dkja bien des fois) comment elle s’explicite (entre autres) dans les quatre principes (eux-m6mes ouverts vers leur approfondissement) :

a ) de rkvisibilitk, b ) de dualitk, c ) d’int4gralit6, e t d ) de technicitk. Ce n’est pas dans le detail de ces principes que se trouve (( l’es-

sentiel o de la me‘tlrodologie ouverte des sciences, mais dans l’idke (dominante) qu’elle se fait du problbme du fondement des sciences et de son propre fondement, en m6me temps que dans les concep- tions du prkalable, de l’indiscernk, de la spkcification rkgressive, etc., par lesquelles elle trouve son expression.

ENCORE UNE FOIS: PHILOSOPHIE ET SCIENCE

Pourquoi tant s’occuper de la Mkthode des sciences, deman- dera-t-on. La question qui est en discussion n’est finalement pas celle d’un statut idoine de la connaissance scientifique, mais celle de la structure lkgitime d’une philosophie, sans en excepter la mkta- physique. En quoi l’analyse prkckdente concourt-elle a I’kclaircis- sement de cette dernibre question ?

Le rapport est tout a fait direct. Nous devons examiner si, pour la philosophie comme pour la mkthodologie des sciences, une rkponse du type b ) peut Ctre admise comme une rkponse lkgitime. I1 s’agit donc de savoir si, en philosophie aussi, l’intkgration d’une valeur inalienable (qui ne saurait 6tre totalement kliminee) de l’expkrience peut et doit ktre envisagke. I1 s’agit de savoir tout d’abord si l’idke d’une telle integration n’est pas A rejeter parce qu’evidemment impossible A rkaliser. Le climat de la mktaphysique peut-il ktre autre que nkcessitaire? Comment opkrer la liaison avec les conceptions d’une philosophie ouverte, conceptions que ce qui vient d’ktre dit d’une mkthodologie ouverte suggkre de facon assez nette.

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Eh bien, sur un point la demonstration d’existence est faite, a la faqon dont on prouve le mouvement en marchant. Historique- ment, la science est passee du climat eidetique a la perspective ouverte, en fait et en droit : en fait depuis I’avhement de la (( mkthode experimentale )). La possibiliti: d’un tel passage, d’une telle mutation, est ainsi mise (de faqon pragmatiquement irrevo- cable) hors de doute. L’argument d’impossibiliti: ne saurait 6tre invoqu6, si ce n’est dans un climat d’ores et dkja necessitaire.

Sans nu1 doute (nous ne faisons que le rappeler), il est possible de poser, de poser librement (comme une idke dominante) la neces- site des premiers principes. Mais cette liberte entraine-t-elle la necessite ? Comment I’admettre puisque nous venons de constater notre libert6 de poser une tout autre idCe dominante, celle d’une legitimite ouverte a laquelle participe l’experience.

hllons-nous retomber dans la lutte stkrile des systkmes qui s’opposent sans avoir le pouvoir de s’atteindre mutuellement ?

Reprenons l’argumentation telle que nous I’avons conduite A la lumibre de la situation re‘elle dans la connaissance scientifique. Ce qui (pour nous) a fait pencher la balance du c6te de la mkthodologie ouverte, c’est un ensemble de raisons qu’on ne peut ecarter sans &re rejetk soi-m6me dans le factice ou dans l’insincbre. La dkcision n’a pas Cte, ne pouvait pas 6tre une dCcision inconditionnellement nkcessaire. La decision qui introduisait I’expkrience dans son r6le de partenaire avec la raison nkcessaire Ctait elle-m6me fondke sur l’expCrience, sur une experience si ample, si coherente, si chargee d’eficacite qu’elle en devenait contraignante. La situation ne pour- rait-elle &re analogue en philosophie? En y regardant bien, ne dkcouvrirons-nous pas des raisons, un ensemble de raisons d’une force Cgalement contraignante ?

Qu’on y prenne bien garde: accepter la seule possibilit6 d’un tel arbitrage, m6me dans l’espoir d’avoir des raisons de le refuser, c’est avoir fait d6ji le pas decisif, c’est avoir ouvert la philosophie de faqon irr6mCdiable et decisive. Tout le reste en decode.

Mais s’il faut des raisons, il en existe de si imphieuses qu’on se demande comment on peut assumer la responsabilitk de les ignorer.

1. Le passage a la conception ouverte de la philosophie, en ins- tituant une experience philosophique englobant tous les systbmes

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(tous les essais de systkme) met fin a leur intangibilitk mutuelle, met fin au paradoxe insupportable que la classification de Renou- vier fait kclater.

2. I1 permet la rkintkgration de la penske scientifique dans la pensbe philosophique et met fin A une situation dont les dangers (pour notre civilisation) sont d’une criante evidence.

3. I1 permet de sauvegarder (( l’essentiel d’un sain ritalisme. 4. En valorisant l’expkrience, il valorise, a partir de l’engage-

ment m2me dans l’existence naturelle, la signification de l’effort cognitif, de l’effort moral, etc., et crke, en nous, la dimension ou le resultat de l’effort correspondant peut s’inscrire.

5. I1 peut conserver A la mktaphysique (comme la mkthodologie ouverte le fait pour les mathkmatiques) l’inaliitnabilitk de son r81e, mais en l’ouvrant elle-mitme A la rkalitk de son propre approfondis- sement.

6. I1 rittablit les degrks d’une marche possible vers les certitudes que l’homme doit avoir sufisamment en sa possession pour que son existence en soit informke et kclairke, mais dont l’ultime eclat n’est peut-&re pas a sa mesure, etc.

* * * Notre conclusion est, bien naturellement, que les raisons invo-

quees ci-dessus engendrent dans leur ensemble, par leur ditpen- dance rkciproque, par leur convergence et par leur portke, une situa- tion de fait qui demande a &re prise en considkration.

Mais, A elle seule, la simple dkcision de le faire met fin A la lkgitimitk nitcessitaire.