SPIRITUALITÉ « Etre Libre » N° 16 (Mars 1946)

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    9""' A nn e 15 ma rs 1946 N u 16

    SPIRITUALIT(revue mensuelle de culture humaine,

    fo nd e en 1936, sous le tit re " Elre Libre ")

    Science, Religion, PhilosophieDirecteur-Fondateur : RAM LINSSEN

    Rd actrice en chef : Adm inistration pour la FranceMarguerite BANGERTER. AetsesColonies:

    Corresp onda nce et manuscrits Editions ADYAR71, rue de la Victoire, Bruxelles 4, Square Rapp, PARIS 7m"Paiements au C. C. P. 6204de l'Institut Suprieur Ch qu es postau x Paris : 4207.47

    de Sciences et Philosophiesa. s. b. 1. Tl. : Sgur 74.48

    S O M M A I R E

    Idenii l de la phy siqu e ei de la psycholo gie dansla phi losophie indienne ...................................

    Qu'esi -ce que le N i r v n ...........................................

    Le Pacifisme et la Bha gava d G f a ...........................

    La condit ion de spectateur comme prfigurat ionde l 'effacement du moi ...................................

    Publications indoues ....................................................

    Le secre t du pouvoir d 'H i i l e r ...................................

    Le dsespoir existentialiste.........................................

    Masson-Oursel

    Ram Linssen

    Henri Coreos

    Ren Four

    Vishvabandu

    Jsan Groffier

    Marcel Hennarl

    PRIX : 15 francs belges le numro - 120 francs l'abonnement annuel.Prix en France: 30 francs franais - Abonnement: 300 francs franais.

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    Identit

    de la physique et de la psychologiedans la philosophie indienne

    Nous nous trompons gravement chaque fois que nous projetonsdans des mentalits antrieures ou trangres notre civilisation basesur Athnes et Jrusalem, nos conceptions relatives aux mes et auxcorps. Platon lui-mme qui passe pour le prototype de tout spiritualiste,nadmet dmes que comme moteurs ,et cest pourquoi il en supposechez nous, les humains, une triade afin dexpliquer les fonctions vgtatives. affectives et rationnelles. Donc daprs lui, aucune opposition entre

    me et corps, mais une numration hirarchique de phnomnes vitauxcomme chez tant de peuples prtendus primitifs. Avant Platon et lesPres de lEglise on ne retrouverait nulle part ladmission d'mes substantielles dont l'essence serait de penser.

    L'Inde nentrevit une telle notion que parmi les Jans, qui semblent cet gard des pr-cartsiens. Encore appellent-ils les mes des principesde vie (jva), non des principes de pense pure. Il appert donc que jamaisl-ibas lme ne fut oppose au corps. La doctrine la plus enseigne cepropos ressemble l'antique notion pythagoricienne connue sous ce nom :la dyade du grand et du petit. C'est la dualit d'anu et dtman.

    Anu, dans cette thorie, ne dsigne point, comme l'atome dmocri-

    ten un corpuscule inscable, c'est--dire un volume donn de labsolueimpntrabilit, mais le maximum intelligible, comme lorsque nous parlons dun point mathmatique. Ni quelque solide plus ou moins exigu,ni l'infiniment petit qui serait, la limite, vanouissement, mais lunitsimple en tout genre, telle que la goutte, bindu, pour les liquides;kla, lunit d'instigation pour le temps; spanda la vibration lmentaire,pour les devenirs, vritti. Ce qui soppose ce rudiment cest le total del'Etre, lAtman unique, infini, dou dubiquit. Reconnaissons-l commedeux ples de ltre.

    Notre physique la plus moderne se rapproche de celle des Hindous.Les prtendus corps sont presque d'outre en outre vacuit, mais

    des photons, des lectrons, etc. semblent remplir cette aire que nousappelons un objet, par leur agitation fort rapide, intermdiaire entrecelle de londe et le mouvement atomique. Dans leur extrme vitesseles anu sont comme partout la fois, ainsi que lafman omniprsent.

    Les caractres complmentaires du minime et de limmense marquentles extrmes de lintelligence en cette psychologie qui est une physique,en cette physique qui est une psychologie.

    Pour qui parle le sanskrit, comme M. de Broglie, laire d'unmouvement est son champs Kshetra. Ce mot convient galementau thtre de la lutte pique, le champ des Kurus dans le M ahbhrata (Kurukshetra), et pour dsigner limmanence de ce mouvement, lani

    mation, et non pas lme dans un corps; condition du connatre parsa prsence dans la totali de ce corps (kshetrajna) .

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    La circulation des mouvements vitaux dans tout le corps, c'est lapossession -du corps par concience. Si cette agitation sirradie au dehors,on dira que la connaissance vient possder le monde dans ce qu'ondsigne tort comme pouvoirs surnaturels.

    Tout sexplique par cet adage implicite : le mobile, lagent semanifeste o il nest pas. Ses apparentes dilatations ou restrictions entmoignent. Les agitations selon leur ampleur sont concentrations ourelaxations. Ainsi la psychagogie du yoga est une physique en acte,dans laquelle les forces vitales se dtendent ou se contractent La conscience lindienne nest pas connaissance, mais occupation et prsence.Le recueillement signifie non attention, mais intense contention (samadhi) et saisissement ou saisie (grahana) dautant plus nergique. La luciditrsulte demprise en des lieux loigns ou dans des temps lointains,rtrospectifs ou futurs. Ainsi les oprations mentales, au lieu de concevoir des ides ou des images, ce qui ne se peut que selon Platon

    et Dmocrite se rduisent-elles des analyses ou des synthses,comme chez les Stociens, ces Asiatiques dAnatolie, thoriciens de laSukatathsis.

    Paul MASSON-OURSEL.M at re d' tu des l'Institut.

    Qu'est ce que le Nirvana ?

    Il nest pas commode de faire comprendre aux intellectuels occidentaux en quoi consiste dtat du Nirvana. Beaucoup dhypothsescontradictoires ont t formules lgard dun tel problme. La raisonde tant de difficults se trouve dans le fait quil sagit dune expriencerigoureusement incommunicable. Ce qui se conoit bien snonce clairement. Mais lorsquil sagit dun tat dtre procdant de niveaux de conscience infiniment suprieurs ceux de la norme les termes de notrelangage savrent insuffisants.

    Insister sur le caractre incommunicable de lexprience nirvni-que , ne signifie nullement postuler priori son impossibilit, ou sesproprits surnaturelles.

    Loin de l. La notion du surnaturel sert trop souvent de supportet de masque lignorance humaine. Elle est une excuse facile pour lesparesseux de lesprit.

    Ainsi que lexprime. Vanderleeuw les vrits de lintuition sont desparadoxes pour lintellect . Dans lexprience du Nirvana, lesprit accde des niveaux de conscience infiniment suprieurs ceux de lintelligenceordinaire et de lintuition dans lexercice habituel de leurs fonctions.

    Il faut donc sattendre la mise en vidence dun ensemble devrits paraissant priori droutantes et mme absurdes pour certains.

    Ne disons pas quelles sont illogiques ou irrationnelles. Disonsque ces vrits sont a-rationnelles, ou, mieux encore : supra-rationnelles.

    Quelle raison confre aux vrits nirvniques un tel caractre?Cest que la dite exprience nest prcisment pas uniquement intellec

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    tuelle. Elle consiste en la ralisation dun tat d'tre suprmement homogne o svanouissent les oppositions entre le cur et lesprit. Cesdistinctions sont ahsolument arbitraires. La raison et lamour sont lesdeux facettes opposes mais complmentaires dune mme ralit. Disonsmieux : elles ne sont mme pas opposes, mais parfaitement UNE.

    Elles sont UNE comme la lumire blanche est une, avant quun prismevienne la dcomposer et nous rvler le spectre color de ses composantes.Si tant de difficults sont prouves par les occidentaux lors de lassimilation des disciplines indiennes, cest parce quils sont hyper-intellec-tualiss. Ce dveloppement unilatral a pour ranon la d-spiritualisationde leur cur. Lune des composantes fondamentales intervenant dans lasynthse de leur accomplissement fait dfaut. Pauvret de cur, carencemanifeste damour vritable, tels sont les facteurs majeurs qui sontresponsables de lattitude rtive des occidentaux lgard du Nirvna.En effet, quelle richesse de cur ne faut-il pas avant quune me soit

    rellement capable dembrasser luniversalit des tres et des chosesdans un lan damour. Le fini humain que nous sommes sintgre danslineffable unit de linfini divin aprs une dpossession progressivede lamour et de lesprit.

    Encore faut-il insister cet endroit, sur les dangers dune mta-physisation de lamour conduisant certains chercheurs trop impatients des extases mineures. De tels cas aboutissent aux plus tranges paradoxes qui soient : ceux notamment de certains tres s'imaginant avoiratteint les plus hauts sommets de la vie unitive, tandis que dautresaspects de leur personne se trouvent encore entachs dun gosmefarouche. Trop de mtaphysiciens sescamottent eux-mmes. Trop de

    mystiques ne poursuivent inconsciemment que la ralisation dchanedun sensualisme subtil et opposent une fin de non-recevoir aux exigencesque la Nature dessein proclame tout au long de leur existence.

    Si nous avons choisi pour titre de cet expos le terme Nirvna ,cest en guise de signe de ralliement autour dun problme spirituel ausujet duquel sinterrogent de nombreux chercheurs. En fait, lexposque vous trouverez au cours de ces lignes ne sinscrit dans le cadredaucun systme philosophique dtermin.

    Et sil nous a f donn den apprcier en particulier toute la prestigieuse saveur par les chos immortels de lInde, le Nirvna dont ilsera question, transcende tous les yogas particuliers. Nous agissons

    dans cet esprit, non pour nier les apports du pass, mais pour mieuxmettre en relief leur contribution l'ultime sagesse quil nous est tous donn de concevoir aujourdhui. Mais concevoir ne suffit pas. Ilfaut raliser. La foi sans les uvres est une foi morte, disait SaintPaul. Et ce qui nous occupe, en loceurence est infiniment suprieur la foi. telle quelle se conoit ordinairement.

    Les conceptions ci-aprs constituent une synthse de lexpriencemystique humaine, telle quelle fut consigne dans la plupart des cnaclesinitiatiques de l'antiquit, enrichie de l'actualit vivante de la pensemoderne, Une synthse qui aurait ceci de particulier : cest que ceuxqui y ont prsid se sont toujours inlassablement efforcs de dpouiller,dlaguer toujours et toujours, afin dobtenir finalement un substratquintessenci. Cette synthse est-elle parfaite? Il nest pas toujours aisd mettre nu les plus purs joyaux des vrits antiques fort souvent

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    enrobes dans les voiles obscurs et mystrieux de lhermtisme. Il estbien plus facile d'oprer une synthse de lessentiel des expriencesralises par l'immortelle ligne des sages vdiques, que de sattacher dchiffrer les nigmes de la Doctrine Thibtame de la Claire Lumire,ou encore ceux des antiques Mystres Egyptiens.

    Les sommets du no- platonicisme ncus paraissent bien aiss gravir par rapport aux crits monumentaux du Lam-Rin thibtain oudes troublantes rvlations dAa-Azis.

    Aprs avoir mis en parallle lessentiel de ces diffrentes doctrinessotriques l'gard de lexprience Nirvnique, nous nous sommesefforcs de les confronter avec les rcits de quelques grands mystiqueschrtiens, les textes dpouills du boudhisme primitif et l'enseignementd'un Krishnamurti,

    Et notre premire conclusion peut se traduire par la certitude quel'tat de Nirvana, l'tat de libration krishnamurtien peut tre le

    partage de toute me ayant suffisamment de maturit pour comprendrele bien fond de laffranchissement des limites de lgosme.

    Tous les tres dlite, tous les saints et les mystiques de toutes lesraces, de tous les peuples, de tous les temps ont ralis la mme ralit.Les descriptions varient, les mthodes semblent contradictoires, mais unechose est certaine en tous cas : la ralit exprimente est indentique.Identique par sa saveur spirituelle, par son caractre transcendental, parle rayonnement damour incorruptible qu'elle confre ceux qui lapprochent, par la souverainet die son intelligence, par labsence de conscience de soi qu'elle implique. Peut-on honntement parler dune exprience rigoureusement subjective?

    Sa ralisation pour ntre qu'individuelle tend nous faire apprhender luniversel. Et cet universel revt ds lors un caractre de priorittel que son ascendance, son prestige mme nous font considrer lemonde phnomnal titre second et driv.

    C'est ici que se place la rvolution fondamentale qui bouleversade fond en comble la manire dont nous envisagerons les tres et leschoses. Pourquoi?

    Parce que l'exprience du Nirvana nous permet dapprhender uneralit d'une puissance et dune omniprsence telles, que nous voyons,nous sentons, nous vivons par une prise de conscience directe quelle ESTtoute chose et que par ELLE nous sommes toutes choses.

    Ds lors nos dmarches extrieures ne sont plus quun reflet conscient ou inconscient dune activit souveraine : celle du Rel, qui en nouset par nous sefforce de retrouver le caractre apparemment perdu deson infinitude premire.

    Et, point capital, il nous est rvl par exprience, que cest leRel qui sexprime en nous et par nous, et non nous, qui exprimons leRel. Ainsi que lexprime Shri Aurobindo dans l'Isha Upanishad ilfaut laissser le vouloir individuel s'absorber dans le vu cosmique .

    Avec le Maharishi nous pouvons ds lors nous poser la question : Qui exprimente? Et nous constaterons avec le sage indou que si,dans ce monde phnomnal, il sest trouv un je limit pour com

    mencer une exprience, l'aboutissement de celle-ci mne la dcouvertedu seul et unique acteur : la totalit cosmique.

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    Nous remarquerons que si lexprience commence par lindividuelelle finit par l'universel. Pour employer une expression plus en rapportavec une mentalit qui nous est familire nous dirons que linfini divinse recherche sexprime, agit, dans et par le fini humain. L'exprience du

    Nirvna nest par consquent plus celle dun ego isol, mais bien linterfrence dun principe transcendantal universel avec une conscience individuelle ayant atteint une maturit suffisante pour comprendre la ncessitde briser ses limites.

    La question du subjectivime de lexprience nirvnique semble doncdevoir subir une orientation totalement diffrente de celle quon lui attribue gnralement. Car, ce que lhomme ordinaire considre comme sub

    jectif est dans ce cas, la seule ralit objective.Nous dirons donc que ltat de Nirvna est ltat dtre de tout

    homme qui saccomplit harmonieusement. Cet accomplissement est le seulau cours duquel l'homme ralise pleinement les possibilits spirituelles

    que la nature est en droit d'attendre de lui. 11 ne comporte pas pfnevasion tacite du monde matriel. Avec les sages de lInde, tels Krishna-murti, le Maharishi, avec le psychologue occidental Carlo Suars, nousdirons que le contenu de lexprience connue aux Indes sous le nomde Nirvna, peut tre le partage de tous les individus, de toutes lesnations, quelles que soient leurs occupations. Il nest le privilge daucunerace, ni d'aucune classe particulire. Il a pour condition sine qua nonlabolition intelligente et consciente de nos limites gostes, laffranchissement de la conscience de soi.

    De telles conditions psychologiques ralises dans un corps physiquement sain donnent ltat dit de Nirvna .

    Nous rpondrons donc au vu profond de llan qui nous animeen publiant ces lignes, en tentant de ds-orientaliser la conceptiond'un tel niveau de conscience en lui confrant un caractre strictementuniversel. Disons que voil la conception du Nirvna intgre la psychologie contemporaine.

    Nous estimons que toute crature rpondant aux espoirs que lanature est en droit dattendre delle s'accomplit harmonieusement et gote son chelle, la joie quimplique cet accomplissement. Cette joie est cellede lclatement du moi au sein de la Totalit-Une dont il est llmentconstitutif.

    Nous voil en mesure daborder les prmices de notre rponse la question Quest-ce que le Nirvna?

    Nous lenvisagerons dabord par rapport aux tapes psychologiquesde lvolution de lesprit humain, ensuite par rapport au problme deDieu, de la conscience, de lintelligence et de lamour, le Nirvna constituant la synthse indivise et l'apothose de ces diffrents aspects.1) Le Nirvna envisag comme accomplissement naturel de l'volution

    psycholo giq ue d e l'homme :Avec Carlo Suars (La Comdie Psychologique) nous diviserons

    lhistoire de l'volution humaine en trois phases distinctes.1) La naissance du moi .2) La maturit du moi .3) Lclatement du moi .

    1) La naissance du moi peut tre compare au stade de lafcondation d'un uf. Psychologiquement un moi en formation a

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    besoin daffirmer son individualit. Pour rendre notre comparaison plussuggestive, nous pourrions dire que la coquille psychologique de legoen formation doit subir une phase de durcissement, daffirmation, decristallisation.

    Et ceci nous offre ds lors un paralllisme frappant avec le phnomne qui s'opre dans luf fcond. La vie nouvelle qui sy dveloppeest fragile, dlicate lextrme. La coquille se durcit pour abriter les nouveaux organes qui s'bauchent peine. Ce durcissement est ncessaire.Ii rpond au besoin de protection dune vie nouvelle.

    2) La maturit pourra se comparer la maturit de luf fcond.Dans ce dernier la rsistance de la coquille diminue lentement. Lepoussin prt de natre s'apprtera donner le coup de bec pour briserles parois qui lenserrent. De mme, lme mre, pleinement panouiedans l'affirmation de sa personnalit devra s'orienter vers la voie d'undpouillement progressif. La coque psychologique de lego devra saffranchir de la duret de ses rsistances, de larrogance de ses apptits.L'individuel doit sapprter tendre vers luniversel.

    3) Lclatement du moi offrira un paralllisme parfait avec larupture de la coquille de l'uf ayant atteint sa maturit. Mais ce que lepousin ralise inconsciemment il appartient lhomme de le faire sur leplan psychologique la lumire d'une conscience souveraine.

    Lair que respire le poussin libr semble vaste, infiniment purpar rapport la modeste rserve enclose sous la coquille. Et lon peutdire, que pareillement, aux hommes qui nont pas peur de se donner linfini, la nature accorde batitudes et dlices. A ceux qui ont brisla coquie plusieurs fois millnaire de leur ego vient la rvlation des

    splendeurs insouponnes dun univers infiniment plus vaste aussi quecelui confin dans les limites mesquines et sordides de la conscience desoi.

    Ltat de batitude qui surgit dans de telles conditions est ce queles indous appellent Nirvna. Loin dtre un tat dannihilation il est untat dETRE, disons mme quil est ltat dETRE par excellence.

    Il nest en aucun cas surnaturel. Ceux qui le ralisent ne sont passurhumains. Us tendent vers ltat d'homme accompli. Il rsulte de tellesrflexions que la grande majorit des individus peuplant actuellement laTerre doivent tre considrs comme sub-humains. Lanimalit fut uneaide. Lanimalit est une entrave. (Voir Suars, Krishnamurti, Auro-

    bindo).Lclatement du moi est-il une contradiction des lois habituellesde la nature ?

    Nous considrons au contraire quil en constitue le parachvement.La graine doit mourir sa propre vie de graine si elle consent

    la mission que le destin est en droit dattendre delle. La naissance d unevie nouvelle a pour gage l'abdication de sa vie de graine. De mme,lhomme psychologiquement mr doit abdiquer en tant que consciencegoste et limite s'il veut se faire linstrument fidle d'une vie cosmiqueillimite.

    Telles sont les raisons de l'thymologie trange, paradoxale du mot

    Nirvna. Ce terme signifie sans vie , sans feu , sans bois .Cest pcurquoi de nombreux penseurs et sanskritistes europens ont

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    interprt le Nirvna comme un tat d'annihilation, comme lanantissement pur et simple de la Vie, de la conscience et de lintelligence.

    Le Nirvna est la cessation d'une vie, sans doute celle qui sinscritdans les frontires restrictives de lgosme. Il nest pas la cessation de laVie. Sa ralisation consacre le triomphe de luniversel au sein de lindividuel. C est la victoire de lillimit, par et dans le limit.

    Conscience et intelligence du Nirvana.Le candidat la vie Nirvnique est celui dont l'intuition affine a

    peru limpermanence de lego, la fausset de ses limites, lillusion et leridicule des prtentions en vertu desquelles il sarroge illgitimement lesseuls droits l'existence.

    Cette cessation de la vie goste loin dtre une annihilation de laVie en constitue l'apothose dans un lan damour quillumine la lucidit de la plus haute intelligence. Loin de se perdre, lhomme apprhendeau dedans de lui un principe transcendant et cosmique soutenant luni

    versalit des existences. Il se retrouve idalement ennobli, sanctifi parla prsence dune joie en face de laquelle toutes les autres joies ne sontque souffrance (Nolini Kanta Gupta).

    Le Nirvna est ltat d'merveillement qui sempare de ceux qui,ayant bris leur moi , parviennent au seuil dune vie nouvelle scoulantau rythme dun amour tellement mouvant que l'univers entier semblese rjouir dans le cur de celui, qui tant devenu comme rien ESTT O U T E S C H O S E S .

    Mais laccs de ces cimes exige de notre part une transparenmce decristal. Il sagit pour nous d'atteindre ltat de la plus parfaite spontanit. C est ici que les mots nous trahissent. Car en fait, la spontanit

    est peut-tre tout, sauf un tat.Aucune pense ne peut venir ternir la transparence du mental sinous voulons que ce dernier soit le rceptacle de lultime confidencedes grandes profondeurs. Aucune image ne peut sinterposer entre lextrme lumire des hauts sommets t notre attentive ferveur.

    Ne pense pas.. Nimagine pas nous dit un vieil adage initiatiquethibtain. En pareille matire limagination est le pire ennemi. Les prfigurations, aussi sublimes soient-elles sont un danger. Et il faut dire que ledanger se corse encore en raison mme de sa sublimit.

    RAM LINSSEN.( suivre.)

    Le Pacifisme et la Bhagavad Gta(suiie)

    Ecoutons maintenant la voix de l'Inde. A la lumire de ces remarques, nous allons voir qu'elle prend un relief incomparable et saffirmevraiment raliste.

    Mais, puisque nous parlons de la philosophie religieuse hindoue,

    nous ne pouvons passer sous silence la doctrine de Gandhi, qui est laplus connue en Europe, et qui est essentielle pour puiser le ct religieux

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    de la question. Elle est d'ailleurs dinspiration chrtienne ( 1) ainsi queGandhi en informait un pasteur anglais qui le questionnait en 1920.C est, en effet, la lecture du Nouveau Testament, plus spcialement du

    Sermon sur la Montagne, qui lui rvla en 1893 les possibilits illimitesde la rsistance morale. La lecture de la Bhagavad-Gta, dont il pritconnaissance seulement Londres, fortifia son impression et LeRoyaume de Dieu est en nous de Tolstoy lui donna sa forme dfinitive.

    En effet, lAHIMSA (non violence) de Gandhi, dont tous les Europens ont entendu parler, nest pas autre chose que la traduction dans lavie de la parole du Christ, cite plus haut : Ne rsistez pas au mal mais avec un esprit plus objectif que celui qui inspire Mathieu et Luc(qui reproduit la mme ide).

    Je dis : Matthieu et Luc, car Jsus lui-mme devant le Sanhdrin(dans les rcits de Matthieu, Marc et Luc) se borne opposer une

    rsistance intrieure, il nabandonne rien de sa position spirituelle, malgr les violences qui lui sont faites et ne ten dpas la joue qui na pas reude soufflet.

    Gandhi traduit non rsistance par non violence , ce qui signifiequ'il convie souffrir ventuellement la violence SANS LA RENDRE,mais non pas sabstenir d'y rsister. Car il ne souscrit pas au dveloppement : si quelquun te frappe la joue droite, prsente-lui aussilautre , non plus qu celui-ci : si quelquun veut te citer en justicepour t'enlever ta tunique, abandonne-lui aussi ton manteau. .

    Voici quelques extraits (tirs des Lettres lAshram), pour prciserla pense de Gandhi :

    Ahim sa ne signifie pas uniquement ne pas tuer. Himsa signifie causerde la souffrance ou dtruire une vie, soit par colre, soit sous lempirede l'gosme, soit avec le dsir de faire du mal. S abstenir dagir ainsiest ahimsa (Young India, 4 novembre 1926).

    La non-violence complte est absence totale de mauvais vouloirenvers tout ce qui vit. La non-violence, sous sa forme active .est bonnevolont pour tout ce qui vit. Elle est amour parfait (Young India. 9 mars1920).

    La loi de lamour complet (sans exception ni restriction) est la loide non tre. Mais, je ne prche pas cet te Loi finale par les mesures politiques (1 ) que je prconise... Ce serait se condamner davance l'chec.

    Atten dre que la masse obis se actuellemen t cet te Loi ne se ra it pasraisonnable (9 mars 1921).

    Je ne suis pas un visionnaire, je prtends tre un ID EA L ISTEPRATIQUE (11 aot 1920).

    ( I ) Plus tard Gandhi a pris connaissance des vrits sacrs de lInde, les plusantiques, comme les plus proches, qui tous sont bien antrieurs J. S. et il y atrouv, sur ce sujet du mal des enseignements parallles, qui l ont conduit versluniversalisme religieux :

    Ma religion ne connat pas de frontires gographiques. Les Vdas sont divins. La Bible est divine. Le Coran est divin-

    Cest un vibrant appel la fraternisation spirituelle de tous les peuples de la terre.

    (1) La rvolte, des bras croiss (qui arrte la vie du pays) le boycottage desmarchandises trangres, la fabrication la main par les hindous eux-mmes de leursvtements, dans la famille ou le village.

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    Le terme de Satygraha avait t invent par Gandhi, au Sud- Afrique, pour distinguer son action de la rsistance passive. 11 faut insister avec la plus grande force sur cette distinction : car cest pr-

    cisment par la rsistance passive (ou par la non-rsistance ) que les Europens dfinissent le mouvement de Gandhi. Rien n'est plus faux. Nul homme au monde na plus d'aversion pour la pass iv it que ce lutteur inlassable, qui est un des types les plus hroques du rsistant. L'me de son mouvement est la rsistance active par lnergie enflamme de lamour, de la foi et du sacrifice. Et cette triple nergie sexprime dans le mot Satvgraha .

    Que le couard ne vienne pas abriter sa poltronnerie, l'ombre d'un Gandhi ! Gandhi le chasse de sa communaut. Mieux vaut encorela violence que la lchet! (Gandhi de Romain Rollan d)) .

    Terminons par de nouvelles citations des Lettres l'Ashram :

    L o il ny a que le choix entre la lchet et la violence, je conseillerai la violence... (11 aot 1920). Je risquerais mille fois Sa violence, plutt que l'masculation de

    toute une race (4 aot 1920). Je prfrerais de beaucoup voir l'Inde recourir aux armes, pour

    dfendre son honneur, plutt que de rester lchement tmoin de son propre dshonneur... (11 aot 1920).

    Mais, ajoute-t-il, je sais que la non-violence est infiniment sup- rieure la violence, que le pardon est plus viril que le chtiment. Le pardon est la parure du soldat. Mais s'abstenir de punir nest pardon que quand existe le pouvoir de punir. Il na aucun sens de la part dune crature impuissante... Je ne crois pas lInde impuissante. Cent mille anglais ne peuvent effrayer 300 millions d'tres humains... Et dailleurs, la force n'est pas dans les moyens physiques, elle rside dans une volont indomptable... Non violence n'est pas soumission bnvole au malfaisant. Non violence oppose toute la force de lme la volont du tyran. Un seul homme peut ainsi dfier un empire et provoquer sa chute.

    Nul ne peut tre qualifi de vertueux qui nest pas intrpide, pour FO R M E R , aussi bien que PO U R E X P R IM E R ses opinions, et qui nEXECUTE PAS INEBRANLABLEMENT les ordres de sa con- science. Or. cela est impossible tant quon ne se rend pas compte que la voix de la ccnscinece est la voix de Dieu, et quelle est le juge suprme

    de la lgitimit de tout acte et de toute pense (Ethical Religion). Mon AHIMSA ne me permettrait pas de donner un repas gratuit

    un homme sain, qui na pas travaill honntement pour gagner ce repas (1). Si j en avais le pouvoir, j arrterais tout sadvrata (oeuvre

    (1 ) Ceci nous apparait comme une ide personnelle, qui sera approuve par beaucoup. mais ne prsentant quun intrt et une originalit assez minimes.

    Il faut songer au pays o cette parole a t prononce. Depuis des millnaires auxIndes les brahmanes ont traditionnellement droit tre nourris et entretenus. La loide Manou en fait la prescription formelle et par le plus menu dtail et elle compltecette rglementation par linterdiction aux brahmanes de sastreindre tout travail, de

    pratiquer tout commerce.Cette mise part et charge dune classe a engendr peu peu la coutume defaire la charit tout prtre rgulier ou non, tout moine ou saint. La tradition amme rpandu lusage que les hommes cherchant Dieu devaient voyager pied, avec

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    de charit) o l'on donne des repas pour rien. Cette habitude a fait dgnrer notre peuple et l'a pouss la paresse, loisivet, lhypo- crisie, et mme au crime. (Young India, 13 aot 1925).

    Le lecteur peut maintenant comprendre que. tout en observantla Loi de non rsistance au mal (par le mal) Gandhi a une conception dela non-violence qui lui est propre et qui diffre totalement de l'nonc : ne rsistez pas au mal se trouvant dans Matthieu et Luc. C'est l,et l seulement que rside le christianisme pratique qu'ont vainementcherch les Europens.

    En effet, limportant, dans l'enseignement Chrtien est den termineravec la violence; pour cela, il conseille de subir au besoin les mauvaistraitements, sans les rendre, et il slve ainsi splendidement au-dessusde la Loi du talion.

    Quant aux dveloppements : Si quelqu'un te frappe sur la joue

    droite, prsente-lui aussi lautre et Si quelqu'un veut plaider contre toi,et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau Gandhi ny souscrit nullement, car cet encouragement au mal, semble-t-il, lui apparatcomme nfaste.

    D'ailleurs, aucun des actes de la vie de Jsus ne sinspire de cetterecommandation. Toutes ses paroles, au contraire, slvent, sans lamoindre ambiguit, contre le mal, souvent mme avec trs peu de mnagements, avec de la rudesse parfois, et il nhsite pas recourir lactiondirecte loccasion (quand il chasse avec un fouet de cordes les prteurset commerants du Temple).

    De mme, quel est lhomme d'exprience qui soutiendrait quil est

    bon dencourager le mal, non seulement en supportant les mauvais traitements, sans se plaindre, mais encore les favorisant par de plus grandesconcessions que ce qui est cherch injustement par la force ? Quel est lechrtien raisonnable, qui offrirait en outre sa veste, si on lui prenaitson manteau?

    Ce serait le dni de toute quit, lencouragement au mal par lareligion ,1e triomphe de a force primant le droit, sanctionn par toutce qui est sain et moral dans la socit.

    Gandhi a eu la clairvoyance et la tranquille audace de dire :oui, la souffrance, je laccepte, si elle mest impose et je m'interdis de larendre, par amour, dans l'espoir de voir la violence disparatre peu peu.

    Mais quant au mal, je rsiste de toute mon me contre lui et je conviemon peuple agir en consquence et par les moyens appropris.

    une seule robe, et mendier leur nourriture en chemin, pour rduire leur orgeuil etdonner une occasion a quiconque de faire une bonne action.

    La raison profonde, pour tendre la main, semble tre que lhomme qui vit pouret en Dieu ne doit se proccuper en rien de sa guenille.

    Naturellement, des bateleurs et des charlatans se glissent derrire les amants deDieu et abusent de l ignorance populaire ; cela est invitable. Mais lexercice de lacharit, malgr ces abus, est devenu une institution nationale caractristique de lInde.

    Gandhi met donc une ide singulirement rvolutionnaire, en criant que touthomme pouvant travailler na pas le droit un repas. II soppose ainsi lun des

    concepts religieux le plus respect et le plus antique, chez son peuple. Cela soulignelaudace de pense et le dsir de sadapter de ce lutteur vraiment exceptionnel. Rienne leffraye, aucun prjug ne le paralyse.

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    C'est la logique mme et par l se traduit le calme courage dun espritqui sait se guider selon son devoir, sans perdre le sens du rel. Finielapparente bonne foi, qui souscrit une rgle irralisable et non dsire,

    en se rservant dagir diffremment loccasion.Nous sommes donc en prsence dune nouvelle anomalie (nous en

    avons dcouvert beaucoup dans cette recherche), celle d'indouistes quiappliquent la Loi pratique par le Christ et qui cependant se considrentcomme non chrtiens. Cette anomalie sympathique est infiniment prfrable celle des chrtiens qui vivent la Lci du talion.

    Mais attention! La solution nest simple quen apparence. Ellesuppose .pour sa ralisation, des hommes d'un courage peu bruyant,mais indomptable, qui soient de vritables adeptes de la Loi damouret qui aient une longue hrdit de vie spirituelle en eux. C'est pourquoil'Inde seule pouvait rpondre en masse l'appel indo-chrtien de Gandhi,

    car il y fallait une prdestination.Depuis des millnaires, lhindouisme prconisait le respect de toute

    vie, mme celle du plus petit insecte, mme celle des plantes. Le Bouddhisme est venu confirmer et renforcer cette orientation avec son enseignement de la souffrance et de la suppression de la souffrance; enfin, leVdantisme a lui aussi insist sur le fait que tous les actes et pensessenchanaient, quils avaient immanquablement leurs rpercussions, quele mal engendrait invitablement le mal. Son monisme absolu, montrantDieu ^n tout, enlve toute base des oppositions entre humains.

    Autre lment particulier l'Inde, cest qu'il sagit l dun peupleessentiellement religieux, qui vit sa religion, et pour lequel elle nest

    pas un simple credo rciter.Enfin, l'Inde entire, quelque secte quelle appartienne, croit enla renaissance et, par suite, que les actes mauvais, comme bons, s'tendentsur une srie de vies, que le salut est entre les mains du fidle et qu'ildpend de son genre de vie. au cours de ses existences successives.La religion, pour de telles consciences, prend un tout autre relief, quepour des tres qui croient que tout sachve dans leurs 60 ans environs devie terrestre. Pour l'Inde, le temps n'existe pas, la croyance en la re-nais-sance lui fait transcender la vie.

    C'est pourquoi les consignes de ncn-violence que Gandhia dictes dabord aux hindous du Sud-Afrique, puis dans lInde immense,

    sadressant des hommes tout prts ventuellement faire le sacrificede leur vie, laquelle ils nattachent pas la mme valeur absolue que lesoccidentaux, et qui sont dresss depuis des gnrations vivre leurreligion, ces consignes ont t observes .et ont obtenu un retentissementconsidrable.

    Pendant plusieurs annes, Gandhi a russi le tour de force, jamaisgal, dun tribun dirigeant une masse humaine de 300 millions dindividus.Il a branl lEmpire Britannique et nul doute que de son action sortirasous peu le Home Rule que jamais l'Inde naurait mme song esprer, sielle navait reu le souffle imptueux de cette Grande Ame.

    HENRI CORCOS.

    ( suivre.)

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    La condition de spectateurcomme prfiguration de l'effacement

    du moi

    Pour suggrer la notion de l'effacement du moi en tant que reprsentation distincte (la cessation de la rflexion, pour parler commeLavelle) on peut imaginer des spectateurs assistant la projection dunfilm dont les passionnantes pripties suscitent un intrt qui, aucunmoment, ne flchit.

    Pendant toute la dure du film chaque spectateur, tenu en haleine,concentr lextrme, oublie tout ce qui a trait son existence personnelle. Il cesse de sapercevoir lui-mme, se perd de vue, et devient littralement les personnages du film, auxquels il prte, toutefois, les motions quils ressentirait sil devait passer, leur place, par toutes lessituations que comporte le scnario.

    On peut dire que le spectateur est la fois absent et prsent. Absent,en ce sens que sa propre image distincte s'est littralement vapore de savision, sest dissoute avec ses particularits propres. Prsent, en ce sensque l'image abolie, le moi disparu de lcran intrieur, survivent dansl'interprtation que le spectateur se donne du spectacle. De cette prsenceinvisible on s'apercevra bien lissue de la sance, quand chacun changera avec le voisin ses impressions sur le film. Il deviendra ds lors

    vident que chacun sest construit une interprtation du film qui rvle dela manire la plus transparente les penses habituelles et les tendances delinterprte, c est--dire les matriaux qui concourent fermer cetteimage distincte, caractristique, en laquelle, le spectacle ayant cess,chaque spectateur croit pouvoir lgitimement se reconnatre. En somme,tous les lments, dont la reprsentation consciente constitue prcismentle moi de linterprte, n'avaient pas cess dtre prsents durant la projection du film. Mais ils ntaient pas prsents en tant quobjets deconscience immdiate, ils taient prsents en tant que facteurs dinterprtation du spectacle immdiatement peru. On pourrait mme dire entant que spectacle peru, puisque la perception mme du spectacle est

    dj, pour une part, une interprtation.Or, pendant le spectacle, chaque assistant, selcn ses gots et selon lesscnes projetes, souffrait ou se rjouissait. II.souffrait et pourtant il nesouffrait pas. Il se rjouissait, et pourtant sa joie nen tait pas une. Caraucun des sentiments quil prouvait ntait personnel, si ce nest dans lamanire de l'prouver. Si le spectateur tremblait de peur, si une sueurd'angoisse perlait son front, ce n'tait pas pour lui-mme. Il ne sesentait pas menac.

    Si, tout en continuant de jouir et de souffrir, fut-ce avec une intensitextrme, nous n'avions que des joies et des souffrances de mme natureque celles que nous ressentons la projection d'un film, si nos extases etnos douleurs n'taient jamais rapportes nous-mmes, notre vie s'entrouverait alors prodigieusement altre. Elle prendrait un autre sens.Nous comprendrions tous les tourments d'autrui, et nous serions pleins

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    de zle pour les soulager, mais nous ne connatrions pas cette morsuresi aige, si personnelle et si intime qui ne peut apparatre que l o ily a considration directe de nc.us-mmes, l o nous sommes identifis

    tragiquement avec notre propre solitude (1 ).Le visage dun homme qui suit les pripties dun film angoissant

    nest-il pas marqu de tous les stigmates de langoisse? Ceci nous faitentrevoir comment Je libr, ltre chez qui la reprsentation du moi acess, peut la fois souffrir et ne pas souffrir -.comment ce mme librpeut tre semblable lun de nous, offrir toutes les apparences dunhomme tortur sans nanmoins passer vraiment par le fate de nos tortures: comment sa douleur peut avoir le visage de notre douleur sans enpossder l'aiguillon le plus cruel.

    Et peut-tre aussi dcouvrons-nous en mme temps le secret del'envotement que le thtre exerce sur les esprits? Cet art. quand il

    sapproche vraiment de la perfection, ne ralise-t-il pas chez le spectateurune prfiguration de la condition de lhomme libr ?Cette dernire remarque va nous fournir le moyen d'illustrer de

    manire frappante la terreur et la rsistance de lhomme devant la libration. Cette illustration tiendra tout entire dans une seule question.

    Si je vous conviais un spectacle surhumain par lequel votreattention serait jamais saisie et captive; si, par quelque merveilleuxmoyen, je savais pourvoir durant ce spectacle, qui ne connatrait plusd'issue ni dinterruption, toutes les ncessits de votre existence physique; si je supprimais jusqu' lobligation du sommeil et que depuis lemoment o vous entreriez dans la salle jusqu votre mort dont rien,d'avance, ne vous parviendrait - vous ne pourriez ni dtacher un instantvos regards de la scne, ni dtacher en aucune manire votre esprit delintrigue; si, en dautres termes, vous ne deviez jamais revenir la notiondistincte de votre personnalit ancienne, au sentiment de votre existenceindividuelle; si vous deviez perdre irrmdiablement tout espoir de retrouver cette prsence vous-mme-que vous aviez connue jusque-l, oseriez-vous franchir oe seuil dont personne ne ressortirait ? Passeriez-vous cetteporte derrire laquelle vous devriez laisser toute esprance de vous ressaisir ? .

    Qui ne voudrait assister un spectacle si extraordinaire que le regard,ds les premires images, serait saisi, retenu, envot ? Qui ne seraitimpatient de voir une uvre si divinement compose quelle ne laisserait

    place aucun moment dindiffrence ou de lassitude, aucun moment ol'on reviendrait soi, au sentiment des embarras et des blessures delexistence quotidienne ? La salle o se donnerait un divertissement, ce point magique et suprme ne serait-elle pas prise dassaut ? Et pourtant,si sduisant, si ensorcelant que ft un pareil spectacle, il y aurait dans;sa notion mme quelque chose deffrayant. En approchant du seuil fatidique on prouverait ce mlange dextase et de terreur que ressent lenophyte lentre des paradis artificiels, linstant o il va user de,ladrogue, qui ne lexaltera qu'en le dtruisant. Sortir des contradictions dumoi. du cortge de tourments que chaque jour apporte, quel apaisementplus profond que toutes les morphines! Mais ce prix ! Mais savoir

    (1) Le sentiment de la solitude est exacerb par la douleur et la douleur est elle-mme le fruit de la solitude. Il y a visiblement l un processus circulaire,

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    que jamais plus on ne pourra se retrouver, se palper, se saisir ! Lhommequi assiste au spectacle le plus rare, le plus mouvant, le plus obsdant,veut retrouver, ds que le rideau sera tomb, ou la dernire image abolie,

    les objets quotidiens de son intrt, lunivers des choses familires ovolue son moi. Il veut pouvoir, presser le bras de sa bien-aime, laregarder, se dire encore qu'elle est sienne et quil na pas cess dtrelui. Il veut bien oublier pour un temps cet habituel dcor de ses jours,ce monde de dlices et de douleur ml. Il ne veut pas le perdre. Ds quelide lui vient que les portes de cette rgion de lhabitude pourraientse refermer jamais devant lui, il sent une folle pouvante contracter soncur.

    Lvocation dun spectacle aussi extraordinaire que celui dont nousavons parl peut paratre bien artificielle et dnue de tout intrt pratique. On comprendra mieux la porte de cette vocation si lon remarquequil revient au mme de lui substituer une interprtation si constammentprodigieuse des vnements ordinaires de notre vie que ceux-ci deviendraient pour nous les moments et les pisodes d'un drame perptuellementexaltant, composeraient une action d'un intrt tellement irrsistible quenous naurions jamais plus ni le dsir ni le pouvoir de nous en abstraire.

    R E N E F O U E R E .

    \

    Publications Indoues(3e partie)

    Shr Aurobindo et les milieux qui gravitent autour de lui ont publipendant la guerre beaucoup douvrages de premier ordre.

    Dimportance capitale est The Life Divine (1), peut-tre l'uvrematresse du Sage de Pondichry. Un premier texte en tait dj paruen 1914-16 dans le priodique Arya, actuellement introuvable, mais ShrAurobindo. sentant probablement la ncessit dune mise au point la suite des vnements qui avaient secou le monde, nen avait pas encorepermis la publication en librairie. Cette grave lacune est maintenant comble. Le texte, refondu, remani, complt, qui forme trois gros volumes,est lun des documents de base pour ltude de lpoque moderne, aussibien de ses origines que de ses tendances et de ses potentialits. C'estla plus puissante explication qui ait t donne ce jour de ce que noussommes et de ce que nous pouvons tre. Une analyse de cet ouvragedpasserait les limites de cette srie de notes, et nous la rserverons pourune tude spare ultrieure.

    Les disciples de Shr Aurobindo ont commenc en 1942 publierchaque anne un volume de Mlanges quils offrent en hommage leurmatre l'occasion de son anniversaire (1). On y trouve des extraitsde lettres indites du Matre (depuis 1944), des tudes densemble surShr Aurobindo (par S. C. Mitter, V. Chandrasekharam, N. K. Gupta),

    (1 ) Calcutta, Arya Publishing House, 1939, 441 + 118 6 pages.(1 ) Shr Aurobindo Maudir Annual, Calcuta, 1 942*3-4 5.

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    des monographies sur diffrents aspects de son enseignement : sur lavie (I. Sen), le moi individuel (K. C. Vadachari), le supramental (H.Chaudhury), le libr-vivant (A. Roy), le mal (S. K. Mitra et H. Chaud-

    hury), la religion de l'avenir (S. K. Maitra), lvolutionnisme (K. C.Varadachari), l'absolutisme (H. Choudhury), l'idalisme et le matrialisme (V. K. Donde), le Vdas (V. Chandrasekharam). On y trouvegalement des apprciations sur sa valeur littraire (K. R. S. Ivengar)et potique (K. D. Sethna et S. K. Ghose), des tudes comparatives entrele yoga de Shr Aurobindo et Shankara (M. N. Sircar), la Bhagavad-Gt (A. Roy), lIsha Upanishad (C. C. Dutt), le Kena Upanishad (C,C. Dutt), Pataniali (A. Roy), les Tanfras (B. R. Chowdhury) et mmeBergson et N. Hartmann (S. K. Maitra). Quelques articles enfin, sansse rapporter directement l'enseignement du Matre, en sont directementinspirs, comme ceux sur la vision intgrale de lhistoire (S. Mitra), l'du

    cation et yoga (I. Sen).Ces volumes, dont nous esprons voir continuer la srie, apportent

    une contribution prcieuse la connaissance du systme philosophique etyoguique deShr Aurobindo. Comme ils sont publis avec l'assentimentdu matre, on peut y voir des interprtations autorises sur b'aucouode points controverss ou particulirement dlicats. Exprimons cependant leur sujet deux souhaits : quon y donne dsormais, lintention deslecteurs europens, la traduction anglaise des nombreuses citations sans-krites qui maillent les textes, et que lon adopte une translittration uniforme pour les termes sanskrits en particulier que lon ncrive nascertains termes courants en bengali au lieu de les citer dans leur ortho

    graphe sanskrite.A ce .mme groupe se rattache un recueil de conversations ( 1) entre

    Dilip Kumar Roy et de grands matres de la pense contemporaine :Romain Rolland, Gandhi, Bertrand Russel. Tagore et Shr Aurobindo.Lauteur, mathmaticien de formation, lun des plus grands musiciens etmusicologues de lInde, longtemps familier de Tagore, vit retir depuisde nombreuses annes dans lshram de Pondichrv o, scus la directionde Shr Aurobindo, il se consacre au yoga intgral par la voie de lartet de la littrature.

    C est naturellement la section sur son matre que Dilip a donnla plus grande place. Les 120 pages qui la composent forment un docu

    ment de premire importance pour ltude de Shr Aurobindo; on y trouvede longues conversations rapportes en dtail, une brve biographie enune prcieuse correspondance o intervient en tiers un Anglais, RonaldNixon (Sri Krishnaprem) qui se fondit avec l'Inde et crivit sur destextes sacrs hindous quelques-uns des meilleurs commentaires quaitjamais publi un occidental. Littrature, posie, philosophie occidentale,yoga se mlent dans cet ouvrage o lon voit poindre les germes dunevaste synthse. Bien que sem un peu trop gnreusement de vocablesprcieux, le style est digne du sujet. LIntroduction, crite par Sir S.Radhakrishnam, prfacier omnibus najoute rien la valeur du livre.

    (1 ) Dilip Kumar Roy Among the great Bombay, Nalandra publications 1945,X X + 330 pp. 8 photos.

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    un dsir que bien des gens expriment avec insistance depuis de longuesannes. On y trouve dabondants dtails inconnus jusqu ce jour sur

    La biographie de Shr Aurobindo qui vient de paratre (1) exauce

    les diverses activits du Matre de Pondichry, et plus particulirementsur son uvre littraire et potique, tant dans sa jeunesse que plus tard.De nombreuses citations, bien choisies, viennent tayer une tude critique dveloppe, do ladmiration du disciple biographe nexclut pastoujours une certaine perspicacit dans le jugement. Indiquons ce propos que les pomes et les uvres dramatiques pour la plupart introuvables jusqualors de Shr Aurobindo ont t runis et publies rcemment dans deux volumes (2) qui ne nous sont pas encore parvenus.Mais cette uvre potique spcifiquement anglaise dans sa forme, mmequand elle est indienne dans son inspiration, n'est que fort difficilementaccessible pour le lecteur franais.

    Les parties relatives laction politique du matre ne sont pas aussi

    prcises et compltes quon l'aurait souhait. Mais tant que vivent encorecertains personnages ayant jou un rle important dans les vnementstragiques qui se droulrent au Bengale au dbut du X X e sicle (et ShrAurobindo en particulier), il est naturel que lhistorien doive glisserrapidement sur beaucoup des principaux pisodes. On a masqu les lacunes les plus graves par de longs et nombreux extraits de discours etdarticles de journaux. Sur lhistoire de cette priode, la biographie deNivdita rcemment publie par Lizelle Reymond est sensiblement plusvivante et plus instructive (3).

    Les parties relatives lenseignement philosophique et yoguiquen'ajoutent pas grand chose ce que nous connaissons dj par les uvres

    publies en franais (4), par les tudes de Nolini Kanta Gupta (5),dAnilbaran Roy (6), par les jolis croquis de Maurice Magre (7), etc.Elles nous semblent moins libres et moins approfondies que les chapitresconsacrs Shr Aurobindo par Mahendra Nath Sarcar dans EasterneLights (8), beaucoup moins dtailles que les Annuaires dont nous avonsparl ci-dessus.

    Malgr toutes ces rserves de dtail, le livre de K. R. SrinivasaIyengar nous fournit un lment de premier ordre pour la connaissancedu matre et pour une premire tude de son enseignement. Nul nepourra dsormais parler de Shr Aurobindo sans lavoir lu avec soin.Mais ce nest pas encore la biographie dfinitive attendue.

    V I SH V AB AN D U.

    (1) K. R. Srinivasa Iyengar, Sri Aurobindo, Calcutta, 1945. 425 pp., 3 portraits.(2) Collected Plays and Poems, 1942-(3) Attinger, 1945.(4 ) Collection Les grands matres spirituelsdans lInde contemporaine , 10

    volumes de Shr Aurobindo.(5 ) En tte de Les bases "du yoga .

    (6 ) Dans Mlanges sur lInde , vol. I (Les trois lotus ).(7 ) A la poursuite de la sagesse, Fasquelle.(8) Calcutta, 1935.

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    Pourquoi j'ai crit :

    Le Secret du Pouvoir d'Hitler par Jean GROFFIERSecrtaire de la Presse Priodique Belge

    Un aspect particulier, et non des moindres, de la guerre que nousvenons de vivre a chapp la plupart qui sen sont tenus essentiellementaux faits. Cest le ct sotrique de la tragdie.

    Sans vouloir attribuer une importance surfaite ce domaine, nousestimons que lon a nglig de se rendre compte de la place que loccultisme occupait dans la vie dhommes comme Hitler.

    Hitler aurait t initi aux forces de locculte. 11 usait du rituel etpratiquait la magie. Etant donn son don exceptionnel de psychologue,il a obtenu le rendement maximum de ses hommes et par extension deson peuple. Il avait cr un climat de vritable hystrie collective, pourlequel lAllemand est dj si naturellement prpar.

    Il y a un sens apparemment mystrieux qui tient lieu de loi danstoute lvolution de lhumanit. De grands chefs dtat en ont tenu compte.D autres veulent en user des fins personnelles. Hitler est un matreparmi ceux-ci.

    D autres magiciens du mal sont de nouveau dans l'arne et renouvellent les gestes spectaculaires, tonnant une fois de plus les peuplesqui se refusent scruter les faits en profondeur.

    Voil je crois la raison pour laquelle jai voulu ce livre qui est enquelque sorte une explication.

    Le dsespoir existentialiste

    Si ce ntait que leffet dun snobisme, on pourrait se passer denparler.

    Hlas ! lexamen, les racines du mal savrent profondes. M. Lins-sen crivait dernirement : Ce qui fit toute la gloire de la France et larendit immortelle au cours des sicles passs se retourne prsent contreelle. Il s'agit d'une dformation spcifiquement cartsienne dont le scientisme dans ses formes extrmistes est un aspect.

    L est justement le mal.Mais encore !Il faut bien voir ce que cette faillite signifie pour le commun des

    mortels. Ne plus croire au Divin en-dedans ou en-dehors de nous-mmes,cest l que gt le mal. La Socit accentue celui-ci en faisant de lhommetour tour une machine, un cobaye. Lindividu ordinaire, non spiritualiste,a besoin dvasion, mais celle-ci apparemment est absurde.

    Cet chec nest pas une cration de lesprit.Non... lexistentialisme a simplement mis le doigt sur la plaie.

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    Beaucoup ne veulent pas le voir.Mais la politique de l'autruche est vaine, les bandeaux inutiles.Par son reniement mme de toute transcendance, JEAN-PAUL

    SARTRE nous incite exprimenter ltat du monde en la mconnaissance de son sens profond.

    Nous trouvons chez lui une vue presq ue boudhique : la diversitdes choses, leur apparente individualit ntait qu'une apparence, un vernis . Mais une fois que Sartre prtend gratter ce vernis, nous voil bienloin de trouver lEtre dont la Maya nest que le reflet. La vraie merest froide et noire, pleine de btes;elle rampe sous cette mince pelliculeverte qui est faite pour tromper les yeux .

    Le pessimisme de Sartre admet donc un Etre-Substance, somme touteapparent au dieu spinozien. Mais cet tre s'identifie des masses monstrueuses et molles, en dsordre, nues dune effrayante et obscne nudit .

    Cela rappelle le livre III de Lautramont.

    L est justement lillusion : les chrtiens parleraient ici du pch originel; nous-mmes, nous prfrons le terme Karma : cet univers estune trame karmatique.

    En tout cas, nous nous refusons croire que ce soit l le vritableEtre. Las Vergnas la dit sa ralit nest pas plus la ralit que lamnagerie nest la jungle .

    Or donc, Roquetin, son hros, nous dcrit quen certains pointslEtre-Substance est capable dondulations de surface, de choses-fris-sons .

    Cela se passe au niveau de lme.Grce quoi, nous ne savons pas ce que lETRE est (en soi), mais

    nous affirmons ce quil nest pas : nous lui attribuons des qualits, un vernis qui nont dexistence quen nous, cest--dire : un pour soi,du NEANT. La conscience est le plus gnral de ces pour soi . Ellea pour but dtre sincre : pour cela, elle tend concider comme unregard avec la chose regarde... Mais cette concidence est impossible. Tout le monde connat le -cas de lhomme colrique qui se met encolre pour prouver son calme : sa sincrit reste un exemple typique demauvaise foi..

    La conscience nous permet aussi de nous situer. Dans cet universretranch dun principe suprieur dunit. Sartre na vu que la personnalit centre sur elle-mme. Ayant une fois prouv certaines sensations,il en exagre dabord la description et en tire une philosophie implacable.Et certes, nous admettons que, sur le plan humain, les entits demeurentincommunicables ; nous admettons quen ce cas le NON-MOI joue unrle dobjet dans la reprsentation du MOI; nous admettons que, parce fait, lobjet demeure au pouvoir du sujet. Certes, nous constatons,tous les jours, des rapports de consciences goulues , de ventousesblmes et molles (citations de Fauchery).

    Ce vampirisme nest mme pas spcifiqu de lhomme : il caractrise lUnivers. Le petit bruit de la fontaine Masqueret se coulait dansmes oreilles et sy faisait un nid, les emplissait de soupirs; mes narinesdbordaient dune odeur verte et putride . En effet, obscurment, chaquetre tend prciser laffirmation exclusive qui serait le plein panouis

    sement de soi-mme; consquemment, chaque tre est aussi de trop , ET moi veule, alangui, obscne, digrant, ballotant de mornes penses.

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    moi aussi j tais de trop... de trop pour l'ternit .. . de trop, du moinsquand on ne communie pas, quand on naime pas ce qui est.

    De l nat la fameuse NAUSEE, symbole de l'angoisse, : oppression,stagnation, tat transitoire. Dans cet tat de faits, les rapports morauxsont, videmment, considrablement dforms. Ne croyons surtout pas queles ondulations la surface de la Matire soient le fait dune Prsencesuprieure qui essaie de se dgager sous une forme plus sensible. Lme,dit-il, est le corps en tant que le pour soi et sa propre individuation . Seulscomptent ds lors les rapports de sujet objet.

    Par exemple, si un avare se trouve devant un liasse de billets, cethomme sidentifie son vice; le pour soi qui affecte l'argent n'estcr que par le fait que lhommeest avarice; et, par ailleurs, lavarice nest que par le fait que la liasse se trouve devant lui.

    Admettons quun tranger le surprenne; l honte envahit cet avare.Cela veut dire quil se reconnat comme tant lobjet quautrui prtend

    condamner. En effet, au moment de la honte, lavare se trouve dans unun monde qui lui est alin .Dans sa pice, les Mouches, une raction se dessine. Sartre, qui ne

    croit pas (thoriquement) une Ralit transcendante, assimile la mernoire et froide , Us masses monstrueuses et mokes un horrible Latum, un Ahriman sadique, innomm. Le Promothe de ce no-romantisme (expression de Dan.el Rops) doit ragir : il affirme le pour soi ,il nantise (phase de dcompression , dectropie).

    Comme dirait Gabriel Marcel, cela signifierait que 1 homme-fonction cde la place 1 homme conscient .

    Mais cette LIBERTE nest-elle pas fatale, plus dtermine que dter

    minante ?Notre libert correspond au besoin de sortir dune angoisse. Ellepeut signifier la tendance ne pas s'attacher (dilettantisme gidien). Ellepeut signifier aussi le libre choix dune valeur prtablie (militantismechronique). Dans un cas, nous sommes lis par la peur de nous engager;dans lautre, nous avons voulu chapper cette peur. Par ailleurs, lcrivain se hausse dangereusement haut. Sa Solitude est une Solitude royale. Si Descartes a conu la libert de Dieu , dit-il, comme toute sembla"ble sa propre libert, cest donc de sa propre libert quil parle. Or le Dieude Descartes est le plus libre des dieux .

    Ainsi sera aussi le hros sartrien idal : il invente sa propre Raisonet son Bien; il est, en ce sens, tout instant responsable .

    Dans cette rivalit avec lEternel. lhomme affirme la possibilit dtrequi est en lui ; il affirme son Logos.

    D o cette contradiction nouvelle : la base essentiellement idalistedu matrialisme sartrien : Lhomme est l'tre dont l'apparition fait quunmonde existe .

    Ou plus exactement l'homme est l'tre qui, en prenant consciencede la Situation qui l'accable, lui donne une valeur (H E R O S M E ).

    Hlas ! plus dun verra l un gonflement du MOI, de l'EGO, quile fera songer certaine fable La Grenouille et le Buf .

    Et positivement, il nen sort que du vent. Les hros de SIMONEDE BEAUVOIR, eux-mmes, n'arrivent point l'Immolation parfaite.

    Tout au plus sont-ils capables dmettre des possibles ; et ceux-ci tendent, mais en vain, se matrialiser en cration .

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    Seul et libre, nous dit Roquentin...Mais cette libert ressemble un peu la Mort.

    LA M O R T !Cest donc vers elle quil lui arrivait de fuir.

    La Nause est reste dans la lumire jaune. Je suis heureux : cefroid est si pur, si pure cette nuit; ne suis-je pas moi-mme une vaguedair glac? Navoir ni sang, ni lymphe, ni chair. Couler dans ce longcanal vers cette pleur l-bas. N'tre que du froid . Dfection ! fatigue desoi ! abandon au Nirvan illusoire ! Ahriman triomphe.

    Le philosophe a beau ne voir en la Mort quun accident, lui dniertoute valeur philosophique.

    Quand mme, cest alors que la vie prend cette apparence parona-mique dtre; la vie devient apparemment dure et pleine comme unuf (citation de Fauchery).

    Et nous croyons avoir devant nous un tre en soi . Mais dj notre

    contact le dforme, nous continuons lillusion, nous ornons cette vie dun pour soi , d'un nant : ds lors, .la mort qui tait libre redevient unobjet : la Grandeur de lHomme est trahie.

    Chez ALBERT CAMUS, le sens de la Mort saiguise. Il conditionnevraiment la vie, il en accentue lhorreur. La rsignation est vile, mais larvolte vaine : devant la Mort, tous les actes se valent. Seul compte ledsir de vivre, la soif de durer.

    D ailleurs, l'Oubli viendra, le grand Vide qui absorbe les vainestentatives.

    Nous sommes les cimetires de nos morts , disait Maeterlinck.Mais ces cimetires eux-mmes sont phmres. Et voil que, sur

    ce nihilisme total, plane la soif inextinguible de la Vie. Tout se passe

    comme si, dans leur action les existentialistes devaient retrouver desimpratifs absolus suprieurs tout absurde. (Daniel Rops).

    Certains, comme Gabriel Marcel, poseront ainsi le problme : il estvident, rationnellement, que ce besoin de transcendance ne ncessitepoint la ralit de celle-ci ; mais nul fait non plus naffirme quelle estillusion ; donc, il nous reste une chance sur deux pour croire avec raisonen lEtre Divin.

    Les sartriens refusent stoquement lInfini ; au fond, celui-ci estune question de foi. La Raison na pas le droit daffirmer ni lune nil'autre de ces conclussions ; en ce point, les sartriens ont tort de s entenir aux syllogismes.

    G A BR IEL M A RC EL croit la possibilit du mystre : le M E T A -P R O B L E M A T I Q U E .Il ne croit pas la Mort, mais aux ralits constructives de la Vie.

    ...ce vertige enivrant du ciel dans une eau blme.A h ! part ir ! S' vader ! S vader d e soi-m m e !

    (Crommelynck.)

    et la Mort devient 1 preuve de cette Prsence qui peut tre en nous. La Mort, disait Rilke, est le ct de la vie qui nest pas tourn

    vers nous et que nous n clairons pas ; il nous faut essayer d'atteindre une conscience suprieure de notre existence, qui se trouve chez elledans les deux domaines illimits et se nourrit inpuisablement des deux.

    (trad. Maurice Fraigneux).* * *

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    MO

    Heureusement, les savantes constatations de Sartre ne rsistentgure l'preuve. Des grands mots, tels que LIBERTE, ont puveiller des chos favorables. Mais remplacez chaque fois nant parpour soi... et vous verrez. Son systme ne sera plus quun dificelaborieux sans contact avec la Vie.

    Nous admettons avec lui que la Raison en arrive ceci : hors desproprits immdiates, toutes nos dductions ne sont que pures imaginations. Nous ne savons que nier (ft-ce nier la ngation), cest--dire:limiter les objets. A bout darguments, la Raison devient elle-mme sapropre ngation, en d'autres termes : elle quivaut exactement au zro.

    Consquemment, l'existentialisme aussi se nie. Le monde des explications et des raisons, a-t-il un jour crit, nest pas celui de l'existence.Un cercle n'est pas absurde, il s'explique trs bien... Mais aussi uncercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesureo je ne pouvais pas l'expliquer.

    Justement, pour nous, le nant suppose ltre, la confusion de l'A bsurde suppose la Clart ; et si la pense n'est quun reflet, cest le refletdun Rel.

    La Science, que nie l'existentialisme pourquoi ? confirme cesraisons : une grande unit nergtique est. pour le moins, la basedu Monde.

    Si ce dernier nous apparat, notre chelle sous forme de ciel, dechair, de pierre, lchelle microscopique nous distinguons le cloisonnement des cellules et leurs noyaux. Enfin, des chelles plus petites,il nest plus que molcules, quatomes, qulectrons, qu'nergie pure.

    Lanalogie est frappante: au sein des apparences (vrittis) se trouve

    VETRE.Le Mental peut tourner en rond, comme un ours dans sa cage ;

    pourtant, nous sommes pousss admettre quil existe un mode deconnaissance, plus certain.

    Ici, Sartre, objectera que, pour avoir conscience de Dieu (Etretotal), il faudrait se trouver soi-mme en dehors de ce Dieu. Or, lachose est impossible...

    A notre avis, il y a l confusion.Nous ne connatrons pas Dieu au total, mais nous saurons son

    approche.Nous dcouvrirons sa Prsence au del des formes. Cette prsence

    nest atteignable ft-ce par lexercice de la libert que pour autantque cette libert s'oublie, se purifie. Tan t que ltre y tend, c'est le JE conscient qui agit ; mais ce nest que par la libration progressive depuissances intrieures que finalement le subconscient seul agira, permettant la Communion avec lEtre. Il y aurait l, pour les existentialistes,friands du Rel, un champ dexprience minemment souhaitable.

    Reste,- videmment, prouver cette Prsence.Fin joueur, Sartre a conscience des ractions possibles. La ngation

    de Dieu quil nous offre est, heureusement, assez faible.Dieu serait pour lui un quivalent de lme : Etre total qui a pris

    conscience de lui-mme.

    Or, la conscience tant un pur regard, pour prendre conscience decet Etre total, la conscience divine devrait lui devenir extrieure. Donc,

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    l'Etre ne serait plus total, et consquemment la pseudo-Totalit quis'affirme en crant nest pas Dieu.

    Sartre admet dailleurs une autre hypothse : lEtre Idal pour

    rait quand-mme tre identique la prise de conscience (nant) dont ilprovient (ens causa sui, quivalent approximatif du SAT-A.SAT) ; maisil ne conoit pas la concordance de ce mouvement avec celui, inverse, dela libert humaine.

    Ainsi, lcrivain devrait nier en chimie les ractions rversibles, carl'effet initial est, chaque moment, aussi possible que ltat final.

    Bref ! sa conception dune Totalit statique soppose diamtralementau processus alternatif expansion-rtraction, extropie-entropie.

    Il serait sans doute plus logique de reconnatre, ici, la prsence dunmtaproblme.

    Nous ne pouvons dfinir Dieu, mais seulement affirmer ce quil

    nest pas . Isral fut sage quand il refusait de dsigner lEternel,sinon par un ttragramme indchiffrable.

    Sartre nie Dieu, mais croit l'Etre tangible.Il reconnat chez Descartes laspect du Divin dterminant la nces

    sit des lois, et non point dtermin par des lois 'purement ncessitantes.Ce Dieu en puissance, cest lhomme. Seulement, voil.La pense de Sartre ne nous fait pas illusion. Nous narrivons point

    le croire, car justement nous possdons ltre, mais nous ne pouvonsfaire en sorte que les choses en soi deviennent telles, au gr denous-mmes. Il faut rendre raison des choses ternelles, disait Leibnitz.Si l on suppose que le monde existe depuis l ternit, et quil ny a enlui que des globules, il faut rendre raison pourquoi ce sont des globuleset non des cubes . (Trad. Gaston Colle) .

    Le pour soi lui-mme (nous lavons dit) est purement subjectif,impuissant ; ce nant lui-mme se trouve dtermin par l'volution naturelle, la somme dtre... II nest pas crateur.

    Bref ! nous ne sommes pas plus capables dtre par nous-mmes.Nous sommes...E t constater que la Substance est nlucide point encore le

    problme.En effet, le simple jeu des attractions nuclaires ne semble pas pou

    voir expliquer la complexe Harmonie de ce monde. Ces coups de chance,que reprsentent les moindres tres vivants, dpassent les possibilits duHasard le plus fantaisite.

    Bref ! ici aussi. Quelque Chose parat transcender la Matire etl'Esprit.

    Une Energie immanente, la fois toute semblable et suprieure sa matrialisation.

    Si nous ladmetttons, les thories de Sartre noffrent gure dedangers.

    * *

    Nous le voyons, le Mal existentialiste est bien caractristique dusicle : lorgueil a voulu supprimer le Dieu et na pu que dprcierl'Homme.

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    Consquemment, restaurer le Divin, c'est rendre justice nous-mmes.

    M AR CE L H E N N AR T .

    BIBLIOGRAPHIE :

    Ouvrages actuellement consultables la Bibliothque Royale :Jean-Paul Sartre : La Nause ; LImaginaire ; L'Imagination.Gabriel Marcel : Homo Viator, La Soif, Le Monde cass.Albert Camus : LEtranger.

    De nombreuses tudes ont paru en France, par exemple dans lejournal ACTIO N .

    A signaler spcialement : Albert Camus, pote de labsurde par Louis Bakelants.

    ( R E V U E N A T I O N A L E ) Un Pascal san Christ par Daniel de Rostu.

    ( E T U D E S )Articles de Christian Grisol : (PARU). Snobisme de la Laideur par Raymond Las Vergnas.

    ( N O UV E L L E S L I T T E R AI R E S) Grandeur et misre de lAbsurde par Doniel Rops.

    ( R E V U E N O U V E L L E )Le Culte du Hros, par Merleau-Ponty. (ACTION) Existentialisme , par Andr Girifc

    ( T E R R E D E S H O M M E S, PAG E S F R AN AI SE S)Enfin, les tudes fouilles, effectues par Monsieur le Professeur

    A. de Waelhens.Ces diffrentes sources ont t consultes.On signale galement des tudes d'ensemble de Jean Wahl, Roger

    Troisfontaines.

    LA GAZETTE DES LETTRES (Paris) recommande la lecturede Benjamin Fandane, Robert Campbell et dun recueil collectif dessais :LExistence (N.R.F.) .

    Evidemment, nous ne pouvons oublier les noms des prcurseurs :Kierkegaard. Jaspers, Heideger, Rilke, Chestov, Nietzsche, Pascal et

    Maine de Biran.

    REVUES ET LIVRES REUS :

    Primevre : sympathique revue de la prime jeunesse. Directeur : AbelClart, route dAgen, Condom, Gers, France.

    Histoire de lAfrique du Nord, par Pierre Jalabert. Livre intressant dont nous recommandons la lecture.

    DONS EN FAVEUR DE LA REVUE :

    Mme Jasinsky : 30 francs.

    mp. VANDIRSTICHELEN. 3Srue Alfred Cluysenaar