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On n’est plus chez nous prière d’insérer Avec « A moi seul bien des personnages », le romancier américain signe un hymne allègre aux jeux de la sexualité et du théâtre Jean Birnbaum Florence Noiville C ’était en 1978. De lèvres en lèvres, la question volait : « Avez-vous lu Garp Comme plus tôt L’Attrape- Cœurs, de J. D. Salinger (1951), ou Le Complexe de Portnoy, de Philip Roth (1969), Le Monde selon Garp, quatrième roman d’un certain John Irving, était en passe de devenir ce qu’on n’appelait pas encore un « livre-culte ». Plutôt le code de ralliement d’une génération de lec- teurs bluffés. Trente-cinq ans plus tard, A moi seul bien des personnages fait naître, comment dire ?, une joyeuse impres- sion de retrouvailles – ce qui, soyons honnête, n’avait pas toujours été le cas, entre-temps, avec chacun des huit romans « post-Garp ». Ironie rava- geuse, provocation tranquille, obses- sions burlesques, débauches priapi- ques, sexe et névroses à tous les éta- ges… : c’est bien du meilleur Irving qui nous parvient aujourd’hui. Le premier paragraphe donne le ton. William, alias Bill, alias Billy, le nar- rateur, raconte à tout le monde qu’il est devenu écrivain après avoir lu Dickens à 15 ans. En réalité, c’est une certaine Miss Frost (« Mademoiselle Gel ») qui, bien plus tôt, a éveillé en lui un double fantasme artistico-érotique : « Cet éveil soudain de ma sexualité a également marqué la naissance tumultueuse de ma vocation littéraire. Nos désirs nous façonnent : il ne m’a pas fallu plus d’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écri- vain et coucher avec Miss Frost – pas for- cément dans cet ordre, d’ailleurs. » Nos désirs nous façonnent. C’est peut-être la clé du roman. Mais quels désirs ? Ceux de Billy s’embrouillent et l’emportent à tout vent. Du début à la fin, on le sent follement épris de la sculpturale Miss Frost, la bibliothé- caire de First Sister, petite ville du Ver- mont. Troublé par sa « carrure virile » et obnubilé par « ses petits seins bour- geonnants ». Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un sérieux béguin pour Kit- tredge, son camarade de classe à l’irré- sistible plastique de lutteur. Ce qui ne l’empêche pas non plus de se mastur- ber fiévreusement en rêvant à une fem- me qui pourrait être sa mère, Martha Hadley, « cette grande jument sans poi- trine et sans charme, affligée d’une lon- gue bouche en tirelire ». Ou de tomber en pâmoison devant les jeunes filles qui présentent les soutiens-gorge dans les catalogues de VPC de sa mère. La vérité, c’est que (presque) tout le monde est susceptible d’embraser le (très inflammable) Billy : les jeunes, les vieux – y compris son propre beau- père, Richard Abbott –, les beaux, les laiderons, les femmes, les hommes, « les vieilles chouettes androgynes », les chérubins, les travestis, les opérés… et surtout les femmes transgenres plus vieilles que lui. Emporté par ces « béguins soudains, inexplicables et contre nature », tarabusté par une sourde et inextirpable culpabilité – il se voit lui-même comme un « sexual suspect » –, Bill cherche à « soigner » ce qu’il pense être ses « erreurs d’aiguil- lage amoureux » auprès des écrivains ou de celle qui les personnifie (la biblio- thécaire). Sans se douter que celle-ci… Mais n’en disons pas plus. Arrêtons- nous plutôt sur cette bagarre fébrile entre le « ça » brouillon de Bill et son « surmoi » inquiet, les deux s’empoi- gnant ici comme à Guignol. On est au théâtre dans ce roman. Non seule- ment sur la scène secrète des émo- tions, des frustrations, des pulsions tempétueuses, des désirs et des affres liés à une orientation sexuelle « dif- férente » – bi, en l’occurrence. Mais on est aussi au vrai théâtre. Chez Ibsen, chez Williams, chez Shakespeare surtout. A moi seul bien des personnages est un vers tiré de Richard II : « Je joue donc à moi seul bien des personnages/ Dont nul n’est satisfait. » Ici, la troupe de théâtre amateur de First Sister monte La Tempête. Et Billy, comme on pou- vait s’y attendre, y joue Ariel, ce « personnage “polymorphe” qui relève davantage de la mise en costume que d’une donnée génétique » –, mais qui témoigne aussi, à la façon dont Bill l’incarne, de ce que John Irving a sou- vent appelé « la solitude de l’étranger sexuellement inadapté ». Echos, réverbérations, correspon- dances : tout au long du livre, Irving « joue » avec Shakespeare. Il tisse un dialogue avec lui – indiquant au pas- sage aux lecteurs américains combien n’est ni neuve ni spécifiquement « américaine » la réflexion sur le genre. Cette trame habile est sans doute l’un des tours de force du roman. Chaque personnage, complexe, tient un rôle, ou plusieurs, réel ou fictif, dans une pièce de théâtre elle-même incluse dans un roman suggé- rant que la vie est un songe et l’identité (sexuelle) un emboî- tement de constructions. « Nous sommes faits de l’étoffe des rêves, et notre pe- tite vie est entourée de som- meil », dit Prospero à la fin de La Tempête. Nous sommes faits du tissu de nos désirs, répond en substan- ce Irving. Que celui-ci soit coupé en biais ou dans le droit- fil a plus à voir avec l’art du tisserand qu’avec la na- ture ou la morale. p 8 aLe feuilleton Eric Chevillard évolue avec Judith Schalansky 10 aRencontre Michel Naepels, anthropologue pudique 23 aDossier Le monde arabe en mutation Le Journal 2011-2013, de Gilles Kepel. Le Qatar en trois livres. Entretien avec l’historien Eugene Rogan L e député UMP des Yvelines, Henri Guaino, comparait récemment Nicolas Sarkozy au capitaine Dreyfus. Peu auparavant, ses amis de la « Manif pour tous » parlaient de « rafles » et de « familles gazées » pour évoquer les heurts qui les ont opposés à la police lors des actions contre le mariage homosexuel. Pendant ce temps, sur Twitter, un père de famille bâtissait une saynète quotidienne qui ramassait en 140 signes le mélange d’absurdité et de mensonge qui envahit chaque jour un peu plus notre espace langagier : « La conviction avec laquelle cet enfant jure avoir pris sa douche me rappelle les heures les plus sombres de Jérôme Cahuzac », ironisait l’homme qui se fait appeler @Padre_Pio sur le réseau social. Oui, ceux qui maltraitent les mots nous atteignent au cœur de notre foyer. Car la langue est notre seule demeure, soutient la philosophe Barbara Cassin dans La Nostalgie (Autrement, 156 p., 14 ¤), un essai aussi bref qu’enthousiasmant, écrit d’une plume à la fois érudite, sensible et rigoureusement engagée. On n’est vraiment chez soi que parmi les mots familiers, dit-elle : ceux que nous partageons avec autrui, d’où qu’il vienne, et qui permettent de bâtir un monde commun. Amoureuse de la Corse, Barbara Cassin signe de super- bes pages sur cette île où elle se sent d’autant plus à la maison qu’elle n’y a aucune racine. Spécialiste de la pen- sée grecque, elle brosse un portrait d’Ulysse en aventurier nomade. Esprit politique, elle relance l’héritage d’Hannah Arendt, cette philosophe en exil qui faisait de la langue son unique refuge, dénonçant déjà l’intoxication du lexi- que par des mots en toc : « Ce qu’on appelle aujourd’hui, avec une atroce sérénité, les “éléments de langage” », tran- che Cassin. Trahir la langue, c’est trahir notre vraie patrie. Truquer les mots, c’est ruiner le lieu de toute reconnais- sance, de toute identité. Voilà pourquoi la manipulation du vocabulaire provoque en nous une poussée de nostal- gie : envahis par la langue de bois, nous ne sommes plus chez nous ; expulsés du sens, nous avons le mal du pays. p 6 aHistoire d’un livre Trois cercueils blancs, d’Antonio Ungar 4 aLittérature étrangère Scott Hutchins, Asli Erdogan 7 aEntretien croisé Des femmes remarquables, selon Lydie Salvayre et Audrey Fella 5 aLittérature francophone Patrice Nganang, Christophe Carpentier Photo © Hannah Assouline / Opale / Éditions Stock « Suffit-il d’aimer pour savoir aimer ? » Alain Finkielkraut www.folio-lesite.fr vous lirez loin La vie est un songe et l’identité (sexuelle) un emboîtement de constructions A moi seul bien des personnages (In One Person), de John Irving, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Seuil, 480 p., 21 ¤. John Irving Professeur de désirs JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE Cahier du « Monde » N˚ 21228 daté Vendredi 19 avril 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

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Onn’estpluscheznous

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Avec«Amoi seulbiendespersonnages»,

le romancieraméricainsigneunhymneallègreaux jeuxde la sexualité

etdu théâtre

Jean Birnbaum

FlorenceNoiville

C’étaiten1978.De lèvresenlèvres, la question volait :«Avez-vous lu Garp ? »CommeplustôtL’Attrape-Cœurs, de J. D. Salinger(1951), ou Le Complexe de

Portnoy, de Philip Roth (1969), LeMonde selon Garp, quatrième romand’uncertain John Irving,était enpassede devenir ce qu’on n’appelait pasencoreun«livre-culte». Plutôt le codede ralliementd’une générationde lec-teurs bluffés.

Trente-cinq ans plus tard, A moiseul bien des personnages fait naître,comment dire?, une joyeuse impres-sion de retrouvailles – ce qui, soyonshonnête, n’avait pas toujours été lecas, entre-temps,avecchacundeshuitromans «post-Garp». Ironie rava-geuse, provocation tranquille, obses-sions burlesques, débauches priapi-ques, sexe et névroses à tous les éta-ges…: c’est biendumeilleur Irvingquinousparvient aujourd’hui.

Le premier paragraphe donne leton.William,aliasBill,aliasBilly,lenar-rateur,raconteàtoutlemondequ’ilestdevenuécrivainaprèsavoir luDickensà 15ans. En réalité, c’est une certaineMiss Frost («Mademoiselle Gel») qui,bienplus tôt, a éveillé en luiundoublefantasmeartistico-érotique:«Cetéveilsoudain de ma sexualité a égalementmarqué la naissance tumultueuse dema vocation littéraire. Nos désirs nousfaçonnent : il ne m’a pas fallu plusd’une minute de tension libidinalesecrètepourdésireràlafoisdevenirécri-vainetcoucheravecMissFrost–pasfor-cémentdans cet ordre, d’ailleurs.»

Nos désirs nous façonnent. C’estpeut-être la clé du roman. Mais quelsdésirs?CeuxdeBilly s’embrouillentetl’emportent à tout vent. Du début à lafin, on le sent follement épris de la

sculpturale Miss Frost, la bibliothé-caire de First Sister, petite ville duVer-mont. Troublé par sa «carrure virile»et obnubilé par «ses petits seins bour-geonnants». Ce qui ne l’empêche pasd’avoir un sérieux béguin pour Kit-tredge, son camarade de classe à l’irré-sistible plastique de lutteur. Ce qui nel’empêche pas non plus de semastur-berfiévreusementenrêvantàunefem-me qui pourrait être sa mère, MarthaHadley,«cettegrandejumentsanspoi-trineet sanscharme,affligéed’une lon-gue bouche en tirelire». Ou de tomberen pâmoison devant les jeunes fillesquiprésententlessoutiens-gorgedansles cataloguesdeVPCde samère.

La vérité, c’est que (presque) tout lemonde est susceptible d’embraser le(très inflammable) Billy : les jeunes,lesvieux–ycompris sonproprebeau-père, Richard Abbott –, les beaux, leslaiderons, les femmes, les hommes,« les vieilles chouettes androgynes»,leschérubins, les travestis, lesopérés…et surtout les femmes transgenresplus vieilles que lui. Emporté par ces«béguins soudains, inexplicables etcontre nature», tarabusté par unesourde et inextirpable culpabilité – ilse voit lui-même comme un «sexual

suspect» –, Bill chercheà «soigner» cequ’il pense être ses «erreurs d’aiguil-lage amoureux» auprès des écrivainsoudecellequilespersonnifie(labiblio-thécaire). Sans se douter que celle-ci…

Maisn’endisonspasplus.Arrêtons-nous plutôt sur cette bagarre fébrileentre le «ça» brouillon de Bill et son«surmoi» inquiet, les deux s’empoi-gnant ici comme à Guignol. On est authéâtre dans ce roman. Non seule-ment sur la scène secrète des émo-tions, des frustrations, des pulsions

tempétueuses, des désirs et des affresliés à une orientation sexuelle «dif-férente» – bi, en l’occurrence.Mais onest aussi au vrai théâtre. Chez Ibsen,chez Williams, chez Shakespearesurtout.

Amoi seul bien des personnages estunverstirédeRichardII :« Je jouedoncàmoi seul biendes personnages/Dontnul n’est satisfait. » Ici, la troupe dethéâtre amateur de First SistermonteLa Tempête. Et Billy, comme on pou-vait s’y attendre, y joue Ariel, ce«personnage “polymorphe” qui relèvedavantage de la mise en costume qued’une donnée génétique» –, mais quitémoigne aussi, à la façon dont Billl’incarne, de ce que John Irving a sou-vent appelé « la solitude de l’étrangersexuellement inadapté».

Echos, réverbérations, correspon-dances : tout au long du livre, Irving« joue» avec Shakespeare. Il tisse undialogue avec lui – indiquant au pas-sage aux lecteurs américains combienn’est ni neuve ni spécifiquement«américaine»laréflexionsurlegenre.Cette trame habile est sans doute l’undes tours de force du roman. Chaquepersonnage, complexe, tient un rôle,ou plusieurs, réel ou fictif, dans une

pièce de théâtre elle-mêmeinclusedansunromansuggé-rant que la vie est un songeetl’identité(sexuelle)unemboî-tement de constructions.« Nous sommes faits del’étoffe des rêves, et notre pe-tite vie est entourée de som-meil», dit Prospero à la fin de

La Tempête. Nous sommes faits dutissudenosdésirs, répondensubstan-ce Irving. Que celui-ci soit coupé enbiais ou dans le droit- fil a plus à voiravec l’art du tisserand qu’avec la na-tureou lamorale.p

8aLe feuilletonEric Chevillardévolueavec JudithSchalansky

10aRencontreMichel Naepels,anthropologuepudique

2 3aDossierLe monde arabeen mutationLe Journal2011-2013,de Gilles Kepel.Le Qataren trois livres.Entretien avecl’historienEugene Rogan L edéputéUMPdes Yvelines,Henri Guaino,

comparait récemmentNicolas Sarkozy au capitaineDreyfus. Peu auparavant, ses amis de la «Manif

pour tous» parlaient de «rafles» et de «familles gazées»pour évoquer les heurts qui les ont opposés à la policelors des actions contre lemariagehomosexuel. Pendantce temps, sur Twitter, unpère de famille bâtissait unesaynètequotidienne qui ramassait en 140 signes lemélanged’absurdité et demensongequi envahit chaquejour unpeuplus notre espace langagier : «La convictionavec laquelle cet enfant jure avoir pris sa douchemerappelle les heures les plus sombres de JérômeCahuzac»,ironisait l’hommequi se fait appeler@Padre_Pio sur leréseau social.

Oui, ceuxquimaltraitent lesmots nous atteignentau cœur denotre foyer. Car la langue est notre seuledemeure, soutient la philosophe BarbaraCassin dansLaNostalgie (Autrement, 156p., 14 ¤), un essai aussi brefqu’enthousiasmant, écrit d’uneplume à la fois érudite,sensible et rigoureusement engagée. Onn’est vraimentchez soi queparmi lesmots familiers, dit-elle : ceux quenouspartageons avec autrui, d’où qu’il vienne, et quipermettent debâtir unmonde commun.

Amoureusede laCorse, BarbaraCassin signede super-bespages sur cette île oùelle se sent d’autant plus à lamaisonqu’elle n’y a aucune racine. Spécialiste de lapen-sée grecque, elle brosse unportrait d’Ulysse enaventuriernomade. Esprit politique, elle relance l’héritaged’HannahArendt, cette philosopheen exil qui faisait de la languesonunique refuge, dénonçant déjà l’intoxicationdu lexi-quepardesmots en toc: «Cequ’onappelle aujourd’hui,avecune atroce sérénité, les “éléments de langage”», tran-cheCassin. Trahir la langue, c’est trahir notre vraie patrie.Truquer lesmots, c’est ruiner le lieude toute reconnais-sance, de toute identité. Voilà pourquoi lamanipulationduvocabulaireprovoqueennousunepousséedenostal-gie: envahis par la languedebois, nousne sommespluscheznous; expulsés du sens, nous avons lemal dupays.p

6aHistoired’un livreTrois cercueilsblancs,d’Antonio Ungar

4aLittératureétrangèreScott Hutchins,Asli Erdogan

7aEntretiencroiséDes femmesremarquables,selon LydieSalvayre etAudrey Fella

5aLittératurefrancophonePatrice Nganang,ChristopheCarpentier

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La vie est un songeet l’identité (sexuelle)un emboîtementde constructions

Amoi seul biendespersonnages (InOnePerson),de John Irving,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par JoséeKamounetOlivierGrenot, Seuil, 480p., 21¤.

John IrvingProfesseurdedésirs

JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE

Cahier du «Monde »N˚ 21228 datéVendredi 19 avril 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

ChristopheAyad

Les chercheurs devraient faireun peu plus de journalisme etles journalistes un peu plus derecherche : on s’ennuieraitmoins en lisant de la sciencepolitique et on apprendrait

plusde choses enparcourant le journal.C’est la conclusionà laquelle on revient,

une fois refermé Passion arabe, le nouvelopus de Gilles Kepel. Consacré aux révolu-tions arabes, cet ouvrage se situe àmi-che-minentrelejournaldevoyageetl’essaiuni-versitaire. Gilles Kepel, professeur à Scien-ces Po et spécialiste du monde arabecontemporain,s’y livrecommejamais ilnel’avait fait,délaissant lespentesaridesde ladémonstration pour le plaisir évident depeindre et de raconter. A 57ans, il a lama-turité, et la plume, pour s’affranchir desrègles du jeu universitaire, dont on sentqu’il ne goûte plus, après bien des succèsmaisaussiquelquesrevers, les cruautés.

Quand les révolutions arabes éclatent,Kepel décide de repartir dans cette régionà laquelle il a consacré quatre décenniesde sa vie et de sa carrière. A partir du prin-temps 2011, les voyages s’enchaînent :deux fois l’Egypte, la Tunisie et la Libye,maisaussiBahreïn, leQatar, l’Arabiesaou-dite, le Yémen… L’ouvrage se termine parlaSyrie,grâceàunebrèveincursionenter-ritoire libéré, là où l’étudiant Kepel avaitappris l’arabedans les années 1970.

Profitant de ses allers-retours pourretourner sur les lieux mêmes de sonpremier voyage en Orient, il s’amuse desévolutions, dispose du recul nécessairepour décrypter ce qui ne saute pas auxyeuxdunouveauvenu.Surtout, il assumela première personne, raconte par lemenu ses rendez-vous, les heures passéesà attendre un contact, un coup de télé-phone,lesrencontresfortuitesquiserévè-lent passionnantes.

Cela donne un livre vif, rythmé et co-loré. Kepel y trace un portrait sensible dumonde arabe et, en creux, celui de l’orien-taliste couvert d’honneurs mais las de sebattre pour défendre sa place. Il ironisesur ceux qui le prétendent converti à l’is-lam comme sur ceux qui le cataloguentjuif. Moqueur et séducteur, synthétique,rapide, Kepel aurait fait un bon journa-liste. Il a le sens du récit et de la formule.Pas celui du timing, en revanche: il rate lachute de Ben Ali et celle deMoubarak, lespremières élections libres en Tunisie, lamortdeKadhafi. Ilne citepas toujours sessources non plus. En revanche, ses intui-tionsetsesanalysespolitiquesrestentpré-cieuses. Très vite, Gilles Kepel démontreparfaitement combien la contre-révolu-tion est inscrite à l’intérieur même dumouvement révolutionnaire et nes’étonne pas des victoires électorales desislamistes. Le Qatar et son bras armémédiatique, la chaîne Al-Jazira, ont mis

autant d’énergie à déstabiliser les anciensrégimesjugéshostiles(BenAli,Moubarak,Kadhafi puis Assad) qu’à conforter lesFrères musulmans dans leur ascensionvers lepouvoir (lirepagesuivante). Pour lesponsor qatarien, les révolutions arabesne sont pas tant un grand élan vers la li-bertéque le réveilde l’islamsunnitearabeface aux ambitions iraniennes et chiiteset au retour dunéo-ottomanismeturc. Ceprisme antichiite, illustré par la répres-sion sans état d’âme du soulèvementbahreïni, est la plus grande menace quipèse sur les révolutionsarabes.

Bien avant les autres, Gilles Kepel com-prend l’importance de lamontée en puis-sanceduphénomènesalafistedèslachutedes tyrannies en Egypte comme en Tuni-sie. Il évoqueainsiunhallucinantmeeting

tenu à Louxor, en avril2011, par les frèresAbboud et Tareq Al-Zommor, tout justelibérés des geôles où ils purgeaient unepeinedeperpétuitépour leur implicationdans l’assassinat d’Anouar Al-Sadate. Laréuniondeplusieursmilliers debarbus setientàquelquespasdutempled’Hatchep-sout, là où une soixantaine de touristesoccidentauxont étémassacrés en 1997.

Au cours de ses pérégrinations, l’orien-taliste raconte ce que l’on ne dit générale-ment jamais dans les livres de sciencespolitiques: l’antisémitisme pavlovien deses interlocuteurs, les paradoxes des sala-fistes et les ambiguïtés des femmes voi-lées. Il se souvientdecetenfantdeLouxor,condamné à quitter l’école pour vendredes colifichets à cause de la baisse subitede la fréquentation touristiquequi a suiviles attentats du 11-Septembre, et quiplongesesparentsdanslamisère.Quesaitl’enfant des attentats? Ce qu’on lui en aexpliqué à l’école : des juifs et des chré-tiensont tuédesmilliersdemusulmansàNewYork!Uneleçond’humilitépourtousceux – chercheurs, journalistes, diploma-tes– qui tentent de décrypter la fabrica-tionde l’opiniondans lemondearabe.

Passion arabe est truffé de remarquesjustes et souvent drôles. Ainsi lorsquel’auteur remarque le caractère identiqueet monotone des costumes des Frèresmusulmans, quelle que soit leur nationa-lité. Ou quand il relève cette habitude desTunisiens de passer au français lorsqu’ils’agitdefairerespecterleursdroits.Maisilarrive parfois que, emporté par le plaisirde l’anecdote, Gilles Kepel se fourvoiedans une forme de café du commerceoriental, singeant ces journalistes quibâtissent leurs analyses à partirdes consi-dérationsde leur chauffeurde taxi.

C’est en Egypte que Gilles Kepel est leplus à l’aise et que sonécriture se révèle laplus libre. Il s’autoriseunmorceaudebra-voure sur un sujet pourtant éculé– Alexandrie, la nostalgie du temps passéet Cavafy– qui ne ferait pas rougir la litté-rature de voyage. Le chercheur doit beau-coupà l’Egypteetelle le luirendbien:c’estlà,autournantdesannées1980que, jeunethésard, il s’était intéressé à un phéno-mène encore mal connu en Occident, lamontéedel’islamradicaletviolent, lesala-fismedjihadiste.Enpleinerédactiondesathèse,AnouarEl-Sadateétaitassassinéparuncommandoislamiste.Lathèseestdeve-nue un ouvrage au titre éloquent et austyle délié : Le Prophète et le Pharaon, unclassique(LaDécouverte, 1984). Lacarrièredufuturgrandchercheurétait lancée.

Pendant trois décennies, Gilles Kepel aenseigné, voyagé, produit, parrainé. Il estdevenu un ponte. Ses élèves ont essaimépartout, dans la recherche, la diplomatie,au ministère de l’intérieur, dans les ser-vices de renseignement, les cercles deréflexion, la finance et la presse. Jusquedans les colonnes de ce quotidien. Ceréseau, habilement entretenu, lui donnedes accès aussi riches que variés. Il est sonautre grand œuvre, le fruit de sa «pas-sion», transmise à plusieurs générationsd’amoureux du monde arabe. Aujour-d’hui encore, Kepel n’oublie pas la dissolu-tionde la chaire«mondearabe» à SciencesPoendécembre2010,aumomentmêmeoùMohamed Bouazizi s’immolait en Tunisie.L’indignationestjusteautantquelapassionestvive. p

Printempsarabe

«En semêlantà la foule, (…)onpasse entre les vendeursde la villearabeancienne, qu’on rencontrerarementdans les quartiersàl’européenne. Ils proposentdesboissons traditionnelles et le ko-sheri,mélangede riz et de vermi-celle doré, l’ordinairedespauvresqui témoignede laparticipationpopulaireà lamanifestation.Desétals de livres àmême le trottoirprésententdes récits rédigés etimprimésà lahâte sur les turpitu-desde l’èreMoubarak, entre lader-nière éditionarabedesProtocolesdesSagesde Sionet desmanuelspourapprendre l’anglais, la comp-tabilité, l’informatiqueouchasserles djinns et lemauvaisœil.

L’ambiance est bon enfant.Chacunest venuavec sa pancarteécrite ou dessinéeplus oumoinsadroitementpar ses soins, exul-tant l’irrépressiblebesoin de s’ex-primeraprès soixante années de

bâillon sous la férule d’avatarsgalonnés successifs –Nasser,Sadate,Moubarak. Je croise unegrosse femmevoiléede clair, san-glée dans une robe longuebeige.Elle tient un panneau réclamantque les hôtesses d’Egyptair –oùSadate avait fait interdire les bois-sons alcoolisées pourdonner legageaux religieux– puissentpor-ter le hijab àbord (seules celles ausol le portent pour l’instant,MmeMoubarak l’ayant défenduaupersonnelnaviguant).(…)

Onest venu en famille. Le reposdu vendredi, équivalent du congédominical européen, est propice àunedimension festive qui tient duMouled –la cérémonie populairecommémorant l’anniversaireduProphèteoud’un santonmusul-man– et de la Foire duTrône.

PlaceTahrir, 8avril 2011.»

Passionarabe, page51

Dossier

L’auteur dispose du reculnécessaire pour décrypterce qui ne saute pas aux yeuxdunouveau venu

Extrait

Orientalisteetspécialistedel’islam,GillesKepelraconteson«printempsarabe»danslejournalvifetcolorédesesvoyagesentre2011et2013.Tandisqued’autreslivresdonnentàcomprendreunerégionenpleintumulte

Unnouveaumondearabe

Passionarabe. Journal, 2011-2013,deGillesKepel,Gallimard, «Témoins», 496p., 23,50¤.

TunisieDécembre2010.Débutdesprotestations.14janvier 2011.ChutedeBenAli.OctobreVictoire des islamistesd’Ennahda.

Egypte25janvier 2011.Première «journéede la colère» en Egypte.11février.HosniMoubarakquitte le pouvoir.Juin2012.MohamedMorsi (Frèresmusulmans) est élu président.

YémenDécembre2010.Débutdesmanifestations.Mai2011.Affrontementsarmés.27février 2012.Après des élections,départduprésidentSaleh.

LibyeFévrier2011. Emeutes àBenghazi.Mars.L’ONUautoriseune inter-ventioncontre les forces deKadhafi.20octobre.Mort deKadhafi.

BahreinFévrier2011. Soulèvementpacifiquede lamajorité chiite.MarsRépression, interventionde troupes arabes étrangères.

SyrieMars2011.Débutdesmanifestations,violemment réprimées. La guerrecivilequis’ensuitperdureaujourd’hui.

2 0123Vendredi 19 avril 2013

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Benjamin Barthe

La Qatarmania passe des kiosquesauxlibrairies.Aprèsavoirobnubilélapresse,qui luiaconsacréunnom-bre incalculablede «unes» ces der-

nières années, ce confetti de sable auxavant-postesde lamondialisation (le sky-linedesacapitaleDoha,sachaînedetélévi-sion Al-Jazeera…) fait tourner la tête deséditeurs. Pasmoins de cinq ouvrages sontsimultanémentparusencedébutdeprin-temps, et d’autres devraient être publiésdans les prochaines semaines.

Surunmodejournalistiqueouuniversi-taire,tousracontentcommentlepetitémi-rat, cul-de-sac du golfe Arabo-Persique,s’est transformé enuneplaque tournantedubusinessetdeladiplomatie internatio-nale.«Destentesdansledésertauxpalacescinq étoiles, des chameaux aux Ferrari»,résument les journalistes Christian Ches-not et GeorgesMalbrunot, dansQatar. Lessecrets du coffre-fort, une enquête de ter-rainqui fourmille d’anecdotes.

A cet égard, 2011, l’année des révolu-tions arabes, aura été décisive. Enenvoyantsesavionset ses forcesspécialesausecoursdesinsurgéslibyensetenexpé-

diant des armes et des valises de billetsverts aux rebelles syriens, le Qatar estentrédans la courdesgrands.2011aeusurladiplomatiede lamini-monarchie l’effetque2008,annéedelacrise financière,aeusur sa politique d’investissement: celuid’unpuissantdésinhibant.

DemêmequeladégringoladedesBour-ses occidentales a incité leQatar àmonterau capital de certaines des marques lesplus prestigieuses de la planète (Porsche,Lagardère, Barclays, Veolia…), en rompantavec une stratégie de placement sansrayonnement, le soulèvement de la ruelibyenne, puis syrienne, l’a poussé à sortird’une«diplomatiedeniche»,cantonnéeàlamédiationdescrisesrégionales(Yémen,Darfour, Liban…).

En quelquesmois, sous l’impulsion deson ministre des affaires étrangères,Hamad Ben Jassem, dit HBJ, l’émirat estpassé«de l’influenceàlapuissance»,com-me l’écrit le géographeMehdi Lazar dansLeQataraujourd’hui.Symboledecebascu-lement: le fait que Doha, en mai2011, aittenté de placer l’un de ses diplomates à ladirectionde la Liguearabe, unposte tradi-tionnellementdévolu àun Egyptien.

Même si le candidat duCaire, NabilAl-Arabi, l’a finalementemporté, l’épisodeamarqué les esprits, comme le rappelle lechercheurNabilEnnasri,quipublieL’Enig-me du Qatar. A l’instar des livres précités,cettetrèssolidesynthèses’attacheàdépas-

sionnersonsujetetàfairelapartdufantas-meet de la réalité dans l’irrésistible ascen-sionde cepays timbre-poste.

Principale interrogation: sous couvertdesympathiesoccidentales, aupointqu’ilentretint pendant quelques années desrelations quasi ouvertes avec l’Etat d’Is-raël, le cheikhHamadBenKhalifa Al-Tha-ni fait-il le jeudes islamistes? Sapolitiquede soutien aux Frèresmusulmans et à sesépigones,qu’ils soient aupouvoir commeà Tunis et auCaire, ou bien dans l’opposi-tion,commeenSyrie, trahit-elledespréfé-rences idéologiques ou bien expri-me-t-elleuneformederespectpourlever-dictdesurnes, siétrangequecela soitde lapart d’unemonarchiewahhabite?

«Du bon côté de l’Histoire»Tout en rappelant le réseau d’amitiés

queDohaavaitnouédans lesmilieux isla-mistes, bien avant les révolutions,MehdiLazar etNabil Ennasri analysent l’engoue-ment du Qatar pour les Frères à l’aune duclivage«sunnite/chiite», ravivéaumilieudes années 2000 par l’effondrement del’Irak baasiste et l’affirmation des ambi-tionsnucléairesdeTéhéran.Unethèsequiexplique le soudainentrainde la dynastiesunnite des Al-Thani à faire sortir la Syriealaouite– la confessionduclanAssad,unedissidence du chiisme – de l’orbite ira-nienneetsagrandeprudencefaceaumou-vement de contestation à dominante

chiite qui a frappé son voisin bahreïni, enfévrier-mars2011.

Rétifs à cette grille d’analyse géopoliti-que,GeorgesMalbrunotet ChristianChes-not insistent davantage sur le pragmatis-me d’HBJ et du cheikh Hamad, leur soucid’«être du bon côté de l’Histoire» et de nepasapparaîtreendécalageavec lamajoritéde l’opinion arabe. «Vue de Doha, l’actiondesQatariensrelèvededécisionsprisesàl’in-tuition par une poignée d’hommes, sinonpar le seul émir, souligne un télégrammediplomatique français, qu’ils citent dansleur livre. Le pouvoir ne semble pas plani-fier sur le long termeet agit dans le seul feude l’action, ce qui constitue sa faiblesse.»

Les deux auteurs sont lucides sur leseffets secondaires de l’interventionnismeindiscriminé des Qataris, qui a pu contri-buer à l’éparpillementdes armes enLibyeet à l’émiettement de l’insurrection anti-Assad. Outre qu’il brouille l’image d’Al-Jazeera, ce positionnement expose l’émi-ratàunsévèreretourdebâton, si le confliten Syrie vient à s’enliser ou si les islamis-tes finissent par l’emporter.

A moins que le Qatar choisisse d’enrevenir à une diplomatiemoins engagée.C’est l’une des hypothèses envisagées parMehdiLazaretparleduoMalbrunot-Ches-not. Le prince héritier Tamim, font-ilsremarquer, campe sur uneposition beau-coup moins va-t-en-guerre que HBJ, leTalleyrandqatari.p

EugeneRogan:«Personnen’attendaitdepareillesrévolutionsunetransitionfacile»LeBritanniquesigneune«HistoiredesArabesde1500ànosjours»d’unegrandeclarté, idéalepourremettreenperspective lesévénementsrécents.Entretien

é c l a i r a g e

Propos recueillis parJulie Clarini

Il ne s’en cache pas : EugeneRogan, professeur à Oxford, aéprouvé le besoin d’écrire cettehistoire quand les relations

entre l’Occident et le monde arabeétaientauplusmal,pendant l’èredeGeorgeBushetdesaguerrecontreleterrorisme.«Petit-filsacadémique»,comme il se présente lui-même, del’historien Albert Hourani, l’auteurde la somme qui a longtemps faitautorité,Histoire des peuples arabes(Seuil, 1993), Eugene Rogan proposeiciunenouvelle synthèsequi tiennecompte de l’évolution du mondedepuis la chute du Mur. S’il privilé-gie les sources arabes, c’est pouramener ses lecteurs, dit-il, à com-prendre comment les acteurs ontvécu, de l’intérieur, cette histoiremoderne. Cela donne un livre trèsagréableà lire, l’historienpossédantun art incontestable de la narrationet une sympathie évidente pour lespersonnagesqu’ilmet en scène.

La «Passion arabe» deGillesKepel est à entendre de deuxmanières: l’amour qu’il porteauxpeuples arabesmais aussileur souffrance. Vous commencezvotre ouvrage en citant le journa-liste libanais assassiné SamirKassir qui, dans «Considérationssur lemalheur arabe» (Actes Sud,2004), pointe un double senti-ment de persécution et de hainede soi. De quand datez-vous cemalaise arabe?

Voussavez, ilyaunemachinequifait tourner l’histoire: quandon faitmonter l’espoir des peuples et qu’ilest suivi par la déception, cettedéception est toujours très dange-reuseetpeutmenerauxplusgrandsbouleversements politiques. Dansles années1950 et 1960, les Arabesonttraverséungrandmomentd’en-thousiasme: ils attendaient beau-coup, d’eux-mêmes d’abord, et de

leurs leaders. Au terme de l’expé-rience coloniale, ils espéraient trou-verleurplacedepuissanceparmilespuissances.Les choses sontalléesdemal en pis. Néanmoins, tant que lerégime soviétique existait pouréquilibrer l’influence de l’Ouest,tantméprisée,notammentcelle desEtats-Unis, perçus commedes alliésd’Israël, ils pouvaient espérer unealternative. La chute du rideau defer les a laissés orphelins de leurespérance.

Cette idée d’unmalheurarabe semble structurerplus profondément votre lecturede l’histoiremoderne.La bataille deMarj Dabiq, le24août1516, scène d’ouverturede votre livre, offre la victoireauxOttomans et augurede leur domination surles régions arabes…

Quand on a l’intention d’écrireune histoire d’un peuple à traverscinq siècles et trois continents, ilfaut avoir une structure et despoints de repère. Pour moi, l’unedes choses qui relient cette histoiremodernedesArabesest le faitque,àpartir de l’occupation ottomane, ilsont été obligés de vivre selon lesrègles du jeu que d’autres ontcréées.C’estainsique j’ai établiqua-tre périodes, suivant l’endroit oùétait le centre du pouvoir. Que lesOttomans soient devenus les maî-tres des régions arabes à cette épo-que-là, qu’est-ce que cela voulaitdire ? On pourrait répondre quec’était simplement la substitutiond’un empire sunnite turcophone(carlesMamelouksaussiétaienttur-cophones) à un autre empire sun-nite turcophone. En soi, ce n’est pasun grand changement culturel. Enrevanche, c’est la première fois queles Arabes sont gouvernés par unecapitale étrangère : Istanbul – etnonpasBagdad,Damas ouLeCaire.Leschosesbougentaucoursdessiè-cles, les tiraillements apparaissentet, audébutduXXesiècle, lesArabessont bien décidés à redevenir maî-tres d’eux-mêmes, soit par un pro-jet d’Etat fédéral avec les Turcs, soitpar l’indépendance. Mais au sortirde la première guerremondiale, aulieu de faire l’expérience de régi-mesde leur propre création, ils pas-sent sous domination européenneet lescentresdepouvoirs’éloignentencore davantage, vers Londres etParis.

Les révolutions brisent l’idéed’unemalédiction arabe. Dansvotre post-scriptum, écrit en 2011,« l’AnI des révolutions», vousvousmontrez très optimiste surleur devenir. Est-ce encore le casaujourd’hui?

Personne n’attendait de pareillesrévolutions une transition facile.Vous, les Français, savezmieux queles autres que les révolutions sontimprévisibles, changeantes, et san-glantes. Aujourd’hui, les gens sontdéçus et anxieux. Ils attendaient degrandes choses. Vous savez ce qu’ilsontfaitaprèslachutedeMoubarak?Ils sont retournésdans les ruespourlesbalayer et les remettreenétat. Ilsvoulaient reprendre avec fierté lecontrôle de leur ville. Ils voulaientunnouveaumonde.

L’islam,dans tout ça? Je crois quelesuccèsdesFrèresmusulmanss’ex-pliquepar le faitqu’ilsétaient la ten-dance politique la plus organisée etla plus riche. Il ne faut pas négligerl’argent.Quiavaitentenduparlerduparti Al-Nour des salafistes il y aencorequelquesannées?Leurmon-tée comme puissance électorale nes’explique que par l’argent saou-dien. Quand aux tendances laïques,celles qui ont fait la révolution, ellesétaient trop désorganiséeset doncvouées à l’échec.

Maissi laquestionest:suis-jetou-jours aussi optimiste en l’an IIIqu’en l’an I, ma réponse est oui. Lejeu n’est pas terminé, les manifes-tants sont toujours là. Je n’aime pasl’expression «printemps arabe»,car c’est un schéma qu’on plaqueensuite sur chaque nouvelle situa-tion. Or chacune des révolutionsarabes a eu un schéma différent.Rien de commun entre la Tunisie etleYémen,parexemple.Tout changeselon que l’armée reste ou pas ducôté du pouvoir. Ce que nousvoyons est beaucoup plus sérieuxqu’un joli printemps. Beaucoup degens réagissent mal à ce mot de«révolution» ; je ne sais pas pour-quoi: ce sont des vraies révolutions.Autrement dit, ce n’est pas chaquefoisunehistoireheureuse,decourtedurée, que l’on peut traiter dans untempsmédiatique; ce n’est pas nonplus un scénario où, à la fin, les Ara-bes semettent à vivre comme nouset nous ressemblent. Non, ce n’estpasainsiqueçasepasse: les lecteursde mon livre comprendront pour-quoicen’estpasraisonnabled’atten-dre cela.p

Qatar,qu’est-ce?qui?quoi?quand?Lericheémirat, suractifdansl’économieet ladiplomatiemondiale, intrigue.Denombreusesparutionsentémoignent

Qatar. Les secretsdu coffre-fort,deGeorgesMalbrunotet ChristianChesnot,Michel Lafon,330p., 17,95 ¤.

LeQataraujourd’hui.La singulièretrajectoired’unricheémirat,deMehdi Lazar,Michalon, 234p., 17 ¤.

L’EnigmeduQatar,deNabil Ennasri,ArmandColin/IrisEditions, «Enjeuxstratégiques», 220p., 19 ¤.

HistoiredesArabesde 1500ànos jours(TheArabs.AHistory),d’EugeneRogan,traduit del’anglaisparMichelBessières,Perrin,736p., 29 ¤.

Dossier

Le Caire, place Tahrir, février 2011.BRUNOAMSELLEM/SIGNATURES

30123Vendredi 19 avril 2013

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

Ce qu’onne ferait pas par amitiéUnepartition inoubliable que cette Pirouette ! En troismouve-ments.Un tempsd’expositionoùMilan, pianiste déchiré par sadouble identité, serbeet tzigane, bouleverse, lors d’unevirée àAntigua, un coupledeGuatémaltèques cultivés.Undeuxièmetempsqui conduit Eduardoàmesurer, au rythmedes cartespostalesqueMilan lui adresse, que leur amitién’a riende fuga-ce. Aupoint, enfin, de partir en quêtedugénialmusicien jus-qu’enEurope, dans le Belgrade interlope.D’une langue sen-suelle et âpre, EduardoHalfon troque la chaleur émollientedel’Amérique centralepour la dureté glaçantedes Balkans. Pourque la rencontre entre Eduardo etMilan, à peine esquissée,prenne toute la densité d’une communionqui vaut fusion.Entêtant commeune improde jazz.pPhilippe-JeanCatinchiaLa Pirouette (La Pirueta), d’EduardoHalfon, traduit de l’espagnol(Guatemala) par Albert Bensoussan, Quai Voltaire, 176p., 17 ¤.

Une famille presqueordinaireDans Feuocculte etBontédivine (Phébus, 2005, 2006), leshéroïnesdéjantées d’ElizabethCranedéployaientune drôlerieet une lucidité à faire pâlir d’envieBridget Jones.DansBananaLove (Phébus, 2007), cet humour caustique étaitmis au serviced’une critiquegrinçantedenotre société. Il en est demêmeavecUne famille heureuse. Dans la famille Copeland,il y a : une ado caractérielle, un fils bizarre, unpèreje-sais-tout,unemère adultère, un grand-père quiperd la boule et une arrière-grand-mèrevacharde.Plusieurs événementsvont faire basculer la viedecesêtrespresqueordinairesdont l’incapacitéà secom-prendreestà lahauteurde leurcapacitéd’écoute:nulle.Pathétiqueetdrôle. p Emilie GrangerayaUne famille heureuse (WeOnly Know SoMuch),d’Elizabeth Crane, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Bruno Boudard, Phébus, 320p., 22 ¤.

Le caillouqui avait des crampesPublié en 1874 enGrande-Bretagne, ce recueil signépar l’auteurduDictionnairedudiable est demeuré jusqu’ici inédit en Fran-ce. L’AméricainAmbroseBierce (1842-1914?) tenait ces fablespeuaffablespour«égales à cellesdu regrettéM.Esope, en toutcasauxplusnulles d’entre elles». Par leur cruauté et ladésinvol-turede ton, elles sont fort réjouissantesenvérité. Fidèle à lui-même,Bierce se contrefoutde lamorale.Nulle argutie, aucunstratagèmenesauveuneproiede sonprédateur.Rienn’empê-chequ’un éléphantnepiétineune souris, qu’un loupnedévoreunagneau, si intelligent soit-il.Qu’enseignent, aujuste, ceshistoriettes tantôt cyniques, tantôt absur-des lorsqu’uncaillou se plaintd’avoir des crampes,qu’uncanassonprétendmonter sur sapropre sellelorsqu’il est fourbu?Celle-ci,«unemultitudede cho-ses qu’il serait déplaisant dementionner», cette autre«que sonvaleureuxauteur était saoul commeunegrive». C’est ainsi queBierce est grand.pMacha SéryaLes Fables de Zambri (Fantastic Fables), d’AmbroseBierce, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par ThierryBeauchamp, LeDilettante, 192p., 15 ¤.

Sans oublier

Josyane Savigneau

Il a 38 ans, mais encore un air d’en-fant sage. Scott Hutchins, dont onvient de traduire le premier roman,L’Amour comme hypothèse detravail, parle le français avec ai-sance et plaisir. Il l’a perfectionné

voilà presque vingt ans à Bordeaux. Puis,en 2006, il a passé sixmois en résidence àla Cité des arts, à Paris. Enfin, il aimeveniren France, et pas seulement pour raisonsprofessionnelles.

Ce texte, très composé, est-il vraimentle coup d’essai de ce professeur à Stan-ford? «C’est ma première publication,mais j’ai travaillé à plusieurs projets quin’ont pas abouti. Cette fois je suis allé aubout. Celam’apris presque cinqans. J’hési-tais entre écrire à la troisièmepersonneouà la première. J’ai finalement opté pour lapremière personne. J’ai pris un immenseplaisiràécrirecettehistoire. Je suispartidudésir de parler du quotidien à San Fran-cisco, où j’habite depuis plusieurs années,

aprèsavoirenseignédans leMichigan.Et jevoulais décrire la vie en dilettante d’unhommeredevenu célibataire.»

Voilà bien le genre de vie que penseavoir Neill Bassett, 36 ans. Divorcé, sedemandant encore pourquoi sa femme,qui réapparaît de temps en temps, l’aquitté, il est seul avec sonchat et passe sessoiréesdansdes lieuxbranchés.C’estainsiqu’il rencontre Rachel, une jeune femmequi brouille les pistes de sa biographie etde son identité. «Elle est de ces personnesquiviennentàSanFranciscopourseretrou-ver,ouse trouver,expliqueHutchins,pouraccomplirune sorte de renaissance.»

Si Rachel, qui va peut-être redonner àNeill le goût de l’amour, était la seule«hypothèse de travail» de ce livre, onaurait un roman plaisant, assez conven-tionnel, très Côte ouest… Heureusement,Scott Hutchins a imaginé un personnagebeaucoup plus complexe. Dans son rap-port avec les femmes, d’abord. Ce qui faitentrer en scène Jenn, une scientifiqueétrange, marathonienne, plus âgée. L’ex-épouse de Neill, Erin, la traite de «vieilledame», tandis qu’elle décrit Rachelcomme« l’innocenceet la fraîcheur». Unevision un peu simpliste de la situation,car, si Jenn suscite un sentiment demalaise, Rachel ne représente en rienl’innocence.

Mais le plus intéressant, dans L’Amourcomme hypothèse de travail, n’est pas ceque Scott Hutchins avait envisagé audépart, lequotidien, ledilettantismeet lesrelations amoureuses. Il a donné à NeillBassett une passion pour le mathéma-ticien et informaticien Alan Turing

(1912-1954).«Oui, la réflexiondeTuringsurlesmachinesme fascine. Et ce personnageaussi, sondestin tragique,qui l’apousséausuicide.»

Il a placé tout son livre sous le signe dequelques phrases de Turing : «Le pro-blème soulevé auparavant ne sera pasentièrementrésolutantquenousn’auronspasdéfini lesensquenousdonnonsaumotmachine. Il noussemblenaturelde souhai-ter autoriser pour nos machines l’emploide toute espèce de technologie. (…) Enfin,noussouhaitonsexcluredelacatégoriedesmachinesleshommesnésdemanièrehabi-tuelle.» «“Nésdemanièrehabituelle”peutsusciter beaucoup de réflexions aujour-d’hui, commente Hutchins,mais je penseque ce sera pour mon prochain livre. Là jemesuis intéresséauxrapportsde l’hommeet de lamachine.»

La machine, c’est un ordinateur, dansunbureaude la SiliconValley, avec lequelNeill dialogue chaque jour. Pourquoi? Ill’a programmé avec le journal qu’a tenusonpère, surnommé«leSamuelPepysduSud», en référence à un fameux diaristeanglais (1633-1703). Neill n’avait pas d’ex-cellentes relations avec ce catholique ri-gide, qui s’est suicidé quand son fils étaitencore très jeune. La mère, elle, veutcontrôlerlepasséetprétenddétenir laseu-le vérité. Elle s’en tient à un définitif : «Ilétait dépressif», et refusede répondreauxinterrogationsde son fils.

DrBassett– l’ordinateur,maisenmêmetemps le père, puisque tout dialogue sefait avec les cinqmille pages de son jour-nal – n’est pas du tout comme son filsl’avait imaginé. Ilestplusdrôle, caustique,friand d’anecdotes. De jour en jour, Neillserapprochedecepère–oude lamachinequi délivre ses propos? Mais n’est-il pascette fois le maître du jeu? Ne recrée-t-ilpas un père rêvé? Peu importe, il se sentenfin proche de lui. Leur dialogue est trèssubtilement mené par Scott Hutchins.DrBassett s’exprime beaucoup par maxi-mes.«Il se voit commeunêtrehumain.» Iln’est pourtant pas «né de manière habi-tuelle», selon la définitiondeTuring. Tou-tefois, c’est lui qui mettra en œuvre«l’amour commehypothèse de travail».p

«L’amour est une affaire d’acquisi-tion et d’investissement. Vous voulezêtre sûr de faire de bonnes affairesavec vos actifs. C’est sur ce comporte-ment humain inné que se construi-sent les histoires d’amour. Voussavez, quand vous voyez un pauvretype d’âgemûrmarié à une superbefemme russe? Vous pensez,wouaouh!, elle doit sûrement fermerles yeux et penser à autre chose. Vousvous trompez. Elle ne pose pas lemême regard sur lui. Pour elle, il estMarlboro. Il est Harley Davidson. Ilest la liberté. Tout cela est extrême-

ment attirant pour elle. Au bout dequelques années, elle a tout pigé àl’Amérique et elle le plaque. Nousdirons que c’est une vulgaire cro-queuse de diamants,mais nousaurions tort. Au départ, elle éprou-vait pour lui un sentiment authenti-que – celui d’avoir conclu unmarchéprofitable. Seulement, son capitalpersonnel estmonté en flèche. Etbrusquement, le vent a tourné; ellefait unemauvaise affaire.»

L’Amourcommehypothèsede travail,

pages277-278

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Eglal Errera

Asli Erdogan a 30 ans lorsque, en1996, elle abandonne une pro-metteuse carrière de physi-cienne pour se consacrer à l’écri-

ture. Six courts romans – à peine500pages en tout – immédiatementsaluéspar la critiqueet les lecteursde sonpays, la Turquie, puis traduits dans unedizainede langues.Militantedesdroitsdel’homme et des minorités – arménienneetkurdesurtout–,elleestconsidéréecom-me l’une des grandes voix rebelles de laproseturque.Ellevitaujourd’huienAutri-che, où elle s’est exiléepour fuir un inces-sant harcèlement policier. Victime d’unviol, la colonne vertébrale blessée par uncoup de matraque lors d’une manifesta-tion, elle souffre d’une douleur chroni-que qui ne lui laisse pas de répit.

La douleur physique et la peur qu’elleengendre, Asli Erdogan les connaît doncintimement et elle sait les mots pour lesdire : «Rien n’est aussi terrible qu’on lecraint disaient ceux qui, connaissant malla nature humaine, se figuraient que lasouffranceavaitundébutetunefin…Ceuxquin’ontsurplombéquedesgouffresfami-liersetn’ont jamaisétéemportésdans l’in-

terminable sarabande de la peur.» Cettedouleur-là, thème récurrent de sonœuvre, touche à son acmé dans son nou-veau livre, Le Bâtiment de pierre. Le corpssoumisà la tortureenest l’effroyablepro-pos. L’entreprise littéraire est périlleuse.C’estundéfi lancéaupouvoirde l’écritureface à ladislocationdu langageque la tor-ture produit ; privant l’hommede parole,la réduisant à des cris et à des sons infor-mes. «Ce qui parlait en lui, c’était le lan-

gage des blessures, la solitude des mar-chés, des rues, des châlits désertés, les his-toires où nul ne passe… C’était le langagedes mots arrachés au mutisme, dans lehalod’unsilenceinfranchissable,etretour-nésausilence,motsquenuln’entendninedésire», écrit-elle.

D’emblée, on sait. Voici un texte dictépar laplus strictenécessité, à la foispoliti-que et personnelle. Asli Erdoganprête sesyeux et sa voix à l’un de ses proches, dis-parudepuisplusdedixansetdontelleestconvaincue qu’il estmort sous la torture.LeBâtimentde pierre est le récit hallucinéde son calvaire dans cette prison où sont

emmurés opposants politiques, mili-tants et gosses des rues, voleurs et petitsdélinquants. C’est un récit éclaté,construit comme un oratorio dont onentendrait les solistes et le chœur sanstoujours clairement les identifier, sansaucunedescription,jamais,desévicescor-porels. De paragraphe en paragraphe, lenarrateur change, mais la voix reste lamême; fusionnant celles du mort et dusurvivant, du bourreau et de la victime,celles de l’homme devenu fou et de l’en-fant qui résiste.

«Le corps et la douleur ont leur proprelangage que j’ai essayé de capter à leurniveauleplusspirituel,expliqueAsliErdo-gan au «Monde des livres». Je ne pensepasque la littératurepuisseoudoivepéné-trer dans la chambre de torture. Et puis, jen’ai jamais su raconter une histoire, lamétaphore estma signature.»

Porté par une écriture rarement ren-contrée, alliage de brutalité, de crudité etde poésie, Le Bâtiment de pierre est unalcoolfortquel’onabsorbed’untrait, cha-hutésentrenauséeetravissement,abatte-mentetvitalité,untextequidonneàpen-serautantqu’àéprouver.Commele fait lagrandepoésie.p

Safemmel’aquitté,sonpèreestunordinateur…LaviequotidienneàSanFranciscoselonlepremierroman,trèspensé,deScottHutchins

Aimantesmachineshumaines

OratoriopourunevictimedelatortureAvec«LeBâtimentdepierre», laTurqueAsliErdoganimagine,dansunelanguecrueetpoétique, l’horreurvécueparunprochedansuneprisondesonpays

Littérature Critiques

C’est un défi lancé aupouvoir de l’écriture faceà la dislocation du langageque la torture produit

De jour en jour Neillse rapproche de ce père– ou de lamachinequi délivre ses propos ?

Extrait

L’Amourcommehypothèsede travail (AWorkingTheoryof Love),de ScottHutchins,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parElisabethPeellaert, Belfond, 450p., 21 ¤.

LeBâtimentde pierre(TasBina veDigerleri),d’Asli Erdogan,traduit du turc par JeanDescat,Actes Sud, 108p., 13,50 ¤.

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

Sous l’orage d’acierLa bataille dubois des Caures, en 1916, futà peineune bataille.Unmillier de Françaisse retrouvèrentpris aupiège, sous le déchaî-nementde feude l’artillerie allemande.Neuf dixièmesdes assiégésmoururent.Maisils avaient tenudeux jours et permis auxleursd’organiser la défensedeVerdun. Sansl’héroïsmede ces hommes, l’affrontementdécisif de la première guerremondialeaurait pu être d’embléeperdu.Héroïsme? Tel n’est pas d’abord lemotquivient à l’esprit en lisant la prose élégante,parfois apprêtée, de PierreMari. LesGrandsJoursdébute sur des scènesde la viemilitairebienmenées,malgré unair dedéjà-vu.Des soldats attendent, sans trop savoir quoi.Mais àmesureque lamenace seprécise,cette attente d’unévénement inouï trouveune traduction romanesquedeplus enplusjuste, dont lemagnétisme finit par emporterle récit. Et l’on se retrouve aumilieude ceshommes, auplus près de cequ’est, en effet,l’héroïsme,dont PierreMari, en le traitantcomme la possibilité, chez tout homme,d’affronter l’impossible, réussit à rendre lafamilièregrandeur. p Florent GeorgescoaLes Grands Jours, de PierreMari,Fayard, 160p., 15 ¤.

Quête entêtante«Quel est l’enfant deputainqui a bienpufaire ça?», s’écrie, la voixglacée, le père endécouvrant la «une»deCorse-Matindu9août 1988.Antoine, 13 ans, se pose lamêmequestion: qui a tué et décapité la femmedont le corps a été dissimulédansun caveaude capCorse?Qu’est devenu le petit Yann, lefils de la victime, disparu avec elle neuf ansplus tôt? Journaliste à France 3Corse, An-toineAlbertini signe avec La Femmesans têteun formidable «roman». Changeant lesnomsdes lieuxet desprotagonistes – saufceluide Yann–, il croise le récit de deuxquê-tesobsessionnelles: celle dumajor Serrier,menant l’enquêteen 1988, et la sienne, con-

duite vingt ansplus tard. Livrecontre l’oubli des victimesordinairesmais aussi, avec leconcoursd’une science crimi-nelle et d’unepatte littéraireremarquables, sur l’identitécorse, ses ombres et ses affres,voilàunpetit noir serré et capi-teux. p Philippe-JeanCatinchiaLa Femme sans tête,d’AntoineAlbertini,Grasset, 352p., 18,80¤.

Diane à l’enfantSavante et espiègle, nourrie demythologie,la poésie de Sophie Loizeau, dans ses pre-miers recueils (réunis dansBergamonstres,L’Actmem, 2008), était un «chant instinctif»,empreintd’un érotisme joyeux.Désormais,de La femme lit (Flammarion, 2009) à Caudal–enmargeduRomandeDiane (à paraîtrechezRehauts)–, elle s’attache à la langue,qu’elle réinvente et féminise, construisant sapropregrammaire, au risqued’une «lecturemoins cursive/que trébuchante». Secrète etsauvage, uneDiane aux «sens affûtés, extra-lucides» règne sur cesmétamorphosesdel’écriture –où éclate,«depuisNina» à«l’odeurbriochée», la joie fusionnelled’unetoute fraîchematernité: « la langue la bai-gne, elle baignema fille/ tamoi etmamoicomment cela aussi dans l’échangequand jela désigne endisant/ toi c’estmoi, c’est tamoià toi».pMonique PetillonaCaudal, de Sophie Loizeau,Flammarion, «Poésie», 120p., 12¤.

Sans oublier

Signature et rencontreavec l’auteur

à la librairie Gibert Josephle 20 avril 2013 à partir de 15h

EST À PARISAvec son nouveau roman

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Catherine Simon

Toutes les prunes ne tombentpas des pruniers. Au Came-roun,c’estdans le feuillagedessafoutiers qu’elles mûrissent.Et c’est au mois d’août qu’onles mange, aujourd’hui com-

me hier – en août1940, par exemple, aulendemain de la défaite française. Mais,demanderez-vous, qu’est-ce qui relie laDébâcle, les prunes et le Cameroun? Pasmal de choses, curieusement, comme lemontre leromandePatriceNganang,écri-vain camerounais qui vit et travaille auxEtats-Unis.

A commencer par l’arrivée du colonelLeclerc, héraut gaulliste et futur général,débarquant à Douala le 27août 1940, enpleinesaisondesprunes.Onnesait si l’of-ficier en mangea. Mais le sort du Came-roun bascula. C’est de cette histoire, et debeaucoup d’autres, que le beau texte dePatrice Nganang s’empare – en convo-quant la mémoire des siens, les anciens«indigènes», broussards illettrés, opiniâ-tres, au verbe cru et auxgestes savants.

Vu de France, le coup d’éclat de Leclercau Cameroun pourrait se résumer ainsi :du statut de territoire sous mandat fran-çais, lepayspassaàceluidecolonie; aussi-tôt débarqué, Leclerc s’était en effet auto-proclamégouverneur,détrônant à lahus-sarde le haut-commissaire (représentantofficieldesautorités françaises)et tous lespro-Vichy.Dèslors,commelesautrescolo-nies, le Cameroun vit ses fils enrôlés sousledrapeaudelaFrancelibre, rejoignantlesfameux tirailleurs, tous baptisés sénéga-lais quel que fût leur pays d’origine. Cer-tains défilèrent, en juin1945, dans Parislibéré.

Duretés, joies, bravouresVue du Cameroun, la chanson s’écrit

autrement. «Après tout, le front domesti-que a son propre calendrier, donc ses pro-pres histoires», observe Patrice Nganang,qui fait du village d’Edéa, en plein paysbassa, le cœurdesonroman.Danscepate-lin de brousse, situé entre Yaoundé etDouala, réinventé par l’écrivain, se croi-sent deux figures historiques, originairesdu département de la Sanaga-Maritime:le poète Louis-Marie Pouka (1910-1991) etledirigeantnationalisteRubenUmNyobé(1913-1958). Ce dernier, future grande fi-gurede l’UniondespopulationsduCame-roun (UPC), le parti de l’indépendance, est

mort assassiné sous les balles de l’arméefrançaise – comme le raconte Kamerun!Une guerre cachée aux origines de laFrançafrique, 1948-1971 (La Découverte,2011), impressionnantouvrage signé Tho-mas Deltombe, Manuel Domergue etJacobTatsitsa.

La Saison des prunes se situe quelquesannées avant, au moment où le Came-roun découvre, avec la guerre, « le nœudde sa propre violence». Roman historiqueà sa manière, mais roman d’imaginationd’abord, La Saison des prunes égrène, encourts chapitres, la vie d’un village afri-cain dans les années 1940, ses duretés, sesjoies, ses bravouresméconnues.

On y voit Pouka le poète revenir chezlui après trois ans d’absence.Ecrivain-interprèteàYaoundé,levoicipro-pulsé «maestro» par les paysans d’Edéa,qu’il semet en tête d’initier à la poésie deClaudel, de Nerval et de Théophile Gau-tier. Les candidats, dont la plupartne s’ex-priment qu’en langue bassa, prennentl’habitude de se retrouver, pour leursséances avec Pouka, chez Minanga, fortefemmeetpatronnede l’uniquebarduvil-lage. Les amisde Pouka s’en amusent, UmNyobé en tête. Pendant ce temps, le belHegba s’entraîne. Le jeune bûcheron, lut-teurhorspair, rêvedevoir s’ouvrirdevantlui, grâce à son génie au combat, « les por-tes du paradis parisien». Il se heurte au

refus obstiné de sa mère, Sita, la reine dumarché, qui gouverne les bayam-sellam(vendeuses). «C’est sur mon cadavre quemon fils ira à Paris», réplique-t-elle aumanageur, un Blanc, qui tente de recruterHegba. Il ira pourtant, grâce – ou à cause –de la guerre. L’uniforme lui sert de visa,comme aux autres gars du village. Maisrares sont ceux, jetés dans le désert, auTchadouen Libye, qui survivront.

Ilfaut«assumerlaFranceennous», lan-ce Pouka à son amiUmNyobé. «Pourquoila France ne nous assume-t-elle pas ? »,réplique le révolté, «Pourquoi se compor-te-t-elle dans son arrière-cour avec autantde sauvagerie?», ajoute le futur dirigeantde l’UPC. La Saison des prunes ne relèvecependant que secondairement du livred’histoireouduplaidoyerpolitique. Il suf-fit, pour s’en convaincre, de plonger dansla forêt d’Edéa, sur les traces d’Hegba lemagnifique, de regarder les femmespêcher dans la rivière, de suivre les ébatsamoureuxdeBilong–quiapprendà«bon-bonnerdoucement» le clitorisde saNguetadorée–oud’écouter,aveceffroi, le«siffle-ment unique, la coupe d’un tissu de soie»,qu’émet, haut dans le ciel, le passage del’obusmeurtrier.

PatriceNganang, peintre superbe, sanscomplaisance, réussit à faire du Came-roun – et de ses prunes d’un autre siècle –unportrait violent et poignant. p

L’énergiedelacruautéChristopheCarpentierdécrit, entreeffarementet loufoquerie, leparcoursd’unrévoltésanslimites

Critiques Littérature

Florence Bouchy

Il s’appelle successivementTanguy, Hadrien et Michaël.Le héros du troisième romande Christophe Carpentier

change de nom comme de che-mise,augrédes forfaitsqu’il com-met et des expériences limitesauxquelles il se soumet, commesi chaque étape était l’occasiond’unemueluipermettantdedeve-nirunpeuplusceluique, confusé-ment, il se sent être.

Le Culte de la collision le suit deDijon à El Ejido, en Espagne, enpassant par les Alpes, Chamonixet Toulon, le temps d’un romand’apprentissage paradoxal, auxalluresderoad-movieaussiendia-blé et comique qu’introspectif etcynique.

Parti de chez lui après avoirétranglé samère, qui « lui pourris-sait la vie» en l’épiant, le jugeant

et le sermonnant sans cesse, Tan-guy devient un adolescent vaga-bond «curieux de voir si la merdedans laquelle il se trouve peutatteindre une limite volumique,ousiaucontraireelleneconnaîtrapas de seuil au-delà duquel ellepourrait se transformer en bonnefortune».

Si son premier crime lui paraîtobéir à une nécessité vitale, ledoute s’installe lorsqu’il en com-metundeuxième:poursevengerd’unhommequi l’avaitmaltraité,il l’égorge dans son sommeil etprend soin de lui couper lesoreilles et le bout du nez, puis deles lancer au chien du voisin. Sepourrait-ilqu’ilyaiten luiunvéri-table « instinct de tueur», lequeln’aurait été que latent avant sonpremier assassinat?

C’est cette hésitation qui tientle lecteur en haleine de bout enbout : a-t-on affaire à un dange-reux psychopathe, ou à un êtreéperdu de liberté refusant seule-ment – quoique de manière radi-cale – de se soumettre au pouvoir

d’autrui et aux normes lénifian-tes de la société?

Lenarrateurobservesonperson-nage comme s’ilmenait une expé-rience scientifique, sur lemodeduconstat. Mais de cette apparenteobjectivité,etducaractèremécani-que avec lequel s’enchaînent lespéripéties,naîtuneformedeloufo-queriequidotesa trajectoired’unefonction critique : notre adoles-cent en rupture de ban n’est pas leplusfoudecettehistoire;ceuxqui,sur son parcours, tentent de luivenir en aide ne cherchent le plussouvent, sous couvert de compas-sion, qu’à le faire entrer dans leurspropresnévroses.

«Formidable cruauté»Tanguy ne redoute rien tant

que l’immobilité et la passivité. Ilfuit le confort et l’harmonie danslesquels il ne voit que des sourcesd’empâtement physique etmoral. Il leur préfère la souf-france, «pour peu que ce soit luiqui se l’inflige et nul autre». Dansl’espoir d’annuler les effets délé-

tères de la bienveillance dont,dans chaque situation difficile, ilest miraculeusement l’objet, iln’hésitepasàaller se faireembau-cher – exploiter – par celui qu’ilrepère comme le pire desemployeurs, afin de puiser dansles humiliations que celui-ci luifera subir l’énergie de se révolterde nouveau. C’est qu’il «n’est pasavide de sensmais d’intensité», ets’efforce sans cesse de réunir lesconditions «d’une collision per-manente» « seul(e) capable demobiliser de façon optimale sonénergie physique et psychiqueafin de se nourrir en continu decette formidable cruauté qui faitbattre le cœur dumonde».

L’écriture de Christophe Car-pentier en épouse parfaitementle propos : sèche, rapide, et par-fois désinvolte, elle zigzagueentre esprit de sérieux et déri-sion, faisant de l’un le moteur del’autre et n’hésitant pas à cher-cher dans leur impossible conci-liation la condition de son éton-nante liberté.p

La Saisondes prunes,dePatriceNganang,PhilippeRey,442p., 19,50¤.

Le Culte dela collision,deChristopheCarpentier,POL, 288p., 16 ¤.

Lesannées1940vuesdelabrousseafricaine,après l’annexionmanumilitarideYaoundéàlaFrancelibre.PatriceNganangsuperbeetsanscomplaisance

SauvagesfrançaisauCameroun

Tirailleurs «sénégalais»,à Douala, Cameroun, en 1941.GEORGE RODGER/MAGNUM PHOTOS

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Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

Souslafarce,lesdrameslatinosPour«Troiscercueilsblancs»,parodiesi justedelaviepolitiquecolombienne,AntonioUngars’estbeaucoupdocumenté–etempressédetoutoublier

Nils C.Ahl

C’est avec une timiditétêtuequ’il insisteplu-sieurs fois sur ladimension grotesquede son livre. Commeun étranger incertain

de son humour en traduction,Antonio Ungar insiste : Trois cer-cueils blancs est «aussi une carica-ture, un livre drôle, n’est-ce pas?»On le rassure. Pourtant, dans l’ar-chitecture complexe de ce romandepolitique-fiction, la charge sati-rique n’est qu’un élément parmid’autres–mêmesi l’onsouritbeau-coup. «J’ai mis du temps à l’écrire,confie-t-il. Je pense que c’était unsujet qui avait besoin de mûrir.C’était aussi un genre de livre quin’existaitpascommeteldans la lit-térature colombienne, même sid’autres écrivains ont commis deslivres sur la politique.» Il fait unepause. On croit deviner un clind’œil : «Mais pas avec le mêmehumour.» Décidément, il n’endémordra pas. On lui donne rai-son, cependant: la comédie portele livre.

Troiscercueilsblancs,deuxièmeromantraduitenfrançaisdel’écri-vain colombien né en 1974 (aprèsLes Oreilles du loup, Les Allusifs,2008), est le récit d’un hommejeune et un peu paumé, qui vitavecsonpèredansunquartierpau-vred’unerépubliquelatino-améri-caine imaginaire. José Cantoná nese préoccupe que de ses cocktailset sa contrebasse, jusqu’au jouroùle challenger à l’élection présiden-tielle, le champion des petitesgens, PedroAkira, est «revolverisé,bien contre son gré, alors qu’ildégustait des cannellonis imbibésdesaucenapolitainedanslerestau-rant italien Forza Garibaldi (fondéen 1967)». Pour continuer la lutte,sesconseillersdécidentdeluisubs-tituer un sosie : José Cantoná.Imposteuret sauveurde lanation,ce dernier se prend au jeu – et lejoue à la perfection, bien aidé pardes litres d’alcool divers et sanscraindre les mélanges les plusaudacieux. Le reste est à l’avenant,jamais sérieux, jamais léger, dansun entre-deux qui mêle fictionpolitique, roman policier, farcepicaresqueet histoire d’amour.

«Echo déformé»Pour Antonio Ungar, la dimen-

sion parodique était « indissocia-bleduprojet,à la foispour ledéréa-liser et lui donner plus de forces.C’était un écho déformé, aussi, detouteune rhétoriquepolitiquepar-fois absurde, très commune enAmérique latine et en Colombie».Car à sa manière, comme toutesles bonnes farces, Trois cercueilsblancs est un roman intensémentréaliste. Antonio Ungar a beau-coup lu, livres et journaux, il s’est

beaucoup documenté sur la vio-lence politique latino-américaine.Maispourn’en rien retenir, finale-ment, ne rien reproduire : « Larecherche était une part du proces-sus. Elle n’avait pas pour objectifd’incorporer anecdotes et faits telsquels dans le texte.» Les aventuresde José Cantoná jusqu’au sommet(oupresque)de la fantasqueRépu-blique du Miranda sont cellesd’une distance, d’un regard à lafois proche et lointain. «Ce que jeraconten’ariend’imaginaire,cenesont que des éléments concretsrecomposésdansunefiction»,sou-tient l’auteur. Il y a de la Colombie(beaucoup), mais aussi de l’Equa-teur ou du Venezuela dans ceroman – une géographie et unechronologie réarrangées pour lesbesoins de l’intrigue. On y recon-naît tout, et rien deprécis à la fois.

La distance, Antonio Ungar l’aégalement cultivéependant l’écri-ture, au sens propre : « Je l’ai engrande partie rédigé quand j’habi-tais à Jaffa (en Israël, où il réside ànouveau, après être revenu vivredeux ans à Bogota), tout en effec-tuant de fréquents allers et retoursen Colombie. Je crois que j’avaisbesoin de cet éloignement. EnColombie, je n’aurais pas pu écrirece livre : la réalité aurait été trop

intense, trop difficile à supporter.»Trois cercueils blancs devait paraî-tre juste avant les élections prési-dentiellesde2010.Reportédequel-quesmois, il estmis envente dansles librairies colombiennes enplein déballage médiatique sur lapolitique autoritaire du présidentsortant Alvaro Uribe et ses rela-tions troubles avec les narcotrafi-quants. Les lecteurs y trouvent unécho dans la farce d’AntonioUngar: «De ce point de vue, le livreest paru au bon moment», admetl’auteur avec un haussementd’épaules amusé. En dépit du gro-tesqueetdela fantaisiedulivre,en

effet, certains lecteurs décèlentune charge contre le gouverne-ment Uribe. Le romancier y ga-gneraquelquescourrielsetmessa-ges d’insultes et de menaces sursoncompteFacebook.Onluirepro-che de ne pas choisir son camp,voire de faire le jeude la guérilla.

Antonio Ungar en sourit,aujourd’hui, et s’enamusemême:chacun voit ce qu’il veut voir.QuandTrois cercueilsblancsparaîtenEspagne(oùil reçoit leprixHer-ralde en 2010), les lecteurs espa-gnols, eux, y voient un reflet «deleurproprehistoirenationale, cellede Franco – qui a en communavecledictateurdemonlivred’avoirététout petit et très catholique». EnAllemagne, les critiques souli-gnentplutôt ladimensiondefablepolitique, la longue digression surle pouvoir. Le romancier, lui, n’apas le sentiment d’avoir écrit untextededénonciation,ouuneallé-gorie à programme. «De toutefaçon,admet-ilavecunemouephi-losophe, il y a trop peu de lecteursen Colombie pour qu’un livrechange quoi que ce soit. Si la litté-ratureaune influence, c’est enpro-fondeur et de manière beaucoupplus lente et sourde. » Il est déjàpassé à autre chose, un roman surune secte millénariste aprèsl’apocalypse. «Enfin, c’est ce qu’ilscroient : c’est une affaire de pay-sage.» Cette fois-ci, pas un romanà clé. Pour l’instant.p

RuéesurlenouveauMurakami

Trois cercueils blancs(Tres ataúdes blancos),d’AntonioUngar,traduit de l’espagnol (Colombie) parRobertAmutio,Notabilia, 308p., 18¤.

C’est d’actualité

Lepoliticien, lesosieet l’infirmière

UNEQUEUEdevantunnouveau lieubran-ché?Non, devantune librairie qui fonc-tionne24heures sur 24, dans le quartierhuppédeDaikanyama, à Tokyo.Aprèsuncompteà rebours, àminuit sonné, le 12avril,le nouveau romandeHarukiMurakami,l’écrivain japonais le plus lu dans l’Archipelet à travers lemonde, étaitmis en vente.Et ce fut la ruée de cent cinquante incondi-tionnels, enmajorité jeunes, pour acheterles premiers exemplaires.Des fans quiavaient raté le dernier train ont commencéà le lire assis par terre dans la rue…Unphénomèneanalogue se produisait dansplusieurs villes et, à Tokyo, de grandeslibrairies ont ouvert lematindès 7heures...Depuis, le romanse vend chaque jourparmilliersd’exemplaires.

Enprévisiond’unedemandeappelée àbattredes records, l’éditeurBungei shunjuannonceunpremier tirage de 500000exemplaires. «Enfin, le nouveauHaruki»,a titré le quotidienAsahi Shimbun,employant sonprénompourdesigner leromancier, commec’est le cas au Japonpourdegrands auteurs classiques. Sonœuvrepré-cédente, la trilogie 1Q84 (quelque1500pages…), traduite enunequarantainede langues, a été vendue àdesmillionsd’exemplairesà travers lemonde. Précédem-ment,HarukiMurakami avait publié, entreautres,Chroniquesde l’oiseauà ressort, LaBalladede l’impossible, Kafka sur le rivage…(tous traduits chezBelfond).

1Q84 était un titre énigmatique.Celui desonnouveau romanest abscons:mot àmot,il signifie «l’incoloreTasaki Tsukuruetl’annéede sonpèlerinage»… Le slogandulivren’éclaire guère sur le contenu: «Il y adebonnes et demauvaisesnouvelles»… Entout cas, il s’agit à nouveaud’un roman-fleuve (400pages).

PèlerinagemémorielDansun communiqué, l’auteur s’en

excuse: «J’avais l’intentiond’écrireunehis-toire courtemais elle est naturellementdeve-nue longueau fur et àmesure que j’écri-vais.» «1Q84 était unehistoire demonta-gnes russes et je voulais écrire quelque chosededifférentmais je n’en avais aucune idéeavantde commencer»,poursuit-il. Pour lecritique littéraireKazuyaFukuda, «le plusgrandattrait deMurakamiest la profondeurdes ténèbres». Apparemment, son dernierromannedécevra pas.

La premièrephrasedonne le ton:«De juillet à janvier de sonannéeau collège,Tazaki Tsukurua vécu enpensant à lamort»…Tazaki Tsukuruest unhommed’unequarantained’annéesqui cherche àse défaired’unobscur sentimentdeperteet d’abandon. Ses quatreproches amisdulycéeportent tousunprénomdontun idéo-grammesignifie une couleur. Le sienn’encomportepas et il souffred’être «incolore».Puis, unbeau jour, alors qu’ils sontdéjà adul-tes, les quatre autres lui annoncent que leuramitié est finie. Et toute sa vie, il sera hantépar cet abandon, ce rejet dont il ignore laraisonet qui accentue son sentimentd’êtreétranger aumonde.Une jeune femme, àlaquelle il a confié lemal qui l’habite, leconvaincde cesser de vivre en fugitif de sonpassé et de l’affronter. Il commence alorsunpèlerinagedans samémoire.Uneœuvrepourpianode Franz Liszt (Annéesde pèleri-nage) accompagneson cheminementdansses ténèbres intérieures.

A l’imagede ses personnages,HarukiMurakamiest un être secret qui fuit la célé-brité: «Je suis un individuordinaire quiécrit»,disait-il au cours d’une rare interviewaccordéauMondeMagazine en 2011. Rétifaumaelströmmédiatique, il sort parfois desa réservepourdes causes qu’il entenddéfendre: ce fut le cas, troismois après lacatastrophedeFukushima, pour dénonceravec vigueur l’énergienucléaire. Sa voixrejoignait celle du PrixNobel de littérature,KenzaburoOe, «conscience»du Japoncontemporain,qui rappelle inlassablementsurquelles valeurs il s’est construit. Invitéen Israël en juin2011, HarukiMurakamiavait condamné les violences àGaza. Excep-tionnellement, il donnera le 6mai à Kyotoune conférencepublique sur le thème«Voirl’âmeet l’écrire» à l’occasiond’unhom-mageà sonami, le psychologueHayaoKawai, décédé en 2007.p

LAPAROLEau sosie.Trois cercueils blancsjoue enpermanencesur le cliché litté-raire et politiquedudouble et de l’impos-teur. José Cantonán’est pas qu’unvivanthommageàtous les sosies des

rois et dictateursde l’histoire. Endépitde sa perpétuelle ivresse (oupeut-êtreunpeugrâce à elle), le prodigede lasubstitution, voire de l’incarnation, seproduit.De fil en aiguille («Une choseena entraînéuneautre», répète-t-il),JoséCantonádevient PedroAkira, lea-

derde l’opposition tout juste assassiné.Mieux, il trouveune formedebonheuren cessant d’être lui-même.On leretrouveainsi dans l’appartementdudéfunt, regardant sesDVD, écoutant samusique, buvant sonwhiskyet fumantsamarijuana – «heureux». Et, commedans le récit d’undivinmiracle, PedroAkira semit à «parler par (s)abouche».

La grandehabileté du roman reposesur la souplessede sanarrationet desongenre, indéfinissable.Trois cercueilsblancsest une farcepolitique,maisaussi le récit d’une schizophrénieetd’uneextase.D’unemétamorphoseopéréepar l’amourd’Ada et de José. Laromanceentre le sosie et son infirmière

n’est pas qu’undétail croustillant.L’innocencedupersonnageprincipal,vrai candide, la rend crédible. Et progres-sivement, la farce perd en intensité auprofit d’unenarrationplus grave, celled’undessillementpar le cœur. Cantonáne se contentepas deprendre la placed’Akira, il ouvre les yeux surune réalitésociale et politique. Et AntonioUngarréussit lemême tourdepasse-passeavec son lecteur.pN. C.A.

«J’ai une vision, produit de lapeur (et de la demi-bouteille dewhisky que j’ai absorbée cematin).Ma vision, c’est quenoussommesdebout, l’un à côté del’autre, le présidentDel Pito etvotrenarrateur et protagoniste.Nous sommes sur la Plaza Liber-tador, au centre de la capitale (…).Le Palais des Congrès est dansnotre dos. Quelqu’un tire un coup

de feu en l’air, dansmavision,dansmon rêve, ouvrant ainsi lacourseà la présidence.Nouspar-tons ventre à terre (…). Après quel-quespas, jeme rends comptequ’undemes lacets est attachéàl’autre. Et que le tout petit prési-dent ne court pasmais se propulsesur des patins à roulettes.»

Trois cercueils blancs, pages132-133

ALINE BUREAU

Histoired’un livre

Extrait

Philippe Ponscorrespondantà Tokyo

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.04.19

Propos recueillis par Julie Clarini

Virginia Woolf et MarinaTsvetaeva : les deux écri-vains se retrouvent parmiles 7 femmes (Perrin) dontLydie Salvayre dresse le por-trait et dans les entrées du

dictionnaire Les Femmes mystiques(Robert Laffont) qu’a dirigé Audrey Fella.Pour Woolf (1882-1941) et Tsvetaeva(1892-1941), écrire et vivre ne faisaientqu’un.D’oùl’intérêtdesepenchersur leurvie. D’où, aussi, l’envie de les confronter àd’autresexpériencesderavissement,d’as-piration à l’absolu, qui se font dans et parl’écriture: celles desmystiques…

Onest frappépar les termes que vousemployez pour qualifier ces «7 fem-mes». Voici l’incipit de votre livre:«Sept folles. Pour qui vivre ne suffitpas», des «allumées», des « insen-sées», ajoutez-vous.

Lydie Salvayre. «Folles» n’est pas ici,bien sûr, une catégorie psychiatrique. Cesontavanttoutdes femmesquej’admire,l’admirationétant selonmoi lameilleurevoie d’accès aux œuvres des autres,quand elle n’est pas aveuglement béat. Ilsuffit de lire les lettres de Marina Tsve-taeva et Boris Pasternak pour constatercombien l’admiration qu’ils se portentfaitde l’un lemeilleur, leplussensible lec-teur de l’autre. Que dire d’autre? Que ce

quiest beauchezchacunedeces femmes,c’est qu’elles écrivent à partir de leurexpérience; pour elles, pas d’écriture quine comporte une expérience de la vie.Marina Tsvetaeva, la plus extrême, ditqu’il ne s’agit pas pour elle de vivre etd’écrire, mais de «vivrécrire». SylviaPlath (1932-1963) va jusqu’à faire entrerles considérations les plus triviales à l’in-térieur d’un vers sublime, pour que cetteexpérienceduquotidiennesoitpasregar-dée comme méprisable. Et puis ce sontdespassionnées.Et làonrejointpeut-êtrela mystique, elles vivent l’écriturecommeune«passion». PensezàTsvetae-va : elle dit qu’elle brûle, qu’elle est unincendie, toujoursdans ladémesure, tou-jours dans l’excès : trop est ma mesure,dit-elle. Quant à cette Emily Brontë quivit paumée dans un village du Yorkshire,elle va affirmer, bien avant Freud, qu’il ya une part obscure dans l’homme, unefureur, une violence fondamentale quipeut conduire aux pires désastres maisqui a ce pouvoir d’amener les hommes àune présence au monde plus vivante etintense.

Vous avez fait entrer dans votre diction-naire des «Femmesmystiques» desartistes et des écrivains, dont VirginiaWoolf etMarinaTsvetaeva. Pourquoiont-elles leur place ici?

Audrey Fella. Il n’est pas question dedire que Virginia Woolf ou Marina Tsve-taeva sont des femmes mystiques com-me le sont Thérèse d’Avila ouHildegardede Bingen, qui étaient d’une autre épo-que et appartenaient à des ordres reli-gieux. Mon propos serait plutôt de réin-

terroger ce qu’est une expérience mysti-que. Lydie Salvayre dit que les femmesécrivains qui l’ont intéressée écrivent àpartir d’une expérience. On retrouve lamême idée chez lesmystiques: elles écri-vent pour témoigner d’une expérience,une saisie intérieure du Tout Autre quiles a transformées – le Tout Autre, Dieuou l’absolu, selon que cela se passe dansune religion ou en dehors. A partir duXIIe siècle, elles ont été encouragées à lefaire. Leurs écrits nous permettent ainside parler demystique.

En introduisant Virginia Woolf dans ledictionnaire, mon but était de réinterro-ger et de redéfinir la mystique aujour-d’hui. C’est pourquoi j’ai introduit desfemmessujettesàdesexpériencessponta-nées, issues de la «mystique sauvage» deMichel Hulin. Or Woolf, quand elle évo-quesonva-et-viententrebien-êtreetmal-être ouquand elle parle, dans son Journal,de l’expérience de la Réalité qu’elle faitdansuncouventde religieuses, nous tenddespistes.Onpeut se demander si elle n’apas vécu une expérience de la présence àsoi, soit un état d’éveil qu’ont partagéd’autres femmesmystiques.

L. S. Mais ne trouvez-vous pas que c’estabusif, que c’est un forçage du sens defaire entrer Tsvetaeva et Woolf parmi lesmystiques? Et qui peut aggraver cet ordrede la promiscuité dont parle Annie LeBrun, qui consiste à mettre ensemble leschoses les plus disparates qui perdenttout leur sens d’être ainsi amalgamées?Est-ce que ce n’est pas le risque de ce dic-tionnaire en particulier, et peut-être dudictionnaire en général? Faut-il considé-rer commemystique toute aspiration à laverticalité, toutdésird’absolu, toutbesoind’envol?

A.F.Lamystiqueestunmodedeconnais-sance de Dieu ou de l’absolu, capable detransfigurer le monde. En même temps,c’est très compliqué de parler de ce quiéchappeàtoutedéfinition,decequiestdel’ordre de la vie, de l’absolu. Car dès quel’onmet desmots, on revient à la dualité,et donc à des catégorisations. Les femmesmystiques, qui ont écrit, ont elles-mêmeseu recours à lapoésieparceque le langagecommun ne suffisait pas à traduire cequ’elles vivaient. Tsvetaeva ou Woolf onten commun d’avoir voulu traduire unrythme intérieur, proche du rythmedontvousparlez si biendans votre livre.

L. S.Mais est-ce qu’on ne peut pas le diredetoute lapoésie?Cequimegêne, c’estdevoir ces femmes qui se sont tant battuespour dire leur refus de toute catégorisa-tion,quellequ’ellesoit,êtremisedansunecatégorie… Tsvetaeva ne cesse de direqu’elle est une exilée, qu’elle est éloignéede tout esprit d’appartenance, de toutesprit de cercle, ce qu’elle paierad’ailleurstrès cher.«Je ne suis ni nôtreni vôtre», dit-elle, quand Thérèse d’Avila écrit dans unpoème: «Je suis vôtre, je suis vôtre, je suisvôtre.» Tsvetaeva dit que, dans cemondechrétien, les poètes sont des juifs.

A. F. En disant «mystiques», je ne dis pasquelque chose de très différent de vousquand vous dites «folles» : j’y vois uneliberté par rapport à une codificationsociale. L’expérience mystique n’est-ellepas tout simplement une expérience duréel, une présence à soi, un rapport pro-fond à la vie? N’est-ce pas ce qu’on oublieaujourd’hui et que ces femmes fontvibrer?Cequineveutpasdirequecesfem-mes sontdesmystiques.Mais leurs écrits,quitraduisentdesétatsdeconscience,doi-ventnous interroger.

L. S. L’historienMichel de Certeau donneunetrèsbelledéfinitiondumystique:«Estmystiquecelui ou celle qui nepeut s’arrêterdemarcheretqui,aveclacertitudedecequiluimanque,saitdechaquelieuetdechaqueobjet que cen’est pas ça, qu’onnepeut rési-der ici ni se contenter de cela.» Je dis dansmapréfacequ’àcesfemmesécrivainsquel-quechosemanque,etquevivreneleursuf-fit pas. Mais elles ne sont pas pour autantdans un rapport d’union avec le divin qui

les comble. Leur aspiration à l’infini seheurte au fini du monde et fusionner esttoujoursvécucommeundéchirement.

La question du déchirement et de lajouissancen’est-elle pas centrale?

A.F. Lacanparlede« jouissanceau-delà».Chez certaines femmes mystiques, il y aquelque chose de cet ordre-là, une jouis-sance d’être. Woolf parfois parle de cesmoments où elle est réconciliéeavec elle-même: n’est-ce pas un état proche? Tsve-taeva,quiatraversédesévénementschao-tiques, qui a brûlé d’un feu extraordi-naire, est portée par l’amour. Elle me faitpenser à Hadewijch d’Anvers, qui, auXIIIesiècle, a témoignédesonamourpourDieudansdespoèmesd’unérotismetrou-blant. Ou à Thérèse d’Avila, quand elleracontesesextases.Ces femmesécrivainsconnaissent aussi ces états de rupture etcesmoments de réconciliation.

L. S. Il est vrai que Woolf et Plath disentque, parfois, leur écriture coule, qu’ellecourt, qu’elle galope. C’est divin, disent-elles. Elles se sentent puissantes, heu-reuses. Puis soudain le sentiment dunéant, les mots qui tombent dans le vide.Chacunetente,entoutcas,de transfigurerladouleurenécriture. JenesaisquiaditdePlath qu’elle avait fait d’une douleur àl’état pur une poésie à l’état pur. Tsvetae-va, au contraire, ne peut écrire que dansl’amour. L’amour la met dans un étatd’exaltationquila faitchanter,dit-elle:«Ila posé lamain surmon âme.»Voilà, pourle coup, un vers qu’on pourrait trouverdansun écritmystique.p

EmilyBrontë,Marina Tsvetaeva,VirginiaWoolf, Colette, Sylvia Plath,IngeborgBachmann,DjunaBarnes, les héroïnes choisiespar LydieSalvairedans 7 femmes (Perrin, 230p., 18 ¤) ont toutes en commund’avoir fait de l’écritureunenécessité vitale. Assoifféesd’amouroud’absolu – chez elles l’unvalant pour l’autre –, elles sont toutes desintransigeantes, des imprudentes, des entêtées, luttant contre cemondequ’elles dérangent, parfois jusqu’à lamort.

C’est pourprolonger le bonheurque luiprocure la constante relec-turede leursœuvresque Lydie Salvayre s’est peu àpeu intéressée à leurvie, et c’est pour s’être penchée sur leur existencequ’elle découvreque,pour elles, écrire et vivre était une seule etmêmechose. Elle en tire septcourtes biographiesqui emportentdans les «dangereuses corniches»qu’elles ont creusées, avec leurs textes et avec leur vie.p J.Cl.

Femmesextraordinaires

Femmesintransigeantes

Entreles«7femmes»qu’admireLydieSalvayreet«LesFemmesmystiques»réuniesparAudreyFella,unpointcommun:lanécessitéimpérativedetémoigner,par la littérature,del’intensitédeleurvie

Follesd’écrire

Entretiencroisé

Expérience sensible, lamystique est unmodede connaissancedeDieuoude l’absoluque les femmes, dumoins dans la tradition chrétienne,ontprivilégié.Mystique spéculative commechezThérèse de LisieuxetSimoneWeil, oumystiqueaffective, «mystiquede l’amour», commechezMechtildedeMagdebourg, il s’agit toujours, comme le souligne ladirectricedes Femmesmystiques,AudreyFella (Robert Laffont, «Bou-quins», 1092p., 32 ¤), d’une réconciliation, dansunplan supérieur de laconscience, entre cequi semble aupremier abord contradictoire: l’âmeetDieu, le familier et l’inconnu, l’intimeet le ToutAutre, le particulieret l’universel. Ce dictionnaire, pourvud’une introductiongénérale quicerne lesmanifestationsde ces «états extraordinaires», offre de décou-vrir les grandes figures fémininesde lamystique, y comprisdansl’islam, le judaïsmeet les traditionsorientales.p J.Cl.

Audrey Fella et Lydie Salvayre.JEAN-LUC BERTINI/PASCO POUR «LE MONDE»

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Lebesoind’enlacerlesarbres

Denis Podalydèsde la Comédie-Française

Fuséesdel’imagination

«J’ALLAISD’UNTRONCÀL’AUTREet je les embrassais.»AinsiparlaitJocelyn, lehérosdeLamartine.Quittant sademeurenatale, ilétreint ces êtresqui levirent gran-dir et sent leur cœurami«palpitersous l’écorce». Outre-Atlantique,HenryDavidThoreau, lui, enpincepour le chênenain,«apparentéaucoucherde soleil et à toutevertu»et l’enserre en signede fraternitébouleversée.PaulValéryavouedemême,dansLeDialoguede l’ar-bre : « (…) je baisedemes lèvresl’écorceamère et lisse, et jemesensl’enfantdenotremêmeterre». Enfait, la biseauboisdormantestunepratiquequi traverse l’his-toire,depuis les cultes romains jus-qu’auxrites écologiques contem-porains, enpassantpar ladévo-tionchrétienneà l’arbrede laCroix.LaDouceurde l’ombre,nou-velle et foisonnante enquêted’AlainCorbin, permet de ledécouvrir – entremille autresdétails relatifs auxpassions, exu-

bérantesou tristes, qu’ont susci-tées les arbres au fil des siècles.

Dans cette exploration,qui n’ajamais été conduite sous cette for-me, l’historiendu sensible et desémotions est à son aise.HésiodeouMichelet, Virgile ouHugo, sansoublierDante, Ronsardet centautresmoins fameux, le cher-cheur a tout lu, semble-t-il, desinnombrables textes disant ceque les arbres font auxhommes…et réciproquement. L’arbre sidère,tétanise, rassure, fascinepar lemystèrede sa vie ligneuse, susciteune foule de sentiments, de rêve-ries et de coutumes. L’humain legrave, l’incise, le sculpteou levénère. Il s’interroge sur ce quecet existant sans âge apuvoirautrefois, songeà ceuxqui l’ontconnu, imaginequ’il relie lemon-ded’en bas et celui d’enhaut.

Par sa présenceobstinée etmystérieuse, son renouvellementpermanent, sa chair dure, sa verti-calité, l’arbre évoquediversement

l’énigmemêmeduvivant. C’estpourquoi il devient tour à tourobjet de culte ou figure symboli-que, incarnationde la sagesse etdu sacré, ou signedumaléfice etinstrumentdudiable. Allié de tou-tes les rêveries, l’arbre est porteurde tous les affects. Il se fait confi-dent,maîtrede vie, gardiendessouvenirs aussi aisémentqu’il semétamorphoseenprotecteurouenobjet de désir. De ce point devue, chaquearbre est une forêt : ilse démultiplie enune infinité depointsde vue.

Sous-bois savantsCette grandepromenadeà

laquelle convieAlainCorbinn’estpasdestinée à démontrerunethèse. Inutile de chercher, danscette successionde sous-boissavants, une leçon circonscrite. Jecroispourtant qu’unenseigne-ment s’endégage: ce quinousémeut, nous transportede terreuroude joie, nous fait pleurer, rire

ou trembler, cene sont jamaisdirectement les choses, objetsréels oudonnéesde la nature. Cesontnos représentations, lesidées quenousnous faisons, lesimaginationsquenous élaborons.Epictète le savait déjà: «Ce quitrouble les hommes, ce ne sont pasles choses, ce sont les jugementsqu’ils portent sur les choses.»Celivre fait comprendreautrementla portéede cette antique évi-dence. Ce qu’embrasse Jocelyn, cene sont pas des troncs,mais desnostalgies. Ce quevénèrent lesrites, cene sontpas devieilles sou-ches,mais des croyances. Autre-mentdit, personnenemarchesimplementdansune forêt,maisau seind’unemultitudede repré-sentationsdes arbres. p

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Histoirenaturelledel’Allemagne

Le feuilleton

LaDouceurde l’ombre.L’arbre, source d’émotions,de l’Antiquité ànos jours,d’AlainCorbin,Fayard, 358p., 23¤.

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

L’Inconstancede l’espèce(DerHals derGiraffe),de JudithSchalansky, traduit de l’allemandparMatthieuDumont, Seuil, 224p., 22 ¤.

Roger-Pol Droit

LEPERSONNAGEque toujours je recherchedans lesœuvresdeRaymondRousseln’est autrequeRaymondRoussel lui-même(1877-1933), extravagantpoètequi vécutaumilieude sonpropredécor, nevoyantdumondeque l’immense toile imaginairedont ill’enveloppait.

Il ne trouva jamais la gloireofficielle,mais il est devenu inoublia-ble. Breton,Aragon,Desnoset Leiris faisaient la claqueauxadapta-tions théâtralesqu’il tirait de ses romans. Roussel, héritier immen-sément riche, louaitun théâtre, s’offraitd’excellents acteurs, costu-miers, décorateurs,payait tout,mettait en scèneune forêt vierge,desbêtes sauvages, desnavires, desocéans, des foules – il y avaitvraiment foule sur leplateau,quantité degensquine savaientqu’y faire, ne comprenaient rienà ce qu’on leurdemandait, peuimportait.

Il se ruinait consciencieusement,achetait jusqu’auxplaces elles-mêmes si onne les vendaitpas, assistait à son ratageenmajesté.Il faisait construire aumilieuduparterreunepetite estrade surlaquelle il se juchait, de sorteque lepublic pouvaitdirectements’adresserà l’auteur, etne s’enprivaitpas. Car lespièces faisaientdes fours si retentissantsqu’ils équivalaient àdes triomphes.Ons’y battait, on criait augénie, au scandale, les surréalistesétaientprêts à endécoudre; luine savait au juste cequ’ils lui voulaient,mais s’en réchauffait. Ilmontait sur scène, proposait des imita-tionsde gensqu’onne connaissaitpas, la soirée tournait àla confusion.

Le lendemain,on tâchaitde rejouer, il payait encore, onannulaitles soirées suivantes, il se lançaitdansuneautrepièce.Onvantapourmieux lesmoquer et enfoncer leurauteur lesdevenus célè-bres«rails enmoudeveau»d’Impressionsd’Afrique (1909).Desphotosde ces tableauxvivants sont encorevisibles. Le spectacle estabsolument improbable. Si onm’engageaitdansun tel projet,j’avoueque je ne saurais que répondre.

L’inventionde l’alexandrinplatQuel caractère! RaymondRoussel vivait dansunemaison

magnifiqueavecgrand train. Enchaînait à la suite les trois repasdela journée, sous l’œil éberluéd’invitésquine s’attendaientpas àpasser sixheures à table.Michel Leiris enfant le voyait débarquerchez lui et demeura fascinépar l’ami excentriquede sesparents,ses imitations, ses pitreries,mais aussi par les fuséesde son imagi-nation, la grâcede sesmanières, sa bonté, sonenthousiasme.Rous-sel inventa l’alexandrinplat.Unephrase simple, pauvre,maisdedouzepieds. Admirable. Parfois jem’y essaye, et c’est très difficile.

J’ai lu, abandonné, relu, arrêté, repris la lecturedes romans, despièces, encouragépar cequ’onendisait – Leiris, Foucault, Breton,Caradec, auteurd’une extraordinairebiographie (Fayard, 1972) –, etdenouveau je calais.Nonque ce soit fastidieux. Si, unpeu.Mais jerêvais, je voyaisnon lapièce,mais la représentationde la pièce,non lespersonnages,mais la soirée fantasque, les réceptions, samèrequi fut tout, ses frasques, ses amours, sonvoyageen trainautourdumonde. Façondeparler: il avait unwagonaménagéqu’il nequitta pas etne vit jamais riende ses propresyeux.

Je vois sondernier séjouren Sicile, son suicide, j’y suis, je joueson rôle. C’estunprojet que j’ai,mais c’estun rêve, çane se ferajamais et c’estpeut-êtremieuxcommeça: jouerRaymondRousselsous ladirectiond’AlainResnais, tout en studio, avecmon frèreBrunoaussi, parceque je sais que je n’amuseraisprobablementque lui, en jouant ce fastueuxroi de l’échec.

Aujourd’hui, en remerciantAnnie LeBrunetPatrickBesnierpour cette édition, je plongemesyeuxdans le kaléidoscopede cethéâtreànepas jouer.p

La vie est née dans l’eau. Lente-ment, la cellule originelle s’estcomplexifiée, de gluants fila-ments enont rencontréd’autreset un organisme élémentairemais euphoriquea commencéà

frétiller dans ce bassin bourbeux. Aprèsavoirdérapéplusieursfois (jeprésume), ilaréussi à se hisser sur la rive en prenantappuisursestentaculesquisontalorsdeve-nus des pattes. L’abjecte créature a pour-suivisaprogressionet,aprèsbiendesmuta-tions sur lesquelles nous fermerons lesyeux, l’homme enfin accompli a pu courirfaire l’emplette d’un maillot de bain etretourneràlapiscine.Magnifiqueaventurede lavie,miraclede l’évolution,etdirequ’ilse trouve encore des sceptiques pour dou-terqu’uneœuvresiparfaitementconduiteetboucléeobéisseàunplandivin!

La littérature gagnerait à s’intéresserdavantage à la biologie. Elle y trouveraitmille récitsdéjà constitués,du romaninti-miste à l’épopée, avec de palpitants sus-penses, d’audacieuses combinaisons, descombats titanesques, demacabres décou-vertes, de sanglants dénouements. Et en-core, des grandeurs et décadences, dessplendeursetmisères,d’irrésistiblesascen-sionset d’inexorablesdéclins: tout y est.

L’Allemande Judith Schalansky, née en1980, l’a bien compris et, même si sonroman s’intitule L’Inconstancede l’espèce,le talentqu’elle y déploie, sans affectationmais avec une maîtrise que l’on n’atten-daitpasnécessairementdel’arrière-petite-filled’unprotozoairecilié, suffiraità justi-fier cette longue et souvent terrible his-toire. Son livre réussit en effet à être à lafois un état des lieux de la nouvelle Alle-magne, une réflexion acide sur l’école etl’adolescence, un portrait de femme etune étudede cas concrets illustrant l’éter-nel struggle for life selonDarwin.

Le collège-lycée Charles-Darwin, tel estd’ailleurs le nom de l’établissement danslequel Inge Lohmark enseigne la biologieet l’éducation physique. Il est situé dansune petite «ville de l’arrière-pays de laPoméranie-Occidentale (…). On voyait en-core trèsbienqu’onétait à l’Est. Cela se ver-rait encore dans cinquante ans». Les élè-vessontrares.Larégionsevidedeseshabi-tants. Jadis, « il n’y avait rien de pire quel’exil (…). De nos jours, c’est pour les vei-nards». Le livre est écrit à la troisièmeper-sonne et, cependant, tout y est perçudepuislepointdevuedesonhéroïne,revê-cheenseignantede55ans,mariéeàunéle-veurd’autruchesque le lecteurnerencon-trerapas,etquiobservelemondeàtraversla grille de sa discipline implacable :«L’homme est un événement fugace àbase de protéines. Un animal certes tout àfait étonnant qui avait envahi cette pla-nètepourunebrèvepériode (…).Desmachi-nes en fonctionnement. Des oscillationshormonales. Des réactions chimiques (…).

Engoncés dans le drap de la causalité, leMoi comme illusionneuronale.»

Inge Lohmark est sans pitié, sans émo-tions. Tous les événements qui se produi-sentdanssavie,elle lesréfèreauxloisdelanature. Ses collègues et ses élèves sontautant de types de la faune humaine :«Chaqueorganismeavaitunnomusuel etun nom de famille : espèce, genre, ordre,classe.» L’écriture de Judith Schalanskyprocèdeparassertionscourtesetpéremp-toiresquipourraient finirpar lassersi l’on

n’en percevait l’ironie sous-jacente, diri-géecontrel’arrogancescientifique, la foliede la taxinomie et, en somme, ce rêve decontrôleetd’organisationquidevientclai-rement ici l’allégorie du pouvoir commu-niste au tempsde son règne.

Le livreparsaformeévoqueunmanuelde sciences naturelles. On y trouve desillustrations délicieusement surannées,chaque page porte en haut à droite unemention thématique: MODALITÉS D’AC-COUPLEMENT, LOISDEMENDEL, PARASI-TISME,MATURATIONDES GONADES, etc.Cependant, une histoire prend corps, lespersonnages existent. La rage froide duprofesseur ne parvient pas à les vitrifier

totalement. Il y a Ellen, le souffre-douleurde sa classe, Annika, la bonne élève qui aréponse à tout, ou encore Erika, nym-phette mélancolique qui finit par émou-voir etmêmepar troubler l’enseignante,àson cortex défendant : «L’engouementétait lefaitd’undébordementimmatureetdévoyé des sentiments, une exaltationd’origine hormonale. » Inge Lohmarkavait si bien su se garder jusqu’ici de cesaffects dégoulinants que sa propre fille,Claudia, exilée aux Etats-Unis, semblel’avoir oubliée et que son mari trouvedavantage de compréhension auprès deses autruches, pimbêches agressives etstupides qui cependant le considèrent aumoins commeunmâle dignede ce nom.

Inge est une femme seule, menacée delicenciement par son proviseur en raisonde labaissedeseffectifsetde sesnégligen-ces pédagogiques. Elle se coupe peu à peudumonde. Etrange science du vivant quiconduit à la misanthropie: «Ce cerveaubien tropvolumineux (…), surdimensionnécomme les bois dumégacéros de l’époqueglaciaire (…). Une malédiction. Une im-passe.»Nonmoinscaustique,JudithScha-lanskyretournesursonhéroïnelemicros-cope que celle-ci braque impitoyable-ment sur ses semblables et esquisse avecce portrait une très convaincante théoriede l’évolutiondumatérialisme.p

Chroniques

Unemaîtrise quel’on n’attendait pasde l’arrière-petite-filled’un protozoaire cilié

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Œuvres théâtrales. Impressions d’Afrique, LocusSolus, L’Etoile au front, La Poussièrede soleils,deRaymondRoussel,édité parAnnie LeBrun et PatrickBesnier, Pauvert, 856p., 42 ¤.Signalons, dumêmeauteur, la parutiondeLaDoublure,Gallimard, «L’Imaginaire», 196 p., 8,90¤(lire LeMonde.fr/livres).

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MonPoche

Philippe-Jean Catinchi

Mon enfance, cesont des sou-liers mouillés,des troncscassés/Tombésdans la jungle,

décorésparles lianes.C’estladécou-verte du vent et du feuillage.» Cesquelques vers du Chilien PabloNeruda (1904-1973) pourraientêtre lamatrice du Rêveur. C’est enfait une anecdote anodine– l’échanged’unepommedepinetd’unmouton en peluche à traversle trou d’une palissade entre unenfantmalingreetuninvisiblevoi-sin – qui a décidé la romancièrecalifornienne Pam Muñoz Ryan à

tenterdecerneretderacontercom-mentle jeuneNeftaliReyesBasoal-toestdevenuleplusfameuxpoètelatino-américainduXXesiècle.

Immergée dans l’œuvre de cegéant que couronna le prix Nobelde littérature 1971, elle a perçudans la prose et les vers deNerudale rythme de la pluie qui baignait

son enfance à Temuco, dans cetterégion d’Araucanie, au Chili, dontles occupants indigènes, lesMapuches, sont inexorablementrefoulés aux confins les moinshospitaliers.

Elle a humé, dans les envoléeslyriques qui célèbrent la grandeforêt, la résine de pin, la violencede l’humus et la fragrance entê-tante desmousses. Elle a tressailliaux éclats craquants et vifs com-me une carapace de scarabéed’unephrasequi jouedufluxetdureflux comme une mer inépuisa-ble. Elle a chavirédevant la plaintesourde comme un solo d’harmo-nicaquipeintenempathieunpay-sage trop vaste pour qu’on ima-gine le dominer.

De làestnéLeRêveur,évocationde l’enfance de Neruda qui estaussi une formidable introduc-tion à l’œuvredupoète et à sa per-ception du monde. Imaginez un

enfant chétif,embarrassé par unbégaiement quil’isole,mais à l’affûtde tout ce qui l’en-toure, voyant deve-nant visionnaire,écrasé par la figured’un père qui mène

son monde au rythme stridentd’un sifflet de cheminot.

Certes sa «mamadre» –belle-mère aimante qui a su remplacersa mère, morte peu après sa nais-sance à l’été 1904 –, ses frère etsœur, Rodolfo et Laurita, commeles livres qu’il dévore, l’aident àsupporterbrimadeset injonctions

qui pleuvent sur cette «tête vide»,cet«hurluberlu», ce«distrait»quin’est bonqu’à rêvasser…SononcleOrlandosurtout, idéaliste impéni-tent qui a créé un journal pourdéfendrelesnotionsgénéreusesethumaines que les puissantsbafouent, sera son héros. C’est luiqui publie le premier texte dujeune écrivain, lui donne unechance d’échapper à un destinordinaire et lui apprend, en refu-sant de céder au feu du désespoirquand tout s’effondre autour delui, à ne retenir que la braise pro-pre à offrir d’autres incendies.

L’enfant qui apprivoise lesmots comme la nature n’a sansdoute entrevu qu’une fois, lors desa première expédition, le mythi-quechucao,ceminusculeetinvisi-ble oiseau dont le «cri surpassaiten puissance tous les autres bruitsde la forêt»,etquia l’ambiguprivi-lègededire le sort, fasteounéfasteselon qu’on l’entend sur la droiteou sur la gauche.Mais la certitudequ’ilengarded’accomplirsondes-tin par la langue et la magie desimages qu’elle offre est acquisedès cemomentde grâce intime.

Pour partager le monde dujeune Reyes, devenu Neruda parréférence au poète tchèque JanNepomuk Neruda (1834-1891),Pam Muñoz Ryan a pu compter

sur le concours du Praguois PeterSís, prix Hans Christian Andersend’illustration 2012 – une sorte deNobel dugenre!

Il est des magies souverainespuisque la délicatesse du trait deSís,couranttoutaulongdelaparti-tion du récit, peint autant d’hori-zons où mots et formes, saynèteset rêveries, assurent le triomphedupoète.p

Journal,deFranzKafkaaLe Livre de poche, «Biblio», 674p., 9,60¤.«Parmimes livres de chevet, ces livres qu’onrelit, nond’une traitemais parpassages, figu-rent la correspondancede Flaubert et deGeorge Sandainsi que le Journalde FranzKaf-ka. Il se prêteparticulièrementbien à cet exer-cice. Chaque soir, on peut se plonger dans lecompte rendud’une journée, et s’ennourir.

J’ai rarement luquelque chose d’aussi puis-sant, d’aussi original, tellementhonnêtedansla compréhensionde soi, des gens, des cho-ses. Kafka, c’est l’écrivain immobile, le con-traired’un aventurier à la JosephConrad. Sonjournalprend fin en 1924, l’annéede samort.Amesure que son état physiquedécline, sonesprit s’élève. Toute sonœuvre est excep-tionnellemais, là, il instaure entre l’auteur etson lecteur – deuxpersonnesquine seconnaissentpas –un sentiment d’intimitéquepeud’autres romanciersm’inspirent,hor-mis Tchekhovet Carver.

Ilm’est arrivé de rentrer chezmoi épuiséet d’éprouverune formede jouissancepouravoir lu quinze lignes. “Il est impardonnablede voyager etmêmede vivre sansprendre denotes. Sans cela, le sentimentmortel de l’écou-lementuniformedes jours est impossible àsupporter.” “Aujourd’hui, je n’osemêmepasme faire de reproches. Criés à l’intérieurde cejour vide, leur écho vous soulèverait le cœur.”

Chaquephrase chez lui donne le sentimentd’uneperceptiondumondeunique,d’unedéconcertanteoriginalité. La dépressionpuislamaladie ajoutées à son intelligencehorspairdonnent l’étrange sentimentd’unaccom-plissementqu’il sera le seul à ne jamais accep-ter. C’est une expositionde soi dont je seraisincapable. J’ai pour luiune immenseadmira-tion. Je pourrais faire tout ceque je veuxenlittérature, je sais que je nepourrais jamaisatteindre cedegré d’intelligence.»aLe dernier ouvrage paru deMarcDugain estAvenue des géants,Gallimard, 2012.

Cavaleauborddel’eauPoursondeuxièmeroman, IngridAstiermetlabrigadefluvialedeParissurlestracesdedrôlesdebraqueurs-tueurs.Sec,préciset lumineux

j e u n e s s e

Il faut toujours se fier à la premièrephrase. Elle donne le « la » d’unroman, qu’il soit noir ou d’une autrecouleur. Angle mort, le deuxième

livre d’Ingrid Astier publié dans la «Sérienoire», commence par : «Les armes, c’estcomme les femmes, on les aime quand onlestouche. J’yai touchétrèstôt– auxarmeset aux femmes.»Voilà une accroche qui atoutd’uncrochetaufoie…D’emblée,onsedit que cette jeune femme de 36ans,normalienne et gastronome – elle estl’auteurd’ouvragescommeLaCuisine ins-pirée (Agnès Viénot, 2007) – n’a pas froidaux yeux. Et l’on plonge avec gourman-disedanscette(épaisse)enquête,quisedé-roule entre Aubervilliers et Paris, du21juin au 14juillet 2011.

Il y est question d’un braqueur, Diego,qui habite avec son frère, Archibaldo, ditArchi, une «hacienda» délabrée d’Auber-villiers ; d’une trapéziste, Adriana, bellecomme le jour, leur sœur ; de deux com-mandants de police, Jonathan Desprez et

Michel Duchesne – une galerie d’indivi-dus tous plus improbables les uns que lesautres ; ou encore de Rémi Jullian, plon-geur de la brigade fluviale, puisqu’onretrouvedansAnglemort lesmembresdecette escouade, que l’on avait déjà pu ren-contrer dans le premier roman d’IngridAstier, leformidableQuaidesenfers (Galli-mard, 2010)…

Les uns vont chercher à échapper auxautres lors d’une traque impitoyable,après qu’ils ont sauvagement tué lepatrond’unPMUàcoupsdebattedebase-ball pour lui voler sa recette de 30000

euros.Une intrigue simple qui sertavanttoutàapprocherauplusprèsde la vérité des personnages.

Le soin des détails et, plus sûre-ment encore, le style sec et précis,qui transforme une course-pour-suite sous le tunnel duport de l’Ar-

senalenuneépopéeeffrénéeetune scèned’amourdans la salle desmachines d’unepéniche en une tragédie classique, con-fèrentà l’ensembleunecouleur trèsparti-culière. En voulant sonder l’envers dugrand banditisme, Ingrid Astier a réussiunroman, certes ambitieux,mais surtoutlumineux.p YannPlougastel

LesjeunesannéesdePabloNerudafontunrécitmerveilleux

L’enfantquideviendrapoète

Avantqu’ilnepuissereposerenpaix

p o l a r

LeRêveur(TheDreamer,dePamMuñozRyanet Peter Sís(illustrations),traduit del’anglais(Etats-Unis) parPascaleHoussin,Bayard Jeunesse,430p., 15,90¤.

MarcDugain, écrivain et réalisateur

Apollinariaune passion russe

CapucineMotte

Janvier 1861, universitéde Pétersbourg : la jeune

Apollinaria Souslova, filled’un serf émancipé, rencontre

Fédor Dostoïevski. Elle rêved’une carrière littéraire, il lui

promet de l’aider, sans imaginerqu’elle deviendra sa muse.

©D

R

Anglemort,d’IngridAstier,Gallimard,«Sérienoire»,526p., 19,90¤.

Certitude du garçond’accomplir son destinpar la langue et lamagiedes images qu’elle offre

Dequoi estmort PabloNeruda, le 23septembre 1973, douzejours seulementaprès le coupd’Etat qui portaPinochet aupouvoir? Aggravationdu cancerde la prostate, selon le cer-tificat de décès, ou éliminationpolitique, comme l’affirmel’assistantdupoète,ManuelAraya?Desdeux thèses, uneseule résistera auxanalyses commandéespar le jugeCarro-za, et pour lesquelles la dépouille dupoète, enterréedans lejardinde lamaison-muséede IslaNegra, a été exhumée le7avril. PabloNeruda s’apprêtait à gagner leMexiquepouryalerter l’opinionmondiale contre le putschqui venait derenverserAllende. L’«opportune» disparitionde l’écrivain-diplomatea toujours suscité la suspicion.Verdict à suivre,mêmesi l’actualité dupoète reste sonœuvre.Ph.-J. C.

de chevet

Mélangedesgenres 90123Vendredi 19 avril 2013

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Frédéric Keck

Pudique» : c’est l’adjectif qu’ilemploie. Michel Naepels vou-drait que l’anthropologuereste pudique quand il écritsur les conflits. Critiquant ladouble tentation d’esthétiser

laviolenceoudecompatirdevant la souf-france, ilproposeuneécriture«déflation-niste», qui décrive précisément les faitsdans leur singulière brutalité. Il le sug-gère dans Ethnographie, pragmatique,histoire (Publications de la Sorbonne,2011). Ce souci d’écriture est égalementprésent dans son nouvel ouvrage, Conju-rer la guerre, que l’on peut d’ores et déjàconsidérer comme l’un des grands livresde ladiscipline. Voilàqui justifiait de ren-contrer cet auteur, représentatif, à 47 ans,d’une nouvelle génération d’anthro-pologues.

«Pudique» : le terme convient bien àMichel Naepels. De fait, on saura peu desraisons personnelles pour lesquelles il aétudié pendant vingt ans une communede Nouvelle-Calédonie. L’exotisme, laquêted’altérité,cen’estpasdanssonvoca-bulaire. Il évoque plutôt une «rencontreintellectuelle» à travers « l’étude scolairede l’Essai sur le don, de Marcel Mauss»(1925),quiétaitauprogrammedesclassespréparatoires littéraires. «J’ai particuliè-rement accroché avec ce type d’écriture.Ç’a été l’occasion de lire Les Argonautesdu Pacifique occidental, de BronislawMalinowski [Gallimard, 1963], l’Introduc-tion à l’œuvre de Marcel Mauss, de Lévi-Strauss [PUF, 1950]. J’ai pu avoir un rap-port non scolaire à cette discipline. Aprèscela, j’étais décidé à devenir ethnologue.»

Al’Ecolenormale, ilestattirépar laphi-losophie, pour la rigueur avec laquelleelleapprendà lire les textes. Sespremiersmaîtres, le philosophe Etienne Balibar etl’anthropologue Emmanuel Terray, le

conduisent, dans le sillage dumarxisme,à considérer le conflit comme «un lieu depensée». A l’Ecole des hautes études ensciences sociales (EHESS), il suit le sémi-naire de Jean Bazin et Alban Bensa, quil’encouragentà sepencher sur la réformefoncière en Nouvelle-Calédonie. «Je vou-lais étudier une situation contemporaine,etnonpas reconstruireunmondeperdu.»

C’est en 1991 queMichelNaepels arrivedans la commune d’Houaïlou, peupléed’environ4000habitants.Troisansaprèsles accords deMatignon, qui ontmis fin àune période de lutte indépendantiste, laNouvelle-Calédonie est repassée du cœurde l’actualité auxmargesde lamétropole.Maisl’anthropologuevoit leconflitpersis-terdans laréformefoncière: la redistribu-tion des terres exprime des tensionsissuesde la colonisation. Pour en saisir lesenjeux, il lui faut gagner la confiance degroupes familiaux rivaux, entendre leursrevendications, reconstituer la série desévénements qui forment une situation.Son récit est publié sous le titre Histoiresde terres kanakes (Belin, 1998).

«Histoire» : Michel Naepels ne cessed’accrocher l’anthropologie à cette disci-pline, sous desmodalités diverses. Il a di-

rigé trois numéros spéciaux de revues(Critique, Les Annales et plus récemmentL’Homme) quimontrentque l’histoireestunedes «frontières» avec lesquelles l’an-thropologie peut se confronter pour serenouveler. Il se démarqueainsi de la tra-ditionstructuraliste issuedeClaudeLévi-Strauss, pour qui l’anthropologie est larivale de l’histoire, qui prétend égale-ment décrire l’homme en général en par-

tant des traces du passé plutôt que de larencontre avec d’autres sociétés.

De fait, Michel Naepels pratique àHouaïlouletravaild’historien,encomplé-tantsesentretienspar la consultationdesarchives. Proche de la «microhistoire», ilfocalise sonétudesur les«disputesauvil-lage» en tant qu’elles révèlent les rap-ports sociaux : «Le choix d’une échellelocalisée,s’il comportelerisqued’unemyo-pie à l’égard de phénomènes plus globa-lisés, permetd’accéderà tous lesacteurs etdemaîtriser toutes les sources.»

Son nouvel ouvrage, Conjurer laguerre, propose un autre usage de l’his-toire. Il ne s’agit pas seulement de passerdes conflits fonciers à une multituded’autres conflits (d’ordre familial, politi-que, religieux…), mais aussi de saisir deséchelles temporelles différentes dans unmême lieu. On trouvera ici en effet desrécitssur ladévorationcannibaledecher-cheurs d’or, prétexte de la premièrerépression française en 1856, la remise de«pierres de guerre» aux missionnairesdans les années 1930, une chasse aux sor-cières en 1955. L’anthropologue recoupeles sourcesorales et écrites, tentededaterprécisément les faits, restitue au plusprès les contextes dans lesquels se sontdéroulées des actions violentes.

Peut-on dire pour autant que MichelNaepels est passé d’un usage relativiste àune conception positiviste de l’histoire,qui chercherait la «réalité»de cequi s’estpassé?Nullement, car il reste attentif à lapart de silence qui entoure l’archive : il

sait que les sources ne disent rien dupointdevuedes femmesetdes enfants. Ilconstate à quel point les chefs de villagequ’il a interrogés de leur vivant apparais-sent sous un autre visage dans les archi-ves écrites. Pas de privilège ici de l’écritsur l’oral : l’un et l’autre forment un récitdiscontinu sur plusieurs plateaux, aveceffets de résonance. Comme l’entretien,l’archive est l’effet d’une rencontre sensi-

ble, qui se manifeste dans son«grain» ou sa «pulsation».

Si laguerreest le fil conducteurdecette histoire, il ne faut donc pas yvoir une clé de lecture : « Je n’ai pascherchéà penser la guerre en généralcomme modalité d’action humaine,ni la guerre kanak comme un ethosculturel qui changerait lentement.J’ai cherché à penser des situationsdans lesquelles ce registre d’actionétait mobilisé. De fait, certaines de

ces descriptions se font écho. Il y a ce queWittgenstein appelle des “airs de famille”entre le XIXesiècle et le XXesiècle sur tel outel point, mais j’ai essayé de suspendre laquestion de la continuité et j’ai évacuécelle de la causalité.» Et si l’ethnologueesquissedesrapprochementsentre lavio-lence des villages kanak et celle des ghet-tos de New York décrite par l’ethnologuePhilippeBourgois, ou celle de la cité grec-que analysée par Nicole Loraux, il se re-fuse à systématiser la comparaison.

Est-ce pour cette raison qu’il a changéde «terrain»? Michel Naepels travaille àprésent sur les situations de sortie deguerre en République démocratique duCongo,dansuncontextecolonialradicale-ment différent, celui des mines du Ka-tanga. « J’essaie de penser la façon dont,dans une situation de paix, les gens fabri-quent de la temporalité avec l’épreuvequ’ils ont eue de leur vulnérabilité.Qu’est-ce que ça fait à des rapports sociauxd’avoirétéà cepoint secouéspardes guer-res?»Respecter lasingularitéd’unesitua-tionenétantportéparunequestionintel-lectuelle, laisser le lecteur découvrir des«airs de famille» entre des actions vio-lentes sans les lui imposer, c’est aussiunefaçon de rester pudique.p

MichelNaepels

Extrait

Conjurer la guerre.Violence et pouvoiràHouaïlou(Nouvelle-Calédonie),deMichelNaepels,Editionsde l’EHESS,«En temps& lieux», 286p., 23 ¤.

«Il a dit : “Va vite, va vite soufflersur le tutu (la conque), parce qu’ily a unvoilier qui rentre dans lapasseavec les gens deCanala, ilsviennentpour tuer les deuxchefs.” (…) et là il a soufflé sur laconque.Normalement les genssavent, c’est codifié, quand le tutusouffle là, ça veutdire qu’il y a desgensqui rentrent dans la passe enbas.Donc quand il a soufflé, toutde suite les guerriers qui sur-veillent la passe ont couru versleurs pirogues, et ils sontmontéssur la pirogue, ils se sont dirigésvers la passeavec lesmédica-ments, ils ont fait lesmédica-ments. Lesmédicaments qu’ilsont faits, ils ont fait le brouillard,donc ils ont provoqué lebrouillard; ça fait que quand levoilier est rentré dans la passe deHouaïlou, ils n’ont rien vu quoi,c’était couvert de brume. Et lespirogues sont venues, sont arri-vées, ils ont abordé le bateau, ils

sontmontés puis ils ont tué tousles gens qui étaient à bord, lesgensde Canala avec les Blancsqu’il y avait là quoi. Et puis ils ontamené les corps, et puis ils ont faitun four là-bas, tu vois l’église deNékwé, il y aun grand four der-rière la chapelle, ils ont fourrétous les gens. Quand ils ont fini lefour, ils ont emmené (les corps) enbas chez Félix, le vieuxNépörö, etlà ils ont fait les parts à partager.Quand ils ont fini departager là,ils sont descendus chezmesdeuxpetits frères (les deux fils deGil-bertNépörö), là lamaisononappelleKa-öi, l’alléeKa-öi, ça veutdire c’est le lieu où onmange, etils les ontmangés là dans l’allée,ils ontmangé les gensde Canalaavec les Blancs qui étaientvenus.»NarcisseKaviyöibanu, extraitd’entretien, septembre1995.

Conjurer laguerre, pages17-18

Pendantvingtans, lechercheuraenquêtéenNouvelle-Calédonie,mêlantentretiensetrecherchehistorique.Ilenrésulteungrandlivre,«Conjurerlaguerre»,derrièrelequelsonauteurs’effacevolontiers

Pudiqueanthropologue

GuerreetcolèreÉCRIREL’HISTOIREd’une localitécommesi elle était unpointd’entrée sur des phénomènesmondialisés: c’est ce que faitMichelNaepels avec la commu-nedeHouaïlou, enNouvelle-Calé-donie: les fluxd’or californienoudebois de santal polynésiensemêlent auxpoints devue desexplorateurs, desmissionnaires,mais aussi des administrateurscoloniaux; ils se nouent auxpra-tiques répressivesou institution-nelles venuesd’Algérie.

Le fil conducteur? La guerre.Nonseulement la guerre colo-niale, poursuiviepar lesmoyensde l’éducation et de l’hygiène,mais aussi la guerre entre leschefferies locales, instrumenta-liséepar les colonspour asseoirleurpouvoir, et finalementretournéecontre eux. Il s’agit decomprendre ce qui se joue là, àchaque fois.

«Laguerre, dit le Canaque,c’est l’affaire de chacun, c’est l’ef-fet d’une colère que l’on gonfle ensoi.»MichelNaepels cite ce pro-posdumissionnaire et ethnolo-gueMaurice Leenhardt(1878-1954), qui a comme lui étu-diéHouaïloupendant vingt ans.Mais alors que Leenhardt, em-preintde la philosophiede sontemps, postulaitune «mentalitékanak»qu’il s’agissait de conver-tir à lamodernité occidentale,selonun schémaévolutionniste,Naepels, lui, découvreunautrerapport entre guerre et colère.Les éclats de cette colère, il les faitentendredansdes séquenceshis-toriques éclatées, singulières.

La guerre est ainsi toujours«conjurée», écrit l’ethnologueencitantMichel Foucault : différéepour éviter le débordementdeviolence, ellemenacede revenir,commeun complot ourdi dansl’ombre.Guet, attente, coup four-ré: c’est toute la grammaireduconflit qui est restituée, avec uneadmirableprécision, dans cetouvragepassionnant.p F.Ke.

1966MichelNaepelsnaît à Paris.

1991Premier séjourenNouvelle-Calédonie.

1998 Il publieHistoires de terreskanakes (Belin) et entre auCNRS.

2011Premier séjour auCongo-Kinshasa. Il est élu à l’EHESS.

Rencontre

BRUNO LÉVY POUR «LE MONDE»

L’auteur recoupeles sources oraleset écrites, tente de daterprécisément les faits,restitue au plusprès les contextes

Parcours

10 0123Vendredi 19 avril 2013