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REVUE LITTÉRAIRE ET CULTURELLE N°5 PRINTEMPS 2012 GRATUIT www.NOMENCULTURE.fr ISSN : 2115-7324 THÉORIE P.4 NOUVELLES P.6 POÈMES P.11 CINÉMA - INTERNATIONAL P.14 5 NOMENCULTURE (DEUXIÈME ANNÉE)

Nomenculture n°5

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Nomenculture - Revue littéraire et culturelle Numéro 5 : Printemps 2012

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Page 1: Nomenculture n°5

REVUE LITTÉRAIRE ET CULTURELLE

N°5

PRIN

TEM

PS 2

012

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T

www.NOMENCULTURE.fr

ISSN : 2115-7324

THÉORIEP.4

NOUVELLES

P.6

POÈMESP.11

CINÉMA -INTERNATIONAL

P.145N

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)

Page 2: Nomenculture n°5

EDITORIALDirection de la publication : Hubert Camus

Comité de rédaction : Inês d’AlmeÿArthur Battut,Émile Blanche,Hubert Camus,Claude G.,Paul Jullien,Ariane MayerJosiane Michael Kouagheu

Maquette / Site internet :Coriolan Verchezer

Paris, mars 2012.Tous droits réservés par leurs auteurs.

www.nomenculture.fr

ISSN : 2115-7324

Vous souhaitez nous aider, nous rejoindre, envoyer un texte ? N’hésitez pas à nous

contacter :

[email protected]

Vous l’avez attendu  ; nous aussi  : Nomenculture fête déjà

officiellement son premier anniversaire !

C’est en effet le 21 mars 2011 que Nomenculture est

apparu pour la première fois sur vos ordinateurs, après des mois

de préparation et de travail. Depuis, l’équipe n’a cessé de

s’agrandir, les publications n’ont cessé de se diversifier, notre

lectorat n’a cessé de s’enrichir. Toute la rédaction se joint à moi

pour vous remercier chaleureusement de votre accueil, de votre

soutien et de vos commentaires  : sans vous, l’aventure n’aurait

pas duré un an – et ce n’est que le début.

Depuis le premier numéro, peu de choses ont en

apparence changé à part sur la maquette. Au contraire, nous

avons tous beaucoup appris –  tous, c’est-à-dire l’équipe de

conception et celle artistique  – et nous sélectionnons les textes

avec la même attention. Comme vous le verrez, nous avons

accueilli de nombreux nouveaux auteurs dans ce numéro 5  ;

pourtant, presque toutes les personnes qui étaient là il y a un an

sont restées parmi nous. Je tiens à remercier particulièrement

Coriolan Verchezer, maquettiste de la première heure et qui vous

permet d’avoir des textes de qualité dans un beau cadre.

Nous sommes nombreux à créer, en parallèle, notre future

vie littéraire  : nous écrivons pour certains des romans, pour

d’autres des pièces de théâtre, chacun dans son style et son

genre. Alors qu’on dit souvent que les auteurs d’aujourd’hui ne se

lisent plus par manque de temps, nous le déplorons et luttons

contre quoique nous écrivions des choses très différentes  : nous

nous envoyons nos textes, nous nous réunissons pour organiser

des lectures entre nous, nous nous commentons et prévoyons de

nous préfacer mutuellement. Gageons que la future génération

littéraire sera amicale et unie, plus proche des XVIIIème et

XIXème siècles que de celle actuelle. Si la tour d’ivoire existe (et

je préfère la prendre dans son acception positive), nous ne

sommes pas chacun dans la nôtre mais partageons un immense

bureau où circulent nos textes. ◼

Page 3: Nomenculture n°5

◼ Vous ne l’ignorez plus  ; il y a cinq mois, une nouvelle branche de

Nomenculture a vu le jour  : les Feuillets de Nomenculture, le magazine mensuelle d’actualité culturelle proposé par de nombreux rédacteurs de Nomenculture et dirigé par Jean-Baptiste Colas-Gillot. Vous y retrouvez des critiques littéraires, cinématographiques, théâtrales ainsi que des enquêtes avec des réalisateurs mis à l’honneur et des dossiers thématiques.

La majorité des revues et magazines s’éteint après un an d’existence  ; pour nous, c’est tout le contraire. Des auteurs venant d’horizons différents ne cessent de nous envoyer leurs textes pour la revue, le hors-série et les Feuillets. De plus, de nombreux projets trottent dans nos têtes et s’apprêtent à voir le jour dans les mois à venir. Mais il n’est pas encore temps d’en parler ; consacrons-nous pour l’heure à ce numéro de Nomenculture.

À partir d’aujourd’hui, les catégories théorie et philosophie se fondent pour se confondre sous l’appellation unique de théorie. Ce qui ne veut pas dire que la philosophie est bannie de Nomenculture, puisqu’il s’agit justement d’un texte philosophique en page théorie. Nous estimions cependant la différenciation trop catégorisante. De plus, nous ne nous attacherons plus à remplir à tout prix tous les onglets  : quoique nous ayons toujours publié des textes de qualité, nous préfèrerons vous proposer nos pages en fonction de l’ensemble de textes reçus, et non plus de ceux proposés par catégorie. Ainsi, s’il s’avère que nous tenons à publier une nouvelle qui nous a particulièrement touchés, nous l’inclurons quitte à sacrifier – mais pour un numéro seulement  !  – une page originellement destinée à autre chose.

Vous lirez des textes sur le cancer, sur la solitude et le suicide ainsi que sur l’incision ; un numéro sombre donc, mais cela répond à la liberté que nous laissons aux auteurs. En effet, loin de leur imposer un thème, nous nous sommes toujours attachés à les laisser libres dans leur création, sur le fond comme sur la forme. Nos uniques limites ont toujours été la longueur, l’apolitisme, l’atemporalité et la décence – sans sombrer dans la bienséance.

Chers lecteurs, participants actifs à la présence de Nomenculture dans la culture française et francophone, je vous souhaite une excellente lecture. Joyeux anniversaire à Nomenculture, et pourvu que ça dure !

Hubert Camus

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Un Spectateur engagé : ainsi Raymond Aron définissait-il, en 1981, le rôle de l’intellectuel aux prises avec son temps. Un spectateur, d’abord, c'est-à-dire un homme qui écoute, qui voit, qui regarde surtout, et oriente la direction de son regard vers les événements marquants. Un homme, donc, qui se rend disponible au fil des choses. Mais l’œil averti ne suffit pas. À l’attention, au témoignage conscient de lui-même, l’intellectuel ajoute l’action, à l’œil il adjoint la main  : engagé, le penseur est indissociable du spectacle qu’il observe. La métaphore puise dans le lexique du drame. Tout se passe comme au théâtre, en effet, à ceci près que c’est le voyant, dans les gradins du public, qui chante les chœurs et laisse toujours le rideau ouvert.

Un spectateur sur scène  : voilà une pensée propre au XXème siècle. Le philosophe antique était comme au-delà de ce paradigme. Sculpteur des institutions, détenteur des savoirs et concepteur de l’idéal politique, il était plutôt acteur ; sur scène, oui, mais en tant que protagoniste. Ce n’est que bien plus tard qu’il s’est rangé parmi les fauteuils de cuir. Lorsque la pensée, se complexifiant et se spécialisant, prit peu à peu un tournant spéculatif, elle perdit aussi l’unité de son regard et de son acte, pour se retrancher dans l’ombre. Fabriquant des concepts issus d’une abstraction du réel, réfléchissant la vérité comme une donnée immuable, il se plaça en-deçà de la scène, lui présentant à la fois son miroir et son négatif. Tel fut le propre du XIXème siècle, et d’un début de XXème encore vierge de la guerre : un penseur pensant qui déploie la pensée pour la pensée du haut de sa tour d’ivoire. À l’inverse de la Cité platonicienne, de l’humanisme renaissant et des Lumières du XVIIIème, le paradigme romantique, celui de l’art édifié pour le salut de l’art, a fait du penseur non plus un acteur, ni même un commentateur, mais un poète chantant les noirceurs de l’amour tandis que Rome brûle. Il n’y avait que la seconde moitié du XXème siècle, à la fois effrayée par la pensée totalitaire et terrorisée par la pensée impuissante pour inventer cet étrange compromis : un spectateur, oui, mais un spectateur engagé.

Tout donne pourtant à croire que ce fragile compromis s’est rompu. Le XXIème siècle naissant n’est plus le XXème. Il n’a plus ses guerres totales, ses pensées totales, ni ses morts conceptuelles –  les sciences humaines se sont déjà chargées d’enterrer toutes nos vieilles idoles. Il lui reste une actualité qui n’est pas en soi de la pensée, mais qui est à penser, une trame du monde qui en elle-même n’a plus rien des grandes causes et fougueux combats intellectuels des Trente Glorieuses, mais qui, froide et matérielle, reste à conceptualiser, une réalité qui s’est désenchantée, qui a perdu ses idéaux mais aussi ses pires enfers, et à laquelle il reste à donner un soupçon de clarté. ◼

Mettre la pensée en scène Par Ariane Mayer

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◼Dans ce calme imprévu des idées, le spectateur engagé se meurt. Car

la philosophie, la pensée en général, se scinde maintenant entre deux directions opposées, se divise à nouveau entre ses deux anciennes fonctions qui se séparent l’une de l’autre, abandonnant l’unité qu’elle avait brièvement trouvée. D’un côté, la pensée spécule, elle forge et reforge des concepts, elle s’incarne dans l’abstrait. Tel est le cas de toute cette partie de la philosophie et des sciences humaines que l’on pourrait nommer érudite  : une réflexion cadrée par la structure et les normes universitaires, qui interroge, commente et croise les auteurs anciens. Cette première sphère de la pensée contemporaine, focalisée sur les œuvres du passé, les déchiffre et les sonde, du haut de sa connaissance spécialisée, mais hors de la bulle qui lui est propre, personne ne la comprend. Elle est plutôt semblable au monologue d’un sourd qui ne se parle qu’à lui-même, ou à un visionnaire qui s’adresse à un monde d’aveugles, comme on voudra.

De l’autre côté, la pensée se démocratise, se vulgarise, se publicise. Une myriade d’auteurs contemporains a lâché les fantômes de l’érudition savante pour retomber sur terre, mais y retomber sans vergogne. À l’opposé de la pensée académique qui évolue dans son propre solipsisme, la pensée médiatique, journalistique qui occupe une part de nos auteurs les plus en vue, de Ferry à Onfray en passant par Finkielkraut, tend au contraire à exercer la fonction d’éclaireur politique, à l’instar des philosophes du XVIIIème qui siégeaient aux côtés des despotes éclairés. Voilà d’un côté des philosophes acteurs de leur temps, le guidant et l’orientant au sein d’un cinquième pouvoir qu’ils forment après les media, et d’un autre côté des intellectuels érudits, qui ne sont même plus spectateurs de leur monde, mais ont fermé les yeux. La place fragile du spectateur engagé, mêlant la distance du concept pur au regard des troubles éphémères, s’est ainsi brisée, séparant de nouveau le public et la scène.

Le XXIème siècle est jeune et l’intellectuel qui l’habite n’a pas encore dit son dernier mot. Peut-être que ces deux parts de l’activité de pensée, ces deux organes si difficiles à unifier, le regard et la main, pourront de nouveau se rassembler au sein des mêmes hommes. Peut-être serait-il temps, pour ré-enchanter un peu la tristesse de ce monde, que les penseurs soient créateurs de pensée et non vulgarisateurs ou commentateurs, qu’ils soient artistes du réel, considérés et rémunérés comme tels, afin d’espérer peu à peu en devenir les metteurs en scène.

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Il est assis à la fenêtre, dans l’ombre, sur sa chaise en paille, une cigarette posée en équilibre entre ses deux lèvres. Au crépitement incandescent de son souffle répondent les clignotements des néons fluorescents des éclairages de Noël accrochés aux platanes du boulevard. Il se gratte la barbe, un petit peu, c’est une habitude qu’il a prise depuis quelques années quand ses pensées s’évadent au dehors de son crâne. Il attend quelque chose. Il attend que le cassoulet en boîte finisse de cuire, détourne parfois le regard, vérifie que le bain mari ne verse pas. Il attend que les voitures s’arrêtent au feu rouge, redémarrent au feu vert. Sa clope s’est presque entièrement consumée dans le petit bol pour enfant, celui qui a deux gros yeux à moitié endormis et les couleurs un peu fanées. Dans un coin du studio, la télévision est allumée sur la deux  ; il se décide à monter le son depuis la télécommande  ; il se trompe de bouton et change de chaîne  ; il y a la une et des singes qui parlent et disent des gros mots – une vague scène de drague entre un orang-outan un peu trop gros et un bonobo un peu trop petit  ; Bernt décroche un léger sourire. Il s’en contente. Le bruit de l’eau bouillante le surprend. Une ambulance file à toute vitesse sur le boulevard, sirène éteinte, faisant onduler de frêles vagues bleues sur les murs ocre du studio.

Il éteint la plaque et dresse la table, consciencieusement. Sur la première assiette qui lui tombe sous la main est dessinée une girafe un peu grotesque, mais rigolote quand on a sept ans. Il la change aussitôt et prend celle avec le tigre qui joue de la flûte, la pose sur la table et place les couverts. Il ouvre une petite bouteille de vin, de celles en plastique pour faire la cuisine, et la vide entièrement dans un petit verre. Depuis la casserole posée sur le repose-plat, il se sert quelques lampées de cassoulet cependant qu’à la télévision, le présentateur dévoile la suite du programme dans un sourire épais – un bêtisier – « Quelques scènes olé-olé, de l’humour et surtout beaucoup d’amour ! » Bernt mange sans faim, l’esprit parcourant le boulevard et glissant le long des branches nues des platanes réchauffés de guirlandes. Il attend  ; son cerveau est rempli d’images, de cris, de rires qui vont et viennent, deçà-delà, au rythme de l’oubli du présent.

Le présentateur annonce que dans quelques minutes « seulement », les années 90 se termineront. Bernt allume une nouvelle cigarette. L’an 2000 à quarante-sept ans. Face à la fenêtre, dans un flux de lumière bleutée, il croise et décroise les jambes puis se va mettre un disque sur le poste. Il observe les boîtiers de quelques disques mais choisit d’appuyer directement sur « play » pour lancer la plage 18… Le verre dans une main il boit à petites gorgées, la télécommande dans l’autre, il baisse le son de la télévision et va s’étendre sur le petit lit une place. Les violons dévalent et crépitent un peu au son des petites enceintes du poste. Alors qu’il chantonne en silence, quelques larmes se pointent aux encoignures des yeux, se mettent à couler en abondance : ◼

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E L’an 2000 à 47 ans Par Paul Jullien

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« Si je le pouvais mon amourPour toi j’arrêterais le cours

Des heures qui vont et s’éteignentMais je ne peux rien y changer. »

Il bondit pour devancer l’arrivée de la plage 19 et relance la chanson. Sur l’écran muet de la télévision, le compte à rebours fait son office ; Bernt se fige, debout devant l’écran. Bernt attend dans la voix chevrotante de Charles Aznavour. Il attend que les secondes filent – elles ont déjà tellement filé sans qu’il n’y puisse rien. Il a compris que le temps était comme de l’eau bénite qui goutte tranquillement à travers des mains trouées – Le téléphone se met à sonner, le fait tressaillir. Il décroche le combiné, le raccroche aussitôt. Son cœur bat à se rompre. Plus qu’une vingtaine de secondes. La sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Décrochage, raccrochage. Charles Aznavour s’évide mélancoliquement dans de somptueux «  Il te suffisait que je t’aime ». Dix secondes, dix secondes et le temps s’arrêtera, il en est certain. À la télévision, les grands sourires béats des vedettes et du présentateur se mettent à hurler en silence le compte à rebours final. Eux aussi verront. Neuf. Ils vont voir, tous. Huit. Qu’ils crèvent tous  ! Sept. Sa télévision s’éteindra. Six. Le temps. Cinq. Le monde. Quatre. Et sa femme. Trois. Et ses parents. Deux. Et son fils… Un. Et leurs sourires à la con.

Le téléphone retentit. Il le laisse sonner. À la télévision, la Tour Eiffel éclate de mille feux. Il y a quelques bruits de klaxon et des cris de joie qui proviennent de l’extérieur, des appartements du dessus, de la rue, de partout, des bruits lourds qui tapent contre ses tempes. Bernt s’assoit sur la petite chaise, hagard, les yeux sans vie parcourant l’écran et ces visages nimbés de carton pâte. Il se lève et dans la lumière bleue des guirlandes qui vogue dans le mistral et s’étale fluette sur les murs et son visage, il ouvre le tiroir d’une petite commode. Il y a placé un objet métallique et froid. Il le prend par la crosse. Un éclat orangé illumine un instant les façades des immeubles et les platanes de la rue ; les couleurs d’un tableau à peine sec et noyé de larmes.

Ailleurs, un jeune homme a reposé le combiné sur le téléphone. « Tu n’as eu personne ? » demande une fille aux cheveux bruns. « Non, et je ne vois pas pourquoi j’ai espéré que cette date change quoi que ce soit. Il y a des choses qui sont éternelles.  » répond le jeune homme dans un sourire triste.

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Il s’assit sur le canapé.

À l’endroit exact où il s’asseyait chaque jour, un creux dans le coussin s’était formé avec le temps ; il était assez confortable pour que le corps s’y moule sans s’y enfoncer. Le creux douillet et familier était tiède et moite aujourd’hui, tout comme l’air de la rue. La ville entière était un bain aux saveurs humides, une caresse sur la peau embrassée de sueur. L’air semblait fait de gouttes d’eau invisibles qui mouillaient les poumons.

Il aimait sentir cette odeur particulière de l’humidité, laisser parcourir le long de son dos les appels électriques des frémissements précédant l’orage qui ne saurait tarder à éclater. Il imaginait les géants et les dieux, avec leur corps remplis de trombes d’eau qui se contenaient dans le ciel, quelques instants encore, retenant leur respiration avant d’expirer leurs gouttes noires sur les toits dans un souffle puissant.

Assis sur le canapé, par la fenêtre ouverte, il voyait toute la ville qui s’étendait en blocs réguliers, gris, blancs, avec tous ses néons et signes publicitaires colorés. L’avantage de vivre au 30ème étage d’une tour à S. était sans aucun doute de pouvoir avoir le luxe d’admirer l’étendue de la métropole, assis. Comme à chaque fois qu’il s’asseyait sur le canapé, et à l’instar de la plupart de ses compatriotes préférant s’asseoir sur le sol, il ne venait pas les mains vides. Une tasse de thé venait colorer davantage de sa fumée la vue de la ville et à travers les volutes, il se plaisait à remarquer chaque fois un nouveau détail. Un toit nouveau, caché derrière dix autres, de nouvelles antennes paraboliques, un son dans le trafic qui paraissait surgir des profondeurs. Et à chaque gorgée de thé, il savourait le simple plaisir d’être revenu du travail, de ne plus devoir se lever de ce canapé jusqu’au lendemain matin s’il le souhaitait, de sentir son corps entier s’enfoncer dans ce bout d’étoffe, mollement.

Il allumait en général la télévision un quart d’heure environ après cette pause silencieuse entre le thé et lui-même, pour rompre le silence, pour se réabsorber tout entier en dehors de lui, comme au travail. Il oubliait alors l’espace d’un instant la douce mollesse du canapé, et vivait rivé dans le journal télévisé, les jeux, les émissions « talk show ». Il oubliait aussi son corps pendant un instant, vouté dans l’apparent confort du canapé, la colonne arquée, les muscles déplacés. Le temps de la vraie vie de gens véritables, sortant au-dehors, dans la ville, après le travail, s’effaçait progressivement, comme gommée. Il finissait alors toujours par réaliser, comme lorsque l’on sort la tête de l’eau, qu’il avait failli se noyer dans les mondes parallèles de la télévision, montrant des gens qui semblaient irréels, vivant des évènements-du-journal-télévisé qui semblaient inventés, mis en scène. ◼

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E Par la fenêtre Par Inês d’Almeÿ

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◼ Il n’arrivait pas à se lier à ces personnes, elles semblaient trop loin pour qu’il puisse ressentir la douleur de ces évènements, trop catastrophiques pour qu’il puisse sentir la moindre compassion. La télévision était un théâtre en plastique divisé en fractions d’écrans et de scènes, fragmentées de plausible. C’était divertissant, mais pas assez pour s’y perdre complètement, et surtout pas pour y croire. Croire aux douleurs et aux joies des gens représentés dans-le-journal-télévisé, croire au réel de leurs-vies-dans-l’écran. Tout appelait à la vraisemblance mais se soldait en échec de plastique irréel.

Il se rabattait alors sur les jeux vidéo, lorsque la dégringolade de la vie de ces gens irréels l’ennuyaient. Il jouait pour regagner le semblant de contrôle des évènements qu’il perdait en voyant l’impuissance humaine à la télévision. Il sauvait ses personnages des précipices, il les faisait sauter, s’entretuer, conduire, mourir, mais en même temps cela importait peu pour lui. Ses muscles regagnaient du tonus, il se tenait droit sur le canapé, même le trou au-dessous de ses fesses semblait se combler, tendu lui aussi pour l’aider à gagner au jeu.

Mais aujourd’hui il n’était pas d’humeur, l’approche de l’orage ne lui plaisait pas autant que d’habitude. Au contraire, aujourd’hui, il se sentait agacé, presque nerveux.

Il se resservit une tasse de thé, mais au lieu de la boire assis, il se leva. Il regarda la ville, non pas en détail, mais en tentant de la palper dans toute son étendue, d’en englober une unité inventée par ses yeux.

Puis, à sa grande surprise, il vit que le ciel était loin d’être ombragé, mais plutôt clair et paisible. Il n’y aurait pas d’orage ce soir. Comme c’est curieux, pensa t-il, d’où vient donc cette sensation d’humidité nerveuse si ce n’est du ciel ?

Et c’est alors qu’il aperçut au fond de la ville, au loin, avançant à une vitesse constante, sûre d’elle et indestructible, grise et noire, houleuse et grosse, puissante et effrayante, et surtout d’un silence inconcevable, une vague déferler, engloutir tous les immeubles, effondrant gratte ciel après gratte ciel et recouvrant les passants et les rues, en un instant, dans le silence.

Avant que la vague n’atteigne son immeuble et n’effondre son 30ème étage, il eut juste le temps de penser qu’à ce moment très précis, c’était sa propre vie qui lui semblait irréelle.

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Page 10: Nomenculture n°5

C’était un mardi, un sale mardi, je m’en souviens bien maintenant, un mardi comme jamais les mardis n’avaient été. Les gens des autres jours ne venaient déjà plus. Ma porte était presque aussi close que ma bouche. On avait cousu mes lèvres de morphine afin que je ne puisse pas crier j’ai mal j’ai mal j’ai mal. Je ne devais rien souffrir alors je ne dis plus mot. Je laissais les infirmières me déshabiller, me laver sans que mon corps ne fût plus corps et enfin, j’étais à nouveau couvert de blanc. Foutue couleur que ce blanc  ; quoiqu’elle était désormais la moitié de mon image. Blanc pâle, blanc linceul, blanc cadavre. Mon autre moitié, le noir, dérobait mes quelques souffles restant dans mes ténèbres. Non, il n’y avait là aucun tableau d’une nuit blanche et noire puisque tout cela m’était propre, personnel, entièrement possédé  ; si possédé que je le crachais en mille veines explosées : mon sang. Avec le plus grand soin, on essuya le contour de ma bouche et les quelques gouttes rougeâtres perlées sur mon menton. Cette infirmière que je fixais d’un regard sourd représentait la mère de tous les patients de l’étage, dont je faisais également partie. Comme un nourrisson, je rejetais mon lait et comme un nourrisson, mes rejets étaient mes uniques mots. Aucun son ne put se mêler à aucun autre, quand bien même j’y misse toute ma force, tant mes paroles semblaient vomissures.

À seize heures, on devait m’apporter mes cachets. Et un grand verre d’eau qu’il faut avaler d’un coup  ! Je m’exécutais non sans râles. Je détestais toujours autant avaler ces saloperies. Mais il le faut, allez, encore un dernier. Un dernier effort pour guérir. J’y croyais. Un instant et ma prison calfeutrée de gris se renversait. Je commençais à délirer, pris par des convulsions insoutenables, et je soufflais à nouveau contre la chaleur étouffant ma peau. Tout mon être n’était plus humain, je n’étais qu’un malade, un malade qui lutte, un malade avant tout. Je craignais de tomber alors que j’étais allongé, disloqué dans mes draps d’hôpital, déglingué par l’étreinte trop forte de ce malin viscéral. Mes yeux avaient cessé d’être écarquillés. Leur seule lumière provenait de quelques larmes hurlantes, mal retenues.

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E Quand serre Par Claude G.

Page 11: Nomenculture n°5

"Nous irons

Nous ironsÀ la brune ma belle

Embrasser nos allées dans les brumesÀ la belle jolie brune

Et froisser le papier de ta peau.Laisser un peu rouler

Le papier à musique des machinesRouler sous mes doigts

Le papier-cigaretteDe tes hanches

Et chasser la fumée de tes doigts.Nous irons

Fumer à la nuit chuchotanteBruisser des les champs

D'obscuritéGlisser mon souffleDans l'autre souffleOu celui de l'autre.

Nous ironsCacher nos secrets gémissants

Innocents, insensé.

Le cacher des machinesTrop éclairées.

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Poésie Par Arthur Battut

Page 12: Nomenculture n°5

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SIE Poésie

Par Josiane Michael KouagheuLa plaie du destin

Au soir quand sonnent les cloches du destin, Dans une rue toute rêche, sèche, revêche Somnole l’homme de la rue parfois l’homme du coin Sans abri, sans miroir, sans branche

L’air de minuit amène ses démons C’était hier, avant-hier, l’autre jour Il marchait à travers les rues, les océans, les monts Il avait tout vu du monde, son tour et son pourtour

L’oiseau de l’aurore ramène des souvenirs Dans un jardin fleuri, au rythme des baisers, sur la place Amor Ils n’avaient pas pensé aux colères de l’avenir Dans le vol solitaire, seul un inconnu à bord

L’odeur de la mer ne l’a pas fait sourire Comme au temps où le vent entremêlait leur chevelure Comme pour faire un corps, une âme, un destin Hélas ! La plaie du cœur ramène la réalité du matin.

Les pleurs de l’incisée

Une visite tranchante contraire à la douceur Avait visité mon corps bannissant mon bonheur

J’avais l’âge de jouer à la poupée L’âge de manger, de dormir, de me développer

Une visite tranchante contraire à la douceur Avait rencontré mes entrailles un soir,

J’étais si petite, c’était dans un couloir Au coucher du soleil, un jour sans malheur

O Dieu, je me souviens d’elle Tenant un couteau à étincelle

Venant vers moi comme vers un gibier J’avais tout fait mais restée couchée

Sur ce lit commun aux filles Par des femmes sans sourire

Ma mère, les mères des autres filles Toutes avaient ce perfide sourire

Qui a tranché mon plaisir sans loisir Une visite tranchante contraire à la douceur

A fait de ma vie un arbre sans bonheur.

Page 13: Nomenculture n°5

La Valse de la mère

Les joues rosées et les yeux sombres,Creux, durs et secs comme deux billes,La mère aimée saisit sa fille,Cachée en vain dans un coin d’ombre.

La redoutée main maternelle,Saisit les poignets ou les brunsCheveux de sa fille au matin,Emmenant l’enfant vers le ciel.

C’est une valse trop connue,Dont tous les accords et les pas,Sont accompagnés par la croix,Signée de l’enfant par-dessus.

Durant ces vols contre les murs,La fille se rêve à la lune,Aux vallées et divines dunes,Aux livres ouverts sans ratures.

Quand la mère enfin pleure et panse,Demandant pardon à minuit,La fille repart sous son lit,Attendant la prochaine danse.

Dans Paris

Mes talons cognent le pavéEn silence.Je frôle la foule enchantéeEt qui danseAu son de quelques accords vieux,Sans refrain,Jouissant d'un bonheur peu soucieuxQue d'entrain !Alors que celle-ci s'amuseSans regrets,D'une joie bête et sans excusesJe m'en vaisRetrouver derrière ma porte,Rue de Lille,L'écho vicieux de mes voix mortesNulles et vilesSans étouffant de mes livresPoussiéreux.En peu de temps me voilà ivreDans le creuxD'un verre rouge interminableD'idiotie.J'ai cessé donc de croire aux fablesDe minuit.On n'a que d'autre compagnonSa seule ombre –Encor' faut-il que les rayonsNous encombrent.

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Poésie Par Émile Blanche

Page 14: Nomenculture n°5

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CIN

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A La version originale sous-titrée et ses implications Par Hubert CamusCette réflexion traitant à la fois de cinéma (artistique comme technique) et d'implications dans différents pays (Portugal, France et Malaisie d'après les États-Unis), nous avons décidé de fondre ces deux catégories pour ce numéro.

Les séries télévisées s’échangent à travers le monde et conduisent à une consommation internationale des mêmes émissions, à quelques exceptions près. Il suffit de regarder la télévision française pour voir combien les programmes états-uniens sont présents – et cela est aussi vrai dans les salles obscures. De la même manière, la France revend certains de ses programmes à d’autres pays. Seulement, la manière de voir un programme identique n’est pas la même dans tous les pays. Ainsi, en France, on s’attache à avoir une version doublée avec des voix francophones (VF – version française). Cela donne parfois des aberrations, où le son n’a rien à voir avec l’image, mais là n’est pas mon objet. À l’inverse, la télévision portugaise (RTP) présente toujours ses programmes anglophones en version originale (VO), avec sous-titres (VOST).

Ignorant les causes, je sais ne pouvoir commenter que les effets ; mais cette dent d’or, elle, est vraie  : à force d’entendre un grand nombre de programmes télévisés en anglais, on finit par en entendre la langue. Notre héritage historique particulier nous rend réfractaires à l’apprentissage d’une autre langue mais dans ce cadre, il s’agit plutôt d’une assimilation – du vocabulaire, de la construction des phrases, de l’accentuation tonique… Nombre de jeunes français qui s’expriment bien dans la langue de Shakespeare (si tant est qu’on puisse, d’une part considérer l’anglais étasunien comme l’anglais et, d’autre part, placer la langue courante sur le même plan que celle du dramaturge) a été bercé très jeune par des films anglophones vus en version originale. Pour en revenir à ma comparaison luso-française et tout en laissant pour l’heure soigneusement de côté les nombreuses et diverses implications sociétales, il suffit de se promener dans n’importe quelle rue d’une grande ville portugaise pour y croiser un jeune qui saura nous répondre en anglais tandis qu’en France, nous avons beaucoup de mal pour nous débrouiller hors des chemins battus par l’enseignement scolaire ou estudiantin.

Claude Hagege, dans son entretien au Figaro magazine (numéro 211, samedi 11 février 2012), dit que « l’anglais menace le français et la diversité même des langues ». Il continue en affirmant  : « Je me bats […] contre la domination d’une seule langue, car je demeure persuadé qu’un univers dans lequel il n’y aurait qu’une seule langue internationale ne pourrait que nous ennuyer à mourir d’ennui  » et prône «  cette loi du vivant, la diversification ». ◼

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◼ Car en effet, l’anglais ne doit pas – par le biais d’un enseignement direct ou d’une assimilation quotidienne due par la télévision – faire disparaître le portugais ou le français, mais ce sont là deux langues à la littérature si grande qu’elles ne supporteront pas de se faire déposséder. D’autres langues, d’autres pays aux culture et héritage différents prennent plus de risques dans leur désir de se faire comprendre à travers le monde. Je me permets, sur ce point précis, de vous renvoyer à mon article consacré à l’enseignement de l’anglais en Malaisie, à paraître dans L’Étudiant autonome Île-de-France numéro 22, avril 2012. J’y écris, pour résumer, que ce pays qui a été colonisé de toutes parts depuis des siècles subit aujourd’hui la servitude volontaire de l’anglais, qui leur est très pratique pour les échanges culturels et commerciaux ainsi que le tourisme, sauf que les jeunes des classes sociales élevées parlent anglais entre eux et semblent mépriser leur culture de l’échange et de la multiplicité. On voit donc que l’apprentissage de l’anglais, selon la politique d’un pays à un moment donné, a des effets non négligeables.

Ne maitrisant pas le domaine économique et à peine celui technique, je ne vais en dire que quelques mots. Sur ce point, l’approche française me semble préférable. En effet, pour sous-titrer un film, je crois qu’il ne faut qu’un traducteur et un sous-titreur (le sous-titreur le plus célèbre étant Alfred Hitchcock lui-même, à ses débuts). En revanche, pour doubler un film, il faut  : un traducteur, des doubleurs (environ deux doubleurs pour trois voix originales  ; un peu moins pour les dessins animés), un studio d’enregistrement avec son technicien, ainsi qu’un monteur son qui s’attachera à faire correspondre – autant que faire se peut – l’image avec le son. Si l’intégralité des programmes importés passait donc du jour au lendemain de la VF à la VOST, un grand nombre de travailleurs de l’ombre, niché derrière notre écran, se retrouverait sans emploi. Ce choc serait comparable au passage du cinéma muet à celui actuel, laissant incapables les comédiens aux mimiques au profit de ceux ayant une belle voix. Mais, je l’ai dit  : je ne connais pas assez bien ce chapitre pour en pouvoir dire plus.

Revenons-en, pour conclure, au départ de la réflexion qui m’a amené sur de nombreux sujets corollaires : où le Portugal semble ne jurer que par la version originale sous-titrée pour ses programmes importés des États-Unis, la politique de la France s’attache à nous offrir des programmes accessibles pour tous et dans notre langue sans avoir à lire continuellement le bas de l’écran. Cependant, les cinéphiles français sont plus proches de l’approche portugaise puisqu’ils ne s’intéressent aux films étrangers que s’ils sont en version originale. Cependant, et c’est là un point non négligeable, ces mêmes cinéphiles vont voir des films en VOST d’où qu’ils viennent  : leur approche n’est donc pas celle de l’assimilation d’une langue mais bien du respect des voix et intonations originales, quitte à n’en rien comprendre.

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PROCHAINE PUBLICATION : 21 JUIN 2012

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