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8LITTÉRATURE NUMÉRO 5 MARS 2012 GRATUIT Dossier L’IMAGE DU DOUBLE PAGE 30 Réalisateur à l’honneur THÉO ANGELOPOULOS PAGE 14 Exposition NÉON PAGE 38 NOMENCULTURE ACTUALITÉ CULTURELLE DE LES FEUILLETS

N°5 Les Feuillets de Nomenculture

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N°5 - Mars 2012 Les Feuillets de Nomenculture installent un rapport direct à l'actualité culturelle mensuelle, par des points de vue originaux et personnels.

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8LITTÉRATUREL

NUMÉRO 5 MARS 2012 GRATUIT

DossierL’IMAGE DU DOUBLEPAGE 30

Réalisateur à l’honneur THÉO ANGELOPOULOS PAGE 14

Exposition NÉON PAGE 38

NOMENCULTUREACTUALITÉ CULTURELLE

DE

LES

FEUILLETS

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IAL Fondateur :

Hubert Camus

Directeur de la publication et Rédacteur en chef : Jean-Baptiste Colas-Gillot

Maquettiste : Coriolan Verchezer

Illustrations (dont la couverture) :Bérangère Pétrault

Comité de rédaction :

Simon BracquemartCarla Campos CascalesHubert CamusJean-Baptiste Colas-GillotRoxanne ComottiMarianne KnechtLaura MadarBérangère PétraultAgathe RoullinVictor Sarjeveladze

ISSN : 2115-7324

En ce début imminent de printemps, après l’hiver,

Nomenculture avance à grand pas dans son projet qui a

eu le temps de mûrir, en hibernation : une publication en

version papier, à distribuer dans toutes les mains.

En effet, ce complément de la version numérique

permettrait de donner la plume à de nouvelles voix - ainsi

d’ailleurs qu’à de nouvelles voies - au travers de nouvelles

catégories que nous dévoilerons très prochainement.

Cet alter-ego peut faire le rapprochement avec cette

cinquième publication des Feuillets, dont le dossier traite du

l’image du double : son esthétique, ses problématiques,

interrogations, et fondements pluri-disciplinaires.

On parle en effet de cinéma, de littérature, de peinture, et

d’autres.

En appréciant que vous apprécierez ce numéro, n’hésitez

surtout pas à contacter la direction si l’envie vous en prend

- de nouvelles recrues participant à une version non-

numérique seraient de bonne augure.

Coriolan Verchezer

ÉDITORIAL

Nous recherchons de nouveaux rédacteurs. Contactez-nous à

[email protected]

www.nomenculture.fr

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ROMAN

LITTÉRATURETriptyque, Heiner Müller

La Lanterne d’Aristote, Thierry Laget

ARTS VIVANTSPensées SecrètesIls étaient une fois

Parking

CINÉMAFILMS

Detachement, Tony KayeUlysse, souviens-toi !, Guy Maddin

Une Bouteille à la mer, Thierry Binisti

Elles, Malgorzata SzumowskaCheval de Guerre, Steven

Spielberg

RÉALISATEUR À L’HONNEUR : THÉO ANGELOPOULOSJours de 36AthènesL’Éternité et un jour

EXPOSITIONSSorcière, Mythes et Réalités, Musée de la PosteDanser sa vie, Centre Georges PompidouNéon, La Maison ROuge

DOSSIER : L’IMAGE DU DOUBLEFilm : La double vie de VéroniqueSarah Kane et Sarah Kane (article)Film : AdaptationFilm : Moon

P.4P.4P.5

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SOMMAIRE

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C’est sur les rives du Lac de Straussberg et non plus à Corinthe que les « Argonautes aux fronts bas  » errent à l’abandon maintenant que Jason le couard, Jason le baiseur, Jason-Narcisse, Jason-aux-dents-longues et à la mémoire courte a laissé la femme enlevée à la Colchide pour une autre fille de roi. Un bidonville, une décharge où Médée n’a pas de refuge, et malgré ses mains tachées de sang, elle est pure là où tout est vicié. Matériau-Médée nécessaire à la construction de la gloire de Jason, elle est chienne et putain, âme damnée qui sent partout «  la puanteur d’un autre lit » fait sien par le père de ses deux fils. Médée-urinoir, Médée-vache à lait pour les veaux ingrats, Médée qui rebrode sa robe de mariée pour la nouvelle épousé, elle possède la première et la dernière nuit des deux amants qui lui ont craché au visage. Il faut rendre à Médée ce qui lui appartient, son honneur et son sang, celui qu’elle a donné à ses fils, et le faire couler tandis que Créüse se consume dans sa robe ensorcelée, et le Paysage avec Argonautes voit des forêts brûler  « en EASTMAN COLOR  », et Médée sait que « Le reste est poésie Qui a de meilleures dents … » ? Elle.

Médée carnassière, Médée vengeresse et non plus matériau, jure, crache et sort de ses entrailles les vérités à hurler au monde qui l’accuse et à Jason qui la répudie, la magicienne réhabilitée par un Müller qui entrevoit une mise en scène mêlant peepshow, piscine envasée de Beverly Hills, salle de bain d’une clinique psychiatrique, étoile éteinte. Dans la lignée d’un nombre considérable de réécritures du mythe hérité d’Euripide, Müller se distingue en extrayant la figure de Médée du formel et du lisible, et le triptyque qu’il lui consacre n’est pas qu’un haut-le-cœur devant le sale et le lâche, le médiocre et le faible, il est aussi ode à l’antique hybris -ouragan dévastateur, la peinture presque émerveillée de la colère qui s’ourdit dans le corps délaissé et souillé. Lecture d’un manifeste pour un chaos dramatique organisé selon le tourbillon des pensées irrationnelles, où les personnages ne sont pas classifiables ni compréhensibles, sans cependant – et c’est en ceci que réside le coup de maître de Müller – être hermétiques.

Bérangère Pétrault

Heiner MüllerRivage à l’abandon / Médée-Matériau / Paysage avec

Argonautes

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Un homme entre un peu par hasard au service d’une comtesse. Sa

mission : mettre de l’ordre dans sa très vaste bibliothèque. Il sera alors question d’histoires, celles que le héros lira dans les livres, mais surtout celles q u e l e s a u t r e s p e r s o n n a g e s

accepteront (ou non) de partager. « La lanterne d’Aristote » a quelque chose de nébuleux, d’intemporel. Nombreux sont les critiques à en avoir fait une « ode à la littérature ». Certes,

le livre porte l’accent sur les transferts entre littérature et réalité, sur la perméabilité de la frontière qui les sépare. Le seul ennui est que, guidé par une écriture d’esthète, il tire un

peu en longueurs et a par fois tendance à reléguer l’intrigue au second plan. Un roman qui se lit (presque) comme de la poésie : par bribes, en recherchant le plaisir de

l’instant.

Agathe Roullin

Thierry LagetLa Lanterne d’Aristote

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E Pensées secrètesMise en scène de Christophe Lidon

Pensées Secrètes, roman dévorant et que l’on dévore volontiers, de

David Lodge, à l’écriture facile, subtile, agréable. C’est l’histoire d’Helen Reed, écrivain, fragile, jeune veuve, qui se lance dans l’aventure de l’enseignement, et

de Ralph Messenger, sûr, fier, h o m m e à f e m m e s m a r i é , spécial i s te de l ’ Inte l l igence Artificielle, sur le campus de l’université de Cheltenham.

C’est agréable et excitant de retrouver les personnages que l’on a accompagnés durant nos mois

de lecture incessante, avec qui on a vécu tout ce temps si proche. Reed, à l’apparence fragile, mais si audacieuse et attendrissante. Messenger, l’homme sûr de lui, qui

aime plaire autant aux femmes qu’aux médias, qui se pose tant de questions sur les autres, sur la pensée de chacun, sur leurs croyances et qui cherche à tout justifier.

Les acteurs sont très bons, ils correspondent à l’idée de ce qu’on se faisait de Reed (jouée par Isabelle Carré) et Messenger (interprété par Samuel Labarthe), on les retrouve avec joie et délectation. L’adaptation réussit à retranscrire l’intrigue, qui n’est

pas l’élément original qui démarque cette histoire des autres romans lambdas, en oubliant tout de même des détails et autres rebondissements qui nous manquent quand on les connait. Cependant, toute la subtilité de l’écriture de Lodge, qui rend jouissive chaque phrase de son livre, chaque parole des deux personnages si atypiques, aux noms si bien trouvés par l’auteur, fait ici défaut.

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La mise en scène de Christophe Lidon a des côtés intéressants et intelligents,

d’autres moins. L’aspect gênant de la mise en scène se retrouve dans les écrans qui parsèment la scène et sont inutiles. Ils donnent l’impression, encore une fois, que les pièces contemporaines se sentent obligées d’utiliser ce genre de moyens afin de légitimer leur modernité. Ici, ils représentent des écrans d’ordinateur, et sous-titrent ce qu’écrit et dit Helen quand celle-ci est à son bureau en s’occupant de son

journal intime. Le sous-titrage n’est pas synchronisé à la parole de la comédienne, ce qui dérange et déconcentre le spectateur. Par ailleurs, la scène représente le bureau de Messenger au sein de l’institut des sciences cognitives, sa maison familiale de campagne avec jacuzzi, sa maison sur le campus, ainsi que celle d’Helen Reed. Parfois, les lieux, et les personnages qui les habitent, se mêlent et

interagissent, sans se voir. Au théâtre, Helen Reed a le droit de piocher dans le paquet de chips de Ralph Messanger, alors qu’ils se trouvent chacun chez soi. Ce phénomène s’appelle la magie de l’art.

Laura Madar

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Pour la saison 2011-2012, la compagnie MaëlströM, composée de créateurs, acteurs, metteurs en scène, qui se croisent et se mêlent, tout droit sortis de l’ESAD, réside à la Loge le temps d’un week-end tous les deux mois, pour les soirées «Ils étaient une fois».

Ils étaient une fois, trois contes créées en deux mois. Cette histoire comptent 4 chapitres. Deux sont déjà derrière nous. Deux sont à()venir. Le but de ce cours laps de temps de travail, est de garder la fraicheur, l’insolence des premiers instants de création. La compagnie offre un instant d’alchimie entre certains vieux contes que l’on croyait rangés dans notre t i roi r d’enfance tout rose, et un théâtre cruel, désenchanteresse et sombre.

En ce qui concerne le Chapitre II, le dernier en date, il était composé d’une création de la compagnie, «L’heure bleue». Entre cauchemar et réalité, le spectateur ne comprend pas où il se trouve, et finit par s’ennuyer face à un conte noir, ambiguë, et muet. Ensuite, nous avions à faire à un Pinocchio rebelle, vaurien, perdu. Tous les choix, que ce soit costumes, masques, tenue du corps et du rythme, était judicieux, réussis et magnifiques. Enfin, pour cloturer cette soirée, la compagnie nous a offert une Peau d’âne dérangeante, troublante, par les sentiments incestueux si fort du père envers sa fille, avec une touche de zoophilie en prime. Des images fortes ressortent de ce dernier compte, des images qui nous laissent sans voix, même une fois sorti du petit théâtre de la Loge.

Conclusion, la compagnie ferait mieux d’oublier la création pour rester davantage sur une relecture contemporaine des bons vieux contes qui ont bercé notre enfance.

Laura Madar

Chapitre I : Du 3 au 4 décembre 2011Chapitre II : Du 10 au 12 février 2012Chapitre III : Du 27 au 29 avril 2012 (Hansel & Gretel Rock Party / Macario / Poucet)Chapitre IV : Du 15 au 17 juin 2012 (Surprises & clôture de l’événement)

www.lalogeparis.fr

Ils étaient une foisMise en scène par la Compagnie MaëlströM

Parking est une pièce audacieuse tirant sa force majeure de sa mise en scène. Le titre laisse de prime abord penser à un simple parking, lieu commun de tous. Pourtant, j’ai vécu cette spatialisation comme la volonté d’en tirer son caractère t r a n s i t o i r e e t f u g i t i f . L e s personnages y sont incrustés avec une perpétuelle inconstance. Deux volontés se confrontent : la volonté d’une fuite et la volonté de trouver sa place. Ce parking, je l’ai vu comme les limbes. Cette image f o r t e d e l a m i s e e n s c è n e transporte les spectateurs dans un univers poétique et presque mythique. Le premier frein à cette surréalité a été une confrontation de la poésie à des effets et des occurrences trop envahissantes. Le texte , réso lument moder ne, déroule des références de la publicité, de la chanson, du fast f o o d … C e l a n o i e u n p e u l’ensemble dans une incohérence qui m’a gêné. La poésie trouve sa

place pourtant dans l’univers développé entre les personnages. Miss Scarf est le pivôt entre le Prince aux mains de nuages et le Garçon qui avait deux bagues. Elle est en quelque sorte le dernier pillier de réalité. Le Garçon… est rassuré de ses élans de peur tandis que le Prince… ne sombre pas complètement dans la drogue, à voir comme la pourriture terrestre qu’il emporte avec lui. Le second frein de la pièce n’a pas été le lien qui unit les personnages en soi, mais la base même de chaque personnage et particulièrement le Garçon… J’ai regretté une présence plus frêle face à deux autres acteurs qui occupent l’espace scénique avec aisance. Les occurrences modernes m’ont paru d’ailleurs spécifiques à ce personnage, ce qui a rendu ses souffrances face à la mort assez futiles et amoindries.

De cette pièce, je retiens surtout un final bouleversant où la mise en scène, à son paroxysme, joue sur tous les supports dramatiques, je retiens aussi un texte à demi-percutant à cause d’un univers pas assez ou trop assumé, un Assane Timbo magnifiquement mi-ange mi-démon, je retiens enfin un ensemble agréable et indéniablement original.

Jean-Baptiste Colas-Gillotwww.lalogeparis.fr

ParkingMise en scène par Assane TimboA

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DetachementRéalisé par Tony Kaye

Après American History X et Lake of Fire, le dernier long-métrage de Tony Kaye avait tout pour être le nouveau « film à thèse  » du réalisateur. Après que Kaye a i t abordé la question du néonazisme et c e l l e d e l ’ a v o r t e m e n t , D e t a c h m e n t , a n n o n c é comme une réflexion sur le s y s t è m e é d u c a t i f e t s e s lacunes, aurait pu aisément se réduire à un état des lieux s u p p l é m e n t a i r e d e s dysfonctionnements de l’école et de leurs répercussions, sur les enseignants comme sur leurs élèves. Pourtant, il apparaît dès les premières séquences que le piège principal du « film social » voire sociétal est ingénieusement évité ; introduisant dans le scénario des pastiches de documentaire, interview-vérité d’un Adrien Brody au bout du rouleau, de brèves saynètes animées - dessins à la craie mouvants sur tableau noir, de plans photographiques en noir et blanc pris par une élève, le réalisateur donne à voir un film polymorphe et curieux qui dépasse allègrement le cadre annoncé. Si la ligne directrice demeure étroitement liée à la vie d’une école déclassée avec tous ces symptômes – élèves démissionnaires, parents fantômes, professeurs humiliés (…), l’intrigue s’aventure au-delà de l’évidence pour mettre à jour ce qui fédère tous les caractères, dans leur diversité et leurs singularités, à savoir un gouffre de solitude et d’errance. Sans céder tout à fait à la tentation de montrer un professeur héros, faiseur de miracles, la marche se fait efficacement, et il ne sera bientôt plus tant question du statut du remplaçant d’Henry Barthes que de son détachement au monde, quand tous les autres protagonistes sont enlisés dans un trop-plein d’attachement. Interprète virtuose d’un professeur au flegme imparable, Brody est celui sur qui tout glisse et tout rebondit, celui qui n’a qu’un grand-père sénile et les réminiscences d’une mère suicidée, celui qui vogue au-dessus du monde. Recueillant une gamine prostituée à la sortie d’un bus de nuit – on notera la belle prestation de Samy Gayle -, crevant les abcès des ados en perdition, observant un collègue agrippé au grillage du stade, c’est par la vue – photographique - que le personnage central se découvre des attachements à ceux qui gravitent autour en silence, et de là survient la mise en danger, et une forme de fragile sublime.

Bérangère PétraultP.10

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Après s'être longtemps absenté de la maison familiale au profit de sa bande de gangsters, Ulysse Pick rentre un soir et entreprend un long voyage dans la demeure, à

la recherche de sa femme. Guy Maddin utilise l'Odyssée d'Homère comme support de sa propre mythologie. Représenter ses rêves en cohérence avec la mythologie commune pour que l'imaginaire personnel touche l'inconscient de chacun. Avec lui, on traverse la maison de son enfance. Derrière chaque porte, Ulysse croit trouver sa femme mais ne rencontre que des fantômes. Vingt six ans après son premier court

métrage The Dead Father, Guy Maddin nous livre son film le plus personnel, basé sur ses rêves visités par des morts. Comme Manners, le fils oublié, Guy Maddin rêve que son père disparu revienne dans son premier foyer. Ulysse, souviens-toi  ! Se lit d'au moins deux manières  ; celle du père et celle du fils. Chacun en quête de reconnaissance et de la chaleur du foyer familial perdues.

Marianne Knecht

Ulysse, souviens-toi !Réalisé par Guy Maddin

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Mission : Impossible - Le Protocole fantômeRéalisé par Brad Bird

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S Une Bouteille à la merRéalisé par Thierry Binisti

"Une bouteille à la mer" commence comme un conte. Le bleu azuréen de la m e r, l e r e m o u s d e s v a g u e s , l e mouvement lent et caressant de la caméra sur l'horizon: tout, absolument tout dans ces dix premières minutes relève de l'esthétisme fabuleux. On aime à s'y perdre, on voudrait allonger les minutes de ce serein prologue.

Puis, tout bascule. Tout d'un coup, le décor devient sombre et poussiéreux, la mise en scène froide et dépourvue de lyrisme. C'est comme si c'était une autre histoire, un autre conte, lugubre cette fois-ci, qui s'offraient à nous: celui de la réalité israélo-palestinienne.

Le film raconte l'histoire de Tal, une jeune française installée à Jérusalem avec sa

famille, témoin impuissante d'un attentat-suicide dans un café de son quartier. Choquée et révoltée, elle décide d'écrire ses interrogations et ses incompréhensions à un Palestinien imaginaire et de glisser la lettre dans une bouteille. Son frère, soldat israélien, accepte pour elle de la jeter dans la mer de Gaza. Quelques semaines plus tard, un groupe de jeunes Palestinien récupère la bouteille et la lettre; l'un d'eux, un certain "Gazaman" (Naïm) décide de lui écrire. Les correspondances, d'abord froides et concises, se font plus intimes et régulières. Les vies opposées de ses deux jeunes, si loin et pourtant si proches géographiquement, nous sont habilement retranscrites. Les incompréhensions mutuelles vont grandissantes et, paradoxalement, l'attachement des deux personnages semble prégnant. Tout est fait pour rendre le spectateur indécis face à ces deux réalités tragiques. Cette indécision, mêlée de vérités implicites et de mensonges avérés, est bien résumée par la réaction du père de Tal à la découverte de la correspondance de sa fille et au discours pacifiste de cette dernière: "Si ça ne tenait qu'à nous, nous vivrions en paix avec eux!". C'est ainsi, chacun pense avoir raison et refuse de faire un pas vers l'autre: la représentation du conflit est simple et limpide. Mais le film, parfois naïf, ne tombe jamais dans le simplisme. Il ne nie pas les différences ni la complexité des situations mais essaie subtilement, en se centrant sur une histoire crédible entre deux jeunes gens que tout oppose, de lancer un message d'espoir. Vain, diraient certains, mais résolument beau.

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Même si vers le milieu, lors du bombardement de Gaza, le film perd de son souffle en

offrant une succession inutile de clichés morbides, le subtil passage du réalisme à l'esthétisme, présent tout au long du film, sauve la mise en scène. Ainsi Naïm écrivant à Tal après un cours de français: "Aujourd'hui nous avons appris le conditionnel. Quel temps indispensable pour les Palestiniens!"; ou encore les multiples références à la poésie et à la littérature française.

Car, plus que des Palestiniens et des Israéliens, c'est aussi de la France qu'il s'agit: sa vision originale du conflit, sa culture de l'humanisme, son rôle central pour la paix entre les peuples et aussi sa langue que Naïm essaie coûte que coûte d'apprendre afin d'obtenir un droit de sortie de Gaza..

C'est cet idéal qui, dans la scène finale, pousse les deux personnages principaux, véritables personnifications des deux pays en guerre, à déclarer de concert en voix off: "Cela sera difficile entre nous, mais cela ne veut pas dire que ce sera impossible [...] peut-être pourrons-nous un jour nous retrouver à Paris pour prendre un verre".

Un espoir, un idéal mais aussi une réalité difficile et un amour impossible. Un véritable conte tragique.

Victor Sarjeveladze

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Ça ne creuse ni problèmes sociaux inefficacement résolus, ni la tentation d’avoir cette poule aux œufs d’or qu’est la prostitution, ni les conflits d’un couple riche obsédé de travail, délaissant amour et famille. Encore moins un désir sale, homosexuel-sexuel, latent et travesti dans nos sociétés trop rangées... Ça aurait pu être intéressant, pointu, fin. Mais tout ces « problèmes  » au sens philosophique ne sont qu’effleurés par la réalisatrice polonaise. Pour compenser cette boiteuse profondeur, on nous en met plein les yeux et les oreilles  : maison chiquement décorée, des beaux plans en extérieur, d’autres assez crus sur le sexe d’un client, scènes de cul décrites avec les plus scabreux détails; une interminable musique classique, gémissements, cris, insultes et «  cochoneries  » aptes à choquer tout saint(e) nitouche. Tout cela trouve sa désastreuse apogée dans le solitaire orgasme de Juliette Binoche  : illustrerait-il l’intellectuelle surexcitée par le sexe violent qu’elle n’a pas ?

Carla Campos Cascales

EllesRéalisé par Malgorzata Szumowska

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Cheval de guerreRéalisé par Steven Spielberg

Les lecteurs du club des cinq vont adorer, les autres, moins.

Seulement quatre mois après la sortie de Tintin, Spielberg aurait mieux fait de se prendre quelques vacances. Au lieu de ça, il nous sert Cheval de Guerre, indigeste. Dans sa grande marmite, Spielberg a mis des personnages creux et ennuyants, une photographie toute faite au goût de « grand spectacle », une musique entendue et ré-entendue et deux grosses poignées de clichés. Le tout saupoudré de morceaux de bravoure de ce cheval extraordinaire, et bien sûr immortel.

Les optimistes reconnaîtront la fidélité de l'adaptation que Spielberg a faite du roman éponyme de Michael Morpurgo, anglais connu pour ses livres pour enfants. En effet, le film a tout d'un livre jeunesse, ne manque plus que la 3D pour faire surgir les images à chaque page. Les longues deux heures trente vous permettent même une sieste, sans craindre de louper quoi que ce soit.

Marianne Knecht

THÉO ANGELOPOULOS Réalisateur Grec

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Le monde du cinéma est en deuil aujourd’hui. Mardi 24 janvier, est décédé Théo Angelopoulos. Pour beaucoup ce nom ne parle pas et je ne doute pas que certains découvriront ce réalisateur avec cet article. Or à mes yeux, Angeloupoulos est un réalisateur importantl et tellement précieux et il me semble essentiel de lui rendre aujourd’hui un dernier hommage.

Regarder un film de Théo Angelopoulos, c’est toujours voyager : d’un point à un autre, de la réalité au mythe, ou encore dans le temps. Profondément attaché à son pays, le réalisateur grec a toujours eut à coeur d’en peindre la beauté, fanée par le temps, les années de guerre et de dictature.

Car le cinéma d’Angelopoulos, avant toute chose, c’est un cinéma éminemment politique et résistant. Ses trois premiers films, réalisés sous la dictature des colonels ( La reconstitution en 1970, Jours de 36 en 1972, Le voyage des comédiens en 1975 ), résonnent aujourd’hui comme de multiples témoignages d’une époque durant laquelle la liberté d’expression grecque était impossible. Angelopoulos, muselé par le pouvoir autoritaire en place, a alors développé une écriture cinématographique puissante, délaissant la parole de l’indignation pour l’expression métaphorique et symbolique portée par les compositions de cadre, les couleurs, et surtout les mouvements de caméra.

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P.17Si certains ont tendance à classer l’oeuvre d’Angelopoulos en trois périodes créatives distinctes, il reste néanmoins une grande homogénéité dans tout ses films, aussi bien mélancolique que poétique, cherchant sans cesse à bousculer le réel. Dans sa conception du cinéma, ‘‘c’est au dessus du réel qu’on atteint la réalité’’. En convoquant, souvent dans les même plans, passé et présent, ou encore réalité et rêveries, Angelopoulos avait une conception poétique du cinéma, jouant sans cesse de rimes, d’allégories ou de métaphores, convoquant souvent ( parfois même sans le vouloir sciemment ) la tragédie antique à l’histoire contemporaine de son pays, les faisant résonner comme des échos.

La Grèce, ses citoyens, son histoire, les espoirs et désillusions qu’elle lui ont apporter, sont peut être les définitions de son cinéma, empreint d’une langueur mélancolique, traduite par les lents plans séquence qu’il affectionnait tant. Toute l’oeuvre d’Angelopoulos est certainement un portrait de ce pays cher à son coeur. Sa caméra était souvent posée dans des régions peu fréquentées par les touristes, mais où l’histoire de la Grèce s’est faite, notamment durant la guerre civile : le nord du pays. Les Balkans et leurs grands espaces pluvieux, embrumés et parfois enneigés ne sont que des aspirations à la mélancolie poétique qu’affectionnait tant Angelopoulos dans ses films.

Angelopoulos était un façonneur de rêves, poète aussi bien à l’écrit qu’à l’image, et son obsession artistique fût de nous faire voyager, dans le temps et dans l’espace à travers les plans séquences monumentaux dont il était le spécialiste.

Le réalisateur grec depuis la fin des années 90 se faisait rare, ses films n’étaient plus distribué en France, son pays de formation ( il fût étudiant à l’Idhec _ l’ancienne FEMIS ), et n’avaient plus l’aura d’autrefois. Comme si la palme d’or reçue par L’éternité et un jour en 1998 étaient l’accomplissement de toute sa carrière. Sa propension à la résistance par l’art et son amour et obsession profonde pour la Grèce ne laisse aucun doute : L’autre mer , le film qu’il tournait avant de mourir nous aurait très certainement surpris et aurait ramené sur le devant de la scène ce grand cinéaste. L’autre mer aurait été un film sur une autre crise grecque, l’actuelle, et son regard poétique, philosophique, mais aussi critique et politique aurait certainement permit à nouveau la création d’un chef d’oeuvre.

Simon Bracquemart

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Jours de 36 est un film fondamental dans l’oeuvre de Théo Angelopoulos. En 1972, sous la dictature des colonels, le réalisateur pose et observe les bases d’une dictature antérieure, celle du général Métaxas qui débuta en 1936. Et ce au travers de l’histoire d’une prise d’otage d’un député par un prisonnier accusé du meurtre d’un syndicaliste.

Dans ce film, point de poésie ou de voyage temporel dans les même plans, mais un constat et une question posée : Quelles sont les bases favorisant l’arrivée d’une dictature? Jours de 36 est fondamental car complète le travail d’écriture cinématographique que mit en place Angelopoulos et qui le suivra toute sa carrière : de long plans séquences parfois tournant même à 360°. Le travail d’inscription dans l’espace et le temps des personnages qui avait commencé dans son premier film La reconstitution, prend ici une ampleur nouvelle. Angelopoulos prend ainsi une option sur une place dans l'intelligentsia cinématographique mondiale en tant que cinéaste ‘’du cadre’’. Place que tout le monde lui donnera à la découverte à Cannes de son film suivant ( certainement le plus connu aujourd’hui ), Le voyage des comédiens. C’est cet emplacement chronologique qui fait de Jours de 36 une oeuvre fondamentale de la cinématographie du cinéaste grec.

Dans ce film une écriture cinématographique forte est mise en place. L’impossibilité de s’exprimer de Théo Angelopoulos lui permet de développer une mise en scène originale et profondément organique. En effet, ne pouvant critiquer ouvertement le pouvoir, il décide de faire s’advenir toutes les décisions importantes, les pressions du sommet de l’état et les violences faites par les représentants du pouvoir, dans le non-dit, faisant parler l’image et sa composition afin d’éviter une censure qui aurait été systématique si les dialogues avaient été trop virulents. C’est ce non-dit, ce travail sur l’expression d’un pouvoir militaire fort par l’image ( presque chaque cadre montrant des soldats est structuré par ceux-ci qui encadrent l’action des personnages ) qui donne au film toute sa force. Une société dans laquelle l’individu est devenu un échiquier du pouvoir politique et militaire est vouée à devenir une dictature, c’est cette idée que démontre avec brio Angelopoulos. L’idée qui peut être résume le mieux le propos du film, c’est de situer toute la prise d’otage dans une cellule dans laquelle le spectateur n’est jamais convié, ne donnant ainsi aucune chance visuelle au preneur d’otage, et le vouant symboliquement à l’échec, prenant intrinsèquement alors son parti.

Jour de 36 est un film indispensable à celui qui doute encore de la force expressionniste d’une image.

Simon Bracquemart

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P.19Athènes1983Le choix de parler d’Athènes et non du Voyage des comédiens, par exemple, surprendra certainement les lecteurs connaisseurs d’Angelopoulos. En effet la question peut se poser tant le film parait être à première vue un film mineur et marginal dans l’oeuvre du cinéaste grec, tant par sa durée ( 43 minutes ) que par son style ( documentaire ).

Malgré tout Athènes est un film qui mérite sa place dans le panthéon filmique de Théo Angelopoulos, représentant une ‘‘rupture dans la continuité’’ dans l’oeuvre du réalisateur.

Athènes a tout l’air d’un ‘‘petit’’ mais est en réalité un grand film, à l’importance capitale dans la filmographie de Théo Angelopoulos : c’est le film qui opère la jonction, le passage de témoin entre les deux périodes de son oeuvre. La première, entre 1972 et 1986, orientée vers ‘‘l’étude’’ de l’histoire collective grecque au travers de grandes fresques collectives retraçant l’histoire du pays ; la deuxième de 1984 à nos jours qui, sans laisser de côté l’Histoire grecque, nous la peint au travers de films à la scénarisation beaucoup plus intime. La construction d’Athènes est celle d’un documentaire original et originel sur la capitale hellénique. Notamment sur l’utilisation que fait Angelopoulos de la voix off. Nous présentant les sources qui la compose dès le générique ( principalement son poète préféré George Seferis ), Théo Angelopoulos développe un entremêlement de voix dans laquelle se confonde ses souvenirs d’enfance athènienne à la première personne et les poèmes du poète grec. Plusieurs voix donc s’élèvent et font de ce film un portrait riche d’une ville aux multiples facettes et à l’histoire immense et si complexe. C’est cette propension à présenter une Athènes dans tout ce qu’elle a de plus grand, son histoire de l’antiquité au décembre 44 ( dit ‘‘décembre rouge’’ ), et au travers de l’intimité et des souvenirs du réalisateur qui dresse ce portrait documentaire, qui fait du film une charnière dans l’oeuvre d’Angelopoulos. Point de grandes fresques ici, mais un rappel que le lieu dans lequel on grandit forge en nous des souvenirs qui, parfois, sont intimement liés à son passé culturel, à sa vie propre et aux monuments qui le représente. Dans le film, la capitale grecque est présentée au travers du filtre de la mémoire et du souvenir. Et tout en montrant la ville contemporaine de 1984, il nous est rappelé que son histoire est indispensable et base essentielle de l’esprit athénien contemporain représenté par le cinéaste lui même au travers de ses témoignages, et ses errances dans les larges avenues modernes que suit la caméra en parallèle des plans fixes sur l’imposant Parthénon.

Athènes est un f i lm à voi r, car vér i table poème histor ique et cinématographique sur la mémoire et le temps qui s’écoule et que l’on oublie trop.

Simon Bracquemart

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Qu’il est loin l’âge tendre...

Alexandre, grand écrivain grec, sait qu’il va mourir. Il vit sa dernière journée avant son décès imminent, rencontre un jeune immigré albanais et fait le point sur la vie qu’il a mené

alors qu’il s’apprête à fermer une dernière fois les portes de sa maison de bord de mer...

Avec L’éternité et un jour Théo

Angelopoulos a certainement atteint la quintessence de la mélancolie et de la poésie qu’il a toujours aimé dépeindre dans ses films, posant ici le problème de la

mémoire, du temps. Au travers d’un t ravai l poét ique émouvant, i l dépeint au travers d’une journée riche en déplacements physiques et voyages mentaux dans le temps, le

dernier voyage d’un homme qui avance doucement vers la mort.

Tout en beauté, aussi bien plastique que métaphysique, Angelopoulos suit avec beaucoup de coeur et de compassion le personnage d’Alexandre, son corps et son esprit. L’éternité rejoint la simple journée d’un matin à un autre, le chemin vers la

mort est accompagné par la vie foisonnante autours de la stature lente et mélancolique de l’écrivain, interprété avec brio par l’acteur suisse Bruno Ganz. La poésie du film réside dans la douceur de cet homme, dans sa propension à revivre avec nostalgie les beaux instants qui ont jonché sa vie, et qu’il n’a put apprécier car plongé dans son travail de création littéraire. Ce que nous donne à voir

Angelopoulos lorsqu’il fait se joindre dans les même plans présent et passé, c’est la manière qu’a Alexandre de rendre hommage à une personne qu’il a aimé mais à qui il ne l’a pas assez montré : sa femme.

L’Éternité et un jour1998

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Lorsque la réalité est grise, aux couleurs délavées par la froideur de l’hiver, le souvenir est bercé par la lumière chaude et accueillante de l’été, quand les robes étaient

colorées et la mer bleue roi et non grise. Alors qu’Alexandre est lunaire, sombre au manteau marron sale, sa femme ( jouée par l'excellente Isabelle Renauld ) est belle, charnelle, habillée en blanc ou en couleur et à la peau dorée par le soleil de l’été grec. Ses visions sont douces et belles, et c’est ainsi qu’il accepte avec plus de sérénité sa mort et qu’il vit avec intensité sa dernière journée.

Sérénité et bonté, il en fait preuve lorsqu’il prend sous son aile un enfant immigré Albanais poursuivi par la police. Celui-ci a toute sa vie devant lui et Alexandre le protège. Il l’amène à la frontière albanaise, brumeuse et hermétique, où des cadavres sont suspendus sur les grillages, rappelant le danger du régime communiste.

Devant la menace, ils repartent. L’enfer Dantesque rappelle avec subtilité les désillusions d’Angelopoulos vis-à-vis du communisme. L’enfant vit, il ne sait pas écrire et parle à peine le grec, à travers lui rayonne l’universalité de la vie humaine.

Alexandre, lui, écrit. Et c’est l’écrit, trace d’un instant laissé à l’abri du temps, qui

le plonge dans ses souvenirs et qui l’éloigne un peu plus de la réalité. Angelopoulos signe un film à l’équilibre subtil et élégant, traçant avec grâce les effets du temps sur les hommes et leurs esprits.

L’éternité et un jour est un chef d’oeuvre qui a été inscrit avec justesse dans le

panthéon du cinéma par le jury du festival de Cannes 1998, dirigé par Martin Scorcese, qui lui a donné la palme d’or. Peut être l’une des plus belle de ces quinze dernières années.

Simon Bracquemart

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N Sorcière, Mythes et RéalitésMusée de la Poste, Paris

"Une vraie sorcière éprouve le même plaisir à passer un enfant à la moulinette qu’on a du plaisir à manger des fraises à la crème" ; c'est avec plaisir que Roald Dahl, dans son roman Sacrées Sorcières, a su nous faire frissonner, à la fois de plaisir et de peur dans notre enfance. Qui ose regarder une femme avec de long gants sans se demander si ce n'est pas une sorcière ? Ce n'est pas notre cas, évidemment, nous, nous sommes grands et forts, nous ne croyons plus en ces mythes, en ces élucubrat ions, en ces . . . En sommes nous si sûre ?

L'exposition Sorcières, Mythes et Réalités reussit à nous replonger quelques heures de notre vie dans l'univers mystique et intriguant de la sorcellerie. Entre un flacon contenant les cendres du bûcher d'un curé brûlé pour avoir été un complice de Satan, des dents de défunts que l'on cache dans les maisons pour y apporter le malheur et une balance qui vous affirme que vous êtes une sorcière si le poids indiqué est inférieur au votre, (... Pour ma part le résultat m'a fait froid dans le dos : un coup d'oeil à gauche, un coup d'oeil à droite, aucun bûcher en vue, j'ai donc pu continuer la visite sur mon balais sans m'inquiéter mais en restant tout de même vigilante...) ; notre promenade alterne entre différentes époques, différentes régions de France, pour nous éblouir avec la panoplie complète de la vilaine sorcière. Si vous voulez étreindre une poupée clouée et pleine de sorts plus effrayant les uns que les autres, que Diable ! Mais allez-y sur le champ !

Le lieu est simple, sans fioritures, pas réellement extraordinaire, tous le monde parle sans gêne. l'exposition est plus orientée "visite pour enfants", mais reste intéressante pour nous les plus grands, leur procurant l'envie de se replonger dans Macbeth de Shakespeare, Le Maître et Marguerite de Boulgakov ou de pouvoir regarder le film Hocus Pocus sans trembler, parce que nous, nous sommes grands et forts. Alors, après votre petit tour au musée, faites comme moi et installez-vous dans votre fauteuil brûlant, heu, chauffanut, avec votre verre pétillant à la mandragore, mince, je veux dire pétillant de soda.

Roxanne Comotti

Bérangère Pétrault

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Se donnant pour mission d’explorer «  le dialogue parfois fusionnel de la danse

moderne et contemporaine avec les arts visuels  », considérant cette pratique corporelle comme «  un pivot de la révolution esthétique moderne  », l’exposition Danser sa vie, qui emprunte son nom à la célèbre expression d’Isadora Duncan, propose depuis le 23 novembre 2011 une rétrospective inédite consacrée à l’évolution et à l’interaction des pratiques artistiques plastiques et dansées.

Les commissaires d’exposition Christine Marcel et Emma Lavigne ainsi que l’architecte-scénographe Maciej Fiszer auront donc mis au point un parcours suivant une quinzaine de salles «  thématiques  » respectant l’évolution chronologique de l’essor d’une nouvelle danse, d’une nouvelle façon de penser l’acte dansé, et de

l’ouverture du dialogue entre le corps – ou l’objet – dansant et l’objet d’art, depuis les petites statuettes de Rodin aux drippings d’un Pollock inventant une chorégraphie picturale.

Danser sa vieAu centre Georges Pompidou, Paris

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Si le parcours, décomposé « selon trois axes thématiques » et fort d’une abondante

documentation, mène le visiteur de la monumentale Danse de Paris d’Henri Matisse à

un final tonitruant de culture pop « warholienne », tout en proposant la contemplation

de projections vidéo de L’Après-Midi d’un faune de Nijinski ou du génial Sacre du

Printemps de Pina Bausch, il perd peut-être cependant son spectateur en chemin,

tant les matériaux visuels surabondent.

Aussi, il apparaît que cette très belle exposition donne à voir des pièces méconnues -

tels les dessins de Nijinski - à côté desquelles il serait dommage de passer, d’où la

nécessité peut-être d’y revenir à plusieurs reprises.

Il ne fait nul doute que l’ingéniosité de cette exposition hors du commun est bel et

bien de désenclaver les pratiques artistiques afin de mettre en évidence le dialogue

intrinsèque qui existe entre elles. Cette ligne directrice, souvent défendue par le

Centre Pompidou, sera soutenue par une programmation de spectacles de danse

contemporaine, de films et de conférences afin de proposer une pensée

panoramique nouvelle de l’art dansé et dansant, valsant avec tous les autres.

Bérangère Pétrault

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La Maison Rouge propose jusqu’au 20 mai 2012 de suivre le rôle et l’utilisation du néon dans l’art, depuis les années 40 jusqu’à nos jours, à travers une exposition pionnière qui réunit de nombreux artistes internationaux.

Si le néon est avant tout une trouvaille scientifique révolutionnaire - attribuée au physicien et chimiste français Georges Claude en 1912 - la Maison Rouge révèle donc à ceux qui l’ignoraient encore que l’art s’est empressé de se l’approprier et ce, dès les années 40. Le néon ouvre donc de nouveaux horizons à l’art moderne : il est un moyen efficace de styliser des messages, de jouer sur les mots, sur les couleurs, les degrés d’intensité, les effets permis par la technique.

Un problème se pose alors. De nombreux artistes ont le sentiment que l’objet néon, de quelque sorte que ce soit, se suffit à lui-même. Ce que l’on pourrait taxer de simplicité ou d’épurement artistique, peut être envisagé comme une facilité. En effet, le néon apparaît comme un matériau relativement facile à travailler : le tout réside alors dans la conception, dans l’usage et le sens que l’artiste choisit de donner au néon ; le reste n’est que torsion de l’objet à sa convenance.Si le visiteur des années 50, au lendemain de la découverte du néon et de ses propriétés, pouvait se laisser émerveiller par le seul matériau, celui des années 2010, à la pointe des dernières technologies, est plus difficile à satisfaire.

L’exposition explore différentes utilisations du néon dans l’art moderne : « éblouissement », « trajectoires », « lumière brisée », sont quelques thématiques autour desquelles sont regroupées les œuvres. Certaines sont minimalistes - parfois trop - d’autres simples à dessein. De plusieurs on voudrait se moquer, par quelques unes on est bluffé. Mais le néon toujours nous fascine. Parce qu’on retrouve avec le néon quelque chose particulièrement propre à l’art : derrière la simplicité apparente de la forme, une complexité de fait, souvent impénétrable, qui nous dépasse (ici : des formules chimiques) et qui permet à l’œuvre d’exister en tant que telle.

Agathe Roullin

Néon - Who’s afraid of red, yellow and blue ?À la Maison Rouge, Paris

Le double : l’esthétique de l’Autre

Conventionnellement, en s’interrogeant sur l’Autre, on pense à un alter ego. Un “autre moi-même” est un double, soit l’image réfléchie d’un être, semblable ou contraire. L’exemple le plus démonstratif est de penser à Dieu et à son double renversé Satan, ou encore au bien et au mal qui fonctionnent dans une polarité absolue. Cette esthétique convoque nombre d’oeuvres arstitiques s’étant essayé à un certain jeu de miroir.

Le miroir est certainement l’un des termes clefs et à la fois des outils artistiques utilisés dans l’art. Pensons à Dorian Gray dont le Portrait trahit un ego pourrissant. Ce miroir qu’il cache honteusement reflète le mal qui l’habite et qui emporte sa jeunesse et sa beauté. Personne ne le voit changer car il est condamné à mourir au sommet de sa beaut, lui qui prend tant soin de son apparence, c’est une mort d’autant plus brutale qui l’attend.

Le double est un arché-type corrolaire au manichéisme puisqu’il est intimememnt relié au bien et au mal.

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BLE L’IMAGE DU DOUBLE

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Comme le personnage du romancier dans son propre film, Kieslowski nous raconte l'histoire d'une double Véronique. L'une vit à Paris, l'autre à Varsovie. Elles ne se connaissent pas mais chacune a la sensation d'être à la fois ici et ailleurs, de ne pas être seule. Outre l'apparence physique, Véronique et Weronika se ressemblent. Leurs professions sont reliées par la musique, celle de Zbigniew Preisner tout particulièrement. Toutes les deux ont la même relation aux hommes et se confient à leur père. Si l'une se brûle, l'autre saura qu'elle ne doit pas toucher le four. Krzysztof Kieslowski nous propose la juxtaposition de leurs vies et actions  ; comme un pont les reliait psychiquement.C'est une superbe histoire que celle qu'il nous raconte, celle de deux âmes sœurs qui se cherchent. Il faut la mort d'une pour que l'autre subissant son absence découvre ce qui la remplissait auparavant. Elles sont faites du même bois mais ne peuvent coexister, comme deux marionnettes conçues en même temps, l'une devant remplacer l'autre quand celle-ci se sera usée.Kieslowski se sert de l'optique pour réunir physiquement ces deux femmes. Chacune possède précisément la même balle transparente dans laquelle les images sont inversées. Cet objet est leur pont. L'une voit à l'endroit ce que l'autre voit à l'envers. Elles sont reliées par la matière translucide de la balle. Kieslowski filme à travers des vitres, des lunettes, des loupes pour reproduire la grammaire de leur langage. La lentille photographique de l'appareil de Véronique a capturée l'image de Weronika, offrant à Véronique l'image de son double. Peut être s’épanouit-elle en découvrant son autre moitié, peut être devient-elle cette femme décédée qui lui ressemble tant... Kieslowski nous laisse libre de voir ou non, d'assembler ou laisser distinct.

Marianne Knecht

La Double vie de VéroniqueRéalisé par Krzysztof Kielslowski

Historiquement, le rapprochement entre les deux artistes est évident puisque Van Gogh a été un sujet-obsession pour Artaud. Les deux artistes ont toujours été pointés du doigt par la société en tant qu’aliénés et en effet, c’est certainement dans leur folie propre qu’ils se sont liés. Artaud a consacré un essai au peintre : le Van Gogh ou le suicidé de la société. Dans cet écrit, ce qui est flagrant dépasse le simple cadre de l’histoire de l’art. Artaud ne se fait pas théoricien, il se fait troisième main du peintre. Suite à une exposition de Van Gogh, Artaud écrit son Van Gogh en accompagnant la peinture par une écriture empreinte elle aussi d’outils d’un peintre. Artaud est selon moi le double de Van Gogh pour deux raisons. D’une parte, il essaie de rentrer dans les pensées les plus profondes du peintre et de comprendre son geste – que ce soit son art ou son suicide. D’autre part, il semble le comprendre comme s’il réalisait un acte autobiographique. Artaud se fait miroir du peintre en anéantissant les frontières séparant initialement la littérature et la peinture.

Jean-Baptiste Colas-GIllot

Antonin Artaud : la troisième main de Van Gogh

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Régulièrement traité selon un langage stellaire, l’œuvre «  météorique  »* de l’

«  étoile filante  » britannique demeure, treize ans après son suicide, sujette à

controverses, questionnements et lectures polémiques. Si la postérité aura retenu

une entrée explosive sur la scène contemporaine sclérosée déjà dans une

convenance de la convenance, si Jack Tinker [Daily Mail, 19 janvier 1995] aura

grossièrement qualifié Anéantis « d’œuvre d’une ado suicidaire et frustrée », et si le

public n’aura eu que trop tendance à retenir sa fin tragique, il continue de flotter

autour des cinq pièces livrées par la jeune prodige un sentiment de malaise – par

quel bout doit on-les prendre, de quel côté de la lorgnette faut-il regarder  ?

D’excellentes thèses auront été écrites autour du sujet **  et la préoccupation

majeure des intellectuels s’étant penchés sur le cas Kane aura souvent été de

démêler la part de soi livrée par l’auteure dans ses pièces d’une violence extrême,

axée essentiellement autour des rapports de force et de la conception de

l’altérité, de la destruction, de la défaite [«  I’m a complete failure as a person  »,

L’amour de Phèdre]…et du besoin d’être reconnu.

Sarah Kane et Sarah Kane : moi, je et tous les autres

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9Selon Agathe Torti-Alcayaga que cet article prend la liberté de citer, « L’impossibilité

de prendre en compte les conséquences de ses actes pour soi-même ou pour

autrui est à l’origine de la vision très dévalorisée que Sarah Kane  » offre de

l’intersubjectivité; or, il apparaît que cette même impossibilité peut être vue comme

une mutation du « Qui suis-je / Connais-toi toi-même  » en « Combien suis-je  ?  ».

L’œuvre de Kane n’est pas schizophrène, ni incohérente – pas davantage sans

doute que Kane ne l’était  ; ses propositions dramaturgiques, incontestablement

novatrices, servent au contraire à mettre en lumière la multiplicité, la dualité, les

ouragans de contradictions qui dévastent l’être. Il n’y a pas d’unité dans le théâtre

de Kane dans la mesure où il n’y a pas d’unité dans la psychologie humaine ; selon

la formule rimbaldienne « Je est un autre », prendre connaissance de la pluralité des

«  soi  » s’apparente effectivement à une mise en danger, ouvrant une trappe

abyssale et angoissante  ; le génie de Sarah Kane, dont on ne cesse de découvrir

l’ampleur, aura été de se pencher au-dessus du gouffre avec cinq superbes pièces

qui ne répondent à rien, mais questionnent tout – laissant le lecteur-spectateur seul

avec tous ses soi.

Bérangère Pétrault

*Agathe Torti-Alcayaga, « L’œuvre de Sarah Kane : le théâtre de la défaite », paru dans Cycnos, Volume 18 n°1, mis en ligne le 17 juillet 2008, URL : http://revel.unice.fr/cycnos/

index.html?id=1672.

**Love Me or Kill Me : Sarah Kane et le théâtre de Graham Sauders, Sous le signe de la marge et de la marginalité : le théâtre de Sarah Kane de Pierre-Louis Fort, in Marginalités et

théâtres.

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Ouroboros - ce fameux serpent qui se mord la queue, symbole du cercle vicieux dans les méandres de l’infini. Tel peut définir Adaptation, deuxième film du duo Spike Jonze / Charlie Kaufman (après l’excellent Dans la peau de John Malovitch). Dans le film, Charlie Kaufman, scénariste, est engagé pour écrire l’adaptation d’un livre sur les orchidées. Agoraphobe, asocial et effrayé par l’idée même de son existence et du monde, il tergiverse dans ses pensées, entre désirs de succès et apitoiement sur son sort, voulant à tout prix éviter de finir comme... son frère jumeau, Donald, son antagoniste parfait vivant à sa botte - scénariste à succès, coureur de jupons, mais représentant la superficialité de « l’industrie » du cinéma d’Hollywood.

La mise en abyme projette le film dans un autre niveau, comme entre deux miroirs superposés, surtout quand on sait que le livre dont Charlie Kaufman (celui du film) a du faire l’adaptation a réellement été écrit, et l’histoire qu’il raconte réellement vécue. Il décide d’ailleurs d’écrire un scénario sur lui-même, écrivant le scénario du film ; il finit par définir finalement la relation entre l’auteur du livre et le son sujet, un personnage atypique collectionneur de fleurs, le tout en même temps. Le film s’ouvre d’ailleurs sur le tournage de Being John Malkovitch, où Kaufman y est jeté tel un malpropre, pataud et maladroit.

L'interprétation des acteurs y est intéressante : Nicolas Cage, dans ses deux rôles - parfois dans le même écran -, livre deux jeux convaincants, et Merly Strip donne de sa personne.

Une spirale Kaufmanienne des plus jouissives.

Coriolan Verchezer

AdaptationRéalisé par Spike Jonze (2002)

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Dans un futur proche où de l’énergie est produite sur la lune, Sam Bell, un technicien de maintenance, est engagé sur l’unique station lunaire pour une mission de 3 ans, avec pour seul compagnon un ordinateur de bord, sorte de machine mobile dotée d’un écran représentant un « smiley » d’humeur changeante - le HAL 9000 à l’anglaise.

Seulement, en extérieur, Bell subit un accident de rover, et se réveille peu après dans la station. En retournant sur le lieu de l’accident, il découvre son propre corps inanimé, qu’il ramène. S’entame alors une conversation entre les deux, et une difficile cohabitation, son double et lui n’étant pas convaincus par leur version des faits.

Sur fond d’humour légèrement anglais, le changement de point de vue entre les deux personnages est extrêmement réussi - se perdre alors entre le suivi d’un personnage vers l’autre, encore plus flou que le destin des personnages eux-même -, le doute d’installe sur l’existence même du premier.

L'esthétique générale et l’ambiance sont peaufinées, et rendent à l’image un aspect grandiose autant qu’intimiste.

Coriolan Verchezer

MoonRéalisé par Duncan Jones (2002)

NOMENCULTURE

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