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passages LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 56, 2/2011 Papier, blog, tweet et tag Les avatars du journalisme culturel Le globe-trotter et son carnet d’esquisses : Cosey en Inde | Le design suisse de jeux vidéo à San Francisco | CoNCA : un vent de renouveau souffle sur la culture catalane

Passages n° 56

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magazine culturel

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Le magazine cuLtureL de Pro HeLvetia, no 56, 2/2011

Papier, blog, tweet et tagLes avatars du journalisme culturel

Le globe-trotter et son carnet d’esquisses: Cosey en Inde | Le design suisse de jeux vidéo à San Francisco | CoNCA: un vent de renouveau souffle sur la culture catalane

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2Sommaire

Les avatars du journalisme culturel

Tantôt facétieux, tantôt grostesques, les dessins de Ruedi Widmer et de Philippe Becquelin mettent le journalisme culturel en scène.

6 La critique alémanique en pleine mutation Les pages culturelles des médias suisses alémaniques

ont changé : désormais, le souci des acteurs et des événements remplace celui des contenus

par Pia Reinacher.

12 Mais qui donc va lire tout cela ? L’époque des journaux Internet est révolue. Il n’empêche

que, ces dernières années, certains blogs ont fondamenta-lement bousculé et recentré le discours culturel.

par Christoph Lenz

15 Aucun de tes amis n’aime ça Les nouveaux systèmes de recommandation sur Internet

sont supérieurs aux recensions ordinaires des critiques. par Kathrin Passig

18 « Avec la révolution, les gens sont devenus plus critiques et courageux »

Le journaliste culturel égyptien Gamal El Gamal espère que la démocratisation en cours dans son pays entraînera une ranimation des débats culturels jusque-là étouffés.

Susanne Schanda s’entretient avec Gamal El Gamal

24 Internet n’est pas une concurrence Les journalistes des rubriques culturelles classiques

n’ont pas besoin de se faire du souci pour l’avenir de leur profession.

par Thomas Steinfeld

28 HEURE LOCALE San Francisco : Au carrefour de la

technique, de la science et de l’art par Bettina Ambühl

30 Shanghai : Tenter de trouver un langage universel

par Stefanie Thiedig

32 REPORTAGE

Le globe-trotter et son carnet d’esquisses

par Janice Pariat (texte) et Ankur Ahuja (photos)

36 ACTUALITÉS PRO HELVETIA La Suisse fait son théâtre / Entretiens sur la médiation

culturelle / Dès 2012, les requêtes passent à

l’électronique / La Ribot dans le Sud africain

38 PARTENAIRE CoNCa – le nouveau Conseil

barcelonais pour la culture et les arts

par Cecilia Dreymüller

39 CARTE BLANCHE Redéfinir le rôle du théâtre par Carena Schlewitt

41 GALERIE Une plateforme pour les artistes Zeichen und Wunder

par Christoph Schreiber

43 IMPRESSUMPASSAGES EN LIGNEÀ SUIVRE

4 – 27 DOSSIER

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: MIX

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Ce numéro de Passages prend la température du journalisme culturel : la crise économique et le succès des nouveaux médias ont eu un fort impact sur cette profession. Il y a eu des licenciements, des suppléments culturels ont été éliminés, les rédactions ont fusionné. Parallèlement, l’offre d’infor-mations culturelles prospère, voire déborde, sur Internet, et tout journal conscient de son importance assure sa présence en ligne par des blogs et autres services. Tourner les pages d’un journal est maintenant dépassé, aujourd’hui, on google, on blogue, on twitte et on tague.

En effet, les lecteurs qui apprécient les opinions acérées des blogueurs ou souhaitent lire, dès potron-minet, la critique de la première théâtrale de la veille, qui aiment batifoler dans les espaces de débat numériques ou sont friands des richesses multimédias que recèlent les magazines en ligne, tous ces lecteurs-là ne se fermeront pas à Internet. Et ce, même si, dans sa confusion et son foisonnement, le réseau international nous donne sans peine ce que nous ne cherchions pas, mais nous rend impossible à trouver ce que nous cherchons vraiment. Nous avons besoin de repères pour arri-ver à distinguer les offres intéressantes des contributions toujours plus nombreuses d’agences culturelles et de marketing. Pour ce numéro de Passages, Christoph Lenz a fureté dans la jungle numérique à la recherche de sites culturels attrayants et nous présente quelques adresses à retenir.

Deux auteurs, Thomas Steinfeld et Pia Reinacher, restent convaincus que, malgré la concurrence croissante d’Internet, les rubriques culturelles classiques parviendront à se maintenir, à l’avenir aussi. Car le besoin qu’ont les lectrices et les lecteurs de cette réflexion critique sur les questions de culture ou de société ne va pas disparaître sans autre. À la fièvre et à la fu-gacité d’Internet, les pages culturelles opposent leurs qualités de sources d’information fiables et de forums de réflexion sociétale.

Il y a aujourd’hui un pays où les nouveaux et les anciens médias se complètent et se soutiennent avec succès, c’est l’Égypte. Le journaliste culturel Gamal El Gamal assure dans son interview que les nouveaux mé-dias ont apporté une contribution décisive au processus de démocratisa-tion. Il espère maintenant une nouvelle relance des débats culturels qui ont été, jusqu’à présent, étouffés dans l’œuf.

Quant aux dessins de ce numéro, que nous devons à la plume de Ruedi Widmer et de Philippe Becquelin, ils nous montrent avec humour à quels autres excès comiques, sinon grotesques, les bouleversements du journa-lisme culturel ont conduit.

Janine MesserliRédactrice Passages

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4Le journaLisme cuLtureL

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5Les avatars du journaLisme cuLtureL

Les rubriques culturelles des journaux suisses ont été soumises à de profonds changements

ces dernières années, pourtant, avec le multimédia, le journalisme culturel adopte

aujourd’hui des formes plus vivantes que jamais. Notre dossier vous dit pourquoi les

pages culturelles conservent leur place en dépit de tous les chants du cygne. Il vous

fait découvrir les blogs phares de la scène culturelle et vous en dit davantage sur les logiciels Internet qui sont tellement mieux

informés sur vos goûts que vos propres amis. Un crochet par l’Égypte donne un aperçu du

journalisme culturel dans un pays actuellement en route vers la démocratie.

Question de culture

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6Les avatars du journaLisme cuLtureL

es critiques alémaniques établis ont accueilli la nou-velle comme une épine dans leur chair : la petite revue Schweizer Monat (avant sa relance, Schweizer Mo-natshefte) a annoncé début mai le lancement de son supplément littéraire, le Literarischer Monat (Mois lit-

téraire), censé envoyer un signal à l’adresse de ceux qui se lamen-tent sur la diminution des pages culturelles dans une grande par-tie de la presse écrite. Sans aucun doute, le jeune responsable joue gros – même s’il faut acheter quelques-unes des belles interviews, des chroniques, correspondances, essais et critiques au prix d’une bouteille de bon Bordeaux. Une année auparavant déjà, le célèbre quotidien allemand Die Welt avait annoncé le renforcement de ses pages littéraires, tout comme, peu après, le magazine Focus : autant de signes que le démontage systématique des pages culturelles avait pris fin.

La NZZ am Sonntag a choisi elle aussi de se profiler à l’aide de la cul - ture : au moyen du supplé - ment Bücher am Sonn tag (Livres du dimanche).

Des pages culturelles sous influence

Cette évolution avait été précédée, tout au long des onze premières années du siècle, d’une érosion continuelle des rubriques culturelles – conséquence directe de la crise éco-nomique qui suivit le 11 septembre 2001 et de l’ex-plosion de la bulle écono-mique –, entraînant une diminution importante des revenus des éditeurs de presse. La plupart du temps, la disparition des pages culturelles classiques, considérées comme élitaires, s’était produite à pas feutrés, la suppression des ressources financières et personnelles étant intervenue en toute discrétion ; économies obligent, les suppléments consacrés à l’art, au cinéma, au théâtre ou aux événements littéraires s’effaçaient sur la pointe des pieds. L’ensemble du secteur des médias a connu des chamboulements énormes ces dernières années, et c’est ainsi que même les pages culturelles, la rubrique la plus prestigieuse des médias, ont connu leur révolution. Tout est en mutation : l’identité des suppléments littéraires, le profil professionnel du rédacteur ou du journaliste culturel, et surtout, les attentes des consommateurs.

Tout compte fait, l’évolution du « feuilleton » des journaux de langue allemande, depuis la naissance de cette fameuse ru-brique aux alentours de 1800, est le résultat de trois facteurs fon-

damentaux : premièrement, les changements politiques, qui ne manquent jamais de se répercuter sur les pages culturelles. Exem-plaire, à cet égard, la politisation de cette rubrique prétendument élitaire après la révolution de mai 1968 ou encore en 1989, après la chute du mur de Berlin. À la suite de ces événements, les pages culturelles des journaux suisses devinrent à leur tour le théâtre de débats politiques. Cette évolution, qui les a transformées en lieu privilégié de la réflexion politico-philosophique, se confirme aujourd’hui face aux récents événements de Fukushima ou aux révolutions arabes : les pages culturelles s’en sont fait l’écho. Deuxièmement, il existe une convergence étroite entre l’essor du « feuilleton » et le développement économique. Grâce à la prospérité des années 1990, les suppléments culturels ont pu

se développer généreuse-ment, le désenchante-ment est survenu avec la crise économique, ban-caire et financière de 2007 – avec pour corollaires li-cenciements de rédac teurs et lutte pour une place dé-sormais réduite. Troisiè-mement, l’in fluence des nouveaux médias ainsi que du comportement désor-mais hybride des consom-mateurs est considérable.

La presse enrichit ou approfondit sa propre offre culturelle par des élé ments supplé mentaires donnés en ligne ; le rap-port ludique aux thèmes culturels y gagne en at-tractivité grâce à la dimen-sion interactive des gale-ries de photos, des vidéos ou des blogs. De nom-breux éditeurs concurren-cent leurs propres rédac-tions de presse par une

rédaction culturelle en ligne indépendante – ce qui ne va pas sans luttes de pouvoir internes pour la suprématie culturelle à l’inté-rieur même de ces maisons. Le meilleur exemple est le réseau Tagi-News, dont les articles culturels se retrouvent sur les pages Internet du Bund, de la Berner Zeitung et de la Basler Zeitung – ce qui favorise dans l’espace alémanique une dangereuse et terne uniformité de l’information culturelle. Le réseau reprend quoti-diennement au maximum trois articles des pages culturelles de la version écrite du Tages-Anzeiger – les emprunts en sens inverse se heurtent à une méfiance plus grande. Les textes en ligne ne trouvent que rarement place dans les pages culturelles de la presse écrite correspondante, tant le réflexe de défense, ici, est viscéral. Les rédactions culturelles traditionnelles sont de plus en plus dynamisées et démocratisées par des plateformes spécialisées

La critique alémanique en pleine mutation

N’en déplaise aux nombreux pessimistes : la part de la culture dans les médias suisses n’a pas

diminué. Mais elle a fondamentalement évolué. Désormais, le souci des acteurs et des événements

remplace celui des contenus. Même les austères pages culturelles traditionnelles sont

devenues plus souriantes. Le journaliste culturel de l’avenir est un producteur flexible qui

saura jouer avec agilité des divers médias.

par Pia Reinacher

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8Les avatars du journaLisme cuLtureL

comme www.perlentaucher.de ou www.literatur kritik.de, www.Krimi-Couch.de ou www.nachtkritik.de et bien d’autres. Ces der-nières concurrencent toujours davantage le « feuilleton » tradi-tionnel.

Les lecteurs s’intéressent à la culture

Rien d’étonnant à ce que dans ces conditions, l’identité des pages culturelles alémaniques se soit fondamentalement transformée. Toutefois – objectera-t-on immédiatement – le « feuilleton » ré-flexif classique ne va pas disparaître pour autant. Tout d’abord, parce que les pages culturelles restent le forum essentiel où se dé-roulent les processus de compréhension de soi et d’autoaffirma-tion de la société, et qu’elles proposent des points de repère dans un monde de plus en plus fragmenté. Et deuxièmement, parce que la compétition entre les journaux, aujourd’hui, se joue à travers les pages culturelles. La culture sert aux éditeurs et aux rédacteurs

en chef à se profiler – la critique est un facteur de prestige. Si l’on jette un coup d’œil sur les préférences thématiques, une étude ré-cente montre que l’intérêt des lecteurs pour les thèmes culturels n’a nullement fléchi. Un sondage mené par Univox en 2009 atteste chez presque 60 pour cent des personnes interrogées une nette prédilection pour les thèmes culturels – qui devancent l’intérêt suscité par la politique intérieure et extérieure. L’analyse des conte-nus des journaux alémaniques à fort tirage est également élo-quente. Dino Nodari, analyste zurichois des médias, constate dans son étude Kulturberichterstattung der Deutschschweizer Tages-presse (L’information culturelle de la presse quotidienne aléma-nique, 2006), que la tendance à illustrer les articles à contenus culturels se maintient et qu’à un grand nombre d’articles brefs, correspond une moindre quantité d’articles longs, mais que la pré-férence pour les rubriques classiques persiste. Spécialiste des mé-dias, Heinz Bonfadelli parvient à une conclusion similaire dans son

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article Kulturberichterstattung im Wandel (L’information cultu-relle en mutation, 2008). Depuis les années 1980, l’information culturelle en général, et plus particulièrement celle des pages culturelles, n’a pas été démantelée, mais au contraire nettement développée. Dans le « feuilleton », l’attention continue de se porter sur la culture dite élitaire, et les recensions de type classique en restent le cœur. Pour sa part, Gernot Stegert prévoyait dans son étude Feuilleton für alle (Le « feuilleton » pour tous, 1998) un élar-gissement radical de la notion de culture ; il diagnostiquait une ex-tension progressive du canon du « feuilleton » classique à des do-maines comme la culture quotidienne, la mode et les vêtements ou le style de vie.

Finie l’ère des pages grises

Il ne faut pas oublier, face à ces faits, que la science ne fait que suivre la mutation rapide de la pratique des médias. Le « feuille-ton » alémanique ainsi que les principaux médias nationaux, tout comme les médias régionaux ou la presse de boulevard ont été sai-sis, ces cinq dernières années, d’une nouvelle vague puissante de popularisation et de « peopolisation ». La part de la culture dans les médias ne s’est nullement amoindrie, comme on le prétend sou-vent. Mais elle s’est réorientée, en quête d’une identité rajeunie. Ce changement structurel ne touche pas seulement les médias grand public, mais également les médias dits élitaires : plus nette-ment que jamais, la culture est présentée dans des textes de

consommation facile, tels des portraits, des interviews ou des an-nonces de manifestations. L’attention se porte plus souvent sur les acteurs culturels que sur les contenus, l’événement isolé est célé-bré, ou son caractère de service souligné. Même les pages cultu-relles les plus élitaires présentent aujourd’hui la culture de façon plus amusante, plus ludique et plus sensuelle – l’ère des pages grises est définitivement révolue. L’abolition définitive de la distinction entre culture élitaire et culture de masse est une chose, mais par ailleurs, on voit depuis quelque temps journa-lisme populaire et journalisme de qualité fusionner sans états d’âme. Exemple très réussi sur ce plan : la mise en scène simulta-née de La Flûte enchantée sur deux chaînes (2007) de la télévision alémanique, permettant aux spectateurs de suivre en temps réel ce qui se passait sur la scène et ce qui se passait dans les coulisses – ou encore, la mise en scène géante de La Traviata à la gare cen-

trale de Zurich (2008), produite entre les flots de pendulaires, l’opéra devenant un événement sonore en direct, à mi-chemin entre l’art et le quotidien.

Une profession radicalement transformée

La suppression de la frontière se retrouve partout – tantôt à l’avan-tage, tantôt au détriment de la culture. La frontière entre informa-tion, critique, relations publiques, marketing et conseil aux consommateurs s’est effacée en maints endroits. La diminution des ressources financières et personnelles a pour effet que faute de temps, de nombreux journalistes recourent plus souvent qu’ils ne le souhaiteraient aux informations mises à leur disposition par les services de communication des institutions culturelles. On re-prend et on copie à qui mieux mieux. Des documentations parfai-tement conçues ainsi que les recherches sur Internet facilitent une information instantanée, et permettent aux journalistes de faire valoir dans leurs articles des compétences spécialisées, alors même qu’ils ne disposent pas de connaissances préalables. Les médias pensent souvent en termes de destinataires, ce qui transforme les journalistes culturels en rédacteurs publicitaires. Situer et com-menter un événement culturel reste ainsi le plus souvent en rade – on dissimule et embellit des demi-compétences en invoquant la primauté de la transmission sur la critique. Mentionnons, pour le bien des lecteurs de « feuilletons », la disparition du journalisme de type agenda. Là où la place est comptée, on recherche des

thèmes plus généraux, on thématise les questions de fond, on mène de grands dé-bats, et on ne se perd plus aussi souvent qu’autrefois dans les événements éphé-mères. La transformation en cours des médias va renforcer ces tendances. La pro-duction croissante de « contenus » journa-listiques qui, à partir de salles de presse centralisées, sont répartis et diffusés sur tous les supports médiatiques, ainsi que le multi-channel-publishing vont transfor-mer radicalement le profil professionnel du journaliste culturel. La figure classique du critique, compétent et bien formé, qui, dans sa tour d’ivoire, énonce un jugement

sérieux et le communique à son public en belles phrases bien tour-nées, est en voie de disparition. Aujourd’hui déjà, la relève fait dé-faut. Le « nouveau » journaliste culturel sera un producteur flexible qui saura jouer avec agilité des différents médias. Toute chose a donc deux faces. Une face en tout cas est certaine : le « feuilleton », dans les médias alémaniques, n’a rien perdu de sa vitalité – même s’il a changé. Le lecteur ne peut que s’en féliciter.

La diminution des ressources financières et personnelles a pour effet que faute de temps, de nombreux journalistes recourent plus souvent qu’ils ne le souhaiteraient aux informations mises à leur disposition par les services de communication des institutions culturelles. On reprend et on copie à qui mieux mieux.La figure classique du critique, compétent et bien formé, qui, dans sa tour d’ivoire, énonce un jugement sérieux et le communique à son public en belles phrases bien tournées, est en voie de disparition. ”

Pia Reinacher est auteure, critique littéraire (Frankfurter Allgemeine Zeitung, Weltwoche) et chargée de cours (Culture et médias) à l’Université de Zurich. Elle est membre de la direction de MUELLER Consulting & Partner. Dernière publication : Kleider, Körper, Künstlichkeit. Wie Schönheit inszeniert wird. Berlin, University Press 2010. Traduit de l’allemand par Marion Graf

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10Kulturjournalismus

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12les avatars du journalisme culturel

n lundi ordinaire. Quelques dix millions de billets pos-tés sur les blogs de la planète. Des consommateurs de culture qui font part de leurs découvertes et décep-tions du week-end par centaines de milliers. Des dizai-nes de milliers de twitteurs qui référencent des arti-

cles de presse. À elles seules, les maisons d’édition allemandes envoient quelques milliers de tweets. Des dizaines de journaux qui renvoient à des centaines de blogs. Des twitteurs qui bloguent des articles. Des rédacteurs qui twittent des blogs. Des blogueurs qui twittent. Et encore, on n’a pas parlé de Facebook !

Un lundi parfaitement ordinaire. Et on se demande : « Mais qui donc va lire tout cela ? »

Selon une estimation de BlogPulse, le sismographe Internet, il y a quelque chose comme 150 millions de blogs de par le monde. L’invention du journal de bord en ligne marquait vers le milieu des années 1990 le passage au Web 2.0, l’Internet participatif. Depuis, les formes de la com-munication numé rique se sont multipliées à l’infini. Toute ten-tative de vue d’ensemble est vouée à l’échec, tout essai de classement présomptueux. On parle d’un océan de données, de la jungle de l’information, du chantier multimédia, ima-ges qui reflètent la configura-tion de base de l’être humain face à l’espace numé rique : un lieu inhospitalier que cet Inter-net, de nos jours ! Surfer en al-lègre apesanteur sur la vague des données ? Du passé depuis long temps. Qui s’aven ture mal-gré tout sur la Toile aujourd’hui se déplace vite, sans bruit et avec un but précis.

Oui, ils existent, les blogs phares de la scène culturelle, qui approvisionnent sûrement et sans délai les intéressés en informations utiles. Qui leur garan-tissent en outre qu’ils ne trouveront pas seulement ce qu’ils cher-chent (c’est du ressort de Google), mais, combien plus important, ce qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de chercher. Du neuf, de l’inconnu, du bon, de l’essentiel. On présentera ci-après quelques-uns de ces phares internationaux, nationaux et régionaux. Une sé-lection incomplète, arbitraire – mais tout de même, c’est un début.

Entre analogique et numérique

Parmi les plateformes culturelles Internet majeures, nombreuses sont celles qui se situent à l’interface entre médias analogiques et numériques. Perlentaucher.de, par exemple. Depuis plus de onze ans, ce magazine en ligne parle de littérature et de culture dans l’espace germanophone. La pièce maîtresse de ce portail, lauréat

du prix Grimme en 2003, est une revue de presse quotidienne, qui offre un concentré précis de ce qui occupe les rubriques culturel-les les plus renommées de la presse germanophone, dont celle du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung. Paraît également une revue de livres quotidienne, avec ses comptes rendus – plus de 30 000 de ceux-ci sont à ce jour librement accessibles dans les ar-chives du site. De nombreux intellectuels, écrivains et créateurs culturels renommés participent régulièrement à la plateforme, comme Jürgen Habermas, Imre Kertész et Götz Aly. Pourtant, Per-lentaucher.de est surtout une machine à recycler, qui traite et pré-sente de manière simple et rapide des contenus déjà publiés ail-leurs, ce qui lui vaut depuis 2007 un litige avec la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Sous signandsight.com, le magazine dispose en outre d’un blog en anglais, qui opère de même comme passeur

de littérature et de culture eu-ropéennes.

Un autre magazine en li-gne eurozine.com fait lui aussi charnière entre les « anciens » et les « nouveaux » médias. Il relie plus de 75 publications culturelles européennes influ-entes, parmi lesquelles la revue suisse Du et la Revue Interna-tionale des Livres et des Idées française, et met à la disposi-tion du visiteur un choix de leurs textes actuels. Sa carac-téristique ? Une notion de cul-ture large et volontiers poli-tique.

À recommander égale-ment, trans cript-review.org, une revue littéraire trimestri-elle basée sur le Web, cofinan-cée par l’Union européenne et qui paraît en allemand, anglais et français. Tout y gravite au-tour des notions de patrie et d’étranger, on y sonde les pour-tours géographiques et linguis-

tiques de l’Europe, publiant aussi d’impressionnants numéros spéciaux, comme ceux consacrés à la littérature de Macédoine, du Pays basque ou de Lettonie.

Quatre ans après son lancement, nachtkritik.de fait partie intégrante de la scène théâtrale germanophone. Le magazine tire profit de l’avance d’Internet sur les médias imprimés : dès le len-demain d’une première, il soumet une création à une discussion critique aussi experte que fondée. Plus de 50 collaborateurs assis-tent ainsi, week-end après week-end, à 20 premières et plus en Al-lemagne, Autriche et Suisse. Au-delà, le magazine recense d’autres critiques de représentations dans ses revues de presse, met à la disposition de tous des blogs où suivre les débats actuels et assure sa connexion au discours international sur le théâtre en invitant des auteurs d’un peu partout dans le monde.

Mais qui donc va lire tout cela ?

Démodés, les journaux et carnets de bord sur la Toile ? Aujourd’hui, on twitte

et on facebooke. Et pourtant, il y a quelque chose comme 150 millions de blogs

de par le monde. La plupart ne font qu’ajouter au bruit de la Toile, mais certains

ont fondamentale ment bousculé et recentré le discours culturel. Petit tour d’horizon

sans prétention.

par Christoph Lenz

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13les avatars du journalisme culturel

Parmi les blogs internationalement les plus renommés à se con-sacrer aux arts visuels, il faut sans conteste citer artlog.com, un magazine en ligne de haute tenue où textes, interviews et vidéos animent le débat autour de la création contemporaine.

Les blogs des médias établis

Au-delà de ces plateformes indépendantes, presque chaque mai-son d’édition, magazine ou quotidien sérieux dispose de ses pro-pres blogs, professionnellement gérés. On relèvera que ces titres souvent riches de tradition se portent aussi garants, de par leur re-nommée, des textes qu’ils ne publient que sur Internet. L’équation

générale est simple : plus la culture a de poids dans le média d’origine, plus la qualité de ses blogs culturels est élevée. Et qui aime lire le Spiegel, le Monde Diplomatique ou la NZZ, appréciera également leurs blogs.

The Book Bench, le blog littéraire du magazine américain New Yorker (newyorker.com) est un autre exemple éminent dans cette catégorie, qui relie de manière exemplaire les avantages du journalisme en ligne aux exigences élevées d’un titre réputé. Les livres y sont discutés avant même que les presses du magazine ne se mettent en marche, de façon plus souple, souvent plus person-nelle aussi, avec plus de courage et d’humour que dans l’édition imprimée. Et ce qu’on y lit, on le retrouve à quelques jours d’intervalle non seulement dans les blogs, mais aussi dans les ru-briques culturelles et les revues littéraires du monde entier. Sur Internet aussi, le leadership d’opinion existe.

Sous l’égide du quotidien français Le Monde, l’écrivain et journaliste Pierre Assouline prend régulièrement la parole depuis sept ans sur son blog littéraire La République des livres, que l’on trouvera sous www.lemonde.fr/blogs/ invites, avec d’autres, con-sacrés au cinéma, au théâtre, à l’art, à la photographie ou à la po-litique. On mentionnera encore l’offre bilingue de grande qualité de Arte Creative, divisée en culture pop, art, cinéma, design et ar-chitecture (http://creative.arte.tv), sous la direction d’Alain Bieber, l’inventeur du blog culturel et politique rebelart.net.

Internet et le fédéralisme

Quant à la blogosphère suisse, difficile même là d’en avoir une vue d’ensemble. On a choisi de la représenter par deux portails musi-caux et un blog culturel plus général. Norient.com, d’origine bernoise et conduit en allemand et anglais, peut revendiquer le statut de forum de pointe en matière de musique populaire under-ground. On y trouve absolument tout ce qu’il faut : blog, magazine

en ligne, espace de débat, échanges scientifiques, vidéos, bribes so-nores, etc. etc. norient.com est par ailleurs toujours en phase avec l’actualité : quand les jeunes du printemps arabe descendaient dans la rue, il a fait le portrait des artistes dont la musique accompa-gnait les manifestations, rappeurs, rockeurs et avant-gardistes du Yémen au Maroc.

Un autre exemple très réussi : la plateforme 78s.ch de Zurich. Conçu au départ comme blog sur la scène musicale suisse, le magazine s’est entre-temps fortement développé. Une nouvelle friandise musicale chaque jour, l’obser vation attentive de l’activité pop et rock nationale, et le lancement prometteur en automne

dernier du magazine culturel multimédia neuland-mag.net : reportages et chro-niques, mix-tapes et séries photos traitent de l’état politique et culturel de la nation sur un ton tantôt quelque peu léger, tantôt archi-sérieux.

Last but not least, un hommage est dû aux blogs régionaux, qui se distinguent la plupart du temps par une plus grande proximité aux créateurs culturels et qui souvent fournissent un excellent travail de médiation et de réseautage. À nommer :

kulturteil.ch, un blog pour la Suisse centrale, KulturStattBern sous l’égide du quotidien bernois Der Bund, kulturkritik.ch de la Zürcher Hochschule der Künste pour l’espace zurichois, valais-mag.ch pour le Valais francophone, Schlaglicht (http://blog.baz-online.ch/schlaglicht) pour le nord-ouest de la Suisse et, pour l’est saiten.ch. En Suisse romande, ce sont entre autres les blogs du magazine L’Hebdo, comme par exemple bonpourlesoreilles.net, qui accompagnent les événements culturels. Alors que presque toutes les régions disposent de leurs propres plateformes en ligne, il n’y a pour ainsi dire pas de blog culturel adoptant un point de vue national. Belle ironie : dans la jungle sans frontières d’une in-formation aujourd’hui mondialisée, ce bon vieux « Kantönligeist » – la version helvétique de l’esprit de clocher – est encore et tou-jours aux commandes.

Oui, ils existent, les blogs phares de la scène culturelle, qui approvisionnent sûrement et sans délai ceux qui s’intéressent aux informations culturelles utiles. Qui leur garantissent en outre qu’ils ne trouveront pas seulement ce qu’ils cherchent (c’est du ressort de Google), mais, combien plus important, ce qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de chercher. ”

Christoph Lenz, né en 1983 à Schaffhouse, est rédacteur culturel au quotidien bernois Der Bund. Il ne blogue ni ne twitte, mais écrit parfois des cartes postales.

Traduit de l’allemand par Anne Maurer

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15Les avatars du journaLisme cuLtureL

l n’y pas d’indicateur de sympathie moins trompeur et plus incorruptible que la musique. On est ce qu’on écoute, ou ce qu’on a écouté. Et si quelqu’un, des années durant, s’est com-plètement trompé dans ses choix musicaux, eh bien, il n’y a plus rien à faire ». Ainsi s’exprime Frank Schäfer dans Ich bin

dann mal weg. Streifzüge durch die Pop-Kultur (Je pars en voyage. Excursions dans la culture pop). Je ne le cite pas ici parce qu’il au-rait particulièrement tort, mais parce que son idée est exemplaire d’une croyance à laquelle la plupart des gens adhèrent, consciem-ment ou non : nos amis aiment les mêmes choses que nous.

Combien cette croyance est éloignée de la réalité, cela saute aux yeux si l’on recourt aux pos-sibilités de la mise en réseau, tel-les qu’elles se sont développées au cours de ces dernières années (mais après la parution du livre de Schäfer, reconnaissons-le). Avant qu’Internet ne m’éclaire ainsi, je ne soupçonnais pas du tout à quel point, dans les ques-tions de goût, nous vivons sous le signe du désaccord, mes amis et moi. Cela tient notamment au fait que dans la première jeunesse, les choses se passent peut-être effectivement comme l’écrit Schäfer : on découvre en-semble, avec des amis, tels grou-pes, tels films ou tels auteurs, si bien que les préférences, pour un temps, se développent en paral-lèle. L’illusion que cet état dure toute la vie provient de ce qu’on prend ses désirs pour des réalités, et du fait que nous discutons plus volontiers de nos convergences d’intérêts que de nos divergences. Je ne veux pas dire par là que mes goûts littéraires, cinéphiliques ou musicaux sont d’un tel raffine-ment que nul ne peut les partager ; dans beaucoup de domaines, je nage en plein mainstream. Mais même les amis avec lesquels j’ai des points communs relativement nombreux cultivent par ailleurs des intérêts tellement peu compréhensibles à mes yeux que j’ai dit adieu à l’idée de pronostiquer ce qui leur plaît ou non.

Le goût des machines

L’utilité des offres culturelles sur le papier et sur le Net décroît ra-pidement. Cette constatation n’est pas sans conséquences. Depuis que, sur last.fm, une radio Internet qui s’adapte progressivement au goût de l’auditeur, j’ai pu voir pour la première fois à quel point je me trompais sur l’importance des communautés de goûts dans un cercle d’amis, je n’ai plus offert de CD. Je crois encore moins qu’auparavant au sens des recommandations, recensions, listes de préférences et autres exclamations : « à lire/voir/écouter absolu-ment ! », sur Twitter ou Facebook. Je m’efforce de formuler moins de recommandations et de prêter moins de livres ; ce dernier geste,

dans l’état actuel de la technique du e-book, n’a de toute façon plus guère de sens. Le dommage est minime, car recommander ou prêter, c’est surtout se faire plaisir à soi-même. Le bénéficiaire y trouve rarement le profit que nous souhaiterions.

Le phénomène ne se cantonne pas aux recommandations qu’on échange dans le cercle de ses amis. La plupart des recensions se bornent à nous informer que l’objet commenté a plu ou n’a pas plu à l’auteur du commentaire, qui nous vante, en prime, sa com-pétence culturelle. Lorsqu’il justifie son jugement de goût, il ne

fait guère que rationaliser après coup une impression subjective dont la valeur d’usage, pour le destinataire, est là aussi fort li-mitée.

Dans une large mesure, les offres culturelles, sur la Toile et sur le papier, remplissent des fonctions dont l’utilité décroît rapidement. Voilà peu d’années encore, on avait peine à s’infor-mer simplement sur les nou-veautés, comme à subodorer ce qui pourrait correspondre à nos propres intérêts. Ces deux be-soins étaient couverts par les re-censions, le commerce de détail et le prêt – dans les limites étroi-tes des surfaces à disposition. Or ces deux besoins sont obsolètes : au manque d’information sur les produits culturels s’est substi-tuée une surabondance d’infor-mation. Les publications dont la fonction consiste à rendre atten-

tif aux nouveautés et à les mesurer à l’aune de ceux qui les recen-sent, ont été remplacées par des offres techniques. Et chaque indi-vidu, dès lors, peut tirer profit de leur surabondance.

Les logiciels de recommandation

De tels systèmes, pour produire des recommandations individuel-les, existent en gros sous deux variantes : d’une part la comparaison entre produits similaires, comme fait la radio en ligne Pandora, où des intelligences humaines trient chaque nouveau morceau de mu-sique selon plusieurs centaines de critères de genre : est-ce qu’on entend des artefacts vinyle, y a-t-il d’importants solos pour flûte na-sale ? Sur la plateforme de films jinni.com, la même chose se passe grâce au dépouillement automatique de descriptions de films. Mais la plupart des fournisseurs tablent sur des « filtres collaboratifs », qui trient les caractéristiques communes des utilisateurs. Cela pré-suppose que ces utilisateurs laissent saisir automatiquement leurs préférences de consommateurs – comme sur last.fm – ou qu’au contraire ils formulent des appréciations. Plus le logiciel de recom-mandation aura rassemblé de données, plus il touchera juste. La plupart de ces offres distinguent entre les amis, à savoir les utilisa-teurs que l’on connaît personnellement ou que l’on trouve sympa-

Aucun de tes amis n’aime ça

Qui a encore besoin des critiques, aujourd’hui ? Les systèmes de

recommandation sur Internet sont bien meilleurs conseillers des consommateurs

de culture que ne le seront jamais les critiques de cinéma, la libraire du coin ou

mes amis sur Facebook. Ils sont plus précis. Et ils en finissent avec l’illusion que

nous faisons partie d’une communauté culturelle qui partagerait nos goûts.

par Kathrin Passig

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thiques, et les voisins – les gens avec lesquels on a effectivement quelque chose de commun dans le domaine du cinéma, du livre ou de la musique. Les recoupements, entre ces deux groupes, sont plutôt rares.

La maturité, la diffusion et l’importance économique de ces systèmes ne sont cependant pas très connues en dehors des cercles de spécialistes. Chez Amazon, en 2006 déjà, un tiers des ventes a été induit par les recommandations de la maison elle-même, et durant cette même année 2006, le site Netflix, qui prête des films en ligne, a mis au concours le Netflix Prize, doté d’un million de dollars, pour l’amélioration de son logiciel de recommandation Cinematch. Il s’agissait d’augmenter de dix pour cent la précision de ses conseils ; le prix fut décerné trois ans plus tard à une équipe internationale de développeurs. Comme des recommandations fiables contribuent de manière essentielle à ce que le plaisir d’emprunter des films ne faiblisse pas chez les clients après quelques mois, on peut par-tir de l’idée que la mise au concours de Net-flix lui a rapporté une somme supérieure à celle qu’il a investie dans le prix. (Au cas où vous voudriez devenir client sans plus tar-der, je dois vous décevoir : Netflix – comme Pandora – n’est pas dis-ponible en dehors des États-Unis. L’un comme l’autre, je les ai cités à titre d’exemples).

Les machines sont priées de ne pas être originales

« Mais fureter dans une librairie ! Mais la découverte, le hasard heu-reux ! », se lamentent les critiques. « Les ordinateurs nous recom-manderont toujours la même chose, encore et encore, au lieu de nous conduire – comme fait un bon ami ou un bon spécialiste – vers ce qui pourrait élargir notre horizon ». Je crois que cette cri-tique ne procède pas d’un usage effectif des logiciels de recomman-dation, mais se nourrit plutôt de circonstances fortuites, à moins qu’elle ne soit de nature théorique.

À tout le moins, je ne peux pas confirmer cette impression par ma propre expérience. Last.fm a longtemps essayé de m’intéresser au reggae contre ma volonté expresse ; et mes préférences musica-les, en quelques années d’usage de last.fm, se sont nettement dé-placées (même si ce n’est toujours pas en direction du reggae). Le site de recommandation de films criticker.com – après que je me suis inscrite et que j’ai donné mon évaluation pour une trentaine de films – m’a enjoint, à ma surprise, de regarder Printemps, été, automne, hiver… et printemps du réalisateur sud-coréen Kim Ki-Duk. Ce film n’avait rien à voir avec les évaluations que j’avais four-nies, et rien non plus avec mes autres préférences cinématogra-phiques, qui vont plutôt vers les zombies et les flots d’hémoglobine. Je l’avais vu par hasard dix ans plus tôt dans une avant-première, et j’en avais été alors enthousiasmée. La recommandation était donc aussi correcte qu’insolite.

L’objection selon laquelle les recommandations générées par logiciels sont conservatrices resurgit néanmoins dans presque tou-tes les contributions non techniques à ce thème, probablement pour trois raisons. La première, c’est un vœu pieux : les capacités

des machines, s’il vous plaît, doivent être limitées et sans origina-lité, celles des humains irremplaçables. La deuxième raison tient au fait que beaucoup d’instruments, au premier chef les recom-mandations d’achat d’Amazon, se limitent effectivement, de ma-nière étroite, à ce que l’utilisateur connaît et apprécie déjà. Cela provient peut-être de ce qu’on n’a pas investi autant de temps et d’argent dans ces instruments que, par exemple, pour Netflix, mais c’est peut-être aussi délibéré. Car troisièmement, nous inclinons à ignorer précisément les suggestions qui élargissent notre horizon, et que par conséquent nous ne pouvons pas classer au premier coup d’œil. Après avoir lu le résumé de Printemps, été, automne, hiver…

et printemps, je ne l’aurais sûrement pas regardé. Que la recom-mandation ait, de fait, touché si juste, je le sais seulement parce que j’avais déjà vu le film auparavant, par hasard. J’ai certainement rejeté beaucoup d’autres recommandations tout aussi bonnes. Le conservatisme n’est pas dans la machine, mais dans la tête, et les développeurs de logiciels sont devant la décision de donner à l’utilisateur ce qu’il souhaite secrètement (c’est-à-dire encore plus de la même chose) ou au contraire de le confronter à du neuf, au risque de le voir passer à la concurrence, qui lui livrera des recom-mandations moins obscures.

Nous sommes obligés de nous accommoder de deux choses : nos préférences les plus secrètes peuvent être prévues à partir du comportement consommateur d’autres personnes – comme cela se produit sur last.fm ou sur Netflix – et en même temps, elles nous isolent. Nous ne faisons pas partie d’une communauté culturelle, comme l’imagine Frank Schäfer. Cette communauté était une il-lusion, toujours plus chancelante. Nos amis ne sont pas nos voisins de goût, nos voisins de goût ne sont pas nos amis, et les gens avec lesquels nous sommes souvent d’accord quand il s’agit du septième art, ont des préférences musicales inacceptables. Mais nous réussi-rons bien à fonder une autre communauté, qui ne réunira plus ceux qui trouvent bons ou mauvais tels ou tels produits culturels. Peut-être en copulant en chœur, comme font les bonobos, ou bien en portant une plainte collective contre le manque de fiabilité des transports en commun, ou qui sait : on pourrait réunir, en une mé-tacommunauté, tous ceux qui refusent de disputer des goûts et des couleurs.

Kathrin Passig (*1970) vit à Berlin, entre autres de la rédaction d’ouvrages pratiques. Sa dernière publication : Verirren – Eine Anleitung für Anfänger und Fortgeschrittene, Rowohlt 2010, en collaboration avec Aleks Scholz.

Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

La plupart des recensions se bornent à nous informer que l’objet commenté a plu ou n’a pas plu à l’auteur

du commentaire, qui nous vante, en prime, sa compétence culturelle. Lorsqu’il justifie son jugement de goût,

il ne fait guère que rationaliser après coup une impression subjective dont la valeur d’usage, pour le destinataire,

est là aussi fort limitée. ”

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L’Égypte présente un taux élevé d’analphabètes. Qui lit le jour-nal ici ?Gamal El Gamal : Sur 80 millions d’habitants, seuls deux à trois millions lisent les journaux. Plusieurs quotidiens et hebdoma-daires se font concurrence. Les plus grands sont Al-Ahram et Al Akhbar, des journaux d’État tirés à un million et un demi-million d’exemplaires. Au troisième rang, on trouve le quotidien Al-Masry al-Youm, qui a vu s’accroître massivement son nombre de lecteurs au cours de la révolution et tire aujourd’hui à près d’un demi-mil-lion d’exemplaires.

Vous êtes rédacteur culturel pour Al-Masry al-Youm. Qu’est-ce que ça signifie, de travailler pour un journal in-dépendant en Égypte ?Les journaux indépendants traitent des mêmes sujets que les journaux d’État, mais ils adoptent un autre point de vue. Alors que les journaux d’État ne représentent et ne propagent que la façon de voir du régime, les journaux in dépendants, eux, offrent un éclairage multiple sur ces thèmes ; ils les analysent avec précision et sans œillères.

Qui finance les journaux in-dépendants ?Essentiellement des hommes d’affaires dont les idées, les opinions et les rêves diffèrent de ceux que diffusent les mé-dias d’État. Cela se reflète dans leurs journaux. Mais les jour-nalistes ne sont pas contraints de partager ou de relayer les intérêts des hommes d’af-faires. Ils analysent, discutent et écrivent librement en prin-cipe. Toutefois, ils sont influencés, jusqu’à un certain point, par la mentalité de leurs bailleurs de fonds, qu’ils en soient conscients ou non.

Les propriétaires tentent-ils de peser sur le contenu du journal ?Cela arrive. J’ai travaillé une année pour Al-Dustour et j’ai senti très clairement l’ingérence du propriétaire. Il disait explicitement ce qui devait figurer dans son journal ou non. C’est pour cette rai-son que j’ai donné mon congé. À Al-Masry al-Youm, les journa-listes sont professionnels et indépendants. Certes, les propriétaires exercent une certaine influence en faisant des propositions. Mais la rédaction n’est pas contrainte de les accepter. Toutefois, les lignes directrices sont claires : un journal qui appartient à des

hommes d’affaires ne va pas défendre les idées socialistes ou com-munistes, il va suivre les idées de l’économie libérale. Ces jour-naux-là exercent une fonction de passerelle entre l’Égypte et le reste du monde en ce qu’ils traitent des relations économiques internationales. Si l’un des propriétaires se retrouve sous les feux de la rampe au niveau politique, le journal va faire preuve d’une certaine réserve. Lorsqu’un des propriétaires de Al-Masry al-Youm s’est porté candidat au Parlement en 2005, le journal n’en a pas fait un sujet, il s’est tenu sur la réserve.

Quel rôle la radio, la télé-vision et les nouveaux mé-dias jouent-ils ? Font-ils de l’ombre aux médias écrits ?Non, au contraire, ils se com-plètent et se soutiennent mutuellement. Les journaux renvoient leurs lecteurs à des sites Internet ou à des émis-sions de radio et de télévision, et même à des personnes qui y travaillent. Ainsi, les jour-naux profitent de la popula-rité des nouveaux médias, qui ne leur ont pas fait perdre de lecteurs. En plus de l’édition papier, les journaux possè-dent une édition en ligne ; ils s’en servent pour montrer par exemple les images des mani-festations qui se sont dérou-lées quelques minutes aupa-ravant.

Vous êtes journaliste cultu-rel. Pouvez-vous nous ex-pliquer ce que l’on entend, aujourd’hui, par culture en Égypte ?En Égypte, on trouve des pro-duits culturels, mais pas de scène culturelle. D’un côté,

on y publie presque un livre toutes les trois heures ; il y a de plus en plus de maisons d’édition, de projets de promotion de la lecture et de projets de traduction étatiques. Mais d’un autre côté, on y manque d’analyses et de commentaires sur la politique culturelle, tout comme de débats littéraires de qualité. Les traditions n’at-tirent plus grand monde : personne ne s’intéresse plus aux grands noms littéraires d’autrefois. On a toujours attendu des acteurs culturels et des intellectuels qu’ils jouent un rôle au niveau de la société. Ils souhaitaient le faire d’ailleurs, mais ne pouvaient pas se le permettre à cause des menaces de répression. Cela va certai-nement changer au cours des années à venir. Actuellement, nous travaillons à mettre en place des structures démocratiques et à dé-velopper la conscience qui va avec.

«Avec la révo-lution, les gens sont devenus plus critiques et courageux» La critique culturelle traverse une crise en

Égypte. Le journaliste culturel Gamal El Gamal espère que la démocratisation

en cours dans son pays entraînera une ranimation des débats culturels jusque-là étouf-

fés. Inspiré par la jeune scène des blogueurs de son pays, il souhaite ouvrir thématiquement

les pages culturelles de son journal.

propos recueillis par Susanne Schanda

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Je suis surprise. Cela fait des années que des intellectuels comme Alaa El Aswany, l’auteur de best-sellers, publient dans les journaux indépendants des analyses critiques de la société et du régime. À mon avis, les intellectuels ont trahi la culture. Ils ont cessé de relater, en écrivains, leurs propres expériences et se sont mis à écrire, en politiciens, sur des thèmes généraux. Depuis la chute de Moubarak le 11 février, Alaa El Aswany écrit pour Al-Masry al-Youm en tant que politicien et membre d’un parti, pas en tant qu’écrivain. On peut comprendre que les écrivains ressentent aussi de temps à autre le besoin de vider leur sac. Ce genre de textes, beaucoup d’Égyptiens les adorent, parce qu’ils s’identifient à eux et qu’ils ont le sentiment que quelqu’un dit ce qu’ils pensent. Mais il ne s’agit pas ici de littérature, ce sont des manifestes politiques. Youssouf al-Qaid par exemple est un écrivain médiocre, mais les gens aiment lire ses romans parce qu’il y critique le régime. Le roman d’El Aswany, L’Immeuble Yacoubian, aussi n’est qu’une simple critique sociale. Ces livres-là n’ont aucune qualité littéraire. Mais leurs auteurs deviennent des stars et passent souvent à la té-lévision. Ibrahim Issa se sert de ce besoin qu’ont les lecteurs d’in-sulter Moubarak. Tout comme le populaire Hisham Abu al-Nasr n’est pas un bon réalisateur, mais ses films prennent clairement position, sur le plan politique, contre la normalisation des rapports avec Israël, ce qui plaît beaucoup.

Ces intellectuels déclenchent des débats et ils ont du succès. Qu’est-ce que vous leur reprochez ?Ces films et ces livres sont un genre de marchandise politique qui se vend, ce ne sont pas des œuvres artistiques. Nous avons perdu beaucoup d’auteurs comme écrivains. C’est le cas aussi de Youssouf

Idriss qui rédige une chronique hebdomadaire dans Al-Ahram, mais qui ne fait plus guère de littérature. La politique a gagné les auteurs que la littérature a perdus. Naguib Mahfouz était plutôt faible dans ses prises de position politiques, mais il n’en était que meilleur écrivain : il a gagné le Prix Nobel, parce qu’il écrivait des livres d’une grande qualité littéraire. Il faisait partie d’une généra-tion qui tendait plutôt à jouer les médiateurs qu’à critiquer haut et fort. Aujourd’hui, nous n’avons quasiment plus de bons écrivains, mais ils sont forts dans leur engagement politique. C’est pour cela

que les auteurs égyptiens ne gagnent plus tellement de prix inter-nationaux.

Comment concevez-vous votre rôle de rédacteur culturel ?Le compte rendu culturel est en crise. Il n’existe plus de vrais ma-gazines culturels, on ne trouve plus que quelques pages spéciales dans les quotidiens. À la rédaction d’Al-Masry al-Youm, nous projetons de créer un cahier, L’Éditeur, qui réunira toutes sortes de créations dans toutes les disciplines. En plus de publier des cri-tiques et des nouvelles, nous souhaitons aussi y traiter de projets de loi et de travaux de recherche.

Vous voulez donc ouvrir la rubrique cul turelle à d’autres thèmes. Quel but visez-vous ?Nous souhaitons revivifier l’idée de la cul ture dans la rue. La jeune scène du blog a montré l’exemple, il y a quelques années déjà. Les blogueurs expérimentent sur le plan stylistique et recourent à des formes mêlant l’arabe littéraire, l’arabe standard et la langue par-lée. Le but étant que les gens simples ou moins instruits com-prennent eux aussi ces textes ou ces chansons. Bon nombre de ces blogs ont paru sous forme de livres par la suite et ont eu du succès. On a pu mesurer leur efficacité au moment de la révolution. Ils ont réussi en peu de temps ce que des partis politiques bien établis n’ont pas réussi en plusieurs décennies : ils ont réveillé la popula-tion et l’ont poussée à prendre son destin en main.

Dans quelle mesure la culture du blog influence-t-elle les mé-dias traditionnels ?L’exemple le plus connu est sans doute le blog de Ghada Abdelaal, Je veux me marier, où l’auteure parle du marché matrimonial

égyptien et des problèmes des jeunes femmes modernes. Ce blog est aussi paru sous forme de livre, un best-seller, et a débouché sur une série télé. Du coup, les journaux ont voulu, eux aussi, s’associer de tels blogueurs et les ont invités à écrire pour eux.

N’importe qui peut rédiger un blog. Il n’y a pas de rédacteur ou de lecteur. Que devient le contrôle de qualité ?La diversité des blogs est immense. La société est devenue très dynamique. Il n’y a plus d’orientations et de critères clairs. Cela vaut aussi pour les blogs. On y trouve de tout, du très bon au très mauvais. Et l’on se sert de la langue de multiples manières. Certains

alignent les gros mots et d’autres font dans la nuance. Dans les journaux, les blogueurs peuvent aussi commenter ce qu’ils ont lu ou vu. Tout cela, nous le tolérons sans que la rédaction ne s’en mêle ou censure des textes. Car le public est assez grand pour décider de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. Les blogueurs en revanche doivent encaisser les réactions que leurs commentaires suscitent. C’est un genre de contrôle de qualité par le lectorat. Je suis favo-rable à tout cela. Les bonnes choses vont finir par s’imposer et les mauvaises, par être écartées.

Nous souhaitons revivifier l’idée de la culture dans la rue. La jeune scène du blog a montré l’exemple, il y a quelques années déjà. Les blogueurs expérimentent sur le plan stylistique et recourent à des formes mêlant l’arabe littéraire, l’arabe standard et la langue parlée. Le but étant que les gens simples ou moins instruits comprennent eux aussi ces textes ou ces chansons. Bon nombre de ces blogs ont paru sous forme de livres par la suite et ont eu du succès. On a pu mesurer leur efficacité au moment de la révolution. ”

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Y a-t-il des débats sur la politique culturelle dans les médias égyptiens ?Non, les débats ont été largement étouffés. Il n’y a pas de politique culturelle qui s’occupe d’autre chose que d’argent. Le travail cul-turel est considéré par beaucoup comme un genre de garantie de revenu. Ceci remonte à l’époque du gouvernement d’Anwar al- Sadat, au milieu des années 1970, et de son concept de Libéralisme et capitalisme. Tout ce qui avait trait à l’esprit, l’art, la beauté, la critique, a été anéanti. L’être humain devait se contenter de man-ger, de boire et de gagner sa vie, pas la peine de réfléchir. Dans les universités, on a interdit aux étudiants de s’occuper de politique. Les syndicats de journalistes ou d’avocats ne se battaient que pour le droit à la retraite. L’argent et les façons d’en gagner sont deve-nus le thème central, tandis que la culture est passée à la trappe. Même dans les associations d’écrivains, on ne parlait plus que de rentes, de revenus et d’appartements bon marché. Durant l’ère Moubarak, le ministre de la culture, Farouk Hosni, a résolument poursuivi cette ligne. C’est alors qu’est né le concept « d’écurie culturelle », où les acteurs culturels étaient parqués et nourris comme du bétail dans l’écurie du ministère.

Et la critique culturelle, au sens d’une réflexion critique sur l’art et la culture, où s’exerce-t-elle aujourd’hui ?Jusque dans les années 1990, il y a eu des tentatives de critique culturelle, mais les revues culturelles qui s’y livraient ont perdu beaucoup d’argent et certaines d’entre elles ont même fait faillite. La critique culturelle s’exerce encore dans les couloirs des acadé-mies. Mais dans les médias, il n’y a pas de réflexion critique sur la littérature, la musique ou l’art. Il ne s’agit que de publicité pour des livres, rédigée par leurs auteurs eux-mêmes. La critique litté-raire est une tâche difficile qui exige beaucoup de savoir et de ta-lent. La revue littéraire d’État Al-Akhbar al-Adab n’a plus du tout la même importance. Ses critiques littéraires officiels sont des fonctionnaires qui gagnent leur vie avec leurs colonnes, pas des personnes qui ont une approche sérieuse des livres et les lisent deux fois. Je crois toutefois que dans les années à venir, bien des choses vont changer, parce qu’avec la révolution, les gens sont de-venus plus critiques et courageux.

En Europe, les débats sur des questions de société, l’Islam par exemple, se déroulent aussi dans les pages culturelles. Qu’en est-il en Égypte ?On ne peut séparer la culture des questions de société. Les articles conseillant les lecteurs sur les divers aspects de la vie en font par-tie aussi. Nos cahiers société abordent des thèmes élémentaires comme les rapports entre parents et enfants, entre homme et femme. Nous constatons que la famille perd de son importance. Les amis que l’on retrouve au club deviennent plus importants.

Et les thèmes tabous, comme la religion par exemple ?Il y a toujours des thèmes délicats, comme les rapports entre les sexes par exemple. On essaie de désamorcer un peu le sujet à l’aide de formulations prudentes. Mais alors qu’on a brisé les tabous en politique, la religion et le sexe demeurent problématiques. Un exemple : un journaliste a voulu écrire un article sur la danse et a

recouru, pour ce faire, au terme « maître de danse ». Or en arabe, le mot « maître » possède une connotation religieuse. Le rédacteur en chef est donc intervenu et a décidé que le mot « maître » ne de-vait pas être utilisé en rapport avec la danse. Finalement, il a sup-primé la page entière.

La censure s’exerce donc aussi au sein du journalisme culturel ?Oui, mais la plupart du temps, il s’agit d’autocensure.

Cet entretien a été réalisé le 12 mars 2011 au Caire, un mois après la chute d’Hosni Moubarak. Ola Abdel Gawwad a fait office de traductrice durant l’entretien. Gamal El Gamal est né au Caire en 1959. Il a étudié à la faculté d’archéologie de l’Université du Caire et possède un Master of Arts. Aujourd’hui, il est rédacteur culturel et critique à Al-Masry al-Youm, le premier et le plus grand quotidien indépendant d’Égypte, qui existe depuis 2004. Susanne Schanda, née en 1960, s’occupe du Proche et du Moyen-Orient en tant que journaliste free-lance. Grâce à de nombreux séjours prolongés, elle connaît de l’intérieur la vie quotidienne, la culture et la société égyptiennes. Elle travaille pour divers médias papier et en ligne de langue allemande, ainsi que pour la radio suisse DRS. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

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ien des commentaires sur la littérature ou la critique et les activités littéraires, lisibles aujourd’hui sur In-ternet feront peut-être un jour partie des documents les plus dignes de conservation en ce qui concerne la vie cul turelle. Mais nous en sommes loin. Ne serait-ce

que parce que, en dépit de l’enthousiasme suscité par les possibi-lités et les perspectives d’Internet, la conscience historique pour les genres, les techniques d’écriture et les types de textes qui s’y affichent, demeure encore rudimentaire. C’est vrai, par exemple, pour les archives, la chronique et le journal individuel destiné au public – autant de genres relevant de la documentation écrite qui, une fois sur Internet, sont perçus comme spécifiques à ce moyen technique (sous forme de blogs ou de banques de données numériques notamment), sans que l’on ait pris conscience qu’ils existent depuis des siècles. Les grandes idées de la dernière décen-nie – le blog considéré comme un nouvel instrument de débat foncièrement démocratique sur tout et avec chacun, les organes de recension libre sur la Toile, le roman numérique – toutes ces rubriques électro-niques ont agité les esprits, pour perdre ensuite de leur im-portance (notamment le por-tail lite ratur kritik.de) quand ce n’est pas pour disparaître tout bonnement, comme le portail Internet des écrivains ampool.de, autour d’Elke Naters et Christian Kracht, ou encore la salle de lecture nu-mérique Lesesaal du quoti-dien Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Les rubriques électroniques vivent des médias imprimés

Le Perlentaucher, le chasseur de perles, le projet le plus am-bitieux du genre, destiné non seulement à donner un aperçu quotidien des pages culturelles des grands journaux, mais à devenir une sorte d’hyperrubrique cultu-relle, demeure réservé à des lecteurs pour le moins semi-profes-sionnels. Qui plus est, la plupart d’entre eux l’utilisent comme un sommaire – à l’image de artsandlettersdaily.com – et non comme un organe intellectuel autonome. En termes de vente de livres, on accordera déjà plus d’importance aux comptes rendus de lectures d’Amazon, sans savoir clairement toutefois si les textes publiés sur ce site relèvent de la critique ou du témoignage de lecture. Il y a une dizaine d’années, on pensait que le critique amateur ou le blogueur ferait sérieusement concurrence à la critique ou au jour-nalisme culturels professionnels. L’idée a fait long feu : ce dilettante existe certes, et la critique professionnelle prudente le lira de temps à autre, pour peu qu’elle le trouve, ne serait-ce que parce que

l’amateur, au sens propre de celui qui aime, dispose souvent de vastes connaissances intéressantes. Dans la presse écrite, en tout cas, la rubrique culturelle en général et la critique en particulier, n’ont enregistré aucune perte ces dernières années à cause de la concurrence d’Internet. Ce qui ne signifie pas que l’on ne puisse trouver sur des blogs et dans des revues électroniques des critiques meilleures, plus fondées, plus précises dans leur argumentation, que dans la presse écrite.

Internet est un espace ouvert, où chacun peu apparaître au moins de manière semi-publique, ce qui ne facilite pas la mise en place de structures permanentes, voire de classements et de hiérarchies. Beaucoup s’y sont essayés, mais dans la sphère ger-manophone plus encore que dans l’espace anglophone, il semble difficile de mettre en place une infrastructure intellectuelle stable, susceptible de s’imposer. Ce défaut se traduit aussi par le

fait que les sites culturels du domaine germanophone – du Perlentaucher à S.P.O.N. (le site commun des journalistes culturels en ligne du Spiegel) – vivent pour l’essentiel des ru-briques cul turel les de la presse écrite, puisqu’ils consistent en grande partie en commen-taires des articles écrits par leurs collègues. Le ton iro-nique, souvent dépréciatif, par fois haineux, qui revient régulièrement dans les com-mentaires publiés sur la Toile (dans le Perlentaucher no-tamment) peut s’expliquer ob jectivement : on s’efforce de compenser une infériorité structurelle par un plus grand degré de subjectivité.

Les vertus de la contingence matérielle

Il y a trois raisons à la supério-rité de la presse écrite dans le

domaine de la critique, dont aucune n’est nécessairement liée à la qualité des textes. La première est la rareté : la place disponible pour la critique dans la rubrique culture est limitée. Celle-ci dis-pose tout au plus d’une ou deux pages par jour. Le fait qu’il y ait concurrence pour occuper cet espace ne signifie nullement que la meilleure critique s’imposera, mais que cette seule limite fait prendre conscience de l’importance du choix et de la différencia-tion. Ce discernement appartient à la logique interne de la presse quotidienne écrite. Il y a quelque chose de vrai dans l’étonnement exprimé au début du XXe siècle par le comique munichois Karl Valentin, quand il dit qu’il se passe chaque jour autant de choses sur la Terre qu’il y a de place dans le journal. Si la presse écrite transmet moult nouvelles, commentaires, comptes rendus, opi-nions et recensions, elle enferme aussi toute cette diversité dans

Internet n’est pas une

concurrenceLes blogs culturels sur la Toile, les plateformes

de recension, le roman numérique ont momentanément agité les esprits.

Pour Thomas Steinfeld, presque tout cela est devenu insignifiant ou inexistant.

Les journalistes des rubriques culturelles classiques n’ont pas besoin de se faire

de souci pour l’avenir de leur profession.

par Thomas Steinfeld

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un format sévère d’une grande constance. Sur Internet en re-vanche, chaque intervention peut non seulement prendre une longueur infinie, elle fait aussi partie d’une Toile potentiellement infinie. Et le fait que le contenu d’un journal Internet paraisse sous forme de livre à intervalle régulier (avec plus de succès que le même texte sous forme de blog, comme c’est le cas pour celui de l’écrivain berlinois Rainald Goetz), atteste une fois encore de l’ef-ficacité du principe de raréfaction.

Il est des blogs littéraires qui tirent de ce problème structurel la conclusion que publier plus et plus fréquemment est une réac-tion adaptée pour s’imposer sur la Toile et ga-gner en visibilité. C’est le contraire qui est vrai : un quotidien signifie aussi que des textes en quantité limitée se trouvent réunis physiquement dans un espace (et là encore donc soumis à une limite) pour une durée plus ou moins limitée. L’assujettissement au papier est la seconde raison de la constance – et peut-être aussi de la supériorité intrin-sèque – de la presse écrite dans le domaine de la culture et de la critique. Car un moyen de communication n’est pas déterminé par sa seule accessi bilité et sa capacité d’adaptation aux besoins individuels, par la seule ampleur de sa diffusion et par sa vitesse – autant de qua lités qui relèvent plus d’Internet que de la presse écrite –, il est aussi tributaire de coordonnées telles que la lourdeur et la légèreté, la stabilité et la péremption.

Le papier a l’avantage d’être infiniment souple à cet égard : il peut être très lourd ou très léger et se retrouver dans la poubelle le lendemain, ou très léger et durer quand même des siècles. Il peut servir de véhicule sur de grandes distances temporelles et spatiales. Ainsi nous avons nommé le troisième argument qui plaide pour la supériorité de la presse écrite dans le domaine de la critique : par

sa structure, cette presse est proche du livre, puisqu’elle se lit d’en haut à gauche jusqu’en bas à droite, de la première à la dernière page. Pour cette raison, la critique littéraire (ou culturelle) écrite partagera l’avenir du livre, ce que l’on ne saurait dire de la critique de la musique populaire – la critique musicale classique ne semble pas beaucoup plus menacée que la littéraire– ou de la critique ci-nématographique (par exemple, aintitcool.com ou slate.com). Car il existe une affinité entre le cinéma et la critique cinématogra-phique en ligne, qui n’est probablement pas due au simple fait que les clips s’intègrent facilement au moyen numérique, mais aussi à

l’intersection sociale plus vaste entre amateurs de cinéma et adeptes de blogs ou de magazines numériques qu’entre lecteurs de livres et visiteurs d’Internet.

La culture, espace de réflexion sur la société

Les critiques littéraires et les journalistes spécialisés dans la culture n’ont donc pas de souci à se faire quant à l’avenir de leur profession dans les médias classiques. Jusqu’à nouvel avis, aucune concurrence ne vient les menacer sur Internet – son rôle jusqu’ici, du point de vue professionnel, réside avant tout dans la qualifica-

Il y a une dizaine d’années, on pensait couramment que le critique amateur ou le blogueur ferait

sérieusement concurrence à la critique ou au journalisme culturels professionnels. L’idée a fait long feu : ce dilettante

existe certes, et la critique professionnelle prudente le lira de temps à autre, pour peu qu’elle le trouve, ne serait-ce

que parce que l’amateur, au sens propre de celui qui aime, dispose souvent de vastes connaissances intéressantes. ”

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Ruedi Widmer (*1973) est graphiste, dessinateur, humoriste et écrivain satirique. Il dessine et écrit régulièrement pour les journaux et revues Tages-Anzeiger, Der Landbote, WoZ Wochen-zeitung, TITANIC, SALDO et de nombreux autres. Ruedi Widmer vit et travaille à Winterthur. ll compte plus d’un critique de cinéma et plus de deux critiques musicaux parmi ses amis et c’est avec plaisir qu’il partage des bières et des discussions avec eux, qu’on aurait pu d’ailleurs retransmettre à la télévision si la voiture d’enregistrement avait eu la permission de s’arrêter devant le bistrot (parking interdit, hélas !). C’est un facebooker passionné et un twitteur dangereusement indifférent.www.ruediwidmer.ch

Adaptation française par Marielle Larré

Philippe Becquelin (*1958) vit à Lausanne. Après des études aux Beaux-Arts de Lausanne, il se consacre au dessin de presse. Il dessine sous le pseudo de Mix & Remix dans le magazine romand L’Hebdo ainsi que pour l’émission de la Télévision suisse romande Infrarouge. À l’étranger, on peut voir ses dessins dans Le Courrier Internatio-nal, les magazines Lire, Clés et L’internazionale.Philippe Becquelin n’est pas un grand consomma-teur de biens culturels. Il va quelquefois au cinéma et achète un ou deux disques. Les critiques de films, il ne les lit que rarement parce qu’elles ont une fâcheuse tendance à raconter toute l’histoire ou même à divulguer le dénouement. En matière de musique, il suit les conseils de sa fille ou il regarde sur Facebook ce que ses amis recommandent.http://mixremix.ch

Les dessinateurs

tion et le recrutement de jeunes journalistes spécialisés ainsi que dans la consultation d’écrits volumineux, et donc peu maniables. Certes, ces dernières années, Internet apparaissait comme le moyen qui l’emporterait à cause de son important taux de crois-sance : de nombreux managers de l’édition ont appliqué aux for-mats traditionnels les critères de la présence numérique. Cette er-reur ne pouvait déboucher que sur des formes hybrides qui n’ont pas avantagé la rubrique culturelle sur papier. Mieux vaudrait suivre la logique propre de chaque média et s’en servir en la res-pectant. Surtout depuis que le décalage horaire entre un événe-ment et sa relation peut être réduit à un strict minimum par le biais des réseaux sociaux. D’ailleurs, plutôt que de tous se focaliser sur le support le plus rapide avec plus ou moins de succès, les médias commencent à se différencier selon leur logique propre. On le voit déjà avec Internet, qui remplit souvent non seulement la fonction d’archives gigantesques, mais héberge aussi de très longs textes dans des espaces prévus à ce seul effet. Et il y a des pé-riodiques ou hebdomadaires imprimés comme Die Zeit qui tirent désormais profit de leur relative lenteur, car le différé est mis au bénéfice du recul et de la réflexion.

Mais c’est dans les quotidiens que le changement est le plus frappant : ils sont de plus en plus souvent déchargés de l’événemen-tiel, car ils ne peuvent concurrencer la rapidité des médias audio-

visuels et d’Internet en particulier. Ils réagissent en accordant de la place à des formes plus lentes et plus longues : l’analyse contex-tuelle, le reportage, le dossier, le portrait – et la critique : bref, des genres réflexifs et narratifs. La rubrique culturelle, qui en relève, n’est pas forcément plus volumineuse pour autant. Mais les tech-niques, les styles et les manières de travailler qui lui sont propres sont repris par les autres rubriques : politique, économique, et même sportive. À bien des égards, nous revenons à une situation que nous avons connue par le passé, quand la culture était le lieu où se discutaient tous les aspects de la vie en société – à ceci près que la culture, en regard du sport, des heurs et malheurs des ve-dettes, de l’activité politique souvent réduite à une fonction pure-ment symbolique (les décisions réelles relevant de l’économie), ne bénéficie plus que d’une fraction de l’attention sociale qui était la sienne à la fin du XVIIIe siècle encore. Cela dit, les perspectives du journalisme culturel ne sont pas mauvaises pour autant. Mais pour savoir où l’on en est, il vaut mieux connaître l’histoire de son métier.

Thomas Steinfeld (*1954), est directeur de la rubrique culturelle de la Süddeutsche Zeitung à Munich et professeur titulaire des sciences de la culture à l’Université de Lucerne.

Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard

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swissnex San Francisco branche de jeunes designers de jeux électroniques suisses sur

l’effervescente scène du gaming de la côte ouest des États-Unis.

De leur côté, les Suisses présenteront en octobre une exposition itinérante à San

Francisco.

Au carrefour de la

technique, de la science et

de l’art

Une mise en abyme critique : Game Over de l’artiste Yan Duyvendak incite à une réflexion sur le jeu.

par Bettina Ambühl, San Francisco – Jeux de simulation sur ordinateur, sudoku sur le téléphone mobile, entraîneur de yoga numérique – l’offre de jeux et d’applica-tions électroniques n’en finit pas de s’enri-chir. Game Culture, un programme de Pro Helvetia, explore le phénomène chatoyant

san francisco new york paris rome VarsoVie le caire le cap new delHi sHangHai

HeUre locA le

des jeux vidéo et fait voir en Suisse comme à l’étranger ce que l’Helvétie produit en la matière. Une exposition itinérante inti-tulée Swiss Game Design fera halte en octobre sur la côte ouest des États-Unis. la collaboration avec l’organisation parte-naire swissnex San Francisco en fera un

événement interactif s’adressant aussi bien aux professionnels qu’aux profanes avertis.

Haut lieu du numérique, toute proche de Silicon Valley, la ville de San Francisco constitue pour l’industrie du jeu électro-nique une plateforme particulièrement animée et stimulante. Alors qu’en Suisse la

san francisco

la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde entier. celles-ci ont pour tâches de stimuler les échanges culturels et de développer des réseaux culturels.

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trie du jeu électronique proprement suisse, un grand pas en avant. Selon lui, le princi-pal mérite de Game Culture est toutefois d’avoir également catalysé les échanges entre les développeurs suisses de jeux élec-troniques.

conçue par le musée bâlois Haus der elektronischen Künste Basel, l’exposition itinérante Swiss Game Design permet de comprendre instantanément que l’intérêt suscité par les jeux, que ce soit en Suisse ou ailleurs, va bien au-delà du divertissement. Quand, collaborant avec l’antenne zuri-choise de Disney research, des informa-ticiens de l’École polytechnique fédérale de Zurich ePFZ s’efforcent de rendre les animations toujours plus réalistes, il y a main dans la main entre la science et l’industrie du divertissement. Quand des patients font, par le biais de jeux élec-troniques, des exercices qui accélèrent la récupération fonctionnelle, les jeux et leur développement sont au service de la science. exemple, le logiciel Gabarello. Issu, en 2009, à la Haute école d’art de Zu-rich, d’une collaboration avec l’Hôpital des enfants de Zurich, l’ePFZ et l’Université de Zurich, il est utilisé pour la récupération des fonctions motrices chez les personnes ayant subi un accident vasculaire cérébral. la technique consiste à transmettre les mouvements que font ces personnes à un personnage qui doit triompher à l’écran de toute une série d’épreuves. en essayant

d’aller le plus loin possible dans le jeu, les patients exer-cent la motricité de leurs jambes dans le but de réap-prendre à marcher.

Un art qui est aussi réflexion sur le jeule gaming ne met pas seule-ment la technologie et la science au service du diver-tissement, il intègre égale-ment des aspects artistiques. Quant à savoir si les jeux nu-mériques peuvent prétendre à l’appellation d’œuvres d’art, voici ce qu’en pense chris-tian lorenz Scheurer, un poids lourd suisse du design de jeux de console et de films d’animation, établi depuis plusieurs années à Holly-wood : « Tout jeu n’est pas

développement suisses. Pour reto Senn, cofondateur et coo de la société rappers-wiloise Bitforge AG et développeur de Orbital, jeu iPhone dont on sait la brillante carrière, cette participation des game designers suisses à la grande foire aux idées qu’est la conférence de San Francisco constitue, dans la perspective d’une indus-

première réaction au mot « jeu vidéo » est souvent faite de réserves et de crainte qu’ils ne favorisent la violence, c’est, en califor-nie, aux potentialités de développement de ce secteur que l’on s’intéresse en premier. c’est ici qu’est organisée depuis déjà 25 ans la Game Developers Conference, qui attire chaque année quelque 18 000 spécialistes. Un coup d’œil au programme de mars 2011 en dit long sur la diversité des sujets abor-dés dans le cadre de cette manifestation, où les ateliers sur les dernières nouveautés techniques en matière de développement voisinent en bonne intelligence avec des exposés sur les aspects juridiques, éthiques et psychologi ques des jeux. Par exemple, celui de Mia consalvo, professeure au Massachusetts Institute of Technology, qui s’interrogeait sur la réalité des interactions sociales que l’on prête aux jeux dits so-ciaux.

Serious Games : plus qu’un passe-tempsGrâce à Pro Helvetia, la Suisse a participé cette année à la conférence et tenu, pour la première fois, son propre stand à San Francisco. swissnex, antenne du Secré-tariat d’État à l’éducation et à la recherche pour l’encouragement de l’innovation suisse à l’étranger, a complété cette présence par une exposition interactive concoctée par la section game design de la Haute école d’art de Zurich et une présentation des dernières nouveautés sorties des studios de

Dans le jeu de simulation Spore, le joueur invente ses propres créatures. Christian Lorenz Scheurer a participé à la conception visuelle.

Orbital, un jeu iPhone au succès retentissant, a été développé par le Suisse Reto Senn.

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une œuvre d’art, pas plus que tout film, mais il existe pour le moins un potentiel artistique. » Un potentiel qui dépend évi-demment de la créativité du designer. Quand christian lorenz Scheurer assure le design, comme c’est le cas pour un pro-jet de film encore tenu secret, naissent sous sa direction des mondes entiers, d’après lesquels sont construits les décors du film et que l’action rend vivants pour le spectateur. Mais il n’existe pas encore, dit-il, pour cette forme d’art, de métacri-tique telle qu’en produisent par exemple les œuvres d’un Joseph Beuys.

on peut également voir dans le cadre de Swiss Game Design quelques œuvres qui suscitent cette sorte de métaréflexion sur soi-même et sur le jeu. Par exemple Game Over, jeu vidéo de Yan Duyvendak, dans lequel on voit celui-ci tirer sur des ennemis invisibles. Dès lors qu’ils com-portent un espace de réflexion, ces jeux s’éloignent toutefois du but premier : of-frir à celui qui joue une occupation avant tout divertissante. Hésitant entre jeu et installation, la plupart confrontent la personne qui joue ou qui regarde à des contenus prétendant exister par eux-mêmes, quel que soit le déroulement de la partie. D’où possibilité de distinguer entre la culture du jeu électronique en tant que telle et des formes d’art qui sont une réflexion sur cette culture. le fait que ces œuvres proposent une réflexion critique montre bien que le gaming est aujourd’hui perçu comme un contenu important de la vie de beaucoup de per-sonnes.

Pour trouver des informations sur d’autres manifestations : www.swissnexsanfrancisco.org Bettina Ambühl a fait des études de germanistique à l’Université de Zurich. Depuis un an, elle vit avec son mari en californie, où elle travaille comme correspondante du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung. Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger

Heure locale

par Stefanie Thiedig, Shanghai – Perfor-mance et vidéo, forme et médium : voici les thèmes auxquels se consacre la série d’ex-position Action and Video – CH/CN Art Now qui se tient à Shanghai d’avril à dé-cembre 2011. D’un côté se trouvent le mu-sée Minsheng Art et les artistes chinois qui y exposent, de l’autre les artistes suisses invités par le bureau de Pro Helvetia à Shanghai, et entre les deux, li Zhenhua, le commissaire d’exposition qui partage sa vie entre Zurich et Beijing et fait le lien entre tous les acteurs de l’exposition. Sans oublier l’esprit de conciliation intercultu-relle régnant et qui requiert, de la part des

deux parties, une bonne dose de patience et la volonté de s’ouvrir à l’autre.

Contrastes et parallèlesDepuis l’été dernier, les rétrospectives d’art chinois contemporain ont le vent en poupe. Au mois de septembre, le musée Minsheng Art a montré un vaste aperçu de l’art vidéo chinois. le nouveau bureau de Pro Helve-tia à Shanghai et le commissaire li Zhen-hua se sont ralliés à ce thème actuel. en confrontant l’art vidéo contemporain de Suisse et de chine, le projet Action and Video – CH/CN Art Now entend révéler des contrastes et des parallèles et offrir aux

Tenter de trouver un langage universel

Des étudiants des beaux-arts de Shanghai aident à la mise en place des œuvres sous la conduite des artistes.

la série d’expositions Action and Video – CH/CN Art Now à Shanghai présente l’art vidéo de Suisse et de chine et offre aux

artistes des deux pays une plateforme d’échanges.

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artistes des deux pays une plateforme d’échanges. À cette occasion, les artistes suisses Yves Netzhammer, Bernd Schurer, roman Signer, Yan Duyvendak et Marc lee, de même que l’historien d’art Beat Wyss rencontreront les artistes chinois liu Wei, lu Jie, Aaajiao, Zhang Peili et lu chunsheng. la série d’expositions a été inaugurée le 19 avril par le conseiller fé-déral Didier Burkhalter. c’est Yves Netz-hammer, accompagné de Bernd Schurer, artiste plasticien et numérique, qui a ou-vert les feux – le titre initial Die Anord-nungsweise zweier Gegenteile bei der Erzeugung ihres Berührungsmaximums a été traduit sans ambages en anglais par Nature Fear Entity.

L’effet papillonla série d’expositions ne saurait servir d’objet classique de représentation, mais plutôt de moyen de communica-tion grâce auquel l’acte créateur et sa genèse deviennent tangibles. c’est pour cette raison que les responsables du projet ont également choisi d’im-pliquer le musée Minsheng Art et un grand nombre d’étudiants en art de Shanghai. Une fois les premiers des-sins muraux peints, les installations spatiales montées, les vidéos inté-grées, les sons synchronisés, soit les bases de l’exposition posées, les ar-tistes peaufinent l’exposition avec les étudiants. en chine, même si les écoles d’art enseignent en premier lieu des méthodes et des processus de production – le système d’éducation chinois ne laisse guère de liberté de mouvement –, c’est justement par leurs aspects formels que les points de vue des artistes peuvent être reconnus dans l’art contemporain. Au regard de la discipline régnant au sein des écoles chinoises, li Zhenhua déclare : « Notre tentative ne pré-tend pas changer le système chinois, mais qui sait, il en résultera peut-être un effet papillon. » Des ateliers, des conférences, des visites d’écoles et d’institutions doivent y contribuer dans la foulée.

les deux cultures ont beaucoup à ap-prendre l’une de l’autre : « Même si cela fait déjà un certain temps que je travaille avec des artistes suisses, je me trouve dans un processus d’apprentissage permanent ré-sultant des différentes manières de travail-ler des artistes chinois et suisses », confie

li Zhenhua. le mantra chinois du man-man lai (« sans se départir de son calme ») vise au cœur même de malentendus d’ordre culturel, et les européens ont sou-vent bien du mal à le saisir. ce d’autant plus qu’en chine, bien des choses sont plani-fiées et mises en place très rapidement – pour la série d’expositions, les deux parties se sont donc entendues sur le principe du work in progress.

Un nouveau bureau Pro Helvetia à ShanghaiDans la mesure où les œuvres de Netz-hammer ne sont guère compréhensibles

au premier abord, les étudiants avancent avec retenue quelques rares commentaires et tentent souvent d’accéder aux thèmes de l’artiste par le biais des figures animales. « en tant qu’éléments non codifiés et se si-tuant en deçà de tout jugement de valeur, les animaux sont des vecteurs d’émotions idéaux et ils permettent les associations d’idées », relève Netzhammer. chez lui, la prise en compte de l’individu, de la culture et de la nature soulève des questions d’ordre existentiel : impossible de se fier à la surface – elle ouvre le regard à l’espace psychologique des profondeurs : nos peurs devant l’affranchissement des con ventions, l’instabilité de notre appréhension du monde. Tout n’est pas lisible pour tout le monde, mais les expériences sensorielles

exposées dans les scènes disposent d’une force d’expression aussi puissante qu’éten-due, donnant ainsi la possi bilité aux parti-cipants des deux cultures de se retrouver dans une sorte de langage universel.

Voilà ce qu’espère aussi le nouveau bureau de liaison de Pro Helvetia officiel-lement inauguré à Shanghai en octobre 2010. Depuis 2008, une septantaine de pro-jets artistiques ont permis de récolter des expériences pour les échanges culturels entre la chine et la Suisse. Trois collabora-trices locales y travaillent : Sylvia Xu, res-ponsable, est épaulée par cathy Fu à Shan-ghai et eliza Wang à Beijing, laquelle relie

Pro Helvetia Shanghai à la capitale. « Notre bureau est petit, donc extrême-ment flexible, et les structures ne connais sent pas la rigueur hiérar-chique qui règne dans la plupart des pays où Pro Helvetia a une perma-nence », confie Xu. Au niveau du contenu, l’accent est redéfini chaque année : art vidéo cette année, design et architecture l’année prochaine. Toute-fois, les artistes ne bénéficient que très rarement d’un soutien direct. Au lieu de cela, Xu collabore essentiellement avec des institutions chinoises qui sou-tiennent des projets particuliers au plan financier et par l’intermédiaire de leurs réseaux. le musée Minsheng Art, partenaire du projet actuel, effectue à cet égard un authentique travail de pionnier, puis qu’il s’agit du premier et seul musée d’art chinois contemporain entièrement financé par une banque. « entre-temps, d’autres banques pro-jettent également de fonder des mu-

sées », révèle son directeur Zhou Tiehai. « Pour nous en chine, c’est encore l’in-connu – pour le moment, nous nous consacrons encore aux processus fonda-mentaux du travail de musée et à la mise sur pied d’expositions. »

Pour plus de détails sur les expositions actuelles et les manifestations liées à Action and Video, voir www.prohelvetia.cn. Stefanie Thiedig (*1980) travaille comme médiatrice culturelle indépendante sous le nom de Kulturgut à Beijing. en septembre 2010, elle a publié avec Katharina Schneider-roos l’ouvrage Chinas Kulturszene ab 2000, consacré à la scène artistique chinoise des années zéro, aux éditions christoph Merian. Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry

Matérialisation d’expériences sensorielles : Yves Netzhammer au travail.

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32RepoRtage

Un chaud après-midi de mars, l’air sent la fin de l’hiver. Des rayons de soleil couleur de miel dessinent des motifs sur le sol à tra-vers les longues fenêtres. Dehors, tout est tranquille ; Lajpat Nagar, quartier généra-lement animé du sud de Delhi, sommeille sous une brume de poussière jaune. « Ça se réveille le soir », me dit Cosey en connais-seur : il y a près de trois mois qu’il habite ici. Cosey est en résidence en Inde grâce à Pro Helvetia, la Fondation suisse pour la culture. Il se plaît dans ce quartier et s’est fait des amis parmi les bédéastes de Delhi, comme Vishwajyoti Ghosh, l’auteur de Delhi Calm, Sarnath Banerjee, l’auteur de Corridor, The Barn Owl’s Wondrous Ca-pers et récemment de The Harappa Files,

ou Anindya Roy qui dirige Manic Mongol, une maison d’édition de B. D. Cosey les trouve « pleins de talent et charmants. Et drôles ! »

« Le maître de l’aquarelle »Cosey a apporté sa touche personnelle à l’aménagement de son logement : il a choisi des stores de bambou et de tissu pour les fenêtres, aligné sur le divan toute une série d’objets achetés ici : un rickshaw jouet, un tableau coloré, un Ganesha sur sa monture (Ganesha est la divinité hindoue qui lève les obstacles), un coussin pelucheux repré-sentant une tête de tigre et une magnifique tenture brodée du Rajasthan ainsi que des taies de coussins. Sa table de travail, dans

Le globe-trotter et son carnet d’esquisses

Cosey, l’auteur suisse de bandes dessinées, est en résidence de plusieurs mois en Inde ; il s’est souvent rendu dans

ce pays qu’il aime beaucoup. Il séjourne dans la capitale, New Delhi, où empêtré dans la foule et le chaos, il cherche

l’inspiration pour ses prochaines œuvres graphiques.

par Janice Pariat (texte) et Ankur Ahuja (photos)

REPoRtAGE

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Absorber la ville, tous sens en éveil : l’auteur de bandes dessinées Cosey (en haut, à gauche) retient ses impressions à la pointe de ses crayons.Nizamuddin (au centre) est un lieu de pèlerinage musulman de Delhi.

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un coin de la pièce, est encombrée de pa-piers et de tubes de peinture. Un pot de terre cuite contient un assortiment de pinceaux.

« Je travaille actuellement à une his-toire qui se passe au Japon », dit-il, « le livre doit paraître à la fin de l’année. » Cosey me montre une page en cours – des dessins à l’encre noire sur une feuille de plastique transparente, des couleurs sur une autre. Placées l’une sur l’autre, elles révèlent le ta-bleau complet, une page de bande dessinée. Cela me fait penser à ce que dit Samath de son œuvre : « Cosey est le maître de l’aqua-relle. Il travaille dans la tradition des grands albums européens et raconte de magnifiques histoires poétiques, presque métaphysiques, et dessinées avec grande finesse. »

Avant même de lui poser ma question suivante – « Est-ce que vous projetez une histoire sur Delhi ? » –, je devine la réponse. Cosey voyage à travers le monde depuis trente ans, du tibet et de la Birmanie aux États-Unis et au Népal ; et il a une méthode de travail bien à lui. Plutôt que de se jeter tête baissée dans un projet inspiré par les lieux qu’il visite, il préfère laisser tout cela reposer, comme dans un chaudron de sorcière où il préparerait des choses mys-térieuses et magiques. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il dise : « C’est trop tôt pour que je réponde à cette question. Pour le moment, je suis en train d’absorber la ville,

de l’inhaler. Dans un an peut-être, ou plus tard, j’utiliserai ce que j’ai vu et récolté. » Voilà comment fonctionne la créativité de Cosey ; le voyage est au cœur de celle-ci. « Le voyage m’aide à mieux connaître mon sujet ; je peux ramener des objets que je ne trouverais pas dans le meilleur des guides touristiques. » on peut les voir dans ses albums précédents, Saigon–Hanoi, Le Bouddha d’Azur, Joyeux Noël, May ! ou Le

voyage en Italie : des paquets de cigarettes, des étiquettes de bière, des panneaux rou-tiers, mille petits détails qui font vivre le monde de Cosey.

Le premier festival de B. D. de Delhi – plutôt commercialPendant le temps passé à Delhi, Cosey a été bien occupé. Il a participé à la première Co-mic Conference de la capitale – « C’était plutôt commercial, mais pourquoi pas ? Les albums doivent se vendre, et les au-teurs vivre », dit-il. « C’est drôle de penser que les premiers festivals en France, à An-goulême, étaient très intellectuels et éli-tistes, et que maintenant Angoulême est un énorme événement commercial. Delhi va peut-être suivre la voie inverse ? » Il a aussi visité nombre de sites, la tombe de Humayun, le quartier pittoresque de Pu-rani Dilli (la vieille ville), et le chaos du marché central, à deux pas de là où il ha-bite. Au cours de ses expéditions, il a pris quantité de photos (« ça m’aide à recréer par la suite des détails architecturaux et le paysage urbain », explique-t-il) et fait des croquis à l’encre ou au crayon de myriades de détails. Il me les montre : une main dé-corée au henné, un acteur gracieux dan-sant le Kathakali (une danse indienne clas-sique très stylisée) à Khajurâho (ville du Madhya Pradesh connue pour ses temples jaïns et hindous, inscrits au patrimoine

RepoRtage

Amour du détail et précision : portrait d’un fakir musulman.

Cosey Né en 1950 à Lausanne, Bernard Cosendai dit Cosey est un auteur de bande des-sinée bien connu. Il a commencé à travailleur comme illustrateur pour une agence publicitaire, avant de rencontrer Derib (Claude de Ribaupierre), alors le seul auteur professionnel de bande dessinée en Suisse, et de devenir son ap-prenti. tous deux s’intéressent à la philosophie orientale et sont devenus grands amis. Après diverses collaborations à des journaux, Cosey est entré en 1975 à Tintin, où il a créé son personnage le plus célèbre, Jonathan, dont les aventures lui ont assuré un succès rapide. Cosey s’est rendu au Ladakh en 1976 et n’a pas cessé de voyager depuis lors : États-Unis, Népal, Vietnam, Laos, Cambodge, Bir-manie, tibet. Ses voyages inspirent ses histoires magnifiquement illustrées, pleines de détails, de scènes vivantes et d’aperçus de la vie des lieux. Il a reçu nombre de prix, l’Alfred du meilleur album au festival d’Angoulême, le Grand Prix Soleil d’or à Solliès, le Bonnet d’âne récompensant une carrière au festival Quai des Bulles de Saint-Malo, entre autres. Cosey a été en résidence à New Delhi de janvier à avril 2011, grâce à Pro Helvetia. http://cosey.rogerklaassen.com

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mondial), une statue de Kali aux dix bras (la déesse indienne du temps et du change-ment), beaucoup de portraits. Sarnath dit d’eux que ce sont « des observations sym-pathiques et fines de la vie quotidienne en Inde ». Les dessins ont un trait délicat ; une image en particulier, celle d’un fakir mu-sulman, est une aquarelle exquise. Elle a été dessinée avec soin jusque dans les moindres détails ; voilà pourquoi peut-être Cosey suggère que nous nous rendions à la Dargah de Niza-muddin, l’endroit qui l’a inspirée. « Je l’ai choisi à cause des gens et du paysage », dit-il, « et aussi parce qu’il me rappelle la vieille ville de Delhi. » Ce lieu de foi intense pour les mu-sulmans de tout le pays, proche du complexe historique de Humayun, reçoit des milliers de visiteurs chaque semaine. C’est un labyrinthe de chemins sombres bondés de monde tout autour du mausolée de Nizamuddin Auliyah, l’un des plus grands saints soufis du monde, en-terré ici au XIVe siècle. La dargah forme le cœur du labyrinthe, elle fourmille de dévots et de petits mar-chands.

Le soir tombe quand nous nous mettons en chemin. Des chariots de légumes apparaissent au bord des rues, le parc voisin est plein de promeneurs et de garçons jouant au cricket. Au fur et à me-sure que l’atmosphère fraîchit, la ville revient à la vie. En chemin, Cosey fait part de ses sentiments ambigus pour Delhi. « Je ne sais pas où je suis, à Istanbul, à Londres ? C’est un creuset où se mélangent tant de choses. Il n’y a rien de typiquement indien ici, ce n’est pas comme Hampi par exemple (un village du Karnataka, site des ruines du royaume de Vijayanagar) ou Khajurâho ; peut-être parce que Delhi est une ville d’immigrants et de réfugiés. »

Nous laissons nos sandales à l’entrée, auprès d’un homme qui vend des mon-tagnes de pétales de rose et de bougies. Il insiste pour que nous en achetions, mais Cosey refuse poliment et fermement. Quand nous entrons dans la dargah, c’est comme si nous nous trouvions dans un autre temps, un autre monde. Cosey a rai-son : Delhi est faite de plusieurs cultures, cousues ensemble pour faire un tissu so-

cial riche et vibrant. Le long des chemins, des échoppes de fortune vendent des images de La Mecque, des tentures impri-mées de prières musulmanes, des éditions du Coran, des souvenirs. Cosey, plume et bloc à la main, cherche l’inspiration. Nous passons par le réservoir d’eau dont on dit qu’il a plus de trente mètres de profondeur,

par le tombeau du poète Mirza Ghalb, et entrons enfin dans le sanctuaire, avec sa mosquée et ses parois en treillis. Des femmes en burqa sont assises à l’extérieur (les femmes ne sont pas admises dans la dargah) où elles prient et bavardent, des fakirs demandent l’aumône, une foule de gens attachent des rubans orange aux treillis. J’explique que cela devrait per-mettre à leurs vœux de se réaliser. Nous continuons d’avancer, et finalement Cosey trouve sa place dans un coin, en face d’un groupe de femmes et d’enfants. Il se met à dessiner, et vite un attroupement se forme. J’entends les gens chuchoter : « Qu’est-ce qu’il fabrique ? » « Regarde le fi-rang (l’étranger), il fait des dessins. » Un groupe de jeunes gens le dévisagent. L’un

d’eux s’approche, regarde par-dessus son épaule. Derrière moi, une femme demande timidement : « D’où vient-il ? » Impertur-bable, Cosey dessine, fait le portrait d’une femme en burqa. La foule regarde, pa-tiente. À ce moment, comme si l’on était dans un film d’époque, on entend dans le lointain, à l’autre bout de la dargah, le son

sourd de percussions. Les qawwalis du jeudi soir, la musique mystique des soufis, vont commencer. Sous le haut dôme de la mosquée, avec cette mu-sique envoûtante, on se croirait vrai-ment au cinéma ! Son dessin terminé, Cosey prend des photos tout autour de lui avec son petit appareil numérique : les arches du bâtiment, des enfants qui jouent, une femme en prières. Rien n’échappe à son œil.

Juste des couleurs et des formes« Si je travaille à un livre sur l’Inde », me dit Cosey lorsque nous partons, « ce sera entièrement différent de mes autres albums. Le style ne sera pas celui d’une bande dessinée ni d’un ro-man graphique, il n’y aura pas de per-sonnages. Ce sera peut-être une docu-mentation visuelle, juste des couleurs et des formes. C’est ce que j’ai ressenti au long de cette résidence. » Il veut être « libre de dessiner tout ce qui l’ins-pire . Dans une histoire, il faut suivre le script, et même si c’est toi qui l’as écrit, tu n’es pas complètement libre. » Au sortir du sanctuaire, un vol de pi-geons s’élève dans le ciel. Cosey s’ar-rête pour admirer une amulette sur laquelle est calligraphiée une prière

musulmane. Il poursuit son chemin. tôt ou tard, il donnera vie à ces détails.

Janice Pariat est auteure indépendante ; elle vit, selon les saisons, à Shillong, Delhi ou Calcutta. Elle a publié notamment dans OPEN magazine, Art India, Outlook Traveller et Forbes India. Elle travaille actuellement à un recueil de nouvelles. www.janicepariat.blogspot.com Ankur Ahuja travaille depuis dix ans comme réalisatrice, photographe et rédactrice. Elle réside à New Delhi. Elle a réalisé plusieurs documentaires, courts-métrages, vidéos musicales et films publicitaires. Elle explore actuellement l’art vidéo.  www.ankurahuja.com; http://oddends.wordpress.com traduit de l’anglais par Marianne Enckell

RepoRtage

« Qu’est-ce qu’il fabrique le firang (étranger) ? » Cosey demeure imperturbable.

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36ACTUALITÉS pro heLveTIA

La médiation culturelle est sur toutes les lèvres en ce moment ; il faut dire qu’elle acquiert de plus en plus d’importance, que ce soit dans la création, l’aide ou la formation culturelles. Or, il semblerait qu’il n’existe pas de consensus sur de nombreuses questions essentielles : Qui la médiation culturelle devrait-elle at-teindre ? La médiation culturelle relève- t-elle de la politique éducative ou de la politique culturelle ? Et qui devrait la fi-nancer ? Telles sont les questions de fond que des experts de Suisse et de l’étranger discuteront lors de quatre tables rondes, de septembre à mars. Ces échanges scien-tifiques ont pour objectif de contribuer à la prise de conscience et de renforcer la qualité de la médiation culturelle. Pro Helvetia a lancé cette série de débats dans le cadre de son programme Médiation culturelle et s’est assuré, pour ce faire, la collaboration de quatre partenaires de deux régions linguistiques : le Canton du Valais et les villes de Berne, Bâle et Bienne. Ces forums s’adressent aux déci-deurs des domaines culturels et éducatifs ainsi qu’aux directrices et directeurs d’institutions culturelles, mais ils sont bien entendu ouverts au grand public in-téressé.

9 septembre 2011 : www.ferme-asile.ch25 novembre 2011 : www.dampfzentrale.ch20 janvier 2012 : www.literaturhaus-basel.ch1 mars 2012 : www.theater-biel.ch

Entretiens sur la

médiation culturelle

La Suisse fait son théâtreÀ ceux qui s’intéressent aux arts drama-tiques contemporains de Suisse, on ne peut que conseiller de se rendre… en France, en décembre. La Comédie de Saint-Étienne, à soixante kilomètres au sud-ouest de Lyon, met l’accent sur la création dramatique et chorégraphique de Suisse, en l’invitant pour un pro-gramme pluridisciplinaire : Made in Suisse. Du 5 au 17 décembre, seront pré-sentées des productions qui se dis-tinguent par leurs approches artistiques expérimentales, leur esthétique et leur impertinence. Participeront à ce festival non seulement des artistes performeurs célèbres comme Yan Duyvendak et Massimo Furlan, mais aussi de jeunes et nouveaux talents comme Eugénie Rebetez et François Gremaud. Pour compléter ce programme suisse, une

Il sera l’invité de la Comédie de Saint-Étienne en décembre : Massimo Furlan – ici avec Anne Delahaye, dans un pastiche du Concours Eurovision de la chanson.

ACTUA LITÉS PRO HELV ETI A

série de films de fiction et de documen-taires seront projetés. De plus, diverses manifestations de musique, de littéra-ture et d’architecture sont prévues.

Made in Suisse est issu du pro-gramme de Pro Helvetia La belle voisine qui, depuis 2007, encourage les échanges entre institutions et artistes de Suisse et de la région Rhône-Alpes. Ce festival pro-longe les rencontres et les partenariats mis en place à cette époque-là.

www.comedie-de-saint-etienne.fr et www.prohelvetia.ch

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37ACTUALITÉS pro heLveTIA

La Ribot dans le Sud

africain

Vous êtes musicien de jazz et vous avez besoin d’un soutien financier pour votre tournée à l’étranger ? Vous êtes écri-vaine et vous désirez vous consacrer à un projet littéraire pendant un certain temps sans soucis financiers ? Eh bien, il vous suffit de déposer votre requête en ligne, sur www.myprohelvetia.ch. Le por-tail de requêtes de la Fondation suisse pour la culture vous guidera dans votre saisie, rapidement, simplement et sans tracas administratifs ; il vous informera des délais et des critères de soutien spéci-fiques à votre projet. Vous aurez à tout moment et partout accès à vos données. Ainsi l’organisateur new-yorkais pourra-t-il tout aussi bien compléter votre dossier que le comptable de l’Emmental. Jusqu’à l’envoi de leur requête, les requérantes et requérants ont la possibilité de remanier

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La Ribot – danseuse, chorégraphe et plasticienne – est en tournée du 7 au 22 septembre en Afrique méridionale. Cette Genevoise d’adoption montrera, lors de festivals en Ville du Cap, à Johannes-burg et à Maputo, trois spectacles mêlant performance, vidéo et art vivant. Elle y mêle la danse et les arts plastiques. Ainsi, dans Llámame Mariachi, elle cherche un nouveau langage dramatique capable d’as-socier étroitement la danse et le cinéma : tandis qu’une caméra mobile enregistre les expériences chorégraphiques, les danseuses ralentissent leurs mouvements jusqu’à l’abstraction. Dans Laughing Hole aussi, La Ribot défie les conventions ordinaires, titube pendant des heures

dans l’espace, en proie à un rire incontrô-lable, et l’occupe avec des pancartes de carton, écrites à la main. PARAdistingui-das, sa nouvelle pièce, renoue avec la série des pièces distinguées réalisées dans les années 1990 – des spectacles performatifs que La Ribot vendait à l’époque aux collectionneurs, comme des œuvres d’art.

leurs données sans difficulté et de compléter leur dossier en y ajoutant des extraits audio ou vidéo et d’autres documents.

Ouvert en quatre langues, en 2008, le portail myprohelvetia a été continuellement adapté aux besoins des requérantes et requérants. Depuis, près de la moitié des artistes ont déposé leurs requêtes de soutien en ligne, et ce chiffre va croissant. À partir du 1er janvier 2012, les re-quêtes ne pourront plus être déposées que par le biais de mypro-helvetia. La saisie électronique de la requête facilite le déroulement des processus et permet ainsi de traiter les demandes avec plus d’effi-cacité.

www.myprohelvetia.ch

Outre sa participation aux festivals, La Ri-bot et les danseuses qui l’accompagnent conduiront des ateliers, des master classes et des dis cussions publiques. Cette tour-née bénéficie du soutien de Pro Helvetia Cape Town.

www.prohelvetia.org.za

Dès 2012, les requêtes passent à l’électronique

Déposer une requête : l’enfance de l’art sur la plateforme en ligne myprohelvetia !

Les danseuses croulent sous le poids des mots dans la pièce de La Ribot, Laughing Hole.

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38pArTeNAIre : CoNSeIL poUr LA CULTUre eT LeS ArTS

par Cecilia Dreymüller – N’attends pas de l’orme qu’il donne des poires, dit un pro-verbe espagnol, que fait pourtant mentir la politique culturelle de la Catalogne. Il y a deux ans, se mettait au travail à Barcelone le Consell Nacional de la Cultura i de les Arts (CoNCA), qui vient de présenter son deuxième et volumineux rapport an - nuel. Créé en 2008, sur le modèle des arts councils anglo-saxons, le CoNCA est la seule institution de son genre en Europe du Sud. En rompant avec le jeu de chaises musicales politiques pour promouvoir un encouragement de la culture et des arts in-dépendant, la Communauté autonome de Catalogne a fait preuve de courage.

La chose est d’autant plus remarquable que la Catalogne, nation certes prospère, mais peu nombreuse, consacre à la cul ture des budgets très largement supérieurs à la moyenne espagnole. Si la tradition cul turelle catalane a réussi à survivre au franquisme en s’opposant à lui, une fois l’autonomie acquise, en 1978, elle n’a pas tou jours brillé par son ouverture au monde et un esprit particulièrement novateur. À Barcelone, où Convergencia, parti con-servateur, est au pouvoir depuis vingt ans, les institutions culturelles sont tenues de main ferme par des hiérarques de l’esta-blishment qui se serrent les coudes.

Des propositions qui engagent l’ensemble des acteurs culturelsD’autant plus louable est l’initiative de l’an-cien maire socialiste de Barcelone, Pascual Maragall, qui, connaissant le népotisme ambiant, a insisté lors de la création du CoNCA pour que ses membres soient dési-gnés par le parlement et que la commission soit indépendante des partis politiques. Francesc Guardans, son président, en défi-nit ainsi la mission : élaborer des directives pour la politique culturelle catalane et ai-der tous les artistes non rattachés à des institutions publiques comme le Théâtre national ou l’Orchestre national de la Cata-logne. « Les structures d’encouragement sont fragiles, le CoNCA doit en prendre soin et ne pas exister uniquement sur le papier ; il doit avoir pour la vie culturelle de la so-ciété catalane une action qui se voit. »

Les conditions de sa réussite parais-sent réunies. Ses propositions et ses exper-tises s’imposent à l’ensemble des acteurs

culturels : à l’Institut culturel de la Ca-talogne, aux écoles et aux universités, de même qu’aux auteurs des programmes d’encouragement destinés aux musiciens, aux danseurs, aux philosophes, aux gens de théâtre, aux artistes visuels et aux artistes de cirque. Le CoNCA examine aussi bien les contenus culturels des programmes sco-laires que les raisons de soutenir un projet d’art numérique ou un ensemble musical, et son président se rend une fois par année au parlement, y faire rapport aux députés.

Déranger et ne pas craindre de déplaireLes onze membres du Conseil – parmi eux des professeurs et des critiques, un archi-tecte, un musicien de jazz, une galeriste et

une productrice de théâtre, mais aussi des visages connus, comme la comédienne Silvia Munt, à qui l’on doit également des documentaires – se réunissent trois fois par semaine. Au programme : procéder à un état des lieux complet de l’art et de la culture en Catalogne, réalisé par le biais d’entretiens personnels avec les acteurs culturels et les artistes, et assurer la coor-dination entre les artistes et les instances d’encouragement publiques. Ex plication de Xavier Antich, historien de l’art à l’Uni-versité de Gérone et membre de la commis-sion : « Nous invitons les artistes à nous ex-poser leur situation et à faire eux-mêmes des propositions, dans nos locaux des Ram-blas. Ce n’est pas ainsi que procédaient les fonctionnaires de la culture du gouverne-ment catalan et de la ville de Barcelone », fait-il remarquer.

Les prises de bec et les conflits de compétence avec la bureaucratie en place font partie de l’ordinaire, constate Fran-cesc Guardans sans trop s’en émouvoir. « Si le CoNCA ne dérangeait pas et ne bouscu-lait pas les habitudes, cela signifierait que nous ne faisons pas correctement notre travail ! » Il met ces difficultés sur le compte d’un processus auquel il faut laisser le temps de trouver ses marques. « Il y a un début à tout, et je tiens tout de même à signaler que le rapport au parlement de cette année a été salué, pour la première fois, par des applaudissements ! »

www.conca.cat Cecilia Dreymüller vit et travaille comme journaliste indépendante et critique littéraire à Barcelone. Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger

CoNCACoNCA – le nouveau Conseil barcelonais pour la culture

et les arts. Récemment créé à Barcelone, le CoNCA porte

quelques fruits doux-amers et donne un coup de jeune

au paysage culturel catalan.

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par Carena Schlewitt – On a beaucoup dé-battu ces dernières années, dans l’espace germanophone, de la crise du Stadttheater, du théâtre municipal, de son orientation artistique, de son public, de ses finances et de ses bâtiments. Pour moi, la question de la crise du théâtre municipal est celle de sa vocation sociétale actuelle. Le théâtre « municipal » doit être davantage qu’une institution traditionnelle des Lumières et jouer un rôle progressiste actif dans la so-ciété urbaine d’aujourd’hui.

Un bref regard rétrospectif le montre : la bourgeoisie a édifié au XIXe siècle ses propres scènes pour s’émanciper de la no-blesse et a fait du théâtre un institut de formation de la nation allemande, et « de la scène une institution morale » (Schiller). L’équivalence théâtre municipal = bour-geoisie = nation a été dès le départ remise en question par des formes alternatives de théâtre : le théâtre populaire au XIXe siècle et le théâtre indépendant (freie Szene) au XXe. Depuis l’Antiquité, le théâtre est la forme qui traite artistiquement, face au public, les questions importantes pour la société. L’interaction entre le théâtre et la société est décisive pour les formes artis-tiques et structurelles dans lesquelles il est produit. Aujourd’hui, le théâtre (munici-pal) ne rencontre plus un public bourgeois homogène, mais une société urbaine mêlée et turbulente : un public hautement diffé-rencié, d’origines, de langues et de cultures diverses.

La technicisation dynamique de tous les domaines du travail et de la vie quoti-dienne, et les mutations géopolitiques de l’Europe après 1989, et du monde après le 11 septembre 2001, ont élargi l’éventail du théâtre : il a répondu par des esthétiques nouvelles ou renouvelées et a tenté de construire une nouvelle relation avec la complexité et la diversité grandissantes de la société.

La freie Szene a réagi esthétiquement et structurellement au changement de la situation sociétale depuis le milieu des an-nées 1990. Elle a élaboré un autre théâtre

pour la ville et elle mise sur des formes participatives de communication avec un public changeant. Elle reprend d’autres formes artistiques et d’autres pratiques culturelles : théâtre pop et live art, théâtre documentaire, théâtre médiatique, coopé-rations internationales et projets urbains caractérisent la nouvelle avant-garde théâ-trale. Ces nouvelles formes participatives vont de pair avec un mouvement de re-cherche dynamique. Le théâtre essaime : il recherche, d’une part, de nouveaux acteurs et de nouveaux spécialistes dans d’autres domaines de vie et de travail, et fait ainsi monter sur scène la nouvelle société ur-baine. Et, d’autre part, il se cherche de nou-veaux espaces dans la ville et, du même coup, de nouvelles communautés. On joue, entre autres, dans des appartements, dans la rue, sur des places, dans des chantiers, dans les trams et les cafés.

Je plaide pour un théâtre contempo-rain nomade : pour les coproductions, le réseautage, les échanges, l’internationa-lisme et la reconnaissance de nouveaux espaces théâtraux temporaires. Le théâtre a le potentiel de former des communautés capables de fonctionner au-delà des pro-fessions, des classes sociales et des géné-rations. Il peut développer des formes de communication qui sortent des schémas

habituels de la société. En ce sens, le théâtre doit instaurer un forum qui fonctionne comme une place du marché : il offre toutes sortes de couleurs, d’odeurs, de ré-cits et de sons et remplit une fonction sociale de rencontre.

Ce n’est pas de prendre parti pour ou contre le théâtre municipal, pour ou contre le théâtre indépendant, qui définit le théâtre nomade. Il est temps, dans l’esprit d’un développement structurel commun, de réfléchir à un théâtre moderne de l’ave-nir. Le théâtre municipal doit se transfor-mer, s’ouvrir et redéfinir son rôle dans la ville. Le théâtre indépendant doit obtenir davantage de possibilités de production par rapport aux théâtres municipaux, pour continuer de développer son potentiel. Et peut-être qu’un jour les deux formes de théâtre se rencontreront d’égal à égal.

Carena Schlewitt est, depuis 2008, directrice artistique du centre culturel bâlois Kaserne. Elle a travaillé comme directrice artistique dans diverses maisons de production et dans des théâtres accueillant des spectacles en tournée, ainsi que pour des festivals, notamment de 2003 à 2008 au théâtre berlinois Hebbel am Ufer. Traduit de l’allemand par Christian Viredaz

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Redéfinir le rôle du théâtre

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Signes et prodigesZeichen und Wunder, 2009(Signes et prodiges) impression lambda sur aluminium Dibond, 60 cm × 71 cmpar Christoph Schreiber

Pour ses travaux, Christoph Schreiber puise dans les photographies réalisées, dans son studio ou chemin faisant, avec son appareil de moyen format. Il crée ensuite, par une sorte de technique de collage sur ordinateur, des mondes empreints d’une poésie singu­lière – des instants où le temps semble se figer. L’univers de Christoph Schreiber com­prend aussi des œuvres vidéo et des instal­lations.

Christoph Schreiber (*1970) a fait ses études à Zurich, l’art à l’école des beaux­arts et le droit à l’Université. Ses œuvres, qui lui ont valu de nombreux prix, ont été présentées dans des expositions en Suisse et à l’étranger. www.christoph­schreiber.com

La rubrique « Galerie » met en lumière l’œuvre d’un ou d’une artiste suisse.

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Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le reste du monde. Passages paraît trois fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.

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Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages

Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch

Permanences Pro Helvetia

Paris/France www.ccsparis.com

Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

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Newsletter Vous souhaitez tout savoir sur les es projets, engagements et thèmes de réflexion de Pro Helvetia ? Alors abonnez-vous à notre newsletter électronique : www.prohelvetia.ch.

PerformanceLa scène de la performance s’est consi-dérablement développée ces dix dernières années : elle a conquis de nouveaux espaces de représentation et fait au-jourd’hui preuve d’une étonnante diversité dans les festivals. Les frontières séparant les disciplines artistiques traditionnelles s’estompent, donnant l’impression que presque tous les spec-tacles aujourd’hui ressortissent plus ou moins de la performance. Le prochain numéro de Passages se demande ce qu’est véritablement une performance et pourquoi cette forme d’expressions est tellement à la mode – pas unique-ment en Suisse. Il évoquera son potentiel politique et cherchera à découvrir quel rôle le public peut ou doit jouer dans la performance.Le prochain numéro de Passages paraîtra à la mi-décembre.

PassagesDerniers numéros parus :

Créativité et confrontation No 55

Jeux vidéo : l’art du futur No 54

Dans l’art, le bonheur No 53

Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Janine Messerli Assistance: Isabel Drews, Elisabeth Hasler et Juliette Wyler Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré Rédaction et coordination de la version anglaise : Rafaël Newman Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T +41 44 267 71 71 F +41 44 267 71 06 [email protected] Conception graphique Raffinerie, AG für Gestaltung, Zurich Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil Tirage 18 000 © Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction. Les articles nommément signés ne reflètent pas forcément la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes. La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

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LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 55, 1/2011

Sur le canal de Suez : un artiste en quête d’indices | Objets de design : voyage au cœur de la créativité humaine | Expérimentations musicales : face à face entre

chercheurs et bidouilleurs

Créativité et confrontationLes échanges culturels autour du monde

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LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 53, 2/2010

Confessions dans une boîte de Pétri p. 6 Le murmure des murs : l’art sonore de Suisse à San Francisco p. 36

S’inspirer de Rome et changer le temps en art p. 38

Dans l’art, le bonheur

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LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 54, 3/2010

« Gäuerle » et « Chlefele » : la Suisse et sa culture populaire en Argentine p. 6Chopin en terres orientales et expérimentales p. 36

Le poète fuyant : vaine recherche à Buenos Aires p. 41

Jeux vidéo : l’art du futur

L’abonnement à Passages est gratuit, de même que le téléchargement de la version électronique à l’adresse www.prohelvetia.ch/passages. Pour toute commande ultérieure d’un unique exemplaire, une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais d’administration et de port).

imPreSSum / PaSSageS en l igne / à SuiVre

I MPR ESSU M PA SSAGES EN LIGN E À SU I V R E

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On reprend et on copie à qui mieux mieux. La figure classique du critique, compétent et bien formé, qui, dans sa tour d’ivoire, énonce un jugement sérieux et le communique à son public en belles phrases bien tournées, est en voie de disparition.» La critique alémanique en pleine mutation

Pia Reinacher, p. 6

Oui, ils existent, les blogs phares de la scène culturelle, qui approvisionnent sûrement et sans délai les intéressés en informations utiles. Qui leur garantissent en outre qu’ils ne trouveront pas seulement ce qu’ils cherchent, mais, combien plus important, ce qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de chercher. Mais qui donc va lire tout cela ?

Christoph Lenz, p. 12

La plupart des recensions se bornent à nous informer que l’objet commenté a plu ou n’a pas plu à l’auteur du commentaire, qui nous vante, en prime, sa compétence culturelle. Aucun de tes amis n’aime ça

Kathrin Passig, p. 15”“

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.

www.prohelvetia.ch/passages

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