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BIBEBOOK STENDHAL LE JUIF

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  • BIBEBOOK

    STENDHAL

    LE JUIF

  • STENDHAL

    LE JUIF1927

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1149-2

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

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    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • AUX CURIEUX

    T, 14 et 15 Janvier 1831.Nayant rien lire, jcris. Cest le mme genre de plaisir, maisavec plus dintensit. Le pole me gne beaucoup. Froid auxpieds et mal la tte.

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  • LE JUIF(FILIPO EBREO)

    Jtais alors un fort bel hommeMais vous tes encore remarquablement bienQuelle dirence! Jai quarante-cinq ans: alors je nen avais que

    trente; ctait en 1814. Je navais pour moi quune taille avantageuse etune rare beaut. Dailleurs, jtais juif, mpris de vous autres chrtiens,et mme des juifs, car javais t longtemps excessivement pauvre.

    On a le plus grand tort de mpriserNe vous mettez pas en frais de phrases polies: je me sens ce soir

    dispos parler, et, pour moi, je ne parle pas ou je suis sincre. Notre vais-seau chemine bien, la brise est charmante; demain matin nous serons Venise Mais, pour revenir lhistoire de la maldiction dont nous par-lions et de mon voyage en France, jaimais bien largent en 1814; cest laseule passion que je me sois jamais connue.

    Je passais toute la journe dans les rues de Venise, avec une petitecassette sur laquelle taient tals des bijoux dor; mais, dans un tiroirsecret, javais des bas de coton, des mouchoirs et autres marchandisesanglaises de contrebande. Un de mes oncles, la mort de mon pre et

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  • Le Juif Chapitre

    aprs lenterrement, dit qu chacun de nous, nous tions trois, il ne res-tait quun capital de cinq francs; ce bon oncle me gratia dun napolon(vingt francs). Dans la nuit, ma mre dcampa en emportant vingt et unfrancs; il ne me restait que quatre francs. Je volai une de mes voisinesun tui de violon que je savais quelle avait mis au galetas; jallai acheterhuit mouchoirs de toile rouge. Ils me cotaient dix sous, je les revendaisonze sous. Le premier jour, je vendis quatre fois tout mon fonds de bou-tique. Je dbitais mes mouchoirs des matelots du ct de larsenal. Lemarchand, tonn de mon activit, me demanda pourquoi je nachetaispas une douzaine de mouchoirs la fois: il y avait une bonne demi-lieuede sa boutique larsenal. Je lui avouai que je navais que quatre francsau monde, que ma mre mavait vol vingt et un francs Il me donna unfort grand coup de pied, qui me jeta hors de sa boutique.

    Le lendemain, huit heures, je nen tais pas moins chez lui: javaisdj vendu les huit mouchoirs de la veille au soir. Comme il faisait chaud,javais couch sous les procuraties; javais vcu, javais bu du vin de Chioet javais cinq sous dconomie sur le commerce de la veille Voil la vieque jai mene de 1800 1814. Je semblais avoir une bndiction de Dieu.

    Et le juif se dcouvrit avec un respect tendre.Le commerce me favorisait tel point que je suis arriv plusieurs fois

    doublermon capital dans une seule journe. Souvent je prenais une gon-dole et jallais vendre des bas aux marins embarqus. Mais, ds que javaisamass un petit pcule, ma mre ou ma sur trouvaient un prtexte pourse rconcilier avec moi et me le drober. Une fois elles me conduisirentdans une boutique dorvrerie, prirent des boucles doreilles et un collier,sortirent comme pour un instant et ne revinrent plus, me laissant en gage.Lorfvre me demandait cinquante francs; je me mis pleurer, je navaissur moi que quatorze francs; je lui indiquai le lieu o tait ma cassette: ily envoya; mais pendant que je perdais du temps chez lorfvre, ma mremavait aussi enlev ma cassette Lorfvre me rossa dimportance.

    Quand il fut las deme battre, je lui expliquai que, sil voulait me laissermes quatorze francs et me prter un petit tiroir de table dans lequel je pra-tiquerais un double fond, je me ferais fort de lui payer dix sous par jour:cest quoi je ne manquai pas. Lorfvre nit par me coner des pendantsdoreilles qui valaient jusqu vingt francs; mais il ne me permettait de

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  • Le Juif Chapitre

    gagner que cinq sous sur chaque pice.En 1805, javais un capital de mille francs. Alors je considrai que

    notre loi nous ordonne de nous marier; je songeai accomplir ce devoir.Jeus le malheur de devenir amoureux dune lle de ma nation nommeStella. Elle avait deux frres, qui taient, lun fourrier dans les troupesfranaises, et lautre garon de caisse chez le payeur. Souvent la nuit ilsla mettaient dehors dune chambre quils occupaient en commun au rez-de-chausse, du ct de San Paolo. Je la trouvai un soir qui pleurait. Je lapris pour une lle, elle me sembla jolie; je lui oris de lui payer pour dixsous de vin de Chio. Ses larmes redoublrent; je lui dis quelle tait unesotte, et passai.

    Mais elle mavait sembl bien jolie! Le lendemain, la mme heure,dix heures du soir, mes ventes la place Saint-Marc tant nies, je repassaiau lieu o je lavais rencontre la veille: elle ny tait pas. Trois joursaprs je fus plus heureux; je lui parlai longtemps: elle me repoussa avechorreur.

    Elle maura vu passer avec ma cassette remplie de bijoux dor,pensai-je; elle veut que je lui fasse cadeau dun de mes colliers, et, par-bleu! cest ce que je ne ferai pas. Je mimposai de ne plus passer danscette rue; mais, malgr moi et presque sans me lavouer, je me mis neplus boire de vin, et chaque jour je faisais bourse part de cette cono-mie. Jeus la folie bien plus grande de ne pas faire commerce avec ce fonds.Dans ce temps-l, monsieur, mes fonds triplaient chaque semaine.

    Quand jeus conomis douze francs, ctait le prix de mes colliersdor les plus communs, je passai plusieurs fois dans la rue de Stella. Enn,je la rencontrai; elle rejeta mes propos galants avec horreur. Mais jtaisle plus joli garon de Venise. Dans la conversation, je lui dis que depuistrois mois je me privais de vin pour conomiser la valeur dun de mescolliers, et pouvoir le lui orir. Elle ne rpondit pas, mais me consulta surle malheur qui lui tait survenu depuis quelle ne mavait vu.

    Ses frres se runissaient pour rogner les espces dor quils pouvaientse procurer. (Ils plongeaient les sequins et les napolons dans un baindeau-forte.) Le fourrier avait t mis en prison, et de peur dinspirer dessoupons, celui qui tait garon de caisse chez le pagatore ne voulait faireaucune dmarche en sa faveur. Stella ne me demandait pas daller la

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  • Le Juif Chapitre

    citadelle; de mon ct je ne prononai pas ce nom, mais je la priai demattendre le lendemain soir

    Mais nous voici bien loin, dis-je, de la maldiction dont vous avezt victime en France.

    Vous avez raison, dit le juif; mais, si vous ne voulez pas que jachveen peu demots, je vous le promets, lhistoire demonmariage, je me tairai;je ne sais pourquoi, aujourdhui jaime parler de Stella.

    A force de peines, je s vader son frre le fourrier. Ils maccordrentla main de leur sur, et rent venir leur pre, pauvre juif dInspruck.Javais lou un appartement heureusement pay davance; jy avais runiquelques meubles. Mon beau-pre alla chez tous ses parents Venise etleur annona quil mariait sa lle Enn, mais aprs une anne de soins,la veille du mariage, il dcampa avec plus de six cents francs, quil avaitramasss chez ses parents. Nous tions alls, sa lle, lui et moi, mangerune salade Murano; ce fut l quil disparut. Pendant ce temps, mes deuxbeaux-frres volaient tous les meubles rassembls dans ma chambre, etmalheureusement ils ntaient pas entirement pays.

    Mon crdit tait ruin; mes beaux-frres, quon voyait toujours avecmoi, depuis un an, taient alls raconter mes marchands fournisseursque jtais Chiazzia, o je vendais ce que je voulais; que de l je lesenvoyais faire une leve de marchandises En unmot, au moyen de touteespce de tromperies, ils avaient vol pour plus de deux cents francs. Je visquil fallait me sauver de Venise; je plaai Stella comme bonne denfantschez cet orvre qui me conait des colliers vendre.

    Le lendemain, de bonne heure, ayant termin mes aaires, je donnaivingt francs Stella, nen gardant que six pour moi, et je pris la fuite.Jamais je navais t plus ruin, puis je passais pour un voleur. Heureu-sement, dans mon dsespoir, jeus lide, en arrivant Padoue, dcrire lavrit aux marchands de Venise, chez lesquels mes beaux-frres avaientpris des marchandises. Je sus le lendemain quil y avait ordre demarrter,et la gendarmerie du royaume dItalie ne badinait pas.

    Un fameux avocat de Padoue tait devenu aveugle: il avait besoin dundomestique pour le conduire; mais son malheur le rendait si mchant,quil en changeait chaque mois. Et je parie, me dis-je en moi-mme, quemoi il ne me chassera pas. Jentrai son service, et, ds le lendemain,

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  • Le Juif Chapitre

    comme il sennuyait, personne ntant venu le voir, je lui racontai toutemon histoire. Si vous ne me sauvez pas, lui dis-je, je serai arrt un deces jours. Arrter un domestique moi! dit-il: cest ce que je sauraibien empcher.

    Enn, monsieur, je gagnai sa faveur. Il se couchait de bonne heure;jobtins, avec le temps, la permission daller faire un peu de commercedans les cafs de Padoue, depuis huit heures quil se couchait jusqu deuxheures du matin, que les gens riches quittent le caf.

    Je ramassai deux cents francs en dix-huit mois. Je demandai moncong: il me rpondit que dans son testament il me laisserait un capi-tal considrable, mais que jamais je ne sortirais de chez lui. En ce cas,pensai-je, pourquoi mas-tu laiss faire le commerce? Je dcampai; jepayai mes cranciers Venise, ce qui me t beaucoup dhonneur; jpou-sai Stella; je lui appris faire le commerce: maintenant, elle sait mieuxvendre que moi.

    Comme cest votre femme, cest madame Filippo, dirent tous ceuxqui lcoutaient.

    Oui, messieurs, et enn voici venir lhistoire de mes voyages, et,aprs, la maldiction.

    Javais plus de cent louis de capital. Je vais conter lhistoire dune nou-velle rconciliation avec ma mre, qui me vola encore, puis me t volerpar ma sur. Javais quitt Venise, voyant bien que, tant que jy serais,je ne pourrais qutre dupe de ma famille; je mtais tabli Zara, o jefaisais merveille.

    Un capitaine de Croates, auquel javais fourni une partie de lhabille-ment de sa compagnie, me dit un jour: Filippo, voulez-vous faire for-tune? Nous partons pour la France. Apprenez une chose: cest que, sansquil y paraisse, je suis ami du baron Bradal, le colonel du rgiment. Venezavec nous comme cantinier. Vous gagnerez beaucoup; mais ce mtier nesera quun prtexte; le colonel, avec lequel je suis brouill en apparence,me fait charger de toutes les fournitures du rgiment; jai besoin dunhomme intelligent, vous serez mon homme.

    Que voulez-vous, messieurs, je naimais plus ma femme.Quoi! dis-je, cette pauvre Stella, qui vous avait t si dle?Le fait est, messieurs, que je naimais plus que largent. Ah! je lai-

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  • Le Juif Chapitre

    mais bien!Tout le monde se mit rire, tant il y avait de vraie passion dans cette

    exclamation du juif.Je fus nomm cantinier; je quittai Zara.Au bout de quarante-huit jours de marche, nous arrivmes au Sim-

    plon. Les cinq cents francs que javais pris avec moi Zara taient deve-nus quinze cents francs, et, de plus, javais une jolie charrette couverte etdeux chevaux. Au Simplon commencrent les misres: je faillis perdre lavie, je passai plus de vingt-deux nuits dormant en plein air par le froid.

    Ah! dis-je, vous ftes oblig de bivaquer.Je gagnais chaque jour cinquante ou soixante francs; mais, chaque

    nuit, par la rigueur du froid, jtais expos prir. Enn, larme passacette eroyable montagne; nous arrivmes Lausanne; l, je massociaiavec monsieur Perrin. Ah! le brave homme! Il tait marchand deau-de-vie. Moi, je sais vendre en six langues direntes; lui tait bon pour ache-ter. Ah! lexcellent homme! Seulement il tait trop violent; quand un Co-saque ne voulait pas payer sa consommation, sil se trouvait seul dans laboutique, M. Perrin le rossait jusqu le mettre tout en sang. Mais, mon-sieur Perrin, mon ami, lui disais-je, nous gagnons cent francs par jour;que nous importe quun ivrogne nous fasse tort de deux ou trois francs? Que voulez-vous, cest plus fort que moi! rpondait-il, je naime pasles Cosaques. Vous nous ferez assassiner. Alors, monsieur Perrin, monami, pourquoi le terme de notre socit nest-il pas arriv?

    Les vivandiers franais nosaient pas revenir au camp, car on ne lespayait jamais; nous faisions de superbes aaires; notre arrive Lyon,nous avions quatorze mille francs dans notre caisse. L, par piti pour depauvres marchands franais, je s la contrebande. Ils avaient beaucoup detabac hors de la porte de Saint-Clair; ils vinrent me prier de lintroduireen ville; je leur dis de patienter quarante-huit heures, jusqu ce que le co-lonel, mon ami, et le commandement. Alors, pendant cinq jours de suite,je remplis de tabac ma charrette couverte. A la porte, les employs fran-ais grondaient, mais nosaient marrter. Le cinquime jour, lun deux,qui tait ivre, me battit; je fouettais mon cheval et voulais continuer, maisles autres employs, me voyant rosser, marrtrent. Jtais tout en sang,je demandai quon me ment devant le commandant du corps de garde

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  • Le Juif Chapitre

    voisin; il tait bien du rgiment, mais ne voulut pas me reconnatre etmenvoya en prison. Ma voiture va tre pille et les pauvres marchandssacris, me dis-je aussitt. En allant en prison, je donnai deux gros cus mon escorte, pour obtenir dtre men devant mon colonel; en prsencedes soldats il me traita fort durement, y ajoutant la menace de me fairependre.

    Ds que nous fmes seuls, il me dit: Bon courage! demain je mettraiun autre capitaine au corps de garde prs de la porte de Saint-Clair; aulieu dune charrette, mnes-en deux; mais je ne voulus pas. Je lui donnaideux cents sequins pour sa part. Quoi! me dit-il, tu te donnes tant depeine pour si peu! Il faut bien avoir piti de ces pauvres marchands,lui rpondis-je.

    Nos aaires M. Perrin et moi, allrent admirablement jusqu Di-jon. L, monsieur, en une nuit, nous perdmes plus de douze mille francs.La vente du jour avait t superbe; il y avait eu grande revue et nousseuls de vivandiers; nous avions de gain net plus de mille francs. Ce jour-l mme, minuit, quand tout dormait, un maudit Croate voulut sen allersans payer, M. Perrin, le voyant seul, lui sauta dessus, laccabla de coups etle mit tout en sang. Tu es fou, monsieur Perrin, lui disais-je; cet hommea bu pour six francs, cest vrai; mais, sil a la force de crier, nous allonsavoir du tapage. M. Perrin avait jet le Croate comme mort la portede notre boutique, mais il ntait qutourdi; il se mit crier; les soldatsdes bivacs voisins lentendirent; ils vinrent lui, et, le trouvant couvertde sang, enfoncrent notre porte; M. Perrin, qui voulut se dfendre, reuthuit coups de sabre.

    Je dis aux soldats: Ce nest pas moi qui suis coupable, cest lui;menez-moi devant le colonel du rgiment de Croates. Nous nirons pasrveiller pour toi le colonel, dit un des soldats. Javais beau les interc-der, notre malheureuse boutique fut bientt assaillie par trois ou quatremille soldats. Les ociers, qui taient en dehors de cette foule, ne pou-vaient pntrer pour interposer leur autorit. Je croyais M. Perrin mort;moi, jtais en pitoyable tat. Enn, monsieur, on nous pilla pour plus dedouze mille francs de vin ou deau-de-vie.

    A la pointe du jour, je parvins mchapper; mon colonel me donnaquatre hommes pour dlivrer M. Perrin, sil tait encore en vie. Je le trou-

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  • Le Juif Chapitre

    vai dans un corps de garde, et lamenai chez un chirurgien. Il faut noussparer, monsieur Perrin, mon ami, lui dis-je; tu nirais par me fairetuer. Il me reprocha beaucoup de lavoir abandonn et davoir dit auxassaillants de la boutique quil tait seul coupable. Cependant, mon avis,ctait le seul moyen darrter le pillage.

    Enn M. Perrin insista tant, que nous commenmes une seconde so-cit; nous paymes des soldats pour garder le cabaret. En deuxmois nousemes gagn douze mille francs chacun; malheureusement M. Perrin tuaen duel un des soldats qui nous gardaient depuis le renouvellement denotre socit. Tu me feras tuer, lui rptai-je, et je le quittai, ce pauvreM. Perrin. Plus tard je vous conterai sa mort.

    Je vins Lyon, o jachetai des montres et des diamants, alors fortbon compte; car moi je me connais en toutes sortes de marchandises.Si vous me mettez dans quelque pays que ce soit, avec cinquante francsseulement dans ma poche, au bout de six mois jaurai vcu et tripl moncapital.

    Je cachai mes diamants dans un secret que je s faire ma charrette.Le rgiment tait parti pour Valence et Avignon, je le suivis aprs mtrearrt trois jours Lyon.

    Mais, monsieur, un soir jarrive Valence huit heures, il tait nuitet il pleuvait; je frappe la porte dune auberge: on ne rpond pas; jefrappe plus fort; on me dit quil ny a pas de logement pour un Cosaque;je frappe encore, on me jette des pierres du second tage. Cest clair,me dis-je, je vais mourir cette nuit dans cette maudite ville. Je ne savaiso tait le commandant de la place; personne ne voulait me rpondre;personne ne voulait me servir de guide. Le commandant sera couch,me disais-je, et ne voudra pas me recevoir.

    Plutt que de mourir, je vis quil fallait sacrier de la marchandise; jedonnai un verre deau-de-vie la sentinelle; ctait un Hongrois. Men-tendant parler hongrois, il eut piti de moi, et me dit dattendre quon lerelevt. Je mourais de froid; on vint enn le relever. Je donnai boire aucaporal, ensuite tout le corps de garde. Enn, le sergent me conduisitchez le commandant. Ah! quel brave homme, monsieur! Je ne le connais-sais pas, il me t entrer tout de suite. Je lui expliquai que, par haine pourle king, aucun aubergiste ne voulait me donner coucher, en payant. Eh

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  • Le Juif Chapitre

    bien, ils vous logeront gratis! scria-t-il. Il me t donner un beau billetde logement pour deux nuits, et quatre hommes me furent donns pourmaccompagner.

    Je revins cette auberge de la grande place, do lon mavait jet despierres; je frappai par deux fois; je dis en franais, que je parle fort bien,que javais quatre hommes et que, si on ne mouvrait pas, jallais enfoncerla porte: pas de rponse. Alors nous allmes chercher une grande pice debois, et nous nousmmes branler la porte. Elle tait plus qu moiti en-fonce, quand un homme louvrit vivement. Ctait un grand drle de sixpieds; il avait le sabre dune main et une chandelle allume de lautre. Ilva y avoir du tapage, et on me pillera ma charrette, pensai-je. Quoiquejeusse (jeussse) un bon billet de logement gratis, je criai: Monsieur, jevais vous payer davance, si vous voulez. Ah! cest toi, Philippe! scrialhomme en baissant son sabre et me sautant au cou.Quoi! cher Philippe,cest toi, ne reconnais-tu pas Bonnard, le caporal du 20 rgiment?

    A ce nom, je lembrassai et je renvoyai les soldats. Bonnard avait logpendant six mois chez mon pre Vicence. Je vais te donner mon lit,me dit-il. Je meurs de faim, lui rpondis-je; il y a trois heures que jebats le pav de Valence. Je vais faire lever ma servante, et tu aurasbientt un bon souper. Et il membrassait, ne pouvant se lasser de meregarder et de me questionner. Jallai avec lui la cave, do il rapportadexcellent vin pris sous une couche de sable. Comme nous buvions, enattendant le souper, arriva une grande belle lle de dix-huit ans. Ah! tutes leve! dit Bonnard; tant mieux. Mon ami, cest ma sur; l, il fautque tu lpouses; tu es gentil garon, je la dote de six cents francs. Maisje suis mari, lui dis-je. Mari! Je nen crois rien, rpondit-il; et dabord,o est ta femme? Elle est Zara, o elle fait le commerce. Laisse-laau diable avec sa marchandise; xe-toi en France, tu pouseras ma sur,la plus jolie lle du pays.

    Catherine tait rellement bien jolie; elle me regardait avec de grandsyeux. Monsieur est ocier? me dit-elle enn, trompe par une bellepelisse achete la revue deDijon. Non,mademoiselle, je suis vivandierdu quartier gnral, et jai moi deux cents louis; je vous certie quil nya pas beaucoup de nos ociers qui puissent en dire autant. Javais plusde six cents louis, mais il faut tre prudent.

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  • Le Juif Chapitre

    Enn, que vous dirai-je, monsieur? Bonnard mempcha daller plusloin; il me loua une petite boutique ct du corps de garde, prs de laporte, o je vendais nos soldats; et, quoiquen ne suivant plus larme,il y avait des jours o je gagnais encore mes huit ou dix francs. Bonnardme disait toujours: Tu pouseras ma sur. Peu peu, Catherine avaitpris lhabitude de venir ma petite boutique; elle y passait des trois ouquatre heures. Enn, monsieur, jen devins amoureux fou. Elle tait en-core plus amoureuse de moi; mais Dieu nous t la grce de ne pas cesserdtre sages. Comment veux-tu que je tpouse? lui disais-je. Je suismari. Nas-tu pas laiss ta femme de Zara toutes tes marchandises;quelle vive, elle, Zara, et toi reste avec nous. Associe-toi avec mon frre,ou garde ton commerce part; tu fais de bonnes aaires, tu en feras demeilleures.

    Il faut vous dire, monsieur, que je faisais la banque Valence, et, enachetant de bonnes lettres de change sur Lyon, signes par des propri-taires que Bonnard connaissait, rien quen aaires de banque, je gagnaisquelquefois cent ou cent vingt francs par semaine.

    Je restai ainsi Valence jusqu lautomne. Je ne savais que devenir;je mourais denvie dpouser Catherine; compte je lui avais donn unerobe et un chapeau venus de Lyon. Quand nous allions la promenade,son frre, elle et moi, tout le monde avait les yeux sur Catherine; ctaitrellement la plus belle lle que jaie vue de ma vie. Si tu ne veux pasde moi pour ta femme, me disait-elle souvent, je resterai avec toi commeservante; seulement, ne me quitte jamais.

    Elle allait avant moi ma boutique, pour mpargner la peine de lou-vrir. Enn, monsieur, jtais absolument fou damour et elle dans un tatsemblable, mais nous tions toujours sages.

    A la n de lautomne (de 1814), les allis quittrent Valence. Les ca-baretiers de cette ville pourraient bien massassiner, dis-je Bonnard; ilssavent que jai fait de largent ici. Pars si tu veux, rpondit Bonnard ensoupirant; nous ne voulons forcer personne; mais, si tu veux rester avecnous et pouser ma sur, je lui donnerai la moiti de mon bien; et, siquelquun te dit plus haut que ton nom, laisse faire moi.

    Je retardai trois fois le jour de mon dpart. Enn, les dernires troupesde larrire-garde taient dj Lyon quand je me rsolus partir. Nous

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  • Le Juif Chapitre

    passmes la nuit pleurer, Catherine, son frre et moi. Que voulez-vous,monsieur? je manquais mon bonheur de ne pas rester avec cette famille;Dieu ne voulait pas que je fusse heureux.

    Enn, je partis le 7 novembre 1814. Je noublierai jamais ce jour-l; jene pouvais pas conduire ma charrette; je fus oblig de prendre un homme moiti chemin de Valence Vienne.

    Le surlendemain du dpart, comme jattelais mon cheval Vienne,qui vois-je arriver dans lauberge? Catherine. Elle me sauta au cou toutde suite. Elle tait connue dans lauberge; elle venait, soi-disant, pour voirune tante quelle avait Vienne. Je veux tre ta servante, me rptait-elle en pleurant chaudes larmes; mais, si tu ne veux pas de moi, je mejetterai dans le Rhne, sans aller chez ma tante.

    Toute lauberge se rassembla autour de nous. Elle qui tait si rserveet qui, dordinaire, devant le monde, ne me disait jamais rien, elle parlaitet pleurait sans nulle retenue, membrassant devant tout le monde. Je la sbien vite monter sur ma charrette, et nous partmes. A un quart de lieuede la ville, jarrtai. Il faut ici nous dire adieu, lui dis-je. Elle ne disaitplus rien, elle me serrait la tte dans ses mains, avec des mouvementsconvulsifs. Je pris peur; je vis quelle allait se jeter dans le Rhne si jela renvoyais. Mais je suis mari, lui rptai-je, mari devant Dieu. Ehbien, je le sais: je serai ta servante. Jarrtai peut-tre dix fois ma voiturede Vienne Lyon: jamais elle ne put consentir me quitter. Si je passele pont du Rhne avec elle, me dis-je moi-mme, cest un signe de lavolont de Dieu.

    Enn, monsieur, sans que je men aperusse, pour vrai dire, nous tra-versmes le pont de la Guillotire et arrivmes Lyon. A lauberge, onnous prit pour mari et femme, on ne nous donna quune chambre.

    A Lyon, un trop grand nombre de cabaretiers se disputaient les cha-lands; je me mis faire le commerce des montres et des diamants; jegagnai dix francs par jour, et, grce ladmirable conomie de Cathe-rine, nous nen dpensions pas quatre. Javais pris un logement que nousavions bienmeubl. Je possdais alors treize mille francs qui, dans le com-merce de banque, me rapportaient de quinze dix-huit cents francs. Ja-mais je nai t plus riche que pendant les dix-huit mois passs avec Ca-therine. Jtais si riche que javais achet une petite voiture de luxe, et,

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  • Le Juif Chapitre

    tous les dimanches, nous allions faire des promenades hors de la ville.Un juif de ma connaissance vint un jour me voir et mengagea

    prendre ma voiture et laccompagner deux lieues de Lyon. L, il me dittout coup: Philippe, vous avez une femme et un ls; ils sont malheu-reux Puis, il me donna une lettre de ma femme et disparut. Je revinsseul Lyon.

    Ces deux lieues me semblaient ternelles. La lettre de ma femme taitremplie de reproches qui me touchaient beaucoup moins que lide demon ls que jabandonnais! Je voyais, par la lettre de ma femme, queles aaires de mon commerce Zara allaient assez bien Mais mon lsabandonn par moi! Cette ide me tuait.

    Je ne pus parler ce soir-l; Catherine le remarqua. Mais elle avait lecur si bon et si dlicat Il se passa trois semaines sans quelle me de-mandt la cause de mon chagrin; je la lui dis, dabord, quand elle min-terrogea: Jai un ls. Javais devin. Partons, me dit-elle; je serai taservante Zara. Impossible: ma femme sait tout; vois sa lettre.

    Catherine rougit beaucoup des injures que ma femme lui adressait, duton de mpris avec lequel, sans la connatre, ma femme parlait delle. Jelembrassais, je la consolais de mon mieux. Mais, que voulez-vous, mon-sieur, depuis cette fatale lettre, les trois mois que je passai encore Lyonfurent un enfer; je ne pouvais prendre un parti.

    Une nuit: Si je partais tout de suite? me dis-je. Catherine dor-mait profondment mes cts. Une fois que jeus eu cette ide, je sentiscomme un baume se rpandre dans mon me. Il faut que ce soit uneinspiration de Dieu! me dis-je. Comme je regardais Catherine, je com-menai me dire: Quelle folie! Il ne faut pas faire cela.

    Aussitt la grce de Dieu mabandonna; je retombai dans tout monamer chagrin. Sans savoir ce que je ferais, je me mis mhabiller douce-ment, toujours les yeux xs sur Catherine.

    Je nosai jamais ouvrir le bureau; tout mon avoir tait cach dans lelit; il y avait cinq cents francs dans la commode, pour un payement quelledevait faire le lendemain en mon absence. Je pris cet argent; je descendis;jallai la remise o tait ma charrette, je louai un cheval et partis.

    A chaque instant je tournais la tte. Catherine va me courir aprs,me disais-je; si je la vois, je suis perdu.

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  • Le Juif Chapitre

    Pour avoir un peu de paix, deux lieues de Lyon, je pris la poste.Dans mon trouble, je marrangeai avec un roulier pour quil mamentma charrette Chambry; je nen avais videmment aucun besoin; je neme souviens plus de ce qui me dtermina. En arrivant Chambry, jesentais toute lamertume de ma perte. Jallai chez un notaire, et je s unedonation de tout ce que je possdais Lyon madame Catherine Bonnard,ma femme; je pensais son honneur et nos voisins.

    Quand le notaire fut pay et moi dehors avec mon acte, jamais je neme sentis la force dcrire Catherine. Je rentrai chez le notaire, qui cri-vit en mon nom Catherine; un de ses clercs vint avec moi la poste etchargea le paquet devant moi. Dans un cabaret noir je s encore crireune lettre Bonnard, Valence. On lavertissait en mon nom de la do-nation, qui montait quatorze mille francs au moins. On ajoutait que sasur tait fort malade Lyon et ly attendait. Jaranchis moi-mme cetteseconde lettre. Jamais depuis je nai entendu parler deux.

    Je trouvai ma charrette au pied du mont Cenis. Je ne puis me rappe-ler pourquoi je tenais cette voiture, qui fut la cause immdiate de mesmalheurs, comme vous allez le voir.

    La vraie cause tait, sans doute, quelque terrible maldiction que Ca-therine avait lance contre moi. Vive et passionne comme elle ltait,jeune (elle avait alors juste vingt ans), belle, innocente, car elle navait eude faiblesse que pour moi, quelle voulait servir et honorer comme sonmari, sa voix trouva probablement accs auprs de Dieu, et elle le pria deme punir svrement.

    Jachetai un passe-port et un cheval. Je ne sais comment je vins penser au pied du mont Cenis que ctait l une frontire; jeus lide,avec mes cinq cents francs, de faire un peu de contrebande; jachetaides montres, que je plaai dans le secret. Je passais rement devant lecorps de garde des douaniers; ils me crirent darrter mon cheval; moiqui avais fait tant de contrebande dans ma vie, jentrai la tte haute aucorps de garde; les douaniers allrent droit ma charrette; probablementjavais t vendu par lhorloger; ils me prirent mes montres; jencouraisen outre une amende de cent cus; je leur donnai cinquante francs, ils melaissrent aller; je navais plus que cent francs.

    Ce malheur me rveilla. Comment, me disais-je, en un jour, en un

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  • Le Juif Chapitre

    moment, tre rduit de cinq cents francs cent francs! Je vendrais bienle cheval et la charrette, mais il y a loin dici Zara!

    Comme jtais bourrel par cette pense sinistre, un douanier qui mecourait aprs, en criant, me joignit. Il faut que tume donnes vingt francs,chien de juif; les autres l-hautmont tromp; je nai eu que cinq francs aulieu de dix, et jai eu la peine de te courir aprs. Il tait presque nuit; cethomme tait ivre et me disait des injures. Quoi, me dis-je, je vais encorediminuer imprudemment ma pauvre petite somme de cent francs!

    Le douanier me prit au collet, le dmonme tenta, je lui donnai un coupde couteau et le jetai dans le torrent, quinze ou vingt pieds au-dessousde la route; ce fut le premier crime de ma vie. Je suis perdu! me dis-je.

    En approchant de Suze, jentendis du bruit derrire moi; je mis moncheval au galop; il semporta, je ne pus plus le retenir, la voiture versa, etje me cassai la jambe. Catherine ma maudit, pensai-je; le ciel est juste;je vais tre reconnu et pendu dans deux mois.

    Rien de tout cela narriva.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.