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Alep, un front sans espoir prière d’insérer L’odyssée deGonçaloTavares L’écrivain portugais invente, avec «Un voyageen Inde», la grande épopée de notre temps. Rocambolesque et philosophique Jean Birnbaum 10 aLe feuilleton Eric Chevillard entend le discours de Mathieu Larnaudie 12 aRencontre Avraham B. Yehoshua, vieil homme au sein 23 aGrande traversée Les sciences font de la littérature. Entretien avec Cédric Villani J our après jour, c’est fou l’indifférence qui écrase l’in- différence qui bâillonne l’indifférence qui étouffe le carnage d’Alep. Certes, les massacres font régulière- ment la « une » des journaux. Certes encore, la cascade des communiqués officiels vient rappeler la réprobation des gouvernements. Certes enfin, chacun d’entre nous est horrifié par l’atrocité des crimes commis. Mais, si le cauchemar syrien suscite l’effroi et la pitié, il ne déclen- che ni manifestations citoyennes ni mobilisations mili- tantes d’envergure. Pourquoi ? Une réponse se trouve dans les écrits du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937), dont les éditions Rivages publient un beau recueil de textes, en poche, sous le titre Pourquoi je hais l’indifférence (traduit et pré- facé par Martin Rueff, « Petite bibliothèque », 208 p., 8,65 ¤). Pour l’écrivain marxiste, « l’indifférence est le poids mort de l’histoire », et l’élan de solidarité envers les opprimés constitue une expérience indissociable de tou- te vie vraiment humaine. Or, à ses yeux, un tel élan se fonde d’abord sur un mouvement d’identification à ceux qui luttent contre l’injustice. « Dans la vie politique, l’activité de l’imagination doit être illuminée par une for- ce morale : la sympathie humaine », précise-t-il ailleurs. C’est cette projection morale et charnelle, cette « ima- gination dramatique » qui conduisent à faire siens des combats menés à l’autre bout du monde, hier dans l’Es- pagne franquiste, il n’y a pas si longtemps dans l’Algérie coloniale ou en Amérique latine. A chaque fois, il sem- blait possible de soutenir un camp contre un autre, quit- te à prendre le risque de quelques rudes désillusions… Mais aujourd’hui, mais en Syrie ? A qui s’identifier, sinon aux seuls civils, enfants, femmes et hommes désarmés, pris au piège d’une guerre dont l’espérance d’émancipa- tion semble de plus en plus absente ? Quand l’idéal s’éclipse, l’indignation étouffe, l’indifférence menace. Quand l’espoir manque à l’appel, seuls demeurent l’im- puissance et l’épouvante. p 7 aHistoire d’un livre Moi, Jean Gabin, de Goliarda Sapienza 45 aLittérature Jim Harrison, Catherine Mavrikakis 9 aEssais Marcel Mauss : pour en finir avec le don 11 aBande dessinée Qui a volé La Grande Odalisque ? 6 aForum Pour ou contre Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, de Jennifer Egan Alexandre Lacroix journaliste et écrivain E ssayez d’imaginer un roman qui enchaîne les péripéties drolatiques au même rythme qu’un des premiers albums de Tintin, et dont le contenu intellec- tuel soit aussi dense que les Recher- ches philosophiques de Ludwig Wittgenstein. Impossible ? C’est pour- tant l’exploit que vient d’accomplir, avec Un voyage en Inde, Gonçalo M. Tavares, prodige de la littérature portugaise né en 1970. Comment s’y est-il pris ? A l’origine de ce roman, qui s’impose comme l’une des œuvres les plus marquantes de la littérature européenne récente, il y a un défi : Tavares a voulu écrire une épopée, en vers libres, sur notre épo- que. Le genre épique ne semble pour- tant pas le mieux indiqué pour affron- ter les enjeux du XXI e siècle. D’abord, parce que nous vivons en paix et que, dans nos démocraties vieillissantes, il n’y a guère d’occasions d’héroïsme. Ensuite, parce que nous avons tendan- ce à saisir notre réalité à travers les catégories de la sociologie ou de la psy- chologie, là où le style de l’épopée interdit ce type de descriptions. Cepen- dant, ce qui intéresse Tavares dans cette forme, c’est surtout l’interroga- tion métaphysique inquiète qui la sous-tend. La grande affaire de L’Odys- sée est de comprendre, à un moment- charnière de l’Histoire – invention de l’écriture alphabétique en Méditerra- née, reflux du religieux, émergence de la rationalité –, quelle est au juste la place de l’humanité. L’être humain, chez Homère, doit apprendre à se situer entre deux extrêmes. Il lui faut refuser d’être réduit à l’état animal – et c’est pourquoi Ulysse doit vaincre Cir- cé, qui a transformé ses compagnons en porcs. Et il lui faut se tenir à l’écart des dieux égoïstes et jaloux – c’est pourquoi Ulysse va quitter la nymphe Calypso, qui lui offre l’immortalité. Donc, l’épopée raconte l’effort pour assumer pleinement la condition humaine, à mi-chemin entre l’anima- lité et le divin, la terre et le ciel. La principale différence entre notre situation et celle des Grecs de l’Anti- quité tient à ce que les dieux ont déser- té. « Les dieux agissent comme s’ils n’existaient pas, donc ils n’existent pas », affirme Tavares (Chant I, 22). C’est pourquoi le héros d’Un voyage en Inde, Bloom (c’est aussi le nom du héros d’Ulysse, de Joyce, autre remake de la geste homérique paru en 1922), a une mission différente de celle de l’homme aux milles ruses. Il lui faut trouver un équilibre entre, d’un côté, ses pulsions bestiales – car il est très porté sur la bagarre et les femmes – et, de l’autre, l’emprise de la technique. Comment échapper à ce double piège ? Comment ne pas se transfor- mer en animal assoiffé de jouissance ni en machine, efficace mais dépour- vue de conscience ? La réponse que développe Tavares, à travers Bloom, ne surprendra pas : le salut ne peut pas- ser que par le langage. Le langage pro- tège de l’animalité : « Parler est la manière la plus civilisée d’instaurer une distance de sécurité ; les animaux grognent entre eux, les hommes devi- sent sur le climat et citent des auteurs classiques » (Chant VI, 32). Il permet aussi de se libérer du règne des fins et des moyens, de la tyrannie de l’utilité qui régit la technique : « La langue n’est pas un propriétaire qui accumule des mètres carrés en haletant de satis- faction » (Chant IV, 33). A ce stade, il n’est pas inutile de préciser que Tava- res est professeur de pensée contempo- raine à l’université de Lisbonne et que, s’il ne les cite jamais, il est imprégné de deux grandes philosophies du XX e siè- cle, celles de Martin Heidegger et de Ludwig Wittgenstein. Au premier, il emprunte la vision pessimiste de la technique ; au second, il doit l’idée que langage et vie sont indissociables, que toute vie est un « style littéraire ». Ce qui précède pourrait laisser pré- voir un roman théorique, donc ennuyeux, mais ce serait oublier Tin- tin. Tavares raconte bel et bien une his- toire rocambolesque : à la suite d’une blessure amoureuse, Bloom a tué son propre père, raison pour laquelle il fuit vers l’Inde. Il ne fuit pas en ligne droite, mais en zigzags, visitant Londres, Paris, Vienne… Et se fourre dans toutes sortes de guet-apens – ainsi la scène hilarante où quatre Anglais l’emmènent voir une prostituée, dans l’espoir de le détrousser, avant que Bloom ne se tire miraculeuse- ment d’affaire… L’œuvre de Tavares ne res- semble à rien de connu, ni dans la tradition portugaise, ni ailleurs. C’est que l’auteur possède une définition spé- ciale, balistique, de la littéra- ture : un écrivain « veut seulement (…) que ses phrases soient faites d’une subs- tance qui ne s’évapore pas lentement jour après jour » (Chant III, 2). En d’autres termes, écrire revient à lancer des phrases-projectiles dans l’espoir de traverser le mur du temps. Voilà qui motive l’extrême concision du style de Tavares. Afin que ses romans résistent au temps, l’auteur les déleste de toute allusion à l’actualité. Ainsi, il ne s’intéresse pas aux réalités concrè- tes, mais à quelque chose de plus dura- ble : nos vérités. p Plon www.plon.fr Il a donné le feu vert au bombardement d’Hiroshima. Fascinant, dérangeant, sensuel, Claude Eatherly reste une énigme. En librairie Un voyage en Inde (Uma Viagem à India), de Gonçalo M. Tavares, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, 492 p., 24 ¤. Comment ne pas se transformer en animal assoiffé de jouissance ni en machine dépourvue de conscience ? Le Gange à Bénarès. ROBERT HARDING/PLAINPICTURE Cahier du « Monde » N˚ 21042 daté vendredi 14 septembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

Alep,unfrontsansespoir

p r i è r e d ’ i n s é r e r

L’odysséedeGonçaloTavares

L’écrivainportugaisinvente,avec«UnvoyageenInde»,lagrandeépopéedenotretemps.Rocambolesqueetphilosophique

Jean Birnbaum

10aLe feuilletonEric Chevillardentend lediscours deMathieuLarnaudie

12aRencontreAvraham B.Yehoshua, vieilhomme au sein

2 3aGrandetraverséeLes sciencesfont de lalittérature.Entretienavec CédricVillani

J our après jour, c’est fou l’indifférence qui écrase l’in-différence qui bâillonne l’indifférence qui étouffe lecarnage d’Alep. Certes, lesmassacres font régulière-

ment la «une» des journaux. Certes encore, la cascadedes communiqués officiels vient rappeler la réprobationdes gouvernements. Certes enfin, chacund’entre nousest horrifié par l’atrocité des crimes commis.Mais, si lecauchemar syrien suscite l’effroi et la pitié, il ne déclen-chenimanifestations citoyennes nimobilisationsmili-tantes d’envergure. Pourquoi?

Une réponse se trouve dans les écrits duphilosopheitalienAntonioGramsci (1891-1937), dont les éditionsRivages publient unbeau recueil de textes, enpoche,sous le titre Pourquoi je hais l’indifférence (traduit et pré-facé parMartin Rueff, «Petite bibliothèque», 208p.,8,65¤). Pour l’écrivainmarxiste, «l’indifférence est lepoidsmort de l’histoire», et l’élan de solidarité envers lesopprimés constitueune expérience indissociable de tou-te vie vraiment humaine. Or, à ses yeux, un tel élan sefonde d’abord surunmouvement d’identification àceuxqui luttent contre l’injustice. «Dans la vie politique,l’activité de l’imagination doit être illuminée par une for-cemorale : la sympathie humaine»,précise-t-il ailleurs.

C’est cette projectionmorale et charnelle, cette «ima-ginationdramatique»qui conduisent à faire siens descombatsmenés à l’autre bout dumonde, hier dans l’Es-pagne franquiste, il n’y a pas si longtemps dans l’Algériecoloniale ou enAmérique latine. A chaque fois, il sem-blait possible de soutenir un campcontre un autre, quit-te à prendre le risque de quelques rudes désillusions…Mais aujourd’hui,mais en Syrie? A qui s’identifier, sinonaux seuls civils, enfants, femmes et hommesdésarmés,pris aupiège d’une guerre dont l’espérance d’émancipa-tion semble deplus enplus absente?Quand l’idéals’éclipse, l’indignation étouffe, l’indifférencemenace.Quand l’espoirmanque à l’appel, seuls demeurent l’im-puissance et l’épouvante.p

7aHistoired’un livreMoi, Jean Gabin,de GoliardaSapienza

4 5aLittératureJim Harrison,CatherineMavrikakis

9aEssaisMarcel Mauss:pour en finiravec le don

11aBandedessinéeQui a voléLa GrandeOdalisque?

6aForumPour ou contreQu’avons-nousfait de nosrêves?, deJennifer Egan

Alexandre Lacroixjournaliste et écrivain

Essayez d’imaginer unroman qui enchaîne lespéripéties drolatiques aumême rythme qu’un despremiersalbumsdeTintin,et dont le contenu intellec-

tuel soit aussi dense que les Recher-ches philosophiques de LudwigWittgenstein. Impossible? C’est pour-tant l’exploit que vient d’accomplir,avec Un voyage en Inde, GonçaloM.Tavares, prodige de la littératureportugaisené en 1970.

Comment s’y est-il pris? A l’originede ce roman, qui s’impose commel’une desœuvres les plusmarquantesde la littératureeuropéennerécente, ily a undéfi : Tavares a voulu écrireuneépopée, en vers libres, sur notre épo-que. Le genre épique ne semble pour-tantpas lemieuxindiquépouraffron-ter les enjeux du XXIesiècle. D’abord,parce que nous vivons en paix et que,dans nos démocraties vieillissantes, iln’y a guère d’occasions d’héroïsme.Ensuite,parcequenousavonstendan-ce à saisir notre réalité à travers lescatégoriesdelasociologieoudelapsy-chologie, là où le style de l’épopéeinterditcetypededescriptions.Cepen-dant, ce qui intéresse Tavares danscette forme, c’est surtout l’interroga-tion métaphysique inquiète qui lasous-tend.LagrandeaffairedeL’Odys-sée est de comprendre, à unmoment-charnière de l’Histoire – invention del’écriture alphabétique en Méditerra-née, refluxdureligieux,émergencedela rationalité –, quelle est au juste laplace de l’humanité. L’être humain,chez Homère, doit apprendre à sesituer entre deux extrêmes. Il lui fautrefuserd’êtreréduità l’étatanimal–etc’est pourquoiUlyssedoit vaincreCir-cé, qui a transformé ses compagnons

en porcs. Et il lui faut se tenir à l’écartdes dieux égoïstes et jaloux – c’estpourquoiUlyssevaquitter lanympheCalypso, qui lui offre l’immortalité.Donc, l’épopée raconte l’effort pourassumer pleinement la conditionhumaine, àmi-chemin entre l’anima-lité et le divin, la terre et le ciel.

Laprincipaledifférence entrenotresituation et celle des Grecs de l’Anti-quitétientàceque lesdieuxontdéser-té. «Les dieux agissent comme s’ilsn’existaient pas, donc ils n’existentpas», affirme Tavares (Chant I, 22).C’estpourquoi lehérosd’UnvoyageenInde, Bloom (c’est aussi le nom duhéros d’Ulysse, de Joyce, autre remakede la geste homérique paru en 1922), aune mission différente de celle del’homme aux milles ruses. Il lui fauttrouver un équilibre entre, d’un côté,ses pulsions bestiales – car il est trèsporté sur la bagarre et les femmes – et,

de l’autre, l’emprise de la technique.Comment échapper à ce doublepiège? Comment ne pas se transfor-mer en animal assoiffé de jouissanceni en machine, efficace mais dépour-vue de conscience? La réponse quedéveloppe Tavares, à travers Bloom,nesurprendrapas: lesalutnepeutpas-ser que par le langage. Le langage pro-tège de l’animalité : «Parler est lamanière la plus civilisée d’instaurerune distance de sécurité ; les animauxgrognent entre eux, les hommes devi-sent sur le climat et citent des auteursclassiques» (ChantVI, 32). Il permetaussi de se libérer du règne des fins etdesmoyens, de la tyrannie de l’utilitéqui régit la technique : «La languen’est pas unpropriétaire qui accumuledes mètres carrés en haletant de satis-faction» (Chant IV, 33). A ce stade, il

n’est pas inutile de préciser que Tava-resestprofesseurdepenséecontempo-raineà l’universitédeLisbonneetque,s’ilnelescite jamais, il est imprégnédedeuxgrandesphilosophiesduXXesiè-cle, celles de Martin Heidegger et deLudwig Wittgenstein. Au premier, ilemprunte la vision pessimiste de latechnique; au second, il doit l’idéequelangage et vie sont indissociables, quetoutevie estun «style littéraire».

Ce qui précède pourrait laisser pré-voir un roman théorique, doncennuyeux, mais ce serait oublier Tin-tin.Tavaresracontebeletbienunehis-toire rocambolesque: à la suite d’uneblessure amoureuse, Bloom a tué sonproprepère, raisonpour laquelle il fuitvers l’Inde. Ilnefuitpasenlignedroite,maisenzigzags,visitantLondres,Paris,Vienne…Etsefourredanstoutessortesdeguet-apens–ainsi la scènehilaranteoù quatre Anglais l’emmènent voir

une prostituée, dans l’espoirde le détrousser, avant queBloomnesetiremiraculeuse-mentd’affaire…

L’œuvredeTavaresneres-semble à rien de connu, nidans la traditionportugaise,ni ailleurs. C’est que l’auteurpossède une définition spé-ciale, balistique,de la littéra-

ture: un écrivain «veut seulement (…)quesesphrasessoientfaitesd’unesubs-tance qui ne s’évapore pas lentementjour après jour » (Chant III, 2). End’autrestermes,écrire revientà lancerdes phrases-projectiles dans l’espoirde traverser le mur du temps. Voilàqui motive l’extrême concision dustyle de Tavares. Afin que ses romansrésistentautemps, l’auteur lesdélestede toute allusion à l’actualité. Ainsi, ilne s’intéresse pas aux réalités concrè-tes,maisàquelquechosedeplusdura-ble: nos vérités.p

Plonwww.plon.fr

Il a donné le feu vert aubombardement d’Hiroshima.

Fascinant, dérangeant,sensuel, Claude Eatherly

reste une énigme.

En librairie

Unvoyage en Inde(UmaViagemà India),deGonçaloM.Tavares,traduit duportugaisparDominiqueNédellec,VivianeHamy, 492p., 24 ¤.

Comment ne pas setransformer en animalassoiffé de jouissanceni enmachine dépourvuede conscience ?

LeGange à Bénarès.ROBERT HARDING/PLAINPICTURE

Cahier du «Monde »N˚ 21042 datévendredi 14 septembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

FlorentGeorgesco

La grandeur, ou la démesure, delascience tientsansdouteà sonambition infinie, à l’élan quil’emmène toujours plus loindans les profondeurs du réel,commesiellenepouvaitsepas-

serd’espérerrendrecomptedetoutcequiest. Mais peut-elle rendre compte d’elle-même?Peut-elledirecomment,enl’hom-me, surgit la connaissance? Face aumys-tère commun de ce qui se passe dans nosesprits, de lamanière dont les idées nousviennent,s’imposentànousparonnesaitviennent,s’imposentànousparonnesaitquel chemin, une sorte d’égalité se fait, etlesoutils de l’écrivainvalentbien ceuxdusavant. Ce sont eux du reste que Cédric

Villani, Médaille Fields 2010, s’est appro-priéspour raconter l’élaborationdu théo-rèmequijustifiesagloire.Soit: lerécitplu-tôtque ladémonstration; l’incertainde lavie plutôt que la rigueur de la pensée; et,par-dessus tout, non la fixité des idées,mais le mouvement, le changement, letempshasardeuxet indépassable.

Lemystère, bien sûr, reste entier.Théo-rème vivant est un passionnant docu-ment sur ce qui dans la science n’est passcientifique. En rapportant la création dufameuxthéorèmeàsesconditionsconcrè-tes,CédricVillanitourneautourdelaréali-té de son travail et, quoiqu’il en dise toutce qu’il est possible d’en dire, bute sur lanature exacte de son inspiration. « Il y aune voix dans ma tête», écrit-il. Tout àcoup, l’idée est là. Une fois de plus, on nel’aura pas vue venir. La littérature nel’aura pas vue venir. La littérature nerelaye pas la science pour la comprendremieux: elle n’est que le meilleur moyend’admettre qu’il est impossible de com-

prendre. Son objet, en dernier ressort,c’est le scientifique même, renvoyé àl’énigmequ’ilestàsespropresyeux.Enig-mebien sûr inépuisable, et c’est heureux,si l’on en juge par la fécondité dont ellefait preuve. En même temps que le récitde Cédric Villani paraissent en effet deuxromans sur deux des personnages lesplus fascinants de l’histoire des sciences,Kurt Gödel (1906-1978) et KonstantinTsiolkovski (1857-1935), dans lesquels lesquestions soulevées par Théorèmevivants’enrichissentde perspectivesnouvelles.

La Déesse des petites victoires, premierroman de Yannick Grannec, ne racontepas, à vrai dire, la découverte des théorè-mes d’incomplétude par Gödel. Le pointde vue qu’emprunte l’auteur est celuid’Adèle, la femme du logicien et mathé-maticienviennois,dont lavien’est racon-téequ’à l’intérieurdecetteautrevie, com-mesonélémentperturbateur,voire, la finvoisinant avec le tragique, destructeur.Gödel n’était pas un génie du genre paisi-ble. Soigné dès sa jeunesse pour divers

troubles psychiques, il mourut persuadéd’un complot universel dirigé contre lui.Pendant les cinquante ans qu’elle vécutavec lui, Adèle n’eut de cesse que, malgréla folie, des conditions normales de leurexistence soient maintenues, sans crain-dre de passer pour une médiocre auprèsde leurs proches (rien de moins qu’Eins-

tein, Morgenstern, Oppenheimer…) et desonmari. «Elle avait été le terreau du su-blime; la chair, le sang, les poils, lamerde,sans lesquels l’espritn’existepas. Elle avaitété la condition nécessaire, mais insuffi-sante ; elle avait consenti à n’être qu’unmaillon : à tout jamais la bonne grosseAutrichienne inculte.»

Ce portrait d’une femme à la fois libreet prisonnière, détruite et invincible,n’est cependantpas la seule forcedu livrede YannickGrannec. Celle-ci a eu l’intelli-gence de façonner un dispositif qui, pouraborderlegéniescientifiquedebiais,n’enoffre pas moins une approche profonde.Gödel ne s’y résume pas au cliché dusavant fou : il est certes et savant et fou,telle est la vérité historique, mais qu’est-ce que la folie? On peut toutmettre dansce mot. Par exemple, l’effort de la raisonpour dépasser les limites, définitionconvenable de la science. C’est la sciencequi est folle à travers Gödel. Tendue versun dépassement toujours plus grand dela contingence humaine, elle arrache sonserviteur à ses semblables ; elle en fait,comme le disait Hugo, «un homme quipense à autre chose»pense à autre chose». Comment vivrait-il. Comment vivrait-ilsereinement parmi les autres hommes?«Qui a goûté un jour aux fulgurancesmathématiques, à la conversation desanges, cherchera à retrouver l’accès auroyaume», comme Yannick Grannec lefait dire àGödel.

Celui-ci, vers la finde savie, s’ingénia, àla suite de saint Anselme, de Descartes etde Leibniz, à démontrer l’existence de

Dieu, ce que sa femme, dans leroman, juge puéril, sinon sacrilège:«Il faut être Dieu pour parler de Dieului-même.»Mais voilà, elle a épouséun homme qui précisément voulaitêtre Dieu. L’absolu est la plus cruelletentation d’un scientifique de ladimensiondeGödel:ons’yjettecom-me dans un gouffre, seul et séparé,

sans possibilité de retour. C’est dumoinsce que raconte LaDéessedes petites victoi-res, beau roman d’amour et de deuil quisait rendresimplementémouvante la tra-jectoire d’un être exceptionnel, sacrifié àsaquêted’unevéritéplushautequesavie.

Le roman de Tom Bullough, Méca-niques du ciel, qui inscrit ces aventures

Lepremiercybernéticien

SERGIO AQUINDO

Grande traversée

Sonobjet, c’est lescientifiquemême,renvoyé à l’énigme qu’ilest à ses propres yeux

Dupetit génie, NorbertWiener (1894-1964) a cumulé tous les stéréotypes: il a su lireà 3 ans, a commencé le grec deuxansplus tardet déclarait à 11 ans au reporter duWorldMagazinevenu le rencontrer que laphilosophie était bienplus intéressanteque les contes de fées. A l’âge adulte, on lui colla les étiquettesdu savant lunatique,imprévisibleet ombrageux.Dans leurbiographie traduite en français sous le titreHérospathétiquede l’âgede l’information (Hermann, 426p., 35 ¤), les journalistesaméricainsFloConwayet JimSiegelmanfont ressortir la dimensiondouloureused’unhommetouchépar le syndromemaniaco-dépressif, que la simple récitationdevers en allemandpouvait bouleverser.BrillantprofesseurduMIT, il est resté dans l’histoiredes sciences pour avoir portéla cybernétique sur les fonts baptismauxavec la publication, en 1948, de sonou-vragemajeur: LaCybernétiqueou la commandeet la communicationchez l’animalet dans lamachine. Endéfinissant l’unité élémentairede la communication, lemessage, il permit unevéritable révolution technologiqueà la croiséedes discipli-nes. Sa viene fut pourtant pasun long triomphe.Non seulement la cybernétiquese vit rapidement supplantéepar les disciplines spécialiséesqu’elle avait engen-drées,mais lui-mêmes’inquiétades dangersque faisait courir à l’espècehumainelamachine,«contrepartiemoderneduGolem». J.Cl.

Unrécitetdeuxromanss’efforcentderendreapparentleprocessusdelacréationscientifique,pourinterroger lemystèremêmedecequisepassedansl’espritdessavants

Surgissementdesciencesenlittérature

2 0123Vendredi 14 septembre 2012

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LaDéessedespetitesvictoiresdeYannickGrannec,AnneCarrière, 468p., 22 ¤.L’universitéde Princeton, dansles années 1980, voudrait retrou-ver les archives deKurtGödel.Elle envoieunedocumentaliste,Anna, auprèsde sa veuve, qui serévèle récalcitrante.Alternantles souvenirs de la vieille femmeet le récit du jeuqu’ellemèneavecAnna, qui peuà peupourraentrer dans son intimité, sinonmener samission à bien,l’auteur trace unportrait dugrand logicien enhomme ina-dapté et génial, obsédépar sesrecherches jusqu’à la paralysiedevant l’existence.

Mécaniquesduciel(Konstantin),deTomBullough,traduitde l’anglais parMarieBoudewy,Calmann-Lévy, 264p.,18,90¤.La vie deKonstantinTsiolkovski enRussie, auXIXesiècle. Kostya est unpetit garçond’une insatiable curiosi-té, passionnépar le développementdes sciences et techniquesde sontemps. Il est né dansune famille pau-vre, loin deMoscou et de ses univer-sités. Il devientpresque totalementsourd.Mais riennepeut freiner sondésir d’apprendre et d’inventer. Auto-didacte, il forge des théories de plusenplus savantes, qui permettrontàl’humanité, prèsd’un siècle plus tard,de conquérir l’espace.

©H.Triay

roman

« Avec une verve jubilatoire, il fait l’inventairede tout ce qui raconte sa propre vie. »

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

«Dimanchematin, je grif-fonnedansmon lit, c’est unmomentprivilégié dans unevie demathématicien.

Je relis la dernière versiondenotre article, je biffe, je cor-rige. Je suis plus serein que jene l’ai été depuis bien desmois! Nous avons tout réécrit.Eliminé les doubles shifts traî-tres. Réussi à exploiter la sépa-ration temporelle asymptoti-quedes échos, étudiémodeparmode ce qui auparavantétait géré globalement (…), etpuis inclus le cas coulombienen temps infini, dont tout lemondenous rebattait lesoreilles… tout refait, tout sim-plifié, tout relu, tout amélioré,tout relu encore.

Tout cela aurait pu prendrebien troismois,mais avecl’exaltation, trois semainesont suffi.»

Théorèmevivant, page223

«Il était tempspour lui de par-tir. (…)Demaigre, il était deve-nu squelette; de génie, il étaitdevenu fou. Etait-il passé d’unbondou s’était-il égaré dansla lisière infinie entre ces deuxessences? Perdu à jamaisdans le continu.

Pendanttoutes cesannées,j’avais supréservermonespé-rance; j’avais cruauxpossi-bles.QuandOskar l’avaitretrouvéprostréderrière lachaudière, j’avais renoncé.J’étaisendeuilde cespossibles.D’unmoiquin’existeraitpas;decequ’il auraitpuêtre; deceque jene seraisplus jamaissans lui. Si et seulement sinousavionsétéautres. Jepréférais legarderenmonsouvenir: ilessuie ses lunettespourmieuxregardermondécolletédans cesalonde théviennois.»

LaDéessedes petites victoires,

pages442-443

«Kostya imagina qu’il venaitde quitter la surface courbede la Terre, et qu’il montaitplus haut que la tour del’église Vladimirskaya, à tra-vers les épais nuages, dansles régions élevées (…) où laViatka se réduirait à une têted’épingle dans l’incommen-surable forêt à peine dis-tincte, oubliée aussitôt vue. Ils’imagina débouchant com-me par une porte dans l’étherscintillant, où il poserait lepied sur une petite planètene faisant que passer, qu’ilbaptiserait Konstantin enson propre honneur, et qu’ildirigerait avec autantd’aisance qu’un attelage dechevaux. Rien ne changeraità la surface de Konstantin :feuilles et fleurs y connaî-traient un perpétuel prin-temps.»

Mécaniquesduciel, page97

Propos recueillis parJulie Clarini

Lauréat de lamédaille Fieldsen 2010, Cédric Villani,39ans,nousreçoitdanssonbureau de directeur de

l’InstitutHenri-Poincaré, l’unedesplusanciennesstructures interna-tionales dédiées aux mathémati-ques, à Paris. Dans son bureau, unlarge tableaunoir etungrandpos-ter de la chanteuse CatherineRibeiro. Il porte ses deux accessoi-res fétiches – en passe de devenirlégendaires–,une lavallièreetunebroche en forme d’araignée.Détail, Cédric Villani est enchaussettes.

D’où est venue l’idée de ce titreétonnant, «Théorèmevivant»?

Pour un mathématicien, lesobjets mathématiques sont com-medesobjetsvivants: il doit com-prendre comment ils agissent,quel est leur comportement,quels sont les liens des uns avecles autres. Or, le livre est l’histoired’une conception, de la gestationd’un théorème,depuis la féconda-tion qui est le moment de la pre-mière discussion, quand vousavez l’idée de vous lancer dans unprojet, jusqu’à lanaissance,quiestlemoment où le résultat est suffi-samment mûr pour être publié.Dans mon livre, j’ai tenu à cequ’on puisse voir ces étapes : lesformules passent par tous les sta-des, un peu comme un embryonpasse par tous les stades du déve-loppement.

Et puis ce titre, c’est aussi unefaçon d’insister sur le caractèrevivant des mathématiques. Lesmathématiques, pour les gens,c’est mort, immuable depuis dessiècles.Or cen’estpasdu tout cela,c’est foisonnant, c’est en perpé-tuelle évolution. La référence quime vient à l’esprit, c’est un livre

que je lisais quand j’étais enfant,de la collection «Walt Disney Na-ture», qui s’appelaitDésert vivant.On y découvrait toute la vie quisemanifeste dans le désert, demanièrebourgeonnante,extrême-ment riche et presque violente.Pour moi, c’est le même contre-pied : personne n’imagine ledésert ainsi, et personne n’ima-gine un théorème comme quel-que chose de vivant.

Ne faut-il pas de l’audace pourlaisser parler la languemathé-matiquedans un livre delittérature?

Quandvous faites de lavulgari-sation, vous édulcorez. Là, le lec-teur est comme un explorateurdevant une langue inconnue. Ilpeut la regarder comme un objetartistique. Et surtout les formulesà l’état brut ont l’avantage de

décourager le lecteur d’essayer decomprendre : il est forcé de sereporter sur le front relationnel etaffectif déclinédans le livre.

La réussite, enmathématique eten littérature, ce n’est pas quedu travail, c’est aussi de l’inspi-ration – terme que vousemployez dans votre livre.

Inspiration, c’est le mot qu’onutilise quand on ne sait pas ce quise passe. Il n’empêche que, s’il n’ya pas une dose d’inspiration, unartiste, un écrivain, un musicienou un chercheur n’arrivera pas àquelque chose de bien. De quoi senourrit-elle? De tout, de chosesquinouséchappentparcequ’elles

sontde l’ordrede l’inconscient,deprocessus qui arrivent pendantles rêves. Dans Théorème vivant,je raconte comment, au lever,mon cerveau a trouvé la bonnefaçondepenser.Maisquisaitcom-ment il a travaillé? Le cerveau desêtres humains – et celui desmathématiciens n’est pas diffé-rent–nefonctionnepasparexplo-rations logiques. Cela prendraitbeaucoup trop de temps. Il fonc-tionne par associations d’idées,analogies, émotions. Cela lui don-ne des pistes pour se guider à tra-versl’océandespossibles.Etonap-pelle ça l’inspiration, quand quel-que chose en sort.

Commeun artiste cherche lebon geste, la bonnenuance, lanote juste, vous tâtonnez, vouscherchez l’idée convaincante.Est-ce à dire que la rigueur desmathématiquesne rendpas laquête de la vérité plus facile?

Quand vous avez à construireun objet, vous pensez à l’architec-ture d’ensemble avant de plaquerl’armaturemétalliquequivaguin-der la chose de manière précise.Tant que vous n’avez pas le pland’ensemble, vous ne pouvez pascommencer à poser vos tigesmétalliques. La rigueur enmathé-matiques, ce sont ces tiges : ellevient pour conforter, pour renfor-cer, pour soutenir votre idée ouvotre intuition. Cela surprend lesnon-spécialistes. Mais il y a uneraison toute simple à cela : l’océanphénoménal des possibles.Essayez par exemple de vousreprésenter toutes les partiesd’échecs possibles. Eh bien, enmathématiques, c’est encore pire.Il vous faut quelque chose pourvous guider. Il y a, bien sûr, desschémas déjà éprouvés qui mar-chent, mais il y a aussi, simple-ment, la confiance en des critèresesthétiques.C’estunephilosophie

générale: penser que l’esthétiquepeut vous conduire, dans l’océandes possibles, vers quelque chosequi a des chancesde tenir debout.

Des pères spirituels, des écoles,des influences, une tradition, leparallèle est facile avec la litté-rature ou les beaux-arts.

Oui, l’analogie fonctionne. Il ya des similitudes entre les arts etlessciencesmathématiques: c’estla même dialectique entre quel-que chose qui se construit dansuneculture,dulocal,et l’universa-lité qui fait que l’art comme lesmaths s’apprécient partout, separlent partout. Même si le stylevarie. Mon style? Je suis analyste(etnonalgébriste) et, commetousles analystes, je m’intéresse auxdétails, aux modulations, demanière extrêmement précise.J’aiparailleursungoûtpour iden-tifier des résonances, aller là oùjamais personne ne suppose qu’ily ait le moindre lien. «Personnejamais ne suppose/ Qu’il y ait lemoindre lien/ Entre le marin deFormose/ Et la rose de Dublin»,c’est une vieille chanson quej’aime citer.

Quel lien entre l’écriture de lalittérature et celle desmathé-matiques?

Le lien, c’est l’architecture duplan.Dansmoncas, c’estunpassa-ge crucial dans les deux typesd’ouvrages ; comprendre com-ment on va agencer les choses,quelles vont être les symétries ausens large. Et puis, pour les troislivres que j’ai écrits, ils ont tous encommunden’avoirpas réponduàcequi avait étédemandé.Lapubli-cationencollection littéraire, chezGrasset, n’était pas prévue audépart.Commemestextesmathé-matiques, qui sont chaque foisparus dans une collection plusprestigieuse!p

ThéorèmevivantdeCédricVillani,Grasset, 288p., 19 ¤.Parce qu’un jour demars2008,au cours d’unediscussion surl’équationBoltzmann, son amiClémentMouhot lui a parlé del’amortissementLandau, CédricVillani recevra en août2010 larécompensesuprêmedesmathématiciens.Deuxannéesde travail intense, de voyages,dedoute et finalementde joie,dont ce livre est la chronique ser-rée, où défile toute la vie del’auteur, dans toutes ses dimen-sions, occasion rare de s’appro-cher auplus prèsde l’élabora-tiond’une théorie scientifique.

individuelles dans l’histoire universelle,leurdonneunsensauquelni l’immédiate-té de l’écriture de Cédric Villani ni la radi-calitéduhérosdeYannickGrannecneren-dent tout à fait justice. On ne peut se pas-ser, à propos de science, de l’idée de pro-grès,quiy règnedemanièreplus sûrequedans tout autre domaine. Le romanciergalloistraceunecourbeduXIXeauXXesiè-cle, dont le point de départ est un jeunehomme pauvre vivant dans la Russie destsars et le point d’arrivée le premier pasdel’hommesur laLune,quele jeunehom-me, Konstantin Tsiolkovski, rendit possi-ble. Inventeurdès l’enfanced’objetshété-roclites, par exemple «un nouveau typede véhicule propulsé par unmoulin à ventspécial, dont les ailes restent toujours faceauvent», il finitpar forger lesprincipesetles règles qui permettraient, plus tard,après sa mort, d’envoyer des fusées dansl’espace. Il écrivit également des romansde science-fiction inspirés par Jules Ver-ne. La science était pour lui un rêve,maisun rêve si puissant qu’il en fit la réalitédes générations suivantes.

Mécaniquesducielestleromaninitiati-que d’une époque autant que d’un hom-me. Konstantin, mal né, rendu sourd parun accident, ne possédant rien pourtriompherdesontemps, le transformeense transformant. TomBullough, avec uneréjouissante vigueur, les emmène l’un etl’autre en avant, poussés par le mêmetout-puissant désir de voir advenir unnouveaumonde. Il s’agit de s’arracher ausol, à la boueoù l’on est né, à la contraintede n’être qu’ici et maintenant. «Nousdevons nous unir, déclare un des person-nages,afin de transformer les forces aveu-gleset servilesde laNature,qui semanifes-tent à la fois en nous et hors de nous, enoutils de notre propre libération – carqu’est-ce que la Nature, si ce n’est l’agentde lamort, l’agentdenotrepropredestruc-tion?» Le scientifique peut, comme KurtGödel, se mettre à l’écart de l’humanité,s’enfoncer dans la solitude de la contem-plation des idées : il reste le dépositairedes aspirations de l’humanité entière,individu emporté par l’élan de tous, uniaux autres par sa séparationmême.p

«L’inspiration senourrit dechoses quinous échappentparce qu’elles sont del’ordre de l’inconscient»

Extraits

CédricVillani:«Seguideràtraversl’océandespossibles»Mathématicien (detrèshautniveau)etécrivain, l’auteurde«Théorèmevivant »estbienplacépoursaisir lessimilitudesentre lesdeuxdisciplines

Grande traversée 30123Vendredi 14 septembre 2012

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

Lettre àH.C’estunedoublequêtequedérouleL’Attachement. Cellequemène,dansune lettre,Marie, à traversses souve-nirs, sur les tracesdesapassionavecH., sonprofesseurde françaisaulycée; et cellequi, quelquesannéesaprès samort, entraînesur sespasAnna, sa fille, tombéeparhasardsurcettemissive inachevée.Celle-ci tentedecomprendrequi fut, bienavant sanaissance,Marie, cette jeunefille quisemblait si sérieuse, etdont l’histoireavecunhommemûrrenversa toutsur sonpassage.Qu’est-cequinousattacheàquelqu’unquin’est«pasnotregenre»?Que reste-t-il ennousdece lien,desannéesaprèsqu’il s’estdéfait?Que connaît-ondeceuxquinoussemblent lesplusproches?Han-tépar lesFragmentsd’undiscoursamoureux,deRolandBarthes,L’Atta-chement s’interrogeaussi sur le lien

entre l’amouret l’écri-ture, sur les fictionsque lepremier faitnaî-tre, et sur lamanièredontonconstruitets’approprie le récit desavie.paL’Attachement,de FlorenceNoiville,Stock, 190p., 17¤.

Auteurs du «Monde»

Romangratiné«L’auteur» du titre, c’est Eric Che-villard; «Moi», le narrateur,unhom-mequi, trouvantdansun café uneoreille compatissante, lui raconte laterrible aventurequi lui est arrivée:à la place de sonplat favori, la truiteauxamandes, il lui a été servi ungra-tin de chou-fleur.De cemicro-événe-ment, «moi» fait toutunplat, despages et despages sur la haine quelui inspire le crucifère dans sa ver-siongratinée, tandis que l’auteur,qui a «sa fierté et sonquant à soi»,ne cesse d’intervenirpar deproli-férantesnotes de bas depagepourrappeler ce qui le différencie de sonpersonnage.Quitte à «parasiterconsciemmentce récit». Epopéedro-latiqueautourd’un légume, ceroman témoignedu«comiquedel’excès cher à l’auteur»,dont sont

familiers les lecteursde son feuilleton.paL’Auteur etmoi,d’Eric Chevillard,Minuit, 304p., 19, 50 ¤.Signalons, dumêmeauteur, la parution enpoche deDuhérisson,Minuit «double»,240p., 8, 50¤.

Macha Séry

NeprêtezpasGrandMaître àun diététicien. Evitez del’offrir à un hépatologue.Tous deux en éprouve-raient des haut-le-cœur.Car Sunderson, 65 ans, le

nouveau héros de Jim Harrison, en celapareil à ses homologues de Légendesd’automne et de Sorcier, a la descente fa-cile: schnaps, whisky, bière, BloodyMary,vodka, bourgogne grand cru, vin rougebonmarché… Et Dieu, qu’il aime s’empif-frer!«Côtesdeporcextra-épaisses»,«mor-ceauxd’intestin frits», «ragoûtsde tripes»succèdent au «sandwich aux haricots etaux oignons grillés», au «chausson à laviande fourréauxpatates et aux carottes»et à l’«assiette de saucisses italiennes etd’œuf sur le plat».

De quoi causer à l’intéressé gueule deboiset crampesd’estomac.Pasgrave.Non,cequeSunderson,inspecteurdepolicefraî-chementretraité,avraimentdumalàdigé-rer est d’une autre nature. Ce poids porteun nom: l’oisiveté, la liberté. Commentemployer autrement qu’en ruminationsle tempsqui s’offre à lui depuis sonpot dedépart? Comment appréhender la vieil-lesseannonciatricedelamort?Accessoire-ment, comment ne plus reluquer la raiedesfessesdesavoisinede16ansparlafenê-

tre de sa salle de bains? «Mater ou ne pasmater, telle était la question. (…)Victoire dela biologie sur la philosophie au premierround.» Cependant que l’ex-luthérienculpabilise, ladite voisine, pas dupe nibégueule, s’amusedesonvoyeurisme.Ellel’appelle«papa»ou«chéri».Mieux, grâceà sa science de l’informatique, elle entre-prendde lui prêtermain-forte dans sa tra-

que du «Grand Maître», un gourou qua-dragénaire suspecté d’abus sexuels sur lesjeunes adolescentes de sa communauténomade.Combledupire,cefauxprophèteimite le folklore indien. Un double péchémortelpourSunderson.Cethistorienama-teura lulesproposd’HannahArendtsur la«banalité du mal», le traité de RichardSlotkin sur la violence en Amérique, et il

n’ignore rien, aucun détail, des guerres deCochise et des diverses formes d’habitatde la confédération iroquoise.

Armé d’une telle culture, ce natif duMichigan aurait pu être prof d’université.S’ilya jadis renoncé,préféranttraiter, toutau long de sa carrière, des cas de violencesdomestiquesetdeconduiteenétatd’ébrié-té, ce fut pour ne pas «se retrouver piégédans une salle de cours, aumois demai, sapériodepréféréepour la pêche à la truite».

Une investigationmoralePour ce casanier, partir sur les tracesdu

Grand Maître est une question de survie,afin d’éviter de sombrer dans une cuiteprolongée, comme après son divorce. Sursaroutejalonnéed’ébatssexuelsaussi fur-tifs que calamiteux, Sunderson croiseraun faux flic, une infirmière doubléed’uneespionne, un narcotrafiquant aussi effé-minéqueredoutable.Ilmanquerademou-rir lapidé et bivouaquera en ermite danslesmontagnes.

Le périple de Sunderson à travers l’Ari-zonaet leNebraska tientmoinsde lapour-suited’uncriminel–sacartedeflicestpéri-mée–qued’unbilandevie.Uneinvestiga-tionmorale,unequêtespirituelleaucoursde laquelle il rendvisiteà savieillemèreetmet ses pas dans ceux de Géronimo. Il ledit lui-même: «J’enquête sur les rapportsmalsains entre la religion, l’argent et lesexe.» Pompeux? Pas du tout. Tout ça?Plus encore!

QueSundersonsoitundoubledeHarri-son relève de l’évidence. A 74 ans et unetrentaine de livres, celui-ci n’a pas éventéson talent. Sa prosen’est pas bouchonnée.Elle conserve le sens du burlesque, l’hu-mour caustique, l’esprit acide de qui étu-die la psychologie des foules, passe enrevue lesmensonges sur lesquels s’est tis-sée l’histoire des Etats-Unis et pourfend letriomphe de l’argent. Tel est l’art de «BigJim», dissimuler un métaphysicien émé-rite sous les traits d’un loser, marier uneréflexion politique qui porte loin à uneœuvre tragi-comique. Le romancierdémontre qu’il n’y a pas d’âge pour unvoyage initiatique; et qu’une tentative deréconciliation avec soi-même peut se his-ser au rang de grand roman américain.Poursatisfaireunappétitdebonnelittéra-ture, l’ordonnanceest prête.p

L’obsessiondrolatiqued’HowardJacobsonFaut-iloublierqu’onestjuif?Oupasuneseconde?L’auteurde«LaQuestionFinkler»récidive

630 pages, 8 portfolios, 100 portraits, 300 photosen librairie le 13 septembre 29,80Є

Découvrez le webdocumentaire:www.lemonde.fr/uaef

les arènes

De juin 2011 à juin 2012,0123a posé ses valises dans huit communes

et quartiers de France

Raphaëlle Leyris

Apeine La Question Finkler parais-sait-il en France, en 2011, qu’Ho-wardJacobsonseretrouvaitétique-té « Philip Roth britannique».

Exceptionnellement, il ne s’agissait pasd’une facilité, d’unemanièreunpeupares-seusedeclasserunécrivaindont lepremierlivre parvenu au lecteur français (mais sondixième,et qui lui avalu leManBookerPri-ze2010)témoignait,commesontitre l’indi-quait,d’unvif intérêtpour«laquestionFin-kler» – «Finkler» étant le mot par lequell’undespersonnagesremplaçaitsystémati-quement l’adjectif ou le nom « juif ».Au-delà de ce tropisme partagé, il y a chezHoward Jacobson une irrévérence et unsensde laprovocation,unbouillonnementdecolère, qui rappellent leRothdesdébuts,celuideGoodbyeColumbusetdePortnoyetson complexe. Et qui sont d’autant plusdécapants chez un écrivain mature, né en1942.

Ainsi, Max Glickman, le narrateur deKalooki Nights, éprouve-t-il une attirancerésolue pour les femmes antisémites auxprénoms parés d’un fier umlaut germa-

nique (Chloë, Zoë)… Ainsi, surtout, ceroman terriblement drôle a-t-il pour pointde départ l’assassinat perpétré par MannyWashinsky, ami d’enfance deMax, né dansune famille juive orthodoxe, sur sesparents. Il les a asphyxiés au gaz. Desannées après les faits, Max, devenu dessi-nateur, est sollicitéparunproducteurpourinterroger son ancien camarade sur songeste.

Rites et succédanésC’est l’occasion, pour le narrateur, de

revenir sur leurenfanceet leuradolescencecommunes dans leManchester des années1950. Chez les Glickmann, tous les ritesancestraux avaient été remplacés par dessuccédanés séculiers – la pratique assiduedukalooki, un jeude cartesprochedu rum-my dans le cas de sa mère – et son pèreencourageaitsesdeuxenfantsànepasfaireunemontagne de l’histoire du peuple juif.Peine perdue : la première BD à laquelles’est attelé Max, tout jeune, s’appelait Cinqmille ans d’inquiétude. Il a commencé à ytravailler avec son voisin MannyWashins-ky, grandi lui dans la stricte observancedespréceptes religieux et dans le traumatismede la Shoah, si récente.

L’oubli têtu façon Glickman et la mé-moire forcenée façon Washinsky ne sontjamais que les deux faces d’une mêmeobsession, qu’examineKalookiNights avec

une intelligence,unedrôlerie etune libertéfolles. Et qui contamine la narration duroman, à la constructionretorse. Commesisonnarrateurétait partagéentre lavolontéde comprendre le geste de Manny et lebesoin de reporter cette découverte de lavérité à plus tard, en noyant son récit souslacomédie,dont Jacobsonmaîtriseadmira-blement les ressorts, surprenant sans cessepar des répliques hilarantes, et un sens de

la caricaturedont il used’autantplus volontiers que Max, dessi-nateur humoristique, en faitprofession.

Si cette façonde faire avancerle récitdemanièreà la foisobsti-née et empêchée donne lieu àquelques longueurs, elle semblefaire écho aux caractéristiquesde plusieurs personnages. Com-me le père deMax, boxeur dontles saignements de nez intem-

pestifs interrompaient les matchs, à songrand dam, avant même qu’ils aient vrai-ment commencé; ou commecette joueusede kalooki que l’une de ses propres mains,dotée d’une volonté individuelle, tentaitrégulièrementd’étrangler. La présencedis-crèteet récurrentedecemotif faitdeKaloo-kiNights, romande l’obsessionet de l’iden-tité, un livre très fort sur les pièges que l’onse tend à soi-même pour s’empêcher devivre.p

GrandMaître(TheGreat Leader. A FauxMystery),de JimHarrison,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parBriceMatthieussent,Flammarion, 350p., 21 ¤.

Littérature Critiques«BigJim»entraînesondoublesurlestracesd’unfauxprophète, le«GrandMaître»,dansunequêteémailléedebonsrepasetd’ébatssexuels.Plusroboratifquejamais

JimHarrison,tousappétits intacts

Despoèmesquiéveillent

KalookiNights,d’HowardJacobson,traduit del’anglais(Etats-Unis) parPascal Loubet,Calmann-Lévy,450p., 22,50¤.

L’aventure littérairede JimHarri-son a commencépar la poésie.S’il est aujourd’hui surtoutconnupour ses romans, celle-cirestepour lui une expérienceessentielle.DansUneheure dejour enmoins, recueil de poèmesinédits, écrits de 1965 à 2010, onprend lamesurede cette activitéinséparabled’une expériencephysiquedu réel. PourHarrison,fairede la poésie suppose en

effetde se frotter au «monde sau-vage» enprenant le risquede ladésorientation.Car c’est l’espacetout entier, dans la beauté de samatérialité, qui intéresse cet«éternel fouineur». «Etudier lesrivières (…) c’est adopterune nou-velle vie.» Ecrire de la poésie,c’est ouvrir les yeux, plutôt leseulœil qui reste à l’écrivain, etse livrer à une extraordinaireper-ceptionde la naturedont l’enjeu

consiste à s’y sentirmêlé.Devantunarbre solitaire, dans leMonta-na, il écrit : «Jem’assois contre luietme fonds en lui.» Leshommesne sontpas absents de cesmagni-fiquespoèmes,maisn’ont pasplusd’importanceque les grizz-lis ou lespivoines. Lapoésie deJimHarrisonconvoque l’éveilplutôt que l’évasion et relie sonlecteur à des énergiesprimitivesqui semblentnouvelles.p

Amauryda Cunha

Uneheure de jour enmoins (Selec-ted andNewPoems. 1965-2010),de JimHarrison, traduit de l’anglais(Etats-Unis) par BriceMatthieussent,Flammarion, 222p., 19 ¤.

JEAN-LUC BERTINI/PASCO

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

Catherine Simon

Dès son précédentroman, Le Ciel deBay City (SabineWespieser, 2009),CatherineMavrika-kis nous avait pré-

venus. La «tragédie des vivants»,c’estde«nepaspouvoirvivredansl’ignorance de ceux qui sont venusavant eux», constatait la narra-trice, Amy, une jeune Américainedu Michigan. Hantée jusqu’à lafolie par les silences familiaux etles fantômes d’Auschwitz, Amy sedemandait «comment empêcher[sa] fille de porter en elle les mortsqui ne se décomposent pas?» Lamême interrogation surgit, àpeine décalée, dans Les DerniersJours de SmokeyNelson.

Ici, le drame originel est un faitdiversépouvantable:uncoupleetses deux enfants ont été massa-crés,unenuitd’octobre1989, dansunmoteld’Atlanta.L’assassins’ap-pelleSmokeyNelson. Iln’apas faitqu’ôter la vie à une famille ; il abouleversé l’existence de plu-sieurs autres individus, touchés,déchirés, voire anéantis par songeste. Commeun caillou jeté dansl’eau, le massacre d’Atlanta faitdesvagues.Aussimortellesqu’im-prévisibles.

Récit à plusieurs voix, construitcommeunchantencanon,LesDer-niers Jours de Smokey Nelsondémarre dans une Lincoln Conti-nental blanche et décapotable,celledeSidneyBlanchard,quiaétéarrêté par erreur à la place du vraiassassin: il est le premier des réci-tants à entrer en scène, le plusdébraillé, le plus fraternel. Vientensuite, en contrepoint, le récit dePearl Watanabe: cette quinquagé-naire native d’Hawaï, trop polie

pourêtrezen,aétéuntémoincapi-tal dans l’affaire d’Atlanta; puisarrive l’inflexible Ray Ryan, pèrede la jeune mère assassinée: c’estlavoixdeDieu,engrandcomman-deur fanatique, qui s’exprime etqui tonne. Trois récitants, commetrois roues d’un carrosse qui s’ef-fondre,troispetitstoursavantl’abî-me: Catherine Mavrikakis brosseleportraitd’uneAmériqueenmor-ceaux, où chacun fait naufragedans son coin, dans l’ignorance–voiredans lahaine–duvoisin.

Pris aux tripesSidneyBlanchardestnoir, com-

me Smokey Nelson. Les quelquesmois qu’il a passés en prison l’ontmarqué à jamais. « Ils voulaientarrêter un Négro, il faut croire !J’avoue que j’étais au mauvaismomentdanslesparagesdumotel(…). Ils étaientprêtsàme faire cuirela cervelle sur le barbecue de l’Etat,les dégueulasses!»,monologue lefort en gueule, tout en roulantversLaNouvelle-Orléans.C’estain-si que s’ouvre le roman: commeun road-movie, dans le chaos deséructations du lonesome cow-boynoir. Par sa bouche, nous appre-nons, aumilieudes insultes jetéesaux automobilistes et des (gros)mots tendres qu’il adresse à sachienne Betsy, que nous sommesen août2008 et que Smokey Nel-son,aprèsdix-neufanspassésder-

rière les barreaux, va être exécuté.Une des forces de l’auteur est

d’avoir su fairedu temps, cegrandmystère, un outil pour écrire lespartitions de ce roman choral.Tour à tour contracté – quand lerécit commence, il ne reste quedeux jours avant l’exécution parinjection létale de Smokey Nel-son–et dilaté – les récits des«cho-ristes» sont truffés de retours enarrière et de gros plans sur tel outel moment de leur vie – le tempsnous prend aux tripes, tant on lesait compté.

A vrai dire, les voix qui alter-nent ne sont pas trois, mais qua-tre:onentend,audernierchapitre,celle de SmokeyNelson lui-même,justeavant lebaisserderideau.LesDerniers Jours… auraient pu s’enpasser, pourra-t-on chicaner. Leroman y aurait gagné en légèreté,enfoliedouce.Sansdouteyaurait-il perdu en efficacité? Américainede naissance, Catherine Mavrika-

kis, née àChicagod’unpère grec etd’unemèrefrançaise,estaussiuneYankee par son écriture – et savolonté de rester lisible. Commedansunbonvieux filmaméricain,tout est déroulé, expliqué. Il y amême un vrai-faux happy end:«Oui, cela irait vite… La fin était là.Un vrai bonheur!», sont les der-niersmotsdu livre.

Parodie grimaçante d’Etats-Unis en perdition, Les DerniersJours de SmokeyNelson fait enten-dre la cacophonie d’un monde,hier vanté comme un génial mel-ting-pot, aujourd’hui décrié pourses ghettos communautaires. Leroman de Catherine Mavrikakisdécrit formidablement cette dé-rive des mini-continents. Mieux:elle en fait entendre la musique,mêlant la fureur de Jimi Hendrixaux volutes maîtrisées du jazz, etles rudes chants des évangélistesaux ridicules et joviales mélodiesd’unepubpourCoca-Cola.p

Au frère aînéLe vrai héros de ce beau livren’est pas celui qu’on croit, celuiqui attire tous les regards, fas-cine, repousse, séduit :MauriceHerzog, le père de l’auteur et nar-ratrice de cepremier roman. Leportrait est féroce. FélicitéHerzogne se contentepasdemet-tre en cause unpèrenégligent,elle déboulonneminutieuse-ment la statue de cette légendefrançaise, alpinisteparti à laconquêtede l’Annapurnaen1950, à 31 ans, revenumutilédecette expédition, célébrépouravoir été le premier à «vain-cre»un sommetdeplus de8000mètres d’altitude.Ancienrésistant, il est devenu secrétaired’Etat à la jeunesse et aux sportsdeDeGaulle (entre 1958 et 1965)et députéUDR.

Mort trop tôtMais ce n’est certainementpas ledésir de régler ses comptes avecunvieil hommequi a pousséFélicitéHerzogà écrire. C’est plu-tôt la dette qu’elle pense avoir àl’égardd’un jeunehommemorttrop tôt, son frère aîné, Laurent.Elle aurait voulupouvoir barrerla route à la tragédie, au terribledestinde cet enfant très doué,dont ona refusé devoir les diffi-cultés, la foliemême. «L’aveu-glementgénéral : des parents,des fratries recomposées, destantes, des curés, des copains,des professeurs.»Laurentest donc le vrai «héros»silencieuxde ce récit, celui quecette famille adétruit. Pas seule-ment le père tropabsent, avecsonautre vie, ses autres enfants,sondésir perpétuelde séduire, etson imagededemi-dieu.Maisaussi lamère, qui récuse tout cequedit Félicité sur l’état de Lau-rent. Et toutunmilieu social, aris-tocratie ethautebourgeoisie trèsfortunée, où règnent avant toutl’hypocrisie, les convenanceset lemensonge.p Josyane Savigneau

aUnhéros,de Félicité Herzog,Grasset, 302p., 18 ¤.A l’occasion de laparution d’Unhéros, lesupplément «Sport &Forme» duMonde du15septembre consacreundossier à la figure etaumythe deMauriceHerzog.

Critiques Littérature

Florence Bouchy

Dans l’univers de JakutaAlikavazovic, lesblondesont « le gène du filmnoir » : elles condam-

nentceux qui les approchent à neplus «s’exprimer que par clichés,déjà-vus, redoublements. On n’aplus rienàdire.On se réveille enfer-mé dans une structure préexis-tante, un scénario peuplé de figu-res qui se répètent. (…) Tout estmenaçant et peut-être trompeur.»Dans cette prise de pouvoir qu’el-les opèrent sur l’imaginaire et surla langue, le roman trouve samatière, et l’écriture, lemoteur deson désir. Entre vaudeville, polaretOLNI (objet littérairenonidenti-fié),LaBlondeet lebunker,sontroi-sième roman, revisite avec élé-gance et malice la fascinationqu’exerce la femme fatale. L’écri-vain se confronte aux mythes etaux archétypes pour affirmer lasingularité de son style, sans levertout à fait lemystère.

De l’héroïne, Anna, on sait sur-tout qu’elle est blond platine etphotographe, et que son art «res-

pire la fin dumonde». Un jour, auCentrePompidou,elleséduitGrayet lui propose, avec un brin deperversité, de s’installer chez elle,où habite encore John, sonex-mari. Le vaudeville semblevirer au polar à la mort de John,lorsque l’amantsevoit confierpartestament lamissionderetrouverune collection d’œuvres d’art pré-tendument détruite par Anna,mais dont personne ou presquene sait rien. La blonde artificiellese fait alors voler la vedette duroman, détrônée par la puissanceérotiqueetpoétiquede cettemys-térieuse œuvre «dérivante», quitire « son pouvoir de conserva-tion»desonabsencemême.Nom-mée Castiglioni, Perséphone ouEurydice, selon les sources, la col-lection disparaît lorsqu’on sem-ble s’en approcher. Elle attise etrelance sans cesse le désir de Graytout comme celui d’un excen-trique professeur d’histoire del’art dont elle est l’unique raisonde vivre.

Densité du vide et de l’absenceJakuta Alikavazovic, 33 ans,

aime tisser des liens, dériver parmétaphore et nous lancer sur defausses pistes. Les personnages deLaBlondeet lebunkersontinsaisis-sables, artificiels, évanescents et

désirants, comme l’étaient ceuxde ses précédents textes – JohnVolstead (l’ex-mari, écrivain,auteur des Narcissiques anony-mes) apparaissait d’ailleurs dansCorps volatils (L’Olivier, 2007),pour lequel l’écrivain avait reçu leprixGoncourtdupremier roman.

Mais la constructiondurécitestdevenue si virtuose que le vide etl’absence semblent avoir commegagnéendensité.Al’instardesper-sonnages et de lamystérieuse col-lection, l’écrituremêmeéchappeàtoute caractérisation définitive,en réussissant le tour de forced’être, paradoxalement, à la foisneutre et ironique. On en vien-draitpresque à soupçonner la nar-ratrice d’être elle-mêmeune blon-de platine, qui détiendrait « lemonopolede l’aura chimique, arti-ficielle», et paraîtrait toujours «nepasdire ce qu’elle disait».

L’auteur, que pour sa part l’onsait brune, fait ici la preuve de laprofondeur d’une imaginationnourrie de références maîtrisées,réappropriées et réinventées. Sibien que l’on se plaît à croire quesontravaild’écrivainestunefaçonde résoudre ce que La Blonde et lebunker expose comme le para-doxe de la conservation desœuvres:«Bienqu’ellecrée,pourlesœuvres, les conditions de la survie,

(la conservation) entrave dans lemêmetempsleurdiffusion,contra-rie leur visibilité.»

Jakuta Alikavazovic fait aucontraire circuler les œuvres et

jouer les référencespour leurdon-nerunenouvellevie. Elle inscrit saculture dans la dynamique de sondésir d’écriture pour le plus grandplaisir du lecteur.p

Femmefataleàcontre-jourDans«LaBlondeet lebunker», JakutaAlikavazovic, ingénieuseet libre, se jouedesgenres littéraires

Composéautourdel’exécutiond’unassassin,unfascinantromanchoraldelaCanadienneCatherineMavrikakis

Brisd’Amérique

Sans oublier

Extrait

©H.Triay

roman

« Une vision fascinante. »Pierre Maury, Le Soir

LesDerniers Joursde SmokeyNelson,deCatherineMavrikakis,SabineWespieser,336p., 22 ¤.

«Toutes cesannées, j’ai pas foutugrand-chose… Il adûenfaireplusquemoi, cepauvregars enprison, cet assassin, etdemain,dans lanuit, il seraenvoyéadpatres et,moi, je vaiscontinuermonexistencequi vanullepart… Lavie estabsurde,tuvois, Betsy… J’ai dormi toutes cesannées, commetoi tu l’asfaithier sur la banquettedema“FoxyLady”…Mais il faut quejeme ressaisisse! (…)Gwenvoulait qu’onsemarie, qu’on fon-deune famille! Je ne suispas commemesparents…LeBonDieu,OK… Je veuxbien…Mais il est vraimentpas importantpourmoi, Betsy…Tu le saismieuxquequiconque.»

LesDerniers Joursde SmokeyNelson, page119

LaBlonde et le bunker,de JakutaAlikavazovic,L’Olivier, 200p., 16,50 ¤.

GUEORGUI PINKHASSOV/MAGNUMPHOTOS

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Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

«Voici le point de départ : assis surun banc duparc de TompkinsSquare, je lisais unnuméro deSpin que j’avais piqué dans unkiosquede la chaîneHudsonNews et reluquais les femmesd’East Village qui traversaient lejardin public pour rentrer chezelles,me demandant (commesou-vent) par quel tour de passe-passemonex réussissait à peuplerNewYork demilliers de nanas quimefaisaient penser à elle,même sielles ne lui ressemblaientpas, lors-que je découvris que Bennie Sala-zar,mon vieux pote, était devenuproducteur de disques! Il y avaitun article complet à son sujetdans lemagazine, sur la façondont il s’était fait un nomgrâce àungroupe, les Conduits, dont un

albumavait été certifiémulti-platine trois ou quatre ans aupa-ravant. Ainsi qu’unephoto deBennie, visiblement unpeuoppressé et bigleux, en train derecevoir une récompense – immor-talisationd’un instant enivrant,aboutissementd’une vie comblée.Après avoir regardé le clichémoins d’une seconde, j’ai fermé lemagazine, bien décidé à oublierBennie. Certes, il n’y a qu’unpasentre penser à quelqu’un et s’effor-cer de ne pas y penser,mais j’aisuffisammentde patience et desang-froidpourm’y tenir pen-dant des heures, voire des jours sinécessaire.»

Qu’avons-nous faitdenosrêves?,

page111

Macha Séry

Des débuts de la scène punken 1970 à San Francisco àun concert donné en 2020à Ground Zero, soit cinqdécenniesmarquées par lamarchandisation crois-

sante de la culture. Voilà le panoramaquebrosse Jennifer Egan à travers une multi-tude de portraits : une kleptomane, unmagnat libidineux,mauvaismari etmau-vais père, un producteur de disques ayantlahantisedevieillir, la conseillèreencom-munication d’un dictateur d’Europe del’Est,unmusicienringardcherchantàpro-mouvoir son retour sur scène par l’an-noncedesonsuicideimminent,unchroni-queur mondain à la ramasse... Il y a de ladrôlerie, du grotesque, de la tristesse, del’énergie, de la cruauté, de lamélancolie etde la satire dansQu’avons-nous fait denosrêves?, qui relèvemoins de la fresque quede la galerie de personnages saisis à diver-ses époquesde leur vie.

FéruedeProust, Jennifer Egans’est pla-cée sous l’égide de l’auteur d’A la Recher-che du temps perdu, citant en épigrapheLa Prisonnière: «L’inconnu de la vie desêtresestcommeceluide lanature,quecha-

que découverte scientifique ne fait quereculer mais n’annule pas. » Aussi laromancière a-t-elle cherché à proposerune déclinaison contemporaine del’œuvre proustienne – non dans le style,s’empressait de préciser l’auteur, rencon-trée en juin à Paris –mais dans la volontéde rendre compte, enmoinsde 400pageset non en sept volumes, des destins d’unemultitude de personnages liés de près oude loin. Elle leur a donné tantôt la premiè-re place, tantôt un rôle de figurant dansdes chapitres rédigés à la première ou à latroisième personne. Le procédé est-il sineuf? Avec La Comédie humaine, Balzaclui insuffla de d’ampleur. Il lui permit dedécrire lemondedesartset celuidesaffai-res, laviedes journalistesetdesbanquierset, ce faisant,demettreau jour leschange-ments moteurs de son époque: le triom-phede l’argent sur le talent, l’ascensiondela bourgeoisie auxdépensde la noblesse.

Pareillement aux tomes de La Comédiehumaine, chaque chapitre de Qu’avons-nous fait de nos rêves? peut être lu isolé-ment. «Quand j’ai commencé, je pensaisqu’ils appartiendraient à des livres diffé-rents.Puislelienentreeuxs’estimposé.»Ras-semblant cette constellation d’histoires,JenniferEgannes’estrieninterdit,nil’alter-nancedepointsdevue,nileszigzagstempo-rels,ni les sauts d’un continent à l’autre,

encore moins soixante-dix pages de sché-masPowerPointcensésavoirétécomposésparAlison,uneadode11ans,pourreprésen-ter leshabitudesde sa famille.

A la sortie deQu’avons-nous fait de nosrêves?, prix Pulitzer 2011, le supplémentlittéraireduNewYorkTimes fut, disons-le,extatique:«Existe-ilquelquechosequeJen-nifer Egan ne sache faire ?» Nous avonsposé la question telle quelle à l’intéressée.Après s’être esclaffée, celle-ci l’a considé-rée avec sérieux. Car depuis son entrée enlittérature en 1993 avec La Parade desanges(Belfond,1995),laromancièreaméri-caine, âgée aujourd’hui de 48 ans, est pas-sée avec une facilité déconcertante d’unregistre à l’autre : récit de voyage, thrillergothique (The Keep, non traduit), science-fiction ancrée dans les dérives de la télé-réalité (L’Envers dumiroir, Belfond, 2003).Dernier exemple en date de l’inventivitéde Jennifer Egan, la nouvelle «Black Box»

qu’elleaécriteenmaipourlecompteTwit-ter de l’hebdomadaire The New Yorker.Aussi la romancières’est-ellevue affubléede l’étiquetted’«écrivain expérimentale».«Flexible», corrige-t-elle, soulignant quecette malléabilité formelle correspondétroitement aux sujets qu’elle a traités.« Je ne me fixe aucune obligation. Leroman auquel je travaille actuellementpossédera peut-être une structure conven-tionnelle. Toujours est-il que j’adore inven-ter, jouer et parfois emprunter une formede récit radicaleparce que je considèrequecela appartient en propre à la traditionromanesque.» Pareilles innovations ser-vent d’abord àmaintenir son propre inté-rêt. «Un sentiment d’urgence et de nou-veauté doit présider à chaque tentatived’écriture. Car si quelqu’un d’autre peut lefaire tout aussi bien, à quoi bon?» Qu’onse le dise, Jennifer Egan n’aime pas s’en-nuyer. Elle n’en a ni le goûtni le temps.

Ses incursionsdansdivers genres litté-rairesne se résumentpas, loin s’en faut, àdes morceaux de bravoure. Toutes pren-nentleursourcedansl’obsessiondeladis-parition. «Le pouvoir de l’absencem’inté-resse et ce, depuis toujours, confirme Jen-nifer Egan, cette ironie ou paradoxe quifait que le manque rend l’absent encoreplus présent. Reconstruire unmonde éva-nouimepassionne»,racontecellequison-gea, à l’adolescence, à devenir archéolo-gue. Le plus difficile pour ce livre fut de«recalibrer» son style et son humeur àchaque chapitre pour qu’il possède sonpropre ton.

Artificiel, diront certains. Prodigieuseliberté de narration, s’exclameront lesautres. Le débat est ouvert.p

Extrait

VirginieDespentesécrivain

RienderadicalUNAUTEURVIRTUOSEest à labarrede ce roman, c’est entendu.Onse sentpris enmainavec lemêmeplaisir quequandons’as-soitdevantunebonnesérie télé:c’est assez complexepourqu’onsesentemalindenerien rater, toutensachantqu’onnesera jamaisfranchementmalmené.Le romans’inspiredésormaisdesmécani-quesde la fiction télé et, dans le casd’Egan, c’estuneréussite.Mais onestplusperplexequand l’auteurse réclamede la littératureexpéri-mentale– àmoinsdeconsidérerqu’unchapitre rédigé sous formedeprésentationPowerPoint suffità faired’un romanpopulaireuneœuvreavant-gardiste.

Qu’avonsnous fait denosrêves? est une étudedesmœursde l’Amériqueupper classblan-che, grandpublic, avec tous lesingrédientsde l’entertainment.Pour être novatrice, une formedemandeetprovoque forcémentune révolutiondu sens.Or, onnetrouvera riende radical dans ceroman. Et c’est la limite de soncharme: quandon referme lelivre, on reste sur l’impressionqu’Egan conduitun superbe bo-lidede course, et qu’elle se conten-te denous emmener faire le tourdes supérettes de sonquartier.

CaricaturesQuand l’auteurchoisit, par

exemple,de fairedébuter songroupedepersonnagesdans lascènehardcorede SanFrancisco.Ces jeunesgens se baladent, semi-dépressifs et très défoncés, façonEastonEllis. De l’effervescencemilitante, qui caractérisaituneAmériqueundergroundd’avant lachuteduMur, rienne subsiste.Del’échecdesutopies adolescentesqui a caractérisé la scènealterna-tive, pas lamoindre trace. ChezEgan, le granddrame, c’est qu’onvieillisse,pas qu’onvendesonâmepour rester dans la course. Leseulprismeà travers lequel sontétudiés lesparcours individuelsest celui de la réussite.Quandetcommentaccède-t-onaugroupedominant, dansquelles circons-tances tragiquesou comiquesenest-onexclu? Seuls ceuxqui semaintiennentdans lepelotondetêteontdes zonesd’ombre,dedou-tes – ceuxqui sortent dusystèmedeviennentdes silhouettes, descaricaturesde comportements.

L’auteurne donne jamais lasensationdedresser le portrait degrouped’uneAmériquedévitali-sée,mais celle que la soumissionauxnormesdominantesn’estdéjà plusunproblème et, defaçonplus ambiguë, ne l’auraitjamais été. «Comment est-il possi-ble quenouspuissionsvieillir,nousaussi?» résumeraitmieuxleproposdu livre – l’âge étant, for-cément, l’échecultime. «Com-ment est-il possiblequenous,Américains, soyons aussi soumisàunepossibilitéde déclin?» résu-merait encoreplus clairement lepropospolitiquedu roman.Quise lit, encoreune fois, avecunvraiplaisir,mais laisseungoût devieux thé tiède, pris endélicieusecompagnie,mais dans le confortdésuet d’un salon tropà l’écart duchampdedébâcle qu’est l’Améri-que contemporaine.p

Dernier ouvrageparu:Apocalypse bébé

(Grasset, 2010).

o b j e c t i o nA d h é s i o n

ForumDans«Qu’avons-nousfaitdenosrêves?», laromancièreaméricaineJenniferEganmultipliepersonnagesetrécits,adopteunstyledifférentparchapitre.Vainevirtuositéouprodigieuseliberté?Avisdivergents

Feud’artificeromanesque

L’auteur ne s’est rieninterdit, ni l’alternancede points de vue niles zigzags temporels etles sauts continentaux

Jennifer Egan.ARNAUDMEYER POUR «LE MONDE»

SergeBramlyécrivain

Magnifiquemaîtrise«QU’AVONS-NOUSFAITdenosrêves?» Envérité, ni Bennie Sala-zar, ex-tycoonde l’industrie dudisque, ni sesmultiples épousesetmaîtresses, ni Sasha, son assis-tante cleptomane, ni sa bandedéjantée, ni aucunedes stars d’unjour et autres ratés du rockqui tra-versent le romanmultiformedeJennifer Eganne se posent la ques-tion en ces termes à l’eaude rose,et l’onnepeut que s’interrogersur le choix du titre français. L’ori-ginal américainévoqueuneescouadede casseurs (AVisit fromtheGoon Squad), davantagedansl’esprit punk, rarement rétrospec-tif, à l’originede l’intrigue: «Lanostalgie, c’est la fin»,déclare unpersonnage.

Les lendemainsqui déchan-tent, les rides que révèle lemiroir,la bedainedes uns et la déchéance(ou l’embourgeoisement)desautres inspirent auxprotagonis-tes de la rage, de l’incompréhen-sion, desmigraines, des sarcas-mes, tant les effets de l’âge leursemblent absurdes et peunatu-rels,mais ils n’y trouventnullematière à rêverie, connaissanttropbien le coupable, unique res-ponsablede leur état, quedési-gnait justement le titre améri-cain: «Le temps est un casseur»,écrit l’auteurpar deux fois, ajou-tant à la seconde: «Et il a gagné.»

«Spasmesmémoriels»LeTemps,monstre intangible

et élastique, et les voies sinueusesnonmoins qu’inexorablesqu’ilempruntedonnent à JenniferEganunemagnifiqueoccasiondefaire étalage de samaîtrisedesmille et unprocédésde la narra-tion. Ellepassedans lemêmepara-graphed’une époqueàune autre,se frayedes cheminsde traversedans la jungle dudevenir à coupsde«spasmesmémoriels», sauteles continents et s’aventure jus-quedans le futur, sansque jamaisle lecteur s’y perde. Son feuilletonde la vie, inspiré, dit-elle, pourmoitié par laRecherchedeProust,l’inventeurdugenre, et pourmoi-tié par la série télévisée«LesSopranos», touche ainsi auxcimesde la construction, do-maineoù le cinémaet le romananglo-saxonsexcellent, bien loinde la linéarité attardéeoù se com-plaît trop souventnotrenombri-lismehexagonal. Commesi lesrôles s’étaient inversés, depuisunquart de siècle, le scénario fait pro-gresser l’art du récitmieuxque leromanet il n’y a pas dehonte àpuiser de ce côté-là.

Chez Jennifer Egan, la compo-sition, éclatée à l’imagedenosperceptions spatio-temporelles,se doublevers la fin, de façonmétaphorique,des ravagesquel’entropie inflige aussi à la lan-gue: on s’exprimeen texto («koi2 9?»), et la communicationseréduit, se débilite aumêmerythmeque lesperspectivesd’ave-nir. A peinepeut-on regretter quel’auteur, en bonnepremièredesclassesde creativewriting, aitsouhaitébriller par l’inutile tourde force d’un chapitre conçuenPowerPoint. Reste heureu-sement lemagistral concertrédempteur sinonprophétiquede l’épilogue.p

Dernier ouvrageparu:Orchidée fixe,JC Lattès («LeMondedes livres» du 31août).

Qu’avons-nous fait denos rêves?(AVisit FromtheGoonSquad),de Jennifer Egan,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Sylvie Schneiter,Stock, «La Cosmopolite», 374p., 22 ¤.

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

L’enfanceremisesurlemétierPournepasrisquerd’idéaliser lepassé,GoliardaSapienzaasansrelâcheréécritsessouvenirs.«Moi, JeanGabin»estsonultimetentativeautobiographique

FabioGambaro

La grande liberté de soi-même etde ses propres pensées n’est-ellepas quelque chose de plus dou-loureux qu’on ne saurait ledire ? » Il aura fallu attendreplus de vingt-cinq ans avant de

pouvoir lire cette amère interrogation deGoliarda Sapienza, dans les dernièrespages de Moi, Jean Gabin, formidableroman autobiographique écrit au coursdes années 1980 mais jamais publié deson vivant. Au moment de sa mort, en1996, ce texte – comme plusieurs autresinédits – était enfermé dans ses tiroirs enattente d’une publication à laquelle laromancière italienne ne croyait plus car,aprèsavoirpassédenombreusesannéesàbataillervainementpour faire éditer L’Artde la joie (Viviane Hamy, 2005), elle avaitperdu toute confiance en son pays.D’ailleurs,lorsque,en1998,unepetitemai-son d’édition le fit paraître enfin pour lapremière fois, le livre passa totalementinaperçu.Leslecteursitaliensn’ontvérita-blement découvert son grand roman quedixansplus tardquand,après l’importantsuccèsde la traductionfrançaise, lapresti-gieusemaisonEinaudisedécidaà leréédi-ter, en commençant également à sortir del’oubli ses inédits, parmi lesquels Moi,JeanGabinoccupeuneplace de choix.

Dans ce texte très original, l’écrivain,née à Catane, sur la côte est de la Sicile, en1924, évoque de façon saisissante sonenfance et son adolescence extraordinai-res, au sein d’une famille qui, dans l’Italiefasciste de l’époque, n’avait probable-ment pas d’équivalent. Fille d’une syndi-caliste et journaliste ayant eu septenfants avec son premier compagnon etd’un avocat socialiste très connu sur l’île,lui aussidéjàpèrede troisenfants,Goliar-dagranditdans lequartierpopulairede laCivita, dont les ruelles pleines d’anima-tion sont pour elle une véritable école dela vie. Ce qui explique son attachement àcet univers, qu’elle quitte pour Rome audébut des années 1940. Trente-cinq ansplus tard, pendant l’été 1979, lorsqu’elle yretournepourlapremièrefois,elledécou-vre que le décor de son enfance n’existepresque plus : le quartier a été complète-ment défiguré et transformé. Persuadée– comme elle l’explique dans ses carnets,publiés l’année dernière en Italie – que«se souvenir c’est tout», et même « l’éthi-que fondamentale de la vie», elle décidealors de faire revivre cet univers disparu.Moi, Jean Gabin naît de l’idée que l’«onpeut inventer ce qui a existé et mainte-nant n’est plus».

Unnouvel éclairageGoliarda Sapienza avait déjà évoqué

sonenfancedans sonpremier roman,Let-tre ouverte, publié en 1967, premier voletd’un cycle autobiographique poursuivideux ans plus tard avec Le Fil de midi (lesdeux textes ont été publiés ensembledansLeFil d’unevie,VivianeHamy,2008),un roman consacré à son expériencede ladépression et de la psychanalyse. Toute-fois, dans la postface à l’édition italienne

deMoi, JeanGabin, l’écrivainAngeloPelle-grinoexpliquequelaromancièreétaitpar-tisaned’une«autobiographiede lacontra-diction», construite à partir de plusieurstextes revenant à des époques différentessur les mêmes périodes de sa vie. Cetteapproche lui permettait d’apporter à cha-que fois de nouvelles informations, unnouvel éclairage sur les mêmes épisodes,etd’intégrerdanslerécitdupassélesémo-tions du présent, en évitant de figer lesfaits dansun souvenir idéalisé.

C’estdanscetteperspectiveque, à la finde 1979, après avoir passé dix ans à écrireL’Artde la joie,elle commencela rédactiondeMoi, JeanGabin,oùl’onretrouvelesper-sonnageset les lieuxdeLettreouverte. Elles’emploienéanmoinsàaccentuer lecarac-tère romanesque du livre, en structurantle récit autour de l’identification de lajeune protagoniste avec le célèbre acteurfrançais. Malheureusement, elle est rapi-dement obligée d’abandonner ce travail,

car, à la suited’uneobscurehistoiredevolde bijoux, elle se retrouve enfermée àRebibbia, laprisondeRome.Pourcellequiavait toujoursdésiré«appartenirà la racedes opprimés», la détention devient uneexpérience fondamentale. Une fois libé-rée, elle en tire deux livres, L’università diRebibbia et Le certezze del dubbio («L’uni-versité de Rebibbia» et «Les certitudes dudoute», non traduits), publiés respective-ment en 1983 et 1987.

Elle ne retourne à ses souvenirs sici-liens qu’après cette longue parenthèse, àuneépoqueoùelleestgagnéeparledécou-ragement, sans cesse aux prises avec degraves problèmes d’argent. Le faitqu’aucun éditeur ne veuille toujourspublier L’Art de la joie est pour elle uneinjusticeetuneblessure,dontonretrouvela trace dans plusieurs pages deMoi, JeanGabin. Convaincue d’avoir payé son indé-pendanced’esprit avec trente ans demiseen marge de la vie littéraire de son pays,elle fait dire à un de ses personnages: «Jen’aurais jamais imaginé, Goliarda, quetoutpuisseéchouerdecettefaçon…»Toute-fois la tristesse et l’amertume ne l’empê-chentpasd’éprouverunvéritableplaisiràévoquer les souvenirs heureux de sonenfancehors du commun.Unplaisir tein-té de nostalgie, qui traverse d’un bout àl’autre ce récit surprenant, dont la lecturenousaideàmieuxcomprendred’oùvien-nent la forceet la sensibilitéd’uneroman-cière extraordinaire, découverte trop tardpar les lecteurs.p

Moi, JeanGabin(Io, JeanGabin),deGoliardaSapienza,traduit de l’italienparNathalieCastagné,Attila, 176p., 17 ¤.

C’est d’actualité

«Quaidesbrumes», lumièresdeCatane

Lese-bookssententbonRentrée 2012: année0. Tel est le verdict desprofessionnelsde l’édition, quimisent surun essor sansprécédentdu livre numériqueenFrance, avec 300000 liseuses écouléesd’ici à la finde l’année. Si lemarchédel’e-book représentepour l’instant 1%desventes en France, il devrait avoisiner 13% envolumed’ici à 2015, selon le cabinetd’étudesIdate, pourun chiffre d’affaires de 55mil-lionsd’euros. Cet été, un capa été franchienGrande-Bretagne. Les ventesd’e-booksy dépassent, commeauxEtats-Unis, celles de livres physiques.Heureusementpour les possesseursdeKobooudeKindlenostalgiquesde l’odeurdupapier, une sociétébritannique a imagi-nédes bombes aérosol afin d’embaumer cesobjets. «ClassicMusty Scent» sent les classi-ques auxpages jaunies, «NewBookSmell»,l’encre, le papier et la colle, et «Scentof Sen-sibility», les chevauxet les fleurs fanées.«C’est commevivre dans un romande JaneAusten», fanfaronne la firme.

ChaisesmusicalesMarie-PierreGracedieu, responsable jusque-là de la littérature étrangère chez Stock, pas-se chezGallimardpourprendre en charge ledomaineanglo-américainà la suite dudépart de Christine Jordis. Et EmmanuelleHeurtebize, 10/18, rejoint les éditions Stockcommedirectrice de la littérature étrangère.

LeretourdeFrankensteinSpécialiséedans les livresanciens, la librairielondoniennedePeterHarrington(100Full-hamRoad,àChelsea)exposeradu26sep-tembreau3octobreunepremièreéditiondeFrankensteindeMaryShelleyportant l’ins-criptionautographe:«ToLordByronfromtheauthor.»Cetexemplairedatantde 1818aétérécemmentdécouvertdansunecollec-tionfamiliale.Estimé400000livres(500000euros), il seraproposéà lavente.Rap-pelonsqueMaryShelleyetLordByrons’étaitrencontrésàGenèveen1816etavaienttousdeuxparticipéàunecompétitionamicalevisantà inventerdeshistoiresà fairepeur.ByronavaitencouragéMaryShelleyàécrire.Deuxansplustard,ellepubliait sonrécit.

CrémaillèreLe 10septembre, une librairie a ouvert sesportes, 23, bd Lénine, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), ville qui n’en comptait aucune jus-qu’à présent. Longuevie à «A la librairie»!

DescasesquibougentAprès StephenFrears qui, en 2010, a porté àl’écranTamaraDrewe , c’est au tour de lacinéasteAnne Fontained’adapterun romangraphiquede la BritanniquePosy Sim-monds,GemmaBovery. Denoël réédite le20septembre les deuxouvrages. Sortie dufilmprévue en 2013.

Laboîtevas’ouvrirLePré auxClercs lance, le 8novembre, unecollectionde littérature fantastique inti-tulée «Pandore», destinée auxadolescentset jeunes adultes. Les premiers titres serontsignéspar FabienClavel, Estelle Faye etHervé Jubert, l’auteur de la trilogieMorgenstern.p

Dans lesannées 1930,la petiteGoliardaSapienzaaimait JeanGabin. Ellevoulait luiressembler,l’imiter et,

commelui, rêvait «d’une vie dif-férente». Pour sonhéros, elleétait prête à tout. Ainsi, tout aulongdeMoi, JeanGabin, elle sedémènepour se procurer l’ar-gent qui lui permettrait d’assis-ter à uneprojectiondeQuai desbrumes (1938). Cette rechercheest le fil conducteurde ce très

beau roman, dans lequel laromancière évoqueavec grâce etlégèreté son enfance au seind’une famille éprise de liberté.

Danscespages,nourriesdecettespontanéitéet decetteimpertinencequi caractérisaientdéjà le style flamboyantdeL’Artde la joie,Goliardarendhommageà laCivita, lequartierpopulairedeCataneoùelle a grandi.Unesortede casbahsicilienneavec sesparfumset sesbruits, sesmys-tèreset sespersonnageshauts encouleuroù, endépit desdangers,ellevitpresque tout le tempsdansla rue, le lieude«toutes les occa-sionsetde toutes les aventures».Danscedécormagique, l’écrivain

sepeint commeune fille«décidéeet sansmollesse»,mais«tropdépendanteaffectivement»de safamille.Entièreet orgueilleuse,passionnéeet rêveuse, elle a tou-jours faim,une faimréellemaisaussi symboliquedeson irré-pressibledésir decroquer lavie.Uneviequi – commelelui rappelleGabin,dans leursconversationsimaginaires– esttoujours«combat, rébellionetexpérimentation».p F.Ga.

«Je décide que ça suffit, que jeme fiche de tout (…) etqu’à deuxheures, c’est-à-dire dansune heure, jem’enirai au CinémaMirone revoir Jean,meperdre avec luidans ceQUAIDES BRUMESque je ne connais pasmaisqui aura le pouvoir, je le sais, deme faire oublier toutesles douleurs petites et grandesque la société, s’accor-dant aumauvais côté de la nature,met commebâtonsdans les roues –mes jambes, en l’occurrence – pourvous rendre plus difficile la route du rêve, seule routepossible. Se tenir toujours accroché au rêve, et défierjusqu’à lamort pourne jamais le perdre.»

Moi, JeanGabin, page111

©H.Triay

« Une grâce infinie. »Élisabeth Philippe, Les Inrockuptibles

roman

nfinie »

Prix du Roman FNAC 2012

Extrait

Histoired’un livre 70123Vendredi 14 septembre 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

ACTES SUD

JérômeFerrari

Le sermonsur la chute

de Romeroman

ACTES SUD

“Une langue somptueuse.Des pages admirables de beauté.”Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche

“Alors, vraiment, le meilleur romande la rentrée littéraire pourrait avoir

pour cadre un modeste bistrot ? Vraiment.”Raphaëlle Leyris, Le Monde des livres

FerrariJérôme

D.R

SÉLECTION PRIX GONCOURT

Extrait

François Bougon

Sous Mao Zedong, les femmeschinoises s’étaient vu promettrerespect et égalité. Les slogans del’époqueportaient cette volontéde

rompre avec la société traditionnellepatriarcale marquée par le confucia-nisme,où les filsoccupaient lespremièresplaces: «Les femmes portent la moitié duciel», «Ce que les camarades masculinspeuventaccomplir, les camarades femmespeuvent le faire». La prostitution, symp-tôme de la décadence bourgeoise, avaitété abolie par les communistes dès leurarrivée au pouvoir en 1949 ; en 1954, leprincipe d’égalité entre les hommes et lesfemmes était inscrit dans la Constitution,quatre ans après une loi sur le mariageallant dans le même sens. La Révolutionculturelle (1966-1976) allait encore plusloin, le régime promouvant une femmeasexuée, désexualisée…

Depuis les réformes économiques lan-cées dès 1978, peu d’ouvrages en françaissont consacrés à la place des femmes et àl’évolutionde leur situation.

Made in China. Vivre avec les ouvrièreschinoises est la traduction d’une enquêtepubliée en 2005 par la sociologue etanthropologue de Hongkong Pun Ngai,qui préside le réseau des travailleusesmigrantes chinoises. C’est le fruit d’unerecherche ethnographique menée aumilieu des années 1990 (mais la situationn’a pas fondamentalement changé) dansune usine d’électronique du delta de larivière des Perles, à Shenzhen, ville sym-bolede cetteChine transforméeen atelierdumonde.

A la lecture de certains passages, quandPunNgai sedéprenddu jargonet dupoidsdesréférencesetselaissealleràtémoigner,simplement, en décrivant ce qu’elle a vu,on imagine sans mal la richesse littérairedesaplongéedans lemondedes«dagong-mei», ces jeunes femmes («mei») venuesdes campagnes pauvres pour vendre leurforce de travail («dagong»). On penseimmédiatement à L’Etabli, du sociologueRobert Linhart (Minuit, 1978).Notammentlorsqu’elledresse le portrait des ouvrières,des petits chefs, des employés de bureaude cette usine. Elle décrit la souffrance autravail, la discrimination, mais aussi lespetits actes de résistance des ouvrièrespour faire ralentir les rythmes de produc-tion sur les chaînes d’assemblage, ainsiqu’une formed’émancipationpar rapport

à la familleet à la campagne:«Lesdagong-mei, mi-paysans, mi-prolétaires, sont lessujets destitués, produits par la conjugai-son hybride de l’Etat et des machines du

marché.»ChinoisesauXXIesiècleestun

ouvrage collectif, riche recueild’articles aux thèmes trèsvariés(travail,éducation,sexua-lité, famille, cinéma), qui dres-sent un portrait éclaté et nuan-cé des femmes chinoises, touten donnant des éléments pourcomprendrel’évolutionhistori-que. La démographe IsabelleAttané revient notamment surle «déficit féminin», consé-quence du «système tradition-nel de normes et de valeurs».Selon les prévisions, entre2010et 2050, 1,5million d’hommesseront,chaqueannée,dansl’im-possibilité de se marier. Lesconséquences sont imprévisi-bles. «Dans les prochainesdécennies, ce pays vaainsi deve-nirunvéritablelaboratoirepourl’étuded’unchampnouveaudesétudes sur le genre: les transfor-

mations des relations entre hommes etfemmes dans un contexte de déficit fémi-nin», souligne-t-elle.p

Julie Clarini

Certainespagesdulivrede Yang Jisheng fontpenser au silenced’une mort parnoyade. En Chinepopulaire, entre1958

et 1962, «quelques dizaines de mil-lions d’hommes ont disparu, sansunbruit,sansunsoupir,dansl’indif-férence ou l’hébétude», comme siun vaste bloc de terre et ses habi-tantss’étaientabîmésdans lespro-fondeurs.Cenefutpourtantniunecatastrophe naturelle, ni uneguerre qui provoqua cette héca-tombe et laissa des survivantshagards, uniquement occupés àprolonger leur existence, mais lafaim, une incroyable famine cau-sée par des décisions politiquesaberrantes.

Afin de rendre à ces disparusl’hommage dont ils furent privéset qui ne leur a toujours pas étérendu par un régime récusantencore sa responsabilité, l’ancienjournalistede l’agenceChinenou-velle Yang Jisheng, 62 ans, a entre-prisunevasteenquêtequi l’aacca-paré treize années durant.Mûparune exigence intellectuelle maisaussi personnelle (son proprepèreestmortd’inanitionen1959),il a accompli ce patient travailavec la complicité de myriadesd’archivistes dans chaque ville deprovinceoù il s’est renduet où il a

compulsé les annales. Au total, il anoirci 1200pages.

Chronique du cataclysme quefut le lancementparMaodelapoli-tique du Grand Bond en avant,Stèles, traduit en français dans uneversion abrégée, est animé par ceconstant souci d’exhaustivité quicaractérise les entreprises mémo-rielles. C’est aussi la consignationminutieuse d’une histoire folle etrépétitive,celled’unedéconnexion

totaleentrelesdiscoursetlaréalité.Pour la comprendre, Yang Jishengrevient aux «communes populai-res»quisuccèdent,àpartirde1958,aux coopératives, et dont la miseenplace se traduitpar ledépouille-ment complet des paysans: poêleset tabourets sont réquisitionnés –les animaux de basse-cour égale-ment ; plus aucune productionfamiliale n’est tolérée. Les repassont distribués gratuitement dansdes cantines désignées comme «lapointe de la lutte des classes enmilieu rural». En quelquesmois, laproductivité baisse très sensible-ment. Et tout déraille: unmauvaisvent se lève, le «vent de l’exagéra-tion» comme on le désignera, quiemporte le pays dans le cerclevicieux dumensonge. Par peur dedéplaire à son supérieur, on exa-gère les rendements et on grossitles projections, à tous les échelons.Lapresse fait étatdemiracles. Telleou telle commune a surpassé lesrendements prévus? C’est qu’il esttoujourspossibledefairemieux,cerésultat exemplaire devenant lanormeàdépasser, dansunecoursesans fin.

Dès 1959, alors que la pressionpolitique s’accentue, on extorqueauxpaysans tout leurgrain, y com-pris les semences; quand ils n’ontplus rien, on les accusede cacher.AHuaidian,dansledistrictdeGuang-shan (régionduHenan), à l’issuedecettecampagnecontrela«dissimu-lation de la production», « il n’yavait plus de grain nulle part, et lesgens commencèrent à mourir defaimenmasse. La commune comp-

taitalors26691habitants.Entresep-tembre1959 et juin1960, il y eut12134morts, soitun tiersde lapopu-lation». Partout, et pendant desmois, se répète le même schéma:lescadreslocauxenvoientdesinfor-mations erronées, appliquent desdirectives qu’ils savent insensées,alors que sous leurs yeux la disettes’installe.Tantet sibienqu’à l’acmédelafamine, l’Etatchinoisconservedes dizaines demillions de tonnes

de céréales dans ses greniers etmaintient ses exportations!On fri-se la farce, mais une farce sordideavec sa part d’effroi : des milliersd’actesde cannibalismesont recen-sés dans les archives locales, gestesde survie parfois dérisoires tant lafaimdécharnelescadavres.

MascaradeDans le même temps, en

août1958, l’Académie des sciencesdeChineconfieàsixlaboratoireslatâchederésoudreunproblème,tra-giquement absurde, soulevé parMaolorsd’unevisitedansleHebei:qu’allons-nous faire quand nousaurons trop de blé?Moins d’un anplus tard, les collaborateurs impli-qués dans le programme, rendusfousparla famine,setournentversl’étude de substituts alimentaires.En novembre1961, leurs sugges-tions recommandent la « larvehivernale du sphinx du haricot»(protides50,8, lipides23,3, enpour-centage du poids corporel); «larvede scarabée» (protides 48,1%, lipi-des21,0); etc.

Danscettehonteusemascarade,Mao tient le premier rôle. Obsédépar les luttes depouvoir au sein del’appareil, la réalité ne l’intéresseguère, surtoutsi elle luidonnetort.A la conférence de Lushan enjuillet1959, tous ceux qui tententde s’opposer à la politique du piresont,dansuncoupdethéâtre,décla-rés «éléments opportunistes dedroite» et éliminés. Après ce tour-nant, la catastrophe est définitive-mentenclenchéeetlescadressupé-rieursduParti réduits ausilence.

Evitant tout lyrisme (mais mal-heureusement pas de lourdesredondances),Stèlesestlapremièremonographie sur le sujet signéeparunChinois. InterditenRépubli-quepopulaire,l’ouvrageaputoute-fois être publié à Hongkong – lesautorités n’y ont pas fait obstacle,ni davantage inquiété son auteur.Officiellement, pourtant, Pékinparle encore d’une famine provo-quéepar la sécheresse.p

LaChinoiseDeuxouvragesdétaillentl’évolutiondelaplacedesfemmesdanslaChineactuelle

EssaisChine CritiquesLeGrandBondenavantdesannées1958-1962afait36millionsdemorts.Entreprisemémorielleuniqueensongenre,«Stèles»,deYangJisheng,filsd’unevictime,leurrendhommage

Lemaoïsmeinculquéparlafaim

Made inChina.Vivre avec lesouvrièreschinoises,dePunNgai,traduit de l’anglais(Hongkong)parHervéMaury,L’Aube, «L’èreplanétaire»,304p., 23 ¤.

Chinoises auXXIesiècle.Ruptures etcontinuités,sous la directiondeTaniaAngeloffetMarylèneLieber,LaDécouverte,«Recherches»,284p., 26 ¤.

«Alors que les paysansmouraientde faim, les servicesdelaSécuritépublique interdisaient ladiffusiondesnou-vellesà l’extérieur, l’envoi de lettres, en contrôlant tous lesbureauxdeposte. Le comitéduParti deXinyanga fait rete-nirpar lapostedouzemille lettresdemandantde l’aide. LacelluleduParti d’unvillageaperduvingtde sesmembresdans la famine, les trois survivantsont écrit aucomitépro-vincialune lettrede sang réclamantdes secourspour sau-ver les paysans.Cette lettrea été retenuepar le chef dusecrétariatducomité quiaordonnéqu’on recherche sesauteurs et qu’on les punisse.Dans le district deGhuangs-han,unmédecina étéarrêté et sanctionnépouravoir dit àunpatientquedeuxbolsdebouilliede riz le guériraient.»

Stèles, page221

Stèles. La grande famineenChine, 1958-1961 (MuBei),deYang Jisheng,traduit du chinois par LouisVincenolles, SylvieGentil,Chantal Chen-Andro,Seuil, 672p., 28 ¤.

En Chine pendant le GrandBond en avant.EXTRAIT DU DOCUMENTAIRE «LA GRANDE FAMINE DEMAO»,DE PHILIPPE GRANGEREAU ET PATRICK CABOUAT

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AvousTout laisse à penser qu’elles sont aus-si soignéesque les ouvrages eux-mêmes: les dédicaces sontunmicro-genre àpart entière – «unancêtredunamedroppingaussi bienqu’unemétaphysique», souligne l’auteur.Elles immortalisent, au seuil de la fic-tion, des personnagesde chair et d’os,souventdeparfaits inconnus. La gale-rie deportraits ici proposée vous enrendra certains familiers:MaîtreMarie-Antoine-JulesSénard, avocat

de Flaubert, out’Serstevens, devenuau fil des flâneriesdansParis le «plusancien copain des Let-tres»deCendrars.paCeci est pour vous.Aqui sont dédiées lesgrandesœuvres?,deMacha Séry,Philippe Rey, 334p., 20¤.

Camembert philoSi la philosophie est bien l’art et lamanièrede changer d’espacemental,elle ne requiert ni de traverser lesfrontièresni de transpirer sur lesProlégomènes…Ouplutôt, disonsqu’avantde se frotter à la penséedesgrandsmaîtres, on peutprocéder àdepetites expériencesplus amu-santes et certainementutiles. Ici, ils’agirade sauter du camembert à lanotionde distance, là du croissant à

lamultiplicationdespoints de vue, bref desaisir quelquesconcepts en inversantlesperspectives. L’ini-tiation est à la portéede tous!paPetites expériences dephilosophie entre amis,de Roger-Pol Droit,Plon, 172p., 18,50 ¤.

ÉnardMathias

“Mathias Énard a fait le pari d’écrirele roman du Printemps arabe. Gagné.”

Hubert Artus, Lire

“Un roman qui coule comme un grand fleuve.”Christophe Ono-dit-Biot, Le Point

Le roman est grandet Mathias Énard est son prophète.”

Antoine Perraud, Mediapart

ACTES SUD

©Mela

niaAvanzato

SÉLECTION PRIX GONCOURT

Gilles Bastin

Le sociologue MarcelMauss (1872-1950),auteur du célèbre Essaisur le don (1925) et intro-ducteur de la sociologieau Collège de France en

1930, fut sans conteste l’un desintellectuelslesplusprolifiquesdesontemps.Profondémentmarquéparlestravauxdesononcleetmen-tor Emile Durkheim (1858-1917), ilanima, après la première guerremondiale, le groupe réuni parcelui-ci autour de la revue L’Annéesociologique. Ses travaux sontdevenus, dans un grand nombrededomaines, des classiquesmain-tes et maintes fois cités : le faitsocial total, la triple obligation

(donner, recevoir et rendre) quifaitdudonnonpasunacte libre etgratuitmaisune loi contraignantede la société, l’habitus, les techni-quesducorps–onenpasse! – fontpartie de cet héritage foisonnantquiassureàMauss, jusqu’àaujour-d’hui, une immensepostérité.

Peu d’auteurs ont pourtantconnu en France une réceptionaussi complexe et un destin pos-thumeaussifragmenté.Lesociolo-gue lui-mêmen’yestpas étranger.Auteur«polygraphique» (comme

il disait lui-même), Mauss nelaissa pas d’ouvrages de synthèse,etses textesseprésententsouventcomme des exposés où alternentintuitions géniales et digressionsdocumentaires. Il consacra beau-coup de son temps à des entrepri-ses collectives peu propices auxréputations individuelles, commel’amitié scientifique qui le liait àHenriHubert, dont l’intensitéet lafécondité ont été récemmentmises en évidence par Jean-Fran-çois Bert (Marcel Mauss, HenriHubert et la sociologie des reli-gions. Penser et écrire à deux, LaCause des livres, 2012) ou commel’animation dans l’entre-deux-guerres, sans grand succès d’ail-leurs, de ce qu’il restait de l’écoledurkheimiennede sociologie.

Mais, comme le constate Flo-rence Weber, qui coordonne l’en-treprise de publication des textesscientifiques de Mauss par lesPresses universitaires de France,

les conditions dans les-quelles ces textes ontété diffusés en rendentla compréhension diffi-cile. La préface rédigéepar Claude Lévi-Strausspour le recueil publiél’année même de lamort de Mauss (dontl’Essai sur le don) faisait

ainsidu sociologueunsimplepré-curseurdel’anthropologiestructu-rale (lire l’encadré ci-contre). LestextespubliésparVictorKaradyetPierreBourdieuà la findesannées1960 rattachaient, quant à eux,plusfermementMaussàlasociolo-gie ; ils ne contenaient pas l’Essaisur ledon,qui enacquitune formedestatutautonomeetparfoiscelled’un véritable paradigme théori-que, comme dans l’usage qu’enfit le Mouvement anti-utilita-riste dans les sciences sociales

(MAUSS…), créé en 1981, qui yvoyait la formule d’une alternati-ve radicale à l’échangemarchand.

La «série Mauss» s’ouvre avec,outre l’Essai sur le don et la préfacede Lévi-Strauss, un troisièmevolu-me consacré aux techniques lon-guement introduit par NathanSchlanger.Elleseracomplétée l’an-née prochaine par six autres volu-mes couvrant les travaux sur lesacrifice, la magie, les systèmes declassification,lanationetlapsycho-logie. Cette série permettra, espé-rons-le, au lecteur francophone deressaisir l’unité de l’œuvre deMauss. Pour cela, il lui sera néces-saire de se défaire doublement del’encombrant bagage de commen-taires transporté depuis sa paru-tionpar l’Essai sur le don.

En effet, en analysant l’histoirede ces commentaires, FlorenceWebermontred’abordquelatradi-tion constituée autour de la théo-rie du «mensonge social » – deBataille à Bourdieu – doit êtrenuancée.La sociéténe sementpastant à elle-même en déguisantsous la forme du don la violencedes rapports sociaux qu’elle sedonne les moyens de régler lesinteractions entre ses membres.Mauss indiquait la voie : le pot-latch amérindien ou la kulaméla-nésiennene sont pas que des ritesagonistiques visant, par l’échangedes cadeaux, à établir des hiérar-chiesdeprestigeetdedominationentre ceuxqui y participent. Com-me la politesse, ils aident aussi lesindividus à inscrire leurs interac-tionsdanstouteunesériederegis-tres qui ne sont ni purementmar-chands ni purement non mar-chands mais quelque part entreles deux.

FlorenceWeberrappelleensuitel’urgence de retrouver, au-delà du

GrandPartageentrelesauvageetlecivilisé (ou le don et le marché),l’ambition politique qui animaitMauss. En donnant aux choseséchangéesune«personnalité» quiles rend inaliénables, le don rituelinscrit en effet les interactionssociales dans une temporalité lon-guequipermetd’atténuerlabruta-lité de l’échange marchand, sanspour autant tomber dans l’écueilde la charité interpersonnelle. Al’heure où se déconstruit la Sécu-rité sociale, le message maussienqui vise à «présenter les politiquessociales non pas comme des donsfaits aux pauvres,mais commedescontre-donsrendusauxtravailleursen échangedudon initial qu’ils ontfait de leur travail et dont le salairenereprésentepasuncontre-donsuf-fisant»mérited’êtremédité.p

Signalons aussi : «Les Techniques ducorps» deMarcelMauss. Dossiercritique, de Jean-François Bert, Publi-cations de la Sorbonne, 168p., 22¤.

Auteurs du «Monde»

Partagesroman

SÉLECTIONNÉ PAR

LE JURY GONCOURT

GwenaëlleAUBRY

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Ecrite en 1950, l’Introductionàl’œuvredeMarcelMauss, réédi-tée isolémentpour lapremièrefois (PUF, «Quadrige», 58p.,7¤), est undes textes deClaudeLévi-Strauss les plus débattus.L’ethnologueyproposede cher-cher sous la diversité des socié-tés humainesune combinatoi-re inconsciente, empruntée aumodèlede la linguistique.Mauss, dit Lévi-Strauss, a foulécommeMoïse le seuil de cetteterrepromise; il reste à en tra-cer la cartepour l’explorer sys-tématiquement. Laméthodestructurale, qu’il vient d’appli-quer aux formesde laparenté,est ainsi généralisée àune théo-rie de l’esprit humain. Cettedémarche stupéfie ses contem-porains et suscite undébat surce qu’on commence à appelerles «scienceshumaines»: pourcomprendre comment tient lasociété, faut-il tenir comptedecequepensent les individusoul’observerde loin, à lamanièred’unastronome? Lévi-Straussreviendra lui-mêmesur certai-nes formulations trop tran-chées,mais il accomplit ici legeste «maussien» d’articuler lasociologieà l’ethnologie: lasignificationd’un fait social estailleurs quedans les justifica-tionsque lui donnent ceuxquiyparticipent.FrédéricKeck

Parcours

Critiques Essais

Peu d’auteurs ontconnu une réceptionaussi complexeet un destin posthumeaussi fragmenté

Legeste«maussien»deLévi-Strauss

1872MarcelMaussnaîtà Epinal. Il a pour oncle EmileDurkheim, l’inventeurde lasociologie.

1904 Il participe à la créationde L’Humanité.

1925Essai sur le don.

1930ProfesseurauCollègedeFrance, institutiondont il estchassépar les lois deVichydixansplus tard.

1950 Ilmeurt à Paris.

Unenouvelleéditiondesesécritsestl’occasiondeprendrela justemesuredeMarcelMauss,pionnierdelasociologie

Pourenfiniravecledon

Essai sur le don.Forme etraisondel’échangedans lessociétés archaïquesetTechniques,technologie etcivilisation,deMarcelMauss,PUF, «Quadrige»,252p., 10,50¤ et 372p., 15¤.

Objets rituelsutilisés

lors du potlatch.Art amérindien

(Colombie-Britannique, Canada).

FRANÇOIS

GUÉNET/AKG-IMAGES

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Pourleplusimportant,onverrademain…CHACUNCONNAÎT la rengaine:ne rien remettre au lendemain,tout faire le jourmême, en com-mençant, cela va de soi, par le plusurgent, le plus important, l’essen-tiel. Evidence absolue, conditionpremièrede l’efficacité. En findecompte, c’est la politesse élémen-taire de toute action. Y contreve-nir? Impensable! Ceuxqui nepar-viennent vraimentpas à respec-ter cettenormene sont pas seule-ment glandeursou tire-au-flanc.Très vite, ils sont soupçonnésdecomportementasocial, désorgani-sationpathologiqueou sabotagepervers.

Pourtant, il existedes rois dulendemain, championsdu report,jonglantde retards en atermoie-ments. Avec eux, toutes les brico-les sont faites et quelques surpri-ses parfois intercalées en supplé-ment.Mais, pour ce qui comptevraiment, ce sera plus tard, tou-joursdemainou, de préférence,après-demain.Ces gens-là, dans la

langue soutenue, se nomment«procrastinateurs», terme ap-parudans le Journald’Amiel en1866. Calquée sur le latinprocras-tinatio («ajournement»), la pro-crastination, c’est «l’ajournementperpétuel», commeProust le faitdire à Charlus. Lesmeilleurspra-ticiens élèvent les rusespour lam-biner à la hauteurd’un art.

ProductivitédiffuseLepetit livrede JohnPerry

entend lesdéfendreet surtout lesdéculpabiliser.Pourprendremesureduparadoxe, il est utiledepréciserque cephilosophe, trèspeuconnuenFrance, estunpoidslourdde la penséeaméricaine.Néen 1943, professeurà lapresti-gieuseuniversitéStanford, JohnPerryest l’auteurd’uneœuvreconsidérable,qui portenotam-ment sur laquestionde l’identitéet sur denombreux thèmesdelogiqueet dephilosophiede l’es-prit. Si aucundeses livresn’a aupa-

ravant été traduit en français, c’estsansdoute à causede la tendancedenos éditeurs à la procrastina-tion–dumoins lamauvaise.

Car JohnPerry, dans cespagesparues l’andernier àNewYork,expose les bienfaitsde la «procras-tinationstructurée». Le schémaest très simple. Il fautd’aborddres-ser la listede tout ce qu’il y a àfaire, avec audébut, commed’ha-bitude, l’essentiel et l’urgent.Mais,pourmieuxesquiver cette préten-duepriorité, il est conseilléde seconsacrerenpremierà tout cequise trouve…en finde liste!Avecunpeudechance, leprocrastinateurstructuréparviendranonseule-ment à toujours remettre l’essen-tiel àdemain,mais à abattrequan-titéde travail secondaire etutile,pouvant lui valoir la gratitudedesonentourage, àmoinsque cenesoit l’admirationgénérale…

Leparadoxe est donc celui del’efficacitéde l’ajournement. Sansdouten’est-ce praticablequedans

un«tout petitmonde»universi-taire à laDavid Lodge, et l’onpeutjuger souvent complaisante etnarcissique cette autojustifica-tion à l’humourparfois poussif.Pourtant, quandon lit bien, ils’agit aussi pour JohnPerrydedéfendre – contre la planificationrigide, l’abattageordonnédestâches, les hiérarchies rationnel-les – une formedeproductivitédiffuse, apparemmentbrouil-lonne.Aux tenants des planifica-tions claires et strictes, cette acti-vité sinueuseparaîtra dilettante,capricieuse, aléatoire, quand cen’est pas incompréhensible. Etpourtant…elle fonctionne!p

Denis Podalydèsde la Comédie-Française

Uneétoilesemeurt

Figures libres

VOICIUNROMANqueRolandBarthes aurait aimé, je leparie. Parfaitementdescriptif de bout enbout, dénuédetoute emphase et de jugementporté –nul narrateurne vientcommenter le récit –, d’une très élégantedouceur, il ne cessepourtantpas d’accrocher le réel, de le faire surgir avec viru-lence, de faire sourdredans l’esprit du lecteur séduit réminis-cences et sensationsquinous font dire: «C’est ça, c’est exac-tement ça.» La beautémélancoliquedespremièrespagestient beaucoupà cette exactitude: «Elle presse du citron et del’ail dans un bol. Elle ouvre la barquette et trempe lesmor-ceauxdepoulet. Elle n’a jamais euaussi peud’appétit,maisça lui permet de se consacrer à quelque chose deprécis.»Oui,Barthes aurait aimé la tristesse de cette barquette, de ce pou-let aussitôt régurgité par la phrase suivante.

La femmed’un certain âge dont il est questionest uneanciennevedette de la chansonet du cinéma, LorraineAge-val. Nous sommesen 1993. Elle vient de se séparer de sonmari, homme redoutable, aimé follement.Un jeune réalisa-teur expérimental lui proposeun rôle. Ce Benoît Cazot estl’auteurd’un «film-miroir» (tourné commes’il était vudansunmiroir, donc à l’envers) qu’il justifie ainsi : «Onne voitriend’anormal,mais on le détecte. Tout est semblable.Or il ya quelque chose de fauxdans le semblable. Il y a quelque cho-se de fauxderrière quoi je cherche ce qui fait l’expérienceconcrètedu réel.» J’ai souvent ressenti au fil des pages cequ’éprouveLorraineAgeval devant son film: «Peut-être, del’inversiondes décors, émaneune étrangetédu réel qu’onnepeutattribuer àun élémentprécis. Ce n’est pas violent, c’estmêmeplutôt tendre,mais c’est traversé d’uneperturbationàlaquelle Lorraine est particulièrement sensible en cemoment.»

Find’uncorps et find’unmondeFaut-il y voir une clé? Lorraineva tourner ce filmet

connaître la gloire secondequevivent les artistes trop identi-fiés à une époque révolue, dont onannonce le come-back.Dès lors, le romanprenduneampleur réaliste, abonde envifs dialogues sans rienperdrede sa distance oude sapréci-sion sensible, fait vivreplusieurs caractèresquenous sui-vons jusquedans leurs ébats, grandes scènesd’amourhomo-sexuel (et pas que). J’ai pensé à Fitzgerald, à Pavese, àModia-no, à Sagan, à Pasolini, à biendes films aussi, car les roman-ciers qui comptent aujourd’hui sont toujours cinéphiles.Mais le romandédaigne toute référence,mêmecelle à SunsetBoulevard, qu’il cite, et poursuit sa quêtemystérieuse, dontl’indice est peut-être ce titre: Le Poivre.

Dès l’incipit, lamort infuse: «Ici tout est tranquille. Onpourraitmourir cet été.»Debout enbout, ce roman regardelamort en face, à unedistancedeplus enplus courte (maispeut-être à l’envers, comme le filmdeBenoît Cazot), jusqu’àfaire corps avec elle.

LorraineAgeval est en faitmourante. Leplus beaudu livretient à sa façonparticulièrede circonscrire, enphrases admi-rablement tenues, la fin, fin d’un corps et find’unmonde,d’avancer«pas àpas jusqu’audernier», commeaurait ditLouis-Renédes Forêts, d’installer le lecteur dansun rythmeetune atmosphère funèbres sansque jamais aucuneombreexcessivene s’interpose. Tous les personnagesen sont étran-gementnimbés, Benoît et son ami Iohan, par lesquelsnousnepouvonspasnepas penser au sida, quimassacre en cesannées 1990, RenaudDevilers, lemari hautain et obscur, etLorraine, étoile dont l’extinctionest à la fois escamotée (lamort elle-mêmea lieu entredeux chapitres) etmagnifique-ment saisie.

Oui, RolandBarthes aurait beaucoupaiméce livre.p

d’Eric Chevillard

Unelanguebienpendue A titre particulier

Le feuilleton

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Acharnement,deMathieuLarnaudie,Actes Sud, 206p., 19 ¤.

Roger-Pol Droit

La littérature, osons une défini-tion encore, pourrait bien êtrele nom de la langue douée deconscience. Conscience de cequi la constitue, de ses pou-voirs et de ses limites, de ce qui

lamenaceaussiet tendà l’aliéner.C’estensommeparce que la littérature veille quela langue ne se laisse pas domestiquer,qu’elle ne devient pas un instrument demanipulation, de propagande et d’asser-vissementaussi raidequ’unetriqueentrelesmains des puissances économiques etpolitiques. La littérature injectée dans lalangue lui rend sa souplesse d’anguille,son électricité de torpille. Sans cette vigi-lance, elle aurait tôt fait de se figer dans lediscours. C’est dire combien sont pré-cieux les écrivains sensibles à ces dan-gers, armés pour les combattre de l’inté-rieur d’une écriture réflexive, scrupu-leuse voire sourcilleuse, ne se payant quede mots dont elle a d’abord éprouvé lemétal avec la dent et se révulsant dès quese présente une formulation toute faitedans laquelle elle n’aurait pourtant qu’àse couler sans effort.

De toute évidence, Mathieu Larnaudieest de ceux-là.Acharnement, sonnouveauroman, s’offre comme l’antidote au poi-son dont il décrit les ravages en s’intéres-sant précisément à la figure d’un speechwriter, c’est-à-dire le nègre d’un hommepolitique, chargé de trousser pour lui desdiscours du meilleur effet et qui n’enga-gentàrien.Telleétaitdumoins la fonctiondeMüller, aujourd’hui retiré de ce cirque,par dégoût et lassitude. Il ne garnira plusdesonleventreetsurtoutlabouchedesonministre, aujourd’hui déchu, ni du rivalpleind’avenirqui convoite ses services.

Le speech writer est une figure corrom-pueoudumoins pervertie de l’écrivain. Ilproduità lademandedutextepromotion-nel et captieux, un discours de séductionstratégique, frelaté ; il fait un usage hon-teuxde la langue.Parfois,pourtant, iln’enpeut plus de crapoter dans ces eaux trou-bles,ilserévolte.«Etmaintenantdémerde-toi, connard», put lire un jour RonaldReaganà la tribune, endépliant le textedesonallocution.

Müllerneseraplus laplumedeperson-ne, mais il n’a pas renoncé pour autant àl’art oratoire. Dans la belle maison isoléeau fond de la campagne où il a trouvé re-fuge, ilœuvre inlassablementaudiscoursparfait, celui «qui eût rassemblé et expri-mé la quintessence de [ses] idées, de [son]savoir-faire, et qui [lui] eût ainsi entière-ment donné raison». Puis il met sesmotsà l’épreuve en les proférant lui-mêmesurla petite estrade de bois surmontée d’unpupitre qu’il a fait construire dans uncoin de son bureau. Dans la solitude, ildevient tribun à son tour, il travaille sonsouffle, sa voix, sa gestuelle. Toujoursinsatisfait, il reprend son texte à l’infini,

remplit sa corbeille de feuillets froissés,recommence.

Müllerest-ilenproieàunefoliemégalo-mane, pantin vociférant sur son estrade,ou serait-il devenu écrivain, en quête desmots capables d’ordonner le monde? Lesoir, rompu de fatigue, il s’abrutit devantdes séries policières en enquillant les ver-resdeChartreuse. Il regardeaussi lesémis-sionspolitiques,débusquantimpitoyable-ment dans les propos échangés toutes cesphrases qui ne relèvent «que d’un savoir-fairecorrectementappliqué,d’unemécani-

queoratoireautonomeetd’unassemblagede codes». L’acuité de Mathieu Larnaudien’est pasmoindre à cet égard que celle deson personnage. Il ne rate pas une occa-sion de faire un sort à tous les clichés dudiscours politique et médiatique: le fief(désignantlarégiond’unélu), levotesanc-tion, leverdictdesurnes,etc.Messieurslesspeech writers et autres commentateurspolitiques, par pitié, changez de disque,nous sommesaubordduvomissement…

Müller a engagé un jardinier taciturne,Marceau, pour entretenir sa propriété. EtMathieuLarnaudie, qui sait aussiuser desmots pour manipuler son lecteur – mais

afind’amenercelui-ciàdefructueusespri-ses de conscience –, n’ignore pas qu’unhomme taciturne nomméMarceau nousfera immanquablement penser aumimehomonyme. Revoici donc constitué letandem du muet et du bavard. Marceauincarne en silence et modestement cethomme que le discours politique draguesans le comprendre, le réel en somme,dans sa simplicité opaque.

Un viaduc traverse la propriété, pro-montoire idéal pour les adeptes du saut àl’élastique. Pantins encore, marionnettessuspendues à un fil qui se donnent à peude frais la sensation de mourir – commeles langues bien pendues, celle de lavérité –, tandis que bientôt de vrais déses-pérés vont se jeter d’en haut, précipitantMüllerlui-même,amateurdefictionspoli-cières, dans cette dimension tragique del’existence que ses mots creux ne pou-vaientpas saisir.

Mathieu Larnaudie décline son motifavec une grande intelligence, dans unenarrationqui passe alternativement de lapremière à la troisième personne, faisantde son héros tantôt un êtremaître de sondestin, tantôtunfantochedepapiermenéoùbon luisemblepar l’auteur, seulvérita-ble démiurge de l’histoire, qui insuffle laviedansune languescléroséeet s’acharneà lui rendre la capacité, sinon d’ordonnerlemonde, aumoinsde le comprendre.p

Chroniques

LaProcrastination. L’artde reporterau lendemain(TheArt of Procrastination),de JohnPerry,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parMyriamDennehy,Autrement, «Les grandsmots»,140p., 14 ¤.

Messieurs les «speechwriters», par pitié, changezde disque, nous sommesau bord du vomissement…

EMILIANO PONZI

Le Poivre,d’OlivierBouillère,POL, 310p., 18 ¤.

Page 11: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

MonPoche

LavengeancedesanimauxDesmeurtressontcommisaufinfonddelacampagnepolonaise.Unepasionariaécologisteetvégétariennemènel’enquêteetpréparelasoupeàlamoutarde

Alarecherchedutempsperdu,deMarcel Proust, 7 tomes, Folio.«JEUNE, LE LIVREm’était tombédesmainsaubout des premièrespages, tant les phrasesétaient longues, diffuses, et qu’au fond jem’y ennuyais fermeparceque jen’avais rienà y articuler.Mais, il y a quelquesmois, jesuis arrivé au termedu septième tome, des3000pages, dumilliondemots et des troisannéespasséesoù, àm’y ensommeiller,laRecherche,bonne fille, a étémon livrede chevet.

Je n’ai lu qu’elle tout ce tempsdurant et,m’y consacrant, jeme faisais fort d’aller auboutde la totalité de l’œuvre et de tous sesvolumes, excluant toute autre lecture.

Ilm’a fallu lire autant pourque la com-plexité et les contradictionsde l’âmepuis-sent être rendues. Il a fallu lire cette histoire,celle des protagonistes et de leurs relations,rendues au cercle des passionshumainesoùl’amour semeutbienvite endésamour, puisbientôt en son contraire, faisantun tourcomplet sur lui-même,non au feud’annéespasséesouà celui de l’expérience,mais à lafacétie de l’instantmême, à son caprice, à salubie. La raison seperd, ses lois vacillent etpourtantdes vérités s’y lèvent, croissent etdu coupvoici apparaître, pour faire face à sestiraillements et faire belle figure, l’hypo-crisie, lemensonge, la dissimulation, la du-plicité, le snobisme.

Pendant ces trois ans,mavie s’est jointe àlaRecherche,qui la transfigurait. Et si j’es-sayais demedérober, elleme rappelait sanscesse à elle. L’articulationpossibledu lecteurà l’œuvre est le nerf de la guerre de l’écritureet de la vie. Le reste, duvent.»p

Le dernier film de BrunoDumont,Hors Satan,est sorti en 2011. Le prochain, Camille Claudel,est attendu auprintemps 2013.

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Une collection dirigéepar Jean-Noël Jeanneney

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transformer le monde. Leurs écrits, sélectionnéset préfacés par des spécialistes, n’ont rien perdude leur force ni de leur justesse, et restent desmanuels d’insoumission pour les temps présents.

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Dès le 13 septembre,le volume no 1

Ceux qui ont ditNON !

Frédéric Potet

Le Louvre inspire décidémentbeaucoup la bande dessinée encemoment. Entre la déambula-tion poétique proposée parDavid Prudhomme en juin (LaTraversée du Louvre) et un sur-

prenanttravailmixtephoto-peinturepro-mis par Enki Bilal à la fin de l’année (LesFantômes du Louvre) – deux albumspubliés dans le cadre d’un partenariatentre le musée et les éditions Futuropo-lis –, la rentrée est marquée par un ou-vrage situé aux antipodes narratifs. DansLaGrandeOdalisque, lacontemplationn’apas sa place. Ici, tout estmis au service del’action.Appelonscelaunalbum«coupdepoing», au propre comme au figuré. Unlivrequ’onliracommeonregardeunfilm.DeQuentinTarantino, par exemple.

Réunis pour la première fois, ses troisauteurs ne sont pas des inconnus malgréleur jeune âge. Bastien Vivès, né en 1984,est désormais considéré comme unevaleur sûre de la bande dessinée franco-phone (Le Goût du chlore, Dansmes yeux,Polina…, KSTR, 2008, 2009, 2011). Le duocomposédeFlorentRuppert(néen1979)etJérôme Mulot (né en 1981) s’est, lui, tailléune enviable réputation dans l’éditionindépendante (Panier de singe, Le Royau-me, L’Association, 2006, 2011). Leur idée:faireunremaked’undessinanimépour latélévisionappeléCat’s Eyes, lui-même tiréd’un manga japonais des années 1980.Cette sériemet en scène trois sœursqui, lanuit venue, s’infiltrent dans des muséespouryvoler les tableauxde leurpère…

«La nana à trois vertèbres»Les héroïnes de La Grande Odalisque

sont aumême nombre (trois), mais n’ontaucun lien de parenté entre elles. Leurmotivationn’a rien à voir non plus: ama-zones aux jolis minois et aux courbessexy, Carole, Alex et Sam sont des profes-sionnelles du larcin travaillant à la com-mande. Dépourvues d’états d’âme, nosmonte-en-l’airn’en restent pasmoins desjeunes femmes sensibles. Surtout Alexqui, dans l’excellente première scène dulivre, sous les cimaises auMusée d’Orsay,a bien du mal à se concentrer : son mecvientde la larguerpar texto.AllezdéroberLe Déjeuner sur l’herbe, de Manet, aprèsune telle nouvelle!

Deux au départ, ces demoiselles déci-dent de recruter un troisième élémentdevant la difficulté qui les attend: le vol,au Louvre, donc, de La Grande Odalisque,d’Ingres,«peinturede lananaàtroisvertè-bresenplusque tout lemonde, connue jus-tementpourcetrucdevraisemblancesacri-fiéeauprofit de la beauté», comme le rap-

pellelachefdebande,Carole.De«vraisem-blancesacrifiée», ilvaêtrebeaucoupques-tion par la suite, notamment dans l’atta-que finale, un morceau de bravoure deplusde trentepagesdont le clouest l’utili-sation de la pyramide de Pei commed’untremplinàmoto.

Pour représenter au mieux le mouve-ment, Vivès and Co ont joué de l’ellipsesans compter, dans une économie decasesdessinéesà lamanièred’instantanésphotographiques.L’effetsetrouveparado-xalement renforcé par la rareté des traî-nées graphiques (ces petits traits quiaccentuent les déplacements) et l’absencetotale d’onomatopées. Le bruit est pour-tant omniprésent dans l’album: la ver-rière de l’aile Richelieu explose en millemorceaux, lance-roquettes et fusils d’as-saut pétaradent à tout-va, ramponneauxetprisesdekaratésesuccèdentàbonryth-me… Mais aucun «paf» ni «vlan» n’ontété couchés sur le papier. Tout juste un«pschitt» susurré par Alex et Sam simu-lant un pistolet avec leurs doigts devantdes kidnappeursmexicains éberlués.

Inutile, dans un tel épanchement d’ac-tion, de s’attarder sur les chefs-d’œuvredu Louvre. Le tableau d’Ingres n’apparaîtd’ailleurs que dans une seule case de pe-tite taille. Mais toute la subtilité est là :«envoyer la cavalerie» dans un lieu quiinvite plutôt à la lenteur. Les cinéphiles yverront peut-être un clin d’œil à Bande àpart (1964), quand Jean-Luc Godard fai-sait traverser le Louvre en courant à sespersonnages.

Uneautre spécificitéde cet albumtientà sa réalisation: Vivès, Ruppert et Mulotl’ont écrit et dessiné «ensemble», à sixmains, chacun corrigeant en permanencele travail de l’autre. Trois auteurs, troishéroïnes: ces jeunes gens aiment décidé-ment s’amuser.p

Ils ne sont que trois à vivre àl’année dans ce hameau desSudètes que l’hiver glacialenfouit sous la neige et que le

vent balaie, quelle que soit la sai-son. Jusqu’à cette nuit affreuse oùl’un d’eux, surnommé «GrandPied», un plouc mal embouché,braconnier émérite, est retrouvépar ses deuxvoisins, raidemort.

S’est-il étranglé tout seul, un oslui étant resté en travers de lagorge, comme le pense Matoga?Autrefoisemployédansuncirque,ce dernier s’interroge. La vieilleJaninaDoucheyko, ingénieure à laretraite, a une autre idée. Les ani-maux se vengent des hommes,pense-t-elle. Et, de toute évidence,ils se vengent en série…

Remarquée en France pour sonroman Les Pérégrins (Noir surblanc, 2010 ; couronné, en Polo-gne, par le prixNiké), Olga Tokarc-zuk expérimente ici un nouveaugenre : le polar écologiste, avecpanoplie baba cool (une pincée debons sentiments, une louche d’as-trologie, quelques graines de poé-sie) et clin d’œil à Agatha Christie.ContrairementàMissMarple, l’hé-roïne de Sur les ossements desmorts est une pasionaria végéta-rienne, une femme d’action,«vieille harpie exaltée», disent sesdétracteurs, défendant la nature àtous crins, biches et renards entête. Ses ennemis: les (immondes)chasseurs, les édiles (corrompus)et lamaréchausséequi,enPolognecommeailleurs, prend toujours leparti du (salaud le) plus fort…

L’une des qualités de ce polaragresteestdedonneràvoir lacam-

pagnepolonaised’aujourd’hui, enplein bouleversement. Marginale,maisprésente,lavoixdesécologis-tes – dont Olga Tokarczuk est pro-che – s’y fait entendre et c’est nou-veau. Et puis, l’automne et ses fri-masapprochant, ilseraitbêtedesepriver de la très appétissante re-cettede soupeà lamoutarde (etaucumin)quel’auteuret sonhéroïnedévoilent, page270. Sur les osse-ments des morts, titre piqué dansun poème deWilliam Blake, man-que peut-être de gore, de trash etde mâle cruauté – mais sûrementpasde sel !p Catherine Simon

Trois jeuneset joliesfemmesdépouillentdeleurschefs-d’œuvrelesgrandsmuséesparisiens.Del’actionpure,portéeparunartconsommédudécoupage

Lescasseusesdusièclepar Bruno Dumont

cinéaste

de chevet

b a n d e d e s s i n é e

LaGrandeOdalisque,deVivès,Ruppert etMulot,Dupuis,«Aire libre»,124p., 30¤.

Sur les ossementsdesmorts (Prowadz swójplugprzezkosci umarlych),d’OlgaTokarczuk,traduit dupolonaisparMargotCarlier,Noir sur blanc, 302p., 22 ¤.

Mélangedesgenres 110123Vendredi 14 septembre 2012

Page 12: Supplément Le Monde des livres 2012.09.14

Bruno Le MaireMusique absolueUne répétition avec Carlos Kleiber

« Au bilan de ce très bon récit : la musique dans son au-delà,le portrait attachant et profond d’un chef qui la suit en prenanttous les risques dans ce monde, et comme un espoir d’Europe. »Marin deViry, Marianne

« Surprise, ce premier roman de Bruno Le Maire, qui publieMusique absolue, ode magnifique au chef d’orchestreCarlos Kleiber. »Delphine Peras, Lire

présente

C.H

élie

©Gallim

ard

roman

AvrahamB. YehoshuaA75ans, legrandécrivain,figureimposantedelagaucheisraélienne,s’interrogesurlapersistancedudésirdanssonnouveauroman,«Rétrospective»

Vieilhommeému

FlorenceNoiville

C’étaitunenuit,àSaint-Jacques-de-Compos-telle. AvrahamB.Yehoshuavenait derecevoir un prix litté-raire. Il rentrait dans

sa chambre d’hôtel, lorsque sonregard, soudain, fut attiré par unétrange tableau au-dessus du lit.«Imaginez, raconte-t-il, une trèsjeune femme allaitant un vieilhomme. Elle est penchée sur lui ettient entre deux doigts le sein quetête le vieillard.Du lait perle sur seslèvres. Sa barbe caresse le tétonqu’il a dans la bouche…»

Rêveur, Yehoshua revit l’émo-tion ressentie ce soir-là. «Il y avaitdanscette scèneunressort trèspro-fond. Comment vous dire? Elle mechoquait et m’attirait simultané-ment. J’ai pris une photo dutableau puis, une fois rentré enIsraël, j’ai immédiatement consul-té un expert en histoire de l’art.»

C’estainsiqu’AvrahamB.Yehos-hua a découvert la Charité ro-maine – en latin caritas romana –,unmytheantiquedans lequelunejeune fille nourrit secrètementson père condamné à mourir defaim.«Jemesuisaperçuquedetrèsnombreuxartistes,Rubens,Carava-ge,Vermeer…, s’étaient emparésdece thème, raconte l’écrivain. Il y ad’ailleurs une Charité romaine auLouvre. Vous ne la connaissez pas?C’estquejesuisdevenuunspécialis-te ! Cette histoire m’a frappé à unpoint tel que j’ai finipar en faireunroman!»

Ce roman, c’est Rétrospective,pour lequel Yehoshua, en bras dechemise, entame ce jour-là unetournée promotionnelle en Eu-

rope. La conversation s’engage enfrançais, languequel’écrivainmaî-triseparfaitementpouravoirvécuàParisentre1963et1967. Il racontecombien son héros – Yaïr Mozes,un célèbre réalisateur israélien ausoir de sa vie – lui ressemble. Passeulement parce que, dès les pre-mières pages, il vient recevoir unprix à Compostelle et qu’il tombesur un tableau représentant… uneCharité romaine.Mais aussi parceque ce voyage lui permet de poserun regard «rétrospectif» sur sonitinéraire, lequel rappelle étrange-ment celui de l’auteur lui-même.

Né en 1936 à Jérusalem, Avra-ham «Boolie» Yehoshua appar-tient, dit-il, à « la 5egénération dejuifs séfarades installés en Israël».Après des études à l’universitéhébraïquede Jérusalem, il entameune carrière d’enseignant puis,très vite, se met à écrire. Desromans – L’Amant (1979), Mon-sieurMani (1992),LaMariée libérée(2003), Le Responsable des res-

sources humaines(2005)… – publiés enFrancechezCalmann-Lévy, qui lui valentd’être considéréaujourd’hui commel’un des chefs de filede la littérature israé-lienne.Mais aussidesessais,parmi lesquels

Pour une normalité juive (LianaLevi, 1992) ou Israël, un examenmoral (Calmann-Lévy, 2005), oùreviennent les questions qui luitiennent à cœur depuis toujours –l’identité juive, le sionisme, la reli-gion, la morale et bien sûr la paixdont il est undéfenseur ardent.

C’est unYehoshuamultiple quis’exprime ce jour-là à l’Hôtel desSaints-Pères. Encourageant, ou sevoulant résolument tel, sur le pro-cessus de paix: «On peut encore yarriver. Et, si la paix est conclue,quelleraisonaural’Irand’attaquerIsraël?» Stimulant sur la capacitéà agir des individus : « Si vousdemandez à un Israélien aujour-d’hui si Israël existera encore danscentans, ilyabeaucoupdechances

qu’ilvousrépondequ’iln’enestpassûr. Cela, c’est nouveau. Et quelretour en arrière ! Les gens sedisent: “C’est le destin juif.”Mais lelibre arbitre alors ?» Critique surson peuple qui a « viré très àdroite» et sur une gauche israé-lienne « absente sur le terrainsocial commesur celuide la solida-rité avec les Palestiniens». Décon-certant, lorsqu’il exposesa théoriedu « juif total » (celui qui vit enIsraël) paroppositionau «juif par-tiel» (qui n’y vit pas). Provoquantlorsqu’il ajoute, l’œil brillant: «Jesais,cetteidéeneplaîtpasauxintel-lectuels français, mais que voulez-vous que j’y fasse?» Intransigeantavec le fanatisme religieux qui luiest d’autant plus odieux que,«dans les premières années d’ex-istenced’Israël, la religionsemblaitpresquevaincueet lepaysétait laïcde manière naturelle». Tranchantenfin, sur la relation américano-israélienne: «J’aimerais qu’Israëlnoue des alliances plus fortes avecl’Europe. L’Europe ne perd jamaisl’histoire de vue. Tandis que lesEtats-Unis sont mus par desmythes – la religion, l’argent, le“rêve américain”… – qui relèguentl’histoire en arrière-plan. Le “lobbyjuif”américainnefaitpasdebienàIsraël. L’échec de la paix, c’est lafaute des Américains. Ils n’ont pasassez fait pression sur nous pourquenous yarrivions.»

Nous revenons au terrain litté-raire. Aux deux hommes qui s’af-frontent dans Rétrospective,Mozes, l’Ashkénaze, et Trigano, leSéfarade. « Ils symbolisent, ditYehoshua, le problème de la ren-contre, au sein de la populationisraélienne,entre les juifsvenusdespayschrétienset ceuxqui viennentdes paysmusulmans. Ils résumentaussi la question Orient-Occidentquim’obsèdeetconstituepeut-êtrele fil rougedemonœuvre».

Et cette autre obsession, lafameuse Charité romaine surlaquelle le livre s’achève commeenpointd’orgue?PourquoiMozesest-il «affolé» par cette scène, aupoint de dépenser beaucoupd’énergie et d’argent pour lareconstituer ? Pour s’« age-nouiller» devant une jeune fem-me et être « l’homme qui tète »,«attaché», «menotté», «à moitiénu» ? Mozes-Yehoshua, le «vieilhomme qui pensait avoir fait ledeuil de ses émotions », prendmanifestementduplaisiràcesdes-criptions. Il rêve que la femme leregarde «droit dans les yeux avecmiséricorde et amour». Et se voit«aumoment où ses lèvres se pose-ront sur le mamelon chaud» per-

dant conscience avec «un déli-cieux effroi…».

Fantasme, fantasme… Mais àqueldésirenfouitoutcelarenvoit-il chez Avraham Yehoshua? Quelressort profond cela fait-il jouerchez lui? Et qu’est-ce au fond qui

l’avait tant troublé, ce soir-là, àSaint-Jacques-de-Compostelle ?Cela, nous ne le saurons pas… Onlui pose la question. Il l’esquive.Insister?L’affaireestdélicate.L’in-terview n’est pas une psychana-lyse.Dommage.p

Rencontre

Rétrospective(HessedSefaradi),d’AvrahamB.Yehoshua,traduit de l’hébreupar Jean-LouisAllouche,Grasset, 480p., 22¤.

«La questionOrient-Occidentm’obsède et constituepeut-être le fil rougedemonœuvre»

LechemindeCompostelle«COMMENTNEPASRENONCERaudésir pendant le peude tempsquinous reste?», s’interrogeYaïrMozes, dansRétrospective.Cinéaste à l’automnede sa vie,Mozes est invité à Saint-Jacques-de-Compostellepourun cycle deprojections en l’honneurdesonœuvrede jeunesse. C’est là, dansunhôtel espagnol, qu’ilvoit pour la première fois un tableau représentantuneCharitéromaine.Une scène étrangedont il comprend soudainqu’elle apu jadis inspirer Trigano, son scénaristede toujours, et…brouiller les deuxhommesdéfinitivement.«Se pouvait-il queMozesdécouvre ainsi (…) l’étincelle qui avait embrasé l’imagina-tionde son scénariste, jeunehommedoué, quasi-géniedoubléd’un fieffé têtu, ignorant le compromis et qui, à cause d’une scèneannuléedans un filmqueMozes avaitmis en scène, avait rompuses relations avec le réalisateur?»

Rapidement,on comprendcequeYehoshuaaentête: fairereconstituer la scèneperdueà sespersonnages. Il yparviendrafinalementdansune troublanteconclusion.Entre-temps, il nousauraconviésàunconstantva-et-viententre l’art et lavie, lamé-lancolieet le fantasme.Dommagequecepèlerinageauxsourcescomporteunecentainedepagesde trop. Le chemindeCompo-stelle s’avèreparfois longet caillouteux.Mais l’imagede laChari-té romainecontinue, elle, longtemps,denoushanter.p Fl. N.

BEOWULF SHEEHAN/PEN/OPALE

12 0123Vendredi 14 septembre 2012