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Vœu d’insolence prière d’insérer Régis Jauffret, barbarie en sous-sol Avec « Claustria », inspiré d’un fait divers sordide, l’affaire Fritzl, l’écrivain sonde la noirceur de l’âme humaine sans complaisance ni jugement Jean Birnbaum E n 1972, s’inspirant d’un fait divers qui s’était déroulé vingt ans auparavant, Arturo Ripstein avait réalisé un film, Le Château de la pureté, un père fanatique tient pri- sonniers sa femme et ses enfants dans une maison totalement fermée au mon- de, pensant que, maintenus en quelque sorte en quarantaine, ils seraient à l’abri des souillures du dehors et conserve- raient intacte leur pureté originelle. Sa progéniture a ainsi grandi sans rien connaître de la vie à l’extérieur. Josef Fritzl, le personnage de Régis Jauffret dans Claustria, n’est pas sans ressem- blance avec ce geôlier soucieux du bon- heur de sa famille. Persuadé d’être un « brave type » et d’agir en père aimant, Fritzl, un habitant d’Amstetten, « un trou gris de Basse-Autriche », a séquestré pendant vingt-quatre ans sa fille dans une cave et lui a fait sept enfants. Son intention première était de la préserver des perversions et des dangers de la dro- gue. En chef de clan, il tyrannise son entourage, est la terreur des pensionnai- res de bordels, brutalise sa femme, à qui il fait croire, après avoir enchaîné leur fille dans les sous-sols, que celle-ci est partie rejoindre une secte. Josef Fritzl a réellement existé, la pres- se internationale a raconté par le menu le calvaire de sa fille, découvert en 2008. Quand un écrivain s’empare d’un fait divers pour en faire la matière d’une œuvre de fiction, il est souvent soupçon- né de flatter le voyeurisme de ses lec- teurs, avides de détails sordides, d’être fasciné par ce qui est malsain et morbide, ou de se contenter d’une photographie de la réalité, sans livrer en creux une réflexion qui permettrait de prendre des distances par rapport aux cauchemar- desques événements relatés, et de tirer un de ces enseignements propres à nous donner bonne conscience : mis dans la position inconfortable du spectateur fré- missant d’horreur, nous nous répétons que ce quelque chose d’humain en nous nous empêcherait de nous ravaler au rang de la bête et que nous n’avons aucu- ne de ces pulsions qui ont perdu des tueurs en série ou des violeurs. En nous plongeant dans l’enfer d’une jeune femme terrorisée et martyrisée pendant plus de deux décennies par son père, un homme banal, préoccupé sur- tout par l’avenir de ses investissements financiers, d’après les psychiatres, Régis Jauffret est parvenu à éviter l’écueil de faire appel uniquement à une suspecte empathie, il est avant tout un romancier qui s’est toujours abstenu d’être morali- sateur et nous a dévoilé ce qu’il y a de plus obscur en chacun, que ce soit la folie douce ou la violence la plus meur- trière. Il met en lumière ce qui demeure dans l’ombre, il déploie toutes les res- sources de son imagination pour, dit-il dans le préambule de Sévère, triturer le réel, l’étirer jusqu’à la rupture, le falsi- fier même s’il le faut. Dans quelques années, quand l’his- toire de la longue captivité dans la cave n’apparaîtrait plus que comme une his- toire « éculée » dont les personnages sem- bleraient avec le temps « aussi fantasma- tiques que ceux d’un conte de Grimm », il resterait le roman de Régis Jauffret, qui a reconstitué bribe par bribe le quotidien de celle qu’il renomme Angelika, pleine d’angoisse quand son père n’apporte pas de vivres, déchirée quand il lui enlè- ve certains de ses enfants pour les emme- ner auprès de leur grand-mère, en lui disant qu’il l’a trouvé devant leur porte, presque reconnaissante quand il fait montre d’un peu de gentillesse, folle d’in- quiétude quand l’un de ses fils tombe malade, n’ayant que la télévision com- me lien avec le monde « d’en haut », consignant dans son journal les sévices qu’elle subit, les punitions que son tor- tionnaire lui inflige en coupant l’eau et l’électricité, saisie par la peur de se faner et d’être répudiée, « abandonnée dans ce trou comme une de ces favorites en dis- grâce que les sultans laissaient crever au fond de leur tombeau ». Lorsque l’affaire éclate au grand jour, les locataires de Fritzl prétendent n’avoir jamais entendu les cris montant de l’« infernal terrier », et personne, de l’avocat assoiffé de gloire au policier désireux de négocier avec les médias pour vendre au prix fort les informa- tions qu’il détient, ne recule devant la possibilité d’exploiter à son profit ce cri- me inédit dans les annales judiciaires et qui laisse les législateurs confondus, ne sachant pas quel décret invoquer pour condamner le coupable. Fritzl, satisfait de devenir une vedette et ayant tou- jours une vision idyllique du souterrain, où il a poussé la bonté jusqu’à apporter un oiseau en cage pour qu’il distraie ce petit peuple d’en bas, ne voit pas d’incon- vénient à ce que son défenseur le présen- te comme un « père original » et soutien- ne devant des journalistes que, en Autri- che, l’inceste est une peccadille, que les filles sont parfois les séductrices de leur père. Libérée, Angelika elle-même cher- che à tirer des dividendes de son séjour dans la cave. Un « sinistre tourisme » se développe autour de la région, au point que Fritzl envisage de mettre aux en- chères des nuitées dans sa maison. Régis Jauffret a mené de longues inves- tigations, interrogeant des témoins qui se dérobaient, visitant les lieux qui ont été le théâtre de ce drame dantesque, mais il fait avant tout œuvre de romancier, sans avoir la complaisancede celui qui se délec- te à conter l’innommable. Il décrit les faits avec la précision d’un enquêteur expert à sonder ce qui se dissimule sous les appa- rences, la froideur d’un anatomiste des relations entre un bourreau et sa victime, et le talent d’un écrivain qui ne cède pas à la tentation de s’ériger en juge. p 7 aEssais Pierre Bourdieu dissèque l’Etat. Leçons posthumes 9 E n ces premiers jours de l’année paraît un premier roman à savou- rer comme une friandise, et dont le titre même sonne comme une bonne résolution : Rester sage (Alma, 118 p., 13,80 ¤). Titre puissamment ironique, en réalité, puisque ce texte raconte une exis- tence qui aurait pu inspirer une « micro- fiction » façon Régis Jauffret. C’est aussi une histoire de claustration familiale et de cruauté sociale : celle d’un bon gars que sa mère enferma avec elle dans l’obs- curité, quand il était adolescent, pour faire croire aux voisins que le foyer avait les moyens de partir en vacances ; celle d’un petit employé qui avait fini par se faire une place au soleil, à force d’abné- gation, et qui se retrouve soudain, un marteau à la main et une idée derrière la tête, devant le domicile du patron qui vient de détruire sa vie. Au premier abord, donc, le bref roman d’Arnaud Dudek aurait pu s’inscrire dans le dossier que nous consacrons aux relations entre fait divers et littérature. Mais, à y regarder de plus près, ce texte relève davantage du conte génération- nel et politique que de l’enquête litté- raire. Un conte rédigé par un jeune homme de 32 ans qui pose un regard nar- quois sur notre société et son acharne- ment à ôter le goût d’exister, à briser l’es- prit d’enfance. En ce début d’année, il nous adresse un vœu de jouvence péren- ne: « Moi je consens à vieillir mais j’es- saie de lutter. A ma manière. L’émerveille- ment est ma bouffée d’oxygène. Vieillir, oui, mais en laissant fondre des bonbons sous ma langue. (…) Demain, après- demain, l’année prochaine, la sénescence remplira ses poches de petits-fours en piratant le code de ma Visa. Mais cela n’aura aucune importance. Parce que mes yeux pétilleront sous un ciel zébré de feux d’artifice. Parce que mes papilles danseront avec un bœuf bourguignon cuisiné à la perfection. Parce qu’une phrase sonnera tellement juste, page quatre-vingt-deux. Parce que mille petites choses m’enchanteront encore. » Avec un grand sens de l’humour et du jeu, Arnaud Dudek lance un salut frater- nel aux âmes timides. Il leur dit ceci : pour vous sentir vivantes, fuyez la sou- mission ! Soyez vraiment sages, tenez bon sur votre désir. p 5 aLittérature étrangère Le roman déjanté de Thomas McGuane 2|3 Dossier faits divers aParcours Jauffret, du conteur à l’enquêteur aTraversée Histoires vraies, lectures coupables 10 aRencontre David Lodge, l’anti-H. G. Wells 6 aHistoire d’un livre La Traversée de la France à la nage, de Pierre Patrolin 8 aLe feuilleton Eric Chevillard danse avec Lutz Bassmann, alias Antoine Volodine aReportage 24 heures avec le poète Tomas Tranströmer, Prix Nobel de littérature 2011 4 aLittérature française Claire Castillon et son héroïne fêlée Il nous a dévoilé ce qu’il y a de plus obscur en chacun, la folie douce ou la violence la plus meurtrière Claustria, de Régis Jauffret, Seuil, 544 p., 21,90 ¤ (en librairie le 12 janvier). ALINE BUREAU Linda Lê écrivain Cahier du « Monde » N˚ 20827 daté Vendredi 6 janvier 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

Vœu d’insolence

p r i è r e d ’ i n s é r e rRégis Jauffret,barbarie en sous-solAvec «Claustria», inspiré d’un fait divers sordide, l’affaire Fritzl, l’écrivainsonde la noirceur de l’âme humaine sans complaisance ni jugement

Jean Birnbaum

En 1972, s’inspirant d’un faitdivers qui s’était déroulévingt ans auparavant, ArturoRipstein avait réalisé un film,Le Château de la pureté, oùun père fanatique tient pri-

sonniers sa femme et ses enfants dansune maison totalement fermée au mon-de, pensant que, maintenus en quelquesorte en quarantaine, ils seraient à l’abrides souillures du dehors et conserve-raient intacte leur pureté originelle. Saprogéniture a ainsi grandi sans rienconnaître de la vie à l’extérieur. JosefFritzl, le personnage de Régis Jauffretdans Claustria, n’est pas sans ressem-blance avec ce geôlier soucieux du bon-heur de sa famille. Persuadé d’être un« brave type » et d’agir en père aimant,Fritzl, un habitant d’Amstetten, « untrou gris de Basse-Autriche», a séquestrépendant vingt-quatre ans sa fille dansune cave et lui a fait sept enfants. Sonintention première était de la préserverdes perversions et des dangers de la dro-gue. En chef de clan, il tyrannise sonentourage,est la terreur des pensionnai-res de bordels, brutalise sa femme, à quiil fait croire, après avoir enchaîné leurfille dans les sous-sols, que celle-ci estpartie rejoindre une secte.

JosefFritzl a réellement existé, la pres-se internationale a raconté par le menule calvaire de sa fille, découvert en 2008.Quand un écrivain s’empare d’un faitdivers pour en faire la matière d’uneœuvre de fiction, il est souvent soupçon-né de flatter le voyeurisme de ses lec-teurs, avides de détails sordides, d’êtrefascinéparcequiestmalsainetmorbide,ou de se contenter d’une photographiede la réalité, sans livrer en creux uneréflexion qui permettrait de prendre desdistances par rapport aux cauchemar-desques événements relatés, et de tirerun de ces enseignements propres à nousdonner bonne conscience : mis dans lapositioninconfortableduspectateurfré-missant d’horreur, nous nous répétonsque ce quelque chose d’humain en nousnous empêcherait de nous ravaler aurang de la bête et que nous n’avons aucu-ne de ces pulsions qui ont perdu destueurs en série ou des violeurs.

En nous plongeant dans l’enfer d’unejeune femme terrorisée et martyriséependant plus de deux décennies par sonpère, un homme banal, préoccupé sur-tout par l’avenir de ses investissementsfinanciers, d’après les psychiatres, RégisJauffret est parvenu à éviter l’écueil defaire appel uniquement à une suspecteempathie, il est avant tout un romancierqui s’est toujours abstenu d’être morali-sateur et nous a dévoilé ce qu’il y a deplus obscur en chacun, que ce soit lafolie douce ou la violence la plus meur-trière. Il met en lumière ce qui demeuredans l’ombre, il déploie toutes les res-sources de son imagination pour, dit-ildans le préambule de Sévère, triturer leréel, l’étirer jusqu’à la rupture, le falsi-fier même s’il le faut.

Dans quelques années, quand l’his-toire de la longue captivité dans la cave

n’apparaîtrait plus que comme une his-toire«éculée»dontlespersonnagessem-bleraientavecletemps«aussi fantasma-tiques que ceux d’un conte de Grimm », ilresterait le roman de Régis Jauffret, qui areconstitué bribe par bribe le quotidiende celle qu’il renomme Angelika, pleined’angoisse quand son père n’apportepas de vivres, déchirée quand il lui enlè-vecertainsde sesenfants pourlesemme-ner auprès de leur grand-mère, en luidisant qu’il l’a trouvé devant leur porte,presque reconnaissante quand il faitmontred’unpeude gentillesse,folled’in-quiétude quand l’un de ses fils tombemalade, n’ayant que la télévision com-

me lien avec le monde « d’en haut »,consignant dans son journal les sévicesqu’elle subit, les punitions que son tor-tionnaire lui inflige en coupant l’eau etl’électricité, saisie par la peur de se faneret d’être répudiée, « abandonnée dans cetrou comme une de ces favorites en dis-grâce que les sultans laissaient crever aufond de leur tombeau».

Lorsque l’affaire éclate au grand jour,les locataires de Fritzl prétendentn’avoir jamais entendu les cris montantde l’« infernal terrier », et personne, del’avocat assoiffé de gloire au policierdésireux de négocier avec les médias

pour vendre au prix fort les informa-tions qu’il détient, ne recule devant lapossibilité d’exploiter à son profit ce cri-me inédit dans les annales judiciaires etqui laisse les législateurs confondus, nesachant pas quel décret invoquer pourcondamner le coupable. Fritzl, satisfaitde devenir une vedette et ayant tou-jours unevision idylliquedu souterrain,où il a poussé la bonté jusqu’à apporterun oiseau en cage pour qu’il distraie cepetitpeupled’enbas,nevoitpas d’incon-vénientàceque sondéfenseur le présen-te comme un « père original » et soutien-ne devant des journalistes que, en Autri-che, l’inceste est une peccadille, que lesfilles sont parfois les séductrices de leurpère. Libérée, Angelika elle-même cher-che à tirer des dividendes de son séjourdans la cave. Un « sinistre tourisme » sedéveloppe autour de la région, au pointque Fritzl envisage de mettre aux en-chères des nuitées dans sa maison.

RégisJauffretamenédelonguesinves-tigations,interrogeantdestémoinsquisedérobaient,visitantleslieuxquiontétélethéâtre de ce drame dantesque, mais ilfait avant tout œuvre de romancier, sansavoirlacomplaisancedeceluiquisedélec-teàconter l’innommable. Ildécrit lesfaitsavec la précision d’un enquêteur expert àsonder ce qui se dissimule sous les appa-rences, la froideur d’un anatomiste desrelations entre un bourreau et sa victime,et le talent d’un écrivain qui ne cède pas àla tentation de s’ériger en juge.p

7a Essais

Pierre Bourdieudissèque l’Etat.Leçonsposthumes

9

E n ces premiers jours de l’annéeparaît un premier roman à savou-rer comme une friandise, et dont le

titre même sonne comme une bonnerésolution: Rester sage (Alma, 118 p.,13,80 ¤). Titre puissamment ironique, enréalité, puisque ce texte raconte une exis-tence qui aurait pu inspirer une «micro-fiction» façon Régis Jauffret. C’est aussiune histoire de claustration familiale etde cruauté sociale : celle d’un bon garsque sa mère enferma avec elle dans l’obs-curité, quand il était adolescent, pourfaire croire aux voisins que le foyer avaitles moyens de partir en vacances ; celled’un petit employé qui avait fini par sefaire une place au soleil, à force d’abné-gation, et qui se retrouve soudain, unmarteau à la main et une idée derrière latête, devant le domicile du patron quivient de détruire sa vie.

Au premier abord, donc, le bref romand’Arnaud Dudek aurait pu s’inscriredans le dossier que nous consacrons auxrelations entre fait divers et littérature.Mais, à y regarder de plus près, ce texterelève davantage du conte génération-nel et politique que de l’enquête litté-raire. Un conte rédigé par un jeunehomme de 32 ans qui pose un regard nar-quois sur notre société et son acharne-ment à ôter le goût d’exister, à briser l’es-prit d’enfance. En ce début d’année, ilnous adresse un vœu de jouvence péren-ne: « Moi je consens à vieillir mais j’es-saie de lutter. A ma manière. L’émerveille-ment est ma bouffée d’oxygène. Vieillir,oui, mais en laissant fondre des bonbonssous ma langue. (…) Demain, après-demain, l’année prochaine, la sénescenceremplira ses poches de petits-fours enpiratant le code de ma Visa. Mais celan’aura aucune importance. Parce quemes yeux pétilleront sous un ciel zébré defeux d’artifice. Parce que mes papillesdanseront avec un bœuf bourguignoncuisiné à la perfection. Parce qu’unephrase sonnera tellement juste, pagequatre-vingt-deux. Parce que millepetites choses m’enchanteront encore.»Avec un grand sens de l’humour et dujeu, Arnaud Dudek lance un salut frater-nel aux âmes timides. Il leur dit ceci :pour vous sentir vivantes, fuyez la sou-mission ! Soyez vraiment sages,tenez bon sur votre désir.p

5a Littérature

étrangère

Le romandéjantéde ThomasMcGuane

2|3Dossier

faits divers

a Parcours

Jauffret,du conteurà l’enquêteura Traversée

Histoiresvraies,lecturescoupables

10a Rencontre

David Lodge,l’anti-H. G. Wells

6a Histoire

d’un livre

La Traverséede la Franceà la nage, dePierre Patrolin

8a Le feuilleton

Eric Chevillarddanse avecLutz Bassmann,alias AntoineVolodine

aReportage24 heures avec le poèteTomas Tranströmer,Prix Nobel de littérature 2011

4a Littérature

française

Claire Castillonet son héroïnefêlée

Il nous a dévoilé ce qu’il y ade plus obscur en chacun,la folie douce ou laviolence la plus meurtrière

Claustria, de Régis Jauffret,

Seuil, 544p., 21,90 ¤(en librairie le 12 janvier).

ALINE BUREAU

Linda Lêécrivain

Cahier du « Monde » N˚ 20827 daté Vendredi 6 janvier 2012 - Ne peut être vendu séparément

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Keskili?

Un premier souvenir de lecture ?

La Faute de l’abbé Mouret,d’Emile Zola (Folio), à 14 ans.

Le chef-d’œuvre inconnu que

vous portez aux nues ?

Pas d’idée, je suis un lecteurassez classique, pas du toutchineur de bouquinistes.

Le chef-d’œuvre officiel

qui vous tombe des mains?

Le Rivage des Syrtes,de Julien Gracq (José Corti).

L’écrivain avec lequel vous

aimeriez passer une soirée ?

Kafka. Il était drôle etmarchait sur les mains.

Celui que vous aimez lire mais

ne voudriez pas rencontrer ?

Proust.Un livre récent que vous avez

envie de lire ?

Le dernier Sollers,L’Eclaircie (Gallimard).

Le livre qui vous a fait rater

votre station ?

Dernièrement, Kampuchéa,de Patrick Deville (Seuil, 2011).

Celui dont vous voudriez

être le héros ?

Les Trois Mousquetaires,évidemment.

Celui qui vous réconcilie avec

l’existence ?

Celui que je suis en traind’écrire. Chaque page écritedonne l’impression d’avancer.

Celui que vous avez envie

d’offrir à tout le monde ?

Je préfère offrirdu champagne.

Celui qui vous fait rire ?

La plupart du temps, aprèsavoir lu un livre soi-disantdrôle, j’ai envie de dire :« Achète-moi plutôt un kilo dechatouilles.» Ah si, en fait j’aibeaucoup ri en lisant la piècede Courteline Les Boulingrin(in Théâtre en « GF »par exemple).

Celui dont vous aimeriez

écrire la suite ?

Aucun.L’auteur que vous aimeriez

pouvoir lire dans sa langue?

Pouchkine.Le livre que vous voudriez avoir

lu avant de mourir ?

Aucun. Je me fouscomplètement de n’avoir paslu. La mort, c’est compliqué,il me semble. Ce n’est pasune bibliothèque qui noussauvera.

Votre endroit préféré

pour lire ?

Je ne sais pas. En fait, lire neme passionne plus. Je préfèreécrire. Je ne m’ennuie jamaisen écrivant. C’est toujoursexaltant. Je me dis aussi quej’accomplis une sorte detravail. Que je ne mène pasune vie de parasite.

«Elle avait essayé de compter lesjours depuis sa descente dans lacave. Mais les premiers temps, elleétait enchaînée et sans aucunmoyen d’écrire. Elle avait essayéde tracer des croix sur le sol dansl’obscurité, le sol était trop dur.Elle avait voulu graver les croixdans sa mémoire, les imaginerpar paquets de sept, de trente, de

trente et un. Elle comptait un journouveau à chaque réveil.

Mais ses nuits étaient longues.Son organisme faisait tout sonpossible pour la soulager. QuandFritzl ne la réveillait pas d’un viol,elle dormait souvent vingt-quatreheures d’affilée, quarante-huit,soixante, elle ne se souvenaitmême pas s’être levée comme

une somnambule pour se traînerjusqu’au siège des toilettes, oulaper au robinet l’eau du lavabopendant son interminablesomme. De toute façon, réguliè-rement, les croix s’effaçaient,comme un souvenir dont on n’apas l’usage. »

Claustria, page 361

Régis Jauffret

Claustria est un livre que sonauteur assure avoir long-tempsporté: «Depuis la lectu-re du De sang-froid de Tru-man Capote, à 25 ans, j’ai tou-jours eu l’idée d’écrire un livre

sur une affaire réelle, de mêler le travaild’enquêteur à celui du romancier », dit-ilaujourd’hui. A suivre Régis Jauffret, pour-tant, nul n’aurait parié sur son attirancepour la « non-fiction novel », le« romanquête » inventé par Capote, tantses livres ont semblé pousser sur le seulterreau d’une imagination fertile, sansaucun besoin de tuteur. L’écrivain n’aimepas se pencher sur son travail passé, ni,d’ailleurs, « théoriser » sur son œuvre(« quand on écrit, on ne pense pas beau-coup », prétend-il), mais il admet avoir« passé tout ce temps dans l’imaginaire »comme « en réaction à tout ce qui pouvaits’écrire trop près du réel ».

Régis Jauffret s’est attiré une réputa-tion de psychopathe avec sa manie de tor-turer ses personnages, de leur infliger lespires sévices ou de leur en faire infliger àautrui, avec une ironie glaciale qui finitpar rendre hilarant ce panorama de souf-frances et d’ignominies. Ainsi, l’orphelinede Seule au milieu d’elle (Denoël, 1985),vampirisée par une société voyeuriste, lesveuves égarées de Cet extrême amour(Denoël, 1986) et de Stricte intimité (Jul-liard, 1996), la femme prisonnière de l’es-clavage conjugal de Sur un tableau noir(Gallimard, 1993), ou encore le violeurépris et sans remords d’Histoire d’amour(Verticales, 1998) contribuent-ils à forgersonaura d’auteur aussi cinglé que brillant.En1999, Clémence Picot (Verticales) consti-tue une sorte de condensé de son universgénialement détraqué, en offrant uneplongée dans l’esprit d’une infirmièretrentenaire, vierge et infanticide, qui étalesa folie à la première personne.

L’emploi du « je » est une des caractéris-tiquesde la fiction façon Jauffret,mais sur-

tout pas la preuve que ses livres s’inspi-rent de lui : le sous-titre « roman » quiaccompagne le livre intitulé Autobiogra-phie (Verticales, 2000), confession d’unmaquereau affreux, sale et méchant, vautmanifeste en faveur de l’invention. Pourque celle-ci se déploie et prospère dans sestextes, l’écrivain recourt souvent à unautre procédé : l’usage du conditionnel.Régis Jauffret assure ne pas avoir euconscience de ce « truc » avant que la criti-

que ne le souligne, mais il apparaît chezlui dès Sur un tableau noir et culmine dansPromenade (Verticales, 2001), erranced’une femme hallucinée, ballottée parl’existence, qui imagine les directions quepourrait prendre sa vie.

« Ouvrez-moi les veines, en sortiront desfictions, des destins, toutes ces vies qui sedéroulent en parallèle autour de nous dufait que quelqu’un les a imaginées», écrit-il en préambule des Jeux de plage (Verti-

cales, 2002). Cette impression d’un jaillis-sement est très exactement celle quedonne Univers Univers (Verticales, PrixDécembre 2003), tour de force de600 pages où, le temps que cuise songigot, une femme imagine toutes les iden-tités qu’elle pourrait adopter, tous les pos-sibles de son existence. Ecrivain de la folie,de la déréliction et des soliloques, entrete-nant un rapport joyeusement fielleux aumonde, Régis Jauffret démontre encore laprolixité de son imaginaire avec Microfic-tions (Gallimard, 2007), où se succèdentcinq cents histoires échevelées. Commeun époustouflant numéro de pyrotech-nie, avant de passer à autre chose.

Rappel à l’ordreEn 2008, Lacrimosa (Gallimard) consti-

tue un tournant, l’irruption du vécu danssonœuvre.L’écrivainnedissimulepasl’ins-piration autobiographique de ce romandéchirant, échange de lettres avec unemorte qui fut sa compagne. S’il commencepar y faire du Jauffret pur jus, et raconte lesuicide de Charlotte comme s’il s’agissaitd’une nouvelle microfiction, avec unincroyable humour noir, la défunte le rap-pelle à l’ordre et évoque «ces dégradanteshistoiresoùtuaimesàridiculiserlespauvresgens tombés sous la coupe de ton cerveaudémantibulé». Ce tombeau littéraire pourune femme aimée trop tard ressemble à unadieu au Jauffret première manière.

La parution de Sévère (Seuil, 2010), ins-piré par la mort du banquier EdouardStern, semble confirmer cette inflexion,cette volonté d’aller vers le réel. Régis Jauf-fret se défend d’être un passionné de faitsdivers, même s’il a dirigé, pour des raisonsalimentaires, la revue spécialisée Dossierscriminels. Il assure être venu à cette histoi-re « par hasard », parce que Le NouvelObservateur l’a envoyé suivre le procès dela maîtresse meurtrière. Mais il avait déjàen projet l’écriture de Claustria, né sitôtl’affaire Fritzl connue : « La correspon-dance entre le mythe de la caverne de Pla-ton et la situation de ces enfants grandisdans une cave avec la télévision m’a frap-pé. » Pensant tenir là son De sang-froid, ilest parti enquêter, avant de se lancer dansl’écriture. « Je voulais marcher sur les tra-ces de Capote, et je me suis révélé incapablede m’en tenir au factuel, d’écrire sansrecréer. » A partir de ce qu’il avait recueilliau cours de son enquête, il a imaginé cequ’ont pu être les vingt-quatre années dedétention d’Elizabeth Fritzl (rebaptiséeAngelika) et de ses enfants, et ce fut, dit-il,« extrêmement éprouvant ». Là gît sansdoute la différence entre l’écrivain qui sedélectaità inventer deshistoires abomina-bles et celui qui découvre que le réel peutêtre bien plus cruel et monstrueux qu’unroman de Régis Jauffret. p R. L.

é c l a i r a g e

Extrait

p a r c o u r s

…à la Une

Lesnoces renouvelées du fait diverset de la littératureLes romanciersutilisent des histoiresvraies depuis toujours. Mais ils lesabordent aujourd’huibienplus frontalement

MartineBoyer-Weinmannmaître de conférencesen littérature contemporaine

Longtempsauteurdepuresfictions,aussifollesquefielleuses,RégisJauffretfrottedepuisquelquesannéessonimaginaireaumonde.Tendanceconfirméeavec«Claustria»

L’éprouvantedescente dansle réel

Un échangeur entre lefamilier et le remarqua-ble » : c’est par un dyna-misme que Michel Fou-

cault définissait le fait divers, cettenotion si fuyante, à laquelleRoland Barthes prêtait quant à luiun pouvoir d’appel paradoxalpour la littérature. Si, comme lesuggère le critique, le fait divers necommence d’exister « que là où lemonde cesse d’être nommé », ilincombe aux écrivains de s’instal-ler dans ce vertige. Quelle place àtenir au bord de ce trouble qui ris-que à chaque instant de dérober laparolesousl’insignifiance ou l’obs-

cène ? Cette délicate transaction ahistoriquement déterminé la rela-tion passionnelle entre littératureet fait divers.

Potentialités romanesquesPassion historique s’il en est,

indissociable de l’essor de la pres-se. Mais aux lecteurs de MadameBovary et du Rouge et le Noir peuimportait sans doute, pour quali-fier esthétiquement ces œuvres,de connaître le détail, voire l’exis-tence des affaires Delamare, Lafar-gue et Berthet, faits divers crimi-nels divulgués par les « canards »d’époque qui servirent de prétex-tes à la mise en fiction : le romandu XIXe siècle, tout en puisantdans les potentialités romanes-ques du fait divers pour asseoirson ancrage réaliste, se voulait d’a-bord… du roman, l’effacement del’anecdote sous la composition del’intrigue allant même jusqu’àgarantir le degré d’élaboration dutexte, et donc sa valeur littéraire.

Il en va tout autrement auXXe siècle, et de façon spectaculai-re dans les récits contemporainsinspirés de faits divers. Occupantdésormais un canton prospère denotre cartographie littéraire, cestextes exhibent volontiers la dettede leur origine tout en affichant deplus en plus leur statut de fictioncritique.

Plus qu’aux œuvres de Genetou Duras qui sont marquées par ledéterminisme tragique, la présen-ce d’un fatum, c’est à une autrelignée, venue de Gide et remode-lée par le « roman vrai » à la Tru-man Capote, que les auteurscontemporains semblent le plusredevables. L’acuité d’un Gide,d’unJouhandeau,d’un Gionoàper-cer les ténèbres de la psychéhumaine, à critiquer la dramatur-gie de la justice dans son interac-tion avec la société, fait d’œuvresaussi différentes que La Séquestréede Poitiers (1930), Notes sur l’affai-re Dominici (1955) et Trois crimes

rituels (1962, histoire du curé d’U-ruffe) des formes d’enquête quireplacent explicitement le faitdivers au centre de la matière nar-rative. Cette réappropriation duréel banal ou monstrueux par lesécrivains questionne alors fronta-lement leur position éthique àl’égard des faits narrés, et leur légi-timité à en faire littérature.

La littérature d’aujourd’huiretrouve ainsi, en l’amplifiant,cette réquisition de l’écriture parle dehors social et les territoires del’informe, de la déviance, de la per-turbation causale, fécondés par lestravaux des sciences sociales et laphilosophie (Foucault, Bourdieu,Maffesoli). Cette vocation transiti-ve du récit contemporain consti-tue en effet le lien entre desauteurs comme François Bon (Unfait divers, Minuit, 1994 ; C’étaittoute une vie, Verdier, 1995),Emmanuel Carrère (L’Adversaire,POL, 2000 ; Un roman russe, POL,2007), Marc Weitzmann (Mariage

mixte, Stock, 2000), Laurent Mau-vignier (Dans la foule, Minuit,2006), Jean-Yves Cendrey, RégisJauffret, attentifs aux singularitésles plus intimes des sujets. Et sansdoute faut-il associer à ce réancra-ge qui affecte les genres narratifsun mouvement synchrone obser-vable sur la scène théâtrale chezMichel Vinaver (L’Ordinaire, 1983)et Bernard-Marie Koltès (RobertoZucco, 1988).

Questions gênantesLa figuration du fait divers est

donc arrimée à la façon dont lesauteurs se positionnent par rap-port à leur récit. Qu’ils adoptentun dispositif polyphonique (Bon)ou résolument métacritique (Car-rère), l’essentiel est de situer laparole jusqu’à soulever les ques-tions les plus gênantes, comme lesparallélismes entre le romancierCarrère et son personnage mystifi-cateur. Ainsi, dans L’Adversaire, ledéfi du romancier s’exprime sans

ambages à travers l’interlocutiondirecte: « Mon problème (…) est detrouverma place face à votre histoi-re. » Avec Un roman russe, un faitdivers (réel) s’invite au cœurd’une narration qui ne l’avait pasinitialement prévu et réorientel’enquête autobiographique versune investigation policière. Lamise en miroir du récit et du docu-mentaire issu de cette expérience(Retour à Kotelnitch, 2003) aiguiseencore la tension de la relation(méta) critique entre formes narra-tives et fait divers.

Réinscription de la fiction dansl’imaginaire social et renouveaudes formes d’énonciation : unecaractéristique transnationale desnoces du fait divers et de la littéra-ture, comme en témoigne le choixde la romancière italienne RosettaLoy de monter en conte cruel, dansCœurs brisés (Mercure de France,2010),trois faitsdivers emblémati-ques de la violence ordinaire dansle Piémont des années 2000. p

Régis Jauffret.

THIBAULT STIPAL/OPALE

POUR « LE MONDE »

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Troisromans s’éloignentdu face-à-face entre victime etassassin. Ils s’intéressent auxautres: ceuxquivoientmais ne fontrien, ceuxqui détournentle regardet ceuxqui profitent du crime.Dontle lecteur?

Lecturescoupables

Onne tue pas lesgensd’Alain Defossé,

Flammarion, 144 p., 15 ¤.Le 19 juillet 1999, Alain Defossé a passé lasoirée dans un bar. Peu après son départ,le patron, un ami, a tué une femme.Defossé n’a jamais été interrogé par lapolice. Il a conservé cette histoire comme« un poids de chagrin sur la poitrine».Après avoir vu une émission revenantsur ce meurtre, il se décide à écrire cerécit, à l’intersection du témoignage, del’autoportrait sans fard et du tableaud’une province française.

Bellefamilled’Arthur Dreyfus,

Gallimard, 244 p., 17,65 ¤.Le titre est une grimaçante antiphrase :dans la « belle famille » Macand, le père etla mère, médecins normands, s’ignorent,l’aîné et le benjamin snobent le cadet,Madec, quand ils ne tentent pas de lenoyer. Lors de vacances en Italie, cetenfant solitaire tombe et se tue ; sa mèredissimule son corps et prétend que sonfils a été enlevé. Le tragique accidentdomestique vire au fait divers mondial etle roman, à l’audacieux jeu de massacre.

Raphaëlle Leyris

A3 h 15 du matin, le 13 mars1964, une jeune femme estagressée au bas de sonimmeuble du Queens, àNew York, alors qu’elle ren-tre du travail. Une heure

plus tard, Kitty Genovese meurt dansl’ambulance qui l’emmène à l’hôpital.Elle a reçu dix-sept coups de couteau. Cemeurtre pourrait n’être qu’une histoirebanalement atroce – un entrefilet au basd’une page de journal. Mais un enquê-teur du New York Times, étonné que lessecours aient été prévenus si tard, inter-roge les policiers, les riverains… Deuxsemaines après, son article titré « Trente-huit personnes ont été témoins du crimeet n’ont pas appelé la police » sidèrel’Amérique. Bientôt, le « syndrome KittyGenovese » entre dans les manuels depsychologie, pour désigner ce phéno-mène : face à une situation d’urgence, la

responsabilité se dilue en fonction dunombre de témoins ; plus ils sont nom-breux, moins ils sont susceptibles d’in-tervenir. L’histoire marque la consciencecollective américaine – et au-delà –, et ins-pire chansons, séries télévisées, BD,romans, dont, récemment, Est-ce ainsique les femmes meurent ?, de DidierDecoin (Grasset, 2009).

Si un fait divers comme l’affaire Fritzlfascine parce qu’il est impensable, parcequ’il défie l’imagination, et ouvre ainsitoutes grandes les portes à la littérature(lire pages précédentes), le cas Kitty Geno-vese est de ceux qui interrogent directe-ment l’humanité la plus commune, sansqu’elle puisse se cacher derrière la mons-truosité des autres. Il confronte les « bra-ves gens » – nous tous – à eux-mêmes, et àleur peu glorieuse nature. C’est ce qui faitd’eux une source d’inspiration pour écri-vains, comme en attestent plusieursromans récents, tirés de faits divers réels.Ils invitent moins le lecteur à s’émouvoirau côté de la victime ou à frissonner face àson bourreau qu’à se questionner sur laplace des témoins, ceux qui assistent àun crime, ou qui n’étaient pas loin. Et,au-delà, à ce qui nous attire dans desromans comme ceux-ci…

Né quinze ans après la mort de KittyGenovese, l’Américain Ryan David Jahn aainsi choisi de se colleter à l’histoire decelle-ci pour De bons voisins, son premierroman. Il lui emprunte de manière évi-dente sa trame mais refuse de jouer à lareconstitution, en prenant ses distances :il modifie le nom de la victime, quidevient Kat Marino, ainsi que celui dutueur, et place sa focale tour à tour sur desvoisins dont il a librement imaginé l’iden-tité et la situation. Il y a le jeune garçondont la mère se meurt, des couples encrise, un homme qui découvre son homo-sexualité, un autre confronté au racis-me… L’auteur a chargé la barque de sespersonnages (on compte aussi un policier

ripou et un ambulancier vengeur) maisleurs histoires croisées fonctionnent grâ-ce à la proximité du lecteur avec chacun,instaurée par la narration polyphonique,quilimitel’effet d’accumulation. Ceshom-mes et ces femmes sont absorbés par leursproblèmes. Ils ont leurs raisons pour nepas décrocher leur téléphone – y compriscelle de ne pas vouloir encombrer leslignes. Mais elles s’effondrent face au récitprécis, brutal, de l’agression de Kat. RyanDavid Jahn nous ramène régulièrementauprès d’elle. Il ne nous épargne rien deson calvaire, de ses souffrances mêléesà l’espoir de voir arriver quelqu’un, deson désarroi devant les lumières auxfenêtres… Si cette pente ultraréaliste rendcertaines pages difficiles à lire, elle donneune extraordinaire sensation du tempsqui passe, et place le lecteur dans unesituation inconfortable. Il souffre avec lavictime, et comprend tout de même lesvoisins qui tentent de se dépêtrer dumarasme de leurs propres vies. Ceux deKitty Genovese étaient probablementmoins intéressants, moins déclencheursd’empathie que ceux-ci, et c’est en celaque le choix de la fiction se justifie : pluson s’identifie aux personnages, plus on

s’enfonce dans le malaise, incapablede répondre « oui » avec certitude àla question sous-jacente que poseune affaire de ce type : « Et moi,serais-je intervenu ? »

L’appropriation d’un fait diverspar un écrivain a un sens quand elleprovoque ce genre d’effet retors.Alain Defossé place, lui, le lecteur

dans une position complexe en faisant lerécitvrai d’unesoirée quis’estsoldée, quel-quesheuresaprèssondépart,parunmeur-tre. Pendant dix ans, ce traducteur et écri-vain a tu l’histoire. Et puis un reportagetélévisé revenant sur cette affaire a déclen-ché son besoin d’écrire. Dans ce livreenvoûtant à la mélancolie lourde, il n’es-saie pas de raconter le meurtre, dont il nesait rien. Il retrace le contexte. L’at-mosphère de violence sourde qui règne àChateaubriant, ville bretonne ; les inci-dents qui ont émaillé la soirée du 19 juillet1999 ; la proximité silencieuse entreDidier, le tenancier du bar La Louisiane,futur assassin, et lui-même ; le moment oùil a décidé de quitter le bistrot, laissantentre eux les protagonistes du drame àvenir. Il écrit ce texte pour expier sa culpa-bilité de n’être pas resté, malgré l’insistan-ce de son ami. « Pour montrer ma face gri-se, donner à voir les limites de la confiance

que l’on peut avoir en moi. Même si je metrompe. Même si cela n’aurait rien chan-gé. » Un peu comme les voisins de KittyGenoveseontentendusescrissansinterve-nir, il a perçu confusément des signesannonciateurs d’un basculement, et choiside ne pas s’attarder dessus. Pour l’émis-siondetélévisiond’oùestparti cerécit, l’af-faire se résume ainsi : « Tallineau, l’hommeaux deux visages ». Pour Alain Defossé, cesont ses propres failles qui s’y sont révé-lées, quand bien même il n’a tué personne.

Dans un registre moins tragique,Arthur Dreyfus s’attelle, avec Bellefamille, à raconter ce qu’un fait diversdévoile de la société où il se produit ens’emparant d’une histoire récente etretentissante, celle de Maddie McCann,petite Anglaise de 4 ans disparue de sonlit, pendant un séjour au Portugal, alorsque ses parents dînaient à quelques dizai-nes de mètres. Arthur Dreyfus prendbien sûr soin d’invoquer en préambule« les droits imprescriptibles de l’imagina-

tion » chers à Aragon et transpose l’histoi-re dans une famille française passant sesvacances en Italie. Il ne dissimule pour-tant rien de son inspiration en appelantson personnage d’enfant Madec, parexemple. Mais il laisse de côté la dimen-sion mystérieuse de la disparition :page 80, Madec meurt d’un stupide acci-dent domestique et sa mère, trouvantson corps, décide de le faire disparaître.Le véritable sujet de l’auteur, avec cettehistoire où nul n’est réellement coupa-ble, c’est la manière dont naît un faitdivers hypermédiatique. C’est la frénésiequi s’empare des journalistes, des politi-ques, de tous ceux qui peuvent tirer pro-fit d’une manière ou d’une autre d’unehistoire comme celle-là. Emouvante, for-cément émouvante, puisqu’il s’agit de ladisparition d’un enfant. La distancequ’introduit la fiction par rapport auxfaits réels tels qu’ils sont connus permetde prendre de la hauteur, de rejeter le tire-larmes au profit de la réflexion. En pui-sant aux sources d’un cas aussi sensiblepour livrer un roman grinçant et sou-vent drôle, le jeune Arthur Dreyfus,24 ans, fait un pari gonflé, et le remporte.La lecture de Belle famille pousse à s’inter-roger sur ce qui nous passionne tantdans la mise en récit de faits divers à sen-sations. Dans son bel essai Un jour, le cri-me (Gallimard, 2011), le psychanalyste etécrivain Jean-Bertrand Pontalis expli-quait : le goût de ces histoires où se satis-font nos pulsions violentes rappellenotre nature de « criminels innocents ». p

Debonsvoisins(Acts of Violence), de Ryan David Jahn,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) parSimon Baril, Actes Sud, « Actes noirs »,256p., 21 ¤.Ce pourrait être l’équivalent littéraired’une série télévisée en temps réel : ceroman polyphonique déroule trois heu-res d’une nuit de 1964. Alors que KatMarino est agressée au pied de sonimmeuble, une dizaine de voisins sontéveillés, mais aucun n’appelle lessecours. La lutte de Kat pour sa surviealterne avec les histoires de chacun.

Un fait divers authentique reconstitué par la photographe Delphine Balley : « Ce Berlinois ayant la coupable manie de découper des nattes blondes de jeunesfilles, sa mère décida de l’expédier en Argentine, pays de brunes. » (extrait de presse)

…à la Une Traversée

Crimepassionnel et braquageabsurde

Plus on s’identifieaux personnages,plus on s’enfoncedans le malaise

DEUX AUTRES ROMANS qui paraissent cesjours-ci reviennent sur des faits divers anciens.

Une irrépressible et coupable passion, deRon Hansen (traduit de l’anglais américain parVincent Hugon, Buchet Chastel, 350 p., 21 ¤)emprunte son titre kitsch à l’un des milliers d’ar-ticles que la presse des années 1920 consacra àl’assassinat par Ruth Snyder et son amant JuddGray de l’odieux mari de madame. L’auteur yretrace l’histoire du couple illégitime, le lentprocessus, jalonné de rendez-vous torrides et desupplications répétées, par lequel Ruth a réussià convaincre Judd de se débarrasser d’Albert, ensimulant un cambriolage. Sans être indigne, celivre au goût de déjà-lu pâtit de la comparaisonavec les grandes œuvres inspirées de la mêmeaffaire, comme le roman (de James M. Cain) et lefilm (de Billy Wilder) Assurance sur la mort, lesfilms Le facteur sonne toujours deux fois et LesAmants diaboliques de Visconti.

Plus intéressant, Comme un frère, de Stépha-nie Polack (Stock, 224p., 18 ¤, en librairie le18janvier) convoque la figure de Jacques Fesch,auteur, en 1954, à 24 ans, d’un braquage absurdeà l’issue duquel il a tué un policier. Il a trouvé lafoi en prison avant d’être guillotiné et de deve-nir pour l’Eglise catholique une figure de saint.La narratrice ne l’a pas connu, mais elle est sanièce, grandie en se choisissant comme frèrerêvé ce « garçon au visage long, aux yeux clairs,genre d’archange foudroyé », dont elle partagele goût des échappées belles. Pour qu’il cessed’être un fantasme, pour tenter de lui rendre lacomplexité dont la légende l’a dépossédé, ellepart sur ses traces. Hanté par le mythe d’Antigo-ne, ce roman intense, dont l’écriture est faited’embardées, est à la fois une quête intime, uneplongée convaincante dans les années 1950, etle portrait à vif d’une femme qui tente de pren-dre le contrôle de sa vie. p R. L.

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Périlleux amour tardif« Seul, je ne sais jouir de rien » : c’est peut-être cettephrase de Gide, dont il se souvient vers le milieu duroman, qui en dit le plus long sur la psychologie dunarrateur de Dormir avec ceux qu’on aime. Il se nom-me Gilles Leroy, comme l’auteur du livre. Commelui – Prix Goncourt 2007 pour Alabama Song –, il aconnu un succès tardif. Il ne boude pas son plaisir,certes, mais il est moins exalté qu’il ne l’aurait étévingt ans plus tôt et voit comme une contrainte latournée internationale qu’impose cette reconnais-sance. Pourtant, un soir d’hiver, à Bucarest, il rencon-tre Marian, 26 ans, libraire le jour et guitariste derock la nuit. Qu’est-ce qu’avoir un coup de foudre à48 ans ? Qu’est-ce qu’aimer cet homme si jeune ? Cene sont pas les seules questions que pose ce beaurécit, qu’on peut aussi lire comme une interrogationsociale et politique.Mais pour rester sur le registre de l’intime, on suit lenarrateur dans les méandres de cet amour contrarié.Le groupe de rock de Marian a soudain du succès. Lui

aussi, alors, parcourt le monde. Ce nesont plus que rencontres fugitives. La pas-sion est-elle toujours malheureuse ? Eter-nelle question. Ou bien certaines per-sonnes ne sont-elles pas douées pour lebonheur ? Pourtant, « renoncer à l’amour,disait le merveilleux Jankélévitch, c’estentrer dans le dur hiver ». p

Josyane Savigneau

a Dormir avec ceux qu’on aime, de GillesLeroy, Mercure de France, 192 p., 17 ¤.

Pages intimesEcrire avec sa musique intérieure : ça marche oubien ça tombe des mains. Ce n’est pas que le pre-mier livre de la comédienne Leonor Baldaque (vueplusieurs fois à l’écran sous l’œil du cinéasteManoel de Oliveira) soit définitivement mauvais,mais il a manqué son objet. Ecrire comme Duras,ou n’importe quel écrivain qui parvient à mêler l’in-telligence et le sensible, c’est rare et ne va pas forcé-ment de soi. En lisant les pages intimes de LeonorBaldaque, on a l’impression que l’écrivain s’est déjàfait une idée de l’endroit où aller, avant même de semettre à écrire. D’où l’absence de risque dans sonexpression et le peu de surprise en la lisant. S’il y aquelques phrases lumineuses qui auraient pu don-ner lieu à un vrai programme poétique (« Je vois lemonde par particules, rien n’est trop loin ni tropgrand»), son texte ne semble pas honorer cet impé-rieux besoin d’écrire. p Amaury da Cunha

a Vita (la vie légère), de Leonor Baldaque,Gallimard, 112 p., 11,90 ¤.

Un brusque réveilOn sait l’attachement de Frédéric Vitoux pour Céli-ne, les impasses amoureuses, les chats et l’île Saint-Louis. Dans ce roman où tout se joue en quelquessemaines de l’automne 2010 – celui des manifesta-tions contre le projet de réforme des retraites dont larumeur trouble à peine un territoire figé, en margede la vie urbaine – chaque ingrédient joue son rôle,même discret. Guetté par la somnolence du lieu, cet«état dépourvu de tragique, sans illusion et doncsans espoir, (…) tiède état d’attente entre veille et som-meil, vie et mort, où tout se met en suspens », CharlesBallanche, avocat en quasi-retraite, est réveillé de ce«luxe de silence » par une série d’accidents : un coldu fémur cassé, le harcèlement d’un éditeur indéli-cat, un fiasco sentimental, des agressions mystérieu-ses, un meurtre, même. Variation sur le temps et laculture – «ce qui reste quand on s’est mis à l’abri del’actualité», Jours inquiets dans l’île Saint-Louis a lagrâce et l’éclat sourd des bijoux anciens. Précieux etgrave. p Philippe-Jean Catinchi

a Jours inquiets dans l’île Saint-Louis,

de Frédéric Vitoux, Fayard, 304 p., 19,50 ¤.

Littérature Critiques

La femme fantômeMarc Chalgrin a perdu sa femme – au sens propredu terme. Quand il rentre un soir dans l’apparte-ment qu’il partage avec Liv, celle-ci a disparu. Eva-nouie dans la nature. Une absence dont Chalgrin neparvient pas à trouver le mobile. Au vrai, Liva-t-elle jamais existé ? Marc n’a-t-il pas seulementrêvé cet amour qui le hante, le consume à petitfeu ? « Je me sens coupable. Ce n’est pas normal, jen’ai rien à me reprocher, à part des rêves peut-être. »Il quitte son travail, s’isole avec ses fantômes.Il est bientôt « décalé par rapport à la vie qui brasse,

la vie qui provoque les rencontres, etle désir ». Envoûté par le vide jusqu’auvertige, il enquête sur ses souvenirs,seules preuves tangibles de l’existencede Liv : il s’agit alors pour lui de la« ressusciter ». Avec Notre nuit tombée,Julie de la Patellière donne à lire unpremier roman poétique sur la folie del’amour. p V. R.

a Notre nuit tombée,

de Julie de la Patellière, Denoël, 190 p., 17 ¤.

Vincent Roy

Ames sensibles, s’abstenir. Lavie d’Evelyne bascule quandson père accroche la laisse deLulu, son chiot adoré, à laboulede traction de sa voitu-re et le traîne sur des kilomè-

tres, afin qu’il cesse d’aboyer. C’est le1er mai, le jour de la fête du muguet, et desmilliers de cloches « défont » le cerveau dela petite fille. Ce tintamarre, qu’elle enten-dra désormais, est une menace qui planeconstamment. Une voix assourdissantelui parle, implacable : « Elle écrase ce que jepense ou elle pense à ma place, plus forte,plus directe. Moi, toute seule, je prendraisbien un chemin de traverse, et je pardonne-rais aux cons. Même à mon père, je trouve-rais des excuses, on sait jamais les miraclespossibles de sa propre humanité, mais mavoix, non, ma voix ne pardonne rien. »

Claire Castillon invente une languepour donner la parole à son héroïne. Etpour lui donner corps. Pour donner voix àses angoisses. C’est incontestablementson tour de force. Les Merveilles regorgentdetrouvailles quibrillent commela lumiè-re noire de la narratrice, laquelle est à lafois victime et coupable.

Evelyne a maintenant 13ans et plein decarillons dans sa tête, elle « sadise » sonpetit frère, méprise ses parents et notam-ment sa mère : « Dans sa pureté, je plantedescouteaux et, avec le sang, je mebrumiseles rides du futur. » Quand les cloches vien-nent à sonner, c’est terrible : elles ne se cal-ment que lorsque l’adolescente s’énerve.

Ne feignons pas la surprise : Claire Cas-tillon nous a déjà accoutumés, avec unbonheur contrasté, à des situations extrê-mes (La Reine Claude, Stock, 2002), à dessatires cinglantes du couple, de la famille(Les Bulles, Fayard, 2010), et surtout à deshéroïnes murées dans leurs obsessions,animales et monstrueuses (Le Grenier,Anne Carrière, 2000). A chaque livre, ensomme, elle fait parler l’angoisse, donc lecorps. Dans LesMerveilles, il crie. C’est de lalégitime violence.

Cette fois, la romancière s’intéresse àun fait divers, l’affaire Liliane Paolone(2005) : une mère de famille cache à sonmari ses activités d’escort-girl et tue, dedix-huit coups de couteau, un client tom-bé amoureux d’elle parce qu’elle craignait

(sans doute ?) que ce dernier révèle sonmétier à ses proches. Cette histoire sordi-de ne constitue que l’épilogue des Mer-veilles. Elle déclenche d’abord une fictionqui vise la singularité psychologique de la

meurtrière,dont il s’agit defouiller le passé– les déchirures– pour expli-quer le présent.Son crime vajeter la narratri-ce de Claire Cas-tillon dans une

prison dont elle connaît, depuis l’enfance,les cachots : « C’est facile pour personned’apprivoiser sa cellule. » L’enfermementest le thème central de ce roman puissant.

Très vite, Evelyne découvre, dans lasexualité, le moyen illusoire de « partir aubout du monde avec le champ de

muguet ». Elle est dépucelée par un collè-gue de travail de son père. Les hommes,comme elle dit, « ça va être un gros aspectde ma question » : « Ce sera le balcon, jeposerai les pieds dessus et des fois ça tien-dra, des fois pas. » A 18ans, alors qu’elle estrenvoyée du lycée, elle danse dans un clubde strip-tease, puis s’installe avec Luigi, unpizzaïolo qui lui fera un enfant : « Luigi estterre à terre et quand je suis ciel à ciel, ça meraccorde.» Elle fait croire au père de sa fillequ’elle travaille dans une usine mais, à lavérité,elle est escort-girl.Quand ça« orgas-me » autour d’elle, elle « n’a pas les clo-ches », juste les « clochettes ». C’est alorsqu’elle rencontre Daniel, un client dontl’intelligence la subjugue avant qu’elles’en lasse, fulminant justement contre ce« grand esprit » qui parle trop, beaucouptrop. Et qui s’accroche.

La suite, nous la connaissons, c’est lepsychodrame, c’est-à-dire « quand y a l’as-censeur entre le cœur et la pensée, et que çafabrique des angines de gorge ou des rhu-mes de tête à force de cogiter sur le senti-ment. Quand le cerveau se noue et que lesveines n’irriguent plus, faut amputer ; engénéral, on s’ampute des autres et çarevient, l’air, le sang, la fluidité».

Ces confessions sont bouleversantes.Ajoutons encore qu’elles sont souventdouloureusement drôles. La merveille,c’est qu’on y croit ! p

Extrait

Sans oublier

Christine Rousseau

Depuis ses débuts avec LeTour du propriétaire(POL, 2000), dont LaLigne de courtoisie sem-

ble suivre le tracé géographique,Nicolas Fargues oscille entre deuxveines. L’une grave et mélanco-lique qui lui inspira ses plusbeaux romans, tels l’émouvantJ’étais derrière toi (POL, 2006) ouplus récemment le poignant Tuverras (POL, 2010). L’autre drôle etcorrosive où, comme dans LeRoman de l’été (POL, 2009), ildémontra un vrai talent dans leregistre de la comédie de mœurset la satire sociale. Pour ce neuviè-me livre, il semble cependant queNicolas Fargues ait choisi de nepas choisir entre ces deux veines,mais plutôt de les entrecroiserpour composer ce qui s’apparentemoins à un roman qu’à un brillantexercice de style en forme de petitprécis de solitude.

Car ce qui frappe d’emblée, c’estl’écriture quasi entomologiquedont il use pour nous plonger auplus vif d’une conscience qui scru-te, détaille, épingle faits, gestes,attitudes, objets ou marques. Sonsensde l’observation alliéàun sou-ci du détail quasi névrotique infor-me plus que tout autre discourssur la personnalité de son narra-teur et le regard acerbe que ce der-nier porte sur ses contemporainsautant que sur lui-même. Person-nage sans identité définie, celui-ciest un précipité du héros farguien.

Sousdes dehorscourtois et affa-ble se révèle un homme lâche, nar-cissique et amer face à une exis-tence qui tourne désespérément àvide. En panne d’inspiration tantdans sa vie professionnelle – voilàprès de trois ans que cet écrivain àsuccès n’a rien publié – que senti-mentale – divorcé, ce père de deuxenfants multiplie les conquêtessans lendemain – le narrateur adonc décidé de quitter la Francepour s’offrirun nouveau départ enInde.

Avantcela,restel’ultime épreuvedes adieux à laquelle nous convieNicolas Fargues qui décidément

excelle à dépeindre, à traits mor-dants,petitsetgrandstraversdecha-cun. Lâcheté, égoïsme, individua-lisme, matérialisme et consuméris-me… Tout y passe dans cette comé-die des apparences et des faux-sem-blants. Notamment lors du dîner oùle narrateur a invité son frère et sa

compagne, savoisine –«partenaireoccasionnellede coït» – ain-

si que sa fille et son fils – «prototypedu petit con d’époque» – escorté desa petite amie et de son linge àlaver… Si notre homme avait encorequelques doutes sur son réel désirde partir, ceux-ci sont levés à l’issuede la soirée. «Un ultime dîner à monappartements’achevait,organiséauprétexte d’adieux qui dans le fondn’émouvaient personne. C’était cela,la famille : une somme de solitudesuniquementliéespardesobligationsde bouche.»

Petit théâtre des vanitésAprès cette première déconve-

nue, d’autres vont suivre, du côtéde son père, d’abord, qui ne déses-père pas qu’un jour son fils trouve

un vrai travail ou, à défaut, écriveenfin des livres plus divertissantsdonc plus vendeurs ; puis de sonéditeurquineluiconcèdequequel-ques minutes, tout occupé qu’il estpar le nouvel auteur vedette de lamaison. A peine le rideau tombésur ce petit théâtre des vanités,notrehomme s’envolepourPondi-chéryet sacolonied’expatriés fran-çais que Nicolas Fargues se plaîtune fois encore à croquer. Loin detrouverce secondsouffle–existen-tiel et littéraire – qui lui faisaitdéfaut, le narrateur va accumulerdéboires hôteliers et déceptionssentimentales avant qu’une affai-re fiscale ne le ramène en France.

Est-ce la perte d’inspiration deson personnage qui acontaminé leromancier ? Ou bien l’issue – iné-dite – du voyage qui, chez Fargues,a toujours été gage de rédemp-tion ? Toujours est-il que si l’ons’amuse un temps des tribulationsparisiennes – plus qu’indiennes –de ce personnage pusillanime etfaussement détaché de tout,demeure une fois cette ligne decourtoisie franchie, un petit goûtd’inachevé, malgré de bellesprouesses stylistiques. p

«Le désir d’un homme, c’estpas méchant, ni compliqué.Faut pas que les femmes enveuillent à leurs hommes des’arrêter aux putes, y a rien quipasse entre eux et nous, ils nousregardent pas. Le type vient sefaire couper le désir comme ilse fait raser chez le barbier.Faut comprendre, y a peud’hommes qui sont capitainesd’un bateau vert et blanc, d’uneélégance rare et plus fort quel’ébène par les trop mauvaistemps, ils sont plutôt plombéspar quelque chose de triste.»

Les Merveilles, page 118

Retourà la casedépartAutourd’une existencedans l’impasse, Nicolas Farguesréussit un belexercice destyle

Son crime va jeterla narratrice dansune prison dont elleconnaît, depuis l’enfance,les cachots

Les Merveilles,de Claire Castillon,

Grasset, 236 p., 18 ¤.

La Ligne de courtoisie,de Nicolas Fargues,

POL, 176 p., 15 ¤.

ClaireCastillon s’inspireelle aussi (voir pages précédentes)d’un faitdiverssanglantet entre dansune têtefêlée pourcréer une langue

Angoissesettintinnabulements

Claire Castillon.FRANCK COURTES/AGENCE VU

4 0123Vendredi 6 janvier 2012

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

En coup de ventEx-enfant prodige de la littérature américaine, Joyce Maynarda été redécouverte avec la publication, en 2010, du délicieuxLong week-end et celle, en 2011, d’Et devant moi, le monde (quiparaît en poche chez 10/18, 504 p., 8,90 ¤), récit de sa liaisonavec J. D.Salinger. Confiant, on commence donc à lire Les Fillesde l’ouragan, l’histoire des destins parallèles de Ruth et Anna,nées le même jour, dans le même hôpital. Le plaisir cède pour-tant le pas à la déception puis à la sidération à mesure que l’in-trigue vire au mauvais feuilleton, à coups de rebondissementsénormes et de morale simpliste et déplaisante sur les liens dusang.p Raphaëlle Leyris

a Les Filles de l’ouragan (The Good Daughters), de Joyce Maynard,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simone Arous, Philippe Rey, 338 p., 20 ¤.

Impitoyable TexasLes héros de ce western en noir et blanc – noir comme la terre deslabours, au fin fond du Texas; blanc comme le ciel d’hiver d’untableau de Brueghel – sont de drôles de cowboys: ce qui unit etdéchire à la fois les quatre frères Skala, rudes paysans et sacréscavaliers, c’est leur père, Vaclav, émigré tchèque, que la dispari-tion de sa femme, morte en couches durant l’hiver 1895, a transfor-mé en tyranneau mutique. L’arrivée d’un riche propriétaire mexi-

cain, flanqué de ses quatre filles, va bouleverser ladonne. D’un lyrisme efficace bien qu’un peu conve-nu, ce premier roman brosse le portrait d’une Amé-rique obsédée par ses origines, hantée par l’idée dela faute, une Amérique virile et prude – où les fem-mes meurent beaucoup et où les hommes, de pèresen fils, font ce qu’ils peuvent, en ogres maladroits.Une belle saga d’avant John Wayne. p C. S.

a Le Sillage de l’oubli (The Wake of Forgiveness),de Bruce Machart, traduit de l’anglais (Etats-Unis) parMarc Amfreville, Gallmeister, 344p., 23,60 ¤.

Amour de l’art, amour de la vieLa qualité exceptionnelle de ce texte justifie quelques préci-sions sur son origine. Le Danois Herman Bang (1857-1912) l’apublié en 1904 après un long séjour à Paris. L’intrigue est sim-ple, prévisible et d’ailleurs symbolisée dans plusieurs scènes.Elle s’inspire d’une double tradition littéraire : la tromperie enamour et, plus ambitieusement, la déconfiture de Job et sesrapports avec Dieu ou plutôt, ici, avec l’art. A Paris, sous Napo-léon III, le peintre français Claude Zoret jouit d’une immense

notoriété. La noblesse se bouscule dans son ate-lier, on se l’arrache dans les dîners. Il travaille avecun élève, Mikaël, qu’il guide et conseille avant deretourner à ses propres recherches angoissées surla perfection artistique. Mais le Maître est graduel-lement miné puis détruit par les imperfections del’élève : les plus naturelles pourtant, et les plussimples chez un jeune homme, puisqu’elles sontguidées par l’amour. p Jean Soublin

a Mikaël, d’Herman Bang,traduit du danois par Elena Balzamo, Phébus, 247p., 19 ¤.

Extrait

Cauchemar sur une jambeDans une cabane en forêt, un homme se réveille. Il est amputéd’une main et vient de rêver d’une femme avec une jambe debébé. Il ne sait plus comment il est arrivé là. Seule certitude: on lerecherche. De ce mystérieux personnage, on n’apprendra pres-que rien de plus, sinon son nom: Kraus. Le récit le fait errer durêve à la réalité, de Baby Leg, la femme à la jambe de bébé, au doc-teur Varner, son ennemi – peut-être son médecin. Ce cauchemarviolent et drôle est un mélange de littérature exigeante et populai-

re, typique de Brian Evenson. Un conseil : se méfierde ses mauvaises manières, gores et raffinées à lafois, qui ne dissimulent qu’à peine une vraie poésiede l’obsession. A l’évidence, cet en-cas sucré etdégoûtant réjouira les admirateurs de l’auteur deLa Confrérie des mutilés (Le Cherche Midi, 2008).Pour les autres, l’occasion est belle de céder à uneœuvre forte et originale. p N. C. A.

a Baby Leg, de Brian Evenson,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Esquié,Le Cherche Midi, « Lot 49 », 99 p., 12,80 ¤.

Valse macabreVienne, automne 1922. L’ex-officier de l’armée impériale etroyale, Balthasar Beck, ancien inspecteur de la police crimi-nelle, rentre à Vienne après sept ans de guerre et de captivitédans les steppes de Russie. L’empire s’est entre-temps désa-grégé et Marianne, sa jeune épouse juive, a mis au monde leurpetite fille dans une République incertaine. Beck a 34 ans, sixdents en moins et des souvenirs lancinants plein la tête. Ce filsde bourgeois a traversé l’ivresse sanguinaire avec la noblessed’un Joseph Roth et la lucidité d’un Karl Kraus. Or le retour deBeck coïncide avec une série de macabres découvertes. Et le

jeune inspecteur Ritschl, chargé de l’enquête, nerêve que de corps sain et de race pure. A l’instar dela sémillante Anna Prager, jeune médecin légisteaux longues mains gantées de plastique, BettinaBalàka, née en 1966 à Salzbourg, fouaille avec maî-trise le cadavre mutilé de la métropole autri-chienne dans l’entre-deux-guerres. Un thriller histo-rique redoutablement efficace. p Christine Lecerf

a Murmures de glace (Eisflüstern), de Bettina Balàka,traduit de l’allemand (Autriche) par Martine Rémon,Quidam, « Made in Europe », 448p., 22¤.

Nils C. Ahl

Des catastrophiques aventu-res du narrateur de ceroman, médecin et céliba-taire, on retiendra qu’ellestiennent autant à son intri-gante immaturité qu’à son

goût peu sûr en matière de femmes. Troisd’entre elles pour le perdre, Tessa, Clariceet Jocelyne. Une quatrième pour le sauveret qu’il ne remarque pas, Jinx, une collè-gue pédiatre. Une cinquième, dont le rôleest naturellement plus ambigu : sa mère,de qui il doit son étonnant prénom, IrvingBerlin, en hommage au compositeurde God Bless America (Irving Berlin,1888-1989).

Surnommé « Berl », le docteur Pickett,revenudansson Montana natal pour exer-cer comme médecin de campagne, sur-prend par son comportement fantasque,suscite parfois la réprobation. Et même lecourroux d’un notable local, avec l’épouseduquel il a fait « plus que flirter ». Après lesuicide de Tessa, l’une de ses premièresamours, on le soupçonne de négligence,voire d’euthanasie. Heureusement, per-sonne ne sait qu’il a bel et bien « aidé »quelqu’un à se suicider, mais pas Tessa :Cody, le mari violent et l’assassin de l’unede ses patientes, Clarice.

De fil en aiguille, Berl s’enferme dansune attitude d’enfant buté et inconscientqui le pousse à agir au contraire de tout cequ’il devrait faire pour se disculper et s’ensortir. Mis à pied par ses pairs, il caresseses souvenirs d’enfance et d’adolescence,rêveà des parties de chasse solitaires.Fina-lement, il ne trouve rien de mieux que des’amouracher d’une pilote d’avion cyni-que et manipulatrice, Jocelyne, dont l’ap-pareil s’écrase à proximité. Comme parhasard. Suivant une logique cauchemar-desque, Berl va de Charybde en Scylla – etretour, ad libitum.

De cet engrenage frénétique du récit, lelecteur de l’œuvre de Thomas McGuanene s’étonnera pas outre mesure. Né en1939,très remarqué pour ses premiers tex-tes au tournant des années 1960 et 1970(dont deux sont opportunément réédités

en poche, Le Club de chasse et Embuscadepour un piano, dans la collection « Titres »de Christian Bourgois), l’écrivain améri-cain est reconnu pour la virtuosité de sescompositions (apparemment) anarchi-ques. Ainsi que pour son talent à construi-re une histoire par anecdotes et (fausses)digressions successives. Auteur d’essais,de nouvelles, scénariste de cinéma, Sur lesjantes est son dixième roman.

Par rapport aux précédents, force est deconstater que celui-ci répond à une archi-tecture à la fois plus complexe et pluslâche. Plus souple, devrait-on dire. Nerechignant pas à la longueur, le récit s’at-tarde, prend son temps. D’un souvenir àune anecdote, il progresse sans en avoirl’air, avec pour seule boussole son person-nage principal et narrateur, Berl Pickett,

dont l’esprit aussi vif que candide sautedu coq à l’âne. Sa mère lui dit avec ironie :« Ton âme ne date pas d’hier. On sent quetu viens de loin.»

Car le comportement de Berl tient engrande partie à sa nature primitive.Enfant presque idiot, chasseur et pêcheur,obsédé sexuel, il réagit d’abord et avanttout par instinct. Plus que médecin, ce

qu’il est, c’est « chaman » qu’il veut être.Adolescent, il naît véritablement aumonde quand il s’enfonce dans les monta-gnes et les forêts du Montana. Il n’éprouvepas sa condition d’homme dans l’imbro-glio sans fin des relations humaines (plu-tôt décevantes, de brèves étreintes en lon-guesprocéduresjudiciaires), maisen s’ins-crivant, au sens propre, dans le paysage,dans le cours de la nature et de la vie ani-male. De sa vie animale.

Ecrit à la première personne, Sur les jan-tes s’émancipe cependant de son person-nage principal. Berl ne cesse d’observer etde « dévisager » ceux qui l’entourent. Lerécit suit son regard, passe de l’un à l’autre.Mais sans saisir le secret des âmes, s’arrê-tant le plus souvent aux corps : ainsi, serendant au chevet d’une amie de sesparents, Gladys, le docteur Pickett neprend que son stéthoscope. Certain de l’is-sue fatale, il veut écouter la vie qui batencore.Demême, si les sentiments defem-mes qui l’attirent lui échappent en géné-ral, rarement leurs corps. Auscultation,palpation, étreinte, chasse : même com-bat, même corps-à-corps.

Lagrandehabiletédecelivreestde jouersur des distinctions et des genres romanes-ques classiques (le corps et l’esprit, le hérospicaresque, l’idiot), tout en proposant unetrame très contemporaine, très orale, trèsvraisemblable dans son économie demoyens.Acetégard,lesscènesetlesenchaî-nements les moins fermes du texte partici-pent bel et bien d’une poétique réaliste,celle de la perception et de la mémoire par-fois approximative de Berl Pickett.

Retardant l’explicite, procédant parallusions, raccourcis, allers-retours, lanarration est cependant aussi erratiqueque précise. De manière significative, c’estd’ailleurs dans l’humour, le décalageréjouissant des registres et la délicatessede la langue que le lecteur s’en rend comp-te au fil des pages. Hésitant volontaire-ment entre premier et second degré, Surles jantes se lit à son rythme, à conditiond’épouser lesralentissements etles accélé-rations de son récit. Dans les meilleursromans, on le sait, le dessin ne se révèlequ’à la toute fin. p

Catherine Simon

De la petite République de Molda-vie,ex-confetti del’empire sovié-tique et sœur siamoise de la pro-vince roumaine du même nom,

on ne connaît en France que de raresécrits. Le violent poème Km 7 de la drama-turge Nicoleta Esinencu a été publié, l’andernier, dans le recueil collectif OdessaTransfer. Chroniques de la mer Noire (Noirsur Blanc). Quelques romans en langueroumaine ont été traduits en français : Jesuis une vieille coco, de Dan Lungu,Chewing-gum, de Lucian Teodorovici, ouPas question de Dracula, de Florin Lazares-cu (tous trois chez Jacqueline Chambon).Mais ces trois auteurs sont d’Iasi, ils sontdes « Roumains de Roumanie »…

Savatie Bastovoi, lui, est né à Chisinau,la capitale de la Moldavie. Les lapins nemeurent pas est donc le premier romanmoldave publié en français – le premierdepuis l’indépendance (1991) de ce paysdéshérité. On y trouve des lapins, bien sûr,mais aussi beaucoup de forêts et pas malde Lénine. Lehéros est un gamin de lacam-pagne, un écolier des années 1980, époqueoù les gentils soldats de l’Armée rouge« fraternisent avec les gens simplesd’Afghanistan»,qui leurracontent« en fai-

sant des signes » l’inhumaine « cruauté ducapitalisme », ce « corbeau noir » qui rêved’écarteler la « colombe de la paix».

Né en 1976, Savatie Bastovoi a connucette époque. Son père, professeur de phi-losophie, lui a inculqué – non sans succès,dans un premier temps – ses propresconvictions d’athée scientifique. Mais lefutur écrivain, qui a fait une partie de sesétudes à Iasi et une autre à Timisoara, dansla Roumanie de Ceausescu, a probable-ment lu Cioran et, très certainement,Ionesco. Sa manière de restituer la propa-gande stalinienne, martelée dans les éco-les tant moldaves que roumaines, n’est enrien dogmatique : elle relèverait plutôt dela poésie de l’absurde. Le titre du romanest d’ailleurs extrait d’un des dialogues,ubuesques et farfelus, entre le garde fores-tier Makarici et une figure imaginaire deVladimir Ilitch (Lénine), les deux person-nages se disputant avec véhémence ausujet des lapins et de leur nature présu-mée éternelle. C’est qu’on se bagarre sanscesse, dans ce livre. Contre sa propreconscience, le plus souvent.

Sasha, héros principal du récit, est unélève malheureux : à travers ses effortsmaladroits (et vains) pour « bien faire » àl’école, se révèlent la brutalité et la grossiè-re inattention à l’égard des enfants, dontfont preuve les enseignants d’alors,effrayants gardes-chiourmes à la talochefacile.Bastovoi a lui-même souffert de l’ar-

bitraire des adultes quand il était lycéen : àla demande d’un enseignant, le jeune Ste-fan(ilprendraplustard leprénom deSava-tie) a été interné dans un hôpital psychia-trique. Il a tiré de cette expérience unrecueil de poèmes, « Un Valium pourDieu» (non traduit),dont la publicationluiapportera un début de notoriété. Le jeunehéros de son roman, lui, sait à peine écrire.

Enfermé dans la pauvreté de sa langue,Sasha ne trouve de paix que dans la forêt. Ils’imagine que Dieu y a taillé, en douce, uneéchelle secrète pour monter au ciel. Maisses rêves tournent court. Roman sombre,

Les lapins ne meurentpas est dédié aux« enfants soviétiquesdevenus grands ». Il dif-fusepourtantunepuis-sante lumière : celled’uneécriture formida-blement charpentée etfine. En témoignent les

courts passages, qui viennent s’incruster,telles des énigmes, dans le récit principal :une petite fille et son père marchent dansla campagne et, dans leurs yeux, oncontemple « un large horizon de fleurs jau-neset orange, dontles feuilles descendaientjusqu’au sol, douces comme des bonbons ».Devenu prêtre en 2002, Savatie Bastovoivit dans un monastère ; il dirige une mai-son d’édition et enseigne l’iconographieau séminaire de théologie de Chisinau. p

Sans oublier

«En vérité, l’ombre de tante Silbie continua de planersur ma vie sexuelle jusqu’à très récemment, si tant estqu’elle ait jamais complètement disparu. Je me rap-pelle qu’elle expliquait la passion de nos ébats parnotre proximité génétique. Je crois en tout cas qu’elleavait su instiller en moi une saine attitude face ausexe : elle pompait et je giclais. Tout cela au mépris detoute morale et de toute religion. Malheureusement,mes parents finirent par nous surprendre, et le faitqu’ils aient été les invités de tante Silbie dans sonmobile home grand luxe ne les empêcha en rien de lajeter dehors aussi nue qu’Eve. Comme chacun sait,toute femme seule qui vit dans un mobile home pos-sède une arme à feu et Silbie brandit la sienne endirection de mes parents. Puis, pour faire bon poidsbonne mesure, elle nous chassa tous les trois. »

Sur les jantes, page 39

Uneenfance moldaveAtravers le récitd’une éducation bâclée,entre propagande stalinienneet échappéesenforêt, ce beau romanest uneode aux«enfantssoviétiques devenusgrands»

Critiques Littérature

Auscultation, palpation,étreinte, chasse : mêmecombat, même corps-à-corps

Sur les jantes (Driving on the Rim),de Thomas McGuane,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par MarcAmfreville,ChristianBourgois,496p.,23¤.

Les lapins ne meurentpas (Iepurii nu mor),de Savatie Bastovoi,

traduit du roumain(Moldavie) par LaureHinckel, JacquelineChambon, 300 p., 22 ¤.

Unmédecin decampagne du Montana subit les cahotsde l’existence.Unroman empathiquede l’Américain Thomas McGuane

Lavie animale du DrPickett

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Histoire d’un livre

Aufildel’eauetdustyloD’unerivièreàl’autre,PierrePatrolinnes’estpastoujoursmouillépoursa«TraverséedelaFranceàlanage».Maischaquedétailtranscritabienétéobservé

Raphaëlle Rerolle

Visiblement, la ques-tion ne le surprendpas.C’estunedeman-de un peu sotte, ilfaut reconnaître,mais Pierre Patrolin

semble avoir l’habitude : « Vousl’avez vraiment fait ? » Entendez :vous avez réellement traversé laFrance à la nage, comme le prétendle titre de votre livre ? Sourire fin,geste de la main. L’homme s’incli-ne légèrement vers la table, dans lecafé parisien bondé où il s’est casétant bien que mal, son long corpstassésur trentecentimètresdeban-quette. On sent qu’il se retient derire. « De bout en bout ? Eh bien,essayez donc ! » Le ton reste cour-tois, mais on devine une nuance demoquerie – la naïveté de ces cita-dins ! Lui passe une partie de sontemps à Paris, mais il habite à lacampagne, dans le Quercy. Là, loinde toute grande ville, il a établi soncamp de base. Et c’est dans l’inter-valle entre ses activités profession-nelles (filmer des matches de rug-by pour la télévision) qu’il a entre-pris l’un des livres les plus surpre-nants de la rentrée : un énormepavé méditatif et plein d’humour,écrit dans une langue envoûtante.

Ou le récit d’un narrateur traver-santlepaysàlanage,augrédescou-rants, des climats, des états d’âme.

Tout de même, l’interrogationn’était pas si bête, au moins sur unpoint : la vérité. S’il est exact quel’auteurn’a pas pu, physiquement,faire exactement tout ce qu’ildécrit (remonter le Lot à la nage,notamment, on veut bien croireque c’est impraticable), son pacteavecle lecteurrepose sur« l’honnê-teté ». Ah ! « Je me suis donné lacontrainte de l’authenticité, expli-que-t-il.Par exemple, toutes les per-sonnes que je décris existent vrai-ment. C’est un vrai-faux récit devoyage, mais je suis allé partout :dans les endroits escarpés, dange-reux, interdits parfois ; je n’ai pas

inventé un seul arbre. » Ce qu’il avoulu, c’est que son lecteur parta-ge cette « vérité » avec lui. Qu’iléprouve, à son tour, « la fatigue,l’épuisement même, le sentimentd’être perdu ». Le découragementparfois. Et puis, cela va sans dire,l’émerveillement de la découver-te,parfaitantidotecontrelalassitu-de et le sentiment de s’être embar-qué dans une équipée sans fin.

C’est qu’il fallait du cran pour selancer dans une aventure pareille.

Et cela même si le voyage n’étaitpas exotique, ni seulement loin-tain. Juste inhabituellementcontemplatif,dans uneépoquefré-nétiqueet terriblementdécentrée :des semaines à longer les berges,pour être sûr de décrire les bonsponts, les bons arbres, les bons ani-maux. Le tout juste armé d’unmaillot et d’un stylo, à croupetonsdans des endroits impossibles – entout cas, jamais un bureau ou quoique ce soit d’approchant. « Desconditions pas toujours conforta-bles», résume-t-il sobrement. Toutcelaenpleinair,aumoinspour l’es-sentiel. « Je prenais des notes quicontenaient déjà le plus gros de cequi allait rester. » Et si le texte com-prend peu de dialogues, c’est par la

force des choses: qui-conque voyage dansces conditions fait«unegrande expérien-ce de la solitude ». Nepas parler tous lesjours, ou pas d’une

manière qui mérite d’être resti-tuée. Sans compter, sourit PierrePatrolin, qu’il est un peupoisson etque ces créatures aquatiques, cha-cun le sait, sont peu bavardes.

Reste que, même si ses inven-tions « tiennent debout grâce àl’authenticité qui les porte », l’écri-vain revendique la fiction. La tra-jectoire de son personnage, expli-que-t-il, est romanesque. D’abord,il affronte des dangers bien réels(barrage, sables mouvants), frô-

lant la mort comme un véritablehéros. Ensuite, il se transforme aufil des pages – et de l’eau. « Le voya-ge ne se termine pas là où il avaitcommencé. Il y a l’hypothèse d’unetransmutation, souligne Patrolin.

S’il tendait à devenir quelque cho-se, ce serait un poisson. » Et lui,l’auteur ? Eh bien disons que celivre, son premier (si l’on excepteun recueil de poésie ultra-confi-dentiel, en 1986) l’a transforméen écrivain.

Un écrivain de 54 ans, convain-cu qu’on n’a rien à perdre àessayer. Il avait « la foi » dans sonprojet et une infinie « confiancedans la réponse du monde ». Autre-ment dit, « la certitude étrange dela générosité romanesque » despaysages traversés. Chaque jour,reprendre la route (ou l’eau, c’estselon) sans présumer de ce qui vase produire, mais en étant absolu-ment convaincu qu’il se passeraquelque chose. L’essentiel, expli-que-t-il, étant de regarder avecassez d’attention. Et de patience :«Il suffitdesavoirattendre.» Regar-der le monde pendant des heureset le regarder « dans son rien ».Mais « un rien très riche », préci-se-t-il, en se disant frappé, a poste-riori, du nombre d’endroits dont ilse souvient parfaitement. Commesi le monde, l’air de ne pas y tou-cher, lui avait vraiment tapé dansl’œil. Le monde à hauteur de ber-ges, de galets, de roseaux, dans sonextraordinaire banalité. p

En2012…

La Traversée de la France à la nage,de Pierre Patrolin,

POL, 720 p., 25 ¤.

L a v i e l i t t é r a i r e

Le flotcalme d’une écrituremajestueuseLECTEUR, attention !Le texte de PierrePatrolin risque dedéclencher, de primeabord, des réactionsauxquelles il ne fautpas s’arrêter. Quoi ?Un livre si gros et sansdialogues ? Sans autreaction que cette

étrange fluctuation ? Sans un meurtre,un inceste, une crise de la cinquantaine,enfin quelques-uns des ingrédients quipimentent l’ordinaire des romans ? Etpuis tous ces paysages, quel ennui, n’est-ce pas ? Eh bien non. Car il suffit d’entrersans crainte dans ce courant limpidepour être convaincu que cette prosemagnifique est tout sauf ennuyeuse. Etque le récit singulier de cet auteur encoreinconnu ne se limite absolument pas ausimple défilement d’un paysage, si mou-vant soit-il.

Comme le baigneur entrant dans l’eaufroide, vous avancerez un doigt de piedprudent, puis un mollet frileux, avant devous retrouver immergé, presque sansvous en rendre compte, dans le flot cal-me de cette écriture majestueuse. Pour-tant, ce ne sont pas les beautés du paysa-ge qui vous retiendront. Patrolin n’estpas tour-opérateur, mais nageur en eauxclaires. Il vogue là où le courant le porte,c’est tout. Et comme les liquides coulentnaturellement vers le point le plus bas,on ne trouvera dans son ouvrage nipoints de vue spectaculaires, ni panora-mas de cartes postales. Seulement, vu auras de l’eau, ce que la nature et les hom-mes offrent de drôlerie subtile, desaveur, de mélancolie à l’occasion. La déli-catesse d’une feuille, « une petite junglede faux bambous » ou bien, quand lenageur sort de l’eau (il faut bien se nour-rir), l’accent « nasillard » d’un serveur, lacouleur incertaine d’une salle de restau-

rant, les contours d’un camping. La carna-tion du monde, en somme, considéréeavec tendresse et décrite avec une infinieprécision – une exactitude obsession-nelle et pleine de poésie.

« Vu d’en bas, écrit-il, le monde ici estplat, inerte comme les feuilles qui défi-lent lentement, suspendues aux bran-ches, la plupart immobiles. » Il faut accep-ter de se laisser aller avec l’auteur-nageur pour savourer la lenteur déli-cieuse et malicieuse de ce livre qui, sid’aventure on le mettait dans le coursd’une rivière, ne coulerait sûrement pastant sa prose est légère. Gageons mêmequ’on pourrait en faire une excellentebouée, pour surnager dans l’océan de lavulgarité, de la bêtise et de tous leursproduits dérivés. p R. R.

Pierre Assouline

En 2012, on louera les éditeurs quiauront osé publier autre choseque des biographies d’hommespolitiques, des mémoires d’hom-

mes politiques, des essais d’hommespolitiques, des enquêtes sur des hom-mes politiques et des programmesd’hommes politiques (d’ici au mois demars, on note 166 de ces livres et « seule-ment» 480 nouveaux romans français etétrangers au compteur de Livres Hebdo).En vertu du principe selon lequel les cam-pagnes électorales pour la présidentielleet les législatives devraient vitrifier la sai-son littéraire, on n’en appréciera quedavantage les romanciers qui auront prisle risque de lancer leur cri entre le tour-noi de Roland-Garros, le Tour de France,la commémoration de la fin de la guerred’Algérie et celle des 50 ans de l’indépen-dance. Au fond, cette période sera idéalepour (re)lire Saint-Simon, Flaubert,Proust en toute quiétude en leur consa-crant le temps nécessaire. Ce sera si bonqu’on en viendra à espérer un troisièmetour de scrutin.

En 2012, on ne pourra plus baiser latombe d’Oscar Wilde au Père-Lachaisecomme avant. Classée monument hysté-rique, elle est désormais protégée par dehautes parois de verre. Ainsi l’ont voulules descendants de l’écrivain, inquiets del’état de son imposante dalle funéraired’inspiration assyrienne, sérieusementcorrompue depuis un siècle par lesbisous et les rouges à lèvres. Maculée parles empreintes de milliers de bouchespuissamment fardées, elle ressemble àune œuvre pointilliste inspirée par unpoète gagné par la rougeole. Cette mesu-re n’étant pas de nature à décourager leflot des pèlerins et dévots du grand Oscar,on s’attend à ce que la vitre soit de moinsen moins transparente.

En 2012, on aura le loisir de vérifier siles prédictions pour l’année, telles que lesexpose l’enquête de Futurebook, blogassocié au site de la revue The Bookseller,risquent de nous toucher : montée duphénomène de l’autoédition, consécra-tion du livre de poche comme principalevictime annoncée du livre numérique,

rôle accru des agents littéraires afin queleurs auteurs puissent exercer un contrô-le plus direct et plus vertical sur leursdroits numériques, fût-ce aux dépens deleur éditeur ; baisse du prix du télécharge-ment; réaffirmation de la puissanced’Amazon en dépit de la diminution deses parts de marché dans l’e-book, lequeldevrait représenter 20 % des ventes del’édition d’ici à la fin de l’année ; montéeen puissance de Google, Apple et Kobo ;accroissement des investissements deséditeurs dans le marketing ; rachat proba-ble d’un grand éditeur britannique ouaméricain par Amazon ; croissance mon-diale et surtout européenne du marchédu livre numérique de 30% par an jus-qu’en 2015…

Tableau de mœurs de la vie littéraireEn 2012, il sera plus difficile d’effectuer

un stage chez Grasset. La faute à Petitsbonheurs de l’édition (La Différence,140p., 10,15 ¤. En librairie le 12 janvier) et àson auteur Bruno Migdal, un scientifiquesi passionné de littérature que, bien que

quadragénaire installé dans sa vie profes-sionnelle, il est allé lire des manuscrits etrédiger des lettres de refus pour394,60 euros par mois (« Mais j’auraispayé pour être là ! ») dans la prestigieusemaison de la rue des Saint-Pères. Soncoruscant journal de stage est un tableaude mœurs de la vie littéraire vue d’unimmeuble où sa présence n’étonne per-sonne, où tout ce qui parvient par la pos-te est vraiment examiné, et où il n’estquestion en permanence que d’un cer-tain « Bernard» à tous les étages. Il est res-sorti de cette expérience avec « une certai-ne inappétence pour l’objet livre ». Décidé-ment, cet éditeur n’a pas de chance: enmai2011 déjà, l’un de ses correcteurs enavait anonymement raconté les coulissesdans ses Souvenirs de la maison des mots(13 Bis). C’est d’autant plus injuste qu’onpourrait en dire et en écrire autantd’autres maisons. Alors, à l’heure desvœux, un peu de compassion pour sonpatron, lâchez Grasset ! Faites-vous lesdents ailleurs, chez Fayard tiens, pour-quoi pas. On guette fébrilement les

mémoires de la standardiste. Et si vouscherchez un stage, adressez-vous plutôtaux éditions de La Différence (de la partde Grasset).

En 2012, on ne pourra plus instrumen-taliser le nom du poète américain EzraPound à des fins politiques. S’il est vraique l’auteur des Cantos était fasciste, safille Mary de Rachewiltz, 86 ans, n’en apas moins repris les choses en main aupoint de poursuivre en justice un mouve-ment d’extrême droite italien qui persis-te à s’appeler CasaPound, ce qui estd’autant plus gênant que le nom de cegroupe a été associé à plusieurs assassi-nats d’immigrés ; elle entend donc le fairecondamner afin de créer une jurispru-dence qui interdira toute manipulationde ce nom dans l’avenir.

En 2012, le principe de précaution ferade nouveaux ravages à mesure que la vielittéraire se judiciarisera ; mais il seraencore permis de se consoler à la penséequ’après tout, demain est un autre jour(copyright estate of Margaret Mitchell,sait-on jamais). p

Extrait«Un chaos de pierre freine larivière. Elle s’élargit encore.Elle monte autour des obsta-cles de granit qui viennentdans son lit. Elle creuse en pro-fondeur. Ralentie parendroits, elle verdit sur desfonds plus obscurs. Toutautour, des gueules-de-loup,des grappes de cloches violet-tes sur des hampes longues,des framboisiers couverts detout petits fruits verts, des fou-gères épaisses, le ronronne-ment d’une série de motos.Des grosses cylindrées, àl’échappement grave, desombres noires qui filent à tra-vers les arbres, et qui s’éloi-gnent les unes derrière lesautres en bourdonnant dansla vallée. L’eau s’arrête main-tenant, turquoise devant lesrochers, elle s’arrondit dansun long virage où les deuxrampes de forêts s’élèvent ensurplomb. »

La Traversée de la France

à la nage, page 330

JULIEN PACAUD

Chaque jour, reprendrel’eau sans présumerde ce qui va se produire

6 0123Vendredi 6 janvier 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

Lapreuve par Botul

Aparté

OUVREZ UN DICTIONNAIRE à l’article «botulisme » : mala-die grave, provoquée par une toxine, produite notammentpar des conserves mal stérilisées. Rien, pour l’instant, sur ladoctrine philosophique du même nom – celle de Jean-Bap-tiste Botul (1896-1947), dont on découvre, depuis une quin-zaine d’années, l’ampleur et la singularité.

Le bruit a couru que cet inconnu n’avait jamais existé.Philosophe imaginaire, inventé de toutes pièces, canular àl’état pur, ce serait un être de fiction. Nous avons d’ailleurspartagé cet avis, prévenant dès 1999 les lecteurs du « Mon-de des livres » qu’il existait plus que des doutes surl’authenticité des conférences prétendument données parBotul sur la vie sexuelle d’Emmanuel Kant, au Paraguay, en1947, devant une colonie d’Allemands censés avoir fuiKönigsberg depuis 1945 et s’habillant comme Kant, man-geant de la même façon, se promenant quotidiennement àheure fixe…

En 2007, quand fut publiée Métaphysique du mou (Milleet Une nuits), nous avons encore souligné la supercherie,expliquant que Botul, comme le fut Bourbaki chez lesmathématiciens, était le nom d’un collectif, où FrédéricPagès et Jacques Gaillard tenaient des rôles essentiels. Bref,il était facile d’être informé. C’est pourquoi, quand Bernard-Henri Lévy, en février 2010, se mit à citer Botul, croyantqu’il existait vraiment, beaucoup crurent pouvoir rire detant de naïveté. En fait, la publication d’aujourd’hui risquede semer un trouble nouveau et pourrait bien tout remet-tre en question.

Editée avec soin par Jacques Gaillard, cette correspondan-ce du philosophe avec lui-même, retrouvée dans l’armoirede sa maison natale, révèle en effet un faisceau d’indicesinconnus qui devraient faire douter sérieusement de soninexistence. En fait, le néant ne peut convenir à un hommequi s’interroge sur la véritable provenance du galuchat(peau de requin ou de raie pastenague ?), écrit : « Que serais-je sans moi ? » et correspond, dit-on, avec Sartre. Plus enco-re, cette liasse de missives – dont expéditeur et destinatairesont un seul et même être en deux personnes – évoque aus-si bien les Lettres à Lucilius de Sénèque que Rousseau jugede Jean-Jacques. Il se pourrait donc que Botul, ce « trou noirde la philosophie », selon les termes de son éditeur, voie unjour prochain son existence scientifiquement établie à par-tir du rayonnement qui l’entoure…

Toutefois – différence essentielle de Botul avec un trounoir – l’existence de ce penseur émerge de l’absence, au lieude s’y engloutir. En 1939, après avoir entendu des Anglaisparler de « holism », et vérifié dans le dictionnaire que holesignifie « trou», Botul a conclu qu’une pensée du trou, voiredu « trou percé », est à élaborer. Cela devrait un jour luivaloir sa statue. Après tout, celle de Sherlock Holmes trône,à Edimbourg, devant la maison natale de Conan Doyle. Ilserait juste que la découverte de l’œuvre de Botul aboutît àl’érection d’un monument à sa mémoire. Le lieu est touttrouvé : 5 bis, rue de Verneuil, ancien domicile d’Emiliennedu Queylard, où séjourna le philosophe quand il rédigeaitcet essai . Oserait-on dire : « It’s true ? » p Roger-Pol Droit

a Du trou au tout. Correspondance à moi-même, tome I,

de Jean-Baptiste Botul,édité par Jacques Gaillard, La Découverte, 140 p., 12 ¤.

Le moment SpartacusDu roman au cinéma en passant par la politique et le sport,chacun s’est créé un Spartacus différent. En historien, EricTeyssier tente de revenir aux sources et parvient avec brio àmontrer comment la révolte d’une poignée de gladiateursde Capoue, au Ier siècle av. J.-C., se mua en révolte des escla-ves et des pauvres ruraux de Campanie avant de gagner tou-te l’Italie jusqu’à ébranler Rome. Une Rome affaiblie enOrient par Mithridate et en Espagne par Sertorius, sans par-ler des pirates qui infestent alors la Méditerranée, ce quiexplique partiellement le succès de Spartacus. Mais les divi-sions internes au mouvement, l’absence de projet clair, sansparler de la capacité de Rome à mobiliser des troupes nou-velles vouaient le mouvement à l’échec. Sans se départir dela prudence imposée par des sources hostiles et souventéloignées dans le temps, Eric Teyssier nous donne un livrebien informé et fort agréable à lire, alternant récit et analy-ses, refusant le pathos, même lorsque se dressent le long desroutes les croix des 6000 survivants de cette armée d’escla-ves suppliciés en hommes libres. p Maurice Sartre

a Spartacus. Entre le mythe et l’histoire, d’Eric Teyssier,Perrin, 346 p., 22 ¤.

Pas de Résistance sans ellesLe colonel Rol-Tanguy a beau avoir déclaré, dès la Libéra-tion: « Dites bien que sans elles la moitié de notre travailaurait été impossible», le rôle des femmes dans la Résistancefrançaise fut longtemps minoré, en partie à cause de la«perspective militaire qui a dominé l’historiographie pen-dant plus de quatre décennies». L’historienne allemandeCorinna Von List rend un hommage soigné à ces femmesqui furent opératrices radio ou passeuses (missions qui valu-rent la mort à quasiment une résistante sur deux) ainsi qu’àtoutes celles qui furent agentes de liaison, secrétaires clan-destines ou journalistes. p Julie Clarini

a Résistantes (Frauen in der Résistance. 1940-1944), de CorinnaVon List, traduit de l’allemand par Solveig Kahnt, Alma, 400 p., 22 ¤.

Pierre Bourdieu (1930-2002)était un penseur scrupuleux etdévoué à la tâche, contraire-ment à plusieurs de sescontemporainsquise sont ren-dus célèbres en conquérant les

cercles intellectuels parisiens. Il est sansconteste l’un des sociologues les plus pro-ductifs, les plus profonds et les plus nova-teurs du XXe siècle. La haute estime dont iljouit dans le monde entier est, pour unefois, pleinement méritée. Son œuvrepubliée est si importante qu’il est d’autantplus étonnant que ses travaux sur l’Etataient pu rester dans l’oubli pendant vingtans, jusqu’à ce qu’ils nous soient diligem-ment rendus par l’édition critique de sescours au Collège de France.

Cestranscriptions nous montrent Bour-dieu à l’œuvre devant les auditeurs nom-breux et variés qui venaient assister à sesconférences. On le voit penser tout haut,tourner autour de son sujet, tâtonner, sereprendre et même soupirer parmoments (j’ai compté au moins vingtoccurrences) devant la difficulté de latâche qu’il s’était imposée. Ces soupirs,que l’on pourrait interpréter de primeabord comme une coquetterie destinée àimpressionner l’auditoire par la profon-deur de ses pensées, puis comme uneexhortation à ne pas prendre ses conceptsà la légère, ne seraient-ils pas finalementlaclé quipermet dedéchiffrer cepersonna-ge à la croisée des champs dans lesquels ilopère? Bourdieu, qui occupait une chaireau Collège de France, avait atteint le sum-mum du système institutionnel qu’il ana-lysait et démythifiait. Vénéré comme unmaître à penser, il était devenu, bien mal-gré lui, une personnalité médiatique. Entoutpoint, le genrede position qui deman-dait à être déconstruite par quelqu’uncomme Pierre Bourdieu.

En soulignant la difficulté du labeurqui lui incombait ainsi qu’à ses auditeurs,il voulait signifier qu’il faut travailler dur.C’était là une façon de descendre du pié-destal sur lequel auraient voulu le placerses disciples, à l’encontre de toutes sesconvictions. S’il en savait plus que lesautres, c’était à force de travail, tout sim-plement. Et pourtant le résultat auquel ilparvenait exigeait plus que de l’applica-tion, tout le monde le savait.

Bourdieu était certes un mandarin et iln’était pas étranger aux empoignadesbureaucratiques. Or, dans son cours du7 novembre 1991 sur la corruption institu-tionnelle en Chine, il qualifie un certain LiZhi de « mandarin anti-mandarinal » : un« pur », d’une intégrité sans compromis,

qui a dénoncé le système. D’après les quel-ques lignes qu’il lui consacre, on com-prend que Bourdieu lui-même ne préten-dait pas être « un pur », mais il considéraitque l’on pouvait être dans le système sansêtre « du système ». Les hommes de cettetrempe sont des trouble-fête. Ils jouent lejeu mais ne cessent de remettre en ques-tion ses règles. Ils ont toujours une lon-gueur d’avance sur les autres ; ils sesituent au niveau du « méta », voire du

« méta-méta », comme aimait à le direBourdieu.Telle est la condition du sociolo-gue (ou telle devrait-elle être). Et c’est cequi explique que les sociologues susci-tent tant d’animosité.

Bourdieu sciait la branche sur laquelleil était assis. Ses cours sur l’Etat nécessi-taient donc une introduction particulière-ment circonspecte : un inventaire desmodes par lesquels nos pensées et notrepersonne sont formatées par l’Etat, lui-même formaté par ces idées et ces prati-ques. Après cette entrée en matière, Bour-dieu entreprend d’étudier la sociogenèsede l’Etat. Sur ce point, il se confronte direc-tement à Norbert Elias, à qui l’on doit plu-sieurs ouvrages importants, tels que LaCivilisation des mœurs (1973), La Dynami-que de l’Occident (1976) et La Société decour (1974). Ici, l’un des sociologues lesplusrenommésduXXe sièclerendhomma-ge à l’un de ses confrères les plus mécon-nus. Rares sont d’ailleurs les penseurs aveclesquels Bourdieu a autant d’affinités. IlconsidèreElias comme« webérien», quali-ficatif qui n’est pertinent que s’il s’accom-pagne de « freudien » (au sens historisantou sociologisant du terme). Il présente lathèse d’Elias selon laquelle les Etats émer-gent d’une violente compétition les unscontre les autres. Bourdieu se réfère ensui-te aux travaux de Charles Tilly sur la for-mationde l’Etatet cite soncélèbre aphoris-me selon lequel « les Etats font la guerre etla guerre fait les Etats ».

Ce n’est pourtant pas dans cette voieque Bourdieu entend s’engager. Ce quil’intéresse, ce sont plutôt les formes sym-boliques de la domination, la « violencesymbolique ». Il finit par congédier Tilly etmême Elias comme étant des économis-tes. Bourdieu ne dit rien des thèses d’Eliassur la psychogenèse et le processus civili-sateur, qui rejoignent pourtant ses pro-pres théories sur la « domination symboli-que ». Il est manifestement très proche,trop proche d’Elias, too close for comfort.Une comparaison systématique de ces

deux penseurs, qui fasse ressortir leurcomplémentarité, mériterait grande-ment d’être entreprise. Mais Bourdieuavait une autre idée en tête : élaborer une« sociogenèse structurale » de l’Etat, à par-tir des pratiques et des concepts desbureaucrates, en particulier des juristes.

Ses cours sont une véritablemine d’éru-dition : ils ne témoignent pas du savoirétriqué du spécialiste, mais du savoir vas-te et audacieux du touche-à-tout, du géné-raliste. Presque chaque paragraphe recèleune trouvaille et l’on assiste parfois à unesurenchère d’aperçus, de contre-aperçus,de méta-aperçus qui se bousculent lesuns après les autres. Bourdieu fait cepen-dant preuve d’une précision et d’une maî-trise remarquables en assimilant unemasse de données dans une analyse socio-logique cohérente.

On peut toutefois mentionner quel-ques lacunes majeures. A aucun momentBourdieu n’évoque le système danslequel chaque Etat doit s’affronter auxautres pour assurer sa survie et son fonc-tionnement. A vouloir se concentrer surla « violence symbolique », il en néglige laviolence physique (qui, certes, est aussisymbolique). Cette omission est assezétonnante dans la mesure où la menacepermanente de guerre que font peser lesEtats concurrents contribue à légitimercertaines politiques intérieures et à ren-forcer l’emprise de l’Etat sur ses sujets, cequi permet de mieux expliquer la domi-nation symbolique qu’il exerce.

Ce volume contient suffisamment dematière pour donner lieu à au moins unouvrage majeur sur l’Etat. Les analyses deBourdieu sur la transition entre la « mai-son du roi » et l’Etat bureaucratique, surles conflits entre le roi et la noblesse, entreles bureaucrates qui ont acquis leur posi-tion par la naissance et ceux qui l’ontacquisepar leur formation, sur la transfor-mation des sujets en citoyens et du peu-ple en nation ne sont peut-être pas fonda-mentalement nouvelles. La véritableinnovation consiste à montrer en quoinos usages et nos sentiments quotidiens,nos discours et nos pensées sur l’Etat ontété façonnés par ce processus et l’ontfaçonné en retour. Dans cette série decours, Bourdieu synthétise et raccorde sesdivers travaux en un ensemble cohérent.De même que l’Etat est le champ de la lut-te pour l’obtention du pouvoir sur tousles autres champs, sa réflexion sur l’Etatest « méta » par rapport à tous ses autresécrits. p

Traduit de l’anglais par Myriam Dennehy.

Sans oublier

Unimmense chantier

Critiques EssaisParvenuaufaîtedusystèmeinstitutionnel,PierreBourdieus’estattachéàledéconstruire.SescoursauCollègedeFrancesurl’Etatentémoignent

Le mandarininsoumis

Les hommes de cettetrempe sont des trouble-fête.Ils jouent le jeumais ne cessentde remettre en questionses règles

Titulaire de la chaire de sociologie au Collège de Francedès 1982, Pierre Bourdieu ne l’a quittée que quelquesmois avant sa disparition, le 23 janvier 2002, il y a toutjuste dix ans. Seuls les cours dispensés entre 2000 et2001 furent édités de son vivant sous le titre Science dela science et réflexibilité (Raisons d’agir, 2001).Pourquoi avoir commencé l’immense chantier de lapublication posthume par son enseignement sur l’Etatqu’il livra entre janvier 1990 et décembre 1991 ? Parcequ’« il s’agit d’une pièce essentielle mais rarement perçuecomme telle dans la construction de la sociologie de PierreBourdieu », affirment les responsables de cette éditioncritique, les trois sociologues Patrick Champagne, RemiLenoir et Franck Poupeau, aidés dans leur travail parMarie-Christine Rivière. Ce premier ouvrage adopte leparti pris d’une retranscription proche de l’oral, conser-vant les excursus et permettant de suivre les méandresd’une pensée en interaction constante avec son audi-toire. Il sera suivi de plusieurs autres volumes qui paraî-tront également dans une coédition Le Seuil et Raisonsd’agir, la maison que le sociologue avait lui-même fon-dée en 1996. Devraient notamment paraître d’autresréflexions sur l’Etat et les cours sur le peintre EdouardManet, ainsi que les séminaires de l’Ecole des hautesétudes en sciences sociales (EHESS).

Sur l’Etat. Cours au Collègede France (1989-1992),de Pierre Bourdieu,

édition établie par PatrickChampagne, Rémi Lenoir, FranckPoupeau et Marie-Christine Rivière,Seuil/Raisons d’agir,«Cours et Travaux », 664 p., 30 ¤.

Pierrre Bourdieuen 1989.JOHN FOLEY/OPALE

Abram de Swaansociologue, professeur émériteà l’université d’Amsterdam

70123Vendredi 6 janvier 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

aLe 10janvier: Virginia Woolf à MontpellierDans le cadre du festival La Comédie du livre, qui met à l’honneurcette année la littérature du Royaume-Uni, rencontre avec lesromancières Agnès Desarthe et Geneviève Brisac, coauteurs deV.W. (L’Olivier, 2004), pour évoquer la grande femme de lettres.Entrée libre à 19 heures à la salle Pétrarque.www.comediedulivre.montpellier.fr

xaDu 10janvier au 14 février: la plume et la caméraPas moins de soixante-dix films sont proposés par La Filmothè-que (Paris 5e) dans le cadre de sa rétrospective Littérature &Ciné-ma, du Casanova, de Luigi Comencini (1969), aux Sœurs Brontë,d’André Téchiné (1979), en passant par l’adaptation de Lolita,par Stanley Kubrick (1962). Sollicités pour présenter le film deleur choix, Emmanuel Carrère, Thomas Clerc, Maylis de Keran-gal ou Tanguy Viel ont répondu présents. L’Insoutenable Légè-reté de l’être, le film de Philip Kaufman (1988), adapté du romande Milan Kundera, sera projeté en avant-première dans unecopie neuve le samedi 14 janvier à 20heures.www.lafilmotheque.frxaLe 16janvier: hommage à Pierre BourdieuDix ans après la disparition du sociologue, les éditions du Seuilorganisent une rencontre publique à la Maison des métallos(Paris11e). C’est l’occasion de voir ou de revoir le documentairede Pierre Carles La sociologie est un sport de combat (2001) et derencontrer des personnalités issues de divers milieux, tels PierreCarles, Annick Coupé, Franck Poupeau ou Denis Podalydès.Entrée libre à partir de 19 heures. Renseignements au 01-48-05-88-27.www.maisondesmetallos.org

L’humour dudésastre

2006. C’ÉTAIT UN MOIS à peineavant le 14-Juillet. Nous étionsquelques dirigeants du CRAN.Nous voulions dénoncer la « cris-tallisation» des pensions. En effet,les anciens combattants originai-res des ex-colonies recevaientalors des retraites dont le mon-tant avait été bloqué depuis lesannées 1960 : ils touchaient à pei-ne un dixième de ce que perce-vaient leurs frères d’armes fran-çais. Une vraie honte. Etant le litté-raire de l’équipe, je proposai derédiger une lettre ouverte au prési-dent de la République, qui futpubliée dans Le Nouvel Observa-teur. Elle fut également envoyée àPatrick Poivre d’Arvor, qui devaitcette année-là réaliser l’entretiendu 14-Juillet. Interrogé sur cesujet, en direct, à la télé, JacquesChirac s’engagea enfin à abrogercette mesure honteuse, ce qui futconfirmé en septembre 2006, àl’occasion de la diffusion du filmIndigènes, de Rachid Bouchareb.

Le livre de Julien Fargettas surLes Tirailleurs sénégalais revientsur le destin de ces soldats. Leurhistoire, écrit l’auteur, « est com-me nos mémoires, pleine de trous,de non-dits, de zones d’ombre et desurprises ». Les récits de guerre nementionnent guère la présencede ces soldats, qui venaient de tou-te l’Afrique francophone, de l’Algé-rie à Madagascar en passant par leSoudan. L’anonymat et l’oubli.

Dès 1910, le colonel Manginpubliait La Force noire, ouvragedans lequel il plaidait pour lerecrutement en masse detirailleurs, car « les races de l’Afri-que occidentale sont non seule-ment guerrières, mais essentielle-ment militaires ». L’empire colo-nial apparaît alors comme le salut,un vivier démographique intaris-sable, c’est « la France aux 100mil-lions d’habitants ». Du coup, en1939, le recrutement dans les colo-nies est massif. Le Manuel élémen-taire à l’usage des officiers et sous-

officiers appelés à commander desindigènes coloniaux rassemble lesrecommandations. Au-delà desquestions proprement militaires,il indique aussi l’attitude à avoirconcernant, par exemple, les reli-gions. Ainsi, lors des fêtes musul-manes, les tirailleurs reçoiventdes suppléments alimentaires, etont quartier libre dans la journée,la confession islamique de ces sol-dats étant à la fois redoutée et ins-trumentalisée – déjà !

Dimension racisteBien qu’il s’agisse d’une étude

remarquable, l’auteur fait parfoispreuve d’une certaine naïveté.Ainsi, il affirme que « le cadre colo-nial agit en fait par paternalismeplus que par racisme », comme sile paternalisme n’était pas, juste-ment, un des traits caractéristi-ques du racisme. Il évoque aussiune « méthode originale de com-mandement, faite à la fois de bien-veillance et de fermeté», une bien-

veillance sur laquelle il y auraitbeaucoup à dire… En définitive,Julien Fargettas semble plus caléen histoire militaire qu’en histoi-re coloniale, et la dimension racia-le, voire raciste, du sujet est assezpeu problématisée.

Il s’y intéresse davantage,cependant, lorsqu’il s’agit d’analy-ser le regard des Allemands sur la« honte noire ». Ainsi, pour Hitler,« c’est pour cette raison que laFrance est, et reste, l’ennemi quenous avons le plus à craindre. Cepeuple qui tombe de plus en plusau niveau des nègres, met sourde-ment en danger, par l’appui qu’ilprête aux Juifs pour atteindre leurbut de domination universelle,l’existence de la race blanche enEurope»… p

Amélie Nothomb, écrivain

Le goût dukaki

Destinsde tirailleurs

d’Eric Chevillard

Sans interdit

A titre particulier

LES MILLE AUTOMNES DE JACOB DE ZOET est le quatrièmeroman de David Mitchell. L’histoire commence en 1799 à Naga-saki. A l’époque, les Hollandais étaient les seuls Occidentauxautorisés à commercer avec les Japonais.

Un tel privilège n’était pas tombé du ciel. Les Hollandaisl’avaient obtenu parce qu’ils avaient aidé les Japonais à se débar-rasser d’un ennemi commun, les catholiques, lors des bataillescontre les chrétiens japonais de l’île de Kyushu. Aucun Hollandaisne s’était battu mais, excellents marins, c’étaient eux qui avaientpiloté les bateaux du shogun Tokugawa, lui assurant la victoire.

C’est ainsi que les Néerlandais obtinrent l’autorisation deloger à Dejima, à côté de Nagasaki. Autant les intentions des Ita-liens et des Portugais qui les avaient précédés étaient mission-naires, autant celles des Hollandais étaient purement mercanti-les. Le comptoir de Batavia (aujourd’hui Djakarta) ne rapportaitpas assez aux yeux de la Compagnie néerlandaise des Indesorientales. Avec le sens des affaires qui leur est propre, les Hol-landais furent les premiers à pressentir que le Japon pourraitêtre autre chose qu’une terre de bizarrerie exotique : une possi-bilité de gagner beaucoup d’argent. Ce privilège allait durer jus-que 1867, date où le Japon autoriserait le monde entier à com-mercer avec lui.

Mais revenons à 1799. Le jeune Jacob de Zoet, clerc néerlan-dais, débarque à Dejima. Sa plus grande angoisse est de se faireconfisquer sa Bible lors de la fouille japonaise : les Nippons ontenvoyé promener les catholiques, ce n’est pas pour voir ressur-gir l’hydre chrétienne sous forme de protestants.

Ce pays où la beauté est DieuAvec les yeux naïfs de Jacob de Zoet, le lecteur découvre ce

pays résolument étrange, où les religions sont admissibles àcondition d’être cumulables, où les femmes les plus chastes etinaccessibles usent sans ciller des mots les plus crus, où la terretremble, et où la beauté est Dieu. Il s’éprend d’Aibagawa Orito,noble demoiselle érudite, au visage à demi brûlé. Elle lui offreun kaki : « Faute de couteau, ou de cuillère, il pince un bout depeau cirée entre ses incisives et la déchire : du jus suinte de l’en-taille ; il lape les gouttes sucrées et, par succion, extrait une petitebouchée juteuse de chair filandreuse qu’il presse doucement,très doucement contre son palais, où la pulpe se dissout, se trans-formant en jasmin fermenté, en cannelle huileuse, en melon par-fumé, en quetsche fondue… au sein de cette masse, il découvredix ou quinze pépins plats et noirs comme les yeux des Asiati-ques, dont ils ont aussi la forme. »

A l’exception de ce garçon idéaliste et de cette jeune fille, lescommunautés s’exècrent, chacune à leur manière : les Hollan-dais trouvent ces polygames immoraux et barbares, et les Japo-nais se méfient de ces hommes « aux cheveux rouges» au pointde leur interdire l’apprentissage de leur langue. En compensa-tion, les Nippons s’adressent à eux en un néerlandais approxi-matif dont l’auteur reproduit les savoureuses erreurs.

Comme tous les Belges, j’ai des comptes à régler avec les Hol-landais, qui furent nos très impopulaires colonisateurs. Le por-trait vachard des Bataves par les Nippons fait donc mes délices.Par ailleurs, on sait les liens paradoxaux que j’ai eus avec lepays du Soleil-Levant : la fascination exaspérée des Néerlandaispour les Japonais trouve un écho en moi. Ce roman a deuxmanières de me parler beaucoup.

Il devrait parler aussi à tous ceux que passionne l’éternelleconfrontation entre l’Orient et l’Occident, redoutable pont-aux-ânes de la littérature, que l’auteur réussit sans tomber dans lespièges du genre.

L’un des charmes de ce livre est les croquis dont il regorge:le jeune Jacob, tant pour communiquer avec les Japonais quepour sa propre édification, dessine avec une précision émou-vante. On voyage avec lui et quand, vingt ans plus tard, ilretrouve les Pays-Bas, on ne sait plus qui est l’étranger. p

Le feuilleton

Agenda

Danse avec Nathan Golshem,de Lutz Bassmann,

Verdier, 192 p., 16 ¤.

Les Tirailleurs sénégalais.Les soldats noirs entrelégendes et réalités,1939-1945, de Julien Fargettas,

Tallandier, 384 p., 22,90 ¤.

Depuis plus de vingt-cinqans maintenant, la littéra-ture post-exotique enfon-cesoncoindansnotre mon-de pré-apocalyptique. Sonreprésentant le plus illus-

tre, le seul dont le visage nous soit connu,se nomme possiblement Antoine Volo-dine. Les livres de ce collectif d’écrivainsnous viennent peut-être de l’avenir oud’un repli caché de notre temps et témoi-gnent déjà de sa ruine ; ils s’écrivent dansles décombres du communisme, du fas-cisme et du capitalisme, et parlent decamps, d’exode, de pogroms, de tortures,de génocides. On souligne donc à justetitre la noirceur de cet univers qui s’ouvrede plus en plus à un fantastique funèbre, àdes métempsychoses atroces.

Et cependant, comment ne pas être sen-sible à l’extraordinaire charge comique decette entreprise fictionnelle sans équiva-lent ? Une charge comique qui ne contre-dit en rien le principe de celle-ci, qui lui estau contraire consubstantielle, qui n’ad’ailleurs pas moins de souffle que ladynamite et dont je vois le premier indicedans le sérieux imperturbable aveclequel, depuis si longtemps, Antoine Volo-dine endosse le rôle de représentant visi-ble et porte-parole du post-exotisme.Jamais il ne se départit de cette fonctionlors des entretiens qu’il accorde volon-tiers ou des textes qu’il donne ici ou là ;nul journaliste n’a pu le faire parler de lui,lui soutirer le moindre détail biographi-que: un simulateur secouperait, un comé-dien se lasserait, un fou perdrait le contrô-le. Antoine Volodine n’est donc rien detout cela. Mais un écrivain habitant lemonde qu’il a créé, maître absolu de sonprojet démesuré et l’imposant avec tousles accents de la vérité dans un contextequi favorise si complaisamment la futili-té, l’imposture et l’anecdote. Volodine nejoue pas le jeu. Il énonce méthodique-ment, livre après livre, les règles du sien.Cette audace et cette détermination sansfaille relèvent très exactement de l’hu-mour le moins corrompu.

Le livre qui vient grossir aujourd’hui labibliothèque post-exotique, Danse avecNathan Golshem, est signé Lutz Bassmannet il est sans doute celui qui illustre lemieux cet « humour du désastre » cher àVolodine. Au premier abord, il n’y a pour-tant pas de quoi rire. Nathan Golshem aété tué. Chaque année, sa veuve, DjenniferGoranitzé, traverse les étendues péril-leuses et désolées de ce pays de cendres etse rend sur sa sépulture – laquellecontient« un crânede chèvre, unecage tho-racique de chien, des ailes de mouette » :c’est mieux que rien, le corps de Nathann’ayant pas été retrouvé. Là, Djennifer selivre à une danse chamanique, elle frappele sol de son talon, elle évoque, invoque,convoque le défunt et celui-ci reprend vie

dans sa transe, il « se solidifie ». Ce sontalors de vraies retrouvailles : «… ils se rap-prochaient l’un de l’autre et copulaient. »

Mais surtout ils se parlent, infinimentils se racontent les souvenirs du tempsdes luttes. Dans le livre, alternent ainsi lespages où le couple s’entretient parmi lesombres, ayant pris le parti « de rire de l’in-concevable naufrage du monde et du des-tin catastrophique qui leur était échu », etde courts récits mettant en scène quel-ques-uns de leurs camarades de combat,lorsqu’il s’agissait avec « en tête desnotions élémentaires d’équarrissage et dematérialisme dialectique » de résister àl’ennemi tout-puissant et à son « pro-gramme d’éradication de la pauvreté etdonc des pauvres ». Ensemble, ils vivaient

dans des souterrains fétides hors des-quels s’aventurait parfois un volontairedont les compagnons honoraient aussi-tôt la bravoure en lui décernant des« décorations posthumes » et dont la mis-sion en effet échouait le plus souventlamentablement.

Dans l’obscurité (« On ne voit rien, maisil faut reconnaître que c’est vraiment trèsbeau »), Nathan et Djennifer énumèrent

en riant la liste de leurs guerres perdues :la guerre contre le sable, la guerre contreles araignées et leurs complices, la guerrede quarante-deux ans, et « quand nousavons pris parti pour les bonnets rougesdans le conflit entre bonnets jaunes et bon-nets rouges, ce sont les bonnets jaunes quiont gagné ». La liste de ces défaites couvredeux pages et elle est une dérision formi-dable de la geste grandiloquente et meur-trière de l’Histoire. Le même humour noirordonne deux autres listes, celle d’abordde toutes les maladies qui affectent cesdamnés de la terre – « la détresse funi-culaire, la cassure moelleuse, le va-et-vientde Dong… » (deux pages) – et celle descrimes qu’ils se proposent d’avouer sousla torture: « Séjour immodéré en autotam-ponneuse;relations illicitesavecdes palmi-pèdes; procréation assistée sans intentionde la donner ; allaitement fictif de nourris-sons ; remplumage malveillant d’édre-don… » (neuf pages !).

C’est un rire de désespoir et de résis-tance qui court d’un bout à l’autre de celivre, un rire glaçant, terrible, mais qui estaussi l’innocence même : il témoignepour l’homme et ne faiblit jamais, mêmefaceaux piresavanies, mêmequand laseu-le organisation de bienfaisance se nomme« l’Amicale des quasi-décédés ». En ce sens,la littérature post-exotique est aussi, sur-tout peut-être et fondamentalement, uneénorme, une magistrale plaisanterie. p

Louis-Georges Tin

Chroniques

Antoine Volodineest un écrivain habitantle monde qu’il a créé,maître absolude son projet démesuré

Les Mille Automnes de Jacob de Zoet (The ThousandAutumns of Jacob de Zoet), de David Mitchell,

traduit de l’anglais par Manuel Berri, L’Olivier, 704 p., 24 ¤.

EMILIANO PONZI

8 0123Vendredi 6 janvier 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.01.06

Nils C. Ahlenvoyé spécial en Suède

Ala fin de l’automne,sous une fine dentel-le de nuages, la petiteville de Rinkebydéploie son urbanis-me et son architec-

ture banale et régulière de ban-lieue modeste. A une petite di-zaine de kilomètres du centre deStockholm : presque 15 000 habi-tants, dont une écrasante majoritéd’origine ou de parents étrangers.Rinkeby a des allures de Babel, ils’y parlerait plusieurs dizaines delangues en plus du suédois. Cent,peut-être : un chiffre approxima-tif, invérifiable mais symbolique.Pour qualifier l’argot né dans laseconde moitié du XXe siècle, à lapériphérie de Stockholm, de Mal-mö ou Göteborg, on parle ainsi de« Rinkebysvenska » (« suédois deRinkeby ») ou de « förortssvenska »(«suédois de banlieue»).

Ce 14 décembre, cependant, labibliothèquemunicipaleprogram-me une étonnante rencontre, quise répète depuis une vingtained’années : quelques jours après laremise du prix Nobel de littératu-re, son lauréat est reçu par des élè-ves d’une école voisine. L’échangeest aussi inattendu que saisissant.Même pour les spectateurs lesplus cyniques. Le mélange se révè-le bon enfant, l’esprit de Noël seteinte d’action sociale et de poésie.

Devant Tomas Tranströmer, desadolescents détendus, parfoisespiègles (on rit beaucoup dans lasalle), récitent, prolongent et illus-trent des textes de l’auteur choisispour la circonstance. Au premierrang, ce dernier, silencieux etenjoué, semble savourer chaqueseconde: une attaque cérébrale, en

1990, a laissé Tomas Tranströmerquasi aphasique. La nuit tombe, onrepense au poème cité par sonépouse, Monica, lors de la remisedu prix Nobel, quatre jours plustôt : « Las de tous ceux qui viennentavecdes mots, des motsmais pasdelangage» (« En mars – 79 », La Placesauvage, 1983). Car, entre le poèteprivé de mots et les enfants poly-glottesdeRinkeby,c’estbiendelan-gage qu’il s’agit. D’ailleurs, nouscraignonsde ne pasêtre aussi douéque les écoliers de la banlieue deStockholm, lors de l’entretien que,le lendemain, Tomas Tranströmernous accorde à son domicile.

Personne ne semble trouvermatière à s’inquiéter, pourtant.Monica Tranströmer nous recom-mande seulement de venir au

cœur de l’après-midi : son mari esten meilleure forme. Le matin, EvaBonnier, son éditrice, nous rassu-re,elle aussi– etinsiste surl’impor-tance de ce Nobel de littérature2011 pour les Suédois (« Une fierténationale. »). Une récompenseattendue, qui vient effacer en par-tie la controverse née de l’attribu-tion en 1974 du prix à HarryMartinson et Eyvind Johnson,tous deux membres de l’Académiesuédoise. « Tomas est très populai-re depuis longtemps, dit-elle avecle sourire de l’évidence, le plusconnu des poètes suédois à l’étran-ger », traduit en cinquante-quatrelangues. Vingt mille exemplairesen moyenne pour ses derniersrecueils, plus de 70 000 pour sesŒuvres complètes en grand format– 100 000 pour l’édition de poche.Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

A 15 h 30, la lumière fuit Stock-holm encore épargnée par la nei-ge. Sur les hauteurs de la ville, lepetit appartement chaleureux

des Tranströmer : le poèten’est pas en chaise rou-lante, comme la veille. Ladémarche difficile, il s’ap-puie sur une canne ets’amuse visiblement denotre présence, et sansaucun doute de notreembarras. Il ne dispose quede quelques mots, et sur-tout d’une locution fausse-ment figée qu’il interprèteà l’envi, modulant les into-

nations, variant l’intensité : « Myc-ket bra » – « très bien ». Près de lui,Monica traduit. Plus exactement,elle dialogue avec lui, soumet desréponses à son mari, qui lesapprouve. Ou non, avec énergie.Très vite, on se rend compte nonseulement que rien n’échappe àTomas Tranströmer, mais que lemoindre détail compte. Monicas’y reprend à plusieurs fois, pré-vient qu’elle n’est pas sûre. Elleavoue quand le sens lui échappetout à fait : « Je vais certainementcomprendre ce qu’il veut dire dansquelques heures, ou au milieu de lanuit », dit-elle en souriant, modes-tement. Son mari rit avec elle.

Parfois déroutante, la conversa-tion demeure d’une rare clarté.Souvent, Tomas Tranströmer

étaye ses réponses en indiquantcertains passages de ses poèmes.Avouant ainsi l’importance de cer-tains poètes français sur sa voca-tionpoétique, ilsereporte à«Hom-mages » (Accords et traces, 1966) :« Eluardeffleura unbouton/ le murs’ouvrit/ et le jardin apparut. » Une« épiphanie». On ne saurait mieuxdire. « Son livre de chevet, à l’épo-que», précise Monica Tranströmeren montrant l’anthologie d’ErikLindegren et Ilmar Laaban :19 moderna franska poeter (« 19poètes français modernes », 1948).Plusloin,après uneréférenceàDic-kens (et aux Papiers posthumes du

Pickwick Club), «Hommages » évo-que également un célèbre roman-cier belge : « Nous nous enfermionsavec Simenon/ pour reniflerl’odeur qu’a l’existence humaine/là où débouchent les feuilletons. »On nous demande : « Est-ce qu’onle lit toujours en France ? » Untriomphant « mycket bra » ponc-tue notre réponse affirmative.

Plusjeune, pourtant, les premiè-res ambitions de Tranströmer leportent vers la musique, vers unecarrière de pianiste et de composi-teur. « Ce n’est que sur le tard que lapoésie a pris le dessus. » Sans douteena-t-il gardéune manièred’arran-

ger les mots comme des notes :« Par fragments, d’un morceau àun autre, comme un musicien. » Eneffet,souventévoquée, la musicali-té de la phrase tranströmerienneest évidente – explicite jusquedans les titres de ses poèmes : « Utmajeur », « Lamento », « Allegro »,« Nocturne » (pour n’en citer quequelques-uns, dans Ciel à moitiéachevé, 1962). Elle s’épanouit aussibien sur des rythmes brefs, despièces intimes que dans de longsrécits symphoniques (Baltiques,1974). Mais les sonorités sontcependant concrètes : un regard,une réalité qui se précipitent enpoème.

Ainsi, jeune diplômé de psycho-logie, il a d’abord travaillé dans uninstitut psychotechnique, puisdans une prison, auprès de jeunesdélinquants. S’il avoue que cetengagement a nui un moment à larégularité de son écriture, au pointde le pousser à choisir un emploi àmi-temps pour continuer sonœuvre, il reconnaît aujourd’huil’influence du psychologue sur lepoète. « A l’époque, quand on meposait la question, je mentais et jerépondais invariablement quenon », lâche-t-il dans un sourireque Monica traduit. Car le premierinterdit alors au second de révélerses sources – qui sont aussi parfoisses patients. En guise d’exemple :le longpoème«La Galerie»(La Bar-rière de vérité, 1978), qu’il met dixans à écrire, est « peuplé par cesgens et leurs histoires ». Au textecorrespond « une exigence de véri-té ». Une recherche. D’un mot àl’autre, jetés au fil des momentssur le papier, avant la compositiondéfinitive du texte, macéré par letemps, parfois éclaté en plusieurspièces « très concrètes».

Au commencement, « une ima-ge, un accident ». Le processus esttoujours le même, dès ses recueilsdejeunesse.Ainsi, dans «Aprèsl’at-taque » (Secrets en chemin, 1958) :« Le garçon malade./ Confiné danscette vision/ où la langue est aussiraide qu’une corde./ Il est assis ledos tourné au tableau d’un champdeblé.» Monica Tranströmerexpli-que : « Ce garçon, Tomas l’a vuquand il était un jeune psycholo-gue à Stockholm, une reproduction

de Van Gogh derrière lui. » Entreun « mycket bra » et un poème, lecouple évoque d’autres « acci-dents », d’autres événements dé-cisifs, à l’origine de l’œuvretranströmerienne. L’amitié avecle poète américain Robert Bly,notamment, les lectures, les tour-nées et traductions mutuelles, quiont « évidemment » eu une influ-ence. Ou encore l’attaque cérébra-le qui le pousse à choisir des for-mes toujours plus brèves, à partirdes années 1990. Les haïkus desdernières années ? « Une nécessi-té. » Et surtout « une possibilité ».

Cité tous les ans pour le prixNobel, Tranströmer ne croyait pasbeaucoup à une récompense cetteannée. « Nous espérions que le prixirait à Adonis, dit Monica en sou-riant, un ami et un grand poète. »Son mari approuve et rit encore du« cirque » des journalistes quand lanouvelle est tombée. Evoquantpour conclure la rencontre avec lesadolescents de Rinkeby, le couples’anime. Emus, ils sont restés long-temps dans la petite bibliothèquemunicipale de banlieue, malgré lafatigue et les sollicitations des der-nières semaines. A ce moment,Tomas Tranströmer ajoute quel-que chose que son épouse et inter-prète ne saisit pas. Il répète, mime,essaye des mots qu’il n’a pas ditsde l’après-midi. Mais peine per-due. Cette fois, il manque un poè-me pour tout éclaircir. p

Près de lui,Monica traduit. Plusexactement, elledialogue avec lui,soumet des réponsesà son mari, qui lesapprouve. Ou non

ParcoursExtrait

TomasTranströmer,PrixNobel delittérature2011,estaphasiquedepuisvingt ans.«Le Mondedeslivres»a suivi cepoètesuédois quisepasse des motsetdialogue à l’aidedesesœuvres

LeNobelsansparole

«La Galerie »x(…) Ce ne sont plus des masques mais des visages

xqui traversent le mur blanc de l’oublipour respirer, pour poser une question.Je reste éveillé et je les vois se battreet disparaître et reparaître.xCertains prêtent leurs traits à d’autres, ils changent de visageau plus profond de moi, làoù la mémoire et l’oubli font leur maquignonnage.

xIls traversent les retouches de l’oubli,le mur blanc,ils disparaissent et reparaissent.xIl y a un deuil ici qu’on ne nomme pas ainsi.

xBienvenue dans les vraies galeries !Bienvenue dans les vraies galères !Les vraies grilles !xLe jeune karatéka qui paralysa un hommecontinue à rêver d’argent vite gagné.

xEt cette femme ne cesse d’acheter des chosespour les jeter dans la gueule des grands videsqui rôdent autour d’elle.xMonsieur X n’ose plus quitter son appartement.Une sombre clôture de personnages équivoquesse dresse entre luiet l’horizon qui se retire toujours.xElle qui un jour s’enfuit de Carélieelle qui savait rire… (…)

La Barrière de vérité, 1978,

traduit du suédois par Jacques Outin,dans Anthologie, Le Castor astral, ou Œuvres complètes, Gallimard.

Reportage

1931 Tomas Tranströmernaît à Stockholm.

1954 Il publie son premierrecueil, 17 poèmes.

1956 Diplôme de psychologie.

1974 Publication de Baltiques.

1990 Il est victime d’uneattaque cérébrale qui le laisseaphasique.

2004 Parution de son dernierrecueil, La Grande Enigme.

2011 Il reçoitle prix Nobel de littérature.

Tomas Tranströmeret sa femme (et interprète)Monica, en décembre 2011.

MARKUS MARCETIC/AGENCE VU

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Florence Noivilleenvoyée spéciale à Birmingham

Les conjoints d’écrivain sontpleins de sollicitude. VoyezMme Lodge. David est un peu durd’oreille, comme le héros de sondernier roman, La Vie en sourdi-ne ? Qu’à cela ne tienne. Elle

feraitpresque l’interview àsa place.« Pour-tant ses prothèses auditives ont coûté cher,dit-elle. Deux cents livres sterling paroreille ! Comment dit-on “prothèse auditi-ve” en français… ? »

Nous sommes à Edgbaston, une ban-lieue cossue de Birmingham, dans le vastebureau de l’auteur d’Un tout petit monde.Moquette verte, murs tapissés de livres :c’est là, face à une grande paroi vitrée don-nant sur un jardin, que travaille – com-ment l’appeler ? – le romancier à succès,l’ex-universitaire, l’essayiste talentueux,le critique influent, le brillant théoriciendu roman, le commandeur de l’Ordre del’Empire britannique félicité par Sa Majes-té pour « services rendus à la littératu-re »… ? Bref, le très pince-sans-rire DavidLodge. Pour l’instant, l’écrivain est impas-sible. Il ajuste son cardigan gris, l’œil fixésur ses chaussures de sport. Encore quel-ques développements sur les Irlandaisdont elle descend et qui auraient « d’avan-tage le don des langues que les Anglais »,puisMme Lodges’éclipse et, miracle, les pro-thèses fonctionnent…

Nous voilà donc tous les deux. Tous lestrois plutôt, en comptant « H. G. » – Her-bert George Wells (1866-1946) –, dont lefantôme ne va pas tarder à planer sur tou-te la conversation. Ces derniers temps, eneffet, l’auteur de La Machine à explorer letemps (1895), de L’Homme invisible (1897)ou de La Guerre des mondes (1898) a enva-hi les pensées de David Lodge. Au point delui inspirer les 700 pages d’Un homme detempérament.

« J’ai voulu que ce livre s’inscrive dans lalignée de L’Auteur ! L’Auteur ! », expliqueLodge en faisant allusion à son captivantrécit de la vie d’Henry James (Rivages,

2005). « Voyez-vous, cela fait plus d’undemi-siècle que j’écris – mon premierromanest sorti en1960, l’année où j’aicom-mencé ma carrière à l’université de Birmin-gham. Et je suppose qu’avec le temps j’aitendance à me retourner d’avantage sur lepassé : ce n’est pas un hasard si dansL’Auteur!L’Auteur !, commedansUnhom-me de tempérament, je mets en scène unécrivain à la fin de sa vie. »

Certes. Mais pourquoi Wells – dont Lod-ge dit lui-même qu’il n’est « plus très

connu des Anglais ou seulement com-me“le père dela science-fiction britan-nique” » ? Pourquoi exhumer ce JulesVerne poussiéreux de la Tamise ? Cetécrivain doué mais trop prolifique ?Cesocialiste dont lesutopies font par-fois sourire ? Pourquoi s’intéresser àce séducteur impénitent dont lesmœurs dissoluesfirent frémir la bon-ne société édouardienne ?

Est-ce par curiosité ? Par admira-tion ? Par identification ? A ce dernier

mot, Lodge éclate de rire. « Moi… ? Je suisaffreusement conventionnel et monoga-me ! » Non, précise-t-il. « “H. G”. est aussiéloigné de moi qu’on peut l’être. Le seulpoint commun, ce sont nos origines. Il étaitfils d’un commerçant dont les affaires ontpériclité et qui, à 14 ans, a commencé com-me apprenti chez un drapier. Quant à moi,je n’appartiens pas non plus à l’establish-ment. Mon père était professeur de danse.Oui… il enseignait la danse de salon – le fox-trot, la valse, le quickstep… Si j’ai hérité deses talents… ? Eh bien, il fut un temps où jedansais, en effet. Il faut vous dire quec’était, à l’époque, la seule manière de

poser la main sur une personne du sexeopposé. C’est comme ça que j’ai rencontréma femme. »

Et le cher « H. G. » ? Comment l’a-t-il ren-contré ? Lodge évoque ses lectures de jeu-nesse ainsi que la « révélation » que furentpour lui, plus tard, certains romans. Tono-Bungay, par exemple, un livre écrit en1909 oùWells dépeint une sorte de scanda-le du Mediator avant l’heure – en réalitél’histoire d’un produit nocif vendu com-me remède universel par un arriviste depeu de foi. Il loue le Wells visionnaire ets’étonne de sa modernité : « Dès les années1920-1930, il était l’un des rares à avoircompris que les ressources de la planèteétaient limitées – alors que le discoursdominant glorifiait l’industrie, ses chemi-nées, sa fumée… et que la pollution n’étaitpas un problème mais un signe de vitalité !Il avait prévu la télévision, les cassettesvidéo, les tanks, les guerres aériennes etmême la bombe atomique. La seule choseà laquelle il n’avait pas pensé, c’est Inter-net. » (Lodge ne dit pas que lorsque Wellspublie, dès 1938, un essai intitulé « Uneidée d’encyclopédie mondiale permanen-te », il n’est pas si loin que cela au fond duconcept de Wikipedia !)

Prophétique, «H.G.»le fut aussien poli-tique. Lodge décrit Wells entre les deuxguerres dénonçant (déjà) les folies d’un« capitalisme irresponsable ». Wells poin-tant les dangers d’une « société d’oligar-ques » inconséquents. Wells encore plai-dant sans relâche pour un « gouverne-ment mondial ». Et conclut gaiement :« Nous sommes en face de l’une des plusintéressantes et des plus prodigieusement

talentueuses personnalités de l’histoireculturelle du XXe siècle. »

Sans doute. Mais pourquoi l’auteur deThérapie met-il tant de temps à en venirau « vrai » sujet de son livre, le Wells inti-me ? Il s’en approche à mots feutrés. Pru-demment, il parle d’une montagne de« contradictions ». Dans une interview auquotidien TheGuardian,enmars 2011,Lod-ge mâchait pourtant moins ses mots.« Wells m’a étonné par la modernité de sasexualité, dit-il. Il se maria deux fois à desfemmes qui ne purent le satisfaire sexuelle-ment. Il eut plusieurs longues relations ain-si qu’un nombre incalculable d’aventures,généralementtolérées par saseconde épou-se, Jane. Ses trois histoires avec des femmesplus jeunes que lui – Rosamund Bland,Amber Reeves et Rebecca West, dont il eutun fils au cours d’une idylle tumultueuse –offrent un intérêt particulier par le scanda-le qu’elles causèrent. »

Scandale et odeur de soufre. Mais sur-tout suspension du jugement moral ethumour délicieux : c’est ce qui fait toutle charme d’Un homme de tempéra-ment. Page 330, Lodge raconte que lesexe représentait pour H. G. Wells « uneforme de récréation. Comme le tennis oule badminton. Quelque chose que l’onfaisait quand on était avec satisfactionvenu à bout d’une tâche, pour se défouleret exercer un moment son corps plutôtque son esprit ».

Avec un bonheur évident, Lodge décritcette conception gymnastique des choses.Etlamanière dontWellslamettra enœuvretoute sa vie. Par exemple à travers l’initia-tiondes jeunesvierges tellesqu’AmberRee-ves. « Wells lui proposa de passer la nuitensemble nus dans un lit, sans faire l’amour,unesortederitedefiançailles.“Etsivousdéci-dez que vous ne voulez finalement pas allerplus loin, alors il faudra le dire, je compren-drai.”» Mais Amber le supplie de continuer.Ilssecaressentdanslenoircommedesaveu-gles. Lodge: « Ce fut une expérience érotiqueintense. “Est-ce ton… ?” chuchota Amber.“C’est mon pénis en érection, dit Wells. Unecolonne de sang, une des merveilles de lanature, un miracle de génie hydraulique.”»

L’amour comme un cours de sciences ettechniques…Mais comment un romancier« affreusement conventionnel et monoga-me » réussit-il à se glisser avec un telentrain et un tel naturel dans la tête d’unséducteur-prédateur aux fantasmes tou-jours plus improbables ? C’est l’énigmeque l’interview n’élucidera pas. On se gar-dera évidemment de poser la question.Mme Lodge n’est peut-être pas très loin. Etson mari ferait semblant de ne pas enten-dre – il aurait bien raison. p

Pourquoi s’intéresserà H. G. Wells, écrivainaux mœurs dissolues ?Est-ce par curiosité ?Par admiration ?Par identification ?

David Lodge

Un homme de tempérament(A Man of Parts), de David Lodge,

traduit de l’anglais par MartineAubert, Rivages, 720 p., 24,50 ¤.

Dansson dernier roman, l’écrivainbritanniques’emparede H.G. Wells,père dela science-fictionanglaise,penseur politique etséducteur invétéré–tout soncontraire, ensomme

«Je suisaffreusementconventionnelet monogame»

Extrait«Il s’imaginait que l’attendait quel-que part, il ne savait pas où, une plé-nitude de compréhension, une per-fection dans l’échange, qui englobe-rait toute la gamme de ses senti-ments et de ses sensations, des pluspoétiques aux plus exclusivementphysiques, une relation d’une beau-té telle que toute chose s’en trouve-rait transfigurée: non seulementelle – il allait de soi que cette perfec-tion serait incarnée par une fem-me – serait d’une beauté parfaitemais, chose plus incroyable encore,lui aussi, à sa lumière, serait d’unebeauté parfaite et tout à fait à sonaise… En sa présence, il n’y auraitplus ni remords, ni faiblesses, ni

limites, rien que le bonheur et lesactivités les plus heureuses… La moi-tié des personnes en ce monde, pourpeu qu’elles soient douées d’imagi-nation, succombent à cette convic-tion aussi naturellement que lescanetons vont à l’eau. Elles ne dou-tent pas davantage de sa véritéqu’un chameau assoiffé doute qu’ilva bientôt trouver une source àlaquelle s’abreuver.

Il est aussi insensé d’ajouter foi àune telle croyance qu’il serait absur-de pour un chameau d’espérerqu’un jour, buvant à une telle sour-ce, il n’aura plus jamais soif. »

Un homme de tempérament, page 11

Rencontre

Dansla tête d’un«sexual killer»

Parcours

DAVID LODGE saute d’un extrê-me à l’autre. Après avoir peintHenry James – en proie à undégoût névrotique de la sexuali-té –, voici H. G.Wells l’infatigablecoureur de jupons, le « womani-zer » comme disent les Anglais –on notera au passage que le ter-me n’a pas d’équivalent féminin.Qui a jamais entendu parler de« manizer » ?

Bien sûr, le roman n’est pasque cela. Sous sa plume allègre,Lodge nous offre en réalité unportrait cubiste. Un homme à

trois visages: l’écrivain (tout aus-si boulimique d’écriture que defemmes), le socialiste membre dela Fabian Society (une sorte dethink tank qui, en 1900, contri-bua à la création du Parti tra-vailliste) et le don Juan. Mais quelpouvoir d’aimantation a ici ce der-nier! S’appuyant sur un « Post-Scriptum» à l’autobiographie deH.G. Wells (Wells in Love, parue enGrande-Bretagne en 1943), Lodgedécortique d’une façon stupéfian-te les mécanismes de l’addictionaux femmes. Et montre avec sub-

tilité comme elle « nourrit, pertur-be et menace simultanément lacarrière de l’écrivain comme cellede l’homme public ». Le portraitest à la fois fascinant, attendris-sant, exaspérant. On rêverait delire les mêmes histoires réécritesd’un point de vue féminin !

En 1946, H. G. Wells a beauavoir signé une centaine delivres, connu les grands écrivainsde son époque et rencontré nom-bre de chefs d’Etat, il meurt dansl’indifférence. Emporté par lastatue du commandeur ? p Fl. N.

1935 David William Frederick Lodgenaît à Londres.

1960 Il soutient une thèse de littéra-ture anglaise à l’université de Bir-mingham, où il enseignera jusqu’en1987. La même année, il publie sonpremier roman, The Picturegoers(« Les spectateurs », non traduit).

1990 Il publie en France Jeu de socié-té et Changement de décor (Rivages).

2012 Pensées secrètes, adapté parLodge, est joué au Théâtre Montpar-nasse à partir du 19 janvier, avecIsabelle Carré et Samuel Labarthe. PHILIPPE MATSAS/OPALE

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