22
LE JUGEMENT DE L’HISTOIRE Bertrand FAVREAU Président de l’Institut des droits de l’homme des avocats européens « […] l’historien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la fran- chise et de la vérité […] ne donnant rien à la haine, ni à l’amitié, n’épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial […], étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s’est fait » (1) Le poète avait-il tort ? « Où les historiens s’arrêtent, ne sachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent », écrivait Barbey d’Aurevilly, dans « Une page d’histoire » (2). Si l’on se réfère à Homère contant la guerre de Troie, ne serait-ce pas les poètes qui ont précédé les historiens ? Le poème d’Homère a commencé par le jugement de Pâris. Et le théâtre de Sophocle, ou celui Euripide, présentent un cortège inin- terrompu de mise en jugement d’événements mythiques, sinon histori- ques. Ainsi, lorsque l’historien s’arrête, c’est parce que le juge intervient. Sous un titre amphibologique percent à n’en pas douter les tumul- tueuses relations qu’entretiennent Droit et Histoire et qui remontent aux origines de la discipline historique elle-même. Qui oserait douter, en vérité, que l’histoire soit une matière subversive ? Comment ne pas rappeler, sans provocation aucune, que Paul Valéry disait : « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré, elle rend les Nations amères et superbes, insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » (3). Derrière la (1) LUCIEN, Comment il faut écrire l’Histoire, env. 160 ap. J.C. (2) J. BARBEY D’AUREVILLY, « Une Page d’histoire », in Œuvres romanesques complètes, t. II, Paris, La Pléiade, p. 373. (3) P. VALÉRY, « De l’Histoire », in Regards sur le monde actuel… Œuvres II, Paris, La Pléiade, p. 915. DBB12117.book Page 9 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

DBB12117.book Page 9 Mardi, 25. septembre 2012 … · En 1951, par le célèbre arrêt Branly – que les juristes connaissent ... (10) Cass. fr. (civ.), 27 février 1951, Dalloz,

  • Upload
    ngomien

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

LE JUGEMENT DE L’HISTOIRE

Bertrand FAVREAU

Président de l’Institut des droits de l’homme des avocats européens

« […] l’historien doit être exempt de crainte,incorruptible, indépendant, ami de la fran-chise et de la vérité […] ne donnant rien à lahaine, ni à l’amitié, n’épargnant personne parpitié, par honte ou par respect, juge impartial[…], étranger dans ses ouvrages, sans pays,sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas dece que dira tel ou tel, mais racontant ce quis’est fait » (1)

Le poète avait-il tort ? « Où les historiens s’arrêtent, ne sachant plusrien, les poètes apparaissent et devinent », écrivait Barbey d’Aurevilly,dans « Une page d’histoire » (2). Si l’on se réfère à Homère contant laguerre de Troie, ne serait-ce pas les poètes qui ont précédé leshistoriens ? Le poème d’Homère a commencé par le jugement de Pâris.Et le théâtre de Sophocle, ou celui Euripide, présentent un cortège inin-terrompu de mise en jugement d’événements mythiques, sinon histori-ques. Ainsi, lorsque l’historien s’arrête, c’est parce que le juge intervient.

Sous un titre amphibologique percent à n’en pas douter les tumul-tueuses relations qu’entretiennent Droit et Histoire et qui remontentaux origines de la discipline historique elle-même. Qui oserait douter,en vérité, que l’histoire soit une matière subversive ? Comment ne pasrappeler, sans provocation aucune, que Paul Valéry disait : « L’histoireest le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré,elle rend les Nations amères et superbes, insupportables et vaines.L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien,car elle contient tout et donne des exemples de tout » (3). Derrière la

(1) L

UCIEN

,

Comment il faut écrire l’Histoire

, env. 160 ap. J.C.(2) J. B

ARBEY

D

’A

UREVILLY

, « Une Page d’histoire »

,

in

Œuvres romanesques complètes

, t. II,Paris, La Pléiade, p. 373.

(3) P. V

ALÉRY

, « De l’Histoire », in

Regards sur le monde actuel

… Œuvres II, Paris, La Pléiade,p. 915.

DBB12117.book Page 9 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

10 Droit, Justice et Histoire

sévérité, faudrait-il percevoir que l’histoire se conjuguerait mal avec lafixité de la règle de droit ?

On comprend dès lors que les historiens aient toujours dû s’arrêter làoù le juge était appelé à intervenir. On comprend aussi davantage, au-delà de la sécheresse des dispositifs, l’embarras du juge face à l’histoire.

I. – Le juge et l’histoire

Pour ne se référer qu’à une période récente, si l’on souhaite à toutprix scruter l’œuvre du juge, deux moments peuvent être distingués.Le premier, au XIX

e

siècle, a pu sembler caractérisé par la préémi-nence de la liberté de l’historien. Le second, après la Seconde Guerremondiale, se signale par la volonté d’encadrer le discours historique –ou qui se donne comme tel. Mais une telle vision ne peut négliger queles juridictions ont d’abord eu à trancher des litiges relevant de pério-des anciennes face aux reproches des familles invoquant le droit aurespect de leurs morts, alors qu’au contraire les juges de la secondemoitié du XX

e

siècle se sont trouvés confrontés aux cicatrices nonrefermées de plusieurs conflits et ont dû réprimer les atteintes au« devoir de mémoire », susceptibles de causer des troubles à la sociététout entière. Nous le savons, toutes les juridictions ne peuvent progres-ser qu’au rythme de leurs saisines. Et dès lors, il faut bien évidemmentbien savoir « qui » va faire juger l’histoire, si ce sont les héritiers, lesayants droit ou aujourd’hui, le plus souvent, les associations ou groupe-ments dont l’objet social est la défense d’un intérêt mémoriel.

Sans avoir besoin de se retourner bien loin dans l’histoire, on peuttrouver nombre d’exemples, où le XIX

e

siècle a semblé manifester unréel libéralisme, sinon directement envers l’histoire, du moins pour legenre du roman historique, c’est à dire – dira-t-on – la littérature. Decet apparent libéralisme, deux décisions relatives à des ouvragesd’Alexandre Dumas, rendues en matière civile, dont chacun sait qu’iln’était pas historien, témoignent.

C’est d’abord

La Dame de Montsoreau

, et l’époque d’Henri III, quiont fait l’objet d’un procès, à la toute fin de la Monarchie de Juillet, en1848. Là, le juge a absout Alexandre Dumas pour avoir écrit que Fran-çois d’Espinay Saint-Luc était l’un des « mignons » d’Henri III, ce quiavait eu l’heur de déplaire, plusieurs siècles après, à un de ses descen-dants, qui en contestait avec véhémence la réalité (4). Mais il en fut de

(4) Trib. civ. de la Seine, 7 janvier 1848,

Gaz. Trib

., 8 et 15 janvier 1848.

DBB12117.book Page 10 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 11

même, lors d’une seconde procédure, à propos de faits beaucoup plusrécents, lorsque l’immortel auteur des

Trois Mousquetaires

, fut pour-suivi, pour avoir attribué, en prenant il est vrai, quelque liberté avec laréalité historique, au major de Préfontaine, lors de la fuite à Varenne,un rôle qui devait déplaire à ses héritiers ou ayants droit. La décisionrendue, en l’espèce, en 1865, fut cependant l’occasion, pour la Courd’appel de Paris, d’encadrer sinon les devoirs de l’auteur, du moins laméthode historique, de certaines limites, lorsque l’historien se trouveconfronté à différentes versions d’un même événement : « L’histoiren’est pas tenue, lorsqu’elle rencontre un point obscur ou diversementraconté par les relations du temps, de rapporter les différentes ver-sions auxquelles il a donné lieu, mais seulement de choisir avec impar-tialité celle qui lui paraît la plus sûre, si ce point vient à soulever unecontroverse, ce n’est pas devant les tribunaux qu’elle peut trouver sesjuges » (5).

On se gardera de tirer une quelconque conséquence d’une jurispru-dence exclusivement civile, à vrai dire déjà ancienne, concernant desurcroît, un auteur qui a toujours proclamé sa préférence pour une cer-taine vérité artistique, plutôt que pour la vérité historique. On rappel-lera au contraire que l’historien demeure sous le double feu de la loipénale et de la loi civile. Une imputation qui n’est ni diffamatoire, niinjurieuse, peut toujours être qualifiée de

faute civile,

une légèreté,une imprudence, sanctionnée par des dommages-intérêts.

On relèverait d’ailleurs à ce titre, qu’au cours de la même période,c’est-à-dire en 1858 – et nous avons déjà l’amorce de toute la discus-sion –, l’éditeur des

Mémoires posthumes du maréchal de Marmont,duc de Raguse

, a, quant à lui, été condamné pour avoir publié que leprince Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, avait failli aux devoirsde sa charge, en négligeant par pur intérêt personnel, l’ordre qu’il avaitreçu de Napoléon de ramener en France son armée, en octobre 1813. Àcette occasion, les juges du Second Empire, ont déjà cerné les devoirset la responsabilité de l’historien, en jugeant que : « L’imprudence et lalégèreté suffisent pour autoriser l’action en responsabilité. Celui quientreprend l’histoire de son temps [est fautif] s’il ne vérifie pas scrupu-leusement les sources où il puise, s’il accueille ou reproduit des récits

(5) Paris, 26 avril 1865

, Rec. Sirey

, 65.2. 289, cité in J. C

ARBONNIER

, « Le silence et la gloire »

,D.,

1951, chron., p. 121.

DBB12117.book Page 11 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

12 Droit, Justice et Histoire

mensongers… » (6). Imprudence et légèreté. Deux mots déjà bienpesés et un débat dès lors bien posé, donc, dès 1858.

Soixante ans plus tard, en 1932, la Cour de Paris rejetait l’action d’unpetit-fils de George Sand, ulcéré, qui demandait, à la juridiction civile,réparation du dommage moral que lui causait un livre imputant à sagrand-mère des « mœurs singulières », mais surtout une pléthored’amants telle que nul ne saurait dresser la liste ! La Cour de Parisobservait que « l’auteur n’a pas excédé les droits de la critiquehistorique »,

en signalant ces relations qui apparaissent comme vrai-semblables, ou en représentant George Sand comme ayant eu de nom-breux amants (7)…

Le vraisemblable au même rang que le vrai se trouvait donc ainsiadmis à entrer dans le patrimoine des droits de l’historien. À conditiontoutefois de respecter la mesure. Car, en sens contraire, un demi-siècleplus tard, le tribunal de grande instance de Paris devait juger que « lesdroits de l’historien » ne pouvaient être opposés aux héritiers indignésd’un admirateur fervent de Sarah Bernhardt, témérairement accusédans un ouvrage d’avoir violé l’illustre tragédienne, « l’historien n’ayantpas le droit, sans preuve à l’appui, de baptiser viol une amourette vraieou fausse » (8).

A.

PRINCIPE : LE JUGE S’INTERDIT DE DIRE L’HISTOIRE

En 1951, par le célèbre arrêt

Branly

– que les juristes connaissentbien et qui est aussi demeuré célèbre parce qu’il a marqué le débutd’une célèbre chronique du doyen Jean Carbonnier (9), en faveur de laliberté d’opinion de l’historien

les juges en ont fixé les premiers prin-cipes, en tenant aux éléments constitutifs de la responsabilité – civile –de l’historien. L’arrêt – on le sait – a reconnu la faute de l’auteur d’unehistoire de la T.S.F., dénommé Turpain, anticlérical qui s’était refusé àciter Branly, intellectuel catholique militant quant à lui, parmi lesinventeurs de la T.S.F. dans un article et revendiquait son « droit » dele faire (10). La Cour régulatrice a estimé que les juges du fond devai-ent

« rechercher si, en écrivant une histoire de la T.S.F. dans laquelleles travaux et le nom d’Édouard Branly étaient volontairement omis,

(6) Paris, 17 avril 1858,

D.P

., 1860.2.109,

Journ. Pal

., t. 71, 1860, p. 615.(7) C.A. Paris, 15 janvier 1932,

D.P

., 32.2.119, note H. L

ALOU

.(8) Trib. gr. inst. Paris, 14 octobre 1970.(9) J. C

ARBONNIER

,

Le silence et la gloire,

vol. 3, Paris, Dalloz, 1951, Chron. XXVIII, p. 119, où ledoyen Carbonnier revendique pour l’historien le « droit au silence ».

(10) Cass. fr. (civ.), 27 février 1951,

Dalloz

, 1951, p. 329, note D

ESBOIS

.

DBB12117.book Page 12 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 13

Turpain s’était comporté comme un écrivain ou un historien prudent,avisé et conscient des devoirs d’objectivité qui lui incombaient ». Enl’espèce, il ne s’agissait pas du choix impartial d’une thèse au seind’une controverse, et le professeur Turpain devait être finalement con-damné pour une abstention volontaire qualifiée de fautive générant undommage.

Qu’avait dit, en substance, l’arrêt Branly ? L’historien peut ainsiengager sa responsabilité pour ses publications, mais le juge ne pré-tend pas sanctionner au nom de la vérité historique. Le tribunal ne ditpas la vérité historique il s’en prend à sa méthodologie.

Prudent, aviséet conscient des devoirs d’objectivité qui lui incombent

: un pre-mier principe – absolu, ou presque – sur le plan théorique.

Les grands principes restaient à venir. Et ils vinrent justement avecun nouvel ordre de contentieux. La deuxième moitié du XX

e

siècle,sûrement plus sévère avec les récupérateurs voire les réviseurs de l’his-toire, devait poser les fondements juridiques des rapports du juge et del’histoire. Trente ans après l’arrêt Branly, le tribunal de grande instancede Paris, dans un jugement du 8 juillet 1981, allait parfaitement fixer ladélimitation des champs d’action du juge et de l’historien, mais surtouten théorie délimiter les sphères de la Justice et de l’Histoire.

La formulation de l’arrêt du 8 juillet 1981 reste une référence. Entout état de cause, l’affaire a abouti à poser une règle théoriquemajeure : les tribunaux ne peuvent, ni ne veulent, dire l’histoire. Ellepeut se décliner en trois principes :

1. Premier principe : « les tribunaux, appelés à trancher des litigesavec des matériaux exclusivement fournis par les parties, n’ont ni qua-lité ni compétence pour juger l’Histoire ».

2. Deuxième principe : « […ils sont] démunis de tout pouvoir derecherche inquisitoriale ou d’action d’office », le juge n’ira pas chercherce qui est vrai de ce qui est faux.

3. Troisième principe : « ils n’ont pas reçu de la loi mission de déci-der comment doit être représenté et caractérisé tel ou tel épisode del’histoire nationale ou mondiale ».

La décision est riche de substance théorique : « la vérité judiciaire,par essence relative, ne peut être que celle d’un moment, appliquéeseulement aux parties en cause et que, dans ces conditions, il échappeaux tribunaux d’imposer une thèse historique qui aurait valeur d’his-toire officielle ».

DBB12117.book Page 13 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

14 Droit, Justice et Histoire

S’il tranche une histoire, le juge se refuse à être celui qui dit la« vérité » sur la grande Histoire. Le juge déclare vouloir rester endehors ou en retrait au regard de l’histoire.

Pour le surplus, la décision reprend peu ou prou ce qu’avait ditl’arrêt

Branly

trente ans plus tôt, à propos de l’éthique de l’historien,car le magistrat examinera la question de savoir si l’historien a agi en« historien avisé », se conformant à ce « devoir élémentaire de pru-dence, qui fait l’honneur du savant et lui inspire le nécessaire “doutescientifique”, dans l’incertitude où il se trouve que tous les documentset tous les témoignages sont bien parvenus au grand jour, sans excep-tion et de quelque source que ce soit » (11).

Deux ans plus tard, c’est au nom de ce principe selon lequel « iln’appartient pas au juge de juger l’Histoire… », que le président du tri-bunal de grande instance de Paris, proclamant « la pleine et entièreliberté de l’historien », refusait d’ordonner la saisie du livre dit

L’AffairePapon,

car la saisie constitue « la suprême atteinte à la liberté d’expres-sion et d’information » et qu’elle ne saurait être qu’« exceptionnelle etseulement imposée par une nécessité impérieuse » (12).

Plusieurs décisions devaient reprendre par la suite la formule selonlaquelle le juge « n’a ni qualité ni compétence pour juger l’Histoire » ou« n’a pas reçu de la loi mission de décider comment doit être repré-senté et caractérisé tel ou tel épisode de l’Histoire nationale oumondiale », etc. (13).

Envisagé à l’échelle de la jurisprudence européenne, le préceptepréalable selon lequel « le juge n’a ni qualité, ni compétence pour jugerde l’histoire », allait également s’imposer.

La Cour de Strasbourg ne manque pas désormais de se référer à unedoctrine forgée notamment dans la motivation des arrêts

Lehideux

, en1988, et

Chauvy

contre France, en 2004, à propos de

ce qui fut appelé« le testament Barbie » (14)

.

Moins diserte dans la première décision

(11) Trib. gr. inst. Paris, 8 juillet 1981,

LICRA et autres c. Faurisson

,

D.,

1982,

Jurispr.

, p. 59,note B. E

DELMAN

.(12) Trib. gr. inst. Paris (Ord. du présid. D

RAI

), 6 mai 1983,

D

., 1984, p. 14. Le président du tri-bunal interdit cependant la publication d’une préface constituant une agression excessive et doncillicite.

(13) Voir not. Trib. gr. inst. Versailles, 17 janvier 1985, in

Vingtième siècle

(Revue d’histoire),n° 8, octobre-décembre 1985 ; Trib. gr. inst. Paris (référé), 25 mai 1987,

Gaz. Pal

., 1987, p. 1.339 ;Trib. gr. inst. Paris, 14 février 1990,

Gaz. Pal

., 1991, p. 2.452 ; Trib. gr. inst. Paris, 14 février 1990,

Gaz. Pal

., 1991, p. 2.452.(14) C.A. Strasbourg, 23 septembre 1998,

Lehideux et Isorni c. France,

Rec

., 1998-VII,p. 2884, § 47 ; C.E.D.H.,

Chauvy et autres c. France

, n

o

64915/01, 2004-VI, § 69.

DBB12117.book Page 14 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 15

que dans la seconde, elle rappelle cependant « qu’il ne lui revient pasd’arbitrer la question historique de fond, qui relève d’un débat toujoursen cours entre historiens et au sein même de l’opinion sur le déroule-ment et l’interprétation des événements dont il s’agit ».

Dans l’affaireLehideux, alors que le gouvernement français se fondait sur le fait quela thèse du double jeu du maréchal Pétain était « récusée par l’ensem-ble des historiens français comme étrangers »

,

la Cour – qui note aupassage que la Cour de Paris n’avait pas pris parti sur la querelle histo-rique – répond que le « débat est toujours en cours entre historiens »

,

ce qui peut aussi être considéré par certains comme une façon deprendre position en ne prenant pas partie.

Car, au-delà de toute précaution rhétorique, le principe déclarémérite d’être nuancé. De fait, le juge européen de la Cour des droits del’homme, à l’instar du juge interne, est soumis fréquemment à la tenta-tion de l’histoire, et il lui arrive – comme le juge interne – par la forcede l’évidence de se trouver contraint parfois de prendre en comptel’histoire. Il l’invoque ainsi, comme élément d’appréciation de la pro-portionnalité et juge par référence à l’histoire – notamment en matièrede droit à des élections libres –, que les « règles relatives à l’octroi dudroit de vote varient en fonction des facteurs historiques et politiquespropres à chaque État » (15).

Mais la grande chambre de la Cour aentendu rappeler en 2006, dans l’affaire

Zdanoka c. Lettonie

– à pro-pos de la violation de l’article 3 du Protocole n° 1, droit à des électionslibres – que la matière historique était exclue de son domaine de com-pétence – en rappelant qu’elle devait « s’abstenir, dans toute la mesuredu possible, de se prononcer sur les questions d’ordre purement histo-rique, lesquels ne relèvent pas de sa compétence » (16).

En 2006, la C.E.D.H. rappelle – encore – que la recherche de lavérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression, maiselle estime qu’il ne lui revient pas d’arbitrer une question qui « relèved’un débat toujours en cours entre historiens »

(en l’occurrence, laquestion de savoir quel rôle la Suisse a effectivement joué pendant laSeconde Guerre mondiale) (17)

.

La précaution est la même en matière de « mémoire » : dans l’affaire

Valsamis c. Grèce

, la Cour de Strasbourg a ainsi précisé qu’elle n’avait

(15) C.E.D.H.,

Py c. France,

11 janvier 2005, nº 66289/01, 2005-l.(16) C.E.D.H. (gr. ch.), 16 mars.2006,

–danoka c. Lettonie,

aff. n

o

58278/00, § 96

; Maraisc. France

, Déc. du 24 juin 1996,

D.R

. 86, p. 184 ;

Garaudy c. France,

Déc.

n

o

65831/01,

Rec.C.E.D.H

., n° 2003-IX.(17) C.E.D.H., 21 septembre 2006,

Monnat c. Suisse, § 57.

DBB12117.book Page 15 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

16 Droit, Justice et Histoire

« pas à se prononcer sur l’opportunité d’autres méthodes éducativesqui, selon les requérants, seraient plus adaptées au but poursuivi de laprotection de la mémoire historique auprès des jeunes générations »,mais reconnaît que les « commémorations d’événements nationauxservent, à leur manière, à la fois des objectifs pacifistes et l’intérêtpublic » (18).

Au contraire, on relèverait que c’est au nom de la « réalité historique »que des juges ont pu, dans des opinions dissidentes, notamment devantla grande chambre, dans l’affaire Korbely c. Hongrie, déclarer ne pou-voir s’associer à un raisonnement « tout simplement contraire aux élé-ments du dossier et à la réalité historique des événements survenus àTata le 26 octobre 1956 » (19).

Ainsi, le juge affecte-t-il de respecter l’historien auquel il accorde,par principe, la liberté pleine et entière d’exposer, selon ses vues per-sonnelles, les faits, les actes et les attitudes ou rôles des hommes dansles événements qu’il choisit tout aussi librement de soumettre à sarecherche. Il échappe aux tribunaux d’imposer une thèse historiquequi aurait valeur d’officielle. Ou même simplement de marquer unepréférence en tentant de départager les tenants d’une controverse.Quelle serait la légitimité du juge à juger l’histoire ? Le juge n’a pasreçu mission d’être le censeur, le contrôleur de l’histoire, d’autant qu’ilne saurait le faire qu’avec les outils du droit positif. Mais, juge et historienne sont pas dans deux sphères séparées. Si le juge affirme « la » liberté del’historien, il ne manque pas d’exercer son contrôle sur sa méthode.

B. LE DISCOURS SUR LA MÉTHODE OU LE CONTRÔLE DE L’HISTORIEN

Au-delà des principes théoriques déclarés ou proclamés, en dernièreanalyse, si le juge n’a ni qualité ni compétence pour juger l’Histoire,lorsqu’il est saisi, en dernière analyse, c’est lui qui tranche cependant.Si le juge ne contrôle pas l’histoire, il effectue un contrôle « tant sur lamanière dont l’historien effectue ses recherches que sur celle dont ilécrit l’histoire » (20). Et, il n’a pas manqué de renforcer progressive-ment les contours assignés aux obligations civiles de l’historien.

(18) C.A. Strasbourg, 18 décembre 1996, Valsamis c. Grèce, n° 21787/93, 1996-VI, §§ 31, p. 32.(19) C.E.D.H. (gr. ch.), 19 septembre 2008, Korbely c. Hongrie, n° 9174/02. Opinion dissidente

commune des juges Lorenzen, Tulkens, Zagrebelsky, Fura-Sandström et Popovic.(20) C. VIVANT, L’historien saisi par le droit, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, préf.

P. PETEL, Paris, Dalloz, 2007, p. 259.

DBB12117.book Page 16 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 17

1. L’inexactitude ou l’imprudence

Montaigne, déjà, au nom de l’histoire vraie, critiquait la Guerre desGaules de César, dénonçant chez l’auteur les « fausses couleurs dequoi il veut couvrir sa mauvaise cause, et l’ordure de sa pestilenteambition » (21). Objectif, l’historien doit rapporter des faits et éviteravant tout de les déformer, en y joignant son opinion personnelle et lamise en perspective que sa formation et ses travaux lui permettentd’accomplir.

À partir de là, on ne s’étonnera nullement de voir sanctionnerl’inexactitude des faits.

Journaliste, mémorialiste, il est historien ou plutôt reconnu commetel par les obligations qui pèsent sur lui. C’est l’exactitude d’un fait quicompte. On citera la lapidaire formule de François Delpla : « L’historienest, à sa façon, un professeur de bonnes manières et un ennemi de laliberté : celle de s’asseoir négligemment sur les faits » (22).

Ainsi, de longue date, le juge a toujours condamné la faute de l’histo-rien en cas d’erreur manifeste, telle celle d’un auteur d’une Histoire dela Commune, publiée en 1896, avait rapporté une imputation, jugéeodieuse pour un médecin, dont il aurait pu vérifier l’inexactitude (23).De même, l’historien a-t-il l’obligation de « rétablir la vérité historique »lorsqu’il connaît l’inexactitude d’un fait (24).

Des historiens peuvent être condamnés pour manquer de rigueurméthodologique. Un grand historien professionnel a pu être ainsi sanc-tionné pour avoir, dans une première édition de sa biographie dePétain, présenté un critique cinématographique comme rédacteur dumanifeste du Service d’ordre légionnaire (SOL), ce qu’il reconnaîtraensuite comme une erreur en envoyant un rectificatif à la presse et ensupprimant les imputations litigieuses dans les éditions ultérieures deson ouvrage (25). Ou encore, un homme politique pour avoir parlé,dans ses Mémoires, de l’« ordre de tirer » du ministre de l’Intérieur,Eugène Frot, lors des événements du 6 février 1934 (26). De même,plus récemment, un professeur de lycée, pour avoir, sur la base derumeurs, émit l’hypothèse, dans un livre, que l’auteur de l’attentat

(21) Montaigne, Essais, Liv. II, Chap. 10.(22) F. DELPLA, Aubrac, Les faits et la calomnie, Paris, Le Temps des Cerises, 1997, p. 8.(23) Trib. civ. Seine, 10 mars 1897, Lissagaray, D.P., 1897, p. 2, n° 135.(24) Paris, 28 avril 1971, Gaz. Pal., 1972, p.I-376.(25) Cass. fr. (civ.), 5 décembre 1990, pourvoi n° 89-13. 878, arrêt n° 1333.(26) 28 avril 1971 Gazette du Palais, 1972.

DBB12117.book Page 17 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

18 Droit, Justice et Histoire

contre le lieutenant-colonel Hotz, à Nantes, le 20 octobre 1941, auraitpu être guidé sur les lieux par la Gestapo (27).

Inexactitude encore, avec l’affaire qui a opposé Michel Junot à RadioFrance pour avoir relayé une information publiée dans un hebdoma-daire sur son rôle en tant que sous-préfet de Pithiviers en 1942 et 1943,dans la déportation d’un millier de Juifs. Cette inexactitude est égale-ment prise en compte par la Cour des droits de l’homme lorsquel’affaire parvient jusqu’à elle : « Eu égard à l’extrême gravité des faitsinexacts, le journaliste concerné devait faire preuve de la plus granderigueur et d’une particulière mesure, d’autant que le bulletin était dif-fusé sur les ondes d’une radio couvrant l’ensemble du territoirefrançais » (28).

Dans l’affaire dite des « Cadets de Saumur », le tribunal de grandeinstance de Paris avait ordonné la suppression de diverses séquencesjugées « choquantes », à la suite d’un recours formé par l’Amicale desCadets de Saumur, qui estimait que le film litigieux consacré à leurrésistance à l’armée allemande du 18 au 21 juin 1940 constituait unexposé inexact de cet épisode de la campagne de France (29).

Mais au-delà des précautions de style sempiternellement rappelées,le juge finit souvent à laisser paraître ses options ou dévoiler ses préfé-rences, et à juger, toujours indirectement, l’histoire. Ainsi, a contrario,l’inexactitude involontaire peut ne pas donner lieu à condamnation.Ainsi, poursuivie devant la juridiction pénale pour avoir imputé des faitsde trahison, vieux de plus de dix ans, une journaliste célèbre a faitl’objet d’une relaxe de la part de la Cour de Paris, qui a justifié uneabsence de sanction par l’absence d’intention de nuire : « Considérantque le récit, le rappel et l’appréciation de faits d’intérêt général qui serattachent à l’histoire contemporaine, et qui concernent des particu-liers, ne sauraient, lorsqu’ils sont empreints de sincérité, être considé-rés comme ayant été écrits avec l’intention de nuire aux personnesmêlées à ces événements… ». Le même arrêt refuse de faire grief àl’auteur du rappel de condamnations amnistiées au motif que « si le rap-pel par un historien du comportement de personnes mêlées aux événe-ments qu’il retrace ne pouvait être fait au motif que la condamnation

(27) Cass. fr. (crim.), 16 mai 1995, pourvoi n° 93-83. 690, arrêt n° 2391.(28) C.E.D.H., 30 mars 2004, Radio France et autres c. France, aff. n° 53984/00, § 37, Rec.

C.E.D.H., n° 2004-II.(29) Trib. gr. inst. Paris, XVIIe ch., 15 juin 1970, JCP, 1970, II, p. 16550, note R. LINDON.

DBB12117.book Page 18 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 19

pénale que ce comportement a entraînée se trouverait amnistiée, touteétude historique sérieuse serait impossible » (30).

Plus délicate est l’appréciation de l’imprudence. Qu’est donc l’« impru-dence de l’historien » ? La prudence de l’historien doit être d’autant plusgrande que les événements qu’il décrit sont plus contemporains et,qu’ayant été pour partie plus ou moins leur témoin, ils se dégagent plusdifficilement de ses tendances ou de ses impressions propres.

2. L’omission ou l’occultation

À la suite de l’arrêt Branly de 1957, l’omission constitua, aussi, en1995, la motivation de la poursuite instaurée contre le célèbre orienta-liste Bernard Lewis, professeur à l’université de Princeton, pour avoirminimisé les massacres commis contre les Arméniens en leur refusantla qualification de génocide. Le tribunal de grande instance de Paris, n’aaccepté que de se faire juge de la méthode : « cette thèse est contreditepar les pièces versées aux débats » et qu’« il demeure que c’est enoccultant les éléments contraires à sa thèse [notamment les élémentsretenus par les organismes internationaux pour qualifier les massacresde 1915 de génocide], que le défendeur a pu affirmer qu’il n’y avait pasde « preuve sérieuse » du génocide arménien ; qu’il a ainsi manqué à sesdevoirs de prudence, en s’exprimant sans nuance, sur un sujet aussisensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleurde la communauté arménienne, sont fautifs et justifient uneindemnisation » (31). La question de l’omission, mais aussi de l’insinua-tion, réapparut dans l’affaire Chauvy, où la Cour d’appel de Paris, sta-tuant en matière de diffamation, et examinant l’excuse de bonne foi, nemanqua pas de reprocher à l’auteur et à l’éditeur l’absence de consulta-tion du dossier de l’instruction, le manque d’intérêt accordé auxtémoins directs de cette période vivants au moment de la rédaction del’ouvrage et l’absence d’enquête sur certains documents (32).

3. La distorsion des faits historiques

C’est également parce que « le contenu de l’ouvrage en cause n’a pasrespecté les règles essentielles de la méthode historique… », que laCour européenne avait rejeté le recours de M. Chauvy. Plus encore, en

(30) C.A. Paris (11e ch. corr.), 3 novembre 1965, Gaz. Pal., 1966, I, p. 220.(31) Trib. gr. inst. Paris, 21 juin 1995, Petites Aff., 29 septembre 1995, n° 117, p. 17.(32) C.A. Paris (11e ch.), Sect. A, Chauvy, arrêt du 10 février 1999.

DBB12117.book Page 19 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

20 Droit, Justice et Histoire

mars 2006, la Cour européenne de Strasbourg, dans l’arrêt Ždanoka c.Lettonie, tout en s’interdisant de juger l’histoire à propos d’une affairequi concerne l’interprétation historique de l’émeute du soulèvement de1991 contre Gorbatchev en Russie, en est elle-même venue à aborderindirectement une nouvelle notion : celle de « distorsion des faitshistoriques ». La Cour a ainsi pu déclarer n’avoir pas de raison « desoupçonner les autorités lettonnes d’avoir commis une distorsion quel-conque des faits historiques relatifs à la période en question » (33). Cequi, sans trop d’extrapolation, laisse aussi entrevoir a contrario, enétant un peu audacieux, qu’a priori, la notion de distorsion des faitshistoriques est susceptible d’une appréciation européenne au regardde la liberté d’expression.

Ainsi, le juge n’entre pas dans l’Histoire. Il respecte les opinions del’historien, mais il le condamne sur le seul terrain où il peut le faire sanstoucher à l’Histoire. Le juge installe des garde-corps qui permettent àl’historien de ne pas tomber. Le juge pose la question – la seule vraiepour Marc Bloch ou pour Paul Ricœur – de l’éthique de l’historien qui,au-delà de la méthodologie, régit l’approche de la vérité historique.

II. – L’historien et la loi

Qu’est-ce qu’un historien ? Ce ne sont ni les diplômes, ni les écrits,ni la réputation qui font l’historien. La méfiance du juge s’attache à dis-tinguer entre tous ceux qui se réclament de l’Histoire : journalistes,polémistes, politiques, écrivains ou militants en tout genre et de toutesles causes, qui viennent parfois invoquer l’intérêt supérieur de larecherche et l’immunité de l’historien pour protéger des textes inspiréspar la légèreté, par le parti pris, la falsification, voire la haine, et qui, enréalité, n’ont cure de l’Histoire.

À l’honnêteté de l’historien s’oppose la partialité du militant. Le mili-tant d’une cause qui instrumentalise l’histoire pour la soumettre à sesbuts. L’historien est un savant. C’est le serviteur d’une science humainesans doute non exacte, mais qui exige de conjuguer rigueur et éthique.C’est donc à l’histoire immédiate, l’histoire du temps récent ou présent,que le juge interne comme le juge européen sont le plus souvent con-frontés. « L’histoire de la Révolution est à peu près sans risque. Celledu Moyen Âge ouvre des champs très tranquilles », a écrit Jean-Denis

(33) C.E.D.H. (arrêt ch.), 17 juin 2004, Ždanoka c. Lettonie, § 77.

DBB12117.book Page 20 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 21

Bredin (34). Sans doute est-il plus facile d’être impartial dans l’étudedes périodes anciennes, alors que l’éloignement engendré par le tempsestompe les passions et n’a pas à tenir compte de sympathie ou d’anti-pathie. Mais au demeurant, qui songerait à poursuivre aujourd’hui unhistorien qui voudrait persister à affirmer que la « terreur de l’An Mil »a réellement existé, alors qu’elle n’a jamais eu lieu, du moins le sait-ondepuis la réfutation de cette légende, née au XVIIe siècle, d’un ouvragequi portait le beau nom d’Annales – ecclésiastiques et fort peu histori-ques –, celles du cardinal Cesare Baronius ?

A. L’HISTORIEN FACE À LA LOI

Comme l’a relevé Alfred Grosser : « Aucun manuel français ne parlede crimes pour la conquête de la Gaule par Jules César » (35). Face àl’histoire des événements les plus tragiques et confronté à la vérité, à laréalité et à l’horreur de crimes, le juge ne peut s’embarrasser de circon-locution. Il ne s’agit alors plus de méthode, mais de crimes dont les vic-times ou leurs descendants ne peuvent accepter la négation. Là, le plussouvent, la loi a précisément encadré son champ d’intervention.

Non seulement l’historien ne peut faire l’apologie de certains crimes etdélits, mais il est en la matière responsable de toute violation de la loi dansles conditions du droit commun. L’apologie des crimes de guerre a étéintroduite dans le système pénal français par la loi du 5 janvier 1951 por-tant amnistie. Ainsi, depuis longtemps, a-t-il été jugé que nul ne saurait seréclamer des nécessités de l’Histoire pour faire impunément l’apologie ducrime de collaboration avec l’ennemi (36). Ont ainsi été condamnés :

– Un éditeur d’un disque de chants nazis, pour avoir présenté, sur lapochette du disque, l’accession au pouvoir d’Hitler et du parti natio-nal-socialiste comme un triomphe et comme le résultat de consulta-tions électorales régulières, sans souligner l’atmosphère de terreurdans laquelle s’était déroulée la campagne électorale de 1933 (37).

– Un journal périodique du Sud-Ouest, pour avoir dressé un portraitélogieux du maréchal Pétain contenant, entre autres, une apprécia-tion positive sur le choix « d’abandonner au monstre un minimum deproie qui fut une proie non française » (38).

(34) .J.-D. BREDIN, « Le droit, le juge et l’historien », in L’histoire et le droit, Paris, Gallimard,Le Débat, 1984/5, n° 32, p. 98.

(35) A. Grosser, Le crime et la mémoire, coll. Champs, Paris, Flammarion, 1989, p. 27.(36) Trib. gr. inst. (corr.), Agen, 8 septembre 1971, Gaz. Pal., 1972, I, p. 376.(37) Cass. fr. (crim.), 14 janvier 1971, Gaz. Pal., 1971, I, p. 180 ; Dalloz-Sirey, 1971, I, p. 101.(38) Cass. fr. (crim.), 8 novembre 1988, Lexilaser, pourvoi n° 87-91.445.

DBB12117.book Page 21 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

22 Droit, Justice et Histoire

– Sur ce même fondement d’apologie des crimes de guerre, le journalLe Monde a été plus récemment condamné pour avoir publié unepublicité commandée par l’Association pour défense de la mémoiredu maréchal Pétain, en dehors de toute intervention d’un rédacteurdu journal, le texte ayant été jugé comme constituant un panégyri-que du maréchal Pétain (39) (qui allait donner lieu plus tard à ladécision le la C.E.D.H., Isorni et Lehideux).

Nul ne saurait se prévaloir de l’immunité de l’historien pour se fairele complice ou l’apologiste des crimes, c’est-à-dire de commettre undélit prévu par la loi. Il existait, avant la loi Gayssot, des dispositionslégales réprimant la diffamation raciale, l’injure raciale, la provocationà la haine raciale et l’apologie de la haine raciale. C’est en vertu de cesdispositions, dans les premières années de l’après-guerre, que les pre-miers négationnistes Maurice Bardèche et Paul Rassinier, ont été pour-suivis pour apologie de crime de meurtre (40). La jurisprudencedémontre ainsi que le juge a toujours disposé, bien avant 1990, d’unarsenal suffisant.

Comment va, dès lors, agir le juge européen, qui contrairement aujuge national français, ne bénéficie d’aucun texte ad hoc vis-à-vis dunégationnisme ? Ou comment empêcher les réinterprétations fallacieu-ses du passé par des « falsificateurs de l’histoire » ou des épigonesdivers qui revendiquent la liberté d’expression, l’immunité de l’histo-rien, puis, au stade ultime du contrôle européen, invoquent la protec-tion conventionnelle, notamment relevant de la liberté d’expression oud’autres droits fondamentaux garantis par la Convention ? La Coureuropéenne des droits de l’homme en a trouvé les moyens – au stadedu contrôle de la violation conventionnelle – en revenant aux sourceset aux fondements mêmes de l’instauration de la Convention des droitsde l’homme.

Depuis au moins 1979, les organes de la Convention ont refusé la pro-tection de la Convention en faisant application de l’article 17 qui inter-dit à toute personne « de déduire de la Convention un droit de se livrerà des activités visant à la destruction des droits et libertés reconnus parla Convention », notamment pour un parti raciste néerlandais (41),

(39) Cass. fr. (crim.), 16 novembre 1993, Lexilaser, pourvoi n° 90-83.128.(40) N. HEWITT, « L’affaire « Nuremberg ou la terre promise » et la censure politique sous la

IVe République », in La censure en France à l’ère démocratique (1848…) (P. ORY dir.), Bruxel-les, Éditions Complexe, 1997, pp. 293-303.

(41) C.E.D.H., 11 octobre 1979, Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas, Déc. nos 8348/78 et8406/78, DR 18, p. 198.

DBB12117.book Page 22 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 23

mais a ensuite été appliqué pour un individu qui voulait reconstituer unparti nazi (42), en 1982, et à la responsable de la publication, en Belgi-que, d’un texte attribué à Léon Degrelle, intitulé « Lettre au Pape à pro-pos d’Auschwitz » (43).

La règle a été appliquée sans désemparer envers les négationnistesde tous pays, soit pour des brochures révisionnistes en Allema-gne (44), et pour la France, avec bien évidemment d’abord la décisionMarais, en 1996, pour négationnisme des chambres à gaz du camp deStruthof et qui invoquait les droits de la « recherche historique »,auquel la Commission a répondu que son entreprise visait en réalité« sous couvert de démonstration technique à remettre en cause l’exis-tence et l’usage des chambres à gaz… » et qu’il n’était « pas inéquita-ble, de la part d’un juge, de refuser d’autoriser la preuve de faits,d’ailleurs contraire à une vérité historique notoire, dont l’affirmationcomme telle est diffamatoire » (45).

Ou bien encore dans la décision Garaudy, où la Cour estime qu’envertu des dispositions de l’article 17 de la Convention, le requérant nepeut pas se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la Conventionen ce qui concerne les éléments relevant de la contestation de crimescontre l’humanité, car cela « ne relève en aucune manière d’un travailde recherche historique s’apparentant à une quête de la vérité. […] Lanégation ou la révision de faits historiques de ce type remettent encause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémi-tisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. Portantatteinte aux droits d’autrui, de tels actes sont incompatibles avec ladémocratie et les droits de l’homme et leurs auteurs visent incontesta-blement des objectifs du type de ceux prohibés par l’article 17 de laConvention » (46).

Si, le principe demeure que la Cour européenne entend s’abstenir dese prononcer sur des questions d’ordre purement historique, lesquellesne relèvent pas de sa compétence, il ne s’applique que « dans toute lamesure du possible ». Ce qui signifie clairement que la Cour accepteexplicitement de « dire » l’histoire dans deux cas précis.

(42) C.E.D.H., 16 juillet 1982, X. c. RFA, Déc. n° 9235/81, D.R. 29, p. 194.(43) C.E.D.H., 14 juillet 1983, T. c. Belgique, Déc. n° 9777/82.(44) CEDH, 12 mai 1998, Kuhnen c. Allemagne, Déc. no 12194/86, Déc. Comm. eur. D.H.,

12 mai 1988, DR 56.(45) C.E.D.H., 24 juin 1996, Pierre Marais c. France, Déc. Comm. eur. D.H., DR 86, p. 184.(46) C.E.D.H., 24 juin 2003, Garaudy c. France, n° 65831/01, ECHR 2003-IX.

DBB12117.book Page 23 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

24 Droit, Justice et Histoire

La Cour s’est ainsi référée au concept de « vérités historiquesétablies » ou de « vérités historiques notoires » (VHN) et, à ce titre, ellereconnaît, de façon intangible, deux catégories de vérités historiquesétablies, qu’elle appelle aussi parfois des « faits clairement établis » (47).

La première de ces vérités, est la Shoah – dont la négation ou la révi-sion est « soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » –, etque l’on ne peut soumettre à débat en invoquant le principe de libertéd’expression.. Elle était anciennement qualifiée de « fait notoire » parla Commission européenne des droits de l’homme finissante –puisqu’elle allait être supprimée –, dès la fin des années 80. Elle avaitrépondu à un requérant allemand, qui se plaignait de ne pas pouvoirdistribuer des brochures négationnistes : « Ce fait historique est nonseulement un fait notoire, établi avec certitude par des preuves écra-santes de tous genres, mais a été même reconnu par le requérant lui-même […] » (48).

À cela s’ajoute une seconde vérité notoire : le caractère totalitaire etantidémocratique des partis communistes dirigeants des États del’Europe centrale et orientale avant 1990, que la Cour a qualifiés de« réalités historiques notoires » dans les arrêts Rekvényi contre Hon-grie et Zdanoka contre Lettonie (49).

Mais, à l’inverse, la Cour, a élaboré un second concept qui trouve às’appliquer à tous les autres faits historiques, c’est l’absence de« vérité historique unique », qui, « de toute façon, n’existe pas »ajoute-t-elle (50). La Cour oppose ainsi à la notion de « vérité histori-que unique », la notion de « domaines où la certitude est improbable »et où le « débat entre historiens est ouvert », comme le rôle de laSuisse pendant la Seconde Guerre mondiale qui se « situe dans le con-texte d’un débat public », ou encore, le rôle du maréchal Pétain, enFrance, de 1940 à 1944, qui est, pour la Cour, un « domaine où le débatentre historiens est ouvert » (Lehideux et Isorni), une formulationalternative – « toujours en cours entre historiens » (Chauvy) – étantaussi parfois utilisée (51).

(47) C.E.D.H., Marais c. France, préc., Garaudy c. France, Déc. no 65831/01, Comm. eur.D.H., 2003-IX, et Zdanoka c. Lettonie, 16 mars 2006, GC, n° 58278/00, § 77.

(48) C.E.D.H., Kuhnen c. Allemagne, préc.(49) C.E.D.H., 20 mai 1999, Rekvényi c. Hongrie, GC, n° 25390/94, Comm. eur. D.H., 1999-III,

§§ 41 et 47 ; Zdanoka c. Lettonie, préc., § 77.(50) C.E.D.H., 21 septembre 2006, Monnat c. Suisse, n° 73604/01, § 68.(51) C.E.D.H., Lehideux et Isorni, préc., §§ 53 et 47 ; Chauvy et al. c. France, préc., n° 64915/

01, C.E.D.H., 2004-VI, § 69.

DBB12117.book Page 24 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 25

Ce second concept a un corollaire, puisque dans ce domaine, la Courrenvoie les États parties à la Convention à l’« effort que tout pays estappelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sonhistoire » (Lehideux, Monnat). Ainsi, lorsqu’il s’agit du débat histori-que, dans un domaine où la certitude est improbable et la controversetoujours actuelle, la liberté d’expression vaut non seulement pour les« informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considéréescomme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heur-tent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolé-rance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « sociétédémocratique », non seulement pour les « informations » ou « idées »accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indiffé-rentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètenttrouve à s’appliquer (52).

Mais la jurisprudence, dira-t-on, n’est pas la loi. Et la justice n’est pasle droit, puisqu’elle n’en représente, selon le mot du doyen Jean Car-bonnier, que son « aspect pathologique ». Au-delà des constructionsprétoriennes, dont il faut relever la fermeté non démentie envers ceuxqui voudraient se faire, sous couvert d’histoire, les complices, zélateursou les prosélytes de crimes qui révulsent la conscience universelle,mais qui, au-delà des « vérités notoires », semblent répugner à inter-préter ou à orienter la vérité historique, dès lors qu’il existe des certi-tudes et des vérités notoires, mais aussi des domaines où le débat entrehistoriens est ouvert, la tentation légicentriste a voulu encadrer l’his-toire, les historiens et les juges par des lois fixant une fois pour toutesce que l’on peut dire et ce que l’on ne peut pas dire. Faudrait-il alorsune loi qui interdise de transgresser toute vérité historique notoire ?

B. LA LOI FACE À L’HISTOIRE

Puisque le juge applique la loi, en l’interprétant, mais, mal à l’aise,est obligé de biaiser face à l’histoire, lui faut-il une loi pour dire ce quel’on peut dire et ce que l’on ne peut pas dire ? Faut-il codifier la véritéhistorique ? Faut-il criminaliser sa transgression ? Ce colloque n’a paspour objet de susciter la surenchère de l’indignation, l’avis péremptoiredes extrêmes. Et le débat est centré sur l’opportunité, l’utilité d’un telencadrement législatif, d’un renforcement de l’arsenal des dispositionslégislatives et de ses effets induits. Comment combattre les thuriférai-res du crime sans asservir ou stériliser l’Histoire ?

(52) C.E.D.H., Monnat c. Suisse, préc., § 63. Lehideux et Isorni, préc., § 55.

DBB12117.book Page 25 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

26 Droit, Justice et Histoire

Il est vrai que les lois dites « mémorielles », qu’elles soient de recon-naissance, de criminalisation ou de glorification, ne sont pas réellementnouvelles et le débat qui les entoure est tout aussi ancien. Lui aussiappartient en filigrane à l’Histoire. Alfred Grosser notait que « Les réfé-rences glorificatrices, ou excommunicatrices ont longtemps foisonnédans la vie politique, au point que toute vision d’avenir devait se justi-fier par le passé » (53).

On sait qu’en France, la première de ces lois mémorielles, la loiGayssot, qui, dans son article 24bis, érige en délit la contestation d’uncrime contre l’humanité, date de 1990 et a eu peu d’applications. Maisil y a eu depuis d’autres textes mus par une volonté de judiciarisationde l’histoire.

Les lois de « reconnaissance » d’un fait d’histoire, fût-il un crimeodieux, apparaissent purement déclaratives, dès lors qu’elles ne sontassorties d’aucune sanction : la loi du 29 janvier 2001 « relative à lareconnaissance du génocide arménien de 1915 » ou la loi du 21 mai2001, tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tantque crime contre l’humanité, mais la seconde, de surcroît, prévoit,dans son article 2, que « les programmes scolaires et les programmesde recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à latraite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ».

Les lois de glorification peuvent paraître entachées de récupérationpolitique. La loi sur la colonisation du 23 février 2005, qui a provoqué lacolère des historiens qui n’admettent pas que la loi écrive l’Histoire,disposait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulierle rôle positif de la présence française outre-mer », avant sa modifica-tion. Par conviction ou par provocation, voire dérision, d’autres textesde reconnaissance de « vérités historiques notoires » pour d’autrespériodes de l’histoire sont évoqués de façon récurrente.

On ne saurait dès lors ignorer l’inquiétude des historiens, confrontésà une prolifération de textes, animés des meilleures intentions et votéspour des raisons symboliques. Leur crainte de voir le législateur, qui,pas plus que le juge, n’est apte à déterminer ou démêler les causes« complexes, enchevêtrées, obscures » de l’histoire (54), régir leur dis-cipline demeure plus forte que le risque de se voir toujours davantagetraduits en situation d’accusés devant les tribunaux.

(53) A. GROSSER, Le crime et la mémoire, op. cit., p. 135.(54) J. CARBONNIER, Le silence et la gloire, op. cit., p. 122.

DBB12117.book Page 26 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 27

Pas plus que la représentation de l’histoire par le juge, les lois demémoire ne sauraient régler un problème qui relève de la science his-torique. On serait, à titre liminaire, en droit de s’interroger sur leurréelle efficacité par rapport au but légitime poursuivi. Les négationnis-tes ont été poursuivis et condamnés bien avant la loi Gayssot. Et, parailleurs, c’est en 1995 et sur le fondement de l’article 1382 que BernardLewis a été condamné, soit 6 ans avant la loi de reconnaissance dugénocide arménien de 1915, intervenue le 29 janvier 2001.

On pourra aussi mettre en question les effets négatifs, relevés parPierre Vidal-Naquet : « Le devoir de mémoire est aujourd’hui volontiersconvoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l’his-torien, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté histo-rique sur son malheur singulier, […] de la déraciner du sens de lajustice et de l’équité » (55). Comment dès lors envisager de confier à laloi un rôle qui risque de figer ou de fixer, ne serait-ce qu’en la découra-geant, la recherche sur des pans entiers d’une histoire dont on saitqu’elle n’est plus uniquement l’histoire du temps présent. Et plusencore, qu’elle ne saurait être limitée au cadre national et législatif qui,faute de la loi universelle, prétend venir localement la régir.

La loi est temporaire et contingente. L’exigence scientifique saurait-elle admettre qu’une majorité parlementaire, nécessairement éphé-mère, voire issue d’une coalition de rencontre, puisse imposer définiti-vement aux savants, à l’échelle qui est celle de l’Histoire, « une thèsehistorique qui aurait valeur d’histoire officielle ». La tentation seraitgrande de reprendre le raisonnement que nous proposait la décisionLicra c. Faurisson de 1981 et de revenir à la prudence : « la véritéjudiciaire, par essence relative, ne peut être que celle d’un moment,[…], dans ces conditions, il échappe aux tribunaux d’imposer une thèsehistorique qui aurait valeur d’histoire officielle ». Est-ce davantage dela compétence du législateur ?

Paul Valéry, taxé de sévérité envers l’histoire, concédait : « L’histoire,je le crains, ne nous permet guère de prévoir, mais, associée à l’indépen-dance d’esprit, elle peut nous aider à mieux voir ». Marc Bloch, qui appe-lait l’auteur du Cimetière marin : « l’écrivain d’esprit aigu qui ne nousaime guère » proclamait : « Il est bon qu’il y ait des hérétiques… » (56).Pour une fois – presque – d’accord, ne revendiquaient-ils pas tous

(55) P. RICOEUR, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », conférence Marc Bloch,13 juin 2000, Annales HSS, juillet-août 2000, p. 736.

(56) M. BLOCH, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, p. 185.

DBB12117.book Page 27 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

28 Droit, Justice et Histoire

deux la nécessaire indépendance d’esprit consubstantielle au métierd’historien ?

La vision de l’histoire change aussi. L’histoire est « révisionniste » –au bon sens du terme – comme l’a écrit Emmanuel Naquet. Il n’est plussûr que l’on juge l’histoire de la Révolution, ou de la Terreur, selon leprisme d’Albert Mathiez ou d’Albert Soboul. Et, au-delà des grandscompilateurs, la matière n’évolue qu’avec les découvreurs de sourceset grâce aux forces imaginantes du chercheur. La loi qui veut fixer l’his-toire peut avoir des effets collatéraux qui dissuadent ou entravent touteffort de recherche historique, stérilisant des disciplines dans les paysdes vérités officielles. Pierre Vidal-Naquet le disait, il y a deuxdécennies : « Il n’y a pas d’histoire possible là où un État, une Église,une communauté, même respectable, imposent une orthodoxie » (57).

Car en vérité, les juges comme les lois finissent toujours par êtrejugés. Si les juges ne veulent pas être – et ne sont pas – un tribunal del’Histoire, c’est finalement parce que c’est l’Histoire qui juge les juges.À tort ou à raison, on le sait, jamais un homme politique, jamais un per-sonnage historique comparaissant devant des juges n’a conçu que sonjugement pouvait être une représentation de l’Histoire. De Louis XVI,dont l’avocat, Romain de Sèze, plaidait à la Convention : « Je m’arrêtedevant l’histoire : songez qu’elle jugera votre jugement et que le siensera celui des siècles », à Fidel Castro, proclamant à ses juges, dans lesannées 50, après l’assaut manqué de la caserne de la Moncada : « […]l’Histoire m’absoudra », en passant par le maréchal Pétain, qui, lors del’ouverture de son procès le 23 juillet 1945, déclarait qu’il s’en remet-tait au « jugement de la postérité », après que son conseil eut invoquécelui de l’Histoire, et pas beaucoup d’autres, tous ont déclaré qu’ils s’enremettaient au jugement de l’Histoire, c’est-à-dire au jugement parl’Histoire. Même si l’Histoire reste appelée à décevoir l’espérance del’un ou l’autre, si elle ne l’a déjà fait. Car ce n’est pas la réalité de leurculpabilité qui est alors en cause, mais leur conviction partagée queleur jugement sera objet d’histoire pour les temps futurs.

On peut en effet adopter une posture hégélienne et dire qu’au boutdu compte, « l’histoire du monde est le tribunal du monde ». Cardemeure la vérité schillero-hégélienne : le vrai tribunal, c’est l’Histoireelle-même. L’histoire est toujours le tribunal ultime (58). Hegel le

(57) P. VIDAL-NAQUET, Préface à A. MAYER, « La “Solution finale” dans l’histoire, Paris, LaDécouverte, 1990, p. I.

(58) G. KIEJMAN, « L’histoire devant ses juges », in L’histoire et le droit, op. cit., n° 2, p. 112.

DBB12117.book Page 28 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

Le jugement de l’histoire 29

disait à ses étudiants, en s’inspirant d’un poème de Schiller : « DieWeltgeschichte ist das Weltgericht » (« l’histoire du monde est le tribu-nal du monde »). L’histoire du monde « est un tribunal, parce que, dansson universalité étant en et pour soi, le particulier, les Pénates, lasociété civile-bourgeoise et les esprits de peuples dans leur réalitébariolée ne sont que comme quelque chose de la nature de l’idée sépa-rée et le mouvement de l’esprit dans cet élément consiste à mettre celaen évidence » (59).

Sans entrer aucunement dans le débat philosophique qui perduredepuis deux siècles, songeons plus prosaïquement que si Hegel compa-rait l’histoire du monde au tribunal du monde, il reprochait aussiaux historiens de métier de limiter leurs recherches à une partie del’histoire, « l’histoire spéciale ». Mais parce qu’il voulait embrasser« l’histoire mondiale universelle ». C’est l’esprit universel qui, aprèstout, juge l’histoire et non l’histoire elle-même qui juge l’histoire (60).Et dès lors, l’histoire conçue comme un tribunal de la liberté ne sauraitavoir qu’un seul juge et qu’une seule loi : la vérité. Elle est sa limite etson censeur. Le seul arbitre de l’histoire est l’esprit universel (61).

Mais comment s’intitulait, après tout, ce poème philosophique deSchiller qui a tant fasciné Hegel ? Il s’appelait Résignation… Résignés,les historiens, « sans peur et incorruptibles », ne sauraient l’être. Ils neveulent abandonner leur science ni aux juges, ni aux législateurs, niaux poètes de Barbey d’Aurevilly, qui seuls, sauraient voir encore« quand les historiens ne voient plus ». Croyons donc que la vérité his-torique l’emportera toujours, un jour, et, quoi qu’il en soit du droit, nese figera jamais sur les certitudes d’un moment. Et pour en terminerpar une note d’espérance, je ne puis que vous inviter à penser avecFernand Braudel que « Le présent ne saurait être cette ligne d’arrêtque tous les siècles, lourds d’éternelles tragédies, voient devant euxcomme un obstacle, mais que l’espérance des Hommes ne cesse,depuis qu’il y a des Hommes, de franchir » (62).

(59) G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. A. KAAN, préf. J. HYPPOLITE,Paris, Gallimard, 1940, § 341, p. 256.

(60) C. BOUTON, Le procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalisme historiquede Hegel, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 2004, p. 213.

(61) Ibid., p. 202.(62) F. BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, coll. Champs, Paris, Flammarion, 1977, p. 314.

DBB12117.book Page 29 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08

DBB12117.book Page 30 Mardi, 25. septembre 2012 8:44 08