Spiritualité « Etre Libre » N° 15 (Février 1946)

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    9 ' Anne 15 fvrier 1946

    SPIRITUALIT(revue mensuelle de culture humaine,

    fonde en 1936, sous le litre " Etre Libre ")

    Science, Religion, PhilosophieDirecteur-Fondateur ; RAM LINSSEN

    Administration pour la France

    et ses Colonies :

    Editions ADYAR

    4, Square Rapp, PARIS 7mCh ques postaux Paris ; 4207.47

    Tl. : Sg ur 74.48

    Rdactrice en chef :Marguerite BANGERTER.

    Correspondance et manuscrits71, rue de la Victoire, Bruxelles

    Paiements au C. C. P. 6204de l'Institut Suprieur

    de Sciences et Philosophies

    SOMMAIRE

    Message de Pondichry .....................................

    Evolution da la mobilit ...................................

    Le dveloppement et le rle de l'intuitiondans l'ducation de l'e n fa n t.....................

    Herman de Keyserling ...................................L'Intuition (suite) .............................................

    La leon de la C a p ti v it ...................................

    Le pacifisme et la Bchagavad Git (suite) .

    Publications sur l'Inde ...................................

    Ram Linssen

    Ghislaine de Lalande

    Andr MiguelPierre d'Angkor

    Pierre Adam

    H. Corcos

    Vishvabandu

    PRIX : 15 francs belges le numro - 120 francs l'abonnement annuel. Prix en France: 30 francs franais - Abonnement: 300 francs franais.

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    Messages de Pondichry

    La revue Spiritualit a le plaisir d annoncer aux lecteurs larception dun message de lAshram de Shri Aurobindo envoy paravion de Pondichry, transmettant la bndiction du grand sage hindou.

    Nous recevons au moment de mettre sous presse une documentationintressante comportant notamment diffrents textes imprims sur lesparchemins confectionns l'Ashram mme.

    Des penses et prires crites de la main de la Mre, en anglais eten franais, une plaquette de Shri Aurobindo intitule The Four Aids ainsi que divers autres textes figurent parmi lenvoi reu.

    Nous communiquons aujourdhui fragmentairement, les extraitsessentiels des penses contenues dans ces publications.

    Sincrit !

    Sincrit, Sincrit! Comme est douce la puret de ta prsence ........

    Chaque mouvement de sincre et confiante aspiration vers le Divin

    appelle en rponse lintervention de la Grce.

    Il est dit, dans une vieille tradition, que si douze hommes sincresunissaient leur volont et leur aspiration pour voquer le Divin, ilserait oblig de se manifester. Mais la volont doit tre unique et semblable, laspiration d'une sincrit complte.

    L A M E R E .

    Toute aspiration sincre produit son effet; si vous tes sincrevous crotrez dans la vie divine. Pour tre entirement sincre, il fautvouloir seulement la vrit divine, se soumettre de plus en plus laM re Divine, rejete r toute exigen ce personnelle et tout dsir autre que

    cette unique aspiration, offrir au Divin toute action de la vie et accomplircette action comme le travail qui vous est dparti, sans permettre legodintervenir. Telle est la base de la vie divine.

    On ne peut pas devenir tel tout dun coup; mais si lon aspire sanscesse que lon fasse appel tout moment laide de la divine Shakti,avec un cur sincre et une volont droite, on est sr de crotre de plus en

    plus dans cette conscience.

    Etre sincre signifie lever tous les mouvements de ltre au niveaude la conscience et de la ralisation les plus hautes quon ait atteintes.

    'L a sincrit exige lunification et l harmonisation de ltre tout

    entier dans toutes ses parties et tous ses mouvements autour de la volontdivine centrale.

    S R I A U R O B I N D O .

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    En mditation, la premire et la plus imprieuse ncessit est untat de sincrit parfaite et absolue dans la conscience entire. Il estindispensable de ne pas se tromper soi-mme et de ne pas tromper les

    autres ou tre tromp par eux. Nous avons dj dit quelle futile etvaine entreprise serait de vouloir tromper le Divin. Souvent les genssouhaitent certaines choses, ils ont une prfrence mentale ou un dsirvital; ils veulent que l'exprien ce se produise d une certaine . faon ouquelle prenne une certaine tournure qui satisfassent leurs ides, leursdsirs ou leurs prfrences; ils ne restent pas impartiaux, comme une page,

    blanche prte enregistrer simplement et fidlement le phnomne.Dans ce cas, ce qui se passe ne leur plait pas, ils peuvent facilementse dcevoir; ils voient une certaine chose qui peut tre simple et droite,pour la magnifier en une exprience extraordinaire.

    L A M E R E .

    Ceu x qui travaillent pour la M re en- toute sincrit sont prparspar ce travail mme pour recevoir la conscience vritable, mme sils nesassoient pas pour mditer ni ne suivent aucune pratique particulirede Yoga. Il nest pas ncessaire de vous dire comment mditer; tout cequi peut tre utile viendra de soi-mme si dans votre travail 'et toutmoment vous tes sincre et que vous vous gardiez ouvert la Mre.

    S R I A U R O B I N D O

    Si vous adoptez en toute sincrit le chemin de la soumission, ilny a plus de danger ni de difficult srieuse. Le tout est dtre sincre.Si vous ntes pas sincre nentreprenez pas le Yoga. Si vous vous occupez d'affaires humaines, vous pourriez avec quelque chance de succsavoir recours la tromperie; mais il ny a aucune place pour la tromperiedans vos relations avec le Divin! Vous pouvez vous avancer sur lechemin en toute scurit si vous tes candide et ouvert jusque dans lesprofondeurs de votre tre et si votre unique but est datteindre et deraliser le Divin, d'tre guid par lui seul.

    Il est funeste, sur le Sentier, de tcher de passer pour ce que lonnest pas. On ne peut tromper Dieu.

    La sincrit dans laspiration attire toujours le secours ncessaire.

    Si nous permettons un mensonge, si petit soit-il, de s'exprimerpar notre bouche ou notre plume, comment pouvons-nous esprer devenires parfaits messagers de la Vrit? Le parfait serviteur de la Vritdoit sabstenir mme de la plus petite inexactitude, exagration ou dfor

    mation.

    Dans la sincrit est la certitude de la victoire.

    L A M E R E .

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    A propos de la Bombe atomique

    En elle-mme, la bombe atomique est un merveilleux accomplisse

    ment; elle est la preuve que le pouvoir de lhomme sur la matire a considrablement augment. Mais il est regretter que ce progrs dans lecontrle de la matire ne soit pas le rsultat normal dun progrssimilaire dans la conscience et la vie spirituelles; car seule la consciencespirituelle a le pouvoir de ragir contre les dangers de pareilles dcouvertes et den annuler les effets. Nous ne pouvons pas et ne devonspas arrter le progrs. Mais il faut veiller ce que, sur les deux chemins,lextrieur et lintrieur, son avance se fasse dans un quilibre croissant.

    L A M E R E .

    Litanie de RamdasRamdas naquit dans lInde occidentale en 1886; aprs avoir vcu

    une trentaine dannes au sein de sa famille, il se fit moine errant etentreprit de long priples autour de lInde (Carn et de plrinage. Collectiondes 3 Lotus.) Pendant un sjour assez prolong quil fit dansune caverne, il composa plusieurs litanies dont nousdtachons celle-ci :

    O H O M M E !

    O est la douceur elle est en T oi.O est lamertume elle est en Toi.O est le bonheur il est en T oi.O est la misre elle est en Toi.O est la lumire elle est enToi.O sont les tnbres elles sont en Toi.O est l'amour il est en Toi.O est la haine elle est en To i.O est la chaleur elle est en T oi.O est le froid il est en Toi.

    O est le bien il est en Toi.O est le mal il est en Toi.O est la vrit elle est en Toi.O est la fausset elle est en Toi.O es t la sagesse elle est en Toi,O est l'ignorance elle est en Toi.O est le ciel il est en Toi.O est l'enfer il est en Toi.O est l'illusion elle est en Toi.O est Dieu il est enToi.

    Om Shri Rm.

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    Evolution de la mobilitMusiqu e, danse et spiritualit.

    Existe-t-il un rapport entre la danse cet art du mouvement parexcellence et la spiritualit ?

    Certes, oui, si lon considre cette dernire comme un mouvementspcifique de lme. Et ne lest-elle pas en ralit ?

    Lune des caractristiques essentielles de la rvolution spirituellequi saccomplit, n'est-elle pas de faire jaillir, telle une vague immense,la notion dynamique dun mouvement universel, notion qui semble irrsistiblement dferler dans les conceptions les plus varies, dans es secteurs les plus divers de la pense humaine ?

    Les progrs rcents de la science ont mis en relief lexistence dunmouvement perptuel uvrant ternellement au cur des tres et deschoses, en dpit de tout ce que leur aspect extrieur offre de fig etdimmobile.

    Le prince Louis de Broglie, membre de lInstitut, n'hsite pas dclarer que la physique a pour ainsi dire dmatrialis la matire, en luienlevant son aspect substantiel, en la rduisant n'tre quune forme de lnergie . (L'avenir de la science - Pion 1941.)

    Les philosophes de l'Inde et de la Grce antiques avaient dj, parleur intuition pntrante, intensment pressenti l'existence du mouvementintrieur des choses.

    En ce sens, les dcouvertes actuelles de la science, ne constituentque la confirmation clatante du bien fond dune intuition perue parles mystiques depuis les temps les plus reculs.

    Limportance fondamentale de cette notion a t mise en lumirede faon magistrale par le professeur Edouard Leroy, membre de lInstitut, dans son cours au Collge de France.

    O que se portent nos regards, rencontrent-ils jam ais des corpsimmobiles ? Le repos nest toujours que relatif et apparent.

    Jus qu quel point ltre matriel se mobilise-t-il ainsi devantnous ? La rponse de lexprience est sign ificative : mesure quellecrot en prcision et en finesse, elle ne trouve plus dimmobilit, ni de

    constance, mais une trpidation perptuelle. Plus de termes dfinis :un devenir incessant apparat.

    Impossible de contester ce fait. Tous les objets observables semeuvent et les lments qui composent chaque objet se rvlent ds quelanalyse peut y mordre, comme un prodig ieux en trecro isem en t de flux et d ondes, un incalcu lable d ifice d tag es vibratoires, si bien qu larigueur du terme, nous ne saisissons dans lUnivers que des mouvements

    poses sur des mou vements. (Exigence idaliste. - Edit. Boivin.)

    Lensemble des tres et des choses qui forment lUnivers apparatds lors comme une multitude de formes varies, apparemment statiques,au sein desquelles uvre une seule et mme vie.

    Depuis les profondeurs du monde atomique jusquaux lointainesgalaxies, le monde phnomnal est littralement suspendu la mouvance extraord inaire dun indfinissable quelque chose .

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    Il est c et cla ir insaisissable, cette fuse ternellement fuyantedont l'ensemble des dbris teints forme lUnivers matriel.

    Quels sont dans ces conditions, les rapports existant entre lhomme(centre relativement statique) et cette vie profondment dynamique jai llissant perptuellement au plus intime de son tre.

    Lvolution ne serait-elle pas en dfinitive lexpression de la ten-dance quauraient les choses et les tres, retrouver la fluidit, la mobi-lit, la spontanit de lessenc e profond me nt mouvante dont ils ont surgiet laquelle sont suspendues leurs existences mme ? Ne consiste-t-ellepas en un affranchissement progressif des contraintes du milieu ambiant ?

    La Nature, ne procderait-elle pas, par un travail lent et mthodique, la recherche dexpressions de plus en plus souples, de plus en

    plus mobiles par lentremise de structures de plus en plus complexes ?

    Ne chercherait-elle pas. en dernire analyse, la cration d'instrumentsd'expression de plus en plus adquats la manifestation, lextriorisation du mouvement profond ?

    M . Bergso n nous montre dans lEvolution Cratrice commentl'histoire de l'volution laisse entrevoir une ascension lente et progressive de lintelligence, qui sest constitue le long d'une ligne qui monte travers la srie des vertbrs jusqu l'homme .

    Cette intelligence apparat comme procdant une adaptation deplus en plus prcise, de plus en plus souple, de la conscience des tresvivants leurs conditions d'existence.

    Du minral jusqu l'homme, en passant par lamibe, il y a progression incontestable de la mobilit.

    Le vgtal est plus mobile que le minral. Lanimal lest infinimentplus que le vgtal. Quant lhomme, ne ralise-t-il pas la plus grandemobilit de ce monde ? Encore faut-il ici faire la p art du physique etdu spirituel.

    Pour suivre parfaitement lascension progressive de la mobilit travers lhistoire de lvolution, il ne faut pas perdre de vue, que cettedernire a dsert le champs d'expression purement physique pour uvreren profondeur dans les sphres du psychisme.

    Si nous voulons trouver encore vive, la diffrentielle d'volution, nousdit le professeur Ed . L eroy ; nous devons porter nos regards dans lepsychisme de lhomme.

    Ainsi que lexprime Marcelin Boule, depuis fort longtemps, les progrs de lvolution sont bien plus physiologiques quanatomiques, bienplus psychiques que physiologiques.

    Ne discutons donc pas de la mobilit physique de lhomme par rapport ses anctres animaux, mais constatons que le plan psychologiqueest galement l'objet d'une volution introduisant dans la vie psychiquede l'individu un dynamisme spirituel grandissant.

    Lhomme primaire est psychologiquement immobile. Il est riv sesinstincts. Il est esclave de ses passions, et ses apptits gostes. Son attachement aveugle aux formes du monde extrieur qui lui semble lunique ralit le conditionne totalement. Lme mre s'oriente au con

    traire vers le dtachement.Ds que le fini humain tend vers la dcouverte de l'infini divin le

    dlice de celui-ci larrache la magie des limitations engendres par

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    lignorance et l'gosme. L'homme parfaitement volu devient de plusen plus libre. Il est spirituellement de plus en plus mobile.

    L'homme ordinaire sidentifie son corps, son nom, sa maison.Il s'associe une foule de possessions matrielles ou subtiles.Lhomme volu se dissocie. de son milieu. Le premier est riv

    des points privilgis. Le second tend de plus en plus s'en affranchirpar une sorte de dtachement affectueux, qui ne peut tre confondu

    avec une mortelle indiffrence.Il y a dans cette marche volutive une indiscutable progression vers

    plus de mobilit et de libert. En un certain sens ces deux termes pour

    raient tre synonymes.

    :M s

    Dans l'homme et par l'homme lnergie des profondeurs est devenueconsciente et s'exprime la surface.

    Qu'est-ce que la personnalit humaine sinon une ouverture consciente que sest pratique lnergie infinie uvrant dans le cur profond des choses ? Ouv erture qui permet l'nergie des profondeurs desextrioriser, de sexprimer librement dans le temps et lespace...Ouverture qui, grce au travail lent et mthodique des sicles est devenue le merveilleux difice architectural que constitue lhomme.

    Toutes les activits humaines ne sont-elles pas en dernire analyse,des tentatives dexpression, dextriorisation plus ou moins compltes dumouvement ? N y a-t -il pas dans lvolution une marche croissante vers

    la Libert, vers la mobilit ?

    Laffirmation krishnamurtienne Complete vulnerability is wisdom ,nous le ferait supposer. (L a sagesse rside dans la vulnrabilit complte

    au mouvement de la Vie.)

    Les arts constituent dans leur ensemble une sorte de gamme progressive dans la plnitude dexpression du mouvement.

    Depuis larchitecture que Goethe appelait une musique fige ju sq u la danse, expression suprmement humaine du mouvement, n ya-t-il pas en effet toute une srie de nuances riches et dlicates, dans l'expression progressive du mouvement ?

    Il est impossible de passer sous silence une des plus remarquables etsubtiles de ces nuances : la musique.

    Tandis que la sculpture, l'architecture et la peinture nous donnentdes mouvements de la Vie, des tmoignages figs, la musique et la danse,au contraire, revtent un caractre essentiellement dynamique.

    Ne puisent-elles pas le plus souvent leur richesse dans leur fluidit,dans leur dynamisme, dans la succession de leurs moments varis, nesont-elles pas une harmonie en mouvement ?

    La musique, puissante magicienne, ne parvient-elle pas en effet, mettre en valeur les richesses, silencieuses et caches, de moments calmeset solitaires, en les encadrant, soit daccords majestueux ou de notes humbles et timides. Par ces silences, mis en relief au moyen de contrastes, lamusique ne parvient-elle pas faire jaillir, projeter en nous, les richesses latentes de lintriorit inexprime des choses ?

    Le propre de lvolution spirituelle n'est-elle pas dailleurs de nous

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    faire apprcier la souveraine richesse du Silence, ou le contemplateurmort ses propres limites communie avec l'univers entier.

    ** *

    Alfred Colling nous rvle les splendeurs et la profonde spiritualitde la musique dans son livre Musique et Spiritualit .

    Retrancher de la musique son caractre spirituel serait supprimersa raison d'tre, car ce serait la dtacher de cette me qui lui mnageune ouverture sur linfini et lui permet d'en revenir toute charge dinexprimable, dblouissements et damour.

    La musique va aussi loin que l'me peut aller. E t si elle manedune me assez forte pour entrer en contact avec Dieu, elle constituecette rvlation que Beethoven plaait au-dessus de toute science et detoute philosophie. ( Musique et Spiritualit , par A. C olling - Col

    lection Prsences , Pion.)N existe-t-il pas pour la danse et la musique, une sorte dapothosedont elles ne sont que des reflets respectifs et cette apothose ne seralise-t-elle pas toutes les fois que surgit une fluidit, une souplesse,une agilit dune telle ampleur, que leur paralllisme avec la Vie, lestransfigure en termes de cette lumineuse ralit ?

    Les meilleurs compositeurs ne sont-ils pas de simples mais parfaitsmdiums exprimant en mouvements harmoniques les dlices d'une mevisite par la grce dune ineffable et divine prsence.

    Je ne puis rsister au dsir de citer ici encore un merveilleux fragment dAlfred Colling, au sujet de la musique me sonore .

    Expressive par essence, elle ne cesse d'appartenir linexprimable.Moyen sans doute unique de communication entre les mes, elle nousconfirme dans le sentiment de notre absolue solitude.

    Elle nous dpersonnalise, en exaltant lextrme tous les lmentsde la personnalit. Soumise des rgles, des lois extraordinairementprcises, elle parvient seule, suggrer l'indfini, linsondable, le mouvant, linsaisissable.

    M anifesta tion suprieure de la spiritualit elle ne requiert pasdintelligence, mais elle ne lexclut pas non plus.

    N en est-il pas de mme de la danse, et en gnral de toutes lesexpressions de la mobilit ?

    -La ralisation dune danse parfaite ninclut pas ncessairement l'intelligence au sens habituel de ce mot, mais elle ne lexclut pas non plus.Nous dirons mme quelle implique spontanment lune des formes lesplus leves de lintelligence : lintuition.

    Q u est-ce que la danse idale, sinon que lexpression la plus parfaite, la plus souple et la plus vivante des lans crateurs qui surgissentdans les profondeurs de l'me de linterprte.

    La frquence, lampleur de ces lans crateurs sont intimement lis lpanouissement de lintuition.

    Ne nous tonnons donc pas du caractre sacr de la danse chezles orientaux.

    La danse nest pour eux, que lextriorisation dans le temps et les

    pace dun mouvement dans dont les origines profondes sont essentiellement spirituelles.

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    Si tout l'art du pote consiste, comme le disait Vishvanatha, devenir le parfait rceptacle de la saveur , celui du parfait danseur consiste apprhender dans leurs phases premires les lans dun dynamisme

    empruntant sa richesse l'essence profonde des choses.Une double condition semble requise pour porter la danse vers lesultimes sommets d'harmonie et de mobilit : d'abord de la part de l'interprte, une disposition intrieure spcialement dpouille de consciencede soi, un dynamisme intense, accumulant les richesses explosives del'nergie faire jaillir; ensuite, une souplesse, une sensibilit, une agilitcultives, portes leur plus haut panouissement depuis lge le plustendre : souplesse, sensibilit, agilit qui porteront fidlement les empreintes mouvantes des phases successives de llan crateur.

    Le parfait danseur ne peut tre donc qu'un homme complet, parfaitement harmonis.

    Lhomme complet est celui dont les qualits d'intelligence et damour

    ont atteint leur plein panouissement dans une harmonie totale. Le caractre complet de cette dernire lui permet d'adhrer chaque instant auPrsent. Cette adhrence au Prsent est la condition indispensable d'uneefficience d'action maximum. La science nous fait envisager les tresvivants comme des transformateurs d'nergie en mouvement. Lhommevolu, le Sage , et tous ceux qui mritent la qualification d tres spirituels ralisent le maximum de rendement possible au cours de leurstransformations nergtiques.

    Il est d'une urgente ncessit que chacun prenne dabord pleinementpossession de lui-mme, regroupe et coordonne ses forces dans un sensradicalement diffrent des orientations passes. L'volution dji la science,

    la prcipitation des vnements nous montrent que les conceptions statiques de l'existence humaine et de Dieu sont rvolues. Lart lui-mme nepeut chapper cette exigence dun dynamisme nouveau.

    Ram LINSSEN.

    Le dveloppement et le rle de l'intuition

    dans l'ducation de l'enfantChaque fois que les individus ou les peuples mconnaissent les

    valeurs essentielles de lhumanit, les intrts particuliers priment lintrtgnral et la souffrance rgne sur le monde.

    Nous avons eu de nombreuses occasions de le constater pendant lesremous sociaux de la guerre et de laprs-guerre.

    Pour modifier cet tat de choses, dingnieuses et indispensablesrformes nous sont proposes, rformes qui ne seront efficaces que sinous parvenons transformer le cur et lesprit des hommes, en leshaussant vers plus de grandeur. Et nous concevons quune rforme de

    lindividu implique une rvision de lducation de lenfant surtout aupoint de vue de sa conscience morale et de lintuition.

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    (O r, si nous parvenons avoir spontanment la connaissanceclaire, droite, de vrits sans lintermdiaire du raisonnement, nous per

    cevrions aussi dune faon nette et immdiate ce qui distingue le biendu mal c.--d. ce qui contribue lvolution ou ce qui la contrecarre, endautres mots notre intuition morale serait exacte. Nous voyons donc quelintuition morale, ntant en quelque sorte quun rayon de l'intuitiontout court, il est possible, si nous pouvons agir sur cette dernire,dagir par la mme occasion sur son rayon ou aspect moral. Sans douteest-il logique de penser, quinversement, en stimulant son aspect moral,nous acclrerons son panouissement tout entier.)

    Avec amour, penchons-nous un instant sur lenfant au berceau, etdevant ce radieux spectacle, symbole dun espoir toujours renouvel, songeons toutes nos responsabilits.

    Il est heureux quun nouvel apport de la science, la dcouverte despriodes sensibles de lenfance des tres, soit venu nous rvler laprsence en lenfant dinstincts guides dont-il nous faut tenir comptesi nous voulons viter en lui, la manifestation de nfastes caprices, difficiles combattre.

    La mre qui sest intresse cette dcouverte importante, cherchera crer chez lenfant les bonnes habitudes indispensables la premireenfance, tout en respectant son lan intrieur qui, lui, obit, des lois

    inluctables.

    C est dans cette am biance de comprhension, d ordre et damour,ou les nremires manifestations de la conscience morale de lenfant

    seront le plus apte clore.Conscience morale. Intuition du bien.

    Qu e le jeune enfant peroive vite les termes : avoir bon c ur , couter son petit c ur . M re s attentives, l intonation de votre voix,votre sourire joyeux, quand il aura bien agi, les lui feront rapidementsaisir. C est ainsi quen coutant son petit c ur , il apprendra se mettre la place des autres, en loccurence celle de ses petits amisou dun animal familier, personnages principaux de son univers enfantin.

    En faisant suivre par son enfant ce grand commandement damour,la mre le f^ra sortir de lqocentrisme naturel cet ge, et par l mme,

    elle af

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    consquent aussi de son intuition tout court , le moment est venu denous rappeler la dfinition quen a donne le grand penseur individualiste,

    Krishnamurti, qui nous dit :

    Lintuition est une fusion de l'intelligence et de l'amour, o aucunmoment ces deux facults ne se dissocient . Comment pourrons-nousfaire tendre les nergies de lenfant vers cette fusion ?

    A lge o le petit homme se passionne pour la littrature daventures, il prouve de grandes admirations et souvent choisit un hros.Mres qui levez votre enfant avec ferveur, faites quil le choisisse parmiles plus grands et les plus purs serviteurs de l'humanit. Racontez-lui endtails, la vie prodigieuse dun sage ou dun saint, en de brves et charmantes causeries pendant lesquelles vous partagerez son jeune et ardententhousiasme. Toutefois, ayez grand soin de lui faire comprendre quilne sagit pas d'imiter servilement, de copier un autre tre aussi grandsoit-il ; non, il sagit, avec les possibilits qui sont enfouies dans son curet son intelligence darriver jouer un jour un utile et noble rle dans lemonde des hommes. N'oubliez pas qu cet ge, votre influence peut tredcisive sur la formation de son caractre ; et profitez du fait quentre 10et 12 ans, les enfants sont souvent idalistes et ont soif de beaut morale.

    Faites lui concevoir que pour atteindre cette beaut morale, iln y a qu'un seul moyen : se surpasser, tre tous les jours meilleur, pluspur, et puisquil possde a ce moment-l une tendance naturelle agirselon ses plus nobles aspirations, amenez-le rendre service dune manire dsintresse et intelligente.

    Amenez enfin, dans son esprit le principe quil y a une clart, unepuret morale laquelle il est aussi ncessaire de veiller qu' la pro

    pret physique.Comme autrefois, quil continue couter attentivement la voix de

    sa conscience et se mettre la place des autres, mais cette fois-ci enfaisant un travail plus consquent. Quand il a mal agi, il faut quil sachepourquoi il a fait mauvais usage de son intelligence, pourquoi il a tgoste, pourquoi il sest diminu vis--vis de lui-mme. Ce ne doit trequun court examen de conscience, mais il doit tre efficace, vivant.Aprs cette brve concentration d'esprit, la bonne rsolution tant priseou les torts ayant t rpars, renvoyez-le son travail ou ses jeux.

    Layant habitu sinterroger lui-mme, penser par lui-mme, pointn'est besoin de discours. Les discours moraux ennuient les enfants, ils

    ne les coutent pas et ce qui est plus grave, prennent en horreur tout cequi touche la morale.

    En vrit, noublions pas que ladulte agit bien plus par sa prsence,son exemple, son attitude, que par ses paroles. La puissance de lamourmaternel doit en quelque sorte servir de boussole aux penses de sonenfant en les orientant vers le bien ; mais, cest lui qui coute la voix desa conscience , c est lui oui pose des actes, et c'es t lui qui en subit lesconsquences, ce qui lui fait saisir la notion de responsabilit.

    Quand la personnalit naissante de l'enfant le rendra trop possessif,et que sa conscience morale sera hsitante, la mre, tmoin discret descombats intrieurs de son enfant, devra toujours agir avec infiniment

    de dlicatesse. L'atmosphre morale dans laquelle il vit, les prsences quilentourent, doivent faire sentir au petit homme quil doit dsirer acqurirdes connaissances non par orgueil, non pour dominer, ni pour conqurir

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    des distinctions, mais pour se surpasser afin de mieux aidez les autres.Pourquoi serait-il orgueilleux de ses acquisitions intellectuelles, le

    savoir n 'est-il pas illimit ? Pourquoi cherche rait-il dominer, dominer

    n'est-ce pas porter atteinte la libert morale d'autrui, or le bien dufrre est sacr. Pourquoi d sirerait-il obtenir des distinctions ? Les distinctions n'ont-elles pas t inventes pour la comparaison avec les autres?

    Or, vous aurez eu soin de ne jamais le comparer qu' lui-mme.

    Nous avons vu quen provoquant par son enthousiasme pour toutce qui est noble et beau, des tats de conscience correspondants chezson enfant, la mre contribuait lpanouissement de son intuition.

    Ecoutons ce sujet Carel qui dans L'homme cet inconnu , crit : L'intuition peut se produire chaque fois que nous avons un lan passionn vers la beaut ou quand nous cherchons avec passion la vrit .

    11 est certain que la coopration de lintelligence et des sentimentsde lenfant, le conduisent la recherche de la vrit, lui font discernerpar lui-mme la vraie route de la fausse et lui font percevoir le justequilibre en toute chose.

    Cette facult de percevoir spontanment le juste quilibre en toutechose cre en lui le jugement intuitif pertinent. Qui de nous n'a remarquque la plupart de nos jugements sont intuitifs ? Ils sont intuitifs dunepart cause de la rapidit avec laquelle nous sommes amens prendre une dcision, par exemple devant un danger, d'autre part, par lefait quil nous manque souvent des donnes, ce qui se produit quandnous choisissons une profession.

    Mais lge o closent les sentiments altruistes, que de belles aspirations nont pas t dtruites chez lenfant qui vit dans un milieu o iln'es t question que d'intrts et d'accumulation de richesses ! Au lieude lui apprendre admirer ladulte qui pose des actes altruistes et dsintresss, on lui fait uniquement miroiter tous les avantages matrielsquobtient celui qui arrive , qui russit ( gag ner beaucoup dargent).

    Au lieu de respecter et dessayer dintensifier l'lan naturel de savoix intrieure qui cherche llever au-dessus de son gosme, on fixepeut-tre jamais l'enfant dans le cercle infernal des sches exigencesde son je .

    Quand nous prnons les actes dsintresss, il est entendu daprsce qui prcde, que ce sont ceux qui sont non seulement dsintresssmais aussi intelligents.

    Il est par exemple vident, quen encourageant un grand frre toujours cder aux fantaisies de son cadet, on lui fait poser des actesqui sont sans doute dsintresss, mais qui n'en sont pas moins inintelligents puisqu'ils contribuent renforcer les tendances gostes de son

    jeun e frre.

    Certaines personnes trs positives, vont peut-tre se rcrier et nousfaire remarquer que nous appuyons fort sur llimination de lgosme.sur le dsintressement, et quil est bien certain que la vie est souvent

    dure et ncessite une attitude virile.Nous leur rpondrons que nous sommes daccord sur la ncessit

    dtre fort pour affronter les difficults, les expriences journalires, et

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    cest justement la raison pour laquelle, nous dnonons le besoin urgentde se connatre et de se surpasser.

    Qui se connat bien, connat les autres.L'enfant moyennement dou, dont on guide la voix intrieure, sans

    rien imposer, arrive dans la plupart des cas, une comprhension remarquable de lui-mme et de son entourage.

    Il percevra le mal et se rendra compte de ses causes. Mais il seramoralement inexploitable, c.--d. que le mal ne le touchera pas. Il cherchera le vaincre avec comprhension et amour.

    Voici notre enfant arriv lpoque de ladolescence. Comment est-il?Comme tous les adolescents, il cherche par un puissant travail int

    rieur quilibrer les possibilits qui sont en lui.Ne se trouve-t-il pas en face du monde, en prenant conscience desa personnalit ?

    Lenfant dont nous avons voulu dvelopper lintuition, sest habitudabord pendant un instant, puis plus longuement, se concentrer. Parcet effort, par ce travail mental court mais rpt, notre adolescentest arriv dceler souvent seul le point essentiel de ses difficults, deses problmes. Son esprit conoit la synthse.

    Le moment est venu de lui donner lintuition scientifique de lunitde la vie.

    Ici intervient le rle du matre. Il serait de la plus haute importanceque le professeur qui est appel exposer la jeunesse la constitution

    de la matire, soit un tre, la fois trs intelligent et dou dune hautevaleur morale, car il est indispensable que lexpos soit dune clartlumineuse, et que les consquences au point de vue philosophique, soientbien amenes et frappantes.

    Si ces conditions sont ralises, ladolescent sentira que les autreset lui sont ptris de la mme argile, sont composs des mmes atomes,de la mme lumire et que par consquent la fraternit est un fait.

    Devant lblouissement de cette rvlation scientifique, les sentiments de ladolescent habitus sexercer en harmonie avec son intelligence, se concentreront en un puissant amour, en une irrsistible volontdaction, laction du frre travaillant pour le frre. Peut-tre mme y

    aura-t-il quelques jeunes auditeurs, qui, ralisant subitement le peu dechose que reprsente leur petite personne de surface, concevront la ralitsous-jacente tous les phnomnes illusoires, concevront Dieu.

    A nous de lavoir habitu se mettre la place des autres, nousde lui avoir fait dsirer de se surpasser par lharmonie du cur et delintelligence, nous de lavoir habitu se concentrer, nous de luiavoir fait sentir quil est indissociablement uni lhumanit toute entireet lunivers en la mme lumineuse essence.

    Ghislaine de LALANDE.

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    Herman de Keyserling

    Une philosophie du Sens

    Il nest pas dans lhistoire de la philosophie de figure plus contraste,plus multiple que celle du Comte Herman de Keyserling.

    Sans doute, doit-il sa double ascendance allemande et slave cedon de la synthse dialectique associe une grande ardeur vitale.

    Si on examine son uvre la lueur de ce courant philosophique qui,depuis Shopenhauer a enfant la critique des valeurs traditionnelles deNietzsche et fut le prolgomne une pense que rejette le carcan de lapriori et qui tente de relier l'exprience aux catgories kantiennes dansun mouvement inverse de celui quempruntaient les idalistes, si on la

    contemple, dis-je, de ce point de vue, on saperoit quelle se situe entrele volontariste allemand et des cadets de valeur comme Heidegger, GabrielMarcel, Ren Lesenne. C'est une faon occidentale d'envisager l'apportdu mage de Darmstadt.

    Ce mirador ne nous dcouvre quune face de luvre. Keyserling,certes, exalte l'exprience qui doit nourrir les hautes vertus ncessaires la dcouverte de la Sagesse, considre les phnomnes comme la moisson o chacun rcolte ce qui lui convient. Caractres qui l'apparentent maints, penseurs existentialistes , entendrait-on par cette pithte lesquelques dandys maniaques qui occupent pour linstant le prosceniumde la vanit littraire.

    La pense de Keyserling ne tient pas son originalit dune plusou moins habile manire d'exprimer les ides la mode. Elle est marquepar un dessein plus hardi : une grande unit, une vaste fraternisationdes deux forces spirituelles qui se partagent l'humanit. L'Orient et lOccident tentent de trouver un terrain de comprhension rciproque auxtermes de tous ses livres delphiques qui jettent dans le futur des phosphorescences.

    Il est parfois droutant, il semble par moments contradictoire, cepote fougueux de la vie. N'est-ce parce quil ne veut rien ngliger dela varit des dons magiques du Cosmos. Le lecteur fru de htiveconstruction, amateur d'idalisme gratuit ne sera pas satisfait. Il fautavoir lu toute luvre pour se faire une opinion densemble. Il fautattendre les nouveaux livres pour connatre lvolution de cet esprit quine se cristallise jamais. Sa dialectique est guide par le souci dapprofondir, de concrtiser le moi intrieur, si audacieusement quil spanouisse la surface de ltre universel, et, par cette ascension, se libre d'uneforme gnante.

    Je crois que le trait essentiel de cette sage sse, est l'a ide de toutle possible, le dpassement du moi par lui-mme. Rien d'une mthode ausens de Descartes, mais une polarisation cratrice. Il a dsign commela plus fconde celle quil avait exerce en Amrique du Sud. Ma Doctrine, crit-il dans Figures Symboliques ", renouvelle toutes les questions en partant, non pas de lhomme abs trait, mais de l'me vivante .

    Son ralisme est sans illre, ni libre pense, ni mesquin naturalisme.Il prtend ne rien ngliger de ce qui est la mesure de son nergie etde sa dure.

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    L esprit nest pas tout (H eg el), ni la matire (Br ch ne r), ni lesentiment (Goethe dans son stade romantique), ni la volont (Schopen-hauer), ni la raison (encore Hegel), ni le moi (Fichte), ni ltre (Par-

    mnide), ni le devenir (Hraclite), ni linconscient (Edouard von Hart-man et les psychologues mo dernes ), ni la ncessit conomique (M a rx ),ni la politique (certains penseurs allemands m odernes) . ( Sou ffranc eet Plnitude , p. 77.)

    Il va si loin parfois dans cette fougue de sincrit quil parat lgitimer mme les calam its et les laideurs. La guerre se lgitime commeun chaos fcond . (Figures symboliques, p. .)

    Ici, nous croyons qu'il y a de sa part, une fcheuse inconsquence.Elle a pu amener dans certains esprits de terribles confusions, tel estle cas pour l'lan vital de Nietzsche et son amoralit. Toute philosophiepeut recevoir une interptation qui la dtourne de ses sources originelles

    pour la conduire des gouffres bants aux bouches infestes dun enferdantesque.

    On a pris souvent tort les encouragements un retour lexprience, une attention aux tumultes de la vie comme une ngation systmatique de l'Esprit. Il n'en est rien. Celui qui ne craint pas d'voquerlinconscient, lconomique, limmoral ne fait pas pour cela la guerre l intelligenc e. Au c ontra ire, puisque le but de son incarnation estd'atteindre lesprit par une intgration au lieu de l'antique dsintgrationdes cnobites. Ne peut-on toucher ltre aussi bien par lAffirmationque par la Ngation ? Plotin et Denys l'ont-ils ni, ces amants du nantde lascse ?

    Il est certain, et nous pouvons l'affirmer contre des jugements superficiels, que la pense de Keyserling vise, en dfinitive, un soleil spirituelplus blouissant que celui auquel nous accoutumrent des sicles descolastique. Il brille de lclat dun monde qui se consume et irradie lapointe extrme de l'instant. Il n y a de joie que spirituelle (A rt de laVie, p. 259.)

    Je cite ce propos M aurice Bo uc her qui composa la pr face auDiagnostic de lAmrique.

    Si toute philosophie peut tre rsume en quelques phrases, cellede Keyserling, au stade o nous la considrons, sexprimerait ainsi : laphilosophie nest pas une science de lunivers, mais une connaissance de

    la vie des hommes et une action exerce sur elle. Or, dans cette viehumaine, les faits ne sont pas des faits purs et simples : ils ne comptentque par le sens qu'ils prennent ou le sens quon leur donne. Modifier lesens dun fait, cest changer le fait lui-mme. Le changer dans labstrait,cest faire oeuvre de sophiste ou de raisonneur. Mais le saisir et le fixerdans les mes, c est faire uvre de philosophe : le sens se fortifie del'adhsion quon lui apporte et notre monde humain qui est tout entieren superstructure peut tre transform par la comprhension que nousen prenons. Le sens, si lon veut parler par images, mrit sous de multiples corces : il est toujours latent et accessible : libre nous de nous ennourrir et de lui devoir une vie plus saine et plus forte. Si nous nesavons pas latteindre, il retournera la terre et des possibles meilleursauront attendu en vain.

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    Les influences orientales dans la pense de Keyserling sont nombreuses. J en dgagerai les plus importantes.

    Le Sens, action cratrice plutt qu'attitude passive, est la facultqui dcouvre le contenu spirituel, dpasse l'apparence phnomnale poursuivre le sillage du devenir Cosmologique. L'Habitude, lexercice du Senscrent un homme nouveau appel M age par opposition au savant. LeMage nglige ce qui est arriv un terme, ne reconnat comme sien quele mouvement, ne croit pas au dfinitif. Car appellera-t-on dfinitives,closes, les formes infinies qui se combattent et se compltent, existant envertu de leur manque. Jamais, le Mage ne se fera dfenseur dun systme,dune de ces petites russites vaniteuses dues une poque, ou fruit desrflexions d'un hglien distingu.

    La morale mme, nest pas considre comme une fin en soi, nerevt pas une aube blanche qui consacre et promet la batitude des

    cieux.Les Ecritures Saintes ne sont plus fcondes lorsquon les a forma

    lises dans le cadre rgl et pompeux d'une glise.

    LEsprit bouleverse cette ordonnance, ces difices de pacotille commeJsus chassa it du temple les vendeurs ; Il a fallu, hlas, que le ch ristianisme se fige sous lgide de jurisconsultes et sous la pourpre de Constantin.

    La parole du Christ, ce message si noble, si subtil est tombe dansloreille de commerants avares et de guerriers sanguinaires.

    N en dplaise daucun, Thom as dAquin est plus vnr et pluscout dans lglise officielle que le poverello d'Assise. L'Occident a

    model l'enseignement du Christ son image.

    Ce souffle imptueux qui passe dans lme, Keyserling na pasvoulu l'abandonner une solitude anarchique. Il l'humanise, lenserredans son cadre naturel. Il exalte les vertus du mariage et de la famille.La femme y joue un grand rle, sa fcondation spirituelle de lhommeest des plus importantes.

    A ce sujet, il a des pages admirables dans La V ie Intime .En dfinitive, toute sa pense revient une dmarche psychologique.Il voudrait que l'on remplace la connaissance rudite, savante, p

    dante, vide, par une comprhension cratrice quil ouvre sagement l'ampleur du monde.

    C est la plus belle doctrine que peuvent suivre les saints et lesartistes, ces mages ternels, perptuellement suivis. Souhaitons que naissent l'Occident de ces hommes entiers, universels qui savent saisir etintgrer toutes les saveurs du possible.

    La beaut et la grandeur de notre vie dpend de cet effort.

    La science, la politique, l art, lamour, la mort : vaines apparencessils ne sont les vagues entrechoques et fluides dun mme ocan.

    Andr MIG UEL.

    r\

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    L'inluition, instrumentde noire progrs spirituel et moral

    (Suite)

    Quest-ce donc que lilluminisme et quels sont ses dangers ?

    Lilluminisme, cest ce que thosophes ou occultistes, appelent lavision psychique ou astrale, vision toujours illusoire et dangereuse, parcequelle est le plus souvent vicie, dforme, fausse, par les prjugsde notre ego, cest--dire par nos passions personnelles, nos ides ounos croyances prconues, en un mot notre formation mentale propre.Jadis, au M oyen-A ge, quand l Eglis e elle -mme contrlai t souv eraine

    ment la foi du fidle, cette foi commune tait une sorte de garde-foucollectif contre les dangers de lilluminisme, cest--dire contre les cartsou les erreurs de la raison, les divagations toujours possibles du sentiment. La foi gnrale maintenait donc en ce temps-l un certain quilibre dans les esprits. Mais aujourd'hui que la foi sest amenuise oumme teinte chez le plus grand nombre de personnes et que lintuitionnaissante, qui doit prendre sa place, se traduit chez elles par le truchement d'une pense libre, ce garde-fou collectif de la foi nexiste pluset chacun n'a plus ds lors pour se garder des aberrations de lillumi-nisme, que sa seule raison. 11 importe donc que celle-ci soit fortementquilibre et sainement dveloppe. Il en rsulte donc que si dans l'ascse........ mystique lindividu doit suspendre parfois pour un temps l'usagede sa raison, jamais pourtant il ne devra consentir son abdication.En tout domaine, la raison demeure le flambeau mis en nous pour nousguider. Et voil pourquoi, quelles que diffrentes que soient les voiesque suivent le philosophe, le savant, lartiste ou le saint, ces voiesdoivent toutes, aujourd'hui plus que jamais, tre des voies dintelligenceou de raison, et le demeurer, sous peine de verser dans lilluminisme,cest--d ire l'illusion ou la folie. L extase vritable du saint, le Sam a-dhi du Yoguin en union avec la Divinit, ou encore le Bouddha ralisantl'preuve suprme du Nirvan a , assis sous larbre B , n ont rien voir avec lilluminisme. Ils ne reprsentent nullement des tats purementpassifs ou rceptifs dimmersion ou dabsorption bate dans un absolu

    ngatif, mais au contraire l'activit suprme et superconsciente de lesprit,unifi l'Activit cratrice. Sans doute, je l'ai dit, de pareils tatsrequirent linhibition momentane de nos facults conscientes, mais nullement, je le rpte, leur abdication dfinitive. Nul na plus nergiquement prn lusage de la raison et du bon sens que le Bouddha lui-mme. (Kalm Suta.)

    Il semble pourtant que, en ce qui les concerne, la mystique et lathologie catholiques aient laiss subsister ici une certaine quivoque.Les saints semblent, dans lextase, vouloir rompre dfinitivement avecleur raison et leur sensibilit. Les auteurs catholiques nous disent quedans le domaine de la foi, comme dans lascse spirituelle, lhomme ne

    doit plus penser : il doit aimer, il doit agir. Comme si lamour et lavolont pouvaient suffire pour la conduite du saint, lexclusion de saraison. Et comme si, dautre part, cet amour divin devait exclure toute

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    sensibilit humaine, ce qui nest m anifestement pas le cas m m e. chezles plus grands saints.

    Suspendre momentanment lactivit de la raison et de la sensibilitpour atteindre aux hauteurs de lextase, ce nest donc pas supprimercette activit. Et cest dautant moins la supprimer quil s'agit au contraire de retrouver en quelque sorte ces deux facults mais comme transposes sur un plan suprieur, unifies dans lacte dintuition. Bien plus,il importe que nos deux puissances subissent ici un changement completdorientation, une vritable transmutation, puisque, orientes naturellement vers le monde sensible, elles doivent 1tre dsormais vers les mon

    des suprieurs, vers les mondes invisibles.

    O h ! je ne sais que trop quun tel langage ne peut tre entendupar beaucoup.

    Il sera rejet par les jouisseurs qui ne considrent dans la vie que

    les plaisirs et les satisfactions sensuelles ainsi que par les pessimistesqui ne veulent voir que les faiblesses et les misres de lhomme. Il seraridiculis par les esprits forts qui se piquent de positivisme et de ralisme.Rveries, divagations, que tout cela ! diront-ils ddaigneusement.

    Eh bien non ! car nous avons ici leur opposer le tmoignage unanime des sages et des saints de tous les temps. Que nous disent-ilseux-mmes en effet, de cette connaissance quils ont acquise et de leurexprience ? Ils nous disent quelles sont en eux le fruit dun tat sublimede la conscience, auprs duquel toute autre connaissance et toutes nospetites certitudes terrestres ne sont rien. Aussi nos philosophes contemporains les plus minents, un William James, un Bergson, un Keyserling,

    pour ne citer que les plus connus, reconnaissent-ils tous la haute valeurquelle propose nos mditations. A tous les tournants de lHistoireen effet, les sommets de lhumanit ne furent-ils pas les grands mystiques ? C est l un fait que nul ne peut contester et que l on doit opposer nos ngateurs. Or, ces mystiques furent des tres comme nous,un peu plus avancs seulement que nous.

    Nous sommes peut-tre mieux mme de juger maintenant dugrand rle quest appel jouer dans lavenir notre facult intuitive,non seulement pour la connaissance de lunivers mais encore pour lapprofondissement de ces grands problmes mtaphysiques qui, de touttemps, ont angoiss lesprit des hommes.

    Pour la connaissance de lunivers dabord, disons-nous. La mthodeinductive de la science, base sur lanalyse et lobservation des phnomnes, se compltera de la mthode dductive prenant son origine dansune vision intuitive de lunit du Cosmos. Mais, je le rpte, cest bienau del encore que peut nous mener lintuition : c'est la solution desgrands problmes mtaphysiques, concernant Dieu, lessence des choses,lme humaine, notre origine premire, notre fin dernire, tous problmesdclars insolubles par la science. Et ceci reprsentera en fait une vritable rvolution dans lHistoire, car sil est une constatation plutt dcourageante mais que lon doit faire, sil est une question que lon doit seposer, cest bien celle-ci :

    Pourquoi la solution des problmes mtaphysiques na-t-elle jamaisavan c srieusement au cours des ges ? Nous co nstaton s que philoso-phies et religions nous proposent depuis des sicles des enseignementscontradictoires. Matrialistes t spiritualistes dfendent avec acharne

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    ment des positions aussi incertaines les unes que les autres. En fait, cestle pitinement sur place de nos philosophies depuis prs de trois millnaires. Serait-ce l une preuve de l'impuissance congnitale de notre

    esprit rsoudre de tels problmes? Non, rpondrons-nous, car la naturene cre jamais rien dinutile. Si donc elle nous a mis au cur ce besoinirrpressible de sonder les mystres, c'est bien la preuve que ceux-cirpondent une ralit laquelle nous pouvons atteindre un jour.Autrement la Nature se tromperait elle-mme en nous.

    M ais a lors pourquoi navanons-nous pas dans cette connaissance ?La rponse est simple. Parce que les hommes ont toujours prtendu rsoudre ces grands problmes la lumire dune seule de leurs facultsseulement, soit lintelligence pour les philosophes, le cur ou la dvotion pour les esprits religieux. Or, on n'arrivera jamais rien aveclintellect seul. L'exemple des philosophies depuis lantiquit jusqu nos

    jours le prouve suffisamment. Les systm es se contred isent et sopposent.D autre part, on na pas progress davantage du ct religieux, ensappuyant seulement sur la foi aveugle et la seule dvotion du cur,

    ainsi que le prouve nettement lexemple des plus grands mystiques eux-mmes, du moins de ceux qui demeurent infods une religion positiveet leurs dogmes de foi. Quelles conclusions positives en effet cesgrands visionnaires que sont les saints nous ont-ils a pportes ?

    Quels progrs ont-ils raliss dans la connaissance prcise de l'invisible et la comprhension plus claire des grand s problmes ?

    Plongs dans les dlices, dans les ivresses de l'amour divin, leuresprit parat confondu et impuissant rien tirer d'intelligible de leursvisions. Leurs aveux sont formels sur ce point. Saint Augustin avoue,dans ses Confessions , son impuissance soutenir la vue de linvi-ible qu'il peroit. Saint Jean de la Croix crit son tour en parlant deses expriences : Je ne dirai pas ce que j ai entendu. J'tais commequelqu'un qui ne sait rien : j avais dpass toute science. E t plus hautje montais, moins je comprenais : c'est le nu age qui illumine la nuit .. .En vrit celui qui monte si haut, annihile son moi et ce quil savaitprcdemment semble toujours et toujours diminu. Sa connaissances'accrot tellement qu'il ne connat plus rien...

    To ut ceci nest gure encourageant, il faut bien l avouer !

    En dpit donc de leurs extases sublimes, de leur joie surhumaine

    et de lillumination intrieure qui les claire, la connaissance acquise parces grands saints demeure obscure et leur entendement ne parvient pas saisir la chose prsente et encore moins la comprendre. Pourquoicela, se dem andera-t-on ? Ma is p arce que leur formation mentale lesemprisonne et les paralyse. Ds lors les voies divines, les grandes loiscosmiques, leur demeurent aussi nigmatiques qu nous-mmes. Ils donnent limpression dtre parvenus sans doute des visions relles etsublimes mais perues au travers de verres dformants, les rendant inintelligibles pour eux. Quoiquil en soit, il est de fait que le supplmentde connaissance relle ou de comprhension de lunivers que leurs expriences nous apportent apparat comme nul.

    Soit, diront quelques-uns. largument peut tre admissible pour lesadeptes des religions, lis mentalement leur foi obligatoire et emprisonns dans les cadres rigides, mais pourquoi les philosophes qui, en

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    tout temps furent des esprits libres, ne purent-ils faire progresser eneux cette vision intuitive de l'esprit ?

    Parce que, rpondrons-nous, lintuition ne peut rellement sveilleret S panouir que dans des conditions bien dtermines : un corps suffisamment purifi par lobservation des rgles d'une existence saine et deZiaute tenue morale : hygine svre, dittique approprie, et surtout,conscience affine et spiritualise. Ceci suppose une intelligence librede prjugs ou de prventions, un caractre droit, intgre, dsintressde toute vise personnelle dambition ou de lucre. La conscience delhomme comme un miroir qui ne peut reflter exactement la lumireuniverselle de lEsprit que quand le cur et le mental ont t suffisamment purifis l'un et lautre de toute souillure, cest--dire de toute passion personnelle. La vraie perception spirituelle postule donc cette purification pralable, physique, morale et mentale de l'individu. Seuls, les

    coeurs purs verront Dieu, cest--dire la Vrit, nous dit lEvangile.

    Comment s'tonner, dans ces conditions, que lintuition, mme cherles philosophes ou les savants qui ne sont pas des hommes meilleursque les autres, n ait pu progresse r depuis lantiquit jusq u nos jours ?Aujourdhui comme il y a 3000 ans, une alimentation grossire et dsordonne empoisonne les corps : d'autre part, les traditions aveugles,les conventions troites, les prjugs ataviques, sociaux ou religieux,comme aussi et surtout les passions de chacun, les jalousies et les rivalits dintrts, obscurcissent les curs, faussent et dforment lintelligence des hommes, quils soient philosophes ou simples mortels. Comment, dans ses conditions, la pure lumire spirituelle de l'intuition sveil-

    lera it-elle dans l'm e du philosophe ? Quel qu'il soit, l'individu demeureaujourdhui aussi troitement que par le pass le prisonnier des limitations, des dformations, des imperfections qui l'enserrent de toute part.

    Certes, il y a aujourdhui le progrs scientifique qui est formidableet qui nous merveille chaque jour un peu plus. Mais nous ne savonsque trop, hlas, que celui-ci na nullement fait progresser lhomme intrieur, lhomme moral, et que la dficience morale de notre civilisationnen a t que plus tristement souligne.

    Or, le progrs dans la connaissance suprieure est troitement liau progrs moral de lhomme, puisque, ainsi que je lai montr, lintuition postule la purification pralable du cur et de lesprit de lindividu.

    Je sais bien que beaucoup souriront en entendant parler dun progrs moral possible pour notre humanit. La guerre et toutes les atrocits qui lont accompagne et suivie ne tmoignent-elles pas au contrairedune formidable rgression morale ? Evidemment, mais ce recul est toutmomentan et imputable des causes bien prcises quil importe de souligner. Ce sera ma conclusion.

    Je dis donc que si nous faisons ab straction de la rgression actuellequimpliquent les vnements sorte de fivre ruptive, de grave maladie qui sest brusquement dchane sur le monde nous devons constater que le progrs de notre humanit a t constant au cours dessices progrs dans les murs, dans lesprit public, dans les institutions et que ni des intermittences, ni des arrts, ni mme des rgres

    sions passagres, n'ont jamais pu lenrayer. Que ceux qui en doutent,l-'.scnt le livre magistral de J. N O V IC O W , La fdration de lEurope (Alcan). Ce livre dresse un tableau loquent et convaincant des progrs

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    successivement accomplis par notre humanit depuis les origines jusqunos jours.

    M ais alors pourquoi aujourd'hui une aussi lamentable rgression ?

    Un recul sest fait aujourdhui, comme il sest fait diffrentespriodes de lHistoire, et comme il se fera encore demain peut-tre,chaque fois que les hommes feront taire leur conscience individuelle pours en remettre aveuglment une autorit extrieure, que celle-cisoit lEg lise ou lE ta t . et suivre sans contrle, sans discernement,les directives ou les commandements qu'elle leur imposera. Au Moyen-Age, quand l'autorit de l'Eglise simposa ainsi aux consciences particulires, nous emes les horreurs de linquisition et des bchers, puisles sanglantes guerres de religion, l'extermination des Albigeois au dix-huitime sicle, la Saint Barthlmy et les guerres de la Rforme auXVI s .

    Aujourdhui, cest lEtat quon a divinis et qui a prtendu suppler la conscience de chacun. La consquence en fut le nazisme, le fascisme,le bolchevisme. La guerre universelle, avec les horreurs de Dachau, Bel-sen, Buchenwald, etc. Que daussi dsastreuses expriences nous serventde leon !

    Rejetons les fausses doctrines que difient les institutions. Que cesinstitutions soient lEglise ou lEtat, elles sont faites pour les hommeset non les hommes pour elles ! Que chacu n retrouve donc au fond delui-mme, lautorit intrieure de sa conscience profonde : alors aussil'humanit aura retrouv son me, le progrs spirituel et moral reprendrarapidement et lhomme marquera du sceau de sa victoire l're nouvelle onous venons dentrer, lre de lintuition.

    Q ue voil certes une belle perspective ! Hlas, il en est une au treque lon ne peut mconnatre. Toute entreprise dvolution comportedes risques : et aujourdhui cest le risque le plus grave, le plus catastrophique, dont la possibilit savre devant nous : la faillite humaineet lchec dfinitif de notre monde. Car le fait est l qui doit dessillertous les yeux.

    La terrible menace que constituent pour le monde les dcouvertesatomiques, et leur utilisation comme armes de guerre reprsente, en effet,la plus lourde pe de Damocls qui ait jamais t suspendue sur nosttes, mettant dans le jeu des balances divines le sort final de toutelhumanit. Il est de toute urgence, devant un pril aussi extrme, que

    les lites spirituelles de la terre puissent se rencontrer, se grouper, sorganiser et que, par del leurs divergences de pense ou de croyances, ellesassocient leurs efforts pour le salut commun. L'heure nest plus au rve,mais l'action nergique. Il nous faut quitter tous ces chemins de malheur qui nous ont mens aux abmes, ces voies nfastes de lgosme etdes vises partisanes, opposant les unes aux autres les classes, les raceset les nations, les puisant dans des luttes mortelles sans fin. Il seraitcriminel lheure grave o nous sommes de se cantonner dans uneattitude hautaine desthte ou de philosophe'. Il est purement illusoireaussi, pour chapper aux tristesses du moment, de vivre dans le souvenir d'un pass qui nest plus ou dans lespoir d'un avenir, qui ne sera

    jamais celui qu'on escompte. C 'e st oublier la seule ral it qui est, l inluc table prsent, et la rigoureuse alternative devant laquelle nous noustrouvons tous aujourd'hui de choisir, de choisir en notre cur, entre une

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    rconciliation humaine, base sur la justice pour tous, le progrs moralet social universel, ou bien au contraire la poursuite continue de nosgosmes particularistes. de nos rivalits froces, menant jusqu'au suicide

    final notre humanit condamne.L'homme, sachons-le, est seul matre de son destin. Nul Dieu, nul

    dmon, extrieur lui-mme, ne peut le contraindre, ni droite, ni gauche. Mais ce Dieu, ce dmon, sont en lui, en chacun de nous, et nulne peut servir les deux matres, nous dit la grande Voix de lEvangile.

    A la lumire de notre intuition, il nous fau t donc choisir !

    Pierre dANGKOR.

    Le billet d'un prisonnier politique

    La leon de la captivit

    Certes, l'asctisme est une espce dorgueil. Rechercher avec unevolont jalouse et persvrante les occasions de mater les lans de sanature goste, cest encore croire en soi et tendre une jouissance poursoi. La solution n'est pas dans lisolement splendide du stylite ou danslaustre mditation du philosophe dcidment sourd aux cris de lafoule qui lentoure. La Thbaide est un repaire de mditatifs orgueilleux,et ce nest pas en fuyant les tentations mais en les affrontant quil estpossible de se raliser. Sans faire intervenir une vaine question de mrite,il est vident que supprimer une difficult nest pas la rsoudre. Elle peutse reprsenter et le problme alors se pose nouveau, dune difficultaccrue par la premire drobade. Ce que lon a vaincu en soi est enchan jamais. Lesprit garde le souvenir de sa victoire et des moyens mis enoeuvre pour lobtenir. Il convient donc, non dviter ou de nier, ni dechercher passionnment lpreuve, mais de laccepter quand elle vient etden extraire la leon.

    En ce sens, lpreuve du camp de concentration a port certains

    fruits. Je ne vous dcrirai pas les souffrances que j y ai vues. Vo us avezdautres part, par le cinma et les livres de mmoires, eu loccasion depntrer l horreur qui fut ntre pendant ce sjour infernal. D ailleurs,celui qui nest pas pass par l peut la rigueur, comprendre ces descriptions, mais il lui est impossible de sentir latmosphre des camps. Leslecteurs valueront peut-tre avec exactitude le degr de mal inflig partelle ou telle brutalit, mais ce qui ne se peut concevoir cest lambianced'esclavage qui s'est tout coup abattue sur nos paules quand nousavons franchi le seuil du camp pour la premire fois. La sensation quenos gliers nous considraient comme des tres dune autre espcequeux, quils nous avaient ray de l'humanit, est quelque chose din

    dicible. Nous ntions mme pas des btes de somme ou des mcaniquesutiles dont il faut assurer la dure. Le paysan soigne son attelage, lartisan entretient son outil. Or, au moment o lAllemagne voyait les armes

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    allies approcher de ses frontires et o son champ d'action industriellediminuait, elle a souffert dune plthore de main-duvre. La rservetant considrable, on pouvait, quand un prisonnier politique tombait,le remplacer au travail par deux autres. En outre, les matires premiresse faisaient rares et le travailleur devenait moins ncessaire. Nous tionsdonc une surcharge. Plus il y en avaient des ntres qui mouraient, mieuxcela valait et nous nous en rendions compte.

    Dans ces conditions de vie ceux qui rsistrent furent les hommesqui gardrent le moral. Le camarade qui se laissait aller au pessimisme, lindiffrence tait perdu. S il tait rest sain jusque l, la maladie physique ne tardait pas apparatre dans ce corps o l'me tait dans lemarasme. (Je ne parle pas videmment ici de ceux qui ont pri de faonbru tale .) La solidit morale, la ferveur que lon mettait ne pas flchirrestaient nos plus srs garants, notre mdication la plus efficace, laseule qui fut efficace. Il semble que, ds que lesprit lachait prise, ds

    que la volont subissait un relchement dans sa tension, les maladiesavaient directement libre champ et elles ne manquaient pas dexercer

    sans dlais leurs ravages.

    Or, quel fut le moteur qui poussa les prisonniers tenir bon, tenir quand mme ? Qu elle fut lide-forc e qui les tint raidis contretoute dfaillance ? J'ai pu distinguer deux tendances matresses parmiceux que lme protgea contre la carence du corps. Les uns, etce fut la grande majorit dans cette minorit des prisonniers qui sontrevenus, les uns, continuant en eux-mmes la lutte quils avaient meneen libert saccrochrent, se cramponnrent, sidentifirent avec cettefoi dans la victoire qui les avaient conduits au combat. Refusant d'ad

    mettre les vidences, ils nirent les lenteurs des campagnes militaires,ils nirent la force allemande, la rsistance nazie en Italie, lhorreur deloffensive von Runstedt qui tortura spcialement notre cur de Belges.Ils se jetaient en affams sur les communiqus allemands arrachs a etl la distraction des S.S. expulsant de leurs veux et de leur penseles faits dsagrables. Ils voyaient la victoire. Au milieu de la misrestagnante dans laquelle nous tions plongs, ils taient dj des victorieux dans le secret de leur cur. On les voyait dambuler mystrieusement dans les baraques et au travail, quittant leur poste au risque dese faire assommer, pour aller porter un compagnon quelque nouvellerayonnante. Ces croyants-l formrent une caste unie. Mais certainsjours, quand approchaient les ftes, quand l'A llemand semblait particulirement loin de lcrasement final, quand chez nous Rochefort futatteint, quand les journaux exultaient en enflant dmesurment quelquedsaccord entre les Allis, je trouvais parfois un de ces camarades, pelotonn dans la caisse qui nous servait de qrabat, morne, vid, les yeuxqros. La ralit venait brusquement de dchirer le voile de son rve.Le dsespoir lenvahissait. Il ne croyait plus en lavenir. Il ne ferait jamaismeilleur sur le monde. Ap rs la guerre n apo orte rait que des mcomptes. C tait leffondrement. Il tait souvent de courte dure. La foirecommenait brler, lesprance renaissait. Mais il y eut des dchets.Certains abandonnrent et senfurent grossir le troupeau des rsigns,victimes offertes la mort.

    La deuxime catgorie de ceux qui ne flanchrent pas fut celledes camarades qui acceptrent lpreuve sans courber le dos et sans sac-

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    croch er une foi en quelque chose dextrieur. Ce ux-l vcurent en asctesconscients, profitant de ce que les circonstances les dpouillaient de jouren jour davantage pour raliser ce qu'ils avaient en eux dessentiel, d'ind-

    feotible. Ils furent peu nombreux, mais exercrent une sorte de rayonnement occulte qui faisait deux des phares autour desquels les autresvenaient se grouper inconsciemment. Ceux-l souffrirent mais ne furentpoint malheureux. Tout vnement et ce mot signifiait toujours calamit tait pour eux source de dcouvertes. Etant dnus de tout, ilssentirent la vanit du dcor dans lequel on vit et auquel lhabitude nousattache. Il ne leur fallut point l'appui d'un credo bas sur des faitstrangers eux-mmes. Certes, les bonnes nouvelles les mouvaient, maisils ne croyaient pas que lavnement d'un monde meilleur ou lhommepourrait se raliser sortirait du choc d'un mal contre un autre mal. Ilssavaient, force dobserver les vnements quotidiens du microcosme quitait le ntre et dans lequel les circonstances du monde taient reproduites

    exactement mais pousses au noir extrme, ils savaient que tant quelhomme baserait sa vie et sa conception du bonheur sur des facteurstrangers lui-mme, il tournerait dans le mme cercle vicieux, mael-strom dapptits contradictoires et hostiles dont rien ne pourrait sortirsi ce n'est chocs nouveaux et conflagrations de plus en plus catastrophiques.

    A prsent, nous sommes rentrs au foyer. Nous avons tous d nousradapter aux circonstances de la vie civile. Pour beaucoup, cette remiseen marche a t trs difficile. J'en connais qui ne retrouveront plus jamais l'quilibre. Tous, nous avons appris vivre rudement et de trspeu. Le ressort qui fait que tout homme, dans notre ordre social lutte

    pour son confort matriel, pour augmenter le registre de ses jouissances,est bris, souvent jamais. Ceux qui ont cru que la victoire amneraitla srnit sont dcourags. Le paradis quils avaient entrevu l-bas.dans leurs veilles fivreuses et pour lequel ils avaient combattu svanouitde jour en jour davantage. Ne sentant plus le besoin ardent de lutterpour satisfaire un gosme matriel que la leon de la captivit a renduvain et renonant leur foi dans la paix du monde, ils saffalent, vaincus,pas encore rsigns mais d j immobiles. Seuls , ceux pour qui la dlivrance est de connatre, de dceler et dexhausser en soi cet lmentinalinable, cette parcelle du moi qui participe au moi universel ontencore le front haut et lnergie ncessaire. Ils ne sont pas dus, nayantpas espr rgn rer le monde par les ternels moyens deviolence qui jont toujours t vous lchec. Ceux-l seuls ont tir de leur passagealu camp de concentration la leon quil comportait et sont prts vivre,cest--dire se raliser selon l'harmonie.

    Pierre A DA M . i

    Le Pacifisme et la Bhagavad-Gilapar HENRY CORCOS (suite)

    Il faut reconnatre ( la dcharge de ces pacifistes inconsquents)que le problme est trs complexe et que la guerre nat (plus que dela volont de quelques chefs d'Etats ambitieux, de certains politiciens

    >

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    tars ou de potentats sans conscience de l'industrie lourde et de la grossefinance) de la condition sociale en laquelle nous vivons. Elle est la rsultante inluctable du nationalisme troit, du capitalisme et de ce que l'onappelle la lutte pour la vie, en la forme o celle-ci est pratique par nossocits, nommes tort civilises.

    Avant den terminer avec le point de vue occidental concernant lepacifisme, rappelons lenseignement du christianisme primitif :

    (M A T T H IE U V -38/ 39 ) : Vous avez entendu qu'il vous a t d it: il pour il et dent pour den t... Pour moi, je vous dis de N E P A S R E S I S T E R c e l u i Q U I V O U S F A I T D U M A L ( 2 ) ; m a i s si quelqu'un vous frappe la joue droite, prsentez-lui aussi lautre.

    C est l antique question : doit-on s'opposer au mal par la force ?Ainsi que les familiers de la Bible le savent, ce qui forme le fond

    le plus sr de lEvangile, les trois synoptiques (Mathieu, Marc et Luc)est tir de lAncien Testament ; les commandements sont dvelopps ou

    prsents sous une autre forme, mais la parole reste exactement la mme.D ailleurs, le Divin M ess ag er a pris soin de le confirmer lui-mme :

    (M A T T H IE U V -17/ 18) : Ne pensez point que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophtes ; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir... Car je vous dis en vrit que jusqu ce que le ciel et la terre passent il n'y aura rien dans la Loi qui ne saccom- plisse, jusqu' un iota, et un seul trait de lettre.

    Seu l, ce nouveau commandement, ce rve blouissant ne rsistezpas au mal v ient en propre de Jsus ; il rsume, avec l'annonce duRoyaume de Dieu, tout l'enseignement et l'originalit de l'Evangile. Il estconfirm au jardin de Gethsman, il est mis en pratique dabord chez

    Caphe, puis sous les outrages chez Pilate (au prtoire); enfin, sur lacroix mme, qui couronne et achve la manifestation terrestre du Christ.C'est la signification fondamentale de la courte carrire du Bon Pasteur dans la vie; E N C E C O M M A N D E M E N T SE C O N D E N S E LA S U B S T A N C E D U C H R I S T I A N I S M E .

    Q uest-il arriv ? Le christianisme sest rapidement rpandu sur laterre et il subsiste sous le nom de catholicisme et des diverses sectesprotestantes, dans tous les Pays; il comporte environ 300 millions dadeptes.

    Mais, avons-nous jamais rencontr ou entendu parler, depuis lesmartyrs, de chrtiens mettant en pratique (dans leur vie) la Loi de non

    rsistance au mal, enseigne par le Fils de l'Homme ?Certes, il est probable que quelques saints du pass ont pu accom

    plir cette parole ou lauraient volontiers ralise dans leur existence quotidienne. Il sagissait l dhommes ayant renonc tout lien terrestre, ou des biens qui constituassent un attrait pour des gens mal intentionns ;quant leur me, rive en Dieu, rien ne pouvait prvaloir contre elle.

    D'autres saints semblables se manifesteront encore, sans nul doute(et peut-tre doit-on classer parmi eux certains objecteurs de conscience

    (2 ) Les livres de thologie lusage des prtres catholiques adm ettent que la guerredfensive est lgitime. Outre quil est souvent difficile de savoir quand une guerre

    est dfensive, lorsquelle se dclenche, on doit conclure que ces thologiens jonglentbien habilement avec la pense, pour tirer une telle conclusion

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    sincres et actifs (3), en tant que leur foi en Dieu ne se limite pas aurefus de faire la guerre). Mais ces isols constituent lexception parmiles chrtiens, c'est ce que lon peut appeler la classe des aptres.

    Le problme reste entier, pour lensemble des chrtiens du monde.Plus encore, il est possible daffirmer que, si lon interrogeait, avec

    le maximum de garanties de sincrit et de comprhension d'eux-mmes,les chrtiens du globe (ou ceux qui se dclarent tels) sur la Loi de nonrsistance au mal, ils rpondraient tous quelle est inapplicable dans lestemps prsents. Cette rponse a t la mme dans le pass, en pratique,et elle sera encore semblable pour de nombreux sicles.

    Si nous poussions plus encore notre enqute, nous dcouvririons,parmi ces chrtiens rticents, bon nombre dentre eux qui prconiseraientla Loi du talion, comme rpondant aux besoins de la socit appele

    moderne .

    Il en rsulte que, non seulement le commandement de non rsis-tance au mal nest pas observ, mais encore quil n'est pas non plus dsir.

    Nous devons galement conclure que ces chrtiens nominaux sontde s juifs qui s'ignorent. ?

    Que rsulte-t-il de cette situation paradoxale ?

    Il faut reconnatre que la dfaillance des adeptes du christianismerepose pourtant sur de solides raisons. La non rsistance au mal amnerait de grands troubles, dans une socit aussi peu avance moralementque la ntre, et il serait hasardeux daffirmer que lapplication de cetteLoi constituerait vraiment un bien pour l'humanit, dans le plan national.

    Par suite, il est ncessaire de mieux adapter cet enseignement laralit, pour le rendre acceptable et oprant, comme nous le verronsplus loin.

    On ne s'tonne donc pas que les chrtiens ne mettent pas en pratique les paroles du Fils de Dieu, mais qu'ils se considrent et se dcla-rent cependant chrtiens, malgr leur dfaillance.

    Ces contradictions, ce divorce entre la thorie et la pratique, quervle notre tude, doivent tre souligns, car ils recclent un sens profond et instructif.

    Nous avons vu successivement des socialo-communistes anti-bellicistes qui, devant la guerre, se comportaient comme des militaristes ; desrusses, communistes et internationalistes, qui dans lpreuve faisaientmontre dun sentiment patriotique, pouss au plus haut degr du sacrifice ; enfin la m ajor it des chrtiens, qui tou rnaient ou niaient la valeurde la Loi chrtienne de non rsistance.

    La leon en tirer est : 1 ) Q u'il ny a aucun pacifisme gnralispossible en se basant soit sur la politique, soit sur les groupements lacs,soit sur le christianisme, tel qu 'il est vcu ; 2) Qu e lide de Patrie estinfiniment plus riche que la dfense du sol et quelle simpose mme un pays communiste et internationaliste ; 3) Qu 'il faut chercher ailleursquen occident les bases religieuses dun pacifisme thorique et pratique.

    Pourtant, il est une solution laque au problme de la guerre, cettesolution est unique et radicale ; mais, pour cela, il faut que les Gouver-

    (3 ) Nous verrons plus loin pourquoi ils ne peuvent se borner tre passifs .

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    nements deviennent plus sages et se dcident agir conformment auxintrts vitaux de leurs pays.

    Nous avons vu que la notion de Patrie devait tre largie. Ellestend, en effet, la libert de lindividu, ses ncessits conomiques,aux ordres de sa conscience, tous besoins qui nont pas de limites gographiques ou linguistiques.

    En ce qui concerne les Gouvernements, cest tout le contraire quidoit tre recherch. La notion de l'Etat souverain est devenue un anachronisme.

    Quelle est la raison profonde qui a entran les Allis dans laguerre de 1914 et, plus encore, dans celle de 1939 ? C est quils ontralis que les nations taient inter-dpendantes et que les catastrophesqui frappaient certains peuples europens, par exemple, ne pouvaientlaisser indiffrents mme des pays aussi loigns que ceux dAmrique :ils en ressentaient les contre-coups directs et indirects.

    Cette inter-dpendance est superficielle, dans le plan moral, bienquelle puisse avoir de dsastreuses rpercussions de tous ordres ; elleest matrielle et profonde, dans le plan conomique et social.

    Or, le moral, lconomique et le social existent avant, pendant etaprs la guerre ; par suite, l'inter-dpendance des nations est constante ;la guerre nest qu'un accident, caus par la mconnaissance de cette vrit.

    Si les dirigeants des grandes nations allies ont compris et veulentenfin tenir compte du tragique bilan de la guerre (en millions de jeunesvies humaines sacrifies et en incalculables pertes dargent et matriaux

    de toutes sortes) qui fait rtrograder lhumanit peut-tre de 50 100 ans,rien que pour 1939-1945, ils renonceront au dogme prim de lindpendance absolue pour chaque pays.

    Alors, le problme sera vite rsolu : tous les peuples accepteront unorganisme international qui, rglement par un code international etappuy sur une arme internationale ( 1 ) rendra impossible toute guerredans l'avenir, de la mme faon qu' l'intrieur dun pays, ladministraccepte une police ayant des droits sur lui et interdisant toute batailleentre individus.

    Les Jaommes ont reconnu que la libert avait des limites, celles ocommence le droit du voisin et maintenant que lusage en est tabli,

    leur amour propre individuel n'est plus touch. Les nations ne peuventobir dautres mobiles, car elles sont composes d'hommes ; leur libert

    ( t ) L arme internationale nest, sans doute, mcme pas un stade dvolution indispensable. U ne srieuse et tf f rac e surveillance des industries, dans chaque payspour signaler toute fabrication de guerre ventuelle, avec, comme moyen de

    rpression, de rigoureuses sanctions conomiques internationales (assurant le blocuset larrt de toutes relations com merciales avec le contrev enan t) suffirait trsprobablement.Com me nous lavons vu, aucune nat ion ne peut dsorm ais vivre isole et sesvlleits dimprialisme ou dindpendance seraient ainsi aisment rprimees.Alors, larme internationale limine, le dernier vestige du militarisme disparatrait.Il nexisterait plus (qu el soulag eme nt) dhommes ayant pour mtier : lart de tuer

    beaucoup et rapidement dautres hommes. Tout une caste pesant lourdement surles budgets nationaux, ayant rgent le monde durant de trop longs sicles, svanouirait, prenant place parmi les cauchemars du pass.

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    ne peut tre totale et lamour propre national na rien voir dans l'affaire.

    Ainsi, le spectre de la guerre repouss, l'uvre des gouvernements

    pourra tre infiniment plus belle, plus durable et sera susceptible datteindre de nombreux domaines, actuellement inaccessibles.

    Si lon songe quen France seule, pour l'imprparation de la guerre,il a t dpens plus de 400 milliards de francs durant les annes sparant1918 de 1939 ; quelles nombreuses et grandioses uvres sociales auraientpu tre ralises avec cette somme immense, inutilement gaspille.

    Lorsque cette hmorragie montaire sera enfin stoppe, et quauservice militaire obligatoire on aura substitu, sans doute, le service civilnational obligatoire (en attendant le service civil international), pourutiliser intelligenmment a jeunesse et lui inculquer le got de laidepratique la collectivit, la vie des nations sera alors totalement trans

    forme.La marche vers le progrs social et llvation morale des peuples

    pourront se faire pas de gants.

    M ais ... il est lamentable de devoir dire que les GouvernementsAllis ont parfaitement saisi la fois linter-dpendance des peuples etles monstrueux dsastres quengendrait la ngligence de ses consquences. Tous les chefs dEtats l'ont solennellement dclar depuis la fin deshostilits Allemandes et Japonaises et il ne se passe pas de jours sansqu un discours offic iel, dun point quelconque de lhorizon politique oudiplomatique rappelle la ncessit de tout faire pour viter que les conditions dune nouvelle guerre se fassent jour.

    Cependant, quavons nous vu ?Nous avons, de loin, asslist aux dbats de San Francisco ; cette

    runion tait un amre et affligeant spectacle, o les volonts et lesapptits de chacun s'affrontaient, en termes acadmiques et en parolestrompeuses, dissimulant les dsirs de ne rien cder des situations acquises, les soifs d'imprialisme, et surtout la volont expresse de chaqueEtat de garder sa pleine et entire libert.

    Quest-il rsult de cette Assemble, grande par le nombre desparticipants et par le retentissement verbal de ses assises, et petite parlgoste esprit qui l'animait ? U n compromis crit qui nous a apprisl'existence de petites et de grandes nations, ces dernires tant sans

    contrle et ayant droit de veto l'encontre de leurs surs plus faibles.

    Ce nest pas avec des textes laborieusement travaills que l'on imposela paix ; il [aut des LOIS internationales V AL AB LES PO U R TO US et ces lois restent encore laborer. Il est indispensable surtout que ceslois soient acceptes et respectes par la totalit des pays, signatairesde bonne foi.

    La Paix est encore construire et San Francisco nest quun secondet timide essai, plus dcourageant que Genve. Si, sous le fouet delatroce souffrance et des morts innombrables, les Chefs dEtats nontvoulu cder aucune brbe de leur pouvoir, pas un de leurs avantagesterritoriaux ou conomiques, qu'abandonneront-ils plus tard de leurs

    intrts, mal entendus ? Rien, la chose est tristement certaine.

    D'ailleurs, le dernier geste des Allis est rvlateur de labime de

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    mfiance et de volont de pouvoir qui les spare. Les Et ats Un is ( 1 )gardent le secret de la bombe atomique ! Pourquoi ? D une part , ilsentendent garder pour eux seuls ce moyen de supprmatie ; d'autre part,

    ils craignent que dautres nations industrielles, entendez : Gran de -Bretagne, U .R .S .S ., Fra nce, ne parviennent, par ce moyen, galit deforce avec eux et nen fassent ventuellement usage.

    Htons nous d'ajouter que, probablement, dans des conditions plusfavorables, lAmrique agirait diffremment. Il est, en effet, trs visibleque, ds la fin des hostilits, le foss qui sparait les pays dits capitalistes et la Russie sest rvl de nouveau plus profond et plusavou quavant la guerre, car maintenant la Russie a conscience de saforce militaire et industrielle et le seul adversaire sa stature, en Europe,est terrass.

    LAmrique et lAngleterre, par un scrupule dont les motifs vritables nous chappent, ne mettent pas laccent sur les manquementsnombreux la solidarit internationale de l'U .R .S .S ., qui agit commesi elle tait seule, avec la volont bien visible de se tailler un vasteempire et de protger ses frontires par des peuples gagns son influence politique et conomique (quelle drision, lorsquon songe laguerre scientifique que l'avenir laisse entrevoir).

    La Russie apparait ainsi sous un jour particulirement inquitant,avec ses procds brutaux de secret absolu sur la vie nationale et sesactivits dans les pays occups ou administrs par elle, ses travauxpolitiques souterrains dans tous les autres pays dEurope. Nul douteque si la Russie avait dcouvert la bombe atomique, la question ne seposerait mme pas de la rvler ou non aux autres allis.

    Peut-tre, dans ces conditions, lAmrique agit-elle sagement, carses hommes d'tat connaissent des situations que la diplomatie ne rvlepas. Les peuples sont bons pour se faire tuer, mais ds que la guerrea cess, les Gouvernements agissent en leur nom, tout en maintenantleurs nationaux dans l'ignorance totale de ce qui se passe sur le plan-*international. Ce procd est blessant pour les ressortissants des nationsintresses et la dmonstration reste faire qu'il prsente des avantagesrels pour les diplomates y ayant recours. Les Gouvernements galvaniseraient mieux lopinion publique en la mettant exactement au courant dece qui se passe (le moment venu) et par l-mme, on viterait les suspicions ; chacun saura it sur qui retombe la responsabilit des checs de

    l'organisation mondiale de la Paix. Alors que par le moyen des confrences huis-clos, un doute subsiste l'encontre de tous les protagonistes de ces runions.

    Ainsi la porte aux armes secrtes est dj largement ouverte, chaquenation apte russir va s'y atteler et la course la mort de lhumanita pris son dpart.

    Il faut donc cesser d'agiter le hochet du pacifisme.

    H E N R I C O R C O S .( suivre.)

    ( I ) II est affligeant davoir mettre en cause les Etats-U nis (no s librateurs), mais ilsagit l dun fait. Son importance est capitale et nous devons le noter.

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    Publications sur l'Inde pendant la guerrepar VishvabandhuLa littrature sur Gandhi sest, comme il fallait sy attendre, consi

    drablement enrichie pendant les annes de guerre. Depuis que lhebdomadaire de G an dhi, . H arijan , a t interdit et ses stocks brls, et queson diteur Mahadev Desai est mort en prison, il ny a plus de sourcecentrale laquelle puiser les messages quotidiens du Mahatma sescompatriotes. Rassembler ceux qui sont parpills dans toutes sortes depriodiques en diverses langues de lInde est tche qui, ma connaissance, na pas encore t entreprise. Nous sommes donc obligs de nous

    borner ce qui a t publi en librairie.Laissant de ct les plaquettes systmatiquement diffamantes (1)

    ou aveuglment logieuses, il faut relever un certain nombre danthologies, dont plusieurs importantes publies dans lInde par Jag ParveshChander (2) et Dahyabhai (3) et qui ne sont pas encore parvenues,et une, plus modeste, publie Londres par Roy W alk er (4 ). Cettedernire groupe environ 180 citations, intelligemment choisies et classestant sur des questions morales que des problmes politiques. Elle constitue un utile petit manuel. Il est regrettable pourtant que, publie il ya moins de trois ans, elle contienne une si infime proportion de textespostrieurs 1925, et beaucoup de passages dj si connus.

    Citons aussi, sans les avoir vus, un recueil de citations de Gandhisur la femme et sa place dans la socit (5 ) et un album de six portraitsdu Mahtm par Dhuren Gandhi (6).

    Une nouvelle vie de Gandhi (7) tout rcemment publie Londrespar le mme Roy W alk er, pacifiste anglais militant, nous conduit jusquen novembre 1944. Ecrit dans un style simple, clair, attrayant, cetouvrage nous donne du Mahtm un des tabeaux les plus vivants etles plus vrais que je connaisse ; non seulement il nous fait toucher dudoigt les problmes auxquels sest attaqu Gandhi, les obstacles auxquels il sest heurt, les mthodes auxquelles il a eu recours, mais il meten relief lattitude intime deGandhi, les principes sur lesquels il fondeson action, lchelle de valeurs quil sest fixe et laquelle il se tientsans dfaillance. Lauteur sest naturellement proccup de faire apparatre plus particulirement ce qui, dans lenseignement de Gandhi, peuttre transpos dans la vie publique et prive de lOcciden t ; il la faitsans artifices et sans illusions et son expos en est dautant plus convaincant. Esprons que ce livre sera bientt traduit en franais et lar-

    (1 ) N ous sommes surpris que lexcellen t diteur anglais Luzac se soit abaiss enpublier une, par A. J. Pitt.

    (2 ) Notamm ent :Gand hi against fascism, Lahore, 194 3, 120 p. ; Gita the mother,Lahore, 1942, 202 p,

    (3 ) Nonj violence in peace and war, Ahmedabad, 1943, 616 p.(4 ) Th e Wisdom of Gandhi, Londres, Andrew Dakers, 1943, 64 p.

    (5 ) Wom en and social injustice, Ahmedabad, 1943, 320 p.(6 ) A glimpse into Gand his soul, Bombay, 1945.(7 ) Sword of Gold, Londres, Indian Indpendance Union, 1945, 200 p.

  • 7/29/2019 Spiritualit Etre Libre N 15 (Fvrier 1946)

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    gement diffus. Il complte utilement celui de Rom ain R olland ( 1 ) etfait un admirable pendant celui d'Elni Samios (2).

    Dans une intressante plaquette (3) signe par J. P. Gupta, divers

    auteurs rattachent lenseignement et laction de Gandhi aux principes duchristianisme ; on y a joint quelques courts articles de Gandhi lui-mme.

    C est aussi dans le cadre de luvre sociale de Gandhi et de ceuxquil inspire que vient naturellement se .placer un admirable petit livre(4 ) sur C. F. And rews (1 87 1- 19 40 ), c