Résumé A la mort de son mari, Kate s'est jetée à corps perdu

dans le travail, montant sa propre société de baby-sitting, Kid Kare. Quatre ans plus tard, l'entreprise est florissante, et compte même parmi ses clients des personnes influentes...

Mais voilà que, sur un malentendu, la jeune femme risque de perdre tout ce qu'elle a eu tant de mal à bâtir! En effet, Damon Alexakis, le frère d'une de ses clientes les plus fortunées, la soupçonne de chercher à séduire le mari de celle-ci. Furieux, il entend bien briser la carrière de Kate– à moins qu'elle ne lui prouve son innocence... en l'épousant!

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le litre: THE ALEXAKIS BRIDE

et HARLEQUIN sont les marques déposées de Harlequin Enterprises Limited au Canada

Collection Azur est la marque de commerce de Harlequin Enterprises Limited.

© 1994, Anne McAllister. © 1996. Traduction française : Harlequin S.A.

83-85. boulevard Vincent-Auriol. 75013 Paris — Tél. : 42 16 63 63

ISBN 2-280-04377-7 — ISSN 0093-4448

1. « Un homme n'a jamais trop de femmes. » Du plus loin qu'il se souvînt, Damon Alexakis se

rappelait ces paroles de son père, sa façon de les prononcer de sa voix de baryton qui semblait caresser chaque mot, et le clin d'œil complice qu'il adressait ensuite à son fils unique.

A trente-quatre ans, à l'âge où tout homme en pleine possession de ses moyens a généralement convolé, Damon Alexakis était toujours célibataire. Non qu'il n'aimât pas les femmes. Il les aimait. Celles qu'on emmène dîner au restaurant, avec qui on passe la nuit et qu'on s'empresse d'oublier le lendemain matin.

C'étaient les autres femmes qui lui empoisonnaient l'existence – celles qu'Aristote Alexakis, son père, avait le plus chéries.

Il est vrai qu'Aristote n'avait jamais eu la responsabilité d'une mère veuve et de six sœurs. Mais oui six ! Et chacune plus extravagante que l'autre. Le vieil homme était mort alors que Damon n'avait que dix-huit ans et que ses sœurs faisaient encore le bonheur de tout leur entourage.

Aujourd'hui, dans son bureau du quartier des affaires de New York, Damon se prit à regretter de n'être pas fils unique, orphelin de père et de mère. Et ce n'était pas la première fois.

Ah, il s'en serait bien passé de cette sacrée famille! De sa mère, qui s'évertuait à lui trouver l'épouse idéale; de Pandora, qui avait filé avec un type louche, tenancier de casino à Las Vegas; d'Electra, qui, invoquant Dieu sait quel alibi artistique, se déshabillait sur scène à Broadway; de Chloé, partie sans un mot au fin fond de l'Afrique; de Daphné, qui venait d'acheter par pitié une légion de chinchillas pour leur éviter de finir en manteaux de luxe; d'Arete, qui ce matin même lui avait annoncé sa démission et son engagement imminent chez leur principal concurrent, l'importateur Strahan

Brothers; et enfin, par-dessus tout, de l'aînée, Sophia, dont la grossesse compliquait singulièrement sa vie en ce moment.

Comme si c'était à lui, Damon, de surveiller la future maternité de sa sœur! Pourquoi son mari ne s'en chargeait-il pas? se demanda-t-il en levant les yeux au ciel. Parce que justement c'était Stephanos, son mari, qui était «le» problème, et non cette pauvre Sophia! répondit Damon à la place du Tout-Puissant.

Stephanos, et Kate McKee. Ah, celle-là, elle incarnait à elle seule tous les ennuis

de la Terre. Une jolie brune, au tempérament ardent et désinvolte– le genre de femme que son don Juan de beau-frère devait rêver d'avoir pour maîtresse. Rêver? Qu'il avait sans doute déjà pour maîtresse, rectifia Damon avec aigreur.

Toute la kyrielle d'aides maternelles qui s'étaient succédé depuis deux mois chez son beau-frère pour s'occuper des jumelles n'avaient été de sa part que diversion. C'était Kate McKee que Stephanos entendait installer dans l'appartement de Park Avenue qu'il habitait avec Sophia. Et dans son lit.

Damon aurait dû se méfier quand Stephanos lui avait annoncé deux mois auparavant qu'il leur fallait absolument une aide maternelle à domicile. Car son beau-frère était d'un naturel plutôt pingre, à l'exception de ce qui concernait son intérêt personnel. Seulement, il avait l'air si sincère, si émouvant lorsqu'il était entré dans le bureau de Damon cet après-midi-là...

— Le médecin est inquiet pour Sophia. Elle risque une fausse couche. Il lui faut une gouvernante pour veiller sur les jumelles.

— Bien. Je m'en occupe, avait promis Damon. Mais Stephanos avait eu un geste désinvolte de la

main. — Laisse, ce n'est pas ton problème. Je venais juste

t'informer de la situation. Je me chargerai moi-même d'engager quelqu'un.

Evidemment! Le chef du clan Alexakis s'en voulait de n'avoir pas été plus intuitif. Tout ce qui affectait de près ou de loin l'existence des femmes de la famille finissait tôt ou tard par devenir « son » problème !

Aujourd'hui, c'était cette Kate McKee. Qu'allait-il bien pouvoir faire à son sujet? La congédier prestissimo, voilà ce dont il avait envie ! Malheureusement, il ne fallait pas y songer parce que Sophia adorait sa chère Mlle Kate.

— C'est une jeune femme très compétente. Et avec ça, gaie, intelligente. Avec les enfants, elle est parfaite. Tu n'imagines pas quel soulagement c'est pour moi de la savoir là, de pouvoir compter sur elle, lui affirmait sa sœur ce matin encore.

Au cours des deux semaines passées, elle n'avait pas tari de propos également élogieux sur la maîtresse de son mari. Mais Damon ne soupçonnait pas alors ce que tramait Stephanos.

A présent, il savait. Comme tout le monde, il avait eu écho des rumeurs qui circulaient. Tous sauf Sophia, Dieu merci. Et Damon s'était juré qu'elles ne parviendraient jamais jusqu'à elle.

Il aurait volontiers traité Stephanos et sa concubine comme ils le méritaient, seulement...

— Le médecin me trouve en bien meilleure forme depuis que j'ai Kate, avait ajouté Sophia. C'est une fée. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

Son frère avait donc les mains liées. Du moins dans l'immédiat. Cependant, il ne tolérerait pas beaucoup plus longtemps une conduite aussi indigne de la part de son beau-frère!

Il serra les poings en imaginant le châtiment qu'il rêvait d'infliger à Stephanos. Cette perle de Mlle McKee trouverait-elle autant de charme à son amant avec un nez cassé et une ou deux dents en moins? Malheureusement, c'était là une satisfaction que Damon ne pourrait s'offrir. Sophia découvrirait le pot aux roses s'il laissait parler son crochet du gauche; or elle traversait une période de sa vie

où elle avait impérativement besoin de sécurité et de repos.

S'il ne pouvait mettre son poing dans la figure de l'infidèle, Damon disposait d'autres ressources. Et il les utiliserait.

Le téléphone sonna. Il décrocha et cala le combiné contre son épaule.

— Vous êtes encore là? lança-t-il à Lilian, sa secrétaire. — Je passe ma vie au bureau. Comme vous, répliqua

celle-ci sèchement. Vous avez votre mère. Ligne deux. — Ma mère? A cette heure-ci ? Il est presque 2 heures

du matin à Athènes, s'exclama l'homme d'affaires après un coup d'œil à sa montre. Bien. Passez-la-moi, dit-il en soupirant.

De quelle nouvelle catastrophe Helena Alexakis était-elle donc encore la victime accablée? La mère de Damon, femme dépendante par excellence, avait toujours compté sur son mari pour résoudre tous les problèmes de l'existence, du plus infime au plus grave. Et depuis la mort d'Aristote, elle ne décidait jamais rien sans consulter son fils. Hormis pour ce qui concernait la quête de l'épouse idéale qu'elle s'était mise en tête de lui trouver...

— Damon? C'est toi, mon fils? Tu n'es pas encore rentré à la maison? Tu travailles?

— Oui, maman, je travaille. Qu'est-ce qui ne va pas? — Rien. Absolument rien, répondit-elle d'un ton

guilleret. Je t'appelais simplement pour t'annoncer la bonne nouvelle.

Damon se détendit et sourit, soulagé pour une fois qu'aucune calamité ne l'eût frappée.

— Ah, oui? Quelle bonne nouvelle? — Je viens à New York... Et j'emmène Marina. — Votre frère veut me rencontrer? Kate interrompit le geste de peler la pomme qu'elle

tenait à la main pour observer son employeur d'un air surpris.

— Cet après-midi, à 15 heures, oui, acquiesça Sophia, qui, installée sur le canapé, regardait Kate préparer le déjeuner des jumelles.

Kate s'interrogeait. D'après ce qu'elle savait de Damon Alexakis depuis trois semaines qu'elle travaillait chez sa sœur, elle ne l'aurait pas cru du genre à perdre son temps avec une gouvernante. Même si celle-ci était en réalité la propriétaire de la société Kid Kare où elle s'employait elle-même à l'occasion.

A moins qu'il voulût s'enquérir auprès d'elle de la manière de procéder pour fonder un organisme bailleur de nurses de luxe, pensa-t-elle avec une pointe d'amusement. De la part d'un magnat grec dont le métier était de vendre et d'acheter, cela n'aurait rien d'impossible. La jeune femme souhaitait presque que ce soit le cas. Dieu sait que cela dynamiserait les affaires de Kid Kare.

— Pourquoi donc veut-il me rencontrer? — En tant que chef de famille, Damon aime bien

connaître tous les gens que nous côtoyons. Que voulez-vous, c'est sa nature. Il se sent responsable de nous tous. Ça ne vous ennuie pas de vous rendre à ce rendez-vous, n'est-ce pas?

Consciente de la vulnérabilité de Sophia, Kate avait vite appris à ne rien dire ou faire qui soit susceptible de l'inquiéter inutilement. Cette fois encore, elle se voulut rassurante.

— Non, pas du tout, répondit-elle avec un sourire. Je serai ravie de le connaître enfin.

Ce serait même une occasion inespérée de le mettre au courant de certaines réalités! Comme celle, par exemple, de dénoncer l'odieux coureur de jupons qu'était son beau-frère.

Si Kate n'avait craint de plonger Sophia dans le désarroi, elle serait partie de cette maison dès le milieu de la deuxième semaine, quand Stephanos l'avait coincée un soir dans la cuisine pour lui imposer des avances. Elle espérait alors le dissuader de recommencer par un

comportement glacial. Mais étant donné les regards lascifs qu'il lui jetait dès que sa femme avait le dos tourné, il n'en prenait pas le chemin. Si Damon Alexakis était bien l'être exceptionnel qu'on encensait dans son entourage, peut-être pourrait-il mettre un terme au comportement indécent de Stephanos avant qu'elle-même ait recours aux grands moyens.

Mais comment présenter la chose à Damon Alexakis? Kate réfléchissait toujours à la question lorsque le taxi la déposa devant l'immeuble qui abritait les bureaux des Entreprises Alexakis. Une tour de marbre et de verre de quarante étages d'architecture futuriste, qui exsudait une impression d'opulence qui n'était pas sans rappeler à la jeune femme le bâtiment où se tenait le siège de la société de son père dans le même quartier.

En comparaison, le minuscule bureau qu'elle avait aménagé pour son propre compte dans un appartement de Greenwich Village faisait bien modeste figure. Quelle utopie d'avoir pensé tout à l'heure que sa petite affaire pût intéresser Damon Alexakis!

Sophia avait probablement raison. Sans doute voulait-il la rencontrer pour l'observer et la jauger, s'assurer que Kate McKee n'était pas une souillon mal dégrossie qui risquerait de gâter l'éducation de ses nièces. Dans ce domaine, au moins, la jeune femme n'éprouvait aucune inquiétude.

Sûre d'elle-même, elle s'engouffra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton du vingtième étage.

— M. Alexakis vous attend, l'informa la secrétaire, une femme d'allure dynamique, d'une cinquantaine d'années. Si vous voulez bien me suivre...

Après avoir précédé Kate jusqu'à l'extrémité d'un long couloir, elle frappa à la dernière porte.

— Mlle McKee, annonça-t-elle en poussant le battant. Puis elle s'effaça pour laisser entrer la visiteuse. Le bureau était plus accueillant que ne l'imaginait

celle-ci. Un goût artistique très sûr avait présidé à son agencement : des meubles en teck aux lignes épurées,

quelques céramiques d'époque hellénistique, un buste féminin dont les bras de marbre n'avaient pas résisté à l'épreuve des millénaires, un jeu d'échecs en jade. Suspendu au plafond dans un angle de la pièce, un mobile de Calder composé de poissons en fer martelé se mit à osciller à l'entrée de Kate.

Damon Alexakis ne semblait pas remarquer la nouvelle venue. Assis à son bureau, il vérifiait une facture. Ce ne fut qu'après avoir terminé sa lecture et apposé sa signature au bas du document qu'il leva la tête. Kate se trouva alors sous le feu d'une paire d'yeux bruns au regard scrutateur.

Contrairement à l'homme qui la dévisageait, elle sourit. C'était l'un des préceptes essentiels qu'elle enseignait à ses employées. « Souriez. La première impression est capitale. Et nos clients veulent être sûrs qu'ils confient leurs enfants à des gens heureux. » Un sourire influençait favorablement l'opinion d'autrui, avait toujours pensé la jeune femme. Mais en l'occurrence, celui qu'elle adressait à Damon Alexakis resta visiblement sans effet.

— Bonjour, monsieur Alexakis. Je suis heureuse de vous rencontrer.

Non seulement il dédaigna la main qu'elle lui tendait, mais il demeura assis à son bureau, se contentant simplement de hausser un sourcil étonné.

— Je me demande bien pourquoi. Si la légère pointe d'accent grec qui perçait dans sa

voix ne la surprit pas, sa froideur la déconcerta. Perplexe, elle poursuivit :

— Sophia m'a beaucoup parlé de vous. — Vraiment? Et vous a-t-elle dit que je ne supporte

pas l'adultère? Kate sursauta vivement. — Je vous demande pardon? Il eut un petit ricanement et se leva. En le voyant

debout, très grand, à la fois athlétique et mince, la jeune femme, inconsciemment recula d'un pas.

— Nerveuse, mademoiselle McKee? — Aurais-je des raisons de l'être? — Et comment! Si vous parvenez à abuser Sophia et

que la pauvre innocente vous considère comme un don du ciel, sachez que moi, je ne suis pas dupe.

— Ah, bon? Et dupe de quoi, monsieur Alexakis? — De ce qui se passe entre vous et Stephanos. Inutile de le prier de préciser ses griefs, elle avait

compris! Kate serra les dents. Demeurer calme en toute occasion, ne pas s'emporter, recommandait-elle toujours à ses employées. Cette fois, cependant, l'indignation l'emporta sur ses principes.

— Ainsi donc, vous vous figurez que Stephanos et moi...? Je n'aurai qu'une chose à dire à propos de votre estimable beau-frère, monsieur Alexakis! C'est le pire satyre que j'ai rencontré! Ne vous étonnez donc pas qu'aucune gouvernante n'ait accepté de rester à son service. Toutes celles que je lui ai envoyées n'ont eu de hâte de faire leurs paquets pour fuir son harcèlement.

Ce fut à Damon Alexakis de paraître surpris. — Que dois-je comprendre, mademoiselle McKee?

Nieriez-vous, par hasard, que vous et Stephanos... — Bien sûr, je le nie ! Un ricanement incrédule accueillit cette protestation. — Vous ne vous êtes pas vus à l'Hôtel Plaza, mercredi

dernier? Kate, à son vif dépit, se sentit rougir. C'était là le tribut

de ce teint d'ivoire que tant de femmes lui enviaient. — Je me trouvais là-bas avec mon père, admit-elle

avec raideur. — Ressemble-t-il tant que cela à Stephanos? Au comble de l'agacement, elle préféra ignorer l'ironie. — J'y avais retrouvé mon père pour déjeuner, il était

avec un de ses associés et... Mais de quel droit cet homme exigeait-il des comptes?

Kate ne voulait pas se rappeler l'imprudence qu'elle avait commise ce jour-là. Elle ajouta pour conclure :

— ...et au moment où nous partions, je... je me suis trouvée nez à nez avec Stephanos.

— Qui passait là par hasard. Pure coïncidence sans doute?

— J'ignore réellement les raisons de sa présence au Plaza ! riposta-t-elle, sans préciser que ce jour-là, elle avait béni le ciel de cette rencontre.

— A d'autres ! Vous n'attendiez que de lui sauter au cou et de vous ruer vers l'ascenseur le plus proche de sa chambre.

— Je ne suis jamais allée dans sa chambre! Je ne savais même pas qu'il en louait une!

— Ben voyons... — Si vous croyez que j'ai une liaison avec votre beau-

frère, vous vous trompez lourdement. — C'est vous qui vous faites des illusions,

mademoiselle McKee. Stephanos ne vous épousera pas, si c'est ce que vous espérez.

— Moi? Epouser Stephanos? Plutôt finir mes jours au Carmel! Sa seule vue me soulève le cœur!

— Vous n'en faites pas un peu trop, tout de même? demanda le Grec d'un ton suave.

L'exaspération de la jeune femme s'accrût encore. Elle en voulait au monde entier. A Stephanos. A son père, dont elle avait essayé de déjouer les desseins en feignant de se réjouir de cette rencontre avec le mari de Sophia. Et à ce Damon Alexakis, qui interprétait de façon sordide ce qui avait constitué un acte désespéré de sa part.

Une liaison ! Voilà bien la dernière chose qu'elle souhaitait. Ou plutôt, non : la dernière à laquelle elle aspirait était de se marier, et tel était précisément le projet que caressait son père.

Elle risqua un coup d'œil en direction de Damon, et vit qu'il l'observait d'un air sceptique; elle se rappela alors ce qu'on racontait de lui, de sa réputation d'homme d'affaires infaillible, doté d'un esprit pénétrant et d'une subtile intelligence. Elle pourrait difficilement s'en tirer par des faux-fuyants...

Avait-elle envie de lui avouer la vérité? Non. Mais lui laissait-il le choix? Pas vraiment. Si un leader aussi puissant que Damon Alexakis la croyait déterminée à briser le couple de sa sœur, Kate pouvait craindre le pire. Et le pire en l'occurrence serait qu'il ruinât la réputation de Kid Kare, la petite société qu'elle avait eu tant de mal à créer et à maintenir à flot. Pour lui, il s'agirait d'un jeu d'enfant.

Au moins, même s'il déplorait son initiative, le père de Kate s'était-il engagé à ne pas nuire à son entreprise.

— Je ne t'en empêche pas, lui avait-il dit quand elle l'avait informé de son projet de fonder Kid Kare. L'avenir se chargera de le faire à ma place. D'ici peu, dès que tu te seras frottée aux difficultés du marché du travail, tu reviendras de tes illusions, et tu renonceras de toi-même.

Rien n'aurait pu stimuler davantage la jeune femme que de savoir son père convaincu de son échec inéluctable. Une semaine plus tard, elle déposait les statuts de Kid Kare, qui prospérait et fonctionnait bel et bien maintenant depuis trois ans.

Malgré ces prédictions pessimistes, Kate avait réussi, se forgeant une réputation de sérieux et de compétence dans le métier. Un succès que n'avait jamais ouvertement reconnu son père, Eugène DeMornay. Mais il en était conscient. La meilleure preuve, c'est qu'il envisageait à présent de la marier à son cher Jeffrey.

Or, elle ne voulait à aucun prix de ce mariage. Elle n'épouserait personne, pas plus Jeffrey qu'un autre. Sa première expérience conjugale avec Bryce l'avait suffisamment échaudée! Et si son père tenait absolument à ce qu'un homme lui succède à la tête de ses affaires, il devrait se débrouiller sans elle. Kate entendait se consacrer uniquement à l'avenir de son entreprise – du moins, tant que Damon Alexakis ne la mettait pas en péril.

— Je vais vous expliquer ce qu'il en est, reprit-elle plus calmement. Mais ça demandera un peu de temps.

— Si l'histoire en vaut la peine, je suis prêt à vous l'accorder, dit-il avec une pointe de raillerie.

D'un geste, le Grec l'invita à s'asseoir et prit place face à elle derrière son bureau. Même dans un fauteuil, il conservait cette prestance, cette stature dominatrice et virile qui l'avait tant impressionnée lorsqu'il s'était levé.

— Peut-être avez-vous entendu parler d'Eugène DeMornay?

Sa question fit naître une lueur étonnée dans les yeux de Damon Alexakis.

— Je l'ai déjà rencontré. C'est un requin de la finance. — Il se trouve que c'est aussi mon père. Cette fois, l'homme d'affaires ne put dissimuler sa

surprise. Intrigué, il jeta un bref coup d'œil curieux à la main de Kate, dépourvue d'alliance.

— McKee est un nom d'emprunt? — Je suis veuve. Mon mari est mort il y a quatre ans

dans un accident. Un court instant, il parut déconcerté. — Je suis désolé. — J'ai surmonté l'épreuve à présent. — Je veux bien le croire, répliqua-t-il avec une lourde

ironie. — Je l'ai surmontée en me consacrant totalement à

mon travail, précisa sèchement Kate. A vrai dire, elle enjolivait quelque peu les faits, mais

elle n'allait pas lui détailler par le menu son catastrophique mariage avec Bryce.

— Après la mort de mon mari, j'ai éprouvé le besoin de m'occuper. Comme j'avais une licence de psychologie, et que la pédagogie de la petite enfance m'intéressait, j'ai créé Kid Kare. De nos jours, il existe tellement de familles dont les deux parents travaillent, qu'il est essentiel qu'ils puissent confier leurs enfants à des professionnels compétents qui les aiment et les connaissent.

— Des gens comme vous? Tant de sarcasme n'aurait pu échapper à Kate.

— Comme moi, oui. Et comme Tracy Everson, Stacy May et les trois autres licenciées en psycho-pédagogie que j'ai envoyées s'occuper de vos nièces, monsieur Alexakis. Seulement, un personnel diplômé attend un minimum de respect de son employeur. Et ce n'était pas le cas avec votre beau-frère.

— Dois-je comprendre qu'il a cherché à importuner toutes vos puéricultrices?

— Exactement. Il n'émit aucun commentaire, mais son front se plissa

tandis qu'il dévisageait la jeune femme d'un œil attentif. — Continuez, lui intima-t-il enfin avec un haussement

d'épaules. — Comment ça : « continuez »? Que voulez-vous que

je vous raconte? Les détails des répugnants... égarements de M. Stephanos?

Un léger sourire retroussa les lèvres de Damon. — Si vous voulez. Ou alors, expliquez-moi plutôt

pourquoi vous avez témoigné l'autre jour autant d'empressement à mon cher beau-frère.

Kate soupira. — Je finissais juste de déjeuner avec mon père et son

associé, Jeffrey Hardesty. Nous venions d'avoir... un léger différend, et j'avais besoin d'un prétexte pour m'éclipser, quand j'ai aperçu Stephanos. J'ignorais ce qu'il faisait là. Mais je me suis précipitée vers lui et... et j'ai fait semblant d'être ravie de le voir parce qu'il tombait à pic pour me tirer d'embarras.

— En le prenant par le bras, en l'embrassant... C'est bien ça?

— Je ne l'ai pas embrassé. C'est lui qui... qui m'a imposé ce baiser, bredouilla-t-elle, si gênée qu'elle ne put s'empêcher de baisser les yeux.

— Et je suis censé vous croire, mademoiselle McKee? — Oh, et puis allez au diable, après tout! s'écria-t-elle,

en se levant d'un bond. Je ne sais pas pourquoi je me donnerais le mal de vous convaincre. Votre opinion sur moi est déjà faite, vous n'en démordrez pas. Je suppose

que vous allez demander à Sophia de me congédier. Eh bien, ne prenez pas cette peine. C'est moi qui m'en vais !

Sur quoi, elle tourna les talons et se dirigea vers la porte.

— Mademoiselle McKee ! Revenez ! L'injonction claqua dans la pièce comme un coup de

fouet. — N'y comptez pas, répondit-elle sans se retourner. L'instant d'après, une main la saisit par le coude,

stoppant net son élan, et Damon Alexakis s'interposa entre la porte et elle.

— Revenez, je vous prie. Le ton cette fois était calme, d'un calme lourd de

menaces. — Je ne suis pas une de vos employées, monsieur

Alexakis. Je n'ai pas à vous obéir. Déterminée, elle soutenait le regard rivé sur elle.

Damon Alexakis était si proche qu'elle pouvait sentir son souffle, et même voir un muscle tressaillir légèrement sur sa mâchoire. Une bouffée de panique l'envahit, elle fut tentée de reculer mais ne bougea pas.

— Personne ne vous a appris la politesse? articula-t-elle, glaciale.

Le pli de la bouche de Damon se durcit encore. — Mademoiselle McKee, s'il vous plaît, revenez vous

asseoir, dit-il après un long silence. — Pour subir encore un déluge d'insinuations? — Vous accusez bien Stephanos de tous les maux, vous

aussi ! — Et c'est pleinement justifié ! Vous ne le croyez

toujours pas ? Le Grec passa une main dans ses cheveux, et Kate

devina à ce geste qu'elle avait marqué un point. — Un détail m'échappe. Pourquoi avoir continué à lui

envoyer vos collaboratrices s'il est aussi débauché que vous prétendez?

— Je ne l'ai pas fait pour lui mais pour votre sœur! Il lui faut absolument quelqu'un pour veiller sur les

jumelles. Et puis, placer mon personnel au sein d'une famille aussi prestigieuse représentait une publicité inespérée pour mon entreprise. Kid Kare n'a que trois ans d'existence. Et enfin, j'en avais fait une question de principe.

— C'est pour cette raison que vous avez pris personnellement les opérations en main?

— Je pensais que peut-être Stephanos s'attaquait à mes employées parce qu'elles sont jeunes.

— Et vous êtes tellement vieille, il est vrai ! — Vingt-huit ans. — C'est bien ce que je disais, railla-t-il. — En tout cas, j'ai l'âge idéal pour éconduire votre

beau-frère comme il se doit. — Apparemment pas. D'après Alice, il ne cesse de vous

traquer dans tous les recoins de l'appartement. Alice était la cuisinière. Combien d'autres espions

avait-il ainsi à sa solde? se demanda la jeune femme. — De toute manière, ça ne durera pas. J'ai trouvé la

personne parfaite pour occuper ce poste, Mme Partridge, une adorable grand-mère de près de soixante ans. Elle devrait être libre très prochainement.

Damon accueillit la nouvelle sans mot dire. — Parlez-moi un peu de ce différend avec votre père. Elle qui espérait qu'il avait oublié ce détail. — Ce n'était pas important. — Vous mentez, mademoiselle McKee. — Qu'est-ce qui vous permet de le supposer? protesta

Kate, furieuse. — De deux choses l'une. Soit vous avez une liaison

avec Stephanos, soit vous vous servez de lui pour abuser M. DeMornay.

— Mon père venait de lancer l'idée que nous nous mariions, Jeffrey et moi, convint Kate de mauvaise grâce.

— Et qu'en a dit l'intéressé? — Jeffrey? Rien. Mais je crois qu'il était consentant. — Et vous, non? — Oh, non !

— Vous n'êtes pas amoureuse de ce monsieur? — Certainement pas. De plus, je n'ai nulle envie de me

remarier. Damon parut méditer ces déclarations. Oh, elle

devinait ce qu'il en concluait : elle avait tellement aimé Bryce que son cœur était mort avec lui, à jamais. Ses proches – et les autres – l'imaginaient volontiers en héroïne fidèle d'un implacable drame. Et elle se gardait bien de les détromper.

— Intéressant, murmura Damon pour tout commentaire.

Après avoir dévisagé quelques instants la jeune femme, il détourna le regard vers son bureau, car ils se trouvaient toujours près de la porte.

— Si je fais un pas en arrière, allez-vous vous empresser de déguerpir comme tout à l'heure? demanda-t-il.

— Cela dépend. Si vous êtes las de m'accuser... — Pour le moment. A ces mots, Kate se raidit de nouveau. — Asseyez-vous, mademoiselle McKee. Nous avons à

parler. — Parler de quoi? D'un signe, il lui désigna un fauteuil en bronze et en

cuir avant d'aller s'asseoir lui-même, non plus derrière son bureau, mais sur l'angle du plateau. Il attendit qu'elle fût installée pour prendre la parole.

— Dites-moi par exemple ce que vous avez bien pu raconter à votre père avant d'aller vous jeter au cou de Stephanos.

— Qu'est-ce que cela peut faire? s'écria-t-elle, interloquée.

— C'est plus important que vous n'imaginez. — Je ne vois pas en quoi. — Répondez à ma question. Un soupir agacé échappa à la jeune femme. — Tout de même, vous vous doutez bien de ce que j'ai

inventé, non?

— Je crois savoir, en effet. En substance : « Je ne peux pas épouser Jeffrey parce que j'ai déjà Stephanos. »

C'était dit avec juste ce qu'il fallait de cynisme pour plonger Kate dans l'embarras.

— C'est ça, oui, à peu de chose près, acquiesça-t-elle. — Avez-vous précisé le nom de votre soupirant à M.

DeMornay? — Naturellement pas! Vous me prenez pour une

imbécile? J'ai juste dit : « Ah, le voici ! » et j'ai couru vers Stephanos.

— Et quand monsieur votre père s'apercevra de la supercherie?

La jeune femme s'agita inconfortablement dans son fauteuil.

— Je trouverai bien une excuse. — Laquelle? — Je ne sais pas. J'improviserai le moment venu, dit-

elle en feignant de s'intéresser au décor pour éviter d'affronter le regard inquisiteur de ce Grec arrogant.

— Je puis peut-être vous aider. Intriguée, elle leva les yeux vers lui. — Pourquoi m'aideriez-vous? — Je suis un homme d'affaires, mademoiselle McKee.

Si je peux vous rendre service et en retirer un bénéfice par la même occasion, j'estime que le marché est honnête.

Mais quel genre de marché pouvaient-ils conclure qui leur profitât à l'un et à l'autre? Kate n'en avait pas la moindre idée.

— A quoi pensiez-vous au juste? — Il faudrait que vous m'épousiez.

2. — Ah, vraiment très drôle ! Irrésistible. Ce Damon Alexakis avait un sens de l'humour plutôt

douteux. — Cela n'a pourtant rien d'amusant. Elle le fixa, étonnée de l'expression ombrageuse avec

laquelle il l'observait. — Vous n'êtes pas sérieux, tout de même! — Je ne plaisante jamais en affaires, mademoiselle

McKee. — Le mariage n'a rien à voir avec les affaires! — Parfois, admit-il d'un ton bourru. Mais dès l'aube

des temps, on se marie le plus souvent pour des raisons économiques.

— Et c'est ce que vous souhaitez? — C'est ce que je souhaite. La jeune femme secoua la tête, au comble d'un malaise

incrédule. — Ça n'a pas de sens, déclara-t-elle enfin. Pourquoi

voudriez-vous m'épouser? — Je ne « veux » pas vous épouser. J'ai « besoin » de

vous épouser. — Mais pour quelle raison? Il se leva du bureau, enfouit les mains dans ses

poches, et se mit à arpenter la pièce de long en large. — C'est impératif, urgent, c'est tout, répondit-il

seulement au bout d'un moment. Pourquoi cette hâte soudaine? se demanda Kate,

intriguée. — Ce n'est pas juste, monsieur Alexakis. J'ai dû vous

raconter ma petite histoire. A vous maintenant de me fournir des explications.

Sa remarque lui valut un regard hostile dont elle ne fit aucun cas. Et c'est avec un sourire amusé qu'elle ajouta :

— Puisque vous m'avez choisie comme partenaire dans cette transaction, je m'estime en droit d'en

connaître les origines, les motifs et l'enjeu, vous ne croyez pas?

A cette question, le grec se renfrogna de plus belle. Kate attendit, patiente, sans se départir de son sourire.

— C'est à cause de ma mère, lâcha-t-il enfin de mauvaise grâce.

— Ah, je vois. Votre mère... mon père... — Ma mère n'a rien de commun avec votre père ! — Qui sait? Vous avez décrit mon père comme un

requin. Votre mère, à quoi ressemble-t-elle? Damon se frotta le front d'un air pensif, puis son

visage s'éclaira. — Pour reprendre une métaphore marine, ce serait

une bernicle. — Je comprends. Une fois accrochée, elle ne lâche plus

prise? Il acquiesça avec un sourire contraint. — Depuis la mort de mon père, elle a entièrement

transféré sa sujétion sur moi. Elle me consulte en tout, qu'il s'agisse de changer une ampoule électrique ou d'acheter et de vendre des actions.

— Je conçois que ce doit être pesant... Mais je vois mal en quoi le fait de vous marier y changera quelque chose.

— Le problème se situe ailleurs. Ma mère a justement décidé de me marier, persuadée que mon bonheur passe obligatoirement par là. Il lui reste cinq filles à caser, mais non, ça ne lui suffit pas. Elle tient absolument à me trouver l'épouse idéale. La future Mme Alexakis! Elle en parle comme de la quête du Graal.

La jeune femme ne put s'empêcher de sourire. — Je ne vois toujours pas en quoi le fait de m'épouser

résoudrait votre problème. Dans un cas comme dans l'autre, vous vous retrouveriez coincé.

— Peut-être. Mais en vous épousant, vous, mademoiselle McKee, je réalise un arrangement purement matériel. Alors qu'avec Marina...

— Pardon? Qui est Marina? Si je comprends bien, votre mère a déjà une candidate en vue?

— Exactement. — Elle l'a donc trouvée, sa perle rare! Qui est

l'heureuse élue? L'ironie de Kate ne fut pas du goût de Damon, qui se

rembrunit. — Une certaine Marina Stavros. La fille d'une des

meilleures amies de ma mère. — Et elle ne vous plaît pas? — Oh, si ! Elle est jeune, jolie, agréable, elle possède

tout ce qu'un homme peut espérer d'une femme. — Pourquoi alors ne l'épousez-vous pas? — Parce que je ne veux pas me marier, bon sang ! Pas

tout de suite. Et quand je voudrais une épouse, c'est moi qui la choisirai.

— Mais pourtant, vous m'offrez votre main... — Vous, c'est différent. Nous concluons un marché. En

devenant Mme Alexakis, vous pourrez continuer à aider Sophia, en tant que belle-sœur cette fois. N'ayez rien à craindre de Stephanos, il ne se permettra plus le moindre geste déplacé à votre égard, je vous le garantis! assura-t-il avec force. Je m'engage également à vous envoyer un maximum de clients quand ce sera terminé entre nous.

— Parce que... c'est un contrat à durée déterminée? — Evidemment, répondit-il avec impatience. Vous

n'envisagez tout de même pas que nous pourrons rester mariés jusqu'à la fin de nos jours?

— Non, bien sûr que non. Et je n'envisage pas davantage que nous puissions même nous marier, conclut-elle d'un ton suave.

— Pas même pour sauvegarder votre entreprise? insinua Damon avec un sourire féroce. Car c'est bien ce que vous craignez le plus, n'est-ce pas? Que je coule votre petite affaire?

Une bouffée d'angoisse assaillit la jeune femme. — Vous n'oseriez pas. — Vous croyez? Elle savait bien que oui, il oserait, le monstre! Et sans

aucun état d'âme!

— Ainsi, enchaîna-t-il sans plus tenir compte du refus acerbe de Kate, vous pourrez présenter le plus officiellement du monde votre fiancé à votre père et lui annoncer qu'il vous est impossible d'épouser Jeffrey.

— Oui, mais à quel prix? En m'unissant à un parfait inconnu!

— Sur le papier, seulement. Elle le dévisagea d'un air incertain. — Vous ne... vous n'aimez pas les femmes? — Comment? Qu'insinuez...? Je les adore au contraire! — Ah, je vois. Vous... vous irez chercher bonne fortune

ailleurs. — Comment ça, « bonne fortune » ? Embarrassée, Kate se troubla. — Vous... vous me comprenez. — En effet, je vous comprends, convint-il, moqueur.

Eh bien, sachez que je n'irai pas chercher... d'exutoire ailleurs tant que nous serons mariés. Je réprouve l'adultère, je vous l'ai dit... Alors, mademoiselle McKee, que pensez-vous de ma proposition ?

Sa question appelait une réponse sans détour, et la tension de la jeune femme s'accrut encore.

— Je n'ai jamais rien entendu d'aussi absurde, murmura-t-elle. Comment imaginer une situation si grotesquement extravagante ?

— Aussi grotesque que d'épouser Jeffrey? — Moi, épouser ce type? Je n'ai pas besoin d'un

homme pour me faire vivre! J'ai mon entreprise. — Pour le moment... Comme elle le foudroyait du regard, il ajouta : — Soyez réaliste, mademoiselle McKee. Cessez donc

de faire obstruction à tout, c'est lassant à la longue. Voulez-vous oui ou non sauver votre société?

— Evidemment. — Admettez-vous que Sophia a besoin d'aide? — Oui. — Et reconnaissez-vous que le fait de lui présenter un

fiancé incitera votre père à renoncer à Jeffrey?

— Probablement. — Alors, où est le problème? Cette fois, elle se trouva à court de réponse. Il y avait

cependant un élément dans la logique cynique de Damon Alexakis qui la gênait.

— Je ne vous aime pas, je ne vous connais même pas, voilà!

Il accueillit cet aveu d'un haussement d'épaules. — Moi non plus, je ne vous aime pas! Comme s'il était

question d'amour! Le mariage, c'est... — Une affaire purement commerciale, je sais. — Bien, mademoiselle McKee! Vous commencez à

comprendre. Ne pensez plus à l'amour. Apparemment, vous l'avez connu par le passé avec votre mari. Gardez-en le souvenir dans votre cœur, et soyez certaine que je ne chercherai pas à usurper sa mémoire. Nous allons seulement nous rendre service mutuellement, vous et moi.

Elle l'observa en silence, méditant ces paroles. — Combien de temps durerait ce... mariage? Sa question fit naître une brève lueur dans le regard

de Damon comme s'il pressentait la victoire proche. — Pas longtemps. Quelques mois. — Mais quand vous serez divorcé, votre mère

reviendra à la charge. — Les parents de Marina ne voudront pas d'un

homme divorcé. Et Jeffrey? — Oh, lui, divorcée ou pas, il paierait plutôt pour

m'épouser, dut admettre la jeune femme avec une moue amère.

Jeffrey ne visait qu'un unique objectif, s'assurer un avenir opulent dans les Entreprises DeMornay. Et Kate représentait pour lui le moyen d'accomplir son dessein, pas davantage. Le plus blessant, c'est que son père le savait, et qu'il s'en moquait. Dans la mesure où Jeffrey lui apparaissait comme un successeur idéal, le reste importait peu.

— Alors, de quelle durée envisagez-vous notre contrat? demanda Damon, dont le ton trahissait maintenant une certaine impatience.

— Je n'ai pas dit que j'acceptais. — Quelle durée? — Six mois. Un an. Je ne sais pas, répondit Kate, de

plus en plus nerveuse. Si j'épouse encore un homme qu'il ne supporte pas, mon père va finir par me renier, c'est sûr!

L'idée venait brusquement de lui traverser l'esprit; et loin de la fâcher, elle lui procurait... une secrète satisfaction, oui.

— Il n'était pas favorable à votre premier mariage? s'enquit le Grec avec curiosité.

— Non. — Raison de plus pour accepter. Vous rendez service à

Sophia. Stephanos a les mains liées. Quant à nous, nous nous protégeons de l'ingérence de nos géniteurs respectifs dans notre vie privée. L'affaire me semble intéressante, non?

Elle haussa les épaules avec une moue sceptique. — Ecoutez, mademoiselle McKee, même si vous vous

creusiez la tête des heures durant, vous ne seriez pas plus avancée. En fait, la seule question à vous poser est celle-ci : qui doit décider de votre avenir? Vous ou votre père?

— Ne serait-ce pas plutôt vous-même ou mon père? — Pas du tout. Pour moi, ce mariage se résume à une

formalité, un protocole purement factice, je vous l'ai dit. Après un coup d'œil à sa montre, il ajouta : — Le temps presse. J'ai un coup de téléphone à

donner à Hawaii dans dix minutes. Alors? Je vous propose un mariage d'une durée d'un an. C'est oui ou non?

Oui ou non? Le cœur de Kate se mit à battre sourdement alors que défilait dans son esprit toute une succession d'images ; le visage fatigué de Sophia, les sourires adorables des jumelles, Leda et Christina, la moue vaniteuse de Jeffrey Hardesty, le regard indifférent

et déterminé d'Eugène DeMornay, la nouvelle enseigne de Kid Kare qu'elle venait juste de faire poser sur toute la largeur de l'agence.

Kid Kare, c'était son enfant, tout ce qu'elle possédait au monde. Pour elle dont les rapports filiaux et la carrière d'épouse avaient sombré dans l'échec et l'amertume, la petite société incarnait son unique réussite. Si elle venait à la perdre... Car Damon était bien capable d'anéantir son entreprise d'un claquement de doigts, s'il le décidait. Kate n'en doutait pas un seul instant.

Tout comme elle savait inéluctables les pressions qu'exercerait son père pour lui imposer sa volonté. A près de soixante-dix ans, Eugène DeMornay déclarait aspirer à la retraite. Il n'attendait pour ce faire que de pouvoir passer les rênes de sa firme à un successeur digne de confiance. Un homme d'envergure égale, irréductible et ambitieux. Comme Jeffrey, par exemple.

Ou comme Damon. Cette idée fit naître un sourire sur les lèvres de Kate.

Jeffrey perdrait sans doute son air suffisant s'il devait affronter un Damon Alexakis bien carré dans son fauteuil à la table du conseil d'administration!

Et son père, comment jugerait-il Damon ? La forte personnalité de ce dernier, son charisme relevaient bien au-dessus du médiocre Jeffrey. Par essence, du moins, il était de la même trempe qu'Eugène DeMornay.

— Tout cela a l'air de vous amuser, remarqua sèchement Damon en la voyant sourire.

— En effet. — J'en conclus que vous refusez? La jeune femme posa sur lui un candide regard très

bleu. — Au contraire, monsieur Alexakis. J'accepte. Damon en resta figé de stupeur. En écoutant s'éloigner

le pas de Kate McKee dans le couloir, il se demandait s'il n'avait pas perdu la tête. Venait-il de proposer le mariage

à cette inconnue? Une créature dont il pensait pis que pendre moins d'une heure auparavant?

Eh bien, oui, admit-il, et il se surprit à sourire. Signe qu'il était sûrement encore plus fou qu'il l'imaginait!

De toute manière, une épouse ne représentait qu'une source d'ennuis supplémentaire. Et puisqu'il lui en fallait une, autant la choisir jolie, avec du caractère et de grands yeux bleus qui lançaient des éclairs quand elle se mettait en colère. De plus, Kate McKee présentait au moins l'avantage de se rendre utile en s'occupant des jumelles. Et dans un an, il en serait débarrassé. Que demander de plus?

— Damon ! Quelle bonne surprise! Sophia rayonnait de joie à la vue de son frère qui

venait d'entrer. Comme elle s'apprêtait à se lever du canapé pour l'accueillir, il l'en dissuada d'un geste et alla poser un baiser sur sa joue tout en cherchant du regard Kate et les enfants. Mais Sophia était seule.

— Comment vas-tu? demanda-t-il, contraint d'admettre en son for intérieur qu'il ne lui avait pas vu aussi bonne mine depuis de longs mois.

— Cette grossesse me fatigue. Mais je me sens mieux. Surtout depuis que j'ai Kate.

Ce disant, la jeune femme désigna avec un sourire attendri le couloir menant à la chambre des jumelles où devait se trouver Kate. Puis elle poursuivit :

— Alors, quelle impression t'a-t-elle fait quand tu l'as rencontrée hier? Elle est réellement charmante, n'est-ce pas?

— Tout à fait, approuva Damon avec juste ce qu'il fallait de conviction. Et très belle, de surcroît.

Sophia dévisagea son frère d'un air étonné. — Je n'y avais pas pensé, mais tu as raison. Kate n'est

peut-être pas... très spectaculaire – il lui manque quelques centimètres, non? – mais quel ravissant visage avec son teint de pétale, ses cheveux noirs et ses yeux

bleus! Quelle grâce! Cela dit, je n'aurais pas cru qu'elle soit ton genre.

— Tiens donc? Et pourquoi? — D'habitude, tu choisis des femmes d'un style plus...

tapageur, dirais-je. Le mot le fit sourire. — Mais soit, reprit Sophia, raconte-moi plutôt ce qui

me vaut l'honneur de ta visite à 5 heures de l'après-midi. Serais-tu tombé à ce point sous le charme de Kate?

— Un frère ne peut pas rendre visite à sa sœur pour le seul plaisir de la voir?

— Certains peut-être, oui. Pas toi. Damon affecta d'abord d'être vexé puis soupira. — En vérité, je voulais proposer à mes nièces une

promenade en calèche dans Central Park. Souviens-toi, je le leur avais promis la dernière fois que je suis venu.

— Il y a bien longtemps. Ce devait être à Noël, non? — J'étais très occupé jusqu'à maintenant. — Damon, tu es venu ici voir Kate. Avoue-le. — Elle peut nous accompagner si ça lui plaît. Sophia fronça les sourcils. — Pas de dévergondage avec ma gouvernante, Damon.

J'ai besoin d'elle. — Ne t'inquiète pas, répondit-il d'un air docile en se

levant. Je te ramènerai tes filles pour le dîner. — Et Kate? — Kate?... Nous verrons. Et avec un sourire malicieux, il fila dans le couloir en

direction de la chambre des jumelles. — Désolée, ce n'est pas mon soir de congé. — Sophia vous l'accorde. — Je n'en veux pas! Damon enfila rapidement leurs anoraks aux deux

petites filles. — Vous viendrez quand même. Et ne discutez pas.

Comment les gens admettront-ils que vous êtes folle

amoureuse de moi si vous refusez de m'accompagner au restaurant quand nous aurons ramené les enfants?

— Je n'ai pas envie de dîner avec vous. Depuis que Kate avait accepté cet excentrique projet

de mariage, elle était rongée de remords. D'ailleurs, si elle n'avait pas appelé son « fiancé » pour lui apprendre qu'elle était revenue sur sa décision, c'était simplement par manque de temps. Sophia ne lui avait pas laissé une seconde de répit de la journée.

Et voilà maintenant que ce Grec exaspérant débarquait sans crier gare et distribuait ses ordres indifféremment à ses nièces et à elle-même, comme si tous lui devaient allégeance! Ulcérée, Kate se planta sur le seuil de la chambre, les bras croisés, bien décidée à ne pas s'en laisser conter. Mais Damon l'écarta d'un geste vers le couloir.

— Vous, je vous enlève, Kate. Puis, s'adressant aux jumelles : — Allons! On se dépêche! — Oui, oncle Damon. On arrive, oncle Damon ! Les petites filles se bousculèrent en riant derrière lui,

puis le précédèrent au galop dans le couloir. Kate essaya une dernière fois de se faire entendre.

— Ecoutez, Damon, je ne pense pas que... — Vous n'avez pas à penser. Allons dire bonsoir à

Sophia, et tâchez simplement de faire bonne figure. Voilà...

Tout en parlant, il la poussait avec douceur mais fermeté vers le salon, où la future mère continuait de se reposer sur le canapé. Elle les considéra quelques instants avec un sourire intrigué.

— Vous ne préférez pas que je reste ici vous aider, Sophia? demanda la jeune femme dans une ultime tentative désespérée.

— Merci. Allez donc vous promener. J'en profiterai pour faire un petit somme jusqu'au retour de Stephanos. Amusez-vous bien!

— Tu peux y compter, lança Damon.

Et il entraîna tout son petit monde vers la sortie. Résignée mais furieuse, Kate n'eut d'autre alternative que de lui emboîter le pas.

Plus tard, cependant, quand le taxi les déposa devant l'Hôtel Plaza à la station de départ des promenades en voiture à cheval, elle dut convenir que c'était une journée idéale pour une telle sortie. Le petit vent frais, qui n'avait cessé de souffler depuis le début de ce mois d'octobre s'était miraculeusement calmé aujourd'hui, laissant dans l'air la trace d'une douceur presque printanière.

Bien que, à la faveur du beau temps, la tension de Kate se fût quelque peu apaisée, elle se ranima d'un coup lorsqu'ils se retrouvèrent tous les quatre dans la calèche, Leda et Christina serrées l'un contre l'autre sur une étroite banquette, et Damon et elle sur celle d'en face, tout aussi étriquée. Comme leurs cuisses se touchaient et que ce contact la troublait, Kate s'écarta, mais son compagnon glissa un bras autour de ses épaules pour l'attirer de nouveau contre lui. Elle lui jeta un regard sévère.

— Qu'y a-t-il, mademoiselle McKee? Vous n'aimez pas les hommes?

Elle reconnut dans cette question la pastiche de celle qu'elle lui avait posée la veille.

— Parfois, monsieur Alexakis, je me demande effectivement si je les aime.

Cette réponse jaillie du cœur parut le déconcerter, mais avant qu'il pût répliquer, Leda pointa un doigt vers le ciel et s'exclama :

— Regarde, Kate! Des ballons! En effet, il y en avait une bonne douzaine, venus Dieu

sait d'où, qui flottaient dans l'azur du ciel au-dessus des arbres de Central Park.

— Oh, voici le zoo où nous avons vu les pingouins, Kate! s'écria à son tour Christina. Tu es déjà allé au zoo, oncle Damon? Nous y retournons la semaine prochaine. Tu pourrais venir avec nous?

— Damon n'a pas le temps, il a trop de travail, trancha Kate.

Mais l'intéressé n'était pas de cet avis. — Ça me paraît une excellente idée. — Vous ne devriez pas faire des promesses que vous

ne tiendrez jamais, lui reprocha la jeune femme à mi-voix.

— Qu'est-ce qui vous laisse supposer que je ne les tiendrai pas?

— Vous êtes un homme surchargé de responsabilités. — Certes. Mais j'entends aussi être un soupirant à

votre dévotion. — Justement, vous faites bien d'aborder le sujet,

commença Kate. Je voulais vous dire... D'un baiser léger sur ses lèvres, Damon lui intima

silence. — Plus tard, murmura-t-il d'une voix sensuelle et

basse. Les jumelles pouffèrent. — Damon ! protesta la jeune femme, indignée. Mais elle ne put rien ajouter, la présence des enfants

lui interdisant toute possibilité de discussion sérieuse. Cela dit, Damon Alexakis ne perdait rien pour attendre. Dès qu'ils seraient seuls, elle se chargerait de lui faire savoir qu'elle avait changé d'avis et ne voulait plus de ce stupide mariage!

Telle était du moins l'intention de Kate. Car un

événement imprévu vint contrarier ses projets alors qu'ils arrivaient au Baudelaire, le restaurant où le Grec avait choisi de l'emmener dîner. Là en effet – simple coïncidence ou non – la jeune femme aperçut, à peine assise à table, son père et Jeffrey au centre d'un groupe d'hommes d'affaires japonais à l'autre extrémité de la salle.

Eugène DeMornay parut aussi étonné qu'elle de cette rencontre. Il s'interrompit au beau milieu d'un discours

pour la fixer d'un air ébahi, mais très vite il se ressaisit et reprit le fil de son propos.

Au cours de la soirée, pourtant, son regard s'égara à plusieurs reprises en direction de sa fille, et Kate se montra d'autant plus souriante et enjouée avec Damon qu'elle enrageait en secret. Car, à son grand dépit, le repas se déroula sans qu'elle pût évoquer la fin de non-recevoir qu'elle opposait à sa demande en mariage. Une occasion plus propice se présenterait sûrement plus tard, se dit-elle pour se calmer.

Son père ne vint pas lui parler et ne lui adressa même pas un petit signe de reconnaissance. Ce qui ne la surprit pas. Pour Eugène DeMornay, les affaires avaient priorité sur tout.

Mais quand, au moment de quitter le restaurant, Damon et elle durent passer à proximité de sa table, il daigna tout de même se lever. Les doigts de son compagnon se resserrèrent un bref instant autour du bras de Kate, et ce contact la réconforta de façon singulière.

— Bonsoir, Katherine. Quelle surprise! J'ignorais que tu venais dîner ici ce soir. Tu aurais dû me prévenir.

Le père et la fille échangèrent un rapide baiser. — Ce n'était pas prévu. Nous l'avons décidé sur un

coup de tête, répondit-elle, d'une voix tendue. — Messieurs, enchaîna M. DeMornay en s'adressant à

ses hôtes japonais, je vous présente ma fille, Katherine, et...

Il s'interrompit pour adresser à Damon un coup d'œil interrogateur.

— Damon Alexakis, son fiancé, déclina le Grec lui-même.

Alors que les trois Nippons plongeaient en une courbette polie et que Jeffrey semblait au bord de la syncope, le père de Kate, une fois passé le premier instant de stupéfaction, darda sur sa fille un regard lourd d'amers reproches. S'il lui avait témoigné une once d'affection, le plus infime signe d'intérêt paternel, sans

doute eût-elle démenti l'affirmation de Damon et répliqué que ces fiançailles n'étaient qu'à l'état de projet. Mais de toute évidence, Eugène DeMornay n'éprouvait qu'une violente colère. Il exsudait de fureur qu'elle, sa fille, osât contrecarrer ses propres intentions de la marier à son protégé. Aussi la jeune femme se contenta-t-elle d'ajouter :

— Je n'avais pas eu l'occasion jusqu'à ce soir de te présenter Damon, papa. Tu es tellement occupé.

— Je regrette de n'avoir pas été plus disponible. C'est manifestement une erreur de ma part.

Sur ce commentaire aigre-doux, il se tourna de nouveau vers le compagnon de Kate, qu'il salua d'un discret signe de tête.

— Monsieur Alexakis... Puis-je vous proposer de vous joindre à nous? Nous allions boire un cognac. Mais peut-être un bon Champagne serait-il plus indiqué pour fêter ces fiançailles?

— C'est très aimable de votre part, merci, approuva calmement Damon.

Il gratifia Kate d'un sourire amoureux et complice étonnant de conviction avant d'emprunter deux chaises à une table voisine. Il les installa si proches l'une de l'autre qu'à chacun de ses mouvements, la manche de veston effleurait le bras de la jeune femme.

Bientôt, le sommelier leur présenta un magnum de Champagne, et M. DeMornay leva sa coupe.

— A ma fille, Katherine... Une jeune personne surprenante à bien des égards.

— Surprenante... et passionnée, renchérit Damon en se tournant vers elle, à voix suffisamment haute pour que Jeffrey l'entendît.

Depuis l'arrivée du couple, ce dernier n'avait pas desserré les dents. Son visage s'empourpra sous l'effet de la remarque de son rival. Kate, elle-même, faillit s'étrangler avec sa gorgée de Champagne et se mit à suffoquer. Son « fiancé » s'empressa de lui tapoter le dos pour apaiser sa crise de hoquet. A peine remise, elle lui

jeta un discret regard chargé de reproches. Ce qui n'entama pas son audace, au contraire. Il lui adressa un sourire de tendre connivence avant d'effleurer ses lèvres d'un baiser furtif.

— Ça va mieux, ma chérie? Il en faisait trop. Si Damon Alexakis avait des dons

innés pour la comédie, elle-même en était manifestement dépourvue à en juger par l'ampleur du trouble qui la laissait sans voix. Sa confusion était telle que Kate eut toutes les peines du monde à articuler quelques mots.

— Un peu mieux, oui... Après s'être éclairci la gorge, elle proposa: — Et si nous partions maintenant? A son grand soulagement, Damon acquiesça. — Mais bien sûr, ma chérie. Avec un naturel, une aisance qu'elle lui enviait, il se

leva. Kate s'empressa de l'imiter, salua son père ainsi que ses hôtes, et Damon s'inclina en souriant.

— Heureux de vous avoir enfin rencontré, monsieur DeMornay.

— Bonsoir, monsieur Alexakis, répondit celui-ci avec une politesse glacée.

Puis, se tournant vers sa fille : — Bonsoir, Katherine. Je t'appellerai demain. Au téléphone, son père l'interrogea immédiatement. — Mais depuis combien de temps le connais-tu? — Pas très longtemps. — Et comment vous êtes-vous rencontrés? — Je travaille chez sa sœur. — A garder des enfants ! Tout le mépris d'Eugène DeMornay suintait dans cette

réplique. — Oui. Des petites jumelles de cinq ans. — Eh bien, ma pauvre Kate, tes affaires ont dû tomber

bien bas pour que tu en sois réduite à jouer les baby-sitters.

— La situation est un peu particulière. Je le fais pour rendre service à Sophia, la sœur de Damon.

— Et j'imagine que M. Alexakis, débarquant là un jour par hasard, a eu le coup de foudre pour toi?

C'était dit d'un ton si goguenard que Kate se sentit blessée au plus profond d'elle-même. Et les derniers vestiges de mauvaise conscience qu'elle pouvait encore avoir à abuser son père s'évanouirent sur-le-champ.

— C'est à peu près ça, oui. — Comment puis-je supporter une fille aussi stupide?

Enfin, Katherine! Tu ne crois quand même pas que cet Alexakis est amoureux de toi?

— Et pourquoi pas? — Un peu de lucidité, Kate. C'est ton héritage qui

l'intéresse. Les Entreprises DeMornay. — Tu oublies, papa, que lui-même est à la tête d'un

empire infiniment plus important que le tien. Tes sociétés ne sont que menu fretin à ses yeux.

M. DeMornay s'impatienta. — Evidemment ! Mais ça ne signifie pas qu'il s'en

désintéresse. S'il peut s'en emparer sans bourse délier... Je le connais de réputation, c'est un prédateur. Cela dit, je n'aurais jamais cru qu'il s'abaisserait jusque-là.

A ces mots, la jeune femme se sentit frémir d'indignation et d'amertume.

— Pourquoi te paraît-il si inconcevable qu'un homme me veuille pour moi-même?

— Comme Bryce, par exemple? Cette flèche la blessa plus douloureusement encore

que les précédentes. Il est vrai que son père avait visé au cœur. Bryce! Son premier amour. L'homme qu'elle avait adoré, qu'elle avait suivi aveuglément en espérant couler le plus parfait bonheur à son côté, jusque dans l'au-delà.

Celui qui l'avait quittée sans scrupule à l'instant même où il avait compris qu'Eugène DeMornay ne leur donnerait pas le moindre dollar. Dieu merci, ce sordide détail n'était connu de personne. Son père s'en était toujours douté, certes, mais les événements s'étaient

enchaînés si vite ce jour-là, la rupture, l'accident, qu'il n'avait jamais eu confirmation de ses soupçons. Kate était seule à savoir que Bryce avait trouvé la mort au volant de sa voiture, ivre de fureur et d'alcool, après avoir abandonné sa femme à peine quelques heures plus tôt. Depuis, Kate vivait avec l'obsession de cette trahison, de cette humiliation.

— Damon et Bryce sont différents, répondit-elle d'un ton qu'elle espérait désinvolte.

— Alexakis est beaucoup plus subtil, j'en conviens. Mais qu'il ne croie pas s'approprier aussi facilement mes biens. C'est moi qui désigne mon successeur, Katherine. Pas toi.

— Je n'ai jamais prétendu élire ton successeur, papa. En revanche, j'entends choisir mon mari. Et c'est chose faite.

— Pauvre gourde! Pathétique imbécile! proféra M. DeMornay d'un ton mauvais.

Et il raccrocha.

3. — Vous n'avez pas l'impression d'être un soupirant un

peu trop empressé tout de même? C'est la deuxième fois en deux jours que vous m'enlevez à Sophia, fit remarquer Kate à Damon l'après-midi suivant. Que va penser votre sœur?

— Ce que j'espère qu'elle pense. Que je suis fou de vous.

Fou d'elle ! Kate réprima de justesse un petit rire sarcastique. Même Sophia n'était pas crédule à ce point!

Un taxi les attendait devant la marquise de l'immeuble. Ils démarrèrent aussitôt. Mais bientôt, la jeune femme s'étonna de voir le chauffeur s'engager sur l'autoroute et s'éloigner de New York, en direction de Kennedy Airport.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle à son compagnon. — A Reno. — Reno? — Reno. Dans le Nevada. A cette précision, la lumière se fit soudain dans l'esprit

de Kate. — Vous plaisantez ! — Pas du tout. — Vous ne méditez tout de même pas de m'épouser...

aujourd'hui? bredouilla-t-elle d'une voix à peine audible. — Mais oui, affirma-t-il avec un petit sourire cynique. — Je croyais que... que je pourrais disposer de

plusieurs semaines avant que... — C'est maintenant que Sophia a besoin de vous, nous

sommes bien d'accord? Il est donc nécessaire de régler la situation une bonne fois afin que Stephanos cesse de vous importuner.

Mais pourquoi tant de précipitation? s'interrogea-t-elle, l'esprit en déroute. En la déposant chez elle hier soir, Damon n'avait pas fait la moindre allusion à son projet!

— Vous auriez au moins pu me prévenir la nuit dernière! Qu'est-il donc arrivé entre-temps? Marina serait-elle sur le point d'atterrir à New York? demanda-t-elle, frappée d'une brusque intuition.

Damon demeura silencieux, mais Kate devina à son expression butée qu'elle venait de faire mouche.

— Je m'en doutais, dit-elle en soupirant. — Marina arrive ici avec ma mère dans une semaine.

Autant dire que le temps est compté. Ce mariage ne peut plus attendre.

— C'est de la folie. — Les affaires sont les affaires, mademoiselle McKee.

Tâchez de ne pas l'oublier. L'oublier? C'eût été difficile. Le comportement de

Damon contrastait éloquemment avec celui des futurs époux qui, comme eux, attendaient leur tour devant la chapelle.

Pas de petits baisers ou de gestes tendres, non. Damon, lui, épluchait le contrat de mariage élaboré par son avocat, n'interrompant sa lecture de temps à autre que pour porter son téléphone cellulaire à l'oreille et demander à l'homme de loi new-yorkais, des précisions sur une clause particulière.

Pendant ce temps, assise à l'autre extrémité du banc, Kate rongeait son frein. Sa communication terminée, Damon composa un nouveau numéro, et engagea une autre conversation. Cette fois, à propos d'un envoi de cristallerie en provenance de Venise qui ne lui était pas parvenu avant son départ de New York. La future mariée se tassa plus misérablement encore sur son siège en soupirant.

— Monsieur Alexakis? Mademoiselle McKee? Une vieille dame surgit à l'entrée de la chapelle et

scruta l'assistance. — Ils ne vont pas moisir sur pied s'ils restent en

transit une nuit! C'est du cristal, que diable, pas des

œufs! martelait Damon à son correspondant, sans prêter une ombre d'attention à la fonctionnaire.

Kate se sentait mortifiée. Que n'eût-elle donné pour disparaître de là, rentrer chez elle, et découvrir au matin en s'éveillant que cette comédie n'était qu'un cauchemar!

Mais la femme âgée, consultant sa liste, répéta plus fort:

— Alexakis? McKee? Vous êtes toujours là? — Ici, oui, répondit faiblement Kate en se levant et en

jetant un coup d'œil à Damon. La vieille dame suivit son regard puis hocha

tristement la tête. — Désolé, Spiros, je ne peux pas m'attarder. Je te

rappellerai, trancha le Grec avec impatience. Sur quoi, il raccrocha, se leva du banc, enfouit le

téléphone dans une poche, et de sa main libre, saisit Kate par le poignet.

— Allons-y. Qu'on en finisse. Dans la petite église, Damon se tint aussi raide et figé

qu'une statue de plâtre, comme si seul se trouvait là son être de chair mais non le vrai Damon Alexakis. Sans doute son esprit était-il absorbé par le règlement de quelque affaire dont il s'occuperait sitôt le mariage expédié, se dit Kate avec un certain dépit. Sinon pourquoi aurait-il attendu aussi longtemps lorsque l'officiant lui signifia de prononcer le « oui » sacramentel?

Pensait-il à ce contrat matrimonial qui limitait les droits de Kate sur la fortune des Alexakis? Réfléchissait-il au sens profond de l'engagement auquel il s'apprêtait à se soumettre? Ou tout simplement, avait-il enfin recouvré la raison?

La jeune femme était au supplice. Elle l'observa à la dérobée. Le pasteur aussi attendait, immobile. Il s'éclaircit la gorge.

— Oui, dit tout à coup Damon d'une voix nette, sans hésitation.

Déjà, l'officiant se tournait vers Kate.

— Katherine, consentez-vous à prendre pour époux...? La formule rituelle résonna en elle comme dans un

rêve. Oui? Non? Elle avait encore le choix. Elle pouvait encore mettre un terme définitif à cette mascarade.

Et se retrouver en faillite? susurra une petite voix dans son esprit. Devenir l'objet des sarcasmes de son père, et une proie toute désignée pour Jeffrey Hardesty? Elle n'avait pas le choix.

Une pression des doigts de Damon la ramena à la réalité. Emergeant de son hypnose, elle s'aperçut que l'ecclésiastique avait cessé de parler, et que Damon et lui l'observaient fixement.

— Oui, répondit-elle à son tour, la bouche sèche. Plus tard ce soir-là, dans l'avion qui les ramenait à

New York, les jeunes mariés sablaient le Champagne. — J'espère que vous ne comptiez pas sur un voyage de

noces, dit Damon en offrant à Kate une coupe de Dom-Pérignon.

— Je n'avais même pas compté me marier... Quand sa coupe tinta contre celle de Damon, qui lança

alors un «à nous!» railleur, elle mesura l'ironie de la situation. Tout cela ressemblait à un mauvais vaudeville, un toast porté à la folie ! Une folie qu'elle avait délibérément commise, mais de là à célébrer l'événement au Champagne...

Entre deux gorgées, son nouvel époux jeta un coup d'œil à sa montre.

— Nous atterrirons à New York au petit matin. Je vous déposerai chez Sophia avant d'aller au bureau. J'appellerai une entreprise de déménagement pour faire transférer vos meubles et vos objets personnels chez moi dans l'après-midi. Et le soir, je reviendrai vous chercher.

— Comment ça, une entreprise de déménagement? Il n'a jamais été question que je m'installe chez vous! J'ai mon propre appartement!

— Vous y retournerez... après le divorce. Franchement, Kate, pensez-vous que notre mariage

paraîtra crédible si vous logez chez Sophia et que vos meubles et vos objets personnels restent chez vous?

— Qu'importent les apparences? Dans la mesure où vous n'avez pas à épouser Marina...

Le pli de la bouche de Damon se durcit. — Ma mère ne doit se douter de rien. Si elle

soupçonnait que je me suis marié pour déjouer ses projets, j'aurais droit à un véritable récital.

— Et vous avez peur d'elle? — Je n'ai peur de personne. Mais je respecte ma mère.

Et je ne voudrais pas lui faire de peine. — Vous ne craignez pas justement de la peiner en

épousant une inconnue qu'elle n'a pas choisie? Cette question fit réfléchir Damon quelques secondes. — Peut-être. Franchement, je ne sais pas. Mais si pour

édifier le bonheur des autres, il faut les laisser régir votre vie, non, c'est inacceptable.

— Vous, naturellement, vous ne vous immiscez jamais dans la vie d'autrui?

Il ne releva pas le sarcasme. — Je ne vous ai pas épousée pour vous rendre

malheureuse, Kate. Le regard de Damon, direct, intense, surprit la jeune

femme par sa sincérité. — Je sais, balbutia-t-elle. Je... j'ai du mal à m'habituer

à l'idée que nous soyons mariés. Le temps d'un timide sourire, et elle ajouta avec un

haussement d'épaules : — Désolée. Je ne suis pas aussi douée que vous pour

apprécier ce genre d'intrigue. — Je regrette que nous ayons dû recourir à de tels

procédés... Enfin, dans un an, ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir.

Cette perspective ne lui procura aucun réconfort. Un an, c'était un siècle!

Envahie par une soudaine lassitude, Kate appuya la tête contre le dossier et ferma les yeux. La tension qui l'avait portée tout au long de cette épuisante journée

commençait peu à peu à se relâcher, et elle n'avait plus envie de parler à Damon. Non plus que de songer à cet homme qui était désormais... mais oui ! son mari. Lui aussi, d'ailleurs, semblait dans les mêmes dispositions.

— Je vous laisse vous reposer, dit-il en quittant son siège. J'ai quelques contrats à étudier.

Kate n'espérait pas s'endormir. Avec toutes ces

émotions... Elle dut cependant y parvenir, car en rouvrant les yeux elle aperçut une pâle lueur qui rosissait au loin l'horizon. L'aurore se levait.

Elle s'étira, et vit que Damon se trouvait de nouveau là, assis à côté d'elle. Sans doute était-il revenu avec les dossiers sur lesquels il comptait travailler, mais ceux-ci reposaient, fermés, sur la tablette devant lui. Lui aussi avait dû céder à la fatigue. Il dormait, le visage tourné vers elle, les yeux clos, les lèvres légèrement entrouvertes.

La jeune femme s'offrit le luxe de l'examiner avec attention, retenant son souffle de crainte qu'il s'éveille D'après les questionnaires d'état-civil remplis pour le mariage, Damon Alexakis avait trente-quatre ans. Il les portait, avait-elle d'abord pensé. En cet instant, en revanche, il lui paraissait plus jeune que son âge. La bouche semblait plus douce, les lèvres plus pleines. Les longs cils noirs qui ombraient ses pommettes lui prêtaient un air d'innocence dont il était totalement dépourvu quand ses yeux bruns, grands ouverts, défiaient le monde. Il avait enlevé sa veste et dénoué sa cravate. Le col de sa chemise, déboutonné, offrait au regard de Kate un cou solide et puissant.

Tandis qu'elle le contemplait, les paupières de Damon frémirent. Vite, elle se détourna, peu soucieuse d'être surprise en flagrant délit de curiosité. Mais il se contenta de changer de position. Et comme l'avion s'inclinait sur une aile, la tête de Damon glissa dans son orbe et vint reposer sur l'épaule de Kate. Elle ne bougea pas.

— Vendez, marmonna-t-il en fronçant les sourcils dans son sommeil.

Kate sourit malgré elle. Arrivait-il jamais à ce brasseur de millions de s'éloigner de ses préoccupations professionnelles? Apparemment pas. Que savait-elle au fond de cet être qu'elle venait d'épouser? Peu de choses. Elle n'était pas certaine de vouloir en apprendre davantage. Elle appréciait modérément ce type d'homme : Damon Alexakis lui rappelait bien trop son père.

Laissant vagabonder ses pensées, la jeune femme se demanda si la famille Alexakis se laisserait aisément convaincre que son précieux héritier était tombé follement amoureux d'elle, et elle de lui. Peut-être était-on plus crédule chez eux que chez les DeMornay... Et son père, ce vieux requin comme l'appelait Damon, quelle serait sa réaction en apprenant que sa fille s'était réellement mariée? A cette idée, Kate ne put réprimer un sourire.

Près d'elle, Damon s'agita, ouvrit les yeux et la regarda ; mais il ne semblait pas pressé d'abandonner le confort douillet de son épaule.

— Qu'est-ce qui vous amuse? demanda-t-il d'une voix encore engourdie.

Elle le dévisagea longuement. Quelle métamorphose! Disparue l'expression innocente qui flottait sur ses traits un instant plus tôt. La bouche s'était durcie, la mâchoire crispée. Mais Kate ne pouvait oublier tout à fait l'image de l'autre homme, qu'elle avait surpris tout à l'heure dans l'abandon du sommeil.

— J'essayais d'imaginer la réaction de nos proches quand nous leur annoncerons la nouvelle. Sophia, Stephanos. Votre mère. Vos sœurs. Mon père. Jeffrey.

Damon, qui avait relevé la tête, sourit aussi. — Ce sera sans nul doute très intéressant. — Mariée? Avec Damon?... Mon Dieu! Sophia, le premier instant de surprise passé, éclata

d'un petit rire nerveux.

— Tu es marié? Avec... avec Kate? Stephanos, lui, avait pâli. Il s'humecta les lèvres et

passa un doigt entre le col de sa chemise et sa pomme d'Adam.

— Marié? Damon est marié? Avec qui? s'exclama l'une des sœurs, d'une voix que l'étonnement rendait stridente.

Il devait s'agir d'Electra ; quoique Kate n'en fût pas très sûre. Quelle importance! Elle venait de rencontrer les trois autres sœurs de Damon et toutes avaient semblé sur le point de défaillir de saisissement.

— Mariée? Eh bien, Kate..., s'exclama simplement Jeffrey.

Pantois, il ne put articuler une syllabe de plus! — Je constate que le passé ne te sert pas de leçon,

déplora amèrement M. DeMornay. Tant pis pour toi, ma pauvre Katherine, c'est ton problème. Débrouille-toi, je m'en lave les mains.

Après avoir raccompagné le couple à la porte de son bureau, il retint sa fille un instant pour lui parler en aparté.

— Si Jeffrey est toujours là quand Alexakis voudra divorcer de toi, tu feras peut-être moins la fine bouche.

Ecœurée, et trop lasse, Kate tourna les talons sans répondre.

Damon et elle s'étaient directement rendus de l'aéroport chez leurs familles respectives pour leur annoncer la nouvelle. Ce qui s'éternisa presque toute une journée. L'épreuve avait été pénible et épuisante, aussi la jeune femme se réjouissait-elle de s'en être enfin acquittée. Restait encore à mettre au courant la mère de Damon, le vendredi suivant.

Quand Damon la conduisit ensuite à son appartement pour y chercher quelques vêtements et sa trousse de toilette, Kate, à peine entrée, sentit ses forces la trahir. Elle ne passait guère plus d'une nuit par semaine chez elle depuis qu'elle s'occupait des jumelles ; mais son appartement demeurait son seul refuge. Aussi se dirigea-

t-elle tout droit vers le canapé où elle se laissa tomber avec un intense soulagement.

Damon, demeuré sur le seuil de la pièce, la regardait en silence d'un air pensif. Exténuée, elle ferma les yeux.

— Ah, non, ne t'endors pas! Prends ce dont tu as besoin et partons.

Ce tutoiement, qu'ils avaient dû adopter pour d'évidentes raisons, troublait parfois la jeune femme. Surtout quand ils se trouvaient en tête à tête comme maintenant. Damon, en revanche, semblait s'y être habitué sans difficulté.

— Je ne peux pas, protesta-t-elle faiblement. — Ce n'est pas ce dont nous étions convenus. Allez,

viens. Imagine que quelqu'un téléphone chez moi pour nous joindre et que nous ne soyons pas là...

— Nous dirons que nous n'avons pas répondu sciemment.

— Ma femme de ménage est là-bas. Elle décrochera. — Dans ce cas, chargeons-la de dire que nous sommes

absents, et restons ici tous les deux. Ce serait encore mieux. Après tout, qui songerait à s'étonner qu'un couple marié de la veille ne veuille pas passer sa première nuit d'intimité avec une femme de ménage dans la pièce voisine? Ici, ce n'est peut-être pas un palace mais nous disposons de l'appartement pour nous seuls. C'est tellement plus romantique.

Damon haussa un sourcil étonné. Apparemment, il ne s'attendait pas à de tels arguments. Kate étouffa un irrépressible bâillement en le voyant arpenter le petit salon.

— Tu as peut-être raison, concéda-t-il en s'immobilisant devant elle. Pour une nuit...

La jeune femme poussa un soupir de soulagement. — Je te prépare le canapé, dit-elle en se levant. Ce ne

sera pas long. — Le canapé? répéta-t-il, ébahi. — Oui. Je ne dispose que d'une seule chambre.

— Et je suis censé passer ma nuit de noces sur un canapé?

— Tu as passé ta nuit de noces dans un avion, lui rappela-t-elle avec une certaine âpreté. C'est toi qui as tenu à rentrer sans perdre une minute à New York. Et puis, ce mariage n'est qu'un écran de fumée, un mensonge légal, n'oublie pas.

S'il s'imaginait pouvoir en modifier les règles selon son bon plaisir!

— Bien, maugréa-t-il, renfrogné. Et il s'assit sur une chaise et commença à se

déchausser. Kate se rendit dans sa chambre. Irrésistiblement

attirée par le lit, elle s'y laissa tomber, tant la fatigue lui plombait les membres. Au prix d'un effort démesuré, elle recouvra assez d'énergie pour enlever ses escarpins puis se leva péniblement pour retirer sa robe. Une simple robe de lainage que trente-six heures de voyage et de visites avaient passablement défraîchie.

Après une toilette rapide dans la salle de bains, elle enfila une chemise de nuit et un peignoir en éponge, et retourna dans le salon, avec une paire de draps et un oreiller.

Damon, allongé sur le canapé, la cravate défaite, ouvrit les yeux en l'entendant arriver. Kate décela dans son regard une lueur d'admiration qui la plongea dans un indéfinissable malaise.

— Je rêvais d'une bonne douche, et puis, je me suis changée, expliqua-t-elle mue par un absurde besoin de se justifier.

— T'ai-je reproché quelque chose? Elle se contraignit à n'accorder aucune importance

aux inflexions charmeuse qui vibraient dans sa voix. Kate était réaliste: elle n'intéressait pas Damon Alexakis. Il ne voyait en elle que l'incarnation symbolique d'un contrat éphémère. Il ne faisait aucun doute pour Kate que l'élue de son cœur, celle qu'il choisirait le moment venu pour

devenir l'authentique Mme Alexakis, serait probablement très différente d'elle.

— Lève-toi, je vais préparer ton lit, lui dit-elle. Il s'exécuta sans la quitter des yeux. Depuis qu'elle

était entrée, il l'observait, le regard fixe sous des sourcils légèrement froncés. Ce qui accrût encore l'embarras de Kate. Elle se rappelait avoir vu des photographies de lui dans des magazines économiques où il arborait cette même expression redoutable; celle d'un pirate, dangereux, audacieux, séduisant.

Tout en ôtant les coussins du canapé, elle s'efforça de penser qu'il n'était qu'un simple camarade au même titre qu'Antonia, l'amie qui partageait son studio à l'université. Mais lorsque Damon s'éclaircit la gorge, elle le vit tel qu'en lui-même. C'est-à-dire terriblement viril, d'une beauté puissante et rude. Et ce magnifique spécimen de mâle grec était... son mari. Et bien que leur union ne fût qu'une ingrate mascarade, elle ne pouvait s'empêcher de songer à la manière dont les couples mariés occupaient le plus clair de leurs nuits.

— Tu as faim peut-être? Tu peux regarder dans le frigo mais il ne doit pas y avoir grand-chose. J'ai pris la plupart de mes repas chez Sophia, dit-elle, consciente que ce bavardage n'avait d'autre but que de dissimuler son malaise.

— Je n'ai pas faim. Elle risqua un coup d'œil oblique dans sa direction, et

surprit son compagnon en train de contempler sa gorge dans l'échancrure de son peignoir qui bâillait un peu. Elle la resserra d'un geste frileux.

— Tu... tu as soif? — Non. Le ton était brusque, cassant. Il passa près d'elle,

attentif à ne pas la toucher en prenant l'oreiller qu'il glissa dans la taie. Ils firent le lit ensemble sans échanger un mot. Puis, Kate montra la salle de bains à Damon.

— Il y a des serviettes propres dans le meuble et des brosses à dents neuves dans le placard à pharmacie.

— Je vois. Tu reçois souvent des étrangers de passage? — Il arrive que des amis... — Epargne-moi les détails, coupa-t-il sèchement. Mais

que ce soit bien clair, tant que nous serons mariés, fini les amis « de passage ».

Elle le dévisagea, incrédule. Comment osait-il la suspecter de...?

Damon dut interpréter son mutisme offensé comme la confirmation de ses soupçons.

— Je t'avais prévenue, poursuivit-il. Il n'y aura pas de femmes dans ma vie aussi longtemps que je serai ton mari. J'attends de toi la même politesse en retour. Voire, je l'exige, insista-t-il en la dévisageant d'un œil implacable.

— Vous pouvez exiger ce que bon vous semble, Damon Alexakis! Je n'en ai strictement rien à faire!

Frémissant d'indignation, elle lui faisait face, les poings serrés, lorsqu'il s'approcha pour la prendre doucement par le menton. Elle réussit à soutenir son regard sans sourciller.

— Détrompez-vous, chère madame Alexakis. Tant que vous serez ma femme, vous ne partagerez qu'un lit, le mien. Compris?

Elle dégagea son menton d'un geste sec. — Je ne partagerai pas votre lit. Et je vous saurais gré

de ne pas tirer de conclusions hâtives. Je n'ai pas l'habitude de collectionner les aventures de passage, quoi que vous pensiez.

Les yeux de Damon la scrutèrent, longuement, durement. C'étaient des yeux avides, possessifs. Un regard plus qu'étrange pour un homme censé n'entretenir avec elle que des relations contractuelles...

— Tant mieux. Dans ce cas, nous devrions pouvoir nous entendre.

Après quoi, il passa près d'elle sans se détourner pour se rendre dans la salle de bains.

S'entendre, eux? Kate en doutait fort...

Damon avait déjà quitté l'appartement quand elle s'éveilla le lendemain matin. Draps et couvertures étaient pliés et posés sur un angle de la table basse du salon. Au sommet de la pile, Kate découvrit un billet...

« Je viendrai te chercher chez Sophia à 7 heures pour dîner. Que tes valises soient prêtes. Damon. ».

Glacial et concis. En un sens, plutôt rassurant. Cela signifiait qu'elle avait sans doute mal interprété son comportement hier soir, en se figurant qu'il la désirait. La jeune femme barra deux jours sur son calendrier. Plus que trois cent soixante-trois...

Elle emporta ses bagages chez Sophia, où elle passa la journée à éluder du mieux possible les mille et une questions dont ne manquèrent pas de l'accabler Sophia, les jumelles et même Stephanos.

En fin d'après-midi, Kate était à ce point excédée de jouer la jeune épouse éperdue d'amour qu'elle se serait presque jetée dans les bras de Damon à son arrivée si cela avait pu hâter leur départ.

Or, celui-ci fit mieux. A peine entré, indifférent à sa sœur et à son beau-frère, il alla droit vers sa femme, la prit dans ses bras et l'embrassa avec une fougue passionnée. Elle s'attendait à tout sauf à cela!

« C'est un arrangement purement matériel, lui criait sa raison. Un simple marché. »

Mais son corps n'était pas de cet avis. Il réagit d'instinct en se lovant contre celui de Damon, étroitement, cherchant dans ce contact l'apaisement de désirs tus trop longtemps. C'était insensé, mais Kate se sentait tout à fait impuissante à dominer cet élan.

Qui plus est, Damon semblait sous l'emprise du même désir! Ses lèvres étaient brûlantes, son baiser profond, impérieux. Il éveillait en elle un tourbillon de sensations qui la grisaient et lui laissaient les jambes en coton.

Derrière eux, soudain, une voix masculine s'éleva pour grommeler d'un ton goguenard :

— A votre place, je n'entamerais rien qu'il ne soit possible de conclure en présence d'enfants.

L'avertissement de Stephanos, sonna comme un glas dans l'esprit de Kate. Et Damon, s'il interrompit leur baiser, resserra pourtant son étreinte autour de la jeune femme. Sur ses lèvres flottait un sourire empreint d'étonnement.

— Stephanos a raison, je te ramène dare-dare à la maison, dit-il à Kate avec un clin d'œil.

Et il ajouta à l'adresse de son beau-frère : — Que veux-tu, ma femme est folle de moi. Celle-ci sentit le feu lui monter aux joues. Au comble

de la gêne, elle n'osait regarder ni Sophia ni Stephanos, et lorsque Damon la prit par la main pour partir, elle se laissa entraîner sans broncher.

— Magnifique prestation, s'exclama-t-il gaiement après avoir refermé la porte sur eux. Sophia n'en a pas perdu une miette. Elle se croyait presque devant Scarlett O'Hara et Rhett Butler.

— Au diable, Sophia! Qu'est-ce qui t'a pris de m'embrasser ainsi?

— Pourquoi t'es-tu jetée dans mes bras? Comme elle haussait les épaules, agacée, son mari rit

de bon cœur. — Et maintenant, quel est le programme? demanda-t-

il dans l'ascenseur. Dîner au restaurant ou bien nous rentrons?

— Je veux rentrer. Chez moi, précisa-t-elle, hargneuse. — Nous irons chez moi. La femme de ménage, Mme Vincent, était une

opulente et sympathique matrone fâchée avec les chromes et les bois cirés qui meublaient le duplex en terrasse de Damon. Manifestement ravie qu'il ait pris une épouse, elle ne demandait qu'à se démettre de ses négligentes fonctions entre les mains de Kate. Celle-ci l'écoutait patiemment l'initier aux tâches domestiques qu'elles partageaient désormais; mais fatiguée par la tension de ces derniers jours, elle ne put étouffer un bâillement, qu'elle pria à Mme Vincent de lui pardonner.

— Je parie qu'il ne vous a pas laissé fermer l'œil de la nuit, lança-t-elle à Kate en désignant son patron avec un sourire entendu.

Dieu merci, il était déjà pendu au téléphone et la remarque lui échappa. Kate, embarrassée, réussit à peine à bafouiller quelques propos confus. Peu après, Damon raccrocha, les rejoignit, en souriant, et passa un bras autour des épaules de la jeune femme.

— Viens, ma chérie, je vais te montrer notre chambre. — «Notre» chambre? répéta-t-elle dès qu'ils furent

dans le couloir hors de portée d'oreille. — Que voulais-tu que je dise? Que tu dormirais sur le

canapé? — Je m'en moque. Une chose est sûre, je ne dormirai

pas dans la même pièce que toi! — C'est ce que nous verrons. Il prit soin de refermer la porte sur eux après qu'il

l'eut entraînée dans la chambre. Sobre, spacieuse, elle semblait suspendue dans l'espace, avec ses immenses baies vitrées donnant sur Central Park. Kate feignit de s'intéresser à la magie du crépuscule sur Manhattan pour dissimuler le malaise qui, malgré elle, faisait violemment cogner son cœur devant le grand lit de Damon. Celui-ci, à quelques pas d'elle, s'affairait à ouvrir les placards et les tiroirs d'une commode en palissandre Bauhaus.

— Voici de la place pour ranger tes affaires. Ensuite, tu pourras te coucher.

— Pas question que je dorme ici ! — Cesse de discuter, veux-tu? Ça devient infernal à la

fin! Tu t'acharnes à contredire chacun de mes propos. Elle lui coula un regard noir, telle une enfant têtue qui

refuserait de céder aux volontés d'un adulte. Mais, indifférent, Damon se détourna et se dirigea vers la porte.

— Je te laisse l'installer. J'ai encore quelques coups de fil à donner.

— Damon, je ne dormirai pas... — Oh, je te jure bien que si !

Et il sortit. Furieuse d'être traitée de la sorte, elle s'empara du

premier objet à sa portée – son sac à main – et le lança de toutes ses forces sur la porte qu'il venait de refermer.

— Je ne suis pas une gamine ! Le battant s'entrouvrit et le visage de Damon, fendu

d'un large sourire, apparut dans l'embrasure. — Si tu n'es pas une gamine, prouve-le, bébé. Elle lui aurait volontiers sauté à la gorge, mais il s'était

éclipsé avant qu'elle ait eu le temps d'esquisser un geste. Le dépit la suffoquait. Jamais elle ne parviendrait à s'accommoder d'un homme aussi exaspérant!

Elle s'assit sur le lit avec un long soupir. Non seulement la fatigue l'accablait, mais voici qu'en plus les tiraillements de son estomac lui rappelaient qu'elle n'avait pas dîné. Tant pis, elle jeûnerait. En attendant, que faire? La tentation de se coucher était grande. Ah, s'enfouir entre les draps, sombrer dans le sommeil, ne plus penser à rien... Kate ne pouvait imaginer plus séduisante perspective.

Et cependant... cependant, ses lèvres gardaient toujours l'empreinte que semblait y avoir inscrite le baiser de Damon; son corps s'embrasait au seul souvenir de leur étreinte; et sa raison ne pouvait écarter l'éventualité qu'il allait peut-être venir la rejoindre dans ce lit. Qu'adviendrait-il alors?

C'était une situation qu'elle se refusait même à imaginer. Depuis Bryce, elle s'était férocement préservée d'autres expériences amoureuses. Leurs relations intimes lui avaient laissé un goût trop amer. Sans doute manquait-elle de dispositions pour ce genre d'exercice? Bryce en tout cas ne s'était pas privé de lui en faire le reproche. Pourquoi Damon aurait-il un avis différent? Mais bien sûr, elle n'avait nulle intention de lui donner l'occasion d'en juger!

Ses réflexions furent soudain interrompues par le retour de son mari, qui entrait, un plateau à la main.

— Il ne te viendrait pas à l'idée de frapper?

Ignorant sa question, il posa son dîner devant elle. Il y avait là un avocat au crabe, de fines tranches de jambon de Parme, une salade verte et des fruits exotiques. La vue de mets simples et raffinés attisa encore son appétit et elle en oublia sa bouderie. Après avoir remercié Damon d'un ton revêche, Kate s'apprêtait à entamer son repas quand elle s'aperçut qu'il demeurait figé devant elle à la regarder sans un geste.

— Tu ne prends rien? — Je dînerai dans l'avion. — Quel avion? — Je viens de me rappeler que je dois prendre un vol

pour Paris ce soir. Je serai de retour vendredi. — A Paris? Tu pars pour Paris maintenant! — Je pensais que tu jubilerais. Tu as le lit pour toi

seule. — Bien sûr mais... tu ne t'es pas beaucoup reposé ces

jours-ci. Il paraissait encore plus épuisé qu'elle. Cette

sollicitude inattendue le surprit visiblement et lui arracha un petit rire sarcastique.

— Ne t'inquiète pas pour moi. — Dans ce cas, je retourne à mon appartement,

annonça la jeune femme. Elle se sentait trop nerveuse dans ce lit. Déjà, elle

repoussait le plateau pour se lever mais il la retint par le poignet.

— Certainement pas! Tu sembles oublier un détail. Nous sommes mariés.

— Mais puisque tu n'es pas là, pourquoi devrais-je... — Tu dors ici, Kate, un point c'est tout, l'interrompit-il

avec lassitude. Je rentrerai vendredi après-midi. Avant l'arrivée de ma mère, j'espère. Je passerai te prendre chez Sophia et nous irons la voir ensemble.

Sur ces mots, il s'inclina pour s'emparer de sa bouche en un baiser passionné, puis s'en fut.

Une fois Damon parti, la jeune femme demeura un instant immobile, comme sous l'effet d'un étrange

vertige, avant de porter une main tremblante à ses lèvres. Pourquoi l'avait-il embrassée? Il n'y avait aucun témoin dans cette chambre...

« Vendredi, se dit-elle, encore trois cent cinquante-sept jours à tenir... »

4. Vendredi. L'heure de vérité avait sonné chez Sophia.

Kate attendait comme ils en étaient convenus, le retour de Damon. Un contretemps, et non des moindres, allait cependant bousculer ses projets : ils n'auraient pas à aller au-devant d'Helena Alexakis; celle-ci avait en effet débarqué un peu plus tôt chez sa fille, escortée de Marina!

Si Kate avait réussi à éviter le face-à-face avec sa belle-mère, elle n'en guettait pas moins l'arrivée de Damon en se rongeant d'appréhension.

Bien sûr, il lui avait fallu expliquer à Sophia pourquoi elle préférait rester à l'écart dans la cuisine au lieu d'accompagner les jumelles dans le salon pour accueillir leur grand-mère. Que Damon n'ait pas informé sa propre mère de son mariage laissa Sophia abasourdie. D'après elle, son frère avait voulu la mettre devant le fait accompli afin qu'elle ne pût désormais lui imposer une épouse de son choix.

— Franchement, Kate, je me réjouis que Damon t'ait rencontrée, lui avait avoué Sophia. Je trouvais ridicule que maman s'obstine à vouloir le marier contre son gré. Ah, un mariage d'amour comme le tien, ça au moins c'est romantique!

Kate sentit un flot de sang lui monter aux joues! — Cela dit, mon frère a fait preuve d'une désinvolture

qui risque de lui coûter cher, avait conclu Sophia. Je me demande comment il va bien pouvoir te présenter à maman et à Marina.

C'était là le nœud du problème en effet. Et Kate ne l'avait toujours pas résolu quand retentit la sonnette de l'entrée. La voix de Sophia lui parvint jusque dans la cuisine.

— Damon! Te voici, enfin. Maman et Marina t'attendent.

— Où est Kate?

Quelques secondes plus tard, il surgissait devant elle et l'attrapait par la main pour l'entraîner vers le salon. Là, il s'adressa à la femme âgée assise sur le canapé.

— Maman, j'ai le plaisir de te présenter Kate. Celle-ci s'était demandé à quoi pouvait ressembler la

mère de Damon. A toutes fins utiles, elle avait imaginé diverses combinaisons des femmes exceptionnelles qu'elle avait pu rencontrer. La réalité se révélait moins flatteuse. Helena Alexakis était petite, fripée, osseuse et pâle. Ses cheveux gris simplement tordus en chignon sur la nuque la vieillissaient ; et elle portait une robe noire informe sous un ample gilet noir aussi, comme il se devait pour la veuve fervente d'Aristote Alexakis. Néanmoins, la première impression de Kate fut de la juger plutôt sympathique. En tout cas, jusqu'à l'intervention de Damon.

— Kate m'a fait l'honneur de devenir ma femme. Le sourire de la vieille dame se figea. Avait-elle

seulement compris? Devant son air médusé on pouvait en douter. D'ailleurs, son fils répéta sa phrase, en grec cette fois.

— Ta « femme »? s'exclama enfin Helena Alexakis. Incrédule, elle fixa du regard tour à tour son fils puis

Kate, plus longuement. La jeune femme, pétrifiée, se retenait presque de respirer, comme si le moindre mouvement eût risqué de le faire se désintégrer.

— Ton épouse, répéta Mme Alexakis, avec cette fois un sourire énigmatique.

Lentement, minutieusement, elle se mit à détailler sa belle-fille. Sans doute la comparait-elle à l'idéal dont, elle, elle avait rêvé, pensa celle-ci. Comme elle devait être déçue! Jamais la jeune femme ne s'était sentie aussi mal à l'aise. Et plus l'examen se prolongeait, plus elle était convaincue d'avoir commis une lourde erreur en épousant Damon.

Et Marina? Que pensait la jolie Marina de tout cela? Car, si Helena semblait peu à peu se remettre de sa

surprise, la jeune personne assise à côté d'elle sur le canapé considérait toujours la scène d'un regard hébété.

Enfin, Mme Alexakis cessa d'examiner Kate, à son intense soulagement, pour dévisager son fils – qui ne trouva rien de mieux que de prendre sa femme par les épaules et de l'attirer contre lui. Le silence qui s'éternisait devint d'un poids oppressant.

— Mais alors, pourquoi es-tu ici ? demanda brusquement Helena à Damon.

— Comment ça, ici? — Tu viens de te marier, n'est-ce pas? Explique-moi

pourquoi tu es à New York à t'empresser auprès de ta mère. Tu devrais être en voyage de noces.

Kate, sous l'effet du choc, eut le souffle coupé. Elle sentit Damon se raidir contre elle.

— Enfin, maman, nous n'avons pas besoin de voyage de noces.

— Tous les jeunes mariés en ont besoin, mon garçon. Se retrouver à deux, souder des liens, c'est important. D'autant plus essentiel que vous ne devez pas vous connaître depuis bien longtemps?

Sa question fut assortie d'un regard inquisiteur vers les deux époux.

— Oh, suffisamment tout de même, répondit Damon, évasif.

— J'ai eu le coup de foudre pour mon mari, intervint Kate d'un ton chaleureux. Quand il m'a demandé de l'épouser, j'ai accepté sur-le-champ.

Cet aveu lui valut un sourire, le tout premier sourire de sa belle-mère. Celle-ci se leva, lui prit la main et la serra un instant dans les siennes.

— Mes enfants, il vous faut partir en voyage de noces! — J'ai mon travail, maman, objecta Damon, l'air

agacé. — Ton travail! Tu as aussi une épouse. Une épouse que

tu as choisie, n'est-ce pas? Et que tu aimes, manifestement. Alors, prouve-le, mon fils.

— Maman, je ne...

— Ecoute, les Entreprises Alexakis ne reposent pas sur tes seules épaules, que je sache. Stephanos pourra assurer la relève. D'ailleurs, tu travailles trop, je me tue à te le répéter.

— Même si je pouvais m'absenter – ce qui est impossible – Kate, elle, ne le peut pas. Elle travaille ici chez Sophia comme gouvernante des jumelles.

— Comme gouvernante? répéta Helena, stupéfaite. — Tu y vois un inconvénient? répliqua Damon avec

une pointe d'humeur. — Dans la mesure où tu l'aimes, mon petit, je n'y vois

aucune objection. — Bien sûr que je l'aime, mais Kate a ses obligations.

Elle s'occupe des enfants! — Eh bien, à présent, c'est moi qui m'en charge. — Toi ? Maman, tu ne vas pas... Mme Alexakis fronça les sourcils d'impatience. — Pas de discussion, Damon, veux-tu! J'ai été mariée

avant toi. Je sais combien il est capital pour un couple de se retrouver en tête à tête, d'être seul au monde. Ton père et moi, nous...

— Tu ne peux pas nous comparer, Kate et moi, à papa et...

— Taratata! Tous les amoureux se ressemblent. Ils n'ont qu'un désir : s'isoler du genre humain, du quotidien. Nous avions passé un mois délicieux à Sifnos, se rappela Helena avec un sourire empreint de nostalgie. J'admets que la Grèce est à l'autre bout de l'univers, mais... Voyons, où pourriez-vous aller?

— Nous passerons un week-end dans les Hamptons si ça peut te faire plaisir.

— Un week-end ! Comme si on avait le temps en deux jours de se connaître, se regarder au fond des yeux, se... enfin tu me comprends! Et puis si vous n'allez pas plus loin que les Hamptons, je suis sûre que tu passeras tes journées pendu au téléphone. Ça y est, j'ai trouvé! L'île des Boucaniers!

— Non, maman.

Comme il se récriait, Sophia renchérit soudain : — C'est une idée géniale! De plus, en allant là-bas, tu

pourrais t'assurer que tout sera prêt pour les fêtes de Thanksgiving.

— Ta sœur a raison, approuva chaudement la vieille dame. C'est la solution rêvée. En attendant que nous vous rejoignions pour les fêtes, vous aurez tout loisir de passer des vacances seuls, rien que vous deux.

Damon s'insurgea. — Nous n'avons pas besoin de vacances seuls, « rien

que vous deux »! — Damon veut dire par là que nous ne voudrions pas

vous exclure, rectifia Kate, soucieuse de tempérer son refus. Nous aimerions que vous partagiez notre bonheur.

Helena, reconnaissante, lui étreignit brièvement la main.

— Nous le partagerons, ma chère. Nous allons toujours sur l'île des Boucaniers fin novembre. Mon fils a dû vous en parler, non?

Comme la jeune femme secouait négativement la tête, sa belle-mère jeta un coup d'œil réprobateur à Damon.

— C'est une petite île dans les Bahamas, poursuivit-elle. Nous y possédons une résidence achetée par mon mari il y a des années. Aristote adorait vivre aux Caraïbes, il disait qu'il s'y ressourçait, murmura Helena avec une émotion visible, comme chaque fois qu'elle évoquait son époux. S'il vous plaît, dites que vous irez.

Elle regardait Kate d'un air si implorant que celle-ci se tourna vers Damon, désemparée. A son expression tendue, elle devina qu'il cherchait fébrilement une échappatoire. En vain, de toute évidence, car il soupira et d'un ton résigné :

— Eh bien, d'accord. La vieille dame s'illumina de bonheur. — Vous pourrez profiter de votre lune de miel. Ne

t'inquiète pas, mon fils. Stephanos et Arete s'occuperont de tes affaires en cours.

A ces mots, la mine de Damon s'assombrit plus encore.

— Stephanos, peut-être. Mais pas Arete, maman. Elle ne travaille plus pour nous.

— Quoi? — Elle est passée à l'ennemi chez nos concurrents

Strahan Brothers. — Mon Dieu! Mais pourquoi? Que lui as-tu fait,

Damon? Si tu t'es montré désagréable envers ta sœur... Manifestement, le cas d'Arete avait éclipsé le voyage

de noces de Damon dans l'inventaire des préoccupations d'Helena.

— Tu n'auras qu'à l'interroger directement, rétorqua son fils d'un ton rogue. Viens, Kate. Si nous devons partir en lune de miel, j'ai des masses de travail à abattre!

Poussant la jeune femme devant lui, il s'apprêtait à quitter la pièce lorsqu'il se retourna pour s'adresser à Marina. Toujours assise sur le canapé, la jeune Grecque n'avait pas desserré les dents.

— Au fait, je ne t'ai pas encore saluée. Bonsoir, Marina. Quel bon vent t'amène?

— Comment as-tu pu te montrer aussi grossier,

Damon? C'est odieux! Il s'éclaircit la gorge en fronçant les sourcils, à la fois

embarrassé et exaspéré. Comment Kate osait-elle, ici, dans son salon! Il n'était que trop conscient de s'être montré d'une insigne goujaterie envers Marina. Cette entorse à sa courtoisie naturelle ne pouvait provenir que du stress... D'ordinaire, il se comportait en parfait gentleman.

— D'après toi, j'aurais dû me confondre en amabilités. — Dans ces circonstances, oui, répondit Kate sans

hésiter. Cette pauvre Marina était décomposée! Songe qu'elle venait tout droit de Grèce pour t'épouser!

— Je regrette mais je suis déjà marié.

— Ce n'est pas une raison. A mon avis, Damon, tu devrais lui présenter des excuses. Elle mérite que tu ménages sa dignité.

— J'ai surtout essayé de ménager la tienne. — Si ma dignité te tenait tellement à cœur, tu ne

m'aurais jamais proposé ce ridicule mariage! répliqua-t-elle vertement.

Il sourit. — C'est sans doute vrai. — Et ne souris pas, ça n'a rien de drôle! Franchement,

je me demande comment j'ai pu accepter de t'épouser. Quelle folie! Je devais souffrir de troubles mentaux! Et maintenant, pour couronner le tout, un voyage de noces!

Pour une raison qu'il ne sut définir, Damon sentit une bouffée de rancune l'envahir en l'entendant qualifier ce mariage de folie.

— J'ai tout fait pour éviter ce voyage, tu peux en témoigner. Si nous nous étions obstinés à refuser, ma mère se serait doutée qu'il y a quelque chose de suspect dans notre mariage.

— Nous avons un certificat. — Il est encore possible d'obtenir une annulation.

Notre union n'a toujours pas été consommée, lui fit-il observer d'un ton suave.

Et il ajouta avec un regard vers la porte de la chambre: — A moins que ce soir tu consentes à... Il dut s'interrompre au beau milieu de sa phrase pour

éviter le coussin que sous l'effet de la colère Kate lui avait lancé à la tête.

— Dans ce cas, conclut-il, autant aller à l'île des Boucaniers, ainsi toute la famille sera convaincue qu'il s'agit d'un authentique mariage.

Kate maugréa entre ses dents d'indistinctes protestations. Et il sourit, sans trop savoir pourquoi il se sentait soudain si euphorique. Ce n'était tout de même pas le fait d'emmener Kate en voyage de noces qui le ravissait à ce point? Et pourtant... à l'idée de son séjour

là-bas sur l'île, avec elle, une étrange exaltation lui fit battre le cœur plus vite.

— Quand partirions-nous? demanda-t-elle tout à coup d'un air revêche.

— Le plus tôt sera le mieux, répondit Damon en s'efforçant de recouvrer ses esprits et son sens pratique. Si je parviens à expédier entre ce soir et demain mes affaires les plus urgentes, nous pouvons partir dimanche et revenir le week-end suivant.

— Bien... Bonne nuit. Sur un bref signe de tête, la jeune femme tourna les

talons et alla s'enfermer dans la chambre. Une semaine aux Bahamas avec Damon? Cela ne

méritait pas qu'elle s'attardât à y penser. Ce séjour n'aurait rien d'une vraie lune de miel! Pourtant, durant tout le temps que Kate mit à sa toilette avant de se coucher, cette idée fit obstinément le siège de son esprit.

Comme c'était bizarre! Elle se sentait différente, plus fragile et vivante, depuis son mariage avec Damon. Et cette métamorphose ne laissait pas de l'étonner. Voilà qu'elle se mettait à rêver de la même façon, à nourrir les mêmes espoirs qu'avant d'épouser Bryce.

Jeune fille, Kate était une incorrigible romantique. Elle attendait le prince charmant qui l'enlèverait dans son château, en croupe de son blanc destrier, loin de l'indifférence d'un père simplement soucieux de réussite sociale et financière. Au programme de ses rêves figurait aussi une lune de miel sur une île paradisiaque. Elle s'en souvenait à présent...

En fait de paradis, Kate n'avait eu droit lors de son mariage avec Bryce qu'à un séjour à Atlantic City, où son mari avait dilapidé en une soirée sur les tables de jeu des sommes considérables.

La porte s'ouvrit brusquement, arrachant la jeune femme à ces douloureux souvenirs. Surprise, elle serra d'instinct son peignoir sur sa poitrine.

— Qu'y a-t-il ?

— Comment «qu'y a-t-il »? Je viens me coucher. — Ici? — Evidemment, ici ! Et ne compte pas me reléguer sur

le divan. Mme Vincent vit dans une chambre de l'appartement, elle sait tout et a l'oreille fine.

Immobiles, ils se dévisagèrent fixement dans un silence tendu. Après cinq jours passés sans lui, Kate s'était habituée à disposer seule de la chambre. Si peu d'objets personnels rappelaient Damon dans cette pièce au décor spartiate qu'elle avait presque réussi à l'effacer de ses pensées. Erreur grossière.

Après avoir réfléchi un instant, elle fila dans la salle de bains et passa la tête dans l'entrebâillement de la porte. Et de là, elle lui lança d'un ton dégagé :

— Très bien. Dors ici. Tu peux t'installer sur la moquette.

— Tu plaisantes ! Sur la moquette ! — Damon, inutile de revenir sur le sujet. Tu ne dors

pas avec moi. Nous avons fait un mariage blanc. Il n'a jamais été question que... que...

— Que nous fassions l'amour? acheva-t-il pour elle, souriant de son embarras.

— Que nous ayons des relations sexuelles. — Nous n'avons jamais réellement abordé la question. — Désolée! D'après tes propres termes, nous étions

mariés juste « sur le papier »! — Rien n'empêche qu'il en soit autrement dans la

réalité. — Ça jamais ! N'y compte pas. C'est catégorique et

définitif. — Et pourquoi, s'il te plaît? — Parce que... parce que nous ne sommes pas

amoureux l'un de l'autre! — En effet, mais... — Je n'ai pas pour habitude de coucher avec des

hommes que je n'aime pas, coupa-t-elle, exaspérée. Et je ne dors pas avec eux, non plus. Je t'ai proposé la moquette.

— C'est ma chambre ! — Mais tu la partages avec moi. Et si ça ne te plaît pas,

j'irai ailleurs. Il fronça les sourcils. — Est-ce une menace ? — Tu n'as qu'un mot à dire et je m'en vais! — Pourtant ce mariage est aussi important pour toi

que pour moi. — Peut-être pas tout à fait, répliqua la jeune femme,

préférant ne pas penser aux torts que pourrait causer son époux à son entreprise. Je me sens parfaitement capable d'affronter Jeffrey s'il le faut. Peux-tu tenir tête à ta mère et à Marina?

Il jura entre ses dents. Puis, ouvrant un placard, il en sortit une couverture qu'il jeta rageusement au sol.

— Ça va, je me rends ! Tes arguments me vont droit au cœur. Tu es si délicatement subtile et généreuse, Kate...

Il ne croyait pas si bien dire, se reprocha-t-elle. Car pour s'être fourrée dans un pareil guêpier, il fallait qu'elle eût touché le fond du cynisme et du désespoir, sans même s'en rendre compte.

* * *

La torture pouvait revêtir diverses apparences et différentes formes, et Damon avait l'impression d'en découvrir chaque jour de nouvelles depuis qu'il avait épousé la jeune femme. Etre allongé sur la moquette à l'écouter fredonner dans la salle de bains en était une de plus. Rien dans ce fichu mariage ne se déroulait comme il le prévoyait à l'origine!

Durant son bref séjour à Paris, par exemple, il était supposé conclure une importante affaire et non songer constamment à Kate. Il était également censé entretenir des relations d'une glaciale réserve avec elle, l'ignorer, au lieu de profiter du moindre prétexte pour la frôler ou lui voler un baiser.

Et bien sûr, selon ses projets initiaux, il était censé pouvoir s'endormir sans une pensée pour elle, au lieu de

coucher sur la moquette de sa propre chambre en ne rêvant que de la rejoindre dans le lit!

Bon sang, au nom de quelle loufoque aliénation lui avait-il proposé ce mariage? Ce qui au début n'aurait dû être qu'un simple arrangement prenait une tournure qu'il avait de plus en plus de mal à contrôler.

Et voici que pour aggraver encore les choses, sa mère s'en mêlait. Un voyage de noces aux Bahamas! Helena savait à quel point il était attaché à l'île des Boucaniers. Elle savait qu'il s'agissait là de l'unique endroit au monde où il était capable de se détendre, de faire le vide en lui, d'oublier les soucis, le quotidien. Et elle voulait qu'il y emmenât Kate?

Sans contraintes ni obligations, avec seulement le soleil et la mer, il n'y aurait plus l'ombre d'un obstacle pour le dissuader de mieux connaître sa femme ; et de cela, sa mère en était consciente.

Le hic, c'est que Damon ne voulait pas connaître sa femme. Il ne la connaissait déjà que trop.

Il savait par exemple que ses pommettes rosissaient joliment quand elle se mettait en colère, et qu'une charmante fossette creusait sa joue gauche quand elle souriait, que ses yeux étaient d'un bleu à s'y noyer. Il savait qu'elle pouvait rire avec une étonnante exubérance. Et qu'elle n'avait pas sa pareille pour consoler un enfant malheureux ou réconcilier des ennemis irréductibles.

Il savait aussi que ses lèvres avaient la douceur d'un pétale, que son corps quand il l'enlaçait épousait le sien à la perfection. Et désormais, il savait qu'elle chantonnait de petits airs sentimentaux avant d'aller se coucher!

Cette femme le rendait fou. D'autant plus insensé qu'alors qu'il se rongeait les sangs, elle semblait n'être affectée par rien. Il est vrai qu'elle n'avait pas la responsabilité d'une multinationale, une mère et six sœurs avec qui il lui fallait composer. Et surtout, une délicieuse et ravissante épouse qu'il lui était interdit de même effleurer!

Déjà à bout de nervosité devant l'imminence de son

voyage aux Bahamas, Kate sentit croître encore son agitation à la suite d'une initiative d'Helena Alexakis.

— Ta mère m'a invitée à déjeuner demain, annonça-t-elle à Damon le lundi soir quand il vint la chercher chez Sophia.

A cette nouvelle, son mari eut un mouvement d'humeur.

— Tu n'as qu'à refuser. Prétexter un empêchement. — Ce n'est pas aussi simple. D'abord, parce qu'à

l'heure du déjeuner, les jumelles seront absentes, justement, invitées à l'anniversaire d'un petit camarade. Mais surtout, je ne suis pas certaine qu'il soit délicat et raisonnable de décliner l'invitation.

Devant l'incompréhension de Damon, elle précisa : — Si ta mère croit que je l'évite, je crains que nos

rapports se détériorent. Or, j'ai plutôt l'impression qu'elle m'aime bien.

Kate était parvenue à cette surprenante constatation au cours du week-end. Pendant le dîner familial du samedi soir, la vieille dame lui avait témoigné un intérêt inattendu, l'interrogeant sur son père, son parcours scolaire, sur la façon dont elle envisageait le développement de Kid Kare. Et quand le brunch du dimanche les avait réunis chez Sophia, elle-même, Damon et Helena, cette dernière avait encore accaparé sa belle-fille. La discussion cette fois avait porté sur le premier mariage de Kate; et la jeune femme, loin de blâmer la curiosité de la mère de Damon, s'était laissée aller au contraire à des confidences qu'elle n'avait jamais partagées auparavant avec quiconque.

— Je me réjouis qu'au moins, maman t'apprécie, commenta aigrement son époux.

Etait-ce dû à la tension de ses rapports avec sa mère ou bien à une autre raison, mais Kate trouvait Damon particulièrement irritable ces derniers temps. Au début, elle avait imputé sa mauvaise humeur à sa nuit passée

sur la moquette. Mais depuis, il avait dormi trois nuits de plus à même le sol sans broncher, déclinant même sa proposition d'ajouter un futon japonais, matelas, qui lui aurait procuré le confort d'un lit sans en être tout à fait un.

La jeune femme n'avait toujours pas élucidé ce mystère lorsqu'elle retrouva Helena le lendemain pour déjeuner. Sa belle-mère avait réservé une table dans un restaurant français à l'ambiance intime et feutrée. Une ambiance propice aux confidences et aux secrets partagés, se dit Kate en entrant. Elle allait devoir redoubler de vigilance!

Mais ses défenses furent sérieusement mises à mal dès les premiers mots prononcés par Helena, une fois la commande passée.

— Vous n'imaginez pas comme je suis heureuse que Damon ait enfin trouvé la femme de sa vie.

Kate reposa brusquement le verre de vin qu'elle s'apprêtait à porter à ses lèvres. Devant son expression, la vieille dame éclata de rire.

— Cela vous étonne, mon petit? — Eh bien, euh... nous nous demandions avec Damon

quelle serait votre réaction à l'annonce de notre mariage. Comme il ne vous avait jamais parlé de moi...

— J'aurais aimé assister à la cérémonie, je l'avoue. Ce n'est pas tous les jours qu'on marie son fils unique. Mais puisqu'il a rencontré l'élue de son cœur...

C'était dit avec tant de sincérité, tant de bienveillance dans le regard, que Kate se sentit plus que jamais taraudée par la culpabilité.

— Je suis navrée, finit-elle par balbutier. — Il ne faut pas. Au fond, la cérémonie n'a pas grande

importance. Ce qui compte, c'est que vous vous soyez reconnus l'un l'autre, que vous vous aimiez, et que Damon ait trouvé son épouse. Honnêtement, je commençais à désespérer.

— Je pensais que... enfin, il pensait euh...

Incapable d'émettre un propos cohérent, bouleversée, Kate tenta désespérément de dissimuler sa confusion en buvant une gorgée de vin. L'arrivée de la serveuse avec leurs commandes constitua une diversion bienvenue. Helena attaqua sans façon son poulet à l'estragon.

— Je me désolais, reprit-elle. Depuis des années, j'assommais mon fils de conseils sur le choix de son épouse. Elle devrait avoir un caractère bien trempé, de l'intégrité, mais aussi un tempérament gai. Croyez-vous que ce garçon m'écoutait? Il marmonnait dans sa barbe, me plantait là au beau milieu d'une phrase pour courir à un rendez-vous, ou bien me rétorquait : « Je connais les femmes, maman. J'ai six sœurs. » Et je lui répondais : « Des sœurs, Damon, ce n'est pas pareil ! »

Kate, sa fourchette à la main, se contentait d'écouter. — Je me suis rendu compte qu'il se moquait

éperdument de devenir un vieux célibataire ranci. Alors, de guerre lasse, je me suis résolue à prendre l'affaire en main. Lors de mon précédent séjour à New York, je lui ai dit : « Mon garçon, je vais t'aider. Je vais te trouver une bonne épouse. » Savez-vous ce qu'il m'a répondu? «Fais ce que tu voudras. Excuse-moi, maman, mais j'ai un boulot fou, salut! » Et pendant que je me démenais de mon côté, mon Damon vous a épousée! conclut Helena avec un sourire attendri. Je n'aurais pu mieux faire.

Jamais Kate ne s'était senti aussi mauvaise conscience.

— Et Marina? s'enquit-elle après une hésitation. — Marina? Oh, c'est une fille charmante. Elle aurait

fait une femme acceptable, je présume. Mais elle est si jeune, elle a si peu d'expérience des choses de la vie. J'avais promis à mon fils que je lui apporterais sa future moitié sur un plateau, et j'ai amené Marina...

Avec un petit rire espiègle, Mme Alexakis confessa : — Mais c'était plus pour le taquiner que pour autre

chose. — Donc, vous... vous ne comptiez pas le voir épouser

cette jeune fille?

— S'il l'aimait, oui, bien sûr. Mais je souhaitais avant tout lui ouvrir les yeux, l'obliger à réfléchir à sa vie d'homme, au foyer qu'il lui fallait fonder. Et pendant que je battais la campagne, lui a fait mieux que réfléchir. Il est tombé amoureux!

Kate ferma un bref instant les yeux, et pria pour qu'une intervention divine mît un terme à son supplice.

— J'étais un peu anxieuse avant de vous rencontrer, mon petit. Damon n'est pas un homme ordinaire ni facile. Il a une forte personnalité, il est têtu. Mais maintenant que nous avons bavardé toutes les deux, je suis rassurée. Je vois bien que vous avez du tempérament. Il le fallait pour grandir avec le père qui est le vôtre, lui tenir tête et vous marier sans son consentement. Et aussi pour monter seule une entreprise! J'envie votre indépendance, Kate. C'est un grand avantage que Damon ne soit pas le seul dans le couple à travailler. C'est une sécurité, dit-elle gaiement. Il faudrait que vous conserviez une activité professionnelle après la naissance des enfants.

— Des enfants? répéta la jeune femme d'une voix éteinte.

— Vous désirez des enfants, non? Pour la première fois, Helena faisait montre

d'inquiétude. — Bien sûr, j'en veux, mais... — Je m'en doutais. Il m'a suffi de vous observer avec

Leda et Christina pour me convaincre que vous ferez une excellente mère, Kate. Et je crois que Damon l'a compris aussi. Je dois reconnaître à mon fils un goût parfait. Il a très bien choisi.

La vieille dame reposa ses couverts, puis considéra sa belle-fille d'un regard étonné.

— Qu'y a-t-il, ma chère? Vous n'aimez pas la selle d'agneau? Vous n'avez touché à rien.

5. — Que veux-tu dire, nous n'étions pas obligés de nous

marier? Damon, stupéfait, dévisageait Kate qui assaisonnait la

salade du dîner. Mme Vincent avait pris son jour de congé, et le jeune couple en profitait pour évoquer sa vie privée sans craindre sa curiosité toujours en éveil.

— Exactement. Tu t'es précipité dans la gueule du loup sans raison. Marina n'était pas une Mme Alexakis éventuelle, répondit la jeune femme avec un sourire moqueur. Ta mère voulait juste l'utiliser comme... aiguillon si l'on peut dire.

— Un aiguillon ! — Oui. Pour stimuler ta réflexion. T'obliger à penser

au mariage. La colère l'emporta sur la surprise chez Damon, qui

égrena soudain un chapelet de termes grecs. Des jurons, à en juger par la musicalité de son éclat.

La salade était prête. Après l'avoir apportée sur la table, Kate ôta les steaks du petit barbecue de cuisine.

— Installe-toi. Nous pouvons commencer à dîner. Damon s'assit, mais au lieu de se servir, il tortura

distraitement sa fourchette. Après l'avoir contemplé un instant, la jeune femme déclara:

— Si tu veux, nous pouvons demander l'annulation du mariage.

— Certainement pas ! répliqua-t-il avec force, en dardant sur elle un regard étincelant.

La violence de cette réaction la fit sursauter. — Mais puisque ce mariage n'a plus aucune raison

d'être, tu... — Crois-tu sincèrement qu'à ce stade, Kate, nous

pourrions obtenir une annulation? Et la réaction de ma mère? Y as-tu songé?

— Eh bien, euh... — Oui, euh ! railla Damon en imitant la moue

incertaine de sa femme.

— En tout cas, nous avons commis une sacrée bêtise, lui lança-t-elle d'un ton rancunier.

— Et tu t'es montrée encore plus stupide que moi! Tant d'insolence la heurta, mais elle jugea bon cette

fois de ne pas répondre. — Alors quelle solution suggères-tu? s'enquit-elle,

maussade. — Le statu quo ! Nous partons toujours pour les

Bahamas. Sur ces mots, Damon attaqua résolument son steak. Souplesse et diplomatie. C'était l'un des crédos de

Kate, un des tout premiers qu'elle s'efforçait d'inculquer à ses employées. S'il se révélait efficace pour traiter avec de jeunes enfants ou leurs mères, elle découvrit qu'il l'était également pour composer avec l'humeur acariâtre d'un mari grec.

Car, Damon ne l'épargnait pas depuis le début de la semaine. Quand il ne se montrait pas brusque avec elle, il se claquemurait dans un mutisme hargneux. A quoi ressemblerait leur voyage de noces ? s'était-elle maintes fois demandé. Elle espérait seulement qu'une fois évadé des rets de la famille et du milieu des affaires, Damon se radoucirait un peu.

« Damon adore l'île des Boucaniers, avait affirmé Helena lors de leur fameux déjeuner. C'est un véritable paradis, un rêve pour lune de miel. »

Aujourd'hui, dans l'avion qui filait vers la mer des Caraïbes, Kate n'en était plus aussi sûre.

Damon en tout cas ne semblait pas vraiment transporté. Si le matin à l'aéroport, il avait joué le jeune marié comblé devant sa mère et ses sœurs, une fois sans témoins, il s'était plongé dans ses dossiers et depuis, ignorait sa compagne. Celle-ci fit deux ou trois tentatives pour détendre l'atmosphère, mais dut capituler face à un Damon qui ne répondait que par monosyllabes. Aussi avait-elle renoncé, ulcérée. Tant pis, qu'il boude dans son coin !

Malgré tout, elle ne pouvait se défendre d'une irrépressible surexcitation en contemplant les paysages survolés par le petit avion à présent qu'ils arrivaient presque à destination. Ces eaux turquoise, limpides et étincelantes sous le soleil, ces côtes dessinant des kilomètres de plage de sable d'un blanc de talc! Kate comptait bien profiter de son séjour sur l'île. Damon s'occuperait de son côté comme bon lui semblerait, c'était son problème!

L'appareil avait encore réduit son altitude. On distinguait clairement maintenant l'étroite plage de sable éclatant, bordée à quelques mètres en-deçà par une épaisse frange de cocotiers aux troncs ployés, qui abritait quelques villas.

— Quelle maison est-ce? demanda Kate. Après un bref coup d'œil, Damon en désigna une du

doigt. — Celle-ci. Il lui montrait, nichée dans la verdure, une vaste

demeure au toit de tuiles ocre, entourée de jardins et de terrasses, flanquée de deux ou trois autres constructions plus modestes. Sans doute des communs et le bungalow des gardiens.

— C'est merveilleux, s'exclama-t-elle. Mais Damon s'était déjà replongé dans ses papiers. Le petit bimoteur atterrit non pas sur l'île des

Boucaniers, mais sur une île voisine, plus grande, dotée d'un aérodrome. Ils devraient encore prendre un taxi puis le ferry pour parvenir à destination. Des précisions que Kate tenait d'Helena...

Car Damon se montrait toujours aussi peu bavard. Il n'avait pas desserré les dents lorsque leur chaloupe accosta sur le quai du bâtiment de la douane. Là, un Antillais taillé en hercule les héla.

— Joe ! s'exclama Damon. Et – miracle ! – un large sourire illuminait son visage.

Le premier que lui ait vu Kate depuis une semaine. Les deux hommes se serrèrent la main.

— Salut, Damon ! Ça fait plaisir d'vous voir. Vous arrivez bien tôt c't'année. Et avec une jolie dame!

— Nous sommes en voyage de noces. Le dénommé Joe roula de grands yeux ahuris, puis

asséna une tape formidable sur l'épaule de Damon et de nouveau lui secoua énergiquement la main.

— Félicitations ! Et voilà donc la jeune Mme Alexakis ! Radieux, il se tourna vers Kate qu'il étudia d'un regard

appréciateur. — Une bien jolie dame, oui ! Vot'mère a bien choisi. — Ma mère n'est pour rien là-dedans. Ce qui parut abasourdir le colosse. — Comme ça, c'est vous qui lui avez tourné la tête?

dit-il à Kate avec un petit clin d'œil en les guidant vers sa voiture.

Et il ajouta à l'adresse de Damon : — C'est quand même mieux quand l'homme choisit sa

femme, et la femme, son homme, non? — L'avenir le dira, répondit Damon. Mais il souriait comme le brave Joe. Et son visage

continua d'exprimer une surprenante allégresse pendant le reste du trajet.

La jeune femme se surprit à souhaiter qu'il recouvrât son humeur morose. Pendant toute la semaine, elle avait pesté contre l'irritabilité de son mari. Et voici qu'elle la regrettait presque. Car lorsqu'il souriait, son mari possédait un charme redoutable...

Ils arrivaient, enfin. Après avoir traversé une dernière cocoteraie, la voiture s'arrêta devant la grande maison qu'avait montrée Damon à Kate de l'avion. Avec ses hautes fenêtres étroites, son porche dorique blanc à colonnes, elle évoquait à la jeune femme ces demeures mythiques des romans de marine du XIXe siècle.

Elle se sentit enchantée. Enchantée... et soulagée. Dans une résidence aussi spacieuse, Damon et elle n'auraient aucun mal à s'éviter!

Avant qu'elle ait pu exprimer son ravissement, une femme d'allure robuste, en robe jaune, se précipita à leur rencontre, descendant l'allée.

— M'sieur Damon! Vot'maman a appelé lundi pour annoncer la nouvelle. Vous voilà marié! Voyons un peu à quoi ressemble c'te jolie fleur. Ah, elle en a d'la chance!

— C'est Teresa. Une fine mouche, confia son mari à Kate en aparté.

Elle gratifia Teresa de son plus gracieux sourire, et celle-ci n'hésita pas à l'embrasser comme si elles se connaissaient depuis toujours. Puis, la tenant à bout de bras, elle l'examina.

— Laissez-moi vous regarder, ma fille ! Comme Kate baissait les yeux, gênée par cette

inspection, la bienveillante matrone se mit à rire. — Elle est timide? demanda-t-elle à Damon. Allons,

faut pas rougir, mon p'tit oiseau! Pas avec moi. Mais c'est qu'vous êtes aussi jolie que le disait Madame. Faut voir comme elle est contente! J'ai toujours su que m'sieur Damon se trouverait une beauté.

Sur quoi, enveloppant ce dernier d'un regard admiratif, elle ajouta malicieusement à l'intention de la jeune mariée ;

— Il lui fallait une femme à la hauteur! Et à ces mots, Kate eut la surprise de voir les

pommettes de Damon s'empourprer. D'ailleurs, il se détourna vivement vers la voiture pour sortir leurs bagages du coffre tandis que la vieille gouvernante riait de bon cœur.

— Vous d'vez avoir faim, leur dit-elle. Le repas est prêt. Mais si vous préférez vous installer d'abord...

Damon interrogea Kate du regard; celle-ci eut un haussement d'épaules indécis.

— Nous allons nous installer, trancha-t-il en se dirigeant vers la maison.

— Pas ici ! Vot'maman m'a demandé de préparer le cottage.

Damon s'immobilisa net.

— Le cottage? Mais il est réservé à Sophia et à Stephanos.

— Pas du tout, se récria Teresa avec un grand sourire. Il est réservé aux couples mariés. C'est aussi le vôt' maintenant, m'sieur Damon.

Et comme celui-ci la fixait sans un mot, elle ajouta en souriant encore plus largement :

— Vous allez pas vous embarrasser d'une grande buse comme moi pendant vot'lune de miel. Il vous faut de l'intimité. En tout cas, c'est l'avis de vot'maman. Elle a pas raison?

— Bien sûr que oui, acquiesça Damon dont l'expression trahissait une évidente irritation.

Puis il tourna les talons, et remonta au pas de charge une étroite allée ombragée sans se soucier de vérifier si Kate le suivait ou non. Après quelques secondes d'indécision, elle courut derrière lui.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle quand elle l'eut rejoint. Pourquoi ne pouvons-nous pas habiter la grande maison?

— Parce que ma mère s'est encore mêlée de ce qui ne la regardait pas, répondit-il d'un ton furieux.

Il s'arrêta devant un bungalow blanc, une des petites constructions qu'avait aperçues Kate à travers le hublot de l'avion. C'était la réplique en miniature de l'habitation principale, et, elle dut reconnaître qu'on ne pouvait rêver plus charmant. Et puis, le cottage se trouvait en lisière de la plage. Mais les proportions lui en parurent lilliputiennes...

— C'est minuscule, déplora-t-elle à voix haute. — Eh bien, oui, c'est minuscule! renchérit Damon avec

aigreur. Sans risquer d'autres commentaires, la jeune femme

poussa la porte et entra. Elle découvrit une pièce lumineuse dotée d'un coin cuisine, blanche et inondée de soleil, meublée d'une table, de chaises ainsi que d'un canapé et de fauteuils en osier de style colonial. Quelques

pas lui suffirent pour atteindre une porte – l'unique autre porte – percée dans le mur d'en face.

Kate poussa le battant et entra dans la chambre. Aussi gaie et éclaboussée de lumière. Et aussi minuscule. Avec un grand lit à deux places. Les lèvres pincées, elle dévisagea Damon en silence.

— Inutile de me regarder comme ça! Ce n'est pas moi qui ai eu l'idée de loger dans ce fichu cottage.

— Mais ce mariage, oui, c'est toi qui en as eu l'idée. Tu aurais pu réfléchir une seconde avant de nous lancer dans cette stupide aventure. Dans ton métier aussi, tu prends tes décisions sur un coup de tête?

— Non, évidemment. — Alors? Il haussa les épaules en aveu d'impuissance, s'adossa

au mur et ferma les yeux. — Ce devait être le surmenage. C'était vrai qu'il paraissait nerveux, épuisé. Kate

réprima de justesse l'élan qui la poussait vers lui pour lui caresser la joue; peut-être aurait-elle aussi rejeté en arrière la mèche brune qui lui retombait sur le front. Au lieu de cela, elle enfonça les mains dans les poches de sa jupe.

Ses yeux firent le tour de la petite chambre aux murs très blancs, avec son mobilier en rotin, sa bow-window drapée de chintz imprimé de palmes et de fleurs d'hibiscus, son ventilateur tournant paresseusement au plafond. Et elle ne put s'empêcher de songer quel charmant nid d'amour cela ferait pour une véritable lune de miel.

Mais à peine l'idée lui en effleura-t-elle l'esprit qu'elle retourna résolument dans la pièce commune.

— Ici, au moins, tu pourras dormir dans le salon, lança-t-elle à Damon d'un ton dégagé.

Elle l'entendit jurer. Il laissa la chambre à Kate, qui le remercia pour tant

de courtoisie. Sa courtoisie? Son irréductible faiblesse,

oui! se dit Damon, alors que, réduit une fois de plus à dormir sur le sol, il écoutait la jeune femme fredonner dans la pièce voisine.

Cette situation devenait grotesque ! Damon détestait perdre le contrôle des événements.

Or, il ne faisait aucun doute que dans ses relations avec Kate, toute maîtrise lui avait échappé. Si Teresa ne doutait pas qu'ils fussent un vrai couple de jeunes mariés heureux, le mérite en revenait à Kate, et elle seule. Gaie, enthousiaste comme il sied à une épouse de fraîche date, elle avait témoigné son attachement à Damon avec beaucoup d'à-propos chaque fois que les circonstances le justifiaient.

Sa propre attitude en revanche semblait avoir parfois intrigué Teresa. Quand par exemple, il avait évité tout contact avec Kate en s'asseyant auprès d'elle sur le canapé. Et plus tard quand la brave femme par taquinerie, avait plaisanté sur sa vie amoureuse, c'est tout juste s'il ne l'avait pas rabrouée. Au moment de se retirer après dîner, il se souvenait aussi avoir sursauté devant Teresa lorsque Kate avait posé une main sur son bras.

La raison en était simple : il la désirait. En choisissant de l'ignorer durant leur dernière

semaine à New York, il espérait du même coup se débarrasser de cette attirance. Il avait également espéré que quelques impairs dans son comportement ou ses paroles l'y aideraient. Mais elle n'en commit aucun, au contraire, à son grand dépit.

Dans la chambre voisine, la lumière s'éteignit, le lit grinça. Il se rappela ces dernières nuits à Manhattan où, allongé sur la moquette de la chambre, il la regardait se coucher. Ici, il n'avait même pas ce plaisir... ou cette torture.

D'un mouvement brusque, Damon changea de position. Ses yeux distinguèrent à la pâle lueur du clair de lune une petite ombre pattue et noire qui courait sur le sol. Encore une nuit qui s'annonçait interminable!

S'il ne s'agissait que d'une nuit! Une semaine! Et encore... il préférait ne pas imaginer l'année de vie commune qui s'étirait devant lui. Le découragement fondait sur lui chaque fois qu'il évoquait ces longs mois de supplice. Ce devait être la frustration. Le fait d'être sevré de relations sexuelles depuis quelque temps. D'ordinaire. Damon savait maîtriser ses pulsions, bien qu'il fût couvert de femmes. Mais vivre si près de Kate, vingt-quatre heures sur vingt-quatre... Où qu'il aille, elle était là! Aussi proche qu'inaccessible.

Tout de même, s'il avait choisi une épouse aux mœurs plus libres, cela lui aurait facilité l'existence!

Avec un soupir, il ferma les yeux... et rêva de Kate. Il rêva qu'il lui enlevait sa chemise de nuit pour

explorer son corps, en découvrir tous les secrets; qu'il lui faisait l'amour encore et encore. Puis il rêva de ses mains sur lui, partout, des mains dont les caresses le rendaient fou. Une onde de désir fiévreux le fit gémir et le réveilla.

Et là, dans cet état second entre rêve et éveil, il s'aperçut qu'il percevait toujours le doux frôlement de ses doigts sur le bras.

Ce n'était pas Kate! Dans un sursaut, Damon se leva d'un bond. Une blatte

géante tomba au sol et détala comme une flèche pour se glisser sous un placard. Soulevé de dégoût, il maudit entre ses dents l'immonde bestiole. Puis les battements de son cœur s'apaisèrent, il passa la main sur son front moite et fixa avec envie la porte de la chambre. Inutile ! Il se ferait impitoyablement jeter dehors s'il violait ce sanctuaire.

Il lui faudrait se contenter du canapé trop court pour sa taille. Résigné, il s'y recroquevilla tant bien que mal, étala sur lui le drap qu'il prit soin d'inspecter soigneusement auparavant au cas où s'y dissimulerait quelque autre monstre rampant.

Il n'y en avait pas. Mais les rêves qu'il fit ensuite en furent peuplés, de bulbeux cafards du diamètre d'une assiette, mais aussi des tarentules, des scorpions, des

serpents. Quand il s'éveilla en nage de ces cauchemars, Damon renonça définitivement à dormir. Il était dit qu'il ne trouverait pas le repos cette nuit.

Quant à espérer une quelconque mansuétude de la part de sa femme, il ne se faisait aucune illusion à ce propos. Il se leva donc et sortit dans la nuit.

La lune, qu'il pouvait deviner sous les arceaux des grandes palmes dans le parc, brillait de sa lueur argentée. Il entendait de légers bruissements dans les buissons alentour, mais qui, eux, n'avaient rien de menaçant. D'ailleurs, Damon n'y prêta pas attention. Ses pas l'entraînèrent tout droit sur le sentier conduisant à la plage.

Le lagon sous la lune était calme et plat comme un lac endormi. Damon franchit en quelques enjambées l'étroite bande de sable. Il plongea sans hésiter dans l'eau sombre, pour se purifier du contact de la blatte, chasser les cauchemars de son esprit.

Longtemps, il resta dans l'océan, nageant jusqu'à ce que ses poumons le brûlent, que l'effort lui brise les membres. Pourtant, après être sorti de l'eau pour s'effondrer sur la grève, épuisé, il dut se résigner : le sommeil s'obstinait à le fuir.

Damon en connaissait la raison. Ce n'étaient pas les cafards géants qui étaient la source de ses tourments et l'empêchaient de dormir. Non. C'était Kate.

— Vous avez bien la p'tite mine d'un jeune marié,

m'sieur Damon, s'exclama gaiement Teresa dans la salle à manger de la grande maison, en leur servant le petit déjeuner ce matin-là. Vous avez des cernes comme des soucoupes et un œil de lapin russe! C'est des signes qui trompent pas, ça!

— Vous avez une vaste expérience de ces choses-là, n'est-ce pas? répliqua-t-il d'un ton agressif en repoussant sa tasse de café.

Kate le poussa du coude pour le rappeler à l'ordre. Damon lui jeta un regard mauvais. Il était d'une humeur

exécrable depuis qu'il était rentré à 7 heures et demie, anéanti de fatigue, et qu'elle lui avait demandé : « Tiens ! Tu as pris un bain matinal ? » Il s'était abstenu de lui dire le fond de sa pensée et s'était dirigé tout droit vers la salle de bains. Mais même rasé et douché, il n'avait pas fait montre de meilleures dispositions. C'était sans doute d'avoir dormi sur la natte de coco du salon qui le rendait hargneux, se dit Kate.

— Alors, qu'avez-vous prévu d'intéressant aujourd'hui? s'enquit la gouvernante.

— Kate, je ne sais pas. Mais en ce qui me concerne, j'ai besoin de sommeil, répondit sèchement Damon.

— Ah, l'amour... ça coupe les jambes, philosopha Teresa en les couvant d'un œil attendri.

Quand elle disparut un moment plus tard dans la cuisine, Damon marmonna avec un soupir excédé :

— L'ennui avec Teresa, c'est qu'elle m'a connu au berceau. Elle se croit autorisée à toutes les remarques.

— Ce sont juste des taquineries affectueuses, dit Kate, conciliante.

Il n'empêchait... Les petites flèches gentiment perfides se multipliant tout au long du repas, Kate s'aperçut que la patience de son mari s'émoussait dangereusement. Lui qui l'avait exhortée à feindre le grand amour devant Teresa semblait sur le point de faire voler en éclats sa propre mise en scène. Aussi, dès la dernière bouchée avalée, la jeune femme se leva.

— Viens, Damon... Je le ramène au cottage, expliqua-t-elle à la vieille dame, il n'est pas très en forme ce matin.

— C'est ça, poulottez-le bien, ma belle, lui recommanda Teresa avec un sourire entendu.

Damon s'apprêtait à protester, mais Kate, le prenant par le bras, l'entraîna vers le grand porche avant qu'il pût prononcer un mot.

— Il faut te calmer, lui dit-elle une fois dehors. Nous rentrons. Tu pourras te reposer.

— Me reposer? protesta-t-il, offensé. — Ce n'est pas ce que tu souhaitais?

— Oui, mais... Il s'interrompit, ravalant les reproches qui lui

brûlaient les lèvres. — Finalement, ce n'est pas une mauvaise idée, convint

Kate comme si elle réfléchissait tout haut. Nous pourrons partager le lit.

— Ah... Damon parut ressusciter soudain. — Je le prendrai la nuit, et tu l'auras le jour. — Quoi ? Il trébucha sur une racine et dut se raccrocher à la

jeune femme. Celle-ci, satisfaite de sa trouvaille, souriait. — Mais oui ! Au moins, nous ne risquerons plus

d'éveiller les soupçons de Teresa. Puisque tu consacres tes nuits à des exploits amoureux, il n'y a rien d'anormal que tu te reposes le jour.

— Et toi, tu devrais aussi devoir... récupérer, non? Elle sourit, amusée. — Je ne suis peut-être pas censée me dépenser autant. Un ricanement amer salua cette réflexion. Mais Kate

trouvait son idée pratique, et ne voulait pas en démordre. Si Damon acceptait de passer ses journées à dormir, pendant ce temps ils n'auraient pas à jouer les amoureux!

Même si elle répugnait un peu à l'admettre, cette cohabitation de tous les instants minait ses défenses. La présence de Damon la troublait, la rendait chaque jour plus nerveuse. Indéniablement, son charme était loin de la laisser aussi insensible qu'elle l'eût souhaité.

Après quelques minutes dans le bungalow, la jeune femme se coiffa d'un chapeau de paille et annonça qu'elle partait se promener.

— Evite de rôder dans les parages, lui conseilla son mari. Pour Teresa, tu es supposée être ici avec moi.

— Je vais faire un tour à la plage. Ensuite, je pousserai jusqu'au village.

Damon lui indiqua un moyen de s'y rendre sans passer par la route. Il lui faudrait suivre la plage un kilomètre

environ, puis parvenue à une auberge, emprunter le chemin qui s'enfonçait à l'intérieur des terres. Le petit hameau n'était pas loin.

Kate se mit en route aussitôt, et écarta délibérément

Damon de ses pensées pour ne s'intéresser qu'au plaisir de ses découvertes.

Ce paradis tropical ressemblait comme un rêve jumeau à celui de ses songeries d'autrefois. La plage de sable blanc sous les cocotiers, les chants des perruches et des oiseaux-mouches, l'éclat scintillant de l'eau transparente sous le soleil...

Mais si Kate espérait s'évader dans cet Eden enchanteur, oublier l'obsédante présence de son mari, elle s'avisa très vite de son erreur. Tous les habitants des Boucaniers semblaient déjà la connaître !

Cela commença par la marchande d'articles en vannerie, qui la salua gaiement quand elle s'arrêta pour admirer ses savants tressages.

— Bonjour, madame Alexakis ! Plus loin, ce fut un vieil homme qui nourrissait ses

poules. — Comment allez-vous donc, madame Alexakis ? Et quand Kate entra dans un petit café pour

commander une limonade, la propriétaire, une jeune mère enjouée, dont la nombreuse marmaille frétillait à ses pieds, lui lança :

— Vous voilà parmi nous! Combien de temps allez-vous rester, vous et m'sieur Damon?

— Une semaine. — Seulement une semaine? — Oui, notre travail nous attend à New York, répondit

Kate d'un ton de regret. Et elle fut la première étonnée de constater combien

ce regret était sincère. La chaleureuse simplicité des habitants de l'île l'avait conquise, elle aurait aimé mieux les connaître.

— Ce m'sieur Damon, toujours à trimer, reprit la jeune mère en apportant son soda à Kate. Et si serviable avec tout l'monde! Y d'vrait penser à lui de temps en temps.

Elle s'interrompit un instant, puis lança aux deux hommes qui jouaient aux dominos dehors, sous la pergola :

— Tu entends ça, Silas? Mme Alexakis dit qu'ils restent seulement une semaine!

Deux visages hérissés, affublés l'un et l'autre d'une barbe poivre et sel, se tournèrent vers Kate. De l'un d'eux jaillit un sourire.

— La nouvelle Mme Alexakis? Mais c'est qu'elle est pas vilaine!

Plus tard, quand la jeune femme quitta le café après avoir bavardé de choses et d'autres avec son hôtesse, Silas l'arrêta au passage.

— Ça vous tenterait d'venir à la pêche, vous et m'sieur Damon? Dites-lui que Silas vous l'a proposé. C'est d'bon cœur.

Kate le remercia et s'en fut sans plus visiter cette fois aucune des boutiques. Ni même flâner sur le port comme elle l'avait prévu. Elle reprit le chemin de la maison, chemin qu'elle fut soulagée de trouver aussi peu fréquenté qu'à l'aller.

Elle avançait sans hâte cependant, foulant de ses pieds nus le sable chaud, ses sandales à la main, et s'efforçant de remettre un peu d'ordre dans ses pensées, d'élaborer une ligne de conduite pour l'avenir.

A ses employées novices, elle disait toujours : «Il faut contraindre les événements et non les subir. Les enfants le perçoivent, quand vous ne dominez plus une situation.»

Or, la jeune femme ne dominait plus la situation. Elle perdait pied. Certes, son honnêteté foncière s'accommodait mal de devoir tromper son entourage avec l'imposture de ce mariage. Mais la cause de son malaise se situait ailleurs, plus profonde. Elle plongeait ses racines dans ses rapports avec Damon, dans la

conscience aiguë qu'elle avait de sa présence, dans la tension qu'elle ressentait à devoir le côtoyer en permanence. Bref, dans le désir qu'il lui inspirait.

Depuis des jours, elle se contraignait d'ignorer ce désir, espérant ainsi le voir disparaître. Après sa tragique expérience avec Bryce, il lui semblait inconcevable d'éprouver pour un homme une aussi violente attirance. Elle s'en était crue guérie à jamais, les sens et le cœur anesthésiés.

La réalité lui prouvait que non. Sa raison pourtant s'opposait de toutes ses forces à

cette attraction. C'était pure folie de désirer Damon. Cela ne lui vaudrait que des souffrances. Elle ne lui plaisait même pas! S'il avait tenu à ne pas annuler leur mariage, ce n'était pas par amour, non, mais parce qu'il se couvrirait de ridicule en révélant après coup que cette union était une mystification.

Dans son désarroi, Kate secoua la tête. Elle aurait tant aimé ne plus penser à cela, se libérer du poids de son tourment. Pourtant, elle allait bientôt gravir le perron du cottage, se retrouver face à Damon. Quelle attitude adopter?

Elle ralentit sa marche, se laissa tomber sur le sable. Tout se brouillait en elle; des instincts, des sentiments imprécis se disputaient la raison, sans qu'elle pût les déchiffrer.

A New York, elle avait une perception rationnelle des événements qui lui aurait permis de prendre sans états d'âme une décision irrévocable. Mais pas ici.

Cette plage de rêve n'était pas propice aux longues introspections. Ici, la brise marine jouait dans ses cheveux comme les mains d'un amant glissant dans leur flot soyeux. Ici, le soleil lui réchauffait délicieusement la peau. Cédant au sortilège, Kate ferma les paupières et s'allongea sur le sable, le visage offert à la caresse du soleil. Là, elle se prit à songer à ce qu'aurait pu être son séjour sur l'île s'il s'était trouvé auprès d'elle un homme amoureux...

Le souvenir de Bryce traversa sa mémoire. Grands dieux, Bryce allait-il encore la persécuter longtemps?

Mais pour la première fois, le douloureux échec de son mariage lui apparut comme une évocation floue, presque irréelle. Après l'avoir fait cruellement souffrir, ici, elle perdait son emprise rapace sur elle. Dans cette île paradisiaque, les blessures du passé se cicatrisaient par enchantement. Et cela ressemblait presque à une renaissance...

Sur l'écran de son imagination, Kate vit se dessiner un visage. Non plus le fin visage de blond de Bryce, mais un autre, aux traits moins réguliers, plus fermes, puissants, plus racés ; et elle se rappela la saveur magique des lèvres de Damon, leur message d'espoir...

Une insidieuse torpeur la gagnait, alourdissant ses paupières. Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas détendue ainsi, au soleil. Si longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi sereine. Le clapotis des vagues la berçait, l'enveloppait d'une exquise langueur.

Bien sûr, Kate allait devoir décider une bonne fois de l'attitude à adopter vis-à-vis de Damon. Mais d'abord – quelques instants, quelques pauvres instants – elle avait bien le droit de fermer les yeux et de ne plus penser à rien...

6. — Madame Kate! Vous allez cramer sous ce soleil! Cet avertissement arracha brutalement la jeune

femme au sommeil. Elle ouvrit tout grands les yeux et découvrit Teresa qui, debout, près d'elle, la contemplait en souriant et en hochant la tête.

— Mon Dieu, j'ai dû m'endormir. Quelle heure est-il donc?

— L'heure de dîner. M'sieur Damon savait pas où vous étiez. Comme il était encore pendu au téléphone avec ses sœurs, ajouta la gouvernante d'un ton irrité, j'suis partie voir si j'vous trouvais.

— Avec ses sœurs? — Oui ! Elles ont pas arrêté d'appeler de toute la

journée. Comme si elles ne pouvaient pas lui ficher la paix à ce pauv' m'sieur Damon pendant son voyage de noces! Vous avez eu raison de partir vous balader de vot'côté.

— Oui euh... Je me suis allongée sur le sable, et je me suis assoupie. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il était si tard.

De fait, Kate avait dormi deux bonnes heures. Deux heures d'un sommeil de plomb, entrecoupé de rêves, pourtant. Elle se les rappelait tout à coup. Des rêves érotiques avec Damon pour héros... et elle sentit soudain ses joues s'enflammer.

Elle revint vers la maison en compagnie de Teresa, en lissant de son mieux en chemin ses cheveux décoiffés.

Damon lui parut soucieux et guère plus reposé que lorsqu'elle l'avait laissé ce matin. Kate ressentit pour lui un élan de tendresse irraisonné.

En la voyant entrer avec sa jupe froissée, la peau rosie par le soleil, il demanda d'un ton acerbe :

— Que t'est-il arrivé? Sa compassion pour lui se dissipa d'un coup. — Je me suis endormie sur la plage. — Pas très malin.

— Je ne l'ai pas fait exprès. Une fois Teresa disparue dans la cuisine, elle ajouta : — J'en avais assez de jouer la jeune mariée béate au

village. Et puis, je voulais nous laisser un peu de liberté à l'un et l'autre. Et à toi, la possibilité de dormir.

— Dormir? s'exclama-t-il avec un rire plein de rancœur. Je n'en ai pas vraiment eu le loisir!

Tout en parlant, ils s'étaient installés à la table pour dîner. Le retour de Teresa avec un plat de langouste contraignit Damon à tempérer son humeur.

— Mes sœurs m'ont téléphoné, marmonna-t-il. — Elles ne peuvent pas se passer de toi plus de vingt-

quatre heures? — De moi... ou de mes bons offices pour les sortir du

pétrin à Las Vegas sans un sou. Electra est désespérée : sa pièce a fait un four, elle est sur le pavé. Chloé est à Dar-es-Salaam et me demande de lui envoyer en urgence de l'argent pour rentrer aux Etats-Unis. Quant à Arete, elle a démissionné de chez Strahan, et est revenue chez nous pour s'empoigner aussitôt avec Stephanos à propos de la direction des affaires. Tous les deux m'ont appelé plusieurs fois. Alors, tu comprends qu'il ne me soit pas resté beaucoup de temps pour m'offrir une petite sieste.

Les coudes sur la table, le menton calé sur les mains, Damon offrait un visage tiré et pâli. Il travaillait trop et se montrait beaucoup trop complaisant envers sa famille, aurait objecté Kate si elle avait été plus qu'une simple épouse de papier, un nom sur un contrat. Mais elle jugea plus sage de garder pour elle cette opinion et commença à dîner. La langouste en sauce piquante cuisinée par Teresa lui enchanta le palais.

— Hum, c'est succulent! dit-elle après la première bouchée.

Mais Damon ne se décida à attaquer son repas qu'après un long moment; et pas une fois, au cours du dîner, ils n'échangèrent un mot. Ni même un regard. Quand Teresa vint desservir, elle ne cacha pas sa

tristesse devant le silence compact qui écrasait le jeune couple.

— Vous parlez d'une lune de miel ! Damon réagit comme sous l'effet d'un coup. — Comment ça? Qu'est-ce que ça signifie? — Vous êt'au téléphone tout'la sainte journée.

Madame Kate va au village seule. — Et alors? Pourquoi faudrait-il que nous restions

ensemble toute la sainte journée, comme vous dites? L'expression de Teresa s'assombrit. — Qu'est-ce que je vais raconter, moi, à vot'mère,

m'sieur Damon? — A ma mère? s'écria-t-il, l'air si scandalisé que Kate

faillit éclater de rire. Vous n'avez rien à raconter à Mme Alexakis, Teresa! Rien!

La pauvre femme recula d'un pas. — Inutile de crier, m'sieur Damon. J'suis pas sourde.

Et il faudra bien que je réponde à vot'mère quand elle va me demander comment ça se passe ici.

Visiblement, Damon accomplit un effort surhumain pour conserver son calme.

— Que ce soit bien clair, Teresa. Notre vie conjugale n'intéresse que Kate et moi-même. Je vous saurais gré de ne faire aucun commentaire à ma mère à ce sujet. D'accord?

Pendant quelques instants, ils s'observèrent mutuellement en silence, Damon, le regard dur, implacable, Teresa l'air blessé. En fin de compte, la vieille femme capitula.

— Bien, m'sieur Damon. Puisque vous le voulez comme ça...

Après quoi, elle regagna sa cuisine, tête basse. — Votre langouste était délicieuse. Félicitations! lui

lança Kate au moment où elle quittait la pièce. Car, bien qu'approuvant la semonce de Damon, la

jeune femme regrettait qu'il se fût montré aussi brutal envers cette malheureuse Teresa, qui, tout de même

méritait un minimum d'égards. Le compliment ramena un sourire sur le bon visage de la gouvernante.

— Merci, madame Kate, vous êt'gentille. Passez une bonne soirée. Et prenez bien soin de not'M'sieur Grincheux.

Elle jeta un bref coup d'œil à Damon, nota qu'il avait bien reçu sa pique, et sur un petit rire malicieux, fila dans la cuisine.

Damon se leva de table. — Mais qu'est-ce qu'il lui arrive? De toute ma vie, je ne

l'ai jamais connue aussi insolente! — Je crois qu'elle prend très à cœur notre bonheur, dit

Kate. — Si elle se doutait... Laissant sa phrase en suspens, il se leva brusquement,

sortit et se dirigea vers le cottage. La jeune femme pressa le pas pour le rattraper, et une fois à sa hauteur, lui lança avec bonne humeur :

— Je me réserve la douche ! — Vas-y, répondit Damon avec un geste de la main. Elle arriva la première et alla s'enfermer dans la petite

salle de bains. Et là, tandis qu'elle se déshabillait, le souvenir brûlant de son rêve sur la plage fondit sur elle, la prenant au dépourvu. Vite, elle ouvrit à fond le robinet de douche, puis se glissa dans la cabine, pressée de sentir la morsure bienfaisante de l'eau chaude sur son corps nu.

Kate ne sut combien de temps elle demeura là, sous

cette pluie libératrice. Suffisamment longtemps, espérait-elle, pour se délivrer de ses fantasmes et recouvrer la paix de l'esprit. Et peut-être aussi, pour qu'en sortant, Damon fût installé dans le séjour et déjà endormi. Car ce soir, son trouble était tel que la perspective d'un nouveau face à face lui semblait insupportable.

Damon dormait, oui. Mais dans la chambre. Sur le lit! A la fois surprise et irritée, elle s'approcha et observa son mari. Il était allongé à plat ventre, un bras pendant au

bord du lit, l'autre replié sous la tête. En tas sur le sol gisaient le bermuda et le T-shirt qu'il portait dans la journée. Il n'avait conservé qu'un caleçon bleu pâle qui faisait ressortir son hâle.

Comme plongée dans une transe hypnotique, Kate ne pouvait détacher les yeux des lignes harmonieuses de son corps : le large dos musclé, les longues jambes puissantes, ombrées d'une légère toison. Il irradiait une telle virilité que la jeune femme sentit son cœur s'emballer et lui marteler les tempes. Quand elle parvint enfin à récupérer un semblant de calme et à maîtriser sa voix, elle lança :

— Damon. Lève-toi. Il ne bougea pas. — Damon ! Cette fois, il ouvrit les yeux, mais n'esquissa pas un

geste. Comme Kate le tirait par une cheville, il protesta indistinctement et replia sa jambe.

— Damon ! Lève-toi. Il est temps de retourner dans ton lit.

— Mais j'y suis, au lit, soutint-il d'une voix endormie. — C'est mon lit. C'est à mon tour d'en profiter. — On partage, marmonna-t-il dans l'oreiller. — Non, pas d'accord. Je ne veux pas te voir ici. Allez,

dehors ! Têtue, elle lui saisit de nouveau la cheville et le secoua.

Une main se referma alors sur son poignet pour la déséquilibrer, et elle ne put éviter de tomber sur le lit près de Damon.

— Ah, non! Damon! s'exclama-t-elle, surprise par la force avec laquelle il la maintenait. Lâche-moi! Et va-t'en d'ici!

— Non. Je suis trop fatigué. Tiens... regarde, je te fais de la place, dit-il en s'écartant jusqu'à l'extrême bord du lit.

Puis, ses paupières se refermèrent, et il ne bougea plus. Il avait relâché sa pression, et Kate put se dégager et se lever. Que faire? Elle aurait volontiers asséné une

rafale de coups de poing tant il l'exaspérait. Mais, prudente, elle se contenta de le secouer une fois de plus par l'épaule. Il roula sur le dos et l'observa, les paupières mi-closes, alourdies de sommeil.

— On ne peut pas te faire confiance, lui reprocha la jeune femme. La nuit, il était convenu que c'est moi qui occuperais le lit.

— De quoi as-tu peur, bon sang? Je suis bien trop épuisé ce soir pour remuer le petit doigt.

Il était hors de question qu'elle couchât dans le même lit que Damon! Et s'il ne tenait pas parole, cette fois encore?

L'idée d'aller dormir dans la grande maison lui traversa l'esprit. Cela lui apprendrait!... Et donnerait aussi matière à Teresa de rapporter ce passionnant événement en haut lieu! lui souffla la voix de sa raison.

Kate ne voulait pas peiner sa belle-mère pour qui elle éprouvait une réelle affection. C'est pourquoi elle battit en retraite et se replia dans le séjour, où elle s'allongea sur le canapé, furieuse.

Après une demi-heure qu'elle utilisa à changer de position dans l'espoir d'en trouver chaque fois une moins inconfortable, Kate dut se rendre à l'évidence : elle serait incapable de fermer l'œil si elle restait sur ce divan en osier crissant et grinçant. Folle de rage, elle jeta les coussins sur la natte de coco et s'y étendit.

Ah, c'était tout de même mieux. Du parc, dehors, lui parvenaient la rumeur intime de

la nuit, le coassement amoureux des grenouilles, et en contrepoint, les soupirs lointains des vagues. Le clair de lune baignait la pièce d'une douce lumière argentée. «Tout est calme, se dit Kate. Calme et apaisant. » Ici, elle allait pouvoir dormir sans avoir à redouter... Horreur ! Un monstrueux insecte fonçait au ras du sol droit vers elle !

La jeune femme poussa un cri d'épouvante, bondit comme un ressort et sauta sur une chaise. Quelle hideuse

créature ! Elle avait déjà vu des cafards dans sa vie. Mais un tel pachyderme, jamais!

Alors qu'elle se tenait perchée en équilibre, tétanisée, en train de la fixer, un autre de ses congénères fusa de sous le placard.

C'en était trop. Kate sentit ses jambes se dérober, et se laissa tomber sur la chaise, où elle se recroquevilla, les genoux sous le menton, tremblant de crainte et de dégoût. Et pendant qu'elle s'efforçait désespérément de reprendre courage, les deux blattes patrouillaient fébrilement la pièce en tous sens.

Il était hors de question qu'elle dorme ici ce soir. Absolument hors de question.

Lentement, avec les plus grandes précautions, elle se redressa, toujours sur sa chaise, sans perdre de vue les deux monstres. Puis, rapide comme un chat, elle se rua dans la chambre où elle se jeta sur le lit à côté de Damon qui laissa échapper un grognement de protestation.

— Je ne peux pas dormir à côté! Des cafards géants m'ont sauté à la gorge!

— Hum... — C'est toi qui dors dans le séjour! — Non. En disant cela, Damon l'enlaça par les épaules et

l'attira fermement contre lui. — Mais... — Tais-toi, Kate. Tais-toi et dors. Elle tenta bien de se dérober mais ne put s'extraire de

l'étau des bras et des jambes de son mari. — C'est moi ou les cafards. Kate. Choisis. Drôle de choix! Longtemps, elle demeura immobile et crispée, au ras

du bord du lit, à écouter le souffle régulier de Damon qui, près d'elle, paraissait dormir.

Méfiante, cependant, elle l'épiait, prête à bondir au premier geste de sa part. Mais le temps s'écoula sans qu'il manifestât la moindre velléité de manœuvre

séductrice. Alors, peu à peu, Kate se détendit, sa tension se relâcha, et les battements de son cœur s'apaisèrent. Mais le sommeil ne vint toujours pas.

Elle avait l'esprit trop aux aguets pour dormir. Elle se sentait infiniment consciente de cette présence virile si proche.

Lentement, elle se retourna et se cala sur un coude, le menton dans la main, pour mieux contempler l'homme qui était son mari.

Dans l'avion qui les ramenait de Reno à New York, elle l'avait déjà observé dans son sommeil; pourtant les circonstances étaient alors loin d'être aussi intimes. Ses traits lui avaient paru plus doux, avec les yeux clos, le col de sa chemise déboutonné; mais c'était encore un étranger, distant, impressionnant dans son costume en alpaga marine.

Cette nuit, allongée près de lui dans ce lit, Damon l'impressionnait toujours, mais de façon différente. Ce n'était plus l'impitoyable brasseur d'affaires qui la touchait, mais l'homme lui-même, lourd de mâle puissance, profondément troublant.

Pourtant, en dépit de la force qu'elle sentait en lui, Kate éprouvait un étrange et irrésistible besoin de protéger Damon. Il semblait si las... Elle aurait voulu se rapprocher, le prendre dans ses bras, lui offrir le réconfort de son épaule.

Et comment tout cela se terminerait-il? se raisonna-t-elle dans un sursaut de lucidité. Car elle n'entretenait aucune illusion à ce sujet; Damon ne se satisferait pas du simple réconfort!

Elle ne put alors s'empêcher d'évoquer sa dernière expérience amoureuse avec un homme, le fiasco qu'avait été son mariage. Son premier mariage. Sa vie sexuelle avec Bryce ne lui avait apporté que désillusions. Bryce qui s'était ouvertement moqué du manque d'expérience de Kate pour les choses de l'amour, et qui n'avait pas eu la patience – ou le désir – de l'initier au plaisir et à ses raffinements.

Bien que des années eussent passé, Kate gardait de leurs étreintes un souvenir amer et cuisant. Jamais ils n'avaient partagé de réelle intimité, cette complicité faite de mots tendres et de longues caresses qui parlent au cœur de l'autre par-delà le corps, et composent le véritable ciment d'un couple. Bref, ils avaient fait l'amour sans amour.

Et cette fois encore, l'amour était absent de son mariage.

Malgré le magnétisme que Damon exerçait sur elle, malgré tout l'élan qui la poussait vers lui, rien de bon ne pouvait naître d'une aventure bâclée entre eux. Il pourrait se réveiller, la prendre dans ses bras, peut-être même consommer leur union. Mais lui aussi ne ferait qu'assouvir là une pulsion physique.

Elle ne doutait pas qu'elle lui paraîtrait aussi inexpérimentée qu'à Bryce. Non, elle ne pouvait supporter l'idée que Damon, déçu, la raille et la repousse.

Kate avait aimé autrefois. Elle avait tenté sa chance... et avait perdu. Revivre un échec semblable avec Damon aurait raison de ses forces. Cette fois, elle n'y survivrait pas.

Quand Damon s'éveilla, à la fois surexcité et reposé, le

soleil qui pénétrait à flots par la fenêtre était presque à son zénith. Il imaginait déjà les commentaires malicieux dont Teresa ne manquerait de le gratifier après cette grasse matinée. Il imaginait aussi la réaction de Kate, car il se trouvait toujours dans le lit. Son lit à elle.

Il se souvenait l'avoir entendue hier soir le revendiquer haut et clair. Lui reprocher également de n'avoir pas tenu sa parole. Ensuite? Ensuite, elle était partie, furieuse. Puis, revenue.

Damon roula sur le dos, gardant les yeux clos pour mieux se remémorer la suite des événements. Mais peut-être l'avait-il seulement rêvé? C'était bien possible. Car son sommeil était peuplé de rêves depuis quelque temps.

Des rêves d'une brûlante sensualité dans lesquels Kate et lui faisaient passionnément l'amour.

Il croyait bien se souvenir, maintenant, l'avoir trouvée là quand il avait tendu la main dans la nuit. Rêve ou réalité? Il n'aurait su le dire. Mort de fatigue, il s'était contenté de l'attirer contre lui, de l'enlacer, et de respirer son parfum, la tête enfouie au creux de son épaule.

A cette seule évocation, Damon avait mal. Il se couvrit le visage de l'oreiller qui conservait son odeur, et le serra contre lui.

— Est-ce une nouvelle forme de méditation ou bien essaies-tu de te suicider par étouffement?

Surpris, il rejeta l'oreiller. Kate, debout au pied du lit, l'observait.

— J'étais en train de me demander si tu avais bien dormi ici avec moi, cette nuit?

— Evidemment! Avec les cafards qui infestent l'autre pièce!

Un sourire heureux éclaira soudain le visage de Damon, qui se redressa et s'adossa à la tête du lit.

— Ce n'était donc pas un rêve..., murmura-t-il. Je crois même t'avoir embrassée, non?

A son vif dépit, Kate se sentit rougir. Elle serra les dents et garda le silence. Mais Damon insista.

— Je ne t'ai pas embrassée? — Peut-être. — Comment, peut-être? Tu n'en es pas sûre?

demanda-t-il, l'air gentiment provocant. — Eh bien, oui, tu m'as embrassée, reconnut-elle de

mauvaise grâce, en croisant les bras sur sa poitrine. — Et alors? Quel effet cela t'a-t-il fait? Mais, sous ses propos désinvoltes, Damon se sentait

profondément troublé. Il brûlait d'envie de l'embrasser encore et encore, maintenant qu'ils étaient réveillés tous les deux. Il voulait la prendre par la main, l'attirer près de lui sur le lit, lui ôter son chemisier, son short et... Du calme! Ce n'était pas en délirant ainsi qu'il parviendrait à recouvrer son sang-froid.

D'ailleurs, Kate répliqua d'un ton acide : — Je ne suis pas venue te livrer mes impressions sur

tes baisers, mais t'informer que Silas est ici. Il demande si nous voulons aller à la pêche avec lui.

— A la pêche?... Qu'en dis-tu? — Ce pourrait être agréable. — Et moins risqué que de s'embrasser, plaisanta

Damon. Il recueillit la récompense espérée : un sourire de la

jeune femme, d'abord hésitant, puis épanoui comme s'ils étaient de nouveau complices et non pas adversaires.

— Infiniment moins risqué, c'est sûr! approuva-t-elle avant de revenir vers la porte d'un pas léger. Je vais prévenir Silas!

Oui, la pêche était assurément une activité sans le

moindre danger. Il ne pouvait rien survenir de fâcheux dans une embarcation aussi chétive que celle de Silas. Surtout quand le colossal Silas s'y trouvait, se dit Kate.

Pendant que leur pilote surveillait les récifs et l'évolution de la météo, ils naviguèrent d'un lieu de pêche à l'autre. Peu loquace, le marin se contentait de mâchonner un mot de temps en temps, et de hocher la tête quand il avait repéré des fonds poissonneux ou une grosse pièce.

Damon obéissait au doigt et à l'œil au vieux pêcheur. Au début, Kate s'en étonna. En effet, son mari connaissait les eaux du lagon et du large depuis l'enfance ; il aurait pu jouer les loups de mer intrépides pour se faire valoir à ses yeux.

Mais apparemment, celui-ci ne demandait pas mieux que de laisser à Silas la direction des opérations, et il n'intervint que pour apprendre à Kate comment accrocher l'appât sur son hameçon. Le premier essai de la jeune femme se solda par un échec. Après s'être beaucoup écorché les doigts, elle laissa échapper le morceau de langouste qui lui servait d'appât.

— Aïe! Je n'y arrive pas.

— Regarde, c'est comme ça qu'il faut s'y prendre... Avec une patience surprenante, Damon lui montra de

nouveau comment fixer son amorce au crochet. Elle y parvint finalement et put alors jeter sa ligne par-dessus bord ainsi qu'il le lui avait enseigné.

— Et maintenant? demanda-t-elle. — Maintenant, il n'y a plus qu'à attendre. La jeune femme n'avait jamais assisté à une partie de

pêche en mer. D'ailleurs, jusqu'à ce jour, elle considérait ce genre d'activité comme la chose la plus ennuyeuse au monde. Il n'en était rien. Pêcher incitait au calme et à la concentration. Permettait de se détendre, de lézarder, de rêvasser. Un privilège rare pour des new-yorkais hyperactifs comme ils l'étaient, Damon et elle...

Une soudaine traction raidit sa ligne et le moulinet commença à tournoyer.

— Mon Dieu ! — Tu as une touche, on dirait, constata Damon en

souriant. Et pendant ce temps, le moulinet continuait à se

dévider follement en stridulant, car dans sa fébrilité, Kate ne parvenait pas actionner le levier de blocage. Dès qu'elle y réussit, elle s'empressa de confier sa canne à Damon.

— Non, c'est ta prise, Kate. A toi de la sortir. C'était beaucoup plus difficile qu'il n'y paraissait. Car

ce n'était pas un guppy qui s'agitait au bout de la ligne! Ou alors, il était digne de figurer dans le livre des records. Les bras de la jeune femme tremblaient sous l'effort qu'elle leur imposait.

— Bravo. Tenez bon, l'encouragea Silas. Regardez, vous l'avez.

Un éclair argenté miroita soudain sous la surface. Kate sentit ployer sa canne, et elle manqua tout lâcher. Le poisson approchait enfin. Ce devait être un barracuda d'au moins vingt kilos!

— Un mérou, annonça le vieux pêcheur en saisissant par les ouïes l'horrible poisson jaunâtre. Un bébé mérou.

— Un bébé? s'exclama Kate. Alors, c'est un bébé baleine.

Silas éclata de rire. Il décrocha l'animal et le jeta dans le réservoir.

— Non. Il doit peser dans les deux kilos. Deux et demi au maximum.

— Il est plus gros que le mien, dit Damon. Kate s'aperçut en se retournant que, pendant qu'elle se

débattait avec son mérou, Damon aussi avait eu une prise.

— Le tien à l'air plus sympathique, remarqua-t-elle. C'était un poisson de forme effilée et d'un beau bleu

irisé. — Tu m'en vois flatté, répondit Damon d'un ton

amusé. Il lui sourit, et elle ne put s'empêcher de lui sourire en

retour. — Tu as besoin d'aide pour fixer ton appât cette fois? — Non, je devrais pouvoir me débrouiller. Au fond, pensa la jeune femme, Damon Alexakis

ressemblait beaucoup moins qu'elle l'avait cru à son père. Ce n'était pas Eugène DeMornay qui se serait donné la peine de lui enseigner à amorcer sa ligne! Ni qui l'aurait laissée remonter elle-même son mérou. Il aurait pris les choses en main d'autorité, et l'aurait fait mieux qu'elle. Il faisait toujours tout mieux que les autres. Y compris vivre leurs vies.

Ce n'était pas son père non plus qui, comme Damon hier, aurait passé le plus clair de son temps à régler les problèmes de sa famille. Et pourtant, ses sœurs ne le ménageaient pas! Bien qu'elle sût son mari excédé par leur comportement infantile, Kate ne pouvait l'imaginer leur refuser son aide.

Et elle ne l'en aima que plus encore pour cela. Mais elle ne voulait pas l'aimer. C'était bien assez d'être attirée par lui...

Elle se détourna de Damon et s'efforça de ne pas quitter des yeux les mains calleuses de Silas qui tirait une ligne hors de l'eau.

— J'en ai un autre, annonça Damon peu après. Et il sortit un poisson iridescent qui se tordait et se

convulsait dans son ultime combat désespéré pour la vie. — Je dois aller chercher des plongeurs à l'île Verte,

leur annonça le vieil homme quand ils eurent péché encore une heure ou deux. Vous voulez rentrer ou bien...

Son sourire s'élargit, énigmatique. — ...vous préférez aller vous baigner dans la baie du

Talisman? Et je vous récupérerai plus tard? — Je n'ai pas mon maillot, répondit Kate, d'un air

gêné. — Ça n'a pas d'importance, dit Silas en souriant de

plus belle. En effet, elle pourrait toujours se promener en short

sur la plage; il faisait si chaud. — Allons plutôt nous baigner, dit-elle. Ça nous

rafraîchira. Et ce seraient autant d'heures qu'ils passeraient hors

du cottage, loin de la chambre. Ainsi que l'avait souligné Damon, ce serait « moins risqué ».

— Vous lui avez déjà parlé du Talisman? demanda le pêcheur à son passager avec un petit clin d'œil.

— Non, répliqua celui-ci d'un ton bref. Tu n'as pas peur d'aggraver ton coup de soleil, Kate?

— Oh, je ne sens presque plus rien, c'est passé. Comme Damon paraissait décidément incertain, elle

demanda : — Qu'y a-c-il donc dans cette fameuse baie du

Talisman? Des requins? — Non, répondit-il, tandis que Silas riait de bon cœur. Puis ce dernier augmenta les gaz, et la petite vedette

remonta à bonne allure vers le nord en direction de la côte.

Le Talisman était une crique secrète en forme de fer à cheval, à laquelle on accédait par une passe étroite entre deux récifs. Sa plage de sable blanc rosé, bordée d'un côté par une épaisse forêt de mangrove et de l'autre, par les eaux turquoise du lagon, ressemblait exactement à l'idée que Kate se faisait du paradis terrestre.

Kate était enchantée du spectacle. — Comme c'est beau ! Un véritable jardin d'Eden. — On n'pourrait pas mieux dire, approuva Silas. Il coupa le moteur et le bateau glissa sans bruit sur les

eaux transparentes jusqu'au rivage. Là, le pêcheur aida la jeune femme à sauter de l'embarcation, puis avec un sourire malicieux, tendit des draps de plage à Damon.

— Tenez... Amusez-vous bien. Et que vos vêtements restent secs.

Sur quoi, il remit les gaz, cap vers le large. — Qu'a-t-il voulu dire par là? demanda Kate,

intriguée. Si nous nous baignons, comment nos vêtements pourraient-ils...?

La fin de sa question mourut au bord de ses lèvres. Elle venait de comprendre et posa sur son compagnon un regard accusateur.

— Ce n'est pas ma faute, se défendit-il. Qui a accepté de venir ici?

— Comment pouvais-je savoir qu'il s'agissait d'une plage naturiste? Tu aurais dû refuser.

— Je te rappelle que nous sommes censés être assez intimes pour nous baigner nus... J'aurais vraiment dû refuser?

— Pas sous ce prétexte, non, mais... tu aurais pu imaginer autre chose.

— J'ai bien essayé... Ton coup de soleil. — De toute façon, rien ne nous oblige à nous

déshabiller complètement, déclara-t-elle après un moment.

— C'est la coutume. — Eh bien, nous serons l'exception.

— Je te signale que Silas est la pire commère de tout l'archipel des Caraïbes. Si tu t'imagines qu'il tiendra sa langue...

— Eh bien, va te baigner si ça te chante. En ce qui me concerne, je vais m'asseoir sagement ici en attendant son retour. Bien au sec !

Elle s'assit sur une serviette, chassa un moustique, et jeta à Damon un regard rancunier.

— Je ferai semblant de m'être baignée. — Mouille-toi les cheveux, pour que ça paraisse

vraisemblable, au moins. Elle haussa les épaules, exaspérée. — Oh, et puis tais-toi et file à l'eau. Je fermerai les

yeux. — Ne te donne pas cette peine, dit-il en commençant à

dégrafer sa ceinture. Elle aurait dû. Pendant un moment, elle garda les

paupières closes. Mais la tentation fut la plus forte et elle les ouvrit de nouveau. Damon, avec une parfaite désinvolture, enlevait son bermuda.

C'était seulement le deuxième homme qu'elle voyait entièrement nu; le premier étant, bien sûr, Bryce. Mais un bref coup d'œil lui suffit pour constater que Bryce et Damon étaient aussi dissemblables qu'on pouvait l'être.

Mince, blond, Bryce avait une certaine allure dans les costumes trois-pièces qu'il aimait porter. Mais dès qu'il était nu, Kate curieusement, le reconnaissait à peine. Elle lui trouvait l'air vulnérable et falot, comme si ses coûteux vêtements constituaient à la fois une armure et une tenue de camouflage.

Tout le contraire de Damon. Car, que ce fût dans ses complets coupés à Londres ou en costume d'Adam, il irradiait de virilité. Beau à couper le souffle. Damon Alexakis ressemblait à un dieu grec, immense et bronzé, athlétique, sculpté par Phidias lui-même.

— Alors, on apprécie le spectacle? Gênée, Kate rougit comme un enfant pris en faute. — Tu as dit que tu t'en moquais !

— C'est vrai ! J'aimerais te voir en faire autant... — Non, je n'y tiens pas. — Dommage. Il se tenait planté devant elle, imprudent et

magnifique, parfaitement à son aise. — Allons, va te baigner, lui dit Kate, les yeux baissés. — Tu n'as pas changé d'avis? Tu ne veux pas

m'accompagner? — Non. — Comme tu voudras. Mais tu ne vas pas tarder à

griller, sous ce soleil. Il omit de préciser qu'elle serait aussi en butte aux

raids meurtriers des moustiques. En formation de combat, ils piquaient sur elle par nuées. Dès que l'un d'eux se posait, la jeune femme l'écrasait d'une tape. Et puis un autre. Encore un autre. Excédée, elle finit par s'envelopper jusqu'au cou dans sa serviette. Damon qui nageait un peu plus loin dans le lagon semblait ne s'apercevoir de rien.

D'une claque sèche sur la main, elle occit deux insectes d'un coup. Hélas! Trois autres l'assaillirent aussitôt. Les nerfs à vif, Kate alla se réfugier sous les arbres dans l'espoir de leur échapper, mais ils y grouillaient peut-être encore plus nombreux. De guerre lasse, la jeune femme retourna sur la grève.

Damon, à une quarantaine de mètres du bord, la regardait en faisant la planche. En la voyant écraser un moustique sur sa jambe, puis un deuxième sur le bras, il sourit.

Il n'y avait pas un souffle d'air pour rafraîchir l'atmosphère saturée de chaleur humide. De lourds nuages sombres s'amoncelaient à l'horizon, et la petite plage devenait étouffante.

Kate consulta sa montre. Deux bonnes heures encore à attendre avant le retour de Silas.

— Ça suffit, j'en ai assez, après tout, marmonna-t-elle entre ses dents.

Puis, plus fort, elle cria :

— Ferme les yeux ! — Pardon ? — Tu as très bien entendu, Damon. Tu fermes les

yeux! Un sourire sardonique retroussa les lèvres de Damon.

A cette distance, Kate ne pourrait distinguer s'il avait ou non les yeux ouverts.

Elle s'enroula dans la serviette, et tout en la maintenant serrée contre elle d'une main, de l'autre, elle commença à se déshabiller. Elle hésita quelques secondes : oserait-elle ôter son slip? Puis elle s'avisa que, sous son short blanc sec, Silas ne manquerait pas de remarquer l'empreinte mouillée de la dentelle. A contrecœur, elle se résigna à enlever les quelques centimètres carrés de soie blanche.

Une fois ses vêtements soigneusement pliés, Kate s'avança vers l'eau, toujours drapée dans sa serviette. Damon, qui nageait à moins de dix mètres, lui cria :

— Si les serviettes aussi sont mouillées, je suis sûr que Silas se fera un plaisir d'en informer toute l'île.

— Tu étais censé avoir les yeux fermés ! — J'ai déjà vu une femme nue, tu sais... N'oublie pas

que j'ai été élevé avec six sœurs. — Oui? Eh bien, je ne suis pas une demoiselle

Alexakis! — Tu m'en vois ravi. — En attendant... reste où tu es ! Docile, Damon s'immobilisa. — Je ne suis pas le séducteur que tu sembles croire, tu

sais. Les circonstances se prêtaient mal à un débat sur ce

sujet. Débat inutile au demeurant, car Kate ne pouvait l'imaginer vivant dans une chasteté monacale.

L'eau lui arrivait maintenant à mi-cuisse; elle allait devoir se débarrasser de sa serviette sous peine de la mouiller. D'un geste vif, elle la jeta sur le sable sec et plongea aussitôt sous l'eau. Dans sa précipitation elle avait mal estimé la profondeur du lagon, son visage vint

frotter le fond. Surprise, elle se redressa, en toussant et se frottant la joue. Damon, à quelques pas de là à peine, observait la scène en riant à gorge déployée.

— Espèce de monstre ! cria-t-elle, ulcérée. Et elle s'élança vers lui dans l'intention de lui faire

boire la tasse. Seconde erreur d'estimation. Fatale, cette fois.

7. — Kate! Attends, ne... Mais la jeune femme n'entendait plus, ne voyait plus.

Elle n'était que fureur, sauvagerie. Submergée par une déferlante de tension, de frustration et de désir mêlés, elle se ruait vers Damon.

Bien sûr, Kate ne le comprit pas sur-le-champ, quand elle le rejoignit. Elle s'était jetée sur lui par rancune, pour le faire couler, ne plus subir ce rire diabolique qui la raillait. Mais la satisfaction de le voir vaciller sous sa poussée s'évanouit en une fraction de seconde au contact de Damon. Transmuée en une fulgurante émotion. Car il l'entraîna avec lui dans son plongeon; et leurs corps sous l'eau se touchaient, glissaient l'un contre l'autre, leurs bras, leurs jambes se mêlaient. Même quand ils refirent surface, tremblants et essoufflés, il ne la lâcha pas. Les yeux dans les yeux, dans l'eau jusqu'à la taille, ils se fixaient intensément.

— D... Damon. — Chut... Il enlaça plus étroitement le corps ruisselant de Kate,

puis se pencha pour l'embrasser avec une fièvre sensuelle à laquelle elle répondit sans réserve.

Une voix en elle lui intimait d'arrêter, d'enrayer ce fol engrenage. Mais elle n'en avait ni la force... ni l'envie. Depuis trop longtemps elle désirait cette étreinte. Etreinte qui la comblait de plaisir.

« Tu as tort! Tu le regretteras! » Malgré ces injonctions perfides de sa raison, elle se pressait contre Damon, s'ouvrait à ses baisers, les lui rendait avec une égale passion. Tout contrôle d'elle-même lui échappait. Etait-ce le prix des longues années de solitude qu'elle payait là? Ou bien était-ce dû à sa cohabitation forcée de tous les instants avec cet homme, combinée à la magie de ce paradis tropical? La jeune femme n'aurait su le dire. Son ultime certitude fut qu'elle ne pourrait une seconde de plus résister au feu délicieux qui la consumait.

Avec une ardeur dévorante, ils se raccrochaient l'un à l'autre. Damon était aussi déchaîné, aussi désespéré et avide qu'elle. Leurs mains cherchaient, affolées, le contact du corps de l'autre, caressaient, suppliaient. Les baisers succédaient aux baisers. Jamais Kate n'avait connu une aussi folle ivresse.

Elle sentit soudain que Damon la sortait hors de l'eau et l'emportait vers la plage où il l'étendit sur le sable. Là, ils s'embrassèrent de nouveau, étroitement enlacés, roulant à la lisière des vagues dans une étreinte exaltée. Quand de ses lèvres brûlantes, il se mit à explorer ses épaules, ses seins nus, son ventre, Kate ne put contenir plus longtemps des gémissements de plaisir...

S'il y avait des moustiques, du sable dans ses cheveux, elle n'y prêtait nulle attention. Plus rien ne comptait que ce besoin vibrant qui s'était noué au tréfonds de son être. Et que seul Damon avait le pouvoir d'assouvir. Bientôt, le souffle court, elle l'attira sur elle, l'appelant de toutes ses forces.

— Viens... prends-moi... Un cri de bonheur échappa à Kate quand il se glissa en

elle. Elle se tendit comme un arc, noua ses jambes autour de lui, répondit de toute sa chair aux exigences viriles de Damon. Ensemble, ils atteignirent une apogée inouïe qui leur fit presque perdre conscience. Puis, encore unis, ils retombèrent immobiles, anéantis, les yeux dans les yeux.

C'était fou, insensé. C'était ce qu'il y avait de plus beau au monde. L'amour. Ou si ce n'était pas l'amour, cela y ressemblait : ce sentiment indicible d'être chérie, convoitée, de brûler de la même flamme que l'autre...

Jamais elle n'avait vécu ces émotions avec Bryce! Jamais. Avec lui, l'amour ne représentait qu'un acte mécanique, superficiel, la satisfaction égoïste d'un besoin physiologique. Alors qu'avec Damon... Pour la première fois, Kate avait l'impression d'exister en tant que femme. C'était si exaltant qu'elle se sentait portée vers lui comme il l'était vers elle, sans crainte ni pudeur. Et elle se

cambra pour l'attirer plus profond encore, effleurer son torse de la pointe de ses seins, le séduire...

— Oh, Kate!... Kate, je ne peux plus... Eperdu, il s'abandonna de nouveau avec frénésie à la

passion. Et la jeune femme aussi se laissa entraîner. Elle oublia Bryce, oublia le passé, pour se concentrer uniquement sur les émotions que son amant faisait naître en elle. C'était comme si elle se trouvait toujours au sein des vagues, soulevée par une onde puissante qui allait en s'amplifiant, la menant toujours plus haut. Et tout d'un coup, alors que le corps de Damon se tétanisait au-dessus d'elle secoué de frissons d'extase, elle aussi fut fauchée par la tourmente. Submergée par le bouillonnement tumultueux du raz de marée, elle rejoignit Damon sur les cimes de l'ultime plaisir. Ce fut un éblouissement. Une divine découverte.

Paupières closes, elle demeura immobile à savourer son bonheur. Un sentiment de plénitude comme elle n'en avait jamais éprouvé auparavant la dissolvait.

Elle tourna légèrement la tête sur le côté, rencontra le contact d'une joue un peu rugueuse. Elle ouvrit alors les yeux et croisa le regard de Damon. Soudain, le poids de la réalité pesa sur elle plus lourdement que le corps de son mari.

Sans doute allait-il s'écarter comme l'avait toujours fait Bryce; ou pire, lui reprocher comme ce dernier son manque de sensualité, sa médiocrité. La gorge serrée, elle attendit que s'abattît le couperet de son mépris.

Mais quand Damon se détacha d'elle, il demeura allongé tout près et se mit à la caresser doucement. Elle crut même sentir trembler ses doigts.

— Eh bien, ça valait la peine d'attendre, déclara-t-il au bout d'un moment en la contemplant avec un sourire voluptueux.

— Que... que veux-tu dire? demanda-t-elle, incrédule. — Il doit exister une alchimie particulière entre nous,

tu ne crois pas? En tout cas, ça mérite d'être vérifié...

Et avant qu'elle pût interpréter le sens exact de ces paroles, tout recommença! Il couvrit son corps de caresses, de baisers brûlants, et cette fois encore ce fut l'ivresse, la déraison. Avec quel bonheur Kate l'accueillit de nouveau en elle.

— Oui... Oh, oui, murmura-t-elle. Car c'est à cela que devait ressembler l'amour. C'était

cette communion qu'elle avait toujours espérée, de toute éternité avec Bryce sans jamais l'approcher.

Radieuse, elle se livra tout entière à la joie de la passion partagée. Et comme les autres fois, le plaisir explosa, violent, foudroyant, les jetant l'un contre l'autre.

Peu à peu, très lentement, le souffle de Kate s'apaisa, son cœur recouvra son rythme normal, et sa conscience perçut de nouveau les sons du monde extérieur : le clapotis des vagues, le soupir de la brise légère dans les filaos et les cocotiers, le cri rauque d'une mouette traversant soudain le ciel.

Pourtant, ce fut avec une crainte diffuse qu'elle se résolut à ouvrir les yeux. Qu'allait lui révéler le visage de Damon? Toujours étendu sur elle, il l'observait, appuyé sur un coude, une expression indéchiffrable dans son regard sombre. Timidement, elle lui sourit. Il lui rendit son sourire et déclara simplement :

— Surprenant... Alors, le sourire de la jeune femme s'épanouit. Elle

aussi était au faîte de la surprise et bien au-delà encore ! Ils passèrent ensuite de longs moments à se baigner

dans le lagon, jouant comme deux enfants indifférents au reste de l'univers, Kate était au paradis. D'ailleurs, chaque détail de ces lieux féeriques évoquait un séjour céleste, l'océan limpide et tiède, l'azur du ciel, l'intemporelle solitude de la plage...

En bonne logique, elle aurait dû s'inquiéter. Elle venait de se donner à un homme qui ne lui avait même pas dit « je t'aime ». Un homme qui se volatiliserait à jamais de sa vie dans moins d'un an!

Eh bien, non, elle ne parvenait pas à regretter son acte. Cela avait été trop merveilleux, trop sublime, trop absolu pour qu'elle en conçût maintenant une trace de remords. Elle et Damon avaient communié au zénith de la jouissance en faisant l'amour.

Etait-ce un péché d'y avoir puisé de la joie? D'avoir découvert grâce à lui une partie d'elle-même qu'aucun homme – et sûrement pas Bryce – n'avait jamais révélée, voire soupçonnée? Non. Après tout, ils étaient mariés – bien que le temps leur fût compté. Cela leur donnait droit au bonheur charnel qu'ils pourraient trouver dans cette fugace union.

Et l'avenir? C'était là le genre de question qu'elle préférait ne pas se poser. Kate avait cru autrefois à l'illusion de « l'amour pour la vie », et en conservait un cuisant souvenir! Elle se contenterait de vivre l'instant présent, de partager avec Damon le lien le plus archaïque, le plus inné qui puisse exister entre un homme et une femme.

Tandis qu'ils marchaient le long du sable blanc, la main dans la main, elle contempla à la dérobée le profil racé de son mari, sa silhouette athlétique. Il lui parut plus beau encore que d'habitude, plus viril, plus troublant. Damon Alexakis représentait l'essence même de la séduction mâle, de l'érotisme. Et pour la première fois de sa vie, Kate avait l'impression d'en avoir approché le mystère et le cœur. Dans les bras de cet homme.

Qui l'eût cru? Installé à l'arrière du bateau de Silas, Damon

considérait en silence la femme qu'il avait épousée moins de trois semaines auparavant. Qui aurait pensé qu'il se dissimulait tant de passion, tant de fougue sensuelle chez la très digne Kate McKee?

Pas moi, en tout cas, se dit-il. Et pourtant... Pourtant, ne l'avait-elle pas attiré dès le tout premier

instant, dans son bureau, à New York? N'avait-il pas eu envie d'effleurer sa peau de pêche, d'embrasser sa

bouche adorable, de glisser les doigts dans la masse brune et soyeuse de ses cheveux?

Kate avait en une fraction de seconde parlé à ses sens, même si sa raison, elle, avait refusé d'en percevoir le message. Et toutes les fibres de son corps aujourd'hui en étaient exaltées. A cette pensée, un sourire involontaire lui vint aux lèvres. En le voyant jubiler ainsi, Silas fit un commentaire gentiment grivois sur les jeunes mariés, que Damon salua d'un éclat de rire.

En les entendant, Kate se retourna et s'aperçut que les deux hommes la regardaient. Ses joues, déjà rosies par le soleil, s'empourprèrent davantage. Mais comme ils lui souriaient, elle leur rendit leur sourire, timidement, un peu embarrassée.

Et il n'en fallut pas plus pour que Damon se remît à la désirer follement. Après leurs étreintes de l'après-midi, il croyait assouvie la faim qu'il avait d'elle. Or, elle n'en était que plus aiguë.

Il est vrai que Kate avait réagi avec tant de passion à ses caresses... Et après l'amour, elle avait paru presque étonnée de ses propres élans. Son premier mari ne les avait-il jamais satisfaits?

Damon ne s'interrogea pas longtemps. Bien sûr que oui! Elle n'aurait pas tant aimé ce Bryce s'il ne l'avait satisfaite physiquement. Lui, Damon, n'avait fait que combler en elle un désir étouffé par une trop longue continence, par sa solitude. S'il était un des seuls hommes – le premier? – à l'avoir touchée depuis quatre ans, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle se soit embrasée comme un volcan au premier baiser!

Quand Teresa les aperçut, qui remontaient l'allée en direction de la grande maison, son intuition ne la trompa pas.

— La pêche a dû êt'bonne. On dirait que vous avez fait la prise du siècle! s'exclama-t-elle gaiement. Mais c'est peut-êt' aut'chose qui vous rend heureux.

Damon tenait Kate par les épaules; et cela, depuis leur départ du village, sans qu'elle ait tenté de se dérober.

— Peut-être, répondit Damon en échangeant avec sa femme un sourire de connivence. Silas va apporter le poisson quand il l'aura nettoyé. Nous avons un beau mérou.

La vieille gouvernante hocha du chef. — J'vais l'préparer pour dîner! — Nous reviendrons vers 7 heures, précisa Damon. Et il entraîna Kate vers le cottage. Ah, ce cottage! comme il le détestait ce matin encore!

Il cristallisait toutes ses frustrations. Et maintenant... maintenant, il brûlait d'impatience de s'y enfermer avec Kate, de jouir de l'intimité de cette maison de poupée pour goûter de nouveau les paradisiaques plaisirs qu'ils avaient partagés sur la plage!

Cette fois, c'est ensemble qu'ils prirent la douche. Et ce fut l'occasion pour eux de découvrir d'autres voluptés, d'inventer de nouvelles caresses où ils puisaient le bonheur de donner et de recevoir.

Ainsi, Damon explora savamment le corps de la jeune femme avec la mousse parfumée du savon qui glissait sous ses doigts, parcourant chaque parcelle de peau, s'aventurant jusque dans les plus intimes secrets de sa chair.

Kate tremblait sur ses jambes, parcourue d'irrépressibles et délectables frissons. Jamais Bryce ne lui avait fait l'amour de cette façon, avec autant de raffinements et de délicatesse. Jamais elle n'avait atteint avec lui ces sommets dans l'ivresse sensuelle.

Grisée par le plaisir, encouragée par Damon, elle eut pour lui des audaces dont elle se serait crue incapable. Et quelle fierté elle éprouva à le voir à son tour perdre le souffle, gémir de volupté, esclave de ses mains, de sa bouche.

Ils s'aimèrent debout sous l'eau bienfaisante qui ruisselait toujours sur eux, étouffant les soupirs et les plaintes qui leur échappaient dans leur course éperdue vers l'extase.

Quand Damon la reposa sur le plancher de la cabine, la jeune femme dut s'accrocher à ses épaules pour ne pas chanceler.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, étourdie. Jamais, je n'avais ressenti...

Elle se tut soudain, de crainte d'en dire trop, et leva vers son mari un regard réservé.

— Moi non plus, avoua-t-il après avoir déposé un baiser sur le bout de son nez.

— Vraiment ? — Vraiment... El si je n'avais pas peur de frôler

l'embolie, je recommencerais sur-le-champ! Le cœur de Kate se gonfla d'allégresse. Elle avait peine à se reconnaître dans cette femme

ardente, assoiffée d'expériences érotiques qu'elle découvrait en elle.

Pressés de se retrouver en tête à tête au bungalow, ils avaient rapidement expédié le dîner préparé par Teresa. Et sitôt dans leur refuge, ils avaient fait l'amour.

Kate avait beau se dire qu'il lui fallait essayer de modérer ses emportements, rien n'y faisait. C'était trop ineffable. Elle était comme un enfant qui découvre un fabuleux jouet, un pays des merveilles où le plaisir et les corps étaient rois, dont elle ne pouvait se rassasier.

Et cependant, elle éprouvait une réelle angoisse de désirer à ce point cet homme. C'est ainsi que pour ne pas céder à l'élan impérieux qui la jetait vers lui, elle s'enfuit de leur lit au beau milieu de la nuit pour se réfugier dans la salle de bains. Elle venait de s'éveiller, blottie contre Damon, le caressant jusque dans son sommeil.

La violente attirance qu'il lui inspirait avait quelque chose d'inquiétant, parce qu'elle défiait la raison. Et Kate avait peur de perdre tout discernement. Certes, elle avait toujours rêvé de vivre une relation passionnée, absolue, mais avec Bryce, avec celui qu'elle aimait alors.

— Au moins, tu l'auras connue avec Damon Alexakis, ton mari, dit-elle tout bas à son reflet dans le miroir.

Son mari... pour un an. — Bien des choses peuvent survenir en un an. « Tu t'imagines peut-être qu'il va tomber amoureux de

toi? » Pressant ses paumes sur ses joues brûlantes, elle

s'interrogea. Hier encore, l'idée que cet homme pût l'aimer l'aurait fait éclater de rire. Aujourd'hui, elle ne savait plus. Son unique certitude, résidait dans le fait qu'en l'espace d'une journée, des liens très forts s'étaient tissés entre eux.

Au-delà du plaisir qu'ils s'étaient mutuellement prodigué, Damon lui avait révélé une facette d'elle-même qu'elle ignorait. Et de son côté, il s'était donné à elle comme Bryce ne l'avait jamais fait. Dans ses bras, pour la première fois de sa vie, Kate s'était véritablement sentie femme. Et c'était fabuleux...

Bientôt, elle regagna la chambre sur la pointe des pieds. Damon dormait dans la pâle lueur argentée d'un rayon de lune, le drap repoussé mollement sur sa hanche. Avec une avidité presque douloureuse, Kate contempla son visage au repos, ses cheveux en désordre sur le traversin, ses belles mains brunes qui lui avaient fait découvrir tant d'exquis paroxysmes.

Bouleversée, elle s'allongea à côté de lui. Elle l'avait quitté quelques instants plus tôt pour se

soustraire à son magnétisme. Peine perdue. Sa main, comme mue par une volonté propre, se tendit pour renvoyer doucement en arrière la mèche qui retombait sur le front de Damon. Elle sourit en le voyant bouger et chercher son contact dans le sommeil.

— Kate ? — Excuse-moi... Je ne voulais pas te déranger. — Vraiment ? Un sourire joua sur les lèvres de Damon. Les yeux

ouverts à présent, il attira Kate dans ses bras, la caressa, et sous la magie de ses doigts, un feu désormais familier dévala comme un torrent dans les veines de la jeune femme.

— J'ai bien peur qu'une semaine ne suffise pas, murmura-t-il contre ses lèvres.

— Ne suffise pas... pour quoi? — Pour notre lune de miel. Je serais d'avis de la

prolonger. Qu'en penses-tu? demanda-t-il en roulant sur elle.

— J'en pense que... oui. Oh oui!

8. Alors, ce fut te bonheur, l'état de grâce. Ils avaient pour eux une île de rêve, le soleil, la plage,

un cottage enfoui dans la verdure où s'aimer. Autant de merveilles dont ils disposaient depuis le premier jour, bien sûr. Mais à ce moment, elles ne représentaient à leurs yeux qu'un insupportable décor, la scène où s'affrontaient leurs secrètes frustrations, l'appétit exaspéré qu'ils avaient l'un de l'autre. A présent qu'ils s'étaient trouvés, l'harmonie était parfaite.

Teresa fut la première ravie de cette heureuse métamorphose. En venant débarrasser la table après le dîner le lendemain, elle couva le couple d'un regard attendri.

— On dirait qu'ça va mieux tous les deux! Peut-êt' bien que ce mariage va marcher, finalement.

— Si je comprends bien, nous avons votre bénédiction? lança Damon par plaisanterie.

— Et comment! Je suis tellement contente pour vot'maman, m'sieur Damon. Il lui tarde d'venir maintenant qu'elle sait que vous allez rester pour les vacances.

C'est au petit déjeuner ce matin qu'il avait informé la gouvernante de leur décision de prolonger leur séjour. Manifestement, la nouvelle avait été rondement transmise à la reine-mère...

— Vot'maman a dit que m'sieur Stephanos et madame Sophia dormiront dans la maison. Vous devez garder le cottage.

— Oh, mais nous n'y renoncerions pour rien au monde! répliqua-t-il avec un clin d'œil malicieux à Kate.

Comme celle-ci rougissait, Teresa rit gentiment de sa confusion avant de disparaître dans la cuisine avec sa pile d'assiettes.

— Tout de même, tu pourrais être plus discret, reprocha tout bas la jeune femme à Damon.

— Plus discret sur quoi? demanda-t-il l'air faussement innocent.

Et il éclata de rire. — Sais-tu que tu es adorable quand tu rougis, Kate? — Je te remercie, dit-elle en rougissant de plus belle. — Je suis sincère. Il était redevenu sérieux, et dans ses yeux qui la

contemplaient brillait une flamme qui la troubla — Quand un homme reste... abstinent un peu trop

longtemps, il doit trouver adorable la première venue qui passe à portée de son lit.

— Crois-tu sincèrement que ce soit mon cas? — Disons que tu n'as pas eu le choix. Je t'ai été

imposée par contrat et tu t'en accommodes, voilà tout. Et moi aussi, ajouta-t-elle par défi.

Damon ne répondit pas. Quand il se leva et lui tendit la main, elle hésita à la prendre. Mais comme il insistait, elle accepta et se leva de table à son tour.

En quittant la salle à manger à son bras, elle lui trouva une expression tendue qui l'inquiéta. Mais elle se garda de lui en demander la raison : elle ne voulait pas savoir; l'ambiguïté de leurs relations lui convenait, des éclaircissements eussent sûrement tout gâché.

Et quand bien même il aurait en projet de faire l'amour, Kate s'y soumettrait volontiers. Elle y puisait chaque fois, quelles qu'en soient les circonstances, un plaisir intarissable. Mais à sa grande surprise, Damon ne l'entraîna pas dans la chambre à leur retour au cottage.

— Mets ton maillot et allons nous baigner, dit-il simplement.

Sitôt changés, ils empruntèrent le chemin de la plage. Damon restait silencieux, et Kate, consciente du malaise qui régnait entre eux mais en ignorant la cause, préférait se taire aussi.

Peut-être l'avait-elle blessé en assénant froidement au cours de leur conversation qu'il se serait contenté de n'importe quelle femme. Mais pourquoi en aurait-il été choqué? C'est plutôt elle qui aurait dû souffrir de cette

évidence; et au fond, c'était bien la raison qui l'avait poussée à faire cette remarque. Kate se refusait à penser que Damon pût être aussi exalté qu'elle par leur relation. Car le croire, c'était se permettre d'espérer... et donc s'exposer à de cruelles désillusions.

Quel qu'ait été le motif de son changement d'humeur, Damon semblait l'avoir oublié lorsqu'ils s'arrêtèrent sur la grève d'une crique pour enfiler un masque et des palmes et nager à la découverte des fonds marins. Ensemble, ils se dirigèrent vers les récifs, dont certains affleuraient en surface. Des myriades de poissons évoluaient dans les eaux claires, minuscules ou imposants, seuls ou en bancs, mais tous parés de couleurs éclatantes. Leur ballet féerique émerveilla la jeune femme.

— Je me doutais que ça te plairait, dit Damon. Il avait recouvré le sourire, et Kate en éprouva un

brûlant soulagement. Après leur expédition, ils lézardèrent un long moment

sur la plage; mais Damon, pour préserver la peau de sa compagne de l'ardeur du soleil, décida de leur retour au cottage avant qu'elle grillât toute vive.

Cette fois, il entraîna bien la jeune femme dans la chambre. Après une douche prise de concert, ils se couchèrent et passèrent l'après-midi au lit, entrecoupant leurs longues étreintes voluptueuses de courtes pauses de sommeil.

Kate découvrit ce jour-là un Damon plein de tendresse et de sollicitude, différent mais aussi fascinant que l'amant fougueux et passionné qu'elle connaissait jusqu'alors. Décidément, il portait mille trésors en lui, comme autant de surprenantes facettes... Emerveillée par l'homme qu'elle avait épousé, elle ne se lassait pas de le contempler dans son sommeil, se demandant ce qui la bouleversait autant en lui.

En fait, c'était tout simplement Damon Alexakis lui-même. Avec sa séduction naturelle certes, mais aussi ses qualités qui le rendaient unique, notamment sa force,

son charme extrême, sa détermination, son humour; et tout cela mêlé à des joyaux de douceur et de sensibilité...

Si Kate avait seulement pressenti quelques semaines plus tôt que l'homme qui lui offrait le mariage était si attachant, aurait-elle osé tenter l'aventure?

— C'est un miracle. — Il est ensorcelé, ma parole ! — Je n'en crois pas mes yeux, ce n'est plus le même

Damon! Chacune des belles-sœurs de Kate s'accordait à penser

que oui, décidément, Damon était un autre homme. Assises sur la plage à l'ombre de parasols, elles regardaient leur frère qui apprenait à nager à ses nièces au bord du lagon.

— Quand je songe que moi, il avait presque essayé de me noyer, se rappela Electra en levant les yeux au ciel.

Kate éclata de rire. — Il avait sûrement de bonnes raisons, répliqua Chloé,

pour la taquiner. — Peut-être... — Admets que tu étais une vraie peste, parfois. Quoi

qu'il en soit, Sophia a raison, c'est un miracle. — Le miracle... c'est Kate, déclara alors Sophia. Kate se retourna vivement, étonnée. — Comment? Damon s'intéresserait à ses nièces à

cause de moi? Tu te trompes! — Encore une fois, Sophia a raison, intervint Chloé.

Damon est amoureux, voilà. — Fou amoureux ! renchérit Pandora. — Et il est clair qu'il adorerait être papa, ajouta

Electra. Une gêne intense envahit Kate, qui se retint cependant

de protester. Que dire en effet? Que son mari n'était pas amoureux d'elle? Qu'il n'attendait d'elle que des plaisirs charnels et ceux de la paternité? Pour n'avoir pas à endurer plus longtemps le supplice de cette conversation, elle se leva d'un bond.

— Je vais me baigner ! D'un pas décidé, la jeune femme entra dans l'eau

limpide et passa en nageant devant Damon et les fillettes sans même s'arrêter. Leda la héla pourtant.

— Hé ! Tante Kate, regarde comme je nage bien ! — Je peux t'accompagner? cria ensuite Christina. Puis Damon : — Où vas-tu ? Sans répondre, elle continua de s'éloigner d'une

brasse régulière. Une angoisse inexplicable l'oppressait; il lui fallait de l'espace, du mouvement, de la solitude, conditions propices à la réflexion. Tout à coup, sans qu'elle l'ait vu arriver, la tête de son mari creva la surface tout près d'elle.

— Que se passe-t-il, Kate? — Je croyais que tu apprenais à nager aux jumelles. — C'est la récré. Elles ont une faculté d'attention

limitée. C'est toi-même qui me l'as enseigné, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.

Elle se troubla. Hier soir, comme il souhaitait lire une histoire à ses nièces, la jeune femme avait conseillé à Damon de la choisir brève, étant donné la fragilité des capacités de concentration des enfants. Il s'agissait évidemment d'un prétexte pour se retrouver plus vite au bungalow entre ses bras. Et c'était ce même argument que lui retournait Damon à présent.

— Je crois que tu peux encore les rejoindre. Elles m'ont semblé en pleine forme, au contraire.

Et comme déjà elle repartait, s'éloignant d'une coulée vigoureuse, il la suivit.

— Kate, dis-moi ce qui te contrarie. Mes sœurs peut-être?

— De toute façon, quelle importance? répliqua-t-elle sèchement.

Damon fronça les sourcils, et la saisit par un bras, l'obligeant à s'immobiliser. Mais elle n'avait plus pied et dut se retenir à lui pour ne pas couler. Solidement, il

enlaça sa taille, la serra contre lui et l'embrassa tendrement dans le cou.

— Tu profites de la situation, protesta-t-elle en tentant en vain de lui échapper.

— Hier soir, ça ne te dérangeait pas que je profite de la situation...

Son souffle chaud quand il murmura ces mots à son oreille fit frissonner Kate malgré elle.

— Damon ! Arrête ! Tes sœurs nous regardent ! — Et alors ? Il continuait de semer des baisers sur son visage sans

se soucier de ses protestations. Quand il atteignit le coin de sa bouche, il s'en empara avec passion. De ses deux mains à plat sur le torse de son mari, elle tenta de le repousser mais une vague traîtresse les souleva et les jeta l'un contre l'autre. Kate avait de plus en plus de mal à réprimer la fièvre qui la gagnait...

— Que te racontaient-elles? demanda Damon. Elle battit des paupières, comme au sortir d'un rêve

éveillé. — Qui donc, euh...? Tu veux parler de tes sœurs? Tu

les surprends. Elles sont convaincues que tu es amoureux de moi.

Avec un petit rire amer, Kate ajouta : — Ton petit numéro les a bluffées. — Vraiment? dit-il d'un ton curieusement froid. Elle se dégagea de son étreinte, et il ne chercha pas

cette fois à la retenir. — Oui... elles croient dur comme fer que tu m'adores. — Et ça te déplaît tant que ça? Elle tenta d'éluder la question d'un haussement

d'épaules. — En tout cas, le résultat a surpassé nos espérances...

Il nous reste encore près d'un an à vivre ensemble, donc, il faut qu'elles y croient.

— Oui, approuva calmement Damon après un instant de silence.

— Par conséquent, conclut la jeune femme d'un ton léger, c'est très bien ainsi. Pour le moment du moins.

— Certainement... Et après, Kate? — Après ? — Oui, quand nous serons rentrés à New York, que le

temps suivra son cours. Continueront-elles à y croire? Elle se composa un sourire qu'elle espérait désinvolte. — Oh, ça m'est égal. Elles seront bien obligées

d'accepter l'inéluctable, non? Son regard ne fit qu'effleurer son mari, tant elle

craignait qu'il n'y lût son émotion, et devine combien elle commençait à lui être attachée. Mais le sourire qu'il lui adressa en retour, étrange et comme empreint de mélancolie, ajouta encore à son trouble.

— Oui, tu as sûrement raison, murmura-l-il. Qu'espérait-il donc de Kate? Une déclaration d'amour

en bonne et due forme? Eh bien, oui, autant se l'avouer! Tout en courant le long de la plage à s'en faire exploser

les poumons et décrocher le cœur, Damon revivait sa conversation de tout à l'heure avec la jeune femme et se posait mille questions. « Je pars faire un jogging », avait-il annoncé à sa mère. En réalité, il désirait se retrouver seul avec lui-même, pour tenter d'y voir plus clair dans le brouillard de son esprit.

Il n'aurait jamais dû proposer de prolonger leur séjour sur l'île. Quelle idée stupide il avait eue là!

Stupide, vraiment? Il savait pertinemment ce qui l'avait motivée. Il s'était efforcé de faire durer le rêve, voilà tout. Kate lui avait offert des moments fabuleux, des émotions telles qu'il n'en avait jamais connues dans les bras d'aucune autre femme. C'était un hasard, s'était-il dit le premier jour, une de ces farces de la Providence comme il en survient par extraordinaire au détour d'une vie. Pourtant, chaque fois qu'ils faisaient l'amour depuis, le même miracle se reproduisait...

Mais il y avait plus que cela. Elle lui plaisait. Elle l'ensorcelait. Elle le brûlait.

Hier soir, alors qu'ils quittaient la table familiale pour rentrer au cottage, Mme Alexakis avait déclaré avec un sourire ému : « Je me félicite d'avoir insisté pour que vous passiez votre lune de miel ici. Vous rayonnez tous les deux! »

Damon accéléra encore le rythme de sa foulée. Pourquoi ce souvenir l'obsédait-il? Et pourquoi le mettait-il si mal à l'aise? Après tout, il s'agissait là de son objectif, que sa mère le croie amoureux.

Dans son trouble, il ne remarqua pas une branche à demi enfouie sur la plage, trébucha et s'étala de tout son long. Hébété, il demeura un instant le visage dans le sable avant de se relever. Son cœur battait un galop fou, ses tempes bourdonnaient, le sang bouillonnait dans ses veines. Et tout ce qui lui surgit à l'esprit, c'est que la dernière fois qu'il se trouvait dans un pareil état, il faisait l'amour avec Kate.

— Où étais-tu ? — Dehors. — Que faisais-tu ? — Je réfléchissais. — A... à nous ? — A quoi d'autre ? Assise sur le lit dans une chemise de nuit de dentelle

blanche, les cheveux lavés de frais et encore humides, le visage lisse et doré, les yeux très bleus, elle était la grâce même.

Comme il boitillait légèrement en marchant, Kate s'en étonna.

— Je me suis froissé un muscle, expliqua-t-il, revêche. Il se débarrassa de son short, l'abandonnant au pied

du lit, puis alla s'enfermer dans la salle de bains. Là, après ouvert le robinet d'eau froide de la douche, il demeura quelques instants immobile, les mains sur te lavabo, tête baissée, à essayer de lutter contre le désir que la seule vue de Kate sur le lit avait fait jaillir en lui. Il devait pouvoir contrôler ses pulsions, s'il voulait aussi

conserver la pleine maîtrise de ses sentiments pour elle. Il devait être capable de passer près de cette femme sans que son cœur s'emballe, la considérer comme l'associé d'un partenariat, et non comme la plus exquise créature de l'univers.

Tout à coup, la porte de la salle de bains s'ouvrit. — Que veux-tu? lança-t-il d'un ton rogue. Après avoir hésité un bref instant, Kate lui sourit. — Je venais t'aider. Déjà, elle entrait et vérifiait la température de l'eau. Le

jet glacé lui fit retirer brusquement sa main. Elle modifia les réglages, plaça la bonde au fond de la baignoire.

— Mais enfin, qu'est-ce que tu fabriques, Kate! — Je te fais couler un bain. — Je préfère la douche. Une douche froide ! pensa-t-il désespérément. Mais

elle n'en tint aucun compte, et bientôt un nuage de vapeur commença à envahir la pièce.

— Viens... Je te laverai le dos, lui dit-elle. Il se renfrogna, hésita, et se décida quand même à

entrer dans la baignoire. — Tu verras, ce sera agréable, lui promit-elle tandis

qu'il s'allongeait, savourant déjà malgré lui la sensation bienfaisante de l'eau chaude.

— C'est bien ce que je redoute ! — Pourquoi donc ? demanda la jeune femme en le

dévisageant avec curiosité. — Pour rien, répliqua-t-it avec humeur. — Aurais-tu peur de tomber amoureux de moi? Au timbre légèrement altéré de sa voix, il lui sembla

que... oui, elle espérait qu'il était amoureux. «Abruti!» Quelle folie d'imaginer pareille absurdité! se reprocha aussitôt Damon. Kate se moquait bien de ses sentiments pour elle, dans la mesure où elle percevait son compte de voluptés. Elle n'attendait rien d'autre de lui qu'il la comblât des plaisirs dont elle était privée depuis son veuvage!

Un ricanement involontaire lui échappa, et il s'étonna de voir passer dans ses yeux une lueur de tristesse. L'aurait-il blessée? Désemparé, ne sachant que répondre, il lui tendit le gant.

— Tiens, puisque tu es là, autant te rendre utile. Ce fut une initiative qu'il ne tarda pas à regretter. Kate

se complut, les yeux mi-clos, à promener les mains sur lui, et sous couvert de cette toilette, à caresser sans retenue chaque partie de son corps. Assise au bord de la baignoire, les lèvres entrouvertes en un sourire sensuel, elle passait et repassait délicieusement le gant sur sa peau frissonnante, jouant avec ses sens.

— Kate, proféra-t-il entre ses dents. Et soudain, il se leva, sortit de la baignoire, et saisit la

jeune femme par un bras. — Damon! protesta-t-elle en riant. Tu ne m'as même

pas laissé te frotter le dos! — Parce que tu étais en train de me laver, peut-être? Sans autre transition, il lança sur une impulsion : — Faisais-tu la même chose à Bryce? Le visage de Kate se décomposa. — Tout ceci n'a aucun rapport avec Bryce! La belle plaisanterie! Son souvenir planait au-dessus

d'eux, omniprésent, tel un fantôme qui aurait droit de regard sur chacun de leurs baisers, chacune de leurs étreintes. D'un geste rageur, Damon s'empara de la serviette et commença à se frictionner.

— Bryce est étranger à tout cela, Damon. Vraiment. Tout en se séchant le visage, il l'épiait par-dessus sa

serviette. Il décela dans le regard de Kate une espèce de supplication muette qui malgré lui le bouleversa.

— Vraiment ? — Oui. Et sans rien ajouter, elle quitta précipitamment la

pièce. Bryce n'était donc pas le partenaire inavoué de ses

caresses; elle ne le considérait pas lui, Damon, comme le piètre substitut de son premier mari, se dit-il, plus

perplexe que rassuré. Que fallait-il en conclure? Il ne savait plus. Une confusion totale obscurcissait son esprit, des sentiments contradictoires se disputaient son cœur.

Quand il revint à son tour dans la chambre, il y faisait sombre, mais il put distinguer la silhouette de Kate dans le lit, allongée sur le flanc, le dos tourné vers la fenêtre. Il hésitait à la rejoindre. Ne serait-il pas plus sage de passer la nuit dans la pièce voisine, sur le canapé? Il ne put s'y résoudre. Après s'être glissé sous le drap auprès d'elle, il posa une main sur son bras.

— Kate ? Elle ne bougea pas, mais il entendit son souffle

s'accélérer. Doucement, il caressa son bras nu, et une vague de désir aussitôt le submergea. Il se rapprocha d'elle.

— Kate. S'il te plaît. Ne me rejette pas. Il la fit rouler vers lui sans qu'elle lui oppose de

résistance, l'étreignit et couvrit de baisers éperdus son visage, ses cheveux, ses lèvres.

— Je te veux, chuchota-t-il d'une voix rauque. Alors, elle refoula ses angoisses et ses craintes, ainsi

que les dénis de sa raison, car elle aussi le désirait. Désespérément.

A leur retour à New York, ils reprirent leurs activités

respectives, et Kate dut se rendre à l'évidence. Elle ne « désirait » pas seulement Damon, elle l'aimait.

Comment passa-t-elle tour à tour de l'indifférence à l'intérêt, de l'intérêt à l'attachement, de l'attachement à l'amour? Elle eût été incapable d'en discerner les étapes exactes. En réalité, elle devait aimer Damon longtemps avant d'avoir pris conscience de ses sentiments. Avant même leur départ de l'île des Boucaniers, et cette dernière soirée qu'ils avaient passée en famille dans la grande maison.

Pandora au piano, Daphné à la guitare, ils avaient tous chanté, puisant dans un répertoire aussi varié que le folklore grec ou les mélodies célèbres des Beatles. Son

mari l'avait fait asseoir sur ses genoux, la tenant étroitement enlacée; et Kate s'était fondue contre lui de bonne grâce, non pour laisser croire à leur entourage qu'elle l'aimait, mais bien parce que c'était là, dans ses bras, que se trouvait sa vraie place.

Peut-être Damon, lui, ne jouait-il qu'un personnage? Kate se débattait dans une incertitude absolue à ce sujet. Parfois, elle était convaincue qu'il interprétait un rôle. Puis, à certains moments, il lui semblait déceler chez son époux des signes qui lui autorisaient les espoirs les plus fous...

Désormais, quand chaque soir elle barrait le jour écoulé sur son calendrier, elle éprouvait une sourde angoisse en voyant se réduire le temps d'existence commune qui leur restait à vivre.

Comme par le passé, ils se retrouvaient après leur travail. D'ailleurs, Damon rentrait beaucoup plus tôt de son bureau depuis leur retour des Bahamas. Il venait chercher Kate chez Sophia, et l'emmenait parfois au restaurant. Le plus souvent cependant, ils rentraient directement dans leur duplex de Manhattan où ils préparaient ensemble le repas puis dînaient tout en se racontant mutuellement leur journée. Et quand ensuite ils allaient se coucher, Damon lui faisait l'amour avec toujours plus de miracles de passion renouvelée. Une passion dont elle ne pouvait plus désormais se passer.

9. — J'envisage de partir demain à East Hampton pour le

week-end. Crois-tu pouvoir te passer de moi? Kate s'adressait ainsi à Sophia, engoncée dans le

canapé du salon près de la fenêtre donnant sur Central Park. Tout en posant sa question, elle espérait secrètement que sa belle-sœur répondrait par la négative.

— Bien sûr, Kate. Ne t'inquiète pas. J'aurai maman pour m'aider. C'est Damon, en revanche, qui risque de ne pas apprécier.

Il s'agissait de l'espoir le plus cher de Kate. Elle n'avait pas informé son mari de ce projet de déplacement à East Hampton, pour la simple raison qu'en accédant à la demande de la famille Barlowe la veille, elle comptait bien leur envoyer une autre gouvernante pour remplacer la leur, blessée dans un accident de ski. Malheureusement, aucune n'était disponible; Kate ne vit donc d'autre alternative que d'assurer elle-même la suppléance, provisoirement.

A moins que Damon s'oppose à son départ. Elle l'imaginait déjà s'insurgeant à cette nouvelle. Ah, non! Elle ne s'absenterait nulle part à cinq jours de Noël! Elle devait rester auprès de lui!

— Mon Dieu! Mais tu vas manquer le cocktail de Noël! s'exclama soudain Sophia.

Un détail auquel Kate avait déjà songé. Le cocktail des Entreprises Alexakis constituait l'essentiel des conversations au sein de la famille depuis quelque temps. C'est Aristote qui, dès la création de sa société, avait pris l'habitude de réunir une fois l'an tous leurs partenaires commerciaux pour une petite fête. Purement professionnel à ses débuts, l'événement était devenu avec le temps une opportunité pour la tribu de se retrouver au grand complet.

Damon insisterait-il pour que Kate reste auprès de lui en cette circonstance? Ce serait le signe qu'il souhaitait

l'associer étroitement au cercle familial... et également un moyen de détourner l'attachement qu'il lui portait.

— Damon ne permettra jamais que tu manques la réception, renchérit Sophia, sûre de son fait.

« Rien de moins sûr ! » pensa Kate. Finalement, un concours de circonstances voulut

qu'elle ne revît pas son mari ce jour-là. Car il téléphona pendant qu'elle accompagnait les jumelles en promenade à Central Park.

— Damon doit partir pour Montréal, lui apprit sa belle-sœur, navrée, à son retour. Un problème avec un client. Normalement, c'est Stephanos qui aurait dû le régler, mais mon frère a refusé catégoriquement qu'il quitte New York. Avec la naissance du bébé imminente..., ajouta-t-elle d'un ton d'excuse.

La jeune femme s'efforça de ne pas trahir sa déception. Damon n'avait pas fixé de date pour son retour, trop d'aléas pouvant perturber son calendrier. Comment lui en vouloir? Il ne faisait que sacrifier à des impératifs professionnels, elle-même aurait agi ainsi.

— Pourquoi ne resterais-tu pas ici ce soir? proposa alors la future maman. Nous allons au théâtre, Stephanos et moi. Ma mère sera seule avec les jumelles. Je suis sûre qu'elle serait ravie de ta compagnie. Tu ne vas pas tourner en rond chez toi sans Damon!

En effet, un voile de tristesse s'abattit sur elle à l'idée de se retrouver seule sans l'homme qu'elle aimait, dans le grand appartement. Pourtant, la perspective d'une soirée en tête à tête avec sa belle-mère ne lui souriait pas davantage. Dans l'état de confusion sentimentale où elle se trouvait, Kate redoutait de ne pouvoir soutenir l'épreuve de longues conversations où ne manqueraient pas de survenir des questions délicates. Sans compter qu'elle éprouvait toujours infiniment de scrupules à duper Helena.

— C'est gentil, Sophia, mais je te remercie. Tout compte fait, je vais partir à East Hampton.

Damon se rendit directement de Kennedy Airport à l'hôtel Pierre où se tenait le cocktail. Tant pis s'il ne portait pas de smoking, si le revers de son pantalon était mouillé par la neige, et s'il n'était pas rasé de frais! L'opinion des invités l'indifférait. Dans la mesure où il se trouvait auprès de Kate....

Quand avait-il pris conscience de l'importance qu'elle avait pour lui? Peut-être lorsque ce litige avec l'un de leurs meilleurs clients l'avait obligé à s'envoler d'urgence à Montréal. Il s'était brusquement avisé qu'il n'avait pas la moindre envie de quitter New York et de s'éloigner de sa femme!

Expédier Stephanos au Canada à quinze jours de la date prévue de l'accouchement de Sophia? Impossible – même si son beau-frère était à l'origine du contentieux qui les opposait à M. Belliard, leur client... Damon avait dû se sacrifier.

Et c'est là que l'idée lui était venue d'emmener Kate à Montréal. Hélas, quand il avait téléphoné chez Sophia pour lui faire part de sa proposition, il dut déchanter! Kate était sortie avec les jumelles et ne devait rentrer qu'à l'heure du dîner. Trop tard pour qu'elle puisse l'accompagner.

Sitôt arrivé à Montréal, Damon tenta de la joindre. Elle ne se trouvait pas chez eux, pas plus que Mme Vincent, partie à Philadelphie passer les fêtes de Noël chez sa fille. Il rappela Sophia, mais n'eut que sa mère au bout du fil, et celle-ci ignorait où se trouvait la jeune femme.

Pendant la soirée, entre deux affrontements avec son client, il rappela New York à plusieurs reprises. Sans plus de succès. Il était minuit passé quand il rentra à son hôtel. Une dernière fois, il composa le numéro de l'appartement. Pas de réponse. Désemparé, inquiet, il téléphona de nouveau chez Sophia. Stephanos lui répondit.

— Que se passe-t-il ? — Où est Kate ?

— Pas la moindre idée mon vieux, grommela son beau-frère d'une voix embrumée de sommeil.

— Eh bien, va demander à Sophia. — Elle dort. — Réveille-la. — Certainement pas ! Elle a bien assez de mal à

dormir en ce moment avec le bébé, et je... — Je t'ai dit de la réveiller! Stephanos s'exécuta. Il revint en ligne quelques

instants plus tard. — Kate est partie à East Hampton pour son boulot. Et

maintenant, pitié, Damon, va te coucher et dors un bon coup!

Il n'aurait pas demandé mieux, mais le sommeil se refusa à lui. Comment fermer l'œil avec la pensée de Kate qui l'obsédait? Jamais il n'aurait imaginé qu'elle pût lui manquer à ce point. Que la chaleur de son corps, sa présence auprès de lui dans leur lit lui soient devenues si intensément vitales.

A l'aube, Damon téléphonait déjà chez Sophia. — A quel endroit est-elle à East Hampton? — Mais je n'en sais rien, à la fin ! protesta sa sœur. S'il

te plaît, Damon, laisse-moi me recoucher. Je tiens à peine debout.

— Si Kate t'appelle, dis-lui simplement que je revois mon client canadien cet après-midi et que je saute dans le premier vol pour New York.

Ce qu'il fit sans perdre une seconde. Sitôt quitté le bureau de M. Belliard, Damon s'engouffra dans un taxi qui le conduisit à l'aéroport où il prit le premier avion en partance pour New York. Là, un autre taxi bravant la neige qui se déversait abondamment sur la ville l'emmena à l'hôtel Pierre où se tenait le cocktail.

Enfin, il allait la retrouver! Sur le seuil d'un grand salon de réception, somptueusement décoré pour la circonstance, il s'immobilisa pour fouiller du regard la foule déjà compacte des invités. Sa sœur Arete, surgie de nulle part, le saisit soudain par un bras et l'entraîna.

— Tu sais de quoi tu as l'air, Damon? Tu es à faire peur! Tu aurais pu au moins te raser. Enfin, tu es là, c'est l'essentiel. Et si tu allais saluer cette chère Mme Fredericks?

Tout en parlant, Arete le guidait vers une femme en robe longue, à sequins, épouse de l'un de leurs principaux transitaires.

— Où est Kate? s'enquit Damon d'un ton sec. — Là, tu m'en demandes trop! — L'as-tu au moins aperçue? — Non. Mais je ne l'ai pas cherchée. Et tâche d'être un

peu plus aimable, lui glissa sa sœur avant de l'abandonner à Mme Fredericks.

Damon s'y employa de son mieux, sans pourtant cesser de scruter la foule des invités dans l'espoir d'y découvrir sa femme. Mais Kate demeurait invisible. Ni Chloé, ni Electra qu'il interrogea plus tard ne l'avaient croisée. Damon commençait à éprouver une sourde angoisse qui ne fit que croître à mesure qu'avançait la soirée.

— Damon, voudrais-tu apporter du Champagne à Melina, s'il te plaît? Tu te rappelles Melina, n'est-ce pas?

Pandora poussait devant lui une jeune femme dont il conservait en effet un vague souvenir. Grande, brune, des yeux en amande dans un visage de poupée. Belle, certes, mais fade et sans vie.

— Vous êtes une amie de Pandora, si j'ai bonne mémoire?

— C'est exact, acquiesça-t-elle en souriant. Nous nous sommes déjà rencontrés à Athènes, vous et moi. Vous connaissez mon père, Nikos Vassilakis.

— Bien sûr. Comment va-t-il? Il entraîna son invitée vers le buffet pour y prendre

deux coupes de Champagne, sans écouter un mot de ce qu'elle racontait sur son père, ses affaires et ses perspectives d'avenir.

Kate n'était toujours pas là.

Bientôt, il se débarrassa de Melina qu'il confia à Electra, à qui il demanda une fois de plus d'improbables nouvelles de Kate.

— Sophia doit être au courant, elle, suggéra Electra. Mais comme il s'y attendait, Sophia ne fut pas en

mesure de l'éclairer. — Mon pauvre Damon, elle ne m'a rien dit de précis.

Je ne sais pas. Découragé, il se laissa tomber sur un élégant canapé

tendu de soie sauvage auprès de sa sœur. A quoi bon s'être pressé? A quoi bon s'être démené comme un fou pour rentrer plus vite? Cela n'avait servi à rien.

Kate ouvrit la porte sans bruit, le souffle suspendu, car

à l'espérance qui lui gonflait le cœur se mêlait une indicible appréhension. Quel accueil lui réserverait Damon?

Elle avait passé la journée précédente chez les Barlowe. Ce séjour auprès de leurs trois enfants lui avait permis de mieux déterminer le choix de la nurse qui leur conviendrait. Ce serait Ellie Partridge, la gouvernante d'un certain âge que Kate envisageait d'employer chez Sophia après la naissance du bébé. Celle-là même qui devait la remplacer.

Par chance, Ellie avait bien voulu accepter cet intérim. Mieux, sur l'insistance de sa directrice, elle avait pris un train le jour même et rejoint East Hampton dans la soirée. Le temps pour Kate de la présenter à la famille; malheureusement, il était trop tard pour qu'elle-même pût songer à regagner New York.

Mais Ned Barlowe avait eu la courtoisie de la conduire à la gare ce matin à la première heure. Pendant tout le trajet, agitée et nerveuse, la jeune femme n'avait cessé de penser à Damon, d'imaginer mille scénarios romantiques pour leurs retrouvailles. Dans sa joie de la revoir, il la serrerait passionnément dans ses bras, l'entraînerait dans la chambre pour lui faire l'amour, et ensuite lui avouerait qu'elle lui avait désespérément manqué, qu'il

l'aimait et voulait la garder auprès de lui pour la vie. Et Kate serait la plus heureuse des femmes.

Parvenue dans le hall de l'appartement, elle enleva son manteau et ses bottines. Elle se glissait à pas de loup dans le couloir vers la chambre où Damon devait dormir encore lorsqu'un bruit d'eau dans la salle de bains la figea sur place. Son cœur s'emballa à se rompre.

Par la porte entrebâillée, elle aperçut son mari de dos en train de se raser. Il était nu jusqu'à la taille. Avant de se manifester, elle s'offrit le loisir d'admirer quelques instants le jeu de ses muscles puissants sous sa peau dorée par le soleil des Caraïbes. Et une intense émotion l'envahit. Il était si beau, si fort, si troublant...

Saisie du besoin impérieux de le toucher, elle poussa la porte pour entrer. Il dut l'apercevoir dans le miroir car il fit brusquement volte-face, son rasoir à la main.

— Bonjour, dit-elle en souriant. Depuis quand es-tu revenu ?

— Depuis hier soir. Ce ton neutre, détaché, ce visage fermé... Damon

n'avait rien d'un homme amoureux. La froideur de cet accueil cassa net l'élan de la jeune femme. Elle s'efforça pourtant de continuer à sourire.

— Vraiment? Tu as assisté au cocktail alors? — Puisque c'est moi qui l'organisais, lui rappela-t-il

sèchement. — Comme tu te trouvais à Montréal, je pensais que, de

mon côté, je pouvais dépanner des parents et que je... Mais elle ne put achever sa phrase. Qu'importait ce

qu'elle avait pensé? Damon avait assisté à la réception et elle non.

— Je suis désolée, Damon. J'aurais aimé être présente à tes côtés, mais on m'a sollicitée en urgence et...

— Ce n'est pas grave, coupa-t-il. Et il se détourna d'elle pour finir de se raser sans plus

lui prêter attention. Kate l'observa un instant, incrédule, désemparée, la gorge douloureusement nouée. Pourquoi dressait-il cette muraille de glace entre eux?

— Tu m'as manqué, tu sais, murmura-t-elle. Aucune réaction. Il essuyait une dernière trace de

mousse, calme et indifférent. — Le travail avant tout, déclara-t-il après un long

moment, sans s'émouvoir, et comme pour en terminer avec un sujet sans intérêt.

La jeune femme eut peine à refouler les larmes qui lui brûlaient les paupières.

— Veux-tu que... que je prépare le petit déjeuner? — Pas pour moi, merci. J'ai déjà pris un café. Je dois

aller au bureau. — C'est dimanche. — J'ai du travail. Et, quelques minutes plus tard, il quittait

l'appartement. Sans même un détour par la cuisine pour lui dire au revoir.

Pendant la nuit, la tempête de neige s'était calmée, laissant derrière elle un ciel d'un bleu limpide, comme lavé de frais. Le clair soleil matinal éclaboussait gaiement l'appartement. Mais dans le cœur de Kate régnait un obscur, un morne chagrin.

Le temps d'avaler en hâte un café, et elle se rendit chez

Sophia, peu désireuse de rester seule à s'apitoyer sur son sort. Là-bas au moins, elle pourrait se rendre utile.

En effet, sa belle-sœur accueillit avec enthousiasme sa proposition d'emmener les jumelles à la patinoire de Central Park.

— Tu es un don du ciel, Kate! Je vais pouvoir me reposer pendant une heure ou deux. Le bébé ne m'a guère laissé de répit cette nuit.

Les petites filles, gantées et emmitouflées dans leurs anoraks, s'apprêtaient à quitter l'appartement avec leur tante lorsque la porte du bureau s'ouvrit. Stephanos leur adressa un large sourire.

— Tiens, tu es enfin de retour, dit-il à la jeune femme. Et le cœur de Kate se serra : il semblait plus heureux

de la voir que ne l'avait été Damon...

— Kate nous emmène patiner, papa, s'écria Leda. Tu peux venir avec nous?

— Oh, oui, papa, viens, insista Christina — Mes trésors, votre père a beaucoup de travail,

objecta Kate. Mais il haussa les épaules. — Pourquoi pas, après tout? La jeune femme se retint de justesse de protester. On

n'éconduit pas un père en présence de ses enfants. Stephanos dut cependant percevoir ses réticences car il déclara avec un petit sourire :

— Tu n'as pas à t'inquiéter, je me suis rangé. — Ça veut dire quoi, « rangé » ? s'enquit Christina,

intriguée. — C'est une image, mon chou. Ça signifie que je suis

un papa qui aime beaucoup maman et ses petites chéries. Allons, en route! lança-t-il gaiement en leur ouvrant la porte.

Les jumelles ne tenaient pas en place, tout heureuses que leur père fût de la fête. Kate elle-même se sentait moins contrariée qu'autrefois en présence de Stephanos. Il est vrai que celui-ci s'était considérablement amendé. Non seulement il s'était abstenu de toute familiarité envers elle depuis son mariage avec Damon, mais il avait adapté depuis quelque temps un comportement de mari modèle, plein d'attentions et de prévenances pour Sophia.

Ce fut lui qui aida les jumelles à lacer leurs patins. Et quand elles lui lâchèrent la main pour s'élancer sur la glace, il les regarda s'éloigner avec un sourire débordant à la fois de fierté et de tendresse.

— Que le temps passe vite... Vos enfants sont à peine sortis du berceau que déjà ils sont presque autonomes et vous échappent. Je regrette de ne pas avoir pris le temps de les regarder grandir.

Il s'interrompit un instant, puis ajouta en se tournant vers sa belle-sœur :

— C'est toi, Kate, qui m'as ouvert les yeux. Toi et Damon.

— Pardon ? — Oui. A vous voir si amoureux l'un de l'autre, j'ai

porté un autre regard sur Sophia. Sur les liens qui nous unissaient... et que par ma faute je risquais de briser à jamais.

Amoureux! S'il savait... Une douleur aiguë lui lacéra le cœur et elle détourna la tête.

— Pardonne-moi si je t'embarrasse, Kate. Je ne cherche en fait qu'à te remercier... Tu sais, poursuivit-il après une hésitation, j'étais très amoureux de Sophia quand je l'ai épousée. J'ai consenti à tout pour lui plaire, y compris à travailler dans la firme du clan Alexakis. Et de ce fait, me condamner à végéter dans l'ombre de Damon,

Surprise par le tour inattendu que prenait la conversation, Kate l'observa avec plus d'attention.

— J'ai quelque répugnance à l'admettre mais... cette situation a fini par m'agacer au plus haut point. Je ne pouvais rien envisager, rien entreprendre, sans ressentir l'impression que chacun des membres de la famille – et de l'entreprise – pensait que Damon aurait mieux fait. Par réaction, j'ai pris peu à peu mes distances avec mon foyer, j'ai commencé à sortir seul de mon côté, à avoir mes propres amis. Je me disais : « Pourquoi ne pas m'amuser puisque tout le monde s'en moque éperdument?» Y compris Sophia. Je m'imaginais l'avoir déçue.

— Elle ne s'est jamais plainte à ce propos. Au contraire, je crois qu'elle est profondément amoureuse de toi.

— Moi aussi, je l'aime, avoua Stephanos en poussant du bout du pied la neige fraîchement tombée. Et c'est à Damon et à toi que je dois de m'en être rendu compte. Au début, j'ai cru que le grand frère de ma femme t'épousait dans le seul but de m'écarter de toi, Kate, pour préserver Sophia. Et honnêtement, je me réjouissais qu'il fonce tête

baissée dans un mariage voué à l'échec, lui, le symbole incarné de l'éternel vainqueur. Puis, je me suis aperçu qu'il t'aimait vraiment.

— Ah, bon? murmura la jeune femme malgré elle. Et quand cela?

— Oh, à mille occasions. Ça transparaissait dans toute son attitude. Sa façon éperdue de te couver des yeux, d'être aux petits soins pour toi...

Simple attraction sexuelle, rectifia Kate intérieurement. Pourtant, quelque part au fond d'elle-même, elle sentit poindre un espoir.

— Tu aurais dû le voir hier soir au cocktail! reprit Stephanos.

— Ah...? — Il se rue tout droit de l'aéroport au Pierre en

rentrant de Montréal. Il déboule au milieu de tout ce beau monde en tenue de soirée, hirsute et trempé. Et là il clame à tous vents: «Où est Kate?»

— Et selon toi, c'est une preuve d'amour? Kate était consciente de trahir ses doutes en posant

cette question, mais elle ne put s'en empêcher. — S'il ne t'aimait pas, il se serait consolé avec Melina! — Melina? — Oui, une amie de Pandora. Une femme superbe.

Son père était un armateur autrefois proche du vieil Aristote Alexakis. Melina a sa propre entreprise maintenant, dans le prêt-à-porter, je crois. Mais d'après Pandora, elle y renoncerait sans état d'âme si elle rencontrait l'homme de sa vie.

— Damon, par exemple? — Bien sûr que non! Ton mari tient trop à toi! Oh, bon

sang, voilà que ma petite Leda vient de tomber! Sur ces mots, Stephanos se précipita aussitôt au

secours de sa fille. Damon l'aimait.

De tout son cœur, de toute son âme, Kate espérait que Stephanos disait vrai. Que l'homme qu'elle aimait était aussi amoureux d'elle.

Parfois, elle y croyait presque. Quand la nuit, il cherchait sa présence auprès de lui jusque dans les profondeurs du sommeil, son attachement lui semblait bien réel. Ce qui ne l'empêchait pas au matin de se retrouver en proie au doute. Et si elle se berçait d'illusions? Il lui fallait admettre que par moments, Damon paraissait à des années-lumière de Manhattan...

Néanmoins, Kate espérait insidieusement envers et contre tout.

Noël passa, puis le nouvel an. Ce fut le deuxième jour de ce mois de janvier que

choisit Nestor Stephanos Adropolis pour faire son apparition sur cette terre.

Bien avant l'aurore ce jour-là, Sophia fut réveillée par des ondes régulières et douloureuses aux reins. L'accouchement s'annonçait. Elle attendit cependant des contractions plus vives pour se décider à réveiller Stephanos, qui bondit immédiatement sur le téléphone.

— Kate! Sophia est sur le point d'accoucher! Il faut que tu viennes! Tout de suite!

— Très bien. Nous arrivons, s'empressa de le rassurer la jeune femme, dans le combiné posé près du lit.

— Dis-lui de se calmer, grommela Damon, assez haut pour être entendu de son beau-frère.

Ce dernier rétorqua à Kate avec emportement : — J'aimerais le voir à ma place! Nous verrons

comment il réagira à la naissance de ton premier bébé! Allez, vite, dépêchez-vous!

On croyait la naissance imminente, il n'en fut rien. Le travail qui avait commencé plutôt brusquement, marqua ensuite un net fléchissement. Kate, qui se trouvait chez Sophia avec les jumelles, se rongeait d'impatience dans l'attente d'un coup de téléphone. A 5 heures de l'après-midi, enfin, un cri de triomphe explosa dans l'appareil.

— C'est un garçon !

A sa voix, Stephanos paraissait aussi épuisé que s'il avait mis lui-même l'enfant au monde.

— Félicitations! Comment va Sophia? demanda Kate. — Bien. Mais elle est éreintée. Moi aussi, du reste.

Nous comptions te demander d'emmener ce soir les jumelles voir le bébé, mais il serait peut-être préférable d'attendre jusqu'à demain.

— Bien sûr, acquiesça la jeune femme, quoiqu'elle-même eût hâte de connaître le nouveau-né.

— Damon te montrera les photos qu'il a prises. — Damon était avec vous? — Il a fait les cent pas toute la journée dans le couloir.

Tu te doutes bien qu'il n'aurait manqué pour rien au monde l'arrivée d'un nouveau membre de la génération montante!

C'était dit sur le ton de la plaisanterie, mais au fond Stephanos avait raison. Cet enfant devait beaucoup compter pour Damon. Même s'il pestait contre sa mère et ses sœurs, il avait un sens patriarcal aigu de la famille. Souvent, très souvent, Kate s'était dit qu'il ferait un père admirable. Et cette fois encore, elle se prit à imaginer l'enfant qu'ils pourraient avoir; presque aussitôt cependant, elle s'interdit de telles rêveries, grisantes mais si incertaines...

A son retour, Damon leur apporta les photographies

ainsi que des pizzas pour le dîner. Les jumelles ne jetèrent pas un regard sur les pizzas que pourtant elles adoraient, tant elles étaient excitées et impatientes de découvrir le visage de leur petit frère. Tout neuf. Il fallut que leur oncle fît les gros yeux pour obtenir qu'elles se calment et consentent à avaler quelques bouchées.

Après le repas, les enfants regardèrent un moment la télévision, Kate leur lut de petits contes puis les coucha; elles finirent enfin par s'endormir, laissant seuls en tête à tête Damon et sa femme.

Depuis quelque temps, leurs rapports avaient acquis un tour décevant, plus superficiel : des conversations

insignifiantes à table, sans trace d'émotion, languissantes, distantes. Certes, ils connaissaient encore des nuits d'amour passionné, mais les liens magiques que Kate avait senti se tisser entre eux paraissaient se dénouer chaque jour un peu plus.

Cela passerait, se disait-elle, refusant de céder au pessimisme qui la rongeait en secret. Damon croulait sous les charges professionnelles, assumant en sus celles de Stephanos, accaparé par la difficile fin de grossesse de Sophia.

D'ailleurs, depuis sa discussion à la patinoire avec son beau-frère, la jeune femme gardait une trace d'espoir scellée au fond du cœur.

Elle referma doucement la porte de la chambre des jumelles où elle était allée s'assurer qu'elles dormaient paisiblement. Dans le salon, son mari paraissait absorbé par la lecture d'un magazine.

— Il est adorable, n'est-ce pas ? dit-elle, en admirant une fois de plus la frimousse du bébé sur les photos.

— Un peu rouge et fripé à mon goût. Cette réponse sévère surprit la jeune femme. Elle se

mit à rire. — C'est la loi de la nature! Et puis très vite, miracle!

Les bébés deviennent tout de soie et de velours... — Grand bien leur fasse. Impassible, Damon reprit sa lecture. Kate refoula impitoyablement la vague de tristesse qui

montait en elle et vint s'asseoir près de lui sur le canapé. Peut-être allait-il la prendre par les épaules, l'attirer dans ses bras? Peut-être la naissance de Nestor avait-elle éveillé en lui la fibre paternelle au point de lui donner le désir de fonder une famille? De concevoir des enfants qu'elle, Kate, porterait...

Mais la réaction de Damon doucha ses fantasmes. Elle le sentit se raidir légèrement contre elle, puis il se leva, se frotta la nuque et déclara :

— Je te laisse, j'ai des tonnes de travail en retard.

Sans même un regard pour elle, il prit son attaché-case posé au pied du canapé et quitta la pièce.

— Je m'installe dans le bureau de Stephanos. Il s'y trouvait toujours quand son beau-frère rentra

vers 10 heures. La jeune femme prêta une oreille complaisante aux mille et un émerveillements que lui conta le jeune père à propos du bébé. Elle sourit, applaudit aux bons moments, s'extasia comme il convenait; puis elle alla se coucher dans la chambre d'amis où Damon et elle devaient passer la nuit.

Son mari travaillait toujours. Il était plus de minuit lorsqu'il entra dans la chambre,

mais Kate ne dormait toujours pas. Elle avait réfléchi, longuement, posément réfléchi. Quand il se glissa à côté d'elle dans le lit, elle lui effleura le bras.

— Damon ? L'espace d'une seconde, il se crispa. Puis il s'approcha,

l'enlaça et prit ses lèvres. C'était un baiser avide, exigeant. « Etrangement désespéré », se dit fugacement Kate. Et ensuite, il l'aima, la combla... puis s'endormit comme une masse.

Le lendemain après-midi, la jeune femme fit la

connaissance de Nestor, toujours un peu rouge et chiffonné, et cependant magnifique. La seule vue du nouveau-né l'emplissait d'une indicible émotion. Assise au chevet de Sophia, elle tenait le bébé dans ses bras, attendrie par la façon dont ses yeux bleus essayaient de la fixer, par la force avec laquelle il lui agrippait l'index de ses doigts minuscules.

— Il est superbe ! En entendant ces mots, Kate se retourna et découvrit

sur le seuil de la chambre tout un groupe de visiteurs : Helena, Pandora, une jeune femme brune qu'elle ne connaissait pas, et derrière elles, qui la regardait, Damon. Il les fit entrer, tandis qu' Helena s'adressant à la beauté brune, se récriait :

— Naturellement, qu'il est superbe, Melina! Comment pourrait-il en être autrement?

La dénommée Melina – la jolie Grecque dont avait parlé Stephanos probablement – éclata de rire puis s'approcha de Kate et du bébé qu'elle contempla en souriant.

— Vous permettez? dit-elle à la jeune femme. Celle-ci lui abandonna à regret le petit Nestor. Melina

se mit à le bercer, serré contre sa poitrine. — Quel adorable trésor! Ça ne te donne pas envie d'en

avoir un, Damon? Kate se sentit pâlir. Mais son trouble s'accrut encore

devant la surprenante expression de son mari. Une expression qu'elle ne lui avait jamais vue. Elle pouvait lire dans son regard scintillant et noir une émotion si intense qu'elle en eut le souffle coupé.

Leurs yeux se croisèrent alors, et ce fut comme si un masque se plaquait sur le visage de Damon. Plus trace d'émotion, plus rien qu'une froide indifférence. En réponse à la question de sa compatriote, il haussa les épaules d'un air détaché.

Une douleur fulgurante déchira le cœur de Kate. A quoi bon se mentir plus longtemps? Il était grand temps de regarder la réalité en face : leur mariage ne serait jamais rien d'autre qu'une imposture qu'elle avait froidement acceptée dès le premier jour! Les joies qu'ils avaient puisées dans les bras l'un de l'autre n'étaient que simples exultations charnelles, sans plus. Quoi qu'en dît Stephanos, Damon ne l'aimait pas. Sinon, il ne feindrait pas ce souverain mépris devant la paternité, alors que de toute évidence, il rêvait d'avoir des enfants!

« Oui, mais pas avec moi », songea Kate avec une douleur infinie.

Peut-être lui préférait-il Melina? A en juger d'après l'air ébloui avec lequel il la regardait câliner le bébé, c'était une hypothèse envisageable.

Que Damon soit amoureux de Melina ou de tout autre femme, au fond, peu lui importait! Il ne l'aimait pas, elle. Et il n'existait aucun remède à cela.

Sans doute était-ce faire preuve de lâcheté, mais elle

ne pouvait supporter de vivre plus longtemps dans le mensonge. Kate patienta trois jours, le temps que la gouvernante des enfants Barlowe fût rétablie et pût reprendre ses fonctions à East Hampton. Ensuite, elle rappela Mme Partridge et la plaça chez Sophia pour veiller sur les jumelles et le petit Nestor. Après tout – ainsi qu'elle le leur expliqua – ils en revenaient exactement aux mêmes dispositions qu'à l'origine, avant son mariage.

Le désespoir au cœur mais avec le sourire, elle embrassa le bébé, ainsi que Leda et Christina, puis s'apprêta à prendre congé.

— Kate ne part pas pour toujours, expliqua Sophia aux jumelles qui pleuraient de la voir s'en aller. Elle retourne chez elle avec oncle Damon.

Par Dieu sait quel miracle, la jeune femme trouva la force d'esquisser un dernier sourire avant de disparaître. Mais dans l'ascenseur une grosse larme roula sur sa joue.

Elle se rendit bien dans le duplex de Damon, certes, mais juste le temps de rédiger un court billet à son intention. Ensuite, elle boucla ses valises et partit.

10. Elle était partie. Il ne parvenait pas à y croire. Ou plutôt, il refusait

obstinément d'y croire. Il éprouvait un chagrin atroce, une sensation de vide horrifiant, presque insupportable. Son cœur saignait, à vif. Bien qu'il ait envisagé une telle issue, cela n'atténuait en rien sa souffrance. Car si, depuis son retour d'East Hampton, il avait eu le sentiment que Kate lui échappait, il n'aurait jamais pensé qu'elle le quitterait.

Le jour où il avait découvert sa femme tenant le bébé dans ses bras à la maternité, Damon avait sincèrement cru à la possibilité d'un avenir pour leur couple. A la voir si belle, si radieuse, il s'était imaginé lui donnant un enfant bien à elle. Un petit être qui renforcerait les liens qui s'étaient tissés entre eux, qui transformerait leur mariage de papier en une union authentique, passionnée et durable.

Même quand il regardait Melina serrer contre elle le petit Nestor, c'était toujours Kate qu'il voyait, Kate encore qu'il se représentait en train de bercer leur bébé.

Et voilà qu'elle était partie. Sans prévenir, sans explication. En lui laissant simplement deux lignes laconiques : « Je crois que tout cela a assez duré. Je ne peux vivre plus longtemps dans le mensonge. Sincèrement, Kate. »

Sincèrement. « Sincèrement! » Comme s'ils n'étaient que de banales connaissances !

Une semaine s'était écoulée depuis sa fuite, sans qu'il ait reçu la moindre nouvelle d'elle. Kate ne l'aimait pas, c'était l'évidence même. Elle avait accepté de bonne grâce de faire l'amour avec lui pour remplacer son cher Bryce quand les lumières s'éteignaient, mais pour le reste, il l'indifférait profondément. La naissance du bébé avait sans doute servi de révélateur, lui permettant de mesurer tout ce qui manquait à sa vie, et leur relation s'en était trouvée abruptement rompue. « Je ne peux vivre plus

longtemps dans le mensonge. » Kate aspirait à mieux qu'un simulacre de mariage seulement dispensateur de satisfactions physiques !

Anéanti, il se servit un autre whisky. Encore un – il ne les comptait plus depuis une semaine. Puis, il se laissa tomber sur le canapé et considéra d'un œil morne le mur d'en face. Une immense lassitude l'accablait, pesant sur tous ses gestes.

Que faisait-il ici d'ailleurs? Il avait rendez-vous cet après-midi avec un client qui se déplaçait spécialement de Boston pour le rencontrer. Eh bien, il s'en moquait. Lui qui durant seize années n'avait jamais failli à ses obligations professionnelles, ne s'était pas aventuré jusqu'à son bureau depuis une semaine. Quatre jours plus précisément ; mais même devant un client important, un contrat mirobolant, son esprit battait la campagne. A la poursuite du souvenir de Kate.

— Mais enfin, où diable as-tu la tête, Damon? lui avait demandé Arete à maintes reprises. Tu n'as pas écouté un mot de ce que j'ai dit.

— Comment ça, tu ignores où est le dossier Belliard? s'étonna Stephanos. C'est pourtant toi qui l'as rapporté de Montréal.

— Damon, tu es malade? — Damon, tu as des problèmes avec Kate? — Damon, ça ne peut pas durer ainsi. A force de harcèlements, Stephanos et Sophia

réussirent après plus de quatre jours à lui soutirer la vérité. Du moins le peu qu'il pouvait révéler.

— Elle t'a quitté! s'exclama sa sœur, confondue. Mais que lui as-tu fait, Damon, pour qu'elle te quitte sans crier gare?

Impossible de répondre à cette question. Les yeux rivés sur son verre de gin, il s'était contenté de secouer désespérément la tête.

— Elle reviendra, décréta alors Sophia. Kate doit simplement souffrir de l'angoisse de l'après lune de miel.

La formule fit naître une expression étonnée sur le visage de Stephanos.

— « L'angoisse de...? » Je n'ai jamais entendu parler de ce bobo-là.

— Ça ne me surprend pas, répliqua sèchement sa femme.

— Non, il s'agit d'autre chose, précisa alors Damon d'une voix sans timbre.

Il s'était levé et s'apprêtait à rentrer chez lui. — Damon, y a-t-il quelque chose que nous puissions

faire pour t'aider? lui demanda Sophia, anxieuse. — Non, rien. Rien du tout. Ce serait terrible, Kate s'en était doutée. Oublier

Damon, réapprendre à vivre sans lui demanderait du temps et du courage. Cela dit, ils n'étaient mariés que depuis peu, et sans amour. Cela devait faciliter sa convalescence tout de même.

Le jour où elle le quitta, la jeune femme fuit aussi New York. Par précaution. Les risques étaient infimes que Damon se mette à sa recherche, mais s'il l'avait fait et l'avait retrouvée, elle n'aurait probablement pas eu la force de lui résister.

Elle s'envola donc pour la Nouvelle-Angleterre. Cape Cod au mois de janvier lui paraissait tout indiqué pour faire le deuil de son amour. L'atmosphère y était aussi morne et désolée que son cœur. Des kilomètres de plages désertes, battues par les vents glacials du nord, un océan furieux, agité par de continuelles tempêtes.

Mais au lieu de lui apporter l'oubli espéré, Cape Cod lui rappela les Bahamas, le soleil, l'insouciance et la volupté dans la chaleur des bras de Damon.

Après une semaine d'exil décevant, elle rentra à New York, désabusée, et se jeta à corps perdu dans le travail. C'était grâce à son métier qu'elle avait surmonté jadis son désespoir après l'abandon de Bryce et sa mort brutale.

Mais cette fois, il ne lui fut d'aucun secours. Pendant trois jours, elle multiplia les entretiens d'embauche, les

visites à domicile, les communications téléphoniques pour envoyer aux familles la nurse qui répondrait le mieux à leur demande. Rien n'y fit.

— Vous devriez souffler un peu, lui conseilla un soir Greta, sa secrétaire. Vous revenez de vacances, et vous avez encore plus petite mine aujourd'hui qu'avant votre départ!

— J'ai attrapé froid, prétendit Kate. — Dans ce cas, rentrez chez vous, buvez un grand

verre de jus d'orange et couchez-vous. La jeune femme secoua la tête. — Non, j'ai du travail. — Alors, laissez-moi vous aider. Regardez. Vous alliez

classer le dossier Peters à la lettre R. Stoïque, Kate réussit à ne pas sombrer jusqu'au départ

de Greta. Mais à peine son assistante avait-elle quitté le bureau à 5 heures, qu'elle renonça à feindre. De reniflement en soupirs, elle finit par fondre en larmes comme si son cœur soudain se déchirait en lambeaux.

Bientôt, on frappa à la porte. Oh non! Elle s'efforça de maîtriser sa voix, et cria :

— C'est fermé. Revenez demain. — Kate? C'est toi? Ouvre! Elle sursauta, désemparée, essuya rageusement ses

larmes, hésitant à répondre. — Kate? — C'est toi, Stephanos? Elle ouvrit le verrou, doutant encore. C'était bien lui. Il

semblait très agité. Il entra comme un taureau dans l'arène, la saisit par un bras.

— Qu'y a-t-il, Stephanos? Est-il arrivé quelque chose à Sophia? Au bébé? Est-ce que Mme Partridge ne...?

— Non ! Sophia va bien. Le bébé se porte comme un charme. Et Mme Partridge est une bénédiction.

— Qu'est-ce qui ne va pas alors? — C'est Damon ! La jeune femme eut l'impression que son cœur cessait

de battre.

— Damon? Mais qu'a-t-il? s'écria-t-elle, fauchée par une angoisse sans nom.

— C'est à toi de me le dire. Il ne mange plus. Il ne dort plus. Il ne se rase plus. Il ne travaille plus. Essaie d'imaginer Damon ne travaillant plus! En revanche, il boit. Ça oui! On peut même dire qu'il ne dessoûle pas ! Et pourquoi? Parce que tu l'as quitté, voilà!

La stupeur laissa Kate sans voix. — Pourquoi, Kate? Pourquoi t'être enfuie? Elle humecta ses lèvres devenues sèches, et après un

silence, répondit d'une voix atone : — Damon le sait. Incapable d'affronter le regard inquisiteur de son

beau-frère, elle se tourna vers la fenêtre et regarda dans le vague.

— C'est ce qu'il prétend, en effet. Mais ça n'a pas de sens. Vous vous aimez!

— Non! — Pourquoi pleurais-tu alors, Kate? insista-t-il en

désignant le mouchoir roulé en boule qu'elle serrait toujours dans sa main. Pourquoi Damon passe-t-il ses journées à vider des fonds de bouteilles?

Il lui adressa un sourire affectueux, bienveillant, avant d'ajouter :

— Ne saccage pas tout l'amour qu'il y a entre vous. Ne commets pas l'erreur qui a failli gâcher mon mariage avec Sophia. Reviens, Kate. Retourne vers Damon. Ça a marché pour moi.

Mais aucune situation ne ressemblait à une autre... Elle n'avait jamais cherché à être infidèle à Damon,

elle! D'ailleurs, l'eût-elle été, malgré tous les beaux préceptes de fidélité qu'il avait édictés lors de leur mariage, il se moquait sans doute éperdument qu'elle ait un amant.

Ce fut du moins ce dont Kate tenta de se convaincre quand elle se retrouva seule après le départ de Stephanos. Sans succès.

Damon tenait pour fondamentale la fidélité réciproque dans leur couple. Il ne se serait jamais montré indifférent à une trahison de sa part. Kate ne pouvait prétendre le contraire.

Mais pas une fois il ne lui avait dit qu'il l'aimait. Ne risquait-elle pas en suivant le conseil de Stephanos de s'exposer à des humiliations plus douloureuses encore qu'avec Bryce?

Après avoir longtemps remué ces pensées, la jeune femme ferma le bureau et partit d'un pas pressé dans la nuit. Le vent d'hiver la transperçait, la glaçant jusqu'aux os. A l'angle de la rue, elle héla un taxi, impatiente de se retrouver chez elle bien au chaud.

Mais même blottie dans un grand fauteuil, des frissons continuaient de l'agiter. Le potage brûlant qu'elle se força à avaler ne put davantage dissiper la sensation de froid qui la paralysait.

Damon ne travaillait pas, ne se nourrissait pas, ne dormait pas. Avait-il froid aussi?

Kate ne savait trop si elle pouvait se permettre d'espérer encore. Cette faiblesse risquait de lui coûter très cher, mais tant pis. En digne héritière de l'intrépide Eugène DeMornay, elle trancha : elle jouait le tout pour le tout.

Sans plus d'hésitation, elle enfila son manteau, s'enroula dans une écharpe de cachemire myosotis et ressortit dans la nuit glacée.

Du trottoir en face de son immeuble, elle ne distingua

aucune lumière allumée dans l'appartement de Damon. Sans doute était-il sorti. Stephanos avait dû exagérer. Elle était sûrement venue pour rien.

Mais puisqu'elle se trouvait là, elle entra dans le hall, prit l'ascenseur, longea le corridor de l'étage, et ouvrit doucement la porte de l'appartement.

L'obscurité régnait dans le duplex, pas un bruit ne traversait le silence. Immobile dans l'entrée, elle regarda autour d'elle en se demandant ce qu'elle faisait dans cet

appartement désert. Autant repartir tout de suite, puisque Damon était sorti...

La gorge serrée, elle s'apprêtait à repasser le seuil lorsqu'une hésitation la retint, le désir de revoir une dernière fois cet endroit où elle avait connu tant de bonheur. Elle dénoua son écharpe, avança lentement dans le couloir, dans la faible clarté qui émanait des immeubles voisins.

— Qui est là? La voix était rauque, voilée. La voix de Damon. La jeune femme se figea net. Des sons lui parvenaient

à présent de la chambre du fond. Une silhouette surgit dans la pénombre du couloir. Elle discerna une main qui tâtonnait à la recherche de l'interrupteur.

— Encore toi, Stephanos! grogna Damon. Tu ne peux pas me laisser en paix, non? Je... Kate? C'est bien toi?

La lumière vive d'un spot venait d'inonder la jeune femme.

La stupéfaction de Kate fut au moins aussi intense que celle de Damon. Stephanos avait dit vrai : son mari ne se rasait plus, ne mangeait plus s'il fallait en juger d'après son visage émacié, et il ne dormait pas davantage ainsi qu'en témoignaient les cernes qui lui creusaient le regard.

— Damon... — Qu'est-ce que tu veux? proféra-t-il en la fixant de

ses yeux rougis. Il portait un caleçon pour tout vêtement, et se tenait

appuyé d'une épaule à l'encadrement de la porte, comme s'il craignait à tout instant de perdre l'équilibre.

— Je... tu es malade? — Je vais très bien! Je t'ai posé une question. Que fais-

tu ici? — Stephanos m'a dit que... Damon l'interrompit pour émettre une rafale de mots

en grec, dont elle comprit aisément qu'il ne s'agissait pas de compliments adressés à son beau-frère. Puis, son

visage parut se vider du peu de couleur qui l'animait encore. Il passa une main tremblante sur son front.

— Tu es malade, Damon. Tu devrais te coucher. Il revint vers la chambre en titubant, non sans lui

avoir lancé une dernière invective avant de disparaître. — Va-t'en. Fiche le camp d'ici. Des sanglots déchirants nouèrent la gorge de Kate, sa

vision se brouilla. Damon ne voulait pas d'elle, c'était flagrant! Il ne lui restait plus qu'à s'en aller. Pourtant, une sorte d'instinct la poussa à le rejoindre dans la chambre. Immobile sur le seuil, elle le découvrit assis au bord du lit, les épaules voûtées, la tête basse. Jamais elle ne l'avait connu ainsi, dans cet état proche de l'abattement.

Comme si un sixième sens l'avait averti de sa présence, Damon releva vivement la tête et darda sur elle un regard fulminant.

— Tu es obtuse ou quoi? Je t'ai demandé de déguerpir. Laisse-moi, Kate.

— Tu n'es pas en état de rester seul. Tu ne tiens plus debout. Il te faut quelqu'un pour te soigner.

— Pas toi. Ce refus la cingla comme une gifle. — Très bien. Je m'en vais. Je t'envoie ta mère ou une

de tes sœurs, alors? Il ricana. — Non, merci. — Melina, donc, lança-t-elle alors, poussée par Dieu

sait quel démon. — Qui ? « Qui? » Elle demeura un instant stupéfiée qu'il pût

lui poser une telle question; mais Damon l'observait d'un air perplexe.

— L'amie de Pandora. Celle qui l'accompagnait le jour où elle est venue voir le bébé à la clinique. Tu te souviens?

Il hocha la tête, passa une main sur son front. — Pourquoi voudrais-je cette... Melina?

— J'ignore si tu la veux ou non, s'emporta Kate, exaspérée. Mais c'est la femme idéale pour toi. Elle est jolie, souriante, riche et cultivée, elle aime les enfants. Et pour couronner le tout, elle est grecque.

L'argument sembla le laisser plus interdit encore. Comme s'il renonçait à comprendre, il baissa la tête et répondit simplement d'un ton très las :

— Non... Je ne veux pas d'elle. Ce fut au tour de Kate de se sentir déconcertée.

Stephanos ne se serait donc pas trompé? Il avait dit vrai à propos du fait que Damon abusait de l'alcool, qu'il ne dormait plus, ne s'alimentait plus, et ne travaillait plus. Et s'il avait eu raison aussi en affirmant que Damon l'aimait? Le cœur de Kate se mit à cogner très vite soudain.

En levant les yeux et la voyant toujours sur le seuil, son mari se rembrunit.

— Inutile de rester plantée là. J'ignore ce que t'a raconté Stephanos mais...

— Il m'a dit que tu m'aimes. Ce fut comme si le monde, le temps se pétrifiaient

soudain. Damon ne bougeait plus, il ne respirait plus. Le souffle coupé, les tempes battantes, Kate attendait, le cœur empli à la fois d'une folle espérance et d'une angoisse presque intolérable.

Enfin, Damon soupira, il ferma les yeux et se laissa tomber comme une masse sur le lit défait. Ses traits se crispèrent, il rouvrit les paupières, et posa sur Kate un regard empreint d'une poignante souffrance.

— Je t'avais épousée pour remettre mon beau-frère dans le droit chemin, et en fin de compte, c'est lui qui se moque de moi.

— Stephanos ne se moquait pas, répondit calmement la jeune femme. Personne n'est d'humeur à le faire. Il m'a d'ailleurs rappelé au passage que moi aussi, je t'aime.

Damon se haussa sur un coude et se contenta de la fixer quelques secondes en silence.

— Tu aimes Bryce, rectifia-t-il d'une voix sourde.

A ce seul nom, elle se raidit. — Je l'ai aimé, autrefois, oui. Quand nous nous

sommes mariés. Lui, ne m'aimait pas. — Mais... — Il convoitait seulement la fortune de mon père,

poursuivit-elle, poussée par un besoin impérieux de rétablir la vérité. D'ailleurs, à l'instant même où mon père m'a coupé les vivres, Bryce m'a quittée.

— Il est mort ! protesta Damon, choqué. — Oui. A peine deux heures après son départ. Ivre de

haine. Ivre d'alcool. Dans le silence qui suivit sa confusion, l'angoisse de

Kate atteignit son comble. Elle avait beau scruter le visage de Damon, son expression demeurait indéchiffrable. Puis, soudain, il bondit du lit, franchit la distance qui les séparait et la prit dans ses bras.

— Oh, Kate... Kate. Chancelant d'émotion, brisée, elle se blottit contre lui,

et l'étreignit de toutes ses forces. — Damon... — Et moi qui croyais chaque fois que nous faisions

l'amour que tu pensais à... Quel affreux gâchis, murmura-t-il en secouant la tête.

— Tu croyais que je te prenais pour Bryce? Elle fut sidérée de le voir acquiescer. — Mon Dieu, non! Non, protesta-t-elle avec ferveur.

Avec Bryce ça n'a jamais... marché. Mais avec toi c'était merveilleux.

— Vraiment? chuchota-t-il, incrédule. La jeune femme sourit. — C'est comme comparer la glace et le feu! Avec lui,

l'amour était... presque insupportable. Je me croyais frigide. Bryce le croyait aussi du reste, avoua-t-elle tristement dans un souffle.

Il eut un petit rire sceptique puis la serra avec fougue contre lui.

— Toi? Mais tu es la volupté incarnée! La plus sensuelle, la plus...

— Seulement dans tes bras, alors, l'interrompit-elle d'une voix altérée par l'émotion.

— Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt? — Ç'aurait été enfreindre nos conventions. Nous

avions conclu un arrangement purement fictif, souviens-toi.

— Si je me souviens! s'exclama-t-il en s'écartant un peu pour mieux la contempler. J'aspirais à davantage. Bien davantage. Mais je pensais être le seul. Et quand tu es partie à East Hampton, cela n'a fait que renforcer ma souffrance et mes doutes. J'y ai vu la preuve que seul ton métier comptait pour toi.

— Oh, non, ce n'était que mon ultime secours contre le désespoir.

— Kate ! Ma chérie ! D'un même élan, ils s'embrassèrent à en perdre le

souffle. — Si tu savais comme tu m'as manqué, Kate... J'ai cru

mourir l'autre jour quand j'ai découvert ton mot en rentrant. Que voulais-tu dire alors en écrivant : « Je ne peux vivre plus longtemps dans le mensonge » ? Je pensais que tu faisais allusion à notre mariage, en parlant de mensonge...

Elle effleura tendrement ses lèvres des siennes. — Non. Je ne pouvais plus supporter de simuler une

indifférence que je n'éprouvais pas. C'était cela, le mensonge. A notre retour des Bahamas, j'ai espéré que nous pourrions construire un avenir ensemble. Et ensuite... ensuite tout s'est dégradé. Tu es parti à Montréal, moi, à East Hampton, je te sentais glacial, hostile. Et là-dessus, Stephanos m'a parlé de Melina.

— Melina? Que t'a-t-il dit à son sujet? — Qu'aux yeux de ton entourage, elle aurait fait une

excellente épouse pour toi... si tu n'étais pas déjà marié avec moi.

— Quel sombre crétin, ce Stephanos ! — Ce n'est pas sa faute. Il exprimait simplement

l'opinion générale.

— Il n'y a pas de meilleure épouse pour moi que toi, affirma Damon avec force. Tu es tout ce que j'attendais d'une femme. Et je t'aime. Je t'aime comme un fou.

— Moi aussi, je t'aime, mon amour, chuchota-t-elle, éperdue.

Un nouveau baiser, plus intense encore que le précédent, les confondit.

— Tu sais, il ne faut pas en vouloir à ce pauvre Stephanos, murmura Kate.

— Oui. C'est en partie grâce à lui si nous nous sommes enfin retrouvés, admit Damon.

— A ta place, je lui accorderais des vacances exceptionnelles!

Il parut réfléchir à la question, puis : — Au contraire ! Mieux vaudrait, je crois, le

récompenser en lui accordant davantage de responsabilités. Depuis dix jours, c'est lui qui fait tourner le holding Alexakis, et il s'en sort plutôt bien. Nous avons décroché deux nouveaux contrats. Je vais lui céder mon poste de directeur général.

A ces mots, Kate ouvrit des yeux stupéfaits. — Mais toi, Damon? Ça ne te manquera pas? — Je n'en aurai pas le temps. Il me restera la

présidence. Dans une affaire de l'importance de la nôtre, ce n'est pas une simple fonction honorifique. Et puis..., j'ai d'autres projets, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.

— Ah, oui ? Lesquels ? Attentive, ravie, elle lui souriait aussi, la tête penchée

sur une épaule, les yeux brillant de tout l'amour qu'elle lui portait. Damon l'entraîna vers le lit.

— Te prouver jour après jour à quel point je suis heureux que tu sois ma femme... pendant une bonne cinquantaine d'années. Au moins.