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CAPAVOCAT CORRECTION DU GALOP DE PROCEDURE CIVILE N° 2 DU LUNDI 9 août 2010 IEJ RENNES SUJET : Commentaire composé de l’arrêt rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 mars 2009 et de l’arrêt rendu par la troisième chambre civile du 10 novembre 2009 NB : Il est conseillé aux étudiants de se reporter au corrigé remis aux étudiants des autres IEJ. Selon un adage latin, « res judicata pro veritate habetur » : la chose jugée est considérée comme la vérité. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une fiction : toutes les énonciations contenues dans un jugement ne correspondent pas à la vérité. L’existence de voies de recours le prouve ! En outre, la détermination de la chose jugée soulève souvent des difficultés, même si le Code de procédure civile tente de régler la question. Les arrêts proposés sont une illustration supplémentaire de ce contentieux récurrent quant au contenu de l’autorité de la chose jugée. Dans l’arrêt du 13 mars 2009, M. Baruchet conclut un bail commercial avec l'EURL Antoine Beatrix. Cette dernière société est radiée du registre du commerce et des sociétés le 22 juillet 1993, mais M. Antoine Beatrix poursuit en son nom propre l'exercice de ses activités. Par un jugement du 19 décembre 1995, le tribunal d’instance a constaté l'acquisition de la clause résolutoire au profit du bailleur, condamné la société Antoine Beatrix et M. Antoine Beatrix au paiement d'une certaine somme au titre des loyers impayés et ordonné l'expulsion de la société Antoine Beatrix. Ultérieurement, M. Antoine Beatrix a fait assigner, devant le tribunal de grande instance de Paris, M. Baruchet et la société Remi en résiliation du bail commercial du 15 novembre 1991. M. Antoine Beatrix invoque l’inexécution de ses engagements par M. Baruchet et souhaite obtenir paiement de diverses sommes venant en compensation des sommes mises à sa charge par le jugement du 19 décembre 1995. Les demandes de M. Antoine Beatrix sont jugées irrecevables car la Cour d’appel considère qu’elles ont déjà été jugées lors du jugement du 19 décembre 1995. La question posée à la Cour de cassation était de savoir si les demandes principales formulées lors du second procès avaient déjà été tranchées ou non au cours du premier procès. Plus précisément, le jugement du 19 décembre 1995 n’avait-il pas nécessairement écarté les demandes reconventionnelles du locataire en faisant droit aux prétentions du bailleur ? La Cour de cassation, au visa des articles 1351 du Code civil et 480 du Code de procédure civile, rappelle que l’autorité de la chose jugée ne concerne que le dispositif du jugement. Or, les demandes principales formulées par M. Antoine Beatrix n’ont pas été tranchées dans le dispositif du jugement du 19 décembre 1995, de sorte que la chose jugée ne saurait lui être opposée. L’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 mars 2009 s’appuie sur une solution désormais classique. Celle-ci consiste à mettre en œuvre un critère formel pour localiser la partie du jugement qui bénéficie de l’autorité de la chose jugée. Cette solution remet en cause l’idée selon laquelle certains motifs pourraient bénéficier d’une force de vérité légale, idée que certains auteurs ont pu faire renaître en analysant les conséquences de la règle de concentration des moyens.

Procedure Civile Corrige Galop No2 - IEJ Rennes-Doc

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CAPAVOCAT CORRECTION DU GALOP DE PROCEDURE CIVILE

N° 2 DU LUNDI 9 août 2010 IEJ RENNES

SUJET : Commentaire composé de l’arrêt rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 mars 2009 et de l’arrêt rendu par la troisième chambre civile du 10 novembre 2009 NB : Il est conseillé aux étudiants de se reporter au corrigé remis aux étudiants des autres IEJ. Selon un adage latin, « res judicata pro veritate habetur » : la chose jugée est considérée comme la vérité. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une fiction : toutes les énonciations contenues dans un jugement ne correspondent pas à la vérité. L’existence de voies de recours le prouve ! En outre, la détermination de la chose jugée soulève souvent des difficultés, même si le Code de procédure civile tente de régler la question. Les arrêts proposés sont une illustration supplémentaire de ce contentieux récurrent quant au contenu de l’autorité de la chose jugée. Dans l’arrêt du 13 mars 2009, M. Baruchet conclut un bail commercial avec l'EURL Antoine Beatrix. Cette dernière société est radiée du registre du commerce et des sociétés le 22 juillet 1993, mais M. Antoine Beatrix poursuit en son nom propre l'exercice de ses activités. Par un jugement du 19 décembre 1995, le tribunal d’instance a constaté l'acquisition de la clause résolutoire au profit du bailleur, condamné la société Antoine Beatrix et M. Antoine Beatrix au paiement d'une certaine somme au titre des loyers impayés et ordonné l'expulsion de la société Antoine Beatrix. Ultérieurement, M. Antoine Beatrix a fait assigner, devant le tribunal de grande instance de Paris, M. Baruchet et la société Remi en résiliation du bail commercial du 15 novembre 1991. M. Antoine Beatrix invoque l’inexécution de ses engagements par M. Baruchet et souhaite obtenir paiement de diverses sommes venant en compensation des sommes mises à sa charge par le jugement du 19 décembre 1995. Les demandes de M. Antoine Beatrix sont jugées irrecevables car la Cour d’appel considère qu’elles ont déjà été jugées lors du jugement du 19 décembre 1995. La question posée à la Cour de cassation était de savoir si les demandes principales formulées lors du second procès avaient déjà été tranchées ou non au cours du premier procès. Plus précisément, le jugement du 19 décembre 1995 n’avait-il pas nécessairement écarté les demandes reconventionnelles du locataire en faisant droit aux prétentions du bailleur ? La Cour de cassation, au visa des articles 1351 du Code civil et 480 du Code de procédure civile, rappelle que l’autorité de la chose jugée ne concerne que le dispositif du jugement. Or, les demandes principales formulées par M. Antoine Beatrix n’ont pas été tranchées dans le dispositif du jugement du 19 décembre 1995, de sorte que la chose jugée ne saurait lui être opposée. L’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 mars 2009 s’appuie sur une solution désormais classique. Celle-ci consiste à mettre en œuvre un critère formel pour localiser la partie du jugement qui bénéficie de l’autorité de la chose jugée. Cette solution remet en cause l’idée selon laquelle certains motifs pourraient bénéficier d’une force de vérité légale, idée que certains auteurs ont pu faire renaître en analysant les conséquences de la règle de concentration des moyens.

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Dans le second arrêt, un jugement de bornage devenu irrévocable du 17 novembre 2000 a fixé la limite de entre deux propriétés. L’un des voisins, M. Y., a ultérieurement fait édifier une clôture sans respecter la ligne divisoire. Sa voisine, Mme X., l'a alors assigné en démolition de cette clôture. Sans doute à titre reconventionnel, M. Y. revendique la propriété de l’une des parcelles. Par arrêt rendu le 5 mai 2008, la cour d'appel de Basse-Terre ordonne la démolition de la clôture sous astreinte et déclare la demande reconventionnelle irrecevable. Selon la Cour d’appel, l’action en revendication exercée par M. Y vise à remettre en cause un bornage définitif et heurte donc l’autorité de la chose jugée du jugement rendu le 17 novembre 2000. La Cour de cassation casse l'arrêt d'appel pour violation de l'article 1351 du Code civil. Au visa de ce texte, la Cour de cassation précise dans un attendu de principe, désormais traditionnel que « l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, qu'il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ». En l’espèce, la Haute juridiction a considéré que le jugement passé en force de chose jugée a seulement tranché la question du bornage, mais ne s’est pas prononcé sur la propriété de la parcelle. La Cour d’appel ne pouvait donc pas déclarer l’action en revendication irrecevable. Les enjeux d’une telle question sont évidents : soit on admet que le premier jugement n’a pas tranché la question de la propriété, et on permet à la personne qui agit de faire valoir ses droits ; soit on limite les possibilités de recours pour éviter l’encombrement des juridictions et pour garantir une certaine sécurité juridique. Ces deux arrêts invitent à réfléchir sur la notion d’autorité de la chose jugée. La délimitation de cette notion a des implications essentielles : elle concerne à la fois les attributs du jugement, mais également le service public de la justice. En effet, en fonction de l’étendue de la chose jugée, la liberté d’agir en justice reconnue aux parties sera plus ou moins facilitée. Or, la jurisprudence récente a tendance à étendre la chose jugée, en imposant notamment aux parties de soulever dès le premier procès l’ensemble des moyens venant au soutien de leurs prétentions. L’autorité de la chose jugée n’est donc pas seulement l’affaire du juge : elle permet également la responsabilisation des parties. Dès lors, sa localisation (I) et son contenu (II) doivent être délimités précisément. I. La localisation de la chose jugée Pour localiser la chose jugée, deux questions doivent être distinguées. Il faut d’abord déterminer quels sont les jugements concernés par l’autorité de la chose jugée (A), pour ensuite envisager la partie du jugement qui bénéficie de celle-ci.

A. La nature du jugement Au visa de l’article 480 du CPC, la Cour de cassation rappelle, dans l’arrêt du 13 mars 2009, comme dans celui du 10 novembre 2009, que « l'autorité de chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement ». L’autorité de la chose jugée n’est donc pas reconnue à toutes les décisions du juge. Seules celles qui peuvent être véritablement qualifiées de jugement dispose de l’autorité de la chose jugée. Précisément, seuls les jugements tranchant tout ou partir du litige disposent de l’autorité de la chose jugée, à l’exclusion des mesures d’administration judiciaire qui n’ont pas vocation à résoudre un litige, mais ont pour but d’organiser la procédure. En revanche, certaines ordonnances du juge de la mise en état disposent de l’autorité de la chose jugée. Ainsi, selon l’article 775 du CPC, les ordonnances du juge de la mise en état n’ont pas, au principal, l’autorité de la chose jugée, « à l’exception de celles statuant sur les exceptions de procédure et sur les incidents mettant fin à l’instance ».

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Finalement, la chose jugée concerne toutes les décisions du juge qui font œuvre de « jurisdictio », c'est-à-dire aux décisions qui appliquent une règle de droit à une situation de fait. Pour que la décision du juge dispose de l’autorité de la chose jugée, il faut encore que l’on soit en présence d’une décision définitive : les décisions provisoires rendues sur requête ou en référé ne disposent pas d’une telle autorité.

B. Une partie du jugement L’autorité de la chose jugée est un des attributs de l’acte juridictionnel. Non sans paradoxe, elle concerne la relation du juge qui a rendu une décision avec les autres juges. En effet, elle interdit aux autres juges de revenir sur ce qui a été constaté dans une précédente décision de justice. Encore faut-il savoir quelle partie du jugement bénéficie de l’autorité de la chose jugée. L’article 480 CPC règle la question. Selon cet article, « le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident a, dès son prononcé, l'autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu'il tranche ». Aussi, seul le dispositif bénéficie de l’autorité de la chose jugée. L’arrêt du 13 mars 2009 confirme une tendance nette de la jurisprudence appliquant de manière stricte le contenu de l’article 480 CPC. L’arrêt du 10 novembre 2009 confirme implicitement cette idée : la Cour de cassation relève que la demande en bornage sur lequel le jugement définitif avait statué tendait « exclusivement à la fixation de la ligne divisoire entre les fonds », autrement dit, le dispositif du jugement portait seulement sur la fixation de cette ligne. Pourtant, une lecture littérale de l’article 480 ne permet pas d’affirmer que seul le dispositif a autorité de la chose jugée. Bien au contraire, on peut très bien penser que le texte signifie que l’autorité de la chose jugée est attribuée à une partie spécifique du jugement sans exclure les autres. En réalité, seule cette partie du jugement a autorité de la chose jugée et aucun autre texte n’attribue autorité de la chose jugée à une autre partie du jugement. Dès lors, on peut en déduire comme le fait la Cour de cassation dans l’arrêt du 13 mars 2009 que « l'autorité de chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif ». Il est vrai qu’en limitant l’autorité de la chose jugée au seul dispositif, la Cour de cassation, non seulement respecte la volonté du législateur, mais offre également un critère d’identification pouvant être facilement mis en œuvre. Le dispositif d’un jugement est aisément identifiable, sans compter qu’il s’agit d’une obligation pour le juge de rendre une décision sous forme de dispositif (article 455 CPC). Néanmoins, limiter l’autorité de la chose jugée au seul dispositif apparaît trop réducteur. La décision du juge est fondée sur un raisonnement allant de la référence à une règle de droit jusqu’à sa mise en œuvre aux faits de l’espèce. Dès lors, il peut sembler quelque peu fictif de « découper » un jugement et de ne reconnaître l’autorité de la chose jugée qu’à une partie de celui-ci. II. Le contenu de la chose jugée Si la localisation de la chose jugée peut s’effectuer assez facilement grâce au critère formel, le contenu de la chose jugée est plus incertain. Les conditions de la chose jugée sont théoriquement au nombre de trois (A). Cependant, malgré cette affirmation, il s’avère qu’en pratique, seules deux conditions apparaissent essentielles (B).

A. Une triple identité théorique Dans l’arrêt rendu le 10 novembre 2009, la Cour de cassation reproduit dans un attendu de principe le contenu de l’article 1351 du Code civil (v. déjà Civ. 1re, 18 octobre 2006). Selon ce dernier texte, « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même; que la demande soit fondée sur la même cause; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ».

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Au visa de l’article 1351 du Code civil, la Cour de cassation invite les juges du fond à mettre en œuvre la règle de la triple identité : identité des parties ; identité d’objet ; identité de cause. Concernant l’identité des parties, l’autorité de la chose jugée ne peut jouer que si sont présentes les mêmes parties, prises en la même qualité. En l’espèce, le jugement définitif de bornage puis l’action en revendication de propriété concernait les mêmes parties, peu importe que le défendeur dans le premier procès soit devenu demandeur au second procès. Concernant l’identité de cause, plusieurs conceptions sont possibles, mais le plus souvent, la doctrine considère qu’il s’agit des faits juridiquement qualifiés. Néanmoins, la jurisprudence récente a conduit à considérer que la cause se limite aux faits, étendant ainsi le domaine de la chose jugée. En l’espèce, il apparaît difficile de dire si les faits ont évolué entre les deux procès, faute de précision dans l’arrêt. Concernant l’identité d’objet, l’autorité de la chose jugée ne peut jouer que si dans les deux cas la prétention est la même. Pour une telle appréciation, la jurisprudence a tendance à faire référence à la finalité, à l’effet de l’action. En réalité, il faut apprécier à la fois la matérialité de ce qui est demandé et la nature du droit qui est revendiqué. L’autorité de la chose jugée peut se manifester de manières différentes. Dans sa forme la plus évidente, elle s’oppose à ce qu’un juge statue, en dehors d’une voie de recours, sur une demande qui a déjà fait l’objet d’une précédente décision de justice. La loi veut éviter que le même procès soit refait à l’infini par les mêmes parties. Cette première forme d’autorité de la chose jugée est donc celle prévue par l’article 1351 du Code civil. La doctrine parle parfois d’autorité négative de la chose jugée.

B. Une double identité pratique Les arrêts du 13 mars 2009 et du 10 novembre 2009 doivent être rapprochés du célèbre arrêt Cesareo du 7 juillet 2006 qui a posé le principe selon lequel « il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ». Ce principe de concentration des moyens a été étendu au défendeur dans un arrêt remarqué de la troisième chambre civile du 13 février 2008 qui avait pu décider qu’ « il incombe au défendeur à une action en régularisation forcée d'une vente de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à faire échec à la demande, de sorte que son action nouvelle en rescision de la vente pour lésion se heurte à l'autorité de la chose précédemment jugée ».. L’arrêt Cesareo du 7 juillet 2006 a conduit à transformer quelque peu la règle de l’article 1351 du Code civil : la triple identité est devenue une double identité, puisque la cause tend à se fondre dans l’objet. En effet, dès lors que l’objet et les parties sont identiques, le principe de concentration des moyens fait obstacle à toute nouvelle action en justice sauf si les faits ont évolués. Ici, l’arrêt du 10 novembre 2009 se concilie mal avec cette jurisprudence puisqu’il rappelle la règle de la triple identité. L’article 1351 du Code civil est cité in extenso par la Cour de cassation, laissant penser que les trois conditions posées par ce texte doivent être vérifiées. Néanmoins, dans l’arrêt du 10 novembre 2009, l’exception de chose jugée est écartée, précisément parce que l’objet des deux demandes est différent : le bornage n’a pas vocation à définir les droits de propriété respectifs des voisins. C’est le même raisonnement qui est mis en en œuvre dans l’arrêt du 13 mars 2009 : les demandes reconventionnelles ont par définition un objet différent que les moyens de défense au fond. Dès lors, si les faits étaient identiques, l’objet des demandes était différent dans les deux affaires, permettant ainsi l’introduction d’une nouvelle action en justice. L’identité des parties n’était pas accompagnée d’une identité d’objet : l’exception de chose jugée est donc écartée en se basant sur seulement deux conditions…