12
Erik, l’adieu aux livres prière d’insérer La magie Blake « Trésor national » britannique, l’illustrateur Quentin Blake fête ses 80 ans, dont plus de cinquante à émerveiller la jeunesse. Trois livres paraissent, illuminés par son trait vif et sautillant Jean Birnbaum Florence Noiville I ls ont de la chance, les nouveaux nés de la maternité d’Angers. Lors- que, pour la première fois, leurs fragiles pupilles s’ouvrent sur le monde, que voient-ils ? Des femmes aux cheveux d’an- ges, des bébés qui virevoltent, des poissons qui se gaussent, des canards qui sourient… Ils voient la grâce, l’humour, la vie… Ils voient les dessins de Quentin Blake. Plus tard, ils retrouve- ront le génial illustra- teur britannique dans ses albums célèbres, Les Cacatoès, Clown, Armeli- ne Fourchedrue. Ou dans Zaga- zou, cette facétieuse parabole du temps qui passe, où les enfants se trans- forment en dragons coléreux ou en pha- cochères boueux, avant de devenir ces géantes créatures hirsutes plus connues sous le nom de (pré)adoles- cents. Plus tard encore, ils dévoreront les romans de Roald Dahl, avec qui Quentin Blake a étroitement travaillé pour mettre en images Le Bon Gros Géant, James et la grosse pêche, Charlie et la chocolaterieOu encore l’irrésistible Matilda, qui repa- raît ces jours-ci dans une très élégante édi- tion à l’occasion des 40 ans de Gallimard Jeunesse (272 p., 13,90 ¤). Enfin, comme il n’y a qu’un pas entre les classiques pour enfants et les classi- ques tout court, on peut espérer qu’une fois adultes, nos nour- rissons d’Angers découvriront que leur illustrateur fétiche a également mis son art au servi- ce des grands. Cervantes, Rostand, Dumas… et récemment Voltaire. Devant l’étonnant Candide (Folio, 194 p., 6,95 ¤), ils compren- dront que Blake est bien plus qu’un simple illustrateur. C’est un artiste dont la pro- duction peut nous accompa- gner depuis la pouponnière jus- qu’à la maison de retraite (voir Vive nos vieux jours, Gallimard, 2007). Un humaniste auquel on revient à tous les stades de l’existence. Et dont on ne se lasse pas. En Grande-Bretagne d’ailleurs – et plus encore à la veille de ses 80 ans, le 16 décembre –, Blake est fêté comme un « trésor national ». Né dans une banlieue de Londres en 1932, il publie son premier dessin à l’âge de 16 ans dans le magazine satirique Punch. Passionné par Honoré Daumier et André François – Blake est très francophile –, il sort son premier livre pour enfants avec John Yeoman, en 1960. Pendant vingt ans, il dirigera le département « Illustration » du Royal Col- lege of Art, mais ne cessera jamais d’écri- re et d’illustrer – on dit qu’il a plus de 300 ouvrages à son actif. En 1999, Quentin Blake devient égale- ment le premier « Children’s laureate » du Royaume-Uni. Une fonction officielle qui, pendant deux ans, exige de se rendre disponible auprès des petits Britanni- ques pour leur expliquer que rien n’est plus beau que le plaisir de lire. De cet ambassadeur infatigable, la reine fera un commandeur de l’ordre de l’Empire pour ses « services rendus à la littérature de jeu- nesse ». Depuis les années 2000, pourtant, les activités de Blake dépassent largement ce terrain. C’est ce que retrace le livre d’art Quentin Blake Beyond the Page, publié par la Tate Gallery de Londres, qui mon- tre que son trait est désormais partout. Il s’est échappé de l’univers imprimé pour pénétrer dans les musées, les hôpitaux, les maisons médicalisées, les centres psy- chiatriques. Et même à la maternité d’An- gers… Voici que Blake illustre non plus seulement des pages mais des murs ! L’ef- fet reste cependant le même. Si l’on s’in- terroge sur « ce que ça nous fait », à nous lecteurs, de nous laisser glisser dans le graphisme blakien, on arrive à cette réponse sim- ple : ça nous aide. A pui- ser l’énergie dans l’humour, et à nous améliorer dans l’art de naître, de vivre et de ne pas trop nous rabougrir. Dans Le Cheval magi- que, cosigné avec Russell Hoban, un cheval s’est échap- pé d’une boîte à cigares. Avec lui, nous galopons à cru, dans la nuit, à travers océans et déserts. Vers quoi ? Une montagne de piè- ces d’or gardée par des pirates trop gourmands et qui se tordent de rire. Nous galopons pour sau- ver les parents de Lucie qui, eux, croulent sous une autre montagne, un monceau de factures. Il y a ce trait rapide, à l’en- cre de Chine, si caracté- ristique de Quentin Bla- ke. Et puis de grands à-plats à l’aquarelle, qui nous emportent joyeu- sement vers le rêve. Dommage que la chute de Hoban soit un peu fai- ble, car c’est sans doute le seul cas en littérature où le personnage princi- pal d’un livre est… un bâtonnet de crème glacée. Métaphoriquement, il y a peu de diffé- rence du reste entre le vieux bâtonnet de Russell Hoban et le Monsieur Kipu de David Walliams. Tous deux ont été mis au rebut, oubliés, méprisés par une socié- té pressée ne recyclant ni les bouts de bois ni les êtres. Jusqu’à ce que la main d’une petite fille vienne les ramasser dans l’égout… Sous la plume de David Wal- liams, Monsieur Kipu n’a pas volé son nom. Il empeste. Il cocotte. Il schlingue. « Et si le verbe “schmoutter” figurait dans le dictionnaire, on écrirait ici qu’il sch- mouttait. » Ajoutons que Monsieur Kipu est seul sur son banc, jusqu’à ce qu’une fillette trouve le courage d’aller lui parler. Et c’est là que l’histoire commence – une histoire qui débouchera sur une autre, mais chut… D’accord, dans ces deux cas, on est plus dans le registre des bons sentiments que dans celui de la subversion. Tout est bien qui ne finit pas si mal – à condition que le lecteur se bouche le nez… Pour Monsieur Kipu, la presse anglaise a déjà fait de David Walliams son « nouveau Roald Dahl ». Venu tardivement à l’édition jeu- nesse, ce dernier n’en « revient pas, dit-il dans son livre, d’avoir collaboré avec une légende comme Quentin Blake ». Cela, on le comprend. p 10 aLe feuilleton Eric Chevillard chante Zbigniew Herbert 12 aRencontre Antoine Compagnon, forte tête 7 aTribune Appel international : l’urgence de lire « Le Monde des livres » s’associe à l’ONG Bibliothèques sans frontières pour relayer son appel 6 aHistoire d’un livre Dans le jardin de la bête, d’Erik Larson a Entretien Gilles Bachelet, auteur de Madame le Lapin blanc, prix Pépite de l’album 2012 page 2 aTraversée Aventures en littérature page 3 aEnquête Pourquoi les ados décrochent-ils de la lecture ? page 4 aLivres jeunesse Les choix du Monde page 5 89 aLittérature Enrique Vila-Matas, Philippe Riviale D ire adieu à Erik Izraelewicz, à l’instant du profond chagrin, c’est saluer un ami des livres. Un ami fidèle et exigeant, qui s’en remettait à tel roman, à tel essai, comme on se fie à un compagnon de toujours. Oui, il était en confiance au milieu des livres. Son goût pour l’autodérision masquait mal une immense culture, dont témoignent ses propres publications. Et les rares moments où il évoquait ses lectures étaient marqués par une allégresse presque enfantine. La veille de sa mort, en début de soirée, je m’apprêtais à prendre un Vélib’ en bas du journal, quand une voiture s’est arrêtée à mon niveau : Erik me proposait de m’avancer jusqu’à Denfert-Rochereau. Notre expédition n’a pas duré dix minutes, mais il avait déjà placé les désarrois de Philip Roth au cœur de la conversation : « Alors, c’est donc vrai, il a définitivement cessé d’écrire ? » Le patron du Monde, qui avait pourtant d’autres chats à fouetter, posait cette question avec la curiosité fervente et la douce prévenance dont il n’aura jamais cessé d’entourer les livres. Erik avait tenu, du reste, à réaffirmer toute leur place au sein du Monde comme tradition et comme collectif. En 1992, alors qu’on célébrait les 25 ans du supplément, la fondatrice du « Monde des livres », Jacqueline Piatier, rappelait comment était née « la décision d’accorder aux livres une place prééminente dans Le Monde, en leur consacrant un supplément de huit pages ». Deux décennies plus tard, et alors que la presse écrite et l’édition traversent une zone de turbulences, la direction du Monde a porté la pagination de son supplément littéraire à 10 pages, voire à 12, comme c’est le cas aujourd’hui. De cette décision, qui n’avait rien d’évident, Erik Izraelewicz se disait fier. Elle engageait un rapport au journalisme, à la littérature et aux idées, bref toute une vision du Monde. Plus que jamais, et bien au-delà du simple « Monde des livres », elle oblige toutes celles et tous ceux qui en héritent aujourd’hui. p 11 aCorrespondance Hannah Arendt- Gershom Scholem Le Cheval magique, de Russell Hoban et Quentin Blake, traduit de l’anglais par Anne Krief, Gallimard jeunesse, 36 p., 12,50 ¤. Monsieur Kipu, de David Walliams et Quentin Blake, traduit de l’anglais par Valérie Le Plouhinec, Albin Michel jeunesse, « Witty », 272 p., 12,50 ¤. Beyond the Page, de Quentin Blake, Tate Publishing, 256 p., 25 ¤. En anglais. spécial Salon de Montreuil 28-11/3-12 2012 et aussi... CINQ PAGES SUR LE SALON DU LIVRE JEUNESSE © QUENTIN BLAKE Cahier du « Monde » N˚ 21108 daté Vendredi 30 novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.11.30

Embed Size (px)

Citation preview

Erik, l’adieuauxlivres

p r i è r e d ’ i n s é r e r

LamagieBlake«Trésornational»britannique, l’illustrateurQuentinBlakefête ses80ans, dontplusde cinquanteàémerveiller la jeunesse.Trois livresparaissent, illuminéspar son trait vif et sautillant

Jean BirnbaumFlorenceNoiville

Ils ont de la chance, les nouveauxnés de lamaternité d’Angers. Lors-que, pour la première fois, leursfragiles pupilles s’ouvrent sur lemonde, que voient-ils ? Desfemmes aux cheveux d’an-

ges, des bébés qui virevoltent, despoissons qui se gaussent, descanardsqui sourient… Ils voientla grâce, l’humour, la vie… Ilsvoient les dessins deQuentinBlake.

Plus tard, ils retrouve-ront le génial illustra-teur britanniquedans ses albumscélèbres, LesCacatoès,Clown, Armeli-neFourchedrue.OudansZaga-zou, cette facétieuse parabole dutemps qui passe, où les enfants se trans-forment en dragons coléreux ou en pha-cochères boueux, avant de devenir cesgéantes créatures hirsutes plusconnuessous lenomde (pré)adoles-cents. Plus tard encore, ils dévoreront lesromans de Roald Dahl, avec qui QuentinBlakea étroitement travaillépourmettreen images Le Bon Gros Géant, James et lagrosse pêche, Charlie et la chocolaterie…Ouencore l’irrésistibleMatilda,qui repa-raîtces jours-cidansunetrèséléganteédi-tion à l’occasion des 40ans de GallimardJeunesse (272p., 13,90¤).

Enfin, comme il n’y a qu’un pas entreles classiques pour enfants et les classi-ques tout court, on peut espérerqu’une fois adultes, nos nour-rissons d’Angers découvrirontque leur illustrateur fétiche aégalementmissonartauservi-ce des grands. Cervantes,Rostand, Dumas… etrécemment Voltaire.Devant l’étonnant Candide(Folio, 194p., 6,95¤), ils compren-dront que Blake est bien plusqu’un simple illustrateur.C’est un artiste dont la pro-duction peut nous accompa-gner depuis la pouponnière jus-qu’à la maison de retraite (voirVive nos vieux jours, Gallimard,2007). Un humaniste auquel onrevient à tous les stades de l’existence.Et dont onne se lasse pas.

En Grande-Bretagne d’ailleurs – etplus encore à la veille de ses 80ans, le16décembre –, Blake est fêté comme un«trésor national». Né dans une banlieuede Londres en 1932, il publie son premierdessin à l’âge de 16ans dans le magazinesatirique Punch. Passionné par HonoréDaumier et André François – Blake esttrès francophile –, il sort son premierlivre pour enfants avec John Yeoman, en1960. Pendant vingt ans, il dirigera ledépartement«Illustration»duRoyalCol-lege of Art, mais ne cessera jamais d’écri-re et d’illustrer –on dit qu’il a plus de300ouvrages à son actif.

En 1999, Quentin Blake devient égale-ment le premier «Children’s laureate»

du Royaume-Uni. Une fonction officiellequi, pendant deuxans, exigede se rendredisponible auprès des petits Britanni-ques pour leur expliquer que rien n’estplus beau que le plaisir de lire. De cetambassadeur infatigable, la reine fera uncommandeurde l’ordre de l’Empire pourses«services rendusà la littératurede jeu-nesse».

Depuis les années 2000, pourtant, lesactivitésdeBlakedépassent largementceterrain. C’est ce que retrace le livre d’artQuentin Blake Beyond the Page, publiépar la Tate Gallery de Londres, qui mon-tre que son trait est désormais partout. Il

s’est échappé de l’univers imprimé pourpénétrer dans les musées, les hôpitaux,lesmaisonsmédicalisées, les centrespsy-chiatriques.Etmêmeà lamaternitéd’An-gers… Voici que Blake illustre non plusseulementdespagesmaisdesmurs! L’ef-fet reste cependant le même. Si l’on s’in-terroge sur «ce que ça nous fait», à nouslecteurs, de nous laisser glisser dans legraphisme blakien, on arrive à cette

réponsesim-ple : ça

nousaide. A pui-

ser l’énergiedans l’humour,

et à nous améliorerdans l’artdenaître,de

vivre et de ne pas tropnous rabougrir.

Dans Le Cheval magi-que, cosigné avec Russell

Hoban,un cheval s’est échap-péd’uneboîteàcigares.Avec lui,

nous galopons à cru, dans la nuit, àtravers océans et déserts. Vers quoi?

Une montagne de piè-ces d’or gardée par despirates trop gourmandset qui se tordent de rire.Nousgaloponspoursau-ver les parents de Luciequi, eux, croulent sousuneautremontagne,unmonceau de factures. Ily a ce trait rapide, à l’en-cre de Chine, si caracté-ristique de Quentin Bla-ke. Et puis de grandsà-plats à l’aquarelle, quinous emportent joyeu-sement vers le rêve.Dommage que la chutedeHobansoitunpeufai-ble, car c’est sans doutele seul cas en littératureoù lepersonnageprinci-pal d’un livre est… un

bâtonnet de crème glacée.Métaphoriquement, il y a peude diffé-

rence du reste entre le vieux bâtonnet deRussell Hoban et le Monsieur Kipu deDavid Walliams. Tous deux ont été misau rebut, oubliés,méprisésparune socié-té pressée ne recyclant ni les bouts debois ni les êtres. Jusqu’à ce que la maind’une petite fille vienne les ramasserdansl’égout…SouslaplumedeDavidWal-liams, Monsieur Kipu n’a pas volé sonnom. Il empeste. Il cocotte. Il schlingue.«Et si le verbe “schmoutter” figurait dansle dictionnaire, on écrirait ici qu’il sch-mouttait.» Ajoutons que Monsieur Kipuest seul sur son banc, jusqu’à ce qu’unefillettetrouve le couraged’aller luiparler.Et c’est là que l’histoire commence –unehistoire qui débouchera sur une autre,mais chut…

D’accord,danscesdeuxcas,onestplusdans le registre des bons sentiments quedans celui de la subversion. Tout est bienqui ne finit pas simal –à conditionque lelecteur se bouche le nez… PourMonsieurKipu, la presse anglaise a déjà fait deDavid Walliams son «nouveau RoaldDahl». Venu tardivement à l’édition jeu-nesse, ce dernier n’en «revient pas, dit-ildans son livre, d’avoir collaboré avec unelégende comme Quentin Blake». Cela, onle comprend.p

10aLe feuilletonEric Chevillardchante ZbigniewHerbert

12aRencontreAntoineCompagnon,forte tête

7aTribuneAppelinternational:l’urgencede lire«Le Mondedes livres»s’associe à l’ONGBibliothèquessans frontièrespour relayerson appel

6aHistoired’un livreDans le jardinde la bête,d’Erik Larson

aEntretienGilles Bachelet, auteur deMadame le Lapin blanc,prix Pépite de l’album 2012page 2

aTraverséeAventures en littératurepage 3

aEnquêtePourquoi les adosdécrochent-ils de la lecture?page 4

aLivres jeunesseLes choix duMondepage 5

8 9aLittératureEnriqueVila-Matas,Philippe Riviale

D ire adieu à Erik Izraelewicz, à l’instant duprofondchagrin, c’est saluer un ami des livres. Un amifidèle et exigeant, qui s’en remettait à tel roman,

à tel essai, commeon se fie à un compagnonde toujours.Oui, il était en confiance aumilieu des livres. Son goûtpour l’autodérisionmasquaitmal une immense culture,dont témoignent ses propres publications. Et les raresmoments où il évoquait ses lectures étaientmarqués parune allégresse presque enfantine.

La veille de samort, en début de soirée, jem’apprêtaisà prendre unVélib’ en bas du journal, quandune voitures’est arrêtée àmonniveau: Erikmeproposait dem’avancer jusqu’àDenfert-Rochereau. Notre expéditionn’a pas duré dixminutes,mais il avait déjà placé lesdésarrois de Philip Roth au cœur de la conversation:«Alors, c’est donc vrai, il a définitivement cessé d’écrire?»Lepatron duMonde,qui avait pourtant d’autres chats àfouetter, posait cette question avec la curiosité ferventeet la douce prévenance dont il n’aura jamais cesséd’entourer les livres.

Erik avait tenu, du reste, à réaffirmer toute leur placeau sein duMonde comme tradition et comme collectif.En 1992, alors qu’on célébrait les 25 ans du supplément,la fondatrice du «Mondedes livres», Jacqueline Piatier,rappelait comment était née «la décision d’accorder auxlivres une place prééminente dans LeMonde, en leurconsacrant un supplément de huit pages». Deuxdécennies plus tard, et alors que la presse écrite etl’édition traversent une zone de turbulences, la directionduMonde a porté la pagination de son supplémentlittéraire à 10pages, voire à 12, comme c’est le casaujourd’hui. De cette décision, qui n’avait rien d’évident,Erik Izraelewicz se disait fier. Elle engageait un rapportau journalisme, à la littérature et aux idées, bref touteune vision duMonde. Plus que jamais, et bien au-delà dusimple «Mondedes livres», elle oblige toutes celles ettous ceux qui enhéritent aujourd’hui.p

11aCorrespondanceHannah Arendt-Gershom Scholem

Le Chevalmagique,deRussellHobanetQuentinBlake,traduit de l’anglais parAnneKrief, Gallimardjeunesse, 36p., 12,50¤.

MonsieurKipu,deDavidWalliamsetQuentinBlake,traduit de l’anglais parValérie Le Plouhinec,AlbinMichel jeunesse,«Witty», 272p., 12,50¤.

BeyondthePage,deQuentinBlake,Tate Publishing, 256p.,25¤. En anglais.

s p é c i a l S a l o n d e M o n t r e u i l 28 -11/3 -12 2012

et aussi...

CINQ PAGES SUR LE SALON DU LIVRE JEUNESSE

©QUENTIN BLAKE

Cahier du «Monde »N˚ 21108datéVendredi 30novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

aPépitedulivreBD/MangaChoisis quelque chosemais dépêche-toi ! (Such dir was aus, aber

beeil dich !),deNadia Budden, traduit de l’allemandpar Vincent Haubtmann, L’Agrume, 190p., 20 ¤.Récompensé à la Foire de Bologne en 2010,ce roman graphique, dynamique et fausse-ment naïf, revient sur les dernières annéesde Berlin-Est avant la chute duMur. Unepetite fille vit avec ses grands-parents unquotidienparfaitement anodin. Et pour-tant. La gravité n’est jamais loin dans cerécit d’enfance amusé et hanté par le tempsqui passe.pN. C.A.

aPépitedulivreovniDictionnaire foudu corps, deKaty Couprie,Ed. ThierryMagnier, 244p., 33 ¤. Dès 10 ans.Pépite ovni, avez-vous dit? Sansdoute, tant ce travail lon-guementmûri deKatyCouprie est unouvrage vertigi-neux, novateur, intelligent.D’«abdomen»ou «accouche-

ment» à «zizi» et «zygomatiques», l’explo-rationde lamachineriehumaineest con-duite avec fantaisie, sérieuxet humour.Gra-vuresdétournées, photos tramées, dessinsau trait, la plasticienne se fait poètemali-cieuse. SelonMallarmé, «il fautpenser detout son corps». Avec ce splendidealbum,chacun le fait en rêvant, promeneuréblouide sonmonde intime.pPh.-J. C.

aPépitedulivred’artMr.Hopper,mystèreHopper, ouvrage collectif,illustrations d’Aude Samama,Dada/Arola, 64p., 14,50¤.Pour les petits Parisiensqui auront eu la chancede voir

l’expositionduGrandPalais, ce livre didac-tique, très bien réalisé, est unutile complé-ment. Pour les autres, une introductionà lafois documentéeet adaptée à l’œuvredugrandpeintre américain– dont lesœuvres,quel que soit l’âge de l’amateur, portent tou-jours en elles lamêmebeauté évidente etchiffrée.pN. C.A.

aPépiteduromanadolescenteuropéenDoglands, de TimWillocks,traduit de l’anglais par Benjamin Legrand, Syros, 350p., 16,90 ¤.

On connaissait le Britannique TimWillocksauteur de livres pour les adultes commeBad City Blues (L’Olivier, 1999) ou La Reli-gion (Sarbacane, 2009). On le découvredouépour le roman adolescent et pour leschiens errants oubliés par l’histoire– Doglands est un saisissantwestern canin,une Pépite ex aequo, avec le roman, à l’amé-ricaine et très enlevé, de la Française AxlCendres: La Drôle de Vie de BibowBradley(Sarbacane).pN. C.A.

aPépitedudocumentaireL’Art face à l’histoire, deNicolasMartin et Eloi Rousseau,Editions Palette, 96p., 24 ¤.De laRévolution française audébut des années 2000,

cinquante événementsmarquants illustréspar l’art et les artistes. Ouvraged’initiation,particulièrementambitieux, il instruira aumoins autant les enfants qu’il amusera lesparents. La créationest remisedans soncontexte, rendueà l’histoire et auquotidiendespeuples – et les créateurs y disent la cen-sure et la liberté, leur engagementet leurspeurs.pN. C.A.

aPépitede la créationnumériqueFourmi, d’Olivier Douzou et Opixido,application pour iPad (bientôt disponible).Adaptée de l’album Fourmi,d’Olivier Douzou (Rouer-

gue, 2012), l’application iPad dumêmenompropose à la fois une lecture animée dulivre et une série de déclinaisons ludiques.La fourmi noire qui vagabondait sur lepelage d’un ours blanc glisse ainsi surl’écran d’une tablette, enrichissant lesnouvelles formes numériques de la litté-rature jeunesse. Unemention spécialea par ailleurs été attribuée àUropa(Casterman).pN. C.A.

aPépitede l’adaptationcinématographiqueLe Jour des corneilles, filmd’animation de Jean-ChristopheDessaint, actuellement en salles.

Adaptéd’un romande l’écrivainquébécoisJean-FrançoisBeauchemin (Les Allusifs,2004), le dessin animé joue sur le doubleregistre forestier des contes et des enfantssauvages.Au cœurdes bois, un garçonnetélevépar unhommebrutal et désespéré(probablementunogre) va soudainà la ren-contred’autres êtres humains.Admirable-ment réalisé, exigeant sans être difficile– la Pépite est largementméritée.pN. C.A.

SALONDU LIVREETDE LAPRESSE

28NOV.3DÉC.2012EN SEINE-SAINT-DENIS

Belle

Ville

2012

www.seine-saint-denis.fr

128, RUE DE PARIS M 9 ROBESPIERRE

OFFRE SPÉCIALEBILLETTERIE >WWW.SLPJ.FR

Les pépites 2012

Profession:lapineaufoyer

Propos recueillis parNil C.Ahl

Ancien illustrateur de presse,Gilles Bachelet dessine pourla jeunesse depuis une di-zained’années.AMontreuil,après un prix Baobab, en2004, pourMon chat le plus

bête du monde (Seuil), il récidive en rem-portant la Pépite de l’album 2012 – unerécompense dont Le Monde est parte-naire – pourMadame le Lapin blanc, jour-nal de l’épouse du personnage d’Alice aupays desmerveilles.

Encore un albumouun livre d’aprèsLewis Carroll,mais celui-ci concerne leLapin blanc…

N’importe quel illustrateur est confron-téunjouroul’autreàLewisCarroll.Aliceestprobablement le roman moderne le plusillustré,demille façons. Jen’avaispasparti-culièrementenviedefaireuneversionsup-plémentaire, je cherchais unemanière dif-férente de m’y attaquer. Détournée. De cepointdevue, leLapinblancest intéressant:c’est sans doute le personnage le plus réa-listedulivre,l’undesplusconnusdupublic(notamment depuisWalt Disney), et pour-tantl’undesplusmystérieux.Pourquoiest-ilenretard?Oùserend-ilsivite?Onappren-dra plus tard qu’il travaille pour la Reine,maissansvraimentsavoir trèsbiencequ’ilfait pour elle. Inventer sa viede famillemepermettait d’aller dans les coulisses duromandeLewisCarroll, et sansAlice.

Votre albumsuggèreplusieurs lectures,des systèmesde références et d’intertex-tualité complexes.Vous adressez-vousautant aux enfantsqu’aux adultes?

Onm’a même reproché d’écrire plutôtpour les adultes que pour les enfants. C’est

involontaire. Je ne travaille ni pour lesenfantsnipourlesadultes.Enfait,jen’aimepasbeaucoupcettecatégorie«jeunesse». Ilse trouve seulement que la littérature dejeunesse est le meilleur terrain de jeuaujourd’hui pourun illustrateur. L’endroitde la plus grande liberté. En ce qui meconcerne, je pars seulement du principeque ce qui m’amuse doit pouvoir amuserquelqu’un d’autre. Quel que soit son âge.Quand jeme rends dans des écoles, je voisbien que les enfants sont touchés parmeshistoires. Ilyadesréférencesqu’ilsnecom-prennentpasmaiscen’estpasgrave:ilspas-sentoutre. Il ya ici beaucoupdeclinsd’œil.

Y compris à d’autres de vos albums…C’estpeut-êtreparcequej’ai longtemps

travaillé pour la presse magazine – où ledessin est jetable. Rien ne dure vraiment.Du coup, celam’intéressede travailler surlelongterme,dejeterdespontsentrediffé-rents livres, les miens comme ceux desautres. DansMadame le Lapin blanc, il y aunhommageàunecertaine illustration,àcertaines générations d’illustrateurs, autournant du XXesiècle. Ceux d’Alice, com-meTenniel ouRackham, que j’aimebeau-coup,mais d’autres aussi, commeBeatrixPotter.Quandonparledelapins,c’estdiffi-cilede l’éviter : la fille aînéeduLapinblancs’appelleBeatrixet l’undeses jumeauxlitPeter Rabbit (Pierre Lapin, en français).C’est une illustration de l’enfance, uneillustration«rassurante».

Des clins d’œil que les plus jeuneslecteurs ne saisiront pas, en effet…

Evidemment. Mais tout l’enjeu estqu’ils puissent lire quandmêmemonhis-toire. Et par ailleurs, je crois que j’en suisresté à un humour simple. Un peu pipi-caca, mais j’aime cela. L’échange entrel’adulte et l’enfant compte beaucoup :quand on lit une histoire à un enfant, ilfaut prendre autant de plaisir que lui. S’ilse rend compte que vous lisez par devoir,c’est foutu.

Vousparliez de coulisses:«Madame le Lapin blanc»montreaux enfants les coulisses du couplede leurs parents. Du point de vued’unemère que sonmari n’aide pasbeaucoup…

Quand j’ai commencé à m’intéresser àcecouple,jemesuisdemandédequoipou-vait se plaindre Madame le Lapin blanc.Seule avec ses enfants, les lessives, la vais-selle…Toutn’estpas roseaupaysdesmer-veilles. C’est un contrepoint à Alice,maisje n’ai pas non plus écrit un manifesteféministe. J’ai plutôt fait un album surl’usure du couple. Ce qui est un peu bi-zarre en littérature jeunesse quand on ypense.MonsieurleLapinblancoubliel’an-niversaire demadame: c’est un classique.C’est quelque chose qui m’est arrivé. Par-fois, je pensequ’ilme ressembleunpeu…

Et quand l’un des lapereaux insistepour se déguiser en lapin?

C’est seulement pour rire. Je n’ai pasd’explicationsphilosophiquesoupsycho-logiques. Parfois, l’absurditéme suffit.

«Madame le Lapin blanc» est Pépitedumeilleur album2012: c’est ladeuxième fois queMontreuil vousdécerneun prix.

Et c’est pour cette raison que je nem’yattendaispasdutout… J’étaisdéjà trèssur-pris d’être parmi les nominés. Alorsgagner?… Aujourd’hui, je pense à PatrickCouratin,monéditeur,disparuen2011.Ceprix me touche pour lui. Chaque albumétait un échange entre nous. C’est le pre-mier que je réalise seul. Ce prix me rap-pelle notre joie lors du Baobab de Monchat le plus bête dumonde.p

e n t r e t i e n

SalondeMontreuilLaPépite2012dumeilleuralbumrevientà«MadameleLapinblanc»,deGillesBachelet,dontla libertéplairaautantauxenfantsqu’auxadultes

«LeLapinblancmeressembleunpeu»

Yaller

C’est l’histoirede l’épousedu fameuxLapinblancd’Alice aupays desmerveillesqui, sonmari enfinparti autravail – il est bien sûr en retard –, s’offreunepetitepausepour confier à son journal ses soucis et chagrins…nom-breuxetmultiples.Soit l’anorexiede sa fille depuis que cettedernière a décidédedevenirmannequin; les jumeauxqui, lorsqu’ilsne sebattentpas à coupsd’ustensiles de cuisine, jouent auxbilles avec leurs crottes ; et la petite dernièrequi brailletoute la journée.Sans compter les comméragesdu village chaque fois queMadameose s’acheterunnouveau chapeau. Seul sonmari,occupéà se faire servir, ne remarque rien. Et de se prendreàrêver – «Suis-je sotte !» – d’unmondeoù les hommesparti-ciperaient aux travauxménagers.Avecunhumour redoutable,Gilles Bachelet signeunalbumdébordantdemerveilleuxdétails et unbienmali-cieuxhommageà LewisCarroll.EmilieGrangeray

Madame leLapinblanc,deGillesBachelet,Seuil jeunesse,32 p., 15 ¤.Apartirde 7 ans.

28eSalondulivreetde lapresse jeunesseenSeine-Saint-Denis

EspaceParis-Est-Montreuil,128, ruede Paris,Montreuil.Dumercredi 28novembreau lundi 3 décembre.Entrée : 4 ¤. Accès gratuitpour lesmoinsde 18ans.Salon-livre-presse-jeunesse.net

2 0123Vendredi 30 novembre 2012

Cetteannée, lethèmeduSalondeMontreuil,«l’aventure», fleurebonl’airdularge.Troisromansvontplusloinencore,proposant,sur lemotifduparcours initiatique,unvoyageenlittérature

Lajeunesseestuneaventure

LesTroisViesd’AntoineAnacharsisd’AlexCousseau,Rouergue, «Doado», 330p., 15,70¤.Dès 12ans.Taan,Antoine, Anacharsis: trois nomspour trois vies, de 1831 à 1865, au coursdesquellesun jeunegarçondevenuadulte accomplitplusieurs fois le tourdumonde, connaît l’esclavagepuis laliberté.DeMadagascar au capHorn,AlexCousseau conte l’histoired’unorphelin toujours en fuite.

Nopasarán,endgamedeChristianLehmann,Ecoledes loisirs,«Medium»,518p., 19,50¤.Dès 14ans.Seizeans aprèsNopasarán, le jeu,quiconnutun succès retentissant, ChristianLehmannachève sa trilogie destinée aus-si bien auxadolescentsqu’auxadultes.Soit la fresquede l’histoire sanglanteduXXesiècle, dans laquelleplongent, corpset âme, trois jeunespassionnésde jeuxvidéo.Magistral plaidoyer contre laguerre, la banalisationde la violence et leracismecontemporain.Déjà unclassique.

Macha Séry

L’expérienced’autruiet lesensei-gnements tirés d’histoiresléguées de génération en géné-ration sont pareils auparapluiequ’on nous prête et qu’onoublie les jours de pluie. Tôt ou

tard, il faut s’aventurer en terre inconnue,afin de dissiper les fictions tissées, enguise de refuge, par l’imagination. De cepoint de vue, toute exploration, quellequ’elle soit –saut dans le temps, traverséedesmersoudesapparences–, s’apparenteà une introspection vouée à éprouver salibertédeconscienceainsiquesaresponsa-bilité individuelle. Hantés par des secretsde famille, trois ouvragesdéclinent le thè-mede l’apprentissage, en épousant un iti-néraire initiatique quasi-analogue: nais-sance, deuil ou mort symbolique, enfinrenaissanceautermede laquelle leshéros,sans s’y enfermer, n’oublierontpas le pas-sé. C’est le dénouement auquel parvien-nentNoéNectar et son voyage étrange, deJohn Boyne, Les Trois Vies d’Antoine Ana-charsis, d’Alex Cousseau, et No pasarán,endgame, de Christian Lehmann. Soit unconte fantastique, une fable historiquesituéeauXIXesiècle etunpolar social, des-tinés à des âges et des lectoratsdistincts.

«De toute façon, il valait mieux qu’ilfasse son chemin tout seul. Il avait déjà8ans,etpourêtrefranc,n’avaitrienaccom-pli de mémorable à ce jour.» Est-ce pourcela, pour multiplier les aventures pardégoût de la routine, que Noé quitte, àl’aube, le domicile familial ? Ou est-cepour fuir une vérité – la maladie de samère– qu’il n’est pas encoreprêt à affron-ter? Une fois franchie la lisière de la forêt,un pays imaginaire se déploie où n’ontcours ni la réalité ordinaire ni l’habituellenotiondu temps. En chemin, le garçonnetdécouvre une cabane étrange emplie dejouets,notammentdespantins. Ici, lesani-maux et les portes parlent. Ici vit unvieillardsculptantleboiscommesonpèreavant lui. « Je suis surpris que vous ayezchoisi de rester ici, dit Noé. Dumoins aprèslamort de votre père. Vous auriez pu vivretoutes sortes d’aventures. Voyager autour

dumonde. – J’opposerai à cela que chaquejourfutuneaventure,réponditlevieilhom-me en souriant.» Pour son jeune visiteur,il ouvrira sa boîte à souvenirs…

De ses parents réduits en esclavage etmorts noyés avant sa venue aumonde en1831, Antoine Anacharsis ne conserve quele souvenir des confidences murmuréespar sa mère lorsqu’elle le portait en sonventre, ainsi qu’un médaillon contenantun cryptogramme censé indiquer le lieu

où le célèbre pirate Olivier Levasseur, sonlointain ancêtre, a caché son trésor. Cemédaillon sera à la fois son «rosebud» etle but qu’il poursuivra par-delà les mers.En trente ans, ce fils de natifs de NosyBoraha, petite île au large deMadagascar,aura fait le tour du monde, traversé lesEtats-Unis, travaillé dans une plantationde coton au Mississippi, partagé la vied’un Indien Cherokee dans les Appala-ches,vécuàNewYork, chassé labaleineau

pôle Nord. Jusqu’au jour où il deviendrapère à son tour. Ce qui mettra un terme àsa quête, non de ses origines, mais derichesses qui aimantent les esclavagistescomme les chercheursd’or.

La filiation, l’héritage familial sontéga-lement au cœur du récit de Christian Leh-mann. Avec No pasarán, endgame, leromancierclôtunemagistraletrilogiedes-tinée à dénoncer la violence des jeuxvidéo et la guerre moderne vécue sur lemode vidéoludique: joueurs férus du jeuAmerica’s Army, recrutés par l’armée, sol-dats conditionnésà tuernondeshommesmais des cibles par des simulations decombat afin de désamorcer leurs réflexesdepeur et d’émousser la résistance à tuer.«Gilles sentait là un vaste chantier derecherche, encore jamais défriché. Laguerre était vendue aux peuples commeun immense jeu vidéo, avec ses bataillonsd’“experts” défilant sur les plateaux télépourpérorersur les “frappeschirurgicales”et les “dommages collatéraux”. Et dans lemême temps, les jeux vidéo eux-mêmesdevenaientdeplusenplusréalistes,deplusen plus sanglants. Gilles avait eu vent d’unscandale récent lors de la sortie deModernWarfare2, un jeudans lequel, incarnantunterroriste, le joueur pouvait participer aumassacre d’une population civile dans unaéroport…»

Postulat fantastique de cette œuvreconvoquant les heures sombres de l’his-toireduXXesiècle : lapossessiond’unedis-quette de jeu, «L’Expérience ultime», quioffre la possibilité de retourner réelle-mentdanslepassé,enendossantl’identitéd’un avatar. Les précédents volumes

avaient transporté les trois protagonistessur le Chemin des Dames en 1917, à Boa-dilla del Monte pendant la guerre d’Espa-gne et finalement au cœur de la rafle duVél’ d’Hiv’ en 1942. Depuis 1996 et le pre-miervoletde la trilogie,Nopasarán, le jeu,les héros de Christian Lehmann ont gran-di,cenesontplusdesadolescentsmaisdesadultes.AThierryetEric, l’accèsà«L’Expé-rienceultime», est désormais refusé: ils yont perdu la vie. Leur ancien ami de col-lège, Andreas, fils d’un cadre de Patrie etrenouveau, jeune sympathisant néonazi,est resté dans le jeu, lâché dans le Paris del’Occupation. Ancien Casque Bleu hantépar son impuissance durant la guerre deBosnie et lemassacre de Srebrenica, GillesCuvelier, le frère aîné d’Eric, est le seul àpouvoir l’affronter. Andreas, sous l’avatard’unmilicien,projetteeneffetderafler lesenfants juifs cachés dans un orphelinat.Parallèlement,sonpèreourditunemachi-nation destinée à servir la cause de sonparti d’extrême droite. L’histoire ne cessede se répéter. Pour l’éviter, il lui faudraouvrir les yeux sur ses parents, sortir duconditionnementidéologique imposéparunpèrenéo-naziouunfrèreintégristereli-gieux. En somme, être libre de sondestin.

Qu’il s’agisse d’une fugue (Noé Nectar),d’un voyage forcé après une capture(Antoine Anacharsis) ou de sauts dans letemps (No pasarán), l’aventure vise unbut unique: l’émancipation. Chaque fois,il s’agitdepartirpourreveniraffermidansses choix, délesté de la peur de mourir(NoéNectar), débarrasséd’unechimère (letrésor) ou dépris des préjugés racistesinculquésdans l’enfance.

Au-delà de leurs intrigues respectives,cestrois livressontdeshommagesrendusà la littérature : Noé Nectar et son voyageétrange constitue d’évidence une suite àPinocchio, de Carlo Collodi (1826-1890).Dans le roman d’Alex Cousseau, AntoineAnacharsis, qui doit son patronyme auVoyage du jeune Anacharsis en Grèce(1788), de Jean-Jacques Barthélemy, fait laconnaissanced’EdgarAllanPoe. Il l’a long-temps cherché pour l’aider à déchiffrer lecryptogramme. Cette piste ayant échoué,il devientbaleinier àNantucket à l’égal du

capitaineAchabdeMobyDick, le classiqued’HermanMelville paru en 1851.

Quant à la trilogie «No Pasarán»,dédiée à Didier Daeninckx, elle s’inscritdans la lignée de LaMachine à explorer letemps (1895). Le premier roman deH.G.Wells ne débutait-il pas à Londres,dans la maison d’un savant narrant à ungrouped’amis lemondede l’an802701oùles Morlocks asservissent les Eloïs? C’estaussi à Londres qu’un vieillard énigmati-que a donné à Andreas, Thierry et Eric,copains de collège, la disquette «L’Expé-rienceultime» etque le deuxièmeretour-nedans le troisièmevolet afindepercer lemystèrede ce jeuqui n’en est pas un.

Manière de suggérer, chacun dans sonstyle,mais avecun égal talent, et lamêmecapacité à dire le vrai par la fiction, uneautre forme de filiation. L’imaginationaussi s’hérite, dont la littérature est, degénération en génération, l’une des plusbelles aventures.p

NoéNectaretsonvoyageétrangede JohnBoyne,illustréparOliver Jeffers, traduitdel’anglais (Irlande)parCatherineGibert,Gallimard jeunesse, 256p., 13¤.Dès9ans.Debonmatin, un garçonnetquitte samaisonavec son baluchon. En chemin,il fait la connaissanced’unvieillardquitientune boutiquede jouets enbois oùpersonnene s’aventure. Celui-ci ouvresa boîte à souvenirs…Une fablepoétiquepar l’auteur duGarçonenpyjama rayé.

Traversée SalondeMontreuil

Dombey,monami

Chaque fois,il s’agit de partirpour reveniraffermi dansses choix

SI LEMONDEDUCHEVALest très présent en lit-tératurede jeunesse, le rôle dévolu à l’animalest rarement subtil ou inattendu.Depuis Soleilnoir,de FredBernard et François Roca (AlbinMichel, 2008), où l’évocationd’un étalonmajes-tueux rivalisait avec l’intrigue amoureused’unconquistador et d’uneprincesse aztèque etChe-val vêtu,dumêmeduo (AlbinMichel, 2005),riendevraimentnotable. Il est vrai que les senti-ments, si humains,que les auteursprêtaient àl’étalon, à son rival et à la jumentdont ils se dis-putent les faveurs, offraientun éloge rare de lanoblesse et de la fierté des chevaux.

Riendenotabledonc, sauf chezMichaelMorpurgo. Souvent, ce Britanniquené en 1943construit ses fictions sur le lien enfant-animal:l’éléphanteOona sauveWill dans Enfant de lajungle (2009), la chienne Stella provoque l’aven-turedeMichael, échouédans Le RoyaumedeKensuké (1999).Mais c’est le cheval qui lui a ins-piré ses plus fortes intrigues. AvecCheval deguerre (1982), il avait donné la parole à l’animalenrôlédans laGrandeGuerre. Et c’est le récit de

la bête qui permettait de découvrir le rôle dujeuneAlbert dans sa difficile pacificationaveclemondedeshommes. Lehéros deMauvais gar-çon connaît une aventure similaire. Si lamoitiédu romannous familiarise avecunnarrateursansprénom, la rédemptiondugarçon, voyoumaladroit, viendra seulementde sa rencontre,dans l’écurie qui jouxte lamaisonde redresse-ment, avecDombey,un suffolk punchcraintifqu’il va guérir demalheurs anciens.Ainsi l’ami-tié deDombey le remetdans le droit chemin.Après lehappy endqui réunit, pouruneparadedans les rues de Londres, timbalier etmonture,un cahier d’annexesdonne lamatricehistori-quedu texte. Pareillementédifiant.p

Philippe-JeanCatinchi

Mauvais garçon (Not Bad for a Bad Lad),deMichaelMorpurgo, illustré parMichael Foreman,traduit de l’anglais parDianeMénard, GallimardJeunesse, 144p., 8,50 ¤. Dès 9 ans. L’auteur sera auSalon du livre deMontreuil, dimanche 2 décembre à14 heures pour un débat animépar LeMonde.

30123Vendredi 30 novembre 2012

Catherine Simon

Francine et Léa sont des prodi-ges. Petite, Francine aimait les« livres un peu âgés» (pour lesgrands).Elleacontinué:aujour-d’hui, à 13ans, elle fait partie deLékriDézados, le clubde lecture

desbibliothèquesdeMontreuil. Léaenestmembre également. Agée de « 12 ans etdemi», la collégienne assure dévorer «aumoinsdix livresparmois» –etplusencorependant les vacances. Des oiseaux rares,foi de statistiques! Amoins que Francineet Léa, le temps passant, ne finissent parrentrer dans le rang, se détournant, com-me la majorité de leurs congénères, deleur juvénile passionpapivore?

Toutes les études sociologiques ledisent: arrivés à l’adolescence, les jeunes«décrochent», les livres leur tombent desmains. Adieu Harry Potter, dégagés Buffyet ses vampires, Fantômette ou Sabrina!Place aux copains, à la musique, aux lon-gues séances devant l’ordinateur… Selonuneenquêteréaliséesousl’égideduminis-tère de la culture et de la communication,ceux – celles, surtout – qui affirment «liredes livres tous les jours»ne sont que 33,5%à 11ans, ce maigre pourcentage dégringo-

lant à 9% quand ils arrivent à 17ans. A cetâge, lesfillessontdeuxfoisplusnombreu-ses à lire que les garçons. Pire : 14,5% desenfantsde11ansdisent«nejamaisoupres-que jamais lire un livre» et ils sont, catas-trophe! 46,5%, six ans plus tard, à témoi-gner sans fard de leurdésintérêt.

Menéeauprèsde4 000jeunes, interro-gés tous les deux ans, de 2002 à 2008 (à11 ans, 13 ans, 15 ans, puis 17 ans), cetteenquête pionnière a fait l’objet d’un com-mentaire éclairant des sociologues Chris-tine Détrez et Sylvie Octobre, publié dansLectures et lecteurs à l’heure d’Internet(sous la direction de Christophe Evans,Cercledela librairie,2011).«Avec l’avancéeenâge, lesenfants lisentmoinsetsedétour-nent des lieux et supports de lecture – etl’adolescenceapparaît commelemoment-clé de cet éloignement», observent lesauteurs.

Ce phénomène de désaffection est-ilnouveau? L’angoisse qu’il suscite cheznombredeparents et degrands-parentsaétédécupléepar la révolution Internet. Lamontée du chômage et les incertitudesqui pèsent sur l’avenir des jeunes généra-tionsontencoreaggravéletrouble.Lesdis-cours de déploration à l’encontre de «cesadosquine lisentplus» font florès. Il n’yapourtant pas très longtemps que la so-ciété des adultes s’intéresse à cette cu-rieuse tribu : « Il faut attendre 1972 (…)pourquelesadolescentsapparaissentcom-me une catégorie spécifique, au mêmetitre que les enfants, les personnes âgées,

les malades et les immigrés», rappelle lasociologue Bernadette Seibel, dans larevue Lecture Jeune (n˚ 212, décem-bre2004).Avant-guerreet jusquedanslesannées 1950, c’est-à-dire à une époque où« la majorité des enfants entraient enapprentissage ou dans la vie active à14ans », peu de gens se souciaient desavoirsi les jeunes,enparticulierceuxdesclasses populaires, « lisaient et, moins en-core, ce qu’ils lisaient», insisteMmeSeibel.

Paradoxe: la massification scolaire– notamment marquée par la généralisa-tion de l’accès à l’enseignement secon-daire et par l’extension de la scolarité aucollège après 1976 – s’est accompagnéed’une baisse de la lecture des livres.

«Depuis une trentaine d’années, c’est unfait : chaque génération lit moins que laprécédente», confirme au «Monde deslivres» Sylvie Octobre, qui poursuit sesrecherchesaudépartementdesétudes,dela prospective et des statistiques (DEPS)duministèrede la culture.

Tout en estimant que « la question desmotifs profonds de cette baisse de la lec-ture littéraire reste entière», la spécialistede l’édition et des bibliothèques MartinePoulain avance une explication: dans lesannées 1980-1990 existait un «espoir»que la politiquemenée en faveur du livre(loi Lang, etc.), associée à la démocratisa-tion de l’école et de l’université, allaitentraîner une « forte fréquentation» du

livre. «C’est le cas, d’une certainemanière,mais en même temps, le livre s’est extra-ordinairement dévalué ou banalisé »,ajoutelasociologue,dontlespropos,com-me ceux d’Olivier Donnat et d’autres pro-fessionnels du livre, sont publiés dans LesMutations de la lecture (sous la directiond’Olivier Bessard-Banquy), ouvrage queviennent d’éditer les Presses universi-taires deBordeaux.

Il n’empêche : on vend beaucoup delivres pour les enfants ou les ados ! «Lespavés, çamarche», confirmeQuentinFra-chon, de la librairie Folies d’encre, àMon-treuil.«Pierre Bottero, ça se vend tout seul,pas besoin de faire de réclame», renchéritCéline Bouillin, de la librairie lyonnaise

Passages. Les performances de l’éditionjeunesseen témoignent: le chiffred’affai-res est passé de 203millions d’euros en2000 à 372,8millions d’euros en 2011.Aujourd’huiencore,plusd’un livreachetésur cinq est un livre jeunesse. Est-il lu,pour autant? Car ce sont, le plus souvent,les parents qui achètent – non les ados...

Ces bonnes performances pourraientêtre,parailleurs, fortementécornéesdansun proche avenir. Aggravation de la criseéconomique oblige : «On souffre moinsque les libraires généralistes, mais quandmême: depuis ces deux dernières années,notre chiffre d’affaires a baissé d’environ8%», relève lapatronnede la jolie librairielyonnaise A pleine page, nichée dans lequartier huppé de la presqu’île. Moinsbien situées, d’autres librairies jeunesseont subi des reculs de «près de 20%»durant la même période. A l’instar, vrai-semblablement, de nombreuses librairiesde l’Hexagone.

La faute aux «décrocheurs» ? L’idéeque des ados lecteurs arrêtent de l’êtrelaisse perplexes Sybille Lesourd et AudeRevol, professeurs de lettres modernes àMontreuil. La première enseigne au col-lègeFabien, la secondeaucollègePolitzer.«Direque les adosdécrochent? J’ai parfoisl’impression qu’ils n’ont pas accroché dutout. Qu’ils vivent dans un monde sanslivres», remarque Sybille Lesourd. La fau-te à pas d’chance? «L’amour des livres,c’est comme pour le théâtre : pour que lesenfants aiment ça, il faut qu’ils se rendentcompte que les adultes autour d’eux ytrouvent plaisir. Pas forcément lesparents, bien sûr. Mais ça aide…», souli-gne la jeune femme.

Elle-mêmedonne l’exemple et çamar-che : non seulement, ses élèves de 3e

CHAM(chant, artetmusique) lisent,mais,enprime, ils écrivent – un romanpolicier,enl’occurrence,Tuetmoi,qu’ilsontrédigécollectivement «à lamanière des auteursoulipiens» et imprimé à quelques dizai-nes d’exemplaires. Une exception? Pasforcément.

Certes, le genre et la classe socialejouentun rôlemajeur dans le rapport desadolescents à la lecture – ce qu’une en-quête britannique, Young People’s Rea-ding andWriting («Lecture et écriture desjeunes gens»), financée par le NationalLiteracyTrust,nonencoretraduiteenfran-çais, montre avec éclat. Pour «trouver lechemindulivre»,selonlemotdelasociolo-gueMichèlePetit,auteurdeL’Artde lireoucomment résister à l’adversité (Belin,2008), mieux vaut être blanche et bienportante, que pauvre et de sexe mascu-lin…Mais lamue qui est en train de s’opé-rer, boostée par Internet et le numérique,nedépendpas de ces seuls paramètres.

«Le rapport des élites aux livres et à lalecture a changé, relève Sylvie Octobre.L’essentiel, aujourd’hui, quand on veutdominer, ce n’est pas de lire ou d’avoirbeaucoup lu, mais d’être capable, dans unsystèmed’hyperinformation,de repérer cequi va vous servir. Lire Kant ou Flaubert,cela reste utile. Mais ce n’est plus suffi-sant. » La manière de lire, elle aussi, achangé – radicalement : avec le numéri-que, la lecture devient fragmentaire, nonlinéaire. Hugo, Balzac ou Racine y survi-vront-ils?

«Quandj’aidemandéàmesélèvesde5e

s’ilspréféraient lire surpapier ou s’asseoirdevant un écran (pour des chats, des jeux,etc.), ils ont choisi l’écran à 99,9%», sou-pire Aude Revol. Non pas, précise aussi-tôt l’enseignante, que ses élèves – demilieu populaire et d’ascendance étran-gère, en majorité – ne lisent pas. « Lesfilles lisent desmagazines, les garçons desmangas», indique-t-elle. Mais cette pâlenourriture risque d’en faire des «adultesdésarmés», qui se feront facilement«exploiter». Surtout, se désole l’ensei-gnante,«ils se priventd’unbonheurqu’ilsn’imaginent pas».

Cebonheur, Francineet Léane sontpasprêtes à y renoncer. Francine, qui a grandidans une famille où on ne lit pas, «aimebien cette solitude, tenir un livre, tournerles pages» – et on devine que ça durera.Pour l’instant, elle relit sa sériedeBDcultedes «Dracula». Quant à Léa, elle «com-menceàconseillerunpeu»samère,qu’elleinitie aux romans fantasy. Des prodiges,pas d’erreur. Amoins que le vent tourne?Rendez-vous le jourde leurs 17ans… p

Ceux qui affirment«lire des livrestous les jours»sont 33,5% à 11ans,9% à 17ans

Lamanière de lirea changé : avecle numérique,la lecture devientfragmentaire,non linéaire

Ados:zérode

lecture?

SalondeMontreuil EnquêteLesétudesrécentes

sontformelles:biensouvent,arrivé

àl’adolescence,unjeune

abandonnelelivre.Déplacementdescentresd’intérêt?

Internetetautresécrans?

Explicationd’unphénomènequin’estpas

sansparadoxe

PHILIPPE LEVY/PLAINPICTURE/READYMADE-IMAGES

4 0123Vendredi 30 novembre 2012

aLeRomand’ErnestetCélestine,deDaniel Pennac,Casterman, 208p., 14,50¤. Dès de 8ans.Pennac est partout : unepièce de théâtre (Le 6eContinent,Gallimard, 176p., 12,90¤), LesDixDroits du lecteur (animépar unpop-updeGérard LoMonaco,Gallimard jeunesse,40p., 19,90¤), Cavalier seul,nouveau Lucky Luke cosignéavecMorris et ToninoBenacquista (LuckyComics, 48p.,10,60¤) et l’actualité Ernest et Célestine qui retient l’atten-tionquand le film–dont il signe le scénario– est attendule 12décembre. Rappelons qu’avant d’être une «marque»,Ernest et Célestine est d’abord l’histoire d’une amitiémer-veilleuse –mais scandaleuse– imaginée par l’auteurbelgeGabrielleVincent (1928-2000) entre unours et unesouris –d’où la réédition bienvenuede LaNaissance deCélestine (Casterman, 176p., 25,95¤). On saluera le romanimaginépar Pennac autour de ces deuxpersonnages pas-tel. Grâce aupère desMalaussène, Ernest et Célestineconservent tendresse et fraîcheur.p E.G.

Jorge SemprunExercices de survieIntroduction de Régis Debray

« L’auteur du Grand Voyage et de L’Écritureou laVie ramasse ses mille et une viesen une seule : la résistance.Un admirable texte posthume. »Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche

« Des pages bouleversantes, tenuespar une extrême pudeur. »Gilles Heuré, Télérama

présente

J.Sas

sier

©Gallim

ard

Les choix du «Monde»

Nils C.Ahl

Il arrive que l’on ne s’alarmepas de la surexploitationdes forêts. Certes, très rare-ment. Et certes, il ne s’agitpas de véritables forêts,mais quand même. Il s’agit

bel et bien d’arbres et d’essenceslittéraires, imaginées et imaginai-res, qui croissentet semultiplient.Littérature jeunesse et contespopulaires,notamment,entretien-nentune traditiondegrandsespa-ces forestiers particulièrementriches et variés. A chaque époqueses forêts. Entre Brocéliande, Per-rault et Ponti, Anaïs Vaugeladelivre la sienne.

Sans vraiment de surprise, toutcommence par un chevalier enarmure. Perceval, Lancelot et leursamis sont des habitués du sous-bois. Ici, cependant, il ne s’agit qued’un «petit chevalier», tout seuldans sa tour (de jeu d’échecs), etdont c’est l’anniversaire. De sasœur, «qui est princesse à la ville»,il reçoitunpistoletdès lapremièrepage de cet album. Le petit cheva-

lier décide de la remercier en per-sonneet, emportéparsonenthou-siasme et sa joie, s’écarte de laroute. Il gagnera du temps, pen-se-t-il, à couper à travers champs.Ouplutôt,biensûr,à travers forêt :sombre,dangereuse, évidemmentdéconseilléeauxvoyageurset auxpetits chevaliers. Sur cette intri-gue, faussement classique danssonmouvement,déjà (très) fantai-sistedanssesdétails,AnaïsVauge-lade construit un album clair, vif,profond. La narration est aussi

maîtrisée que le pinceau estfluide : une trentaine de livresdepuis 1993 (sans compter ceuxqu’ellen’afaitqu’illustrer),çaaide.

Et à la différence de son petithéros, la conteuse et dessinatricesait pertinemment où elle va. Saforêt feuillue et touffue descendbien évidemment d’autres forêts.Grandes ou moins grandes,enchantées ou maudites. On yretrouve le chaos et la beauté, lasauvagerie et la sagesse. Commedans Le Petit Poucet, on s’y perd– et comme dans La Belle au boisdormant, les arbres s’animent. Lavégétation vit et se déplace com-me un animal: «Le petit chevaliercommence à comprendre qu’il n’ya pas de bête dans la forêt. La forêtest la bête et bientôt elle l’auramâché.» Chez Anaïs Vaugeladecomme chez Perrault, en effet, laforêt est le siège dumystérieux etde l’irrationnel. Mais les fées, lessorcières et les ogres n’habitentpas ici. On est seul (ou presque)dans cet enfer vert. Et lorsque l’ons’en échappe, point d’initiationcommedans les romansde cheva-

lerie ou les contes : le petit cheva-lier ne devient pas adulte. Aucontraire, il est plus enfant quejamais. Même son pistolet retom-be en enfanceet crachede l’eau.

On sait depuis longtemps qu’ilfaut se méfier des forêts ; ce n’estpas le propos de ce livre. En revan-che,sonauteurjoueaveclesstéréo-types et nousmet en garde contreles idées reçues, les évidencesromanesques – une mauvaiseherbecommune,enlittératurejeu-nesse comme ailleurs. Dans sondessin comme dans son texte, ellemanie en effet l’art du contre-piedavec un rare talent, et beaucoupd’humour. Son chevalier est untrès jeune héros, un bambin, dontla silhouette est loin d’être aussivirilequedansleschroniquescour-toises. Elle est même puérile, ausens propre. Elle évoque le bébéquisait tout justemarcher.Les fes-ses en arrière sont même souli-gnées par une couche intégrée àl’armure. Et quand il entre dans laforêt,on lecroitassaillipardesbai-sers : la forêt l’embrasse au senspropre,et«iln’aimepasdutoutces

feuillesqui le lèchent». Plus inspec-teur Gadget que Lancelot, cheva-lierimpuissant,sesformulesmagi-ques et ses armes sont inutiles :lance-flammes et coupe-coupeéchouent à le délivrer de l’étreinteforestière. Le vert envahit toute lapage,même lepistolet a disparu.

Sans dévoiler les délices desdernières planches, admirables,decetalbum,précisonsseulementque le petit chevalier échappera àla forêt par un curieux tour depasse-passe météorologique. Ilfinit en ondée, entre la forêt et laville, donnant l’occasion d’unephrasemiraculeuse au narrateur:«Encore un peu liquide, il se relèvede sa flaque. » Diantre. AnaïsVaugeladen’est pas qu’une formi-dable illustratrice, elle excelledans le commentaire. Le ton, laconcision, l’articulation avec ledessin:toutestparfait.Cettedessi-natrice-là est un écrivain.p

Dansl’épaisseforêtnéedel’imaginationd’AnaïsVaugelade,etqu’unpetitchevaliertropsûrdeluientendtraverser,nul loup.Passi fou!

Promenons-nousdanslesbois…

Philippe-Jean Catinchi

Les classiques ne sont pas près dedisparaître. L’année même oùl’on célèbre le bicentenaire deCharles Dickens, né le 7 février

1812, il était juste que Marie-AudeMurail, qui ne cesse de lui rendre hom-mage, soit en première ligne. Elle quisigna une généreuse biographie de sonauteur préféré (Charles Dickens, Ecoledes loisirs, «Médium/Belles vies »,2005) et livrait en janvier (chez lemêmeéditeur) le troisièmevoletdesaventuresde Malo de Lange, garnement devenupolicierautempsdeVidocqetdelaparu-tion en feuilleton d’Oliver Twist, s’estattelée à l’adaptation d’un des maîtres-livres du romancier britannique, Degrandes espérances (Ecole des loisirs,«Médium», 528p., 24,80¤. Dès 11ans).

Tout à la fois thriller et fresque socia-le, romanpopulaireethistoired’amour,ce récit, paru dès 1860 et conté par unnarrateur à l’humour acidulé, est icidélesté des redondances et des lon-gueurs qui pourraient rebuter le jeunelecteur d’aujourd’hui. Restent l’intri-gue, le rythme et l’esprit, magnifié icipar les subtiles aquarelles de PhilippeDumas, déjà complice de l’hommagede

Murail aux romancières anglaises duXIXe siècle (Miss Charity, Ecole des loi-sirs, 2008).

On ne quitte pas l’Angleterre avec legénial Fantôme de Canterville, d’OscarWilde, publié en revue dès 1887. Le sortde Sir Simon, assassin de son épouseLadyEleanore et condamnédepuis troissiècles à hanter sonmanoir, devient tra-gique quand une famille américaine aucartésianisme pragmatique se refuse àle traiter en force occulte. Cette fablepleine d’humour, traduite par BernardTissier, reparaît chez Chandeigne (88p.,15¤), avec les illustrations du dessina-teur satirique argentin Oscar Conti(1914-1979), dit Oski, qui donne du fan-tômeunelecturenévrotiqueoùlepathé-tique se conjugue au grotesque.

«Magifique épée»Toujours outre-Manche, voici Lewis

Carrolletsonfameux Jabberwocky.Véri-table défi pour les traducteurs, cefameux poème, apparu dans De l’autrecôté dumiroir (1871), triturant la langueet inventant le mot-valise, ouvrait unenouvelle voie, oulipienne avant l’heure,à la poésie. Ce texte, qui ne se livre quedansunmiroir, est lemanifeste dunon-sense. Avec une science confondante,François David a su adapter le poèmepour le rendreaccessibledès6ans,grâceaux virelangues et néologismes, calem-bours et jeux de mots (la «magifiqueépée» venant à bout de l’«haineumi»).

L’album, débordant d’«allégritude», estsomptueusement servi par les dessinsdeRaphaëlUrwiller, avec lapalettevert-bleu et rouge des images conçues pourla vue en relief. Riende tel, pourtant, ici.Le jeu est ailleurs et la magie partout(Jabberwocky le dragragroula, Sarba-cane, 32p., 15,50¤).

Traversons maintenant l’Atlantique.Sans doute est-ce L’Etranger mysté-rieux, roman nihiliste de Mark Twain(1835-1910), publié six ans après samortet révélé aux lecteurs francophones en2008 seulement par une édition illus-

trée parue chez L’Œil d’or, quisurprend le plus, tant la lecturequ’en propose l’artiste berlinoisAtak(desonvrainomGeorgBarber)est inattendue.

Loin des options de SarahD’Haeyer, qui compose, pour cha-que titre de Twain édité par L’Œild’or, la couverture et dix gravures,Atak a choisi de sertir le texte decette sombre histoire (l’apparitiond’un ange du nom de Satan dansl’Autriche des guerres de religionoù l’on traque la sorcellerie) descènes colorées et naïves, violentesaussi, comme la posture moralequ’elle illustre. Avec force citationsde peintres (Bosch, Friedrich,

Munch, Ernst…) qui commentent à leurfaçon l’action. Un album accessible dès11ans, mais qui garantit frisson et ver-tige à tout lecteur, jeune ou adulte.p

ClassiquesréenchantésMagnifiquementillustrés,quatregrandstextesanglo-saxonss’offrentàla(re)découverte

Critiques SalondeMontreuil

L’auteur joue avec lesstéréotypes etmet engarde contre les idéesreçues, les évidencesromanesques

L’Etrangermystérieux(TheMysteriousStranger),deMarkTwain,illustréparAtak,traduitde l’anglais(Etats-Unis)parValérieLePlouhinec,AlbinMichel,176p., 20¤.

aLigne 135, d’Albertine et Germano Zullo,La Joie de lire, 40p., 18¤. Dès 5 ans.Le tempsd’un trajet enmonorail, entre samégapoleet le village de sa grand-mère«de l’autre côté dumonde», une petite Japonaise rêve. Une fablephilo-sophiquedéguisée en impressionde voyageet unenouvelle réussite duduogenevois.p Ph-J.C.

aBazarbizarre, de Jean Lecointre,Ed. ThierryMagnier, 60p., 14,50¤. Dès 5 ans.Avec cet imagier inventif illustrant l’absurditéréjouissantedes confusionsdemots quasi semblables(«cobaye cow-boy»), Lecointreoffre une récréationdélectable et sans limitationd’âge. p Ph-J.C.

aEnroutepour la tourEiffel, d’Iris deMoüy,Hélium, 56p., 14¤. Dès 4 ans.Brunedécide d’aller voir la tour Eiffel. Enmétro,Vélib’ou taxi, l’intrépide fillette traverse les endroitsmythiquesde laVille Lumière, le tempsd’une savou-reusepromenadeet d’unbel hommageàParis.p E.G.

aUnevied’ours,de Christophe Fourvel et Janik Coat,Le Baron perché, 28p., 16,30¤. Dès 4 ans.Passagedu temps. Avec le nécessaire relais au fil desgénérations.De la force, de l’autorité, de lamémoire…Cettehistoire simple sur la vieillesse et lamort a lagrâce élégantedes couleursde JanickCoat.p Ph-J.C.

aLeGéantPetit Cadeau, deRémi Courgeon,Père Castor, 32p., 13,50¤. Dès 3 ans.Unehistoire sansmots, de celles qui, réussies, sontles plus jolies. Pour sonanniversaire, un garçon reçoitde sa grand-mèreunminuscule cadeau.De rage, il lejettepar la fenêtre.Or,magie de lanature….p E.G.

aLaViedeLilly, deVéroniqueM.LeNormand,Ed. ThierryMagnier. Dès 13 ans.Plumegracieuse, efficace.Art dudialogue consommé.Et, leplusdifficile, aptitudeà se glisser dans lapeau, lespeurs, les chamaillerieset les égarementsd’uneado.VéroniqueM.LeNormandamisdix anspour acheverceportrait en4volets, le tableau tout en subtilitédesmétamorphosesd’une jeune fille. Chapeaup Fl.N.Découvrez l’intégralitéde la sélectionde livresjeunessedu«Monde» sur LeMonde. fr/livres

Le Chevalier et la Forêt,d’AnaïsVaugelade,L’Ecoledes loisirs,36p., 13,20 ¤.

50123Vendredi 30 novembre 2012

Berlinannées1930àhauteurd’yeuxL’AméricainErikLarsons’estfaitunespécialitédel’essaihistoriquequise litcommeunroman.«Danslejardindelabête»enestunparfaitexemple

NOMMEREN 1933WilliamE.Dodd,modesteprofesseurà l’universitédeChicago, ambassa-deur à Berlin, est unchoixpar défaut.

Lorsqu’il acceptela proposition, cesexagénaire, diplo-

matenovice, n’aspirequ’àmener unevie tranquille, achever sonhistoire duVieuxSuddes Etats-Unis et renoueravec l’Allemagnequ’il a connueautempsde ses études. Pas questiondefairedes vaguesni de jeter de l’huile surle feu: telle est la politiquede ce démo-cratede la vieille école, biographede

Thomas Jeffersonet deWoodrowWil-son.Dans les premières semaines, il s’at-tacheàminimiser les agressions contreles juifs, les jugeantpassagères.Hitler,GöringetGoebbels, il les considère com-me «des adolescents lancés dans legrand jeude la politique internatio-nale», qu’il convient juste de raisonner.

Plusenthousiasteest sa fille,Martha,24ans, quivoitdans la«révolutionnatio-nale-socialiste»unépisodehéroïque,préludeà la renaissanceallemande.Mar-thaseplaît dans la compagniedehautsdignitairesnazis. Peuàpeu laphysiono-miede l’Allemagnes’assombrit : généra-lisationdusaluthitlérien, tabassagesderuepar les SA,persécutionsystématiquedes juifs…LaNuitdes longs couteaux

(du29au30 juin 1934) emporte lesulti-mes illusionsdesDoddsur le régimenazi. L’ambassadeuravertit le départe-mentd’Etat, qui fait la sourdeoreilleetjugemêmeprovocante la conduitedecet émissairenon issudusérail.

Dans ce brillant essai, Erik Larsonretrace avecminutie l’itinérairemoralet politiqued’unnaïf devenuCassan-dre et de sa fille passée dunazismeaucommunisme.pM.S.

Petittraitédemarketinglittéraire

Dans le jardinde labête(In theGardenof Beasts. Love, Terror,andanAmericanFamily inHitler’sBerlin),d’Erik Larson,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parEdithOchs, ChercheMidi, 656p., 21¤.

C’est d’actualité

DeuxCandidedansleIIIeReich

CESLIVRES-LÀ sont déjà emballéspour lesfêtes. A lamanièredes reinesdebeauté arbo-rant leur rubandemiss, leur bandeau rouge–prixX, prix Yprix Z – les rend fringants.Quelquesoubliésdes jurys littéraires trouve-ront consolationdans la fidélité de leurs lec-teurs, ceuxqui les suivent à chaqueparu-tion, peu importe la teneurou la qualité deleurnouvel opus. Ils n’achètentpasBarbe-BleuemaisAmélieNothomb, Si c’était àrefairemaisMarc Lévy,OzmaisMaximeChattam.Unemarque, un label. Selonplu-sieurs études, le nomde l’auteur est aujour-d’hui le premier critèrede choixpourl’achatd’un livre alors qu’il ne sehissaitqu’auquatrième rang en 1994, loin derrièrele conseil de l’entourage.

Qu’en est-il plus largementdes rapportsentre littérature et publicité?Du côté deséditeurs, la publicité littérairene s’écarteguèredumodèle traditionnel: encartsdansles journaux, jingles radio et campagnesd’affichagepour doper les ventes de futursbest-sellers.

EnFrance, le placementdeproduits dansles romans,moyennant rétribution, est qua-si inexistant, lorsque auxEtats-Unis cettepratiqueprospère.Même chosepour les«books trailers», ces bandes-annoncesderoman, en vogueoutre-Atlantique. Cetteformedepromotionapparue il y a dix ansn’a jamais véritablementpercé dans l’Hexa-gone.Mêmesi l’undes écrivainspubliés encette rentrée,WalidHajar, a lancé le 1erno-vembre son clip destiné à restituervisuelle-ment l’ambiancede son roman Fugue)s((Robert Laffont) sur les réseaux sociaux etles plates-formesdepartagede vidéos.Maisl’idée fait son chemin. En témoigne l’atelierthématiquequeLe Labode l’édition, lieuparisiendestiné à soutenir les jeunes struc-tures innovantes et les acteurs du secteurtraditionneldans leur adaptationauxenjeuxdunumérique, y a consacré le15novembre.

A l’exceptiondeNicolas Fargues choisi en2009pour la campagnepublicitaire d’Allu-re deChanel et FrédéricBeigbeder, roulanthier pour lesGaleries Lafayette, aujourd’huipour les vêtementsKooples, les écrivainsnesehasardentpas encore à faire de la réclamepour autre choseque leurs romans, contrai-rementauxmannequinsou auxacteurs. Onvoitmal, par exemple, PatrickDeville en égé-rie deVoyageursdumonde,OlivierAdam,visage vedettedes voiliers Bénéteau,Auré-lienBellanger vanter la technologiede Sam-sungou JérômeFerrari promouvoirunemarquedepastis, la boissonqu’affection-nent les clients dubar corse dans Le Sermonsur la chute deRome. A la limite, ils consen-tent à écrire des nouvelles rétribuéespar desfirmesautomobiles ou l’hôtelleriede luxe.TelleVéroniqueOvaldé en janvier pour laTwingo.Au-delà, ilsmanqueraient à leursdevoirs tant la publicité est considérée com-me impure.

«KKOLSKCSKI»Jusqu’auxannées 1940, les romanciers

nemanifestaientpasde tels scrupules, à encroireLittératureetPublicité: deBalzacàBeig-beder (Gaussen,448p., 28¤), actesd’uncollo-quequi s’est tenuenavril2011, lemoisoùFré-déricLefebvre, alors secrétaired’Etat chargéducommerce,de l’artisanatet de la consom-mationdans le gouvernementFillon, interro-gésur son livrepréféré, répondit:«ZadigetVoltaire»,nomd’unemarquedevêtements.Balzac, eneffet, imprimadesprospectuspour lapâtepectoraleRegnauld; Zola, ancienchefdepublicitéà la librairieHachette, rédi-geaunélogeduvinmédicinalMariani;SachaGuitry trouvaunslogan («KKOLSKCSKI») pour lapoudrecacaotéeElsesca;RobertDesnospour l’amerPiconet JeanCoc-teaupour les basKayser. ColetteetPaulValé-ryprêtèrent leurnomà l’EaudePerrier.

En face, les fabricantsnemanquèrentpasdepuiser dans le patrimoine littérairepourbaptiser leursproduits. Il y eut des cosméti-ques Stendhal, des épices Rabelais, des sou-liersMarionDelorme,unepoudreManonLescaut, undentifriceCyrano, des chocolatsMarquisede Sévigné… «Dans le contextegénéral d’une “publiphobie” qu’avèrent lesétudes successives (…), écrit LaurenceGuel-lec,maître de conférencesà la Sorbonne, lesmarques entendentdésormais, sur les nou-veauxmédias, produire du “contenu”. Il neserait pas étonnantde les voir à nouveausolliciter, du côté de la littérature, quelquesupplémentd’âme.» pM. S.

«Ce qui lui pesait le plus, cepen-dant, c’était l’irrationalitédumondedans lequel il se trouvaitplongé.Dans une certaineme-sure, il était prisonnier de sapro-pre formation. En tant qu’histo-rien, il en était venuà penser quelemonde était le produit de cou-rants historiques et de décisionsglobalement rationnels, et il atten-dait des hommesqui l’entou-

raientun comportement courtoiset cohérent.Mais le gouvernementd’Hitler n’était ni courtois ni cohé-rent, et le peuple passait d’uneconduite inexplicableà uneautre.

Même le langageutilisé parHit-ler et les responsables du Parti étaitbizarrementparadoxal. Lemot “fa-natique”devenait un trait positif.»

Dans le jardinde labête, page207

Extrait

Manifestationnazie à Berlin, 1933.

AKG-IMAGES

Histoired’un livre

Macha Séry

Depuis le moisd’août, l’AméricainErik Larson résidedans le 5e arrondis-sement de Paris.Une ville d’où il

peut rayonner pour se rendreaussi bien en Allemagne qu’enGrande-Bretagne afin de se do-cumenter pour son prochainouvrage, dont il préserve jalouse-ment le secret. Abonné aux best-sellers, ce diplôméen journalismede la prestigieuse université deColumbia n’exerce plus sonancien métier : «Au Wall StreetJournal, j’étais trop réservé pourappelerdessuspectset lesquestion-ner sur leurs mises en examen.Aujourd’huimessourcessonthisto-riques.» Pour Dans le jardin de labête, les critiques anglo-saxons,quelque laudatifs qu’ils fussent,ont hésité sur la terminologie :document, thriller? Signe que celivre se lit comme un roman, lorsmême que son auteur, chercheurméticuleux,appartientàlacatégo-rie des rats de bibliothèque qui segardentde toute invention.

Aucundialogue fictif n’émaille,en effet, le récit qu’il brosse de ladécouverte de l’Allemagne naziepar l’Américain William E.Dodd,nommé en 1933 ambassadeur àBerlin – poste qu’il occupera jus-qu’en1937–,etsafilleMartha,âgéede 24 ans. Nulle description quin’ait été attestée par des témoinsdirects, certifiée par des archivesfiables ou puisée dans des jour-naux intimes.«Je voulais racontercette période à travers les yeux depersonnages,idéalementdesétran-gers, mieux, des Américains. Aprèsde longues recherches, j’ai décou-vert lesDodd.»

Rebondissements, évolutionspersonnelles, ceux-ci lui ontoffert, poursuit-il, un parfait «arcnarratif». L’écrivain s’exprime telun scénariste. Ce tandem père-fille, demeuréméconnumalgré lapublicationdeleursMémoiresres-pectifs, avait de quoi intriguer,sinon passionner l’historien :logeant dans l’hôtel particulierd’unbanquier juifquis’est réservéledernierétageavecsafamille,voi-là un universitaire rond-de-cuir,tatillon sur les frais de chancel-lerie, totalement novice en diplo-matie, d’abord plutôt indulgent àl’égard des mauvais traitementsinfligésauxjuifs,etunejeunefem-meauxmœurs libresqui s’éprenddunazisme.

Dessillé dès 1934, son père aurabeauavertirsessupérieursàWash-ington du danger croissant repré-sentépar lesnazis, il rencontredesrésistances inattendues. «Je savaisque l’antisémitisme était répanduaux Etats-Unis à l’époque, mais

j’ignorais son étendue et sa viru-lence,notammentauseindudépar-tement d’Etat», rapporte Erik Lar-son.Martha, elle, entretiendrauneliaison amoureuse avec RudolfDiels, alors chefde laGestapo,puistombera sous le charme du pre-mier secrétaire de l’ambassadesoviétique – et deviendra uneespionne communiste. «Le para-doxeestqu’onn’auraitpaspul’ima-giner tant cela aurait paru exa-géré.»L’intéresséeprendrasoindedissimulersesaventureslorsqu’el-le publiera Through Embassy Eyesen 1939. A samort, elle léguera sespapiers personnels à la Bibliothè-que du Congrès à Washington, oùErikLarsonaconsultélessoixante-dix lettres d’amour – «magnifi-ques» – adressées par son amantBorisWinogradov.

Livres de chevetRaconter l’Histoire à hauteur

d’yeux, l’incarner dans le vécu dedivers protagonistes, tel est le sty-le d’Erik Larson, déjà employédansLeDiabledans lavilleblanche(Cherche Midi, 2011), son cinquiè-meouvrage (1milliond’exemplai-res vendus), récit de l’Expositionuniverselle de Chicago en 1893 etde la chambredes tortures conçuesimultanément par un tueur en

série sévissant dans les environs.Ce qui, dans les deux cas, rend lalecture fluide est la relégation enfindevolumedesnoteset référen-ces (90 pages pour Dans le jardinde la bête). «Aux Etats-Unis, on ditque j’ai inventé un genre. Je ne suispas d’accord», tranche l’essayiste,rappelant que pareil parti pris futadopté par Barbara WertheimTuchmanpourLeSecretdelaGran-de Guerre (1965) et Walter Lord,l’auteur de La Nuit du “Titanic”(1955), deuxdeses livresdechevet.« J’enseigne aux étudiants que lesecretrésidedanslechoixd’unehis-toire centrale pertinente, ce quirequiertdutemps.Puisdans lanar-

ration, où il s’agit de trouver la dis-tance exacte, sans anticiper la fin.Pour ce livre, il était crucial de fairesemblant de ne rien savoir,d’oublier l’Holocausteet la secondeguerre mondiale.» En clair, de nepas brûler les étapes et de se rete-nir de juger quiconque. «Les lec-teurs ont trouvé mon livre pluseffrayantque je ne le pensaisparceque nous savons ce qui s’est passéensuite, comme dans les filmsd’horreur où la baby-sitter ne doitpasaller dans la cave.»

Invité dans de nombreusessynagoguesauxEtats-Unisàlasor-tie de son livre, Erik Larson a reçubon accueil des témoins de l’épo-que, pour qui ce livre comblemême un manque sur une pério-de cruciale. «Mon but initialn’était pas d’informer, mais d’ex-plorer les possibilités narratives del’Histoire. Vous pouvez, bien sûr,utiliser mon livre pour votremémoire de maîtrise ou votrethèse, les informations sont toutesexactes, mais je cherchais avanttout à créer une expériencehistori-que chez le lecteur, à l’immergerdans le passé jusqu’à la dernièrepage.»

Après Le Diable dans la villeblanche,bientôtadaptéaucinémaavec Leonardo DiCaprio, Dans lejardin de la bête a donné lieu à desenchères exceptionnelles rem-portées par Tom Hanks. Celui-ciaurait contacté lecinéaste françaisMichel Hazanavicius pour lemet-tre en scène. p

6 0123Vendredi 30 novembre 2012

Parmi les premiers signataires:

Liste complètedes signataires surwww.urgencedelire.fr

www.belfond.fr

l’événement Murakami

Disponibles en eBook

23,50eu

ros–544pageschacun

17eu

ros–64pages

la trilogie enfin réunie

Également en librairiel’ouvrage illustréLes Attaquesde la boulangerie

70,50 €En cadeau

1 coffret5 cartes illustrées

Lorsqu’unecatastrophehumani-taire survient, les premierssecours se portent sur les bles-sésqu’il fautsauver,surlanour-riture, les abris et les vêtementsqu’il faut rapidement fournir

aux hommes, femmes et enfants qui ensontsouventdémunis.Cesbesoinsvitauxunefoisassurés,trèsvite,cependant,quel-que chose manque. Après une catastro-phe, il faut également pouvoir lire, écrireet communiquer.

Bibliothèques sans frontières (BSF) estintervenue trois jours après le tremble-mentdeterredu12janvier2010enHaïti, àla demande des institutions haïtiennesqui pensaient que son intervention étaiturgente. Nous avons été frappés de cer-taines réactions que nous avons rencon-tréesenFrance,enEuropeetenAmérique,où beaucoup trop de nos interlocuteursnousont dit alors : «Ce que vous faites est-il vraimentprioritaire?»

Aujourd’hui, aucun des principes gui-dant l’ONU lorsqu’elledoit gérer le sort depersonnes déplacées ne porte sur cettedimension intellectuelle du sauvetage del’être humain en danger, ce besoin fonda-mental d’information, de dialogue et deréassurance. Il est question d’aliments debase et d’eau potable, d’abri et de loge-ment, de vêtements décents, d’installa-tions sanitaires et de services médicaux.

Mais presque jamais de moyens de com-muniquer ou de s’informer, égalementignorés par la plupart des agences d’aidehumanitaire.

Or qu’est-ce qu’un homme, une fem-me, un enfant, une fois sa vie sauvée, sanourriture et son gîte retrouvés si, sans

activité, il ne peut pas lire, écrire, dessinerou communiquer, et ainsi reprendre saplace dans la communauté des humains,pourmieux se projeter dans l’avenir et sereconstruire?Senourrir,s’abriteretsesoi-gner demeurent bien sûr les prioritésimmédiatesdans lessituationsd’urgence,

maisl’actioninternationaledoit, trèsrapi-dement, s’efforcer de donner accès à l’in-formation, à l’expression et à la cultureauxvictimesde catastrophes.

Les bibliothèques peuvent être à lapointe du partage et de la circulation del’information en situation de crise.L’exemple du formidable impact desbibliothèqueschiliennes,àlasuiteduséis-mede 2010dans le nord dupays, est frap-pant: leurancragedirectdans lescommu-nautés et leur savoir-faire en matière derecherche,de vérificationet demise à dis-

positionde l’informationont jouéun rôledécisif pour le sauvetage des hommes, laprévention des nouveaux risques et lerétablissement desmoyens d’accès à l’in-formation.

Voilà pourquoi BSF, forte de son expé-rience en Haïti, de ses interventions enTunisie et auRwanda, décidede lancer cetappel international pour que la lecture,l’écriture et l’accès à l’information fassentpartie des priorités de l’aide d’urgence ;pour que les agences d’aide et les Etatsprennentmieux en compte cette dimen-sion essentielle des besoins humains.Pourguérir et se reconstruire, il faut aussipouvoir lire et dire.p

ElisabethBadinter,écrivain, philosopheCabu, dessinateurRoger Chartier,historien, professeurauCollège de FranceJ.M.Coetzee,écrivain, PrixNobel de littératureChristopheDeloire,journaliste, directeur généralde Reporters sans frontièresJeffrey Eugenides,écrivain, Prix PulitzerJérôme Ferrari,écrivain, PrixGoncourt 2012AntoineGallimard,directeur des éditions GallimardFrederikWillemdeKlerk,PrixNobel de la paix,ancien président d’Afrique du SudDany Laferrière,écrivain, PrixMédicis 2009Doris Lessing,écrivain, PrixNobel de littératureToniMorrison,écrivain, PrixNobel de littératureJoyce Carol Oates,écrivain, National Book AwardBernard Pivot,journalisteJean-ChristopheRufin,de l’Académie françaisePatrickWeil,présidentdeBibliothèques sans frontières

BSF est intervenuetrois jours après letremblement de terre du12 janvier 2010 enHaïti

Tribune«LeMondedeslivres»s’associeàl’ONGBibliothèquessansfrontièrespourrelayersonappelàreconnaître, lorsd’unecatastrophehumanitaire, la lectureet l’écriturecommedesbesoinsvitaux

Appel international: l’urgencedelire

Haïti, juillet 2010.THONYBELIZAIRE/AFP PHOTO

70123Vendredi 30 novembre 2012

Destins convergentsAuprintemps 1944, autourde l’abbayebénédictinedeMontecassino, au suddeRome, se disputa l’unedesbatailles lesplusmeurtrièresde la secondeguerremon-diale. Pendantdesmois, lesAllemands, barricadésdansl’ancienbâtiment, tinrent tête aux troupes alliées, par-mi lesquelles figuraientdesBritanniques, desAméri-cains, des Polonais, des Français, des Indiens, desNépa-lais et desMaorisnéo-zélandais.Autourde cettebataillequi fit plus de 50000morts,Helena Janeczek –née àMunichd’une famille de juifs polonaismais installéedepuis trente ans en Italie – a construitun fascinant etpuissant roman,quimélangebrillamment réalité et fic-tion, épiqueet réflexion, enquêteet narration. En croi-sant les tempset les espaces, elle fait deMontecassino lepointde convergenced’un réseaudedestinsqui, suite àdesparcours chaotiquesauxquatre coinsde laplanète,entraînentavec eux toutes les contradictions, les injus-

tices et les horreursde la guerre. Et pouressayerde saisir auplusprèsunevérité sou-vent effacéepar lemythe, la romancièrepréfère les cheminsdétournés, les généalo-gies atypiqueset les détails apparemmentsecondaires, comme, par exemple, le voldeshirondelles sur les toits deMonte-cassino.p Fabio GambaroaLesHirondelles deMontecassino (Le RondinidiMontecassino), d’Helena Janeczek, traduitde l’italien parM.Pozzoli, Actes Sud, 376p., 23,50 ¤.

Les grands cheminsC’est unehistoire entre trois cultures: hongroise, serbeet suisse. C’est aussi un romanavecune bonnepartd’autobiographie.Née en 1968 enVoïvodine (alors you-goslave etmaintenant serbe),MelindaNadj Abonji ad’abord été élevéepar sa grand-mèrehongroise. A 5ans,elle rejoint ses parents établis en Suisse sans avoirjamais rompuavec leurpassé.Nous suivons les pérégri-nationsde cette famille, de 1968 à 1993, commeuneerrancedes grands chemins. Plutôt quededérouler unfil, la narratrice, Ildikó, avide de trouver sa place danscesmondespartagés, enchaînedes épisodesde sa vie.Cepuzzle, qui brasse l’intimeet la guerre, la tendresseet la ruine, développeune atmosphèremagiqueportéeparune langue auxmultiples racines – très bien ren-

duepar la traductrice.Une languequi sedéveloppeen longues anamorphosesoujette de brutales poignéesdemots. Ce sontsouvent les immigrants qui vivifient la lit-térature, ce qu’a sansdoute voulu saluer lejuryduDeutscherBuchpreis en attribuantàMelindaNadjAbonji sonprestigieuxPrixen2010.pPierre DeshussesaPigeon, vole (Tauben fliegen auf),deMelindaNadj Abonji, traduit de l’allemand (Suisse)par Françoise Toraille, Métailié, 238p., 20 ¤.

ÉDITIONS DE MONZA

LAURE GASPAROTTO

«Quel immense et gai savoir, aussi précis que joyeux !Et quelle diversité, la France ! »

Erik Orsennade l’Académie française et de l’Académie du vin de France

« Amoureux du vin, voici votre bible. »Le Nouvel Observateur

« Passionnant pour les novices,toujours instructif pour les initiés. »

Le Journal du Dimanche

Eglal Errera

On dirait qu’il n’y a pas deplace ici pour ceux quiont assisté en silence àl’agoniedeBeyrouth. Pas

de place pour ceux qui ont fui lamortquirégnaitàBeyrouth.Pasdeplace pour ceux qui sont revenuschercher une mémoire perdue. »DanscetroisièmeromandelaLiba-naise ImaneHumaydane, person-ne n’est tout à fait à sa place. Acommencer par l’héroïne,Myriam, partie en pleine guerrecivile – pour échapper aux imagesintolérables du corps de son frèredéchiqueté par une bombe, ainsiqu’au gouffre atroce de la dispari-tion de son amant – puis revenue,seize ans plus tard, mettre fin àune existence asphyxiée par l’ab-sence. Malgré les amis retrouvés,la rencontreavecunhommefolle-ment désiré, la beauté du ciel deBeyrouth et l’apaisante présencede la Méditerranée, Myriamapprendra que rien ne comble laperte, qu’on ne rentre jamais vrai-ment chez soi.

Tous,danscettehistoire,éprou-vent ce décalage d’avec ce qu’il estconvenud’appeler leréel : absenceau monde du père de Myriammuré dans une douce folie depuisqu’un éclat d’obus est venu seficherdanssoncrâne;mutismede

la mère après la mort de son fils ;exil chronique de l’homme avecqui Myriam retrouve le goût dudésir, Nour, le Libano-Palestiniengrandi en Amérique, homme à la«langue coupée», ayant oublié salanguematernelle, l’arabe.

Née en 1956, Imane Humay-dane n’a pas connu l’exil géogra-phique. Mais elle fait partie deceuxdontlajeunesseaétéassiégéepar la guerre civile et la vie ponc-tuée de conflits armés et d’inva-sions. Pour ceux-là, la peur sembleavoir pris possession des esprits.«La guerre s’arrête, les touristesreviennent,mais les barricades res-tentdebout»– cesbarricadesmen-talesquientretiennentleclivageetla fragilité d’une ville périodique-ment exposée au retour des com-bats. Aujourd’hui encore, raconteImaneHumaydane,certainschauf-feurs de taxi refusent les coursespourlesquellesil fautfranchirl’an-cienne ligne de démarcation quiséparait naguère les quartiersmusulmans de Beyrouth-Ouestdes quartiers chrétiens de l’Est.Comme s’ils devaient encore tra-verserune frontière…

Une force de vie inexplicableImane Humaydane n’a pas

connu l’exil géographique, maiselle sait ce que signifient l’éloigne-ment et l’absence. Sous sa plume,l’exil est unétat existentiel.Quantà la perte, dit-elle, elle fait partiedes rares choses qui la font écrire,qui éloignent pour un temps ladouleur.AAinAnoub, le villagede

lamontagne druze où elle est née,Humaydaneaéprouvé la puissan-ce d’une communauté dominéeparunedoctrinereligieusesecrèteet réservée aux hommes. Savoirconfisqué, parole, écriture prisesen otage : le silence de Nadia, lamèredeMyriam,estaussiunepro-testation contre l’ostracisme etl’éviction.

Cesentimentd’exil,donttoutleromanest lamétaphore, est admi-rablement rendu par l’écriture. Al’instar d’une mémoire défail-lante, celle-ci est une ligne brisée,circulaire, revenant sans cesse surelle-même comme si elle voulaitprendre la juste mesure des faitstelsqu’ilssesontpassés,de lasouf-france tellequ’elle fut infligée. Elleest l’expression magnifique dutraumatismeet de l’état de sidéra-tion dont aucun personnage decette histoire ne parviendra àsortir.

Il n’y a pas de rédemption, sug-gère Imane Humaydane avec latranquillitédeceuxquiontacceptésans se résigner les défaillances dudestin.Iln’yapasnonplusdedéses-poir. «Nous possédons une force devie inexplicable. Alors qu’autour denous tout se désintègre, à Beyrouth,le soir venu, il nous suffit de savoirquenosamissontvivants…»p

Sans oublier

FlorenceNoiville

Aimez-vous Brahms?demandait jadisSagan. Aimez-vousDylan ? interrogeaujourd’hui EnriqueVila-Matas. Non que

le barde du Minnesota soit trèsprésent dans le dernier livre dugrand maître espagnol. Ni que samusiqueysoit trèsaudible–àvraidire, on a beau écouter, on ne l’yentend guère… Non. C’est plutôt àunemanière d’aborder la créationen général que nous renvoie dansces pages l’auteur de Bartleby etcompagnie.

Car Dylan, n’est-il pas l’artistequi se métamorphose et se réin-vente sans cesse? N’est-il pas « legars qui, selon ses propresmots, aobligé le folk à coucher avec lerock» ? Pas étonnant que Vila-Matas ait donné à son héros – unde ses innombrables doubles – cequ’il appelle «des faux airs deDylan». Car rares sont les écri-vains qui, comme lui, aurontautant hybridé les genres, sub-verti lescodes, jouéavecl’intertex-tualité et les emboîtements à laBorges.Raressont lesécrivainsquise seront à ce point délectés desbrouillages entre le vrai faux et le

faux vrai. Entre l’authenticité del’art et les imposturesde la vie…

Pourtant, Vila-Matas ne secontentepas d’être ce virtuosequinousmène en bateau sur les eauxtroubles du (men)songe. A chaquelivre, « je prends des risques. Deplus en plus de risques », nousconfiait-il lors de son dernier pas-sage à Paris. «Sans risque, ce que jefais n’aurait aucun sens», ajoutaitl’auteur du Mal de Montano etParis ne finit jamais (ChristianBourgois, 2003 et 2004).

Qui dit danger dit possibilitéd’échouer.Mais c’est bien là la der-nière des choses qui tracasse Vila-Matas.«Rappelez-vouslaphrasedeBeckett:“Fail, failagain,failbetter.”Ce qui signifie : “Echouer, échouerencore, échouermieux”…Pourmoi,la littérature en général est syno-nymed’échec.Triompheren littéra-tureesthorrible.C’estantipathique.Obscène, presque. Je laisse çaà Pao-loCoelho…Non, l’échecestbienplusélégant. Plus proche de la vérité dela vie. Il est comme lapréfigurationnaturelledudestinde l’écrivain.»

Dans Air de Dylan, le héros luiaussi est tout entier captivé par ladéfaite. Il s’appelleVilnius Lancas-tre. Il est barcelonais, cinéaste,jeune– iln’apasplusde30ans–etil «considère l’indolence absoluecomme l’un des beaux-arts ».D’une certaine façon, il est l’incar-nation vivante de la phrase placéeen exergue du roman: «J’ai telle-ment besoin de temps pour ne rien

faire qu’il ne m’en reste plus assezpour travailler» (Pierre Reverdy).

Par ailleurs, comme on l’a déjàdit,VilniusressembleàBobDylan.Dans la rue, les gens le prennentpour le chanteur. Il rit de leurméprisemais cultive ce qui, selonlui, luidonne«unpetitaird’artistesans concessions. » Lorsque leroman s’ouvre, Vilnius vient d’in-tervenir dans un colloque enSuisse.Uncolloquelittéraireetuni-versitaire sur «lanotiond’échec».

Voiciàpeuprèslesfaits.Lesfaitstangibles. Quelques rares prisessolides à partir desquelles le lec-teur va devoir progresser en ter-rain de plus en plusmouvant. Carcomme toujours, Vila-Matas tireles ficelles de plusieurs intrigues,

ouamorcesd’intrigues, à la fois – ilfaut bien plusieurs pistes pourpouvoir les brouiller à l’envi. Pre-mièrepiste:Vilniusa formélepro-jet de constituer des «archives del’échec» tous azimuts. Seconde-piste:avecsonamieDebora,ilveutréaliser labiographie fictivedesonpère, le célèbre écrivain Juan Lan-castre. Au départ, c’était d’ailleursLancastre père qui était convié en

Suisse. «Mais Juan Lancastren’avaitpuassisteraucolloquepourdes raisons irrévocables» : il avaittiré sa révérence quelques semai-nesplustôt,foudroyéparuninfarc-tus, ce qui était dommage car ilaurait été si bien placé pour parlerde « l’échec humain par excel-lence» : la mort. Troisième piste :Vilnius veut retrouver l’origined’unephraseutiliséedansuncourt-métrage: «Quand la nuit tombe,onatoujoursbesoindequelqu’un.»Cette pensée est-elle de Fitzgerald,d’ErichMaria Remarque, d’un scé-nariste d’Hollywood ou de quel-qu’un d’autre encore? Voilà Vil-nius et le lecteur lancés ensembledans cette curieuseenquête…

Evidemment, d’autres sub-his-toires viendront s’encastrer danscelles-ci commedespoupéesgigo-gnes. Par quel tour de passe-passefiniront-elles par se rejoindre? Defaçon tout saufbanale, en toutcas.Car,commelefaitdireVilaMatasàl’un de ses personnages, «le genreréaliste est une convention morte,liée à une intrigue traditionnelle,avec des débuts et des dénoue-ments prévisibles, des dialoguesbanals,desmarquisesqui sortentàcinqheures et tout le tralala.»

Ce qui est manifeste, c’est quecetAir deDylan – «unhommageàDuchamp et son Air de Paris» –échappe sans difficulté au susdit«tralala». C’est une expérimenta-tionromanesqueironique,labyrin-thiqueetparodiquesur l’authenti-cité et le mensonge. Sur nos vraisvisages et sur nos masques. Unlivre réussi? Onn’irait pas jusque-là de peur de déplaire à l’auteur…Triompher en littérature? Nonvoyons,quelle horreur!p

Liban,terred’absencesLaromancière ImaneHumaydanemontrecommentlaguerrecivile (1975-1990)perpétuesontravaildesapeenchaqueLibanais

Littérature CritiquesL’EspagnolEnriqueVila-Matasselanceàlapoursuitedufiascodanssanouvelleexpérimentationromanesque,«AirdeDylan».Avecsuccès

Echouerencore,échouermieux

Il faut bienplusieurs pistespour pouvoirles brouiller à l’envi

D’autres vies(Hayawatoukhra),d’ImaneHumaydane,traduit de l’arabe (Liban)parNathalie Bontempst,Verticales, 190p., 18,50¤.

AirdeDylan (Aire deDylan),d’EnriqueVila-Matas,traduit de l’espagnolparAndréGabastou,ChristianBourgois, 392p., 22¤.

8 0123Vendredi 30 novembre 2012

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Josyane Savigneau

Cette «confession» est celled’un réfractaire, d’un irré-gulier. Ceux qui ont eu lebonheur de lire François

Meyronnis, en particulier De l’ex-termination considérée commeundes beaux-arts et Brève attaque duvif (Gallimard, 2007 et 2010), nes’enétonnerontpas.Ceuxquineleconnaissent pas devraient peut-être commencerpar ceTout autre,récit à la premièrepersonne, auto-biographie sans concession.

Dès l’enfance, le jeune Françoisa eu le pressentiment de n’avoir«aucune solidarité avec l’ordre dumonde». Inadaptéausystèmesco-laire, parfois souffre-douleur deses condisciples – il opposait auxmoqueries comme aux coups unetotale passivité –, il avait résolu de«s’absenter». Et il s’y est tenu. Il a50ans,n’a jamais exercéde travailsalarié, sans être pour autant unriche rentier. Il ne voyage pas,consommelemoinspossible. Il lit,il écrit. Il a vite compris quel piègeétait le jeu social : «Qu’on pro-

viennedutiroir duhautoude celuidu bas, on finit toujours courbé,dans les aigreurs.» Il sait qu’il n’estpas faciled’éviter lesécueils etque«larévoltepeutaussidevenirunticet n’être que ruse de la têtemolle».

Passionpour LautréamontIl aeu lachance,à 15ans,de faire

unerencontreessentielle,dueàunlivre acheté presque par hasard,celle de Lautréamont. C’est grâce àsapassionpour Lautréamontqu’ilselieraplustardavecYannickHae-nel. Ensemble, et avec FrédéricBadré, ils ont fondé la revue Lignede risque, en se donnant «un défi :contrecarrer l’alignement de la lit-térature sur la communication».C’est aussi Lautréamont qui lesamènera à rencontrer PhilippeSollers, qui les publie.

On est un peu étonné de l’ab-sencedeGuyDeborddans ce livre,car s’il n’est sûrement pas unmodèle pour Meyronnis, il a été,comme lui, «en litige avec l’épo-que», et a analysé, lui aussi, lescomportementsdeceuxqu’ildési-gnait comme «salariés surmenésdu vide». Mais peut-être la pré-sence de Debord aurait-elle tiré cerécit vers la misanthropie, ce quin’est pas le propos de Meyronnis.Quand, lycéenencore, il séchait lescours pour aller à la fac de Vin-cennes, il admirait Deleuze : « Jevoyais en lui un faiseur de sortsplus qu’un universitaire, avec sesongles longs et recourbés, sa voixcaverneuse, légèrement traînante,jouant de ses intonations jusqu’àprendre les accents familiers d’unpaysanmatois.»

Tout autre, cette «confession»commeledit lesous-titre,estaussil’occasionpour lui de rendrehom-mageàsonamiBernardLamarche-Vadel, à sa radicalité, à sonétrangelucidité qui l’a conduit aux portesde la folie, etausuicide,en2000.Ala lecturedupremier livredeMey-ronnis, Ma tête en liberté (Galli-mard), il avait dit : «Il faudra qu’ilprenne garde, car ils lui ferontpayer sonarrogance.»C’était l’évi-dencemême.LireMeyronnis, c’estaccepter de se sentirmis en cause,de regarder ses complaisances, sesrenoncements, ses lâchetés aussi.Cela déplaît à beaucoup. Alors, eneffet, il paie son refus du compro-mis. Lesmédiasparlent peude seslivres, les listes de prix littérairesl’ignorent. Il l’a d’avance accepté.

Sonanalysedes livresdeHouel-lebecq, dans De l’exterminationconsidérée comme un des beaux-arts, a étémal comprise. C’est par-ce qu’il tient le travail de Houelle-becq pour important, «dans leregistre des filières charogneuses»,qu’il l’aobservéavec tantdeminu-tieetqu’iladémonté,méthodique-ment, son nihilisme de « liquida-teur».Onluiditqu’enprivéHouel-lebecqletraitede«connard».C’estimprudent. Les rebelles ont unelonguevie.p

Fous et gueuxPublié en 1990, auMaroc –où il futfortmal diffusé–, L’Hôpital, récitflamboyant «ennoir et blanc»d’AhmedBouanani (1938-2011),était devenu introuvable.Méconnudans sonpropre pays et quasi in-connuen France, cet écrivain etcinéaste, dont quelques articles (surla littérature orale, notamment)ont été publiés, à la fin des années1960, dans lamythique revue Souf-fles, a laissé derrière lui uneœuvredisparate, encore largement iné-dite. L’Hôpital tient du documentai-re autant que dupoème enprose.Bouanani l’a écrit après un séjourdansunhôpital pour tuberculeux.Transposédans un asile psychiatri-que, ce bref récit se présente com-me le journal de bord d’un aliéné,écrivain enferméaux côtés duLitron, duCorsaire, deOK, du Pet etdu jeuneArgane, tous pension-naires hallucinés, avec «unemou-che bleue dans le citron» et des déli-res à la AntoninArtaud.On y parlecru et dru, tout lemonde –Dieu etses saints compris – en prenantpour son grade. L’Hôpitalparle duMaroc, de ses fous et de ses gueux.Ce texte rare, daté et fulgurant, réus-sit à se transformer enune «fable

universelle sur l’enfer-mement et la résis-tance», comme l’ex-plique justement, enpostface, David Ruf-fel. Ce qu’on appelleun livre culte…p

Catherine SimonaL’Hôpital,d’AhmedBouanani,Verdier, 128p., 12,30¤.

Semprún inachevéLamaladie et lamort, survenue le7juin 2011, auront empêché JorgeSemprúndemener aubout ce qu’ilappelait son « livre interminable».Une suite de volumes réunis souslemême titre, Exercices de survie,où il serait revenu sur son expé-rience, ses souvenirs, ses époques.Une revisitationdes perceptions etdes sentiments intimes à l’épreuvedes grandsquestionnements.Ultimeétape d’uneœuvre quicroise et décroise sans cesse lesmoments fondateurs de sa propreexistence. Loindes chronologies,Semprúnpart à la découverte de sesterres intérieures, en évitant defaire le récit de sa vie. Le court textequeviennent de publier les éditionsGallimardest le premier et le seulde cette série, pour toujours inache-vée. L’écrivainy parle de la torture,de la Résistance et de la clandesti-nité, des épreuves et de l’engage-ment. C’est profondément incarné.Bouleversantde cette vérité dis-crète qui a emporté ses années etson écriture.pXavierHoussinaExercices de survie,de Jorge Semprún,Gallimard, 112p., 11,90 ¤.

FlorentGeorgesco

Je vais vous conter une his-toire », dit Kuenlun.Nullepeste noire ne menace la citéd’Uz, où trois amis, soldats enattente, s’abritent au secretd’une «maison dans les rem-

parts» et parlent infiniment. Ilsfuientpourtant,commeles jeunesgens de Boccace, un péril mortel,même s’il ne s’agit que de sauverleur liberté d’esprit, mise àl’épreuve par les règles absurdesde la vie en société. CeDécaméronminiature qu’est Demain vousentrez dans la conjuration, le pre-mier roman écrit par le philoso-phe Philippe Riviale, enfin sauvéde l’enfouissement où son auteurl’avait laissé depuis près de trenteans, ne dit pas autre chose que lechef-d’œuvre du XIVe siècle : laconversationoffre,quandlescivili-sations s’effondrent, la dernièrechance de créer, à quelques-uns,unmondehabitable.

Mais que raconter? Le bonheurflorentin de vivre semble fairedéfaut aux personnages de Phi-lippe Riviale, orateurs âpres,pugnaces. Ils ne cherchent pas àressusciter une grâce perdue, quin’a jamais existé. Lemonde est unmauvais lieu; l’humanité,un leur-re,des«animauxesseulésetraison-neurs, méfiants envers leurs pro-presdésirs et effrayésde ceuxqu’ilsimaginent aux autres». Seul unpetit nombre de solitaires laissedeviner l’«humanité enfin parve-nueau jour»qui pourrait advenir.De ces dissidents, les trois soldats,Kuenlun,Moukden et Baïkal, aux-quels se joint parfois une «beautébrune », Noémi, chantent les

exploits, dans une surenchère debizarrerie, de folie apparente.Autour d’eux s’agite une sociétéincompréhensible,que l’auteurnesitue ni dans l’espace ni dans letemps. Le décor est celui descontes. Les conduites et les pen-sées aussi.

Un homme commence unpuzzle, mais l’ordre fixé aux piè-ces ne lui convient pas. Le rougeserait mieux auprès du bleu, pen-se-t-il, telle forme auprès de telleautre, tant pis si elles ne s’ajustentpas ; pourquoi obéir aux plansd’un concepteur de puzzle? Alors,armé d’une lime, il entreprend deredécouperle jeu, etsavienesuffi-ra pas à le mener à son terme quipeut-être n’existe pas. Un autreremarque au mur de sa chambreune tache de couleur. Il gratte.Rien. Pourtant, il sait que la tachelui annonçait ladécouverte laplusimportante qu’il pût imaginer. Ildescend à la cave avec son cou-teau. Les murs entiers se révèlentbientôt couverts de paysages, defigures, d’inscriptions, tracesde cepeuple disparu dont il portait lavision, et qui fut, sur Terre, le seulpeuple libre et heureux.

Chacun, dans les histoires destrois soldats, échappe aux lois dumonde. Le livre lui-même, par laprovocation aristocratique de sonstyle, par l’étrangeté de sa compo-sition et de l’univers qu’il déploie,se donne commeun acte de refus.L’excentricité est l’arme de ceuxqui ne peuvent accepter de vivreselon les volontés des autres. La

folie est une conjuration. Elle ra-vage l’apparat des sociétéshumai-nes,voilejetésurlabêtise,l’oppres-sion, la peur d’être et de laisserêtre. La pensée de GracchusBabeuf et de Fichte, dont PhilippeRiviale est par ailleurs spécialiste(il publie Johann Fichte, éveil àl’autonomie,Payot,«Critiquedelapolitique», 352p., 25 ¤), irrigue leroman: leur projet d’éveiller leshumains à l’humanité, d’appren-dreau«moi»àconquérir sapléni-tude, à travers un «nous» fondésur l’invention permanente desformes de vie, est celui des conju-résdelamaisondans lesremparts,hantés par « le rêve d’un mondemeilleur, (…) qui nousappelle».

Et si l’auteur précise que cemonde, «nous ne l’atteindronspas», ses personnages ne cessentde le chercher, quitte à partir surles routes, leur abri étant devenutrop fragile pour les protéger de labarbarie.LapetitetroupedeBocca-ce rentre à Florence quand leDécaméron s’achève. Celle de Phi-lippe Riviale ne peut interrompresafuite,emportéeparunélansans

retour. «Les lambeaux du vieuxmondecontinuentde sedéfaire (…)et une joie perce de cette vie neuve,qui sera splendide et multiple (…),maisqui estpâle commel’aurore.»Un «endroit enchanté» fera officede destination temporaire, aucreux de collines «peuplées defées». «N’avez-vous pas été trans-percés par leurs aiguilles, celles quirendent les hommes aimables?»demande Noémi. L’ardenteconversation des personnagessemble avoir soudain fait descen-dre sur terre l’utopie qui en étaitl’objet. L’auteur, il estvrai, traitecemiracle avec ironie, trop élégantpour se laisser griser par ses pro-pres espoirs. Il tient ainsi jusqu’aubout son lecteur sur la brèche, quià la fin ne sait plus s’il a été égaréen chemin, ou si le chemin n’étaitautrequel’égarementmême,hési-tation qui va bien à ce livre d’unebeauté irréelle.p

«Aussi loin que je remonte,je rejette toute formed’appartenance: à unerace, à un pays, à uneclasse. Au sens strict, je nerelève d’aucun fait social ;ou alors je les ridiculisetous ; sans remords. Je haisla trivialité des groupes et

des sous-groupes. On aprétendu parfoism’êtreadjacent ; on s’esttoujours vanté. Poursecouer ce qui pèse etoppresse, et pour ne pasmourir, je me sépare.»

Uneconfession, page24

Sans oublier

Vivred’altéritéFrançoisMeyronnis retracedans«Toutautre»sonparcourshorsnormeetlesrencontresqui l’éclairent

La folie ravage l’apparat dessociétés humaines, voile jetésur la bêtise, l’oppression, lapeur d’être et de laisser être

Toutautre. Uneconfession,de FrançoisMeyronnis,Gallimard,«L’Infini», 150p., 15,90¤.

Extrait

Critiques Littérature

Demainvous entrezdans la conjuration,dePhilippeRiviale,Attila, 252p., 18 ¤.

Demystérieuxconjurésréinvententlavie.UnromanduphilosophePhilippeRiviale

Refairelemonde

PLAINPICTURE/NATURBILD

90123Vendredi 30 novembre 2012

UnpsynomméDescartes aJusqu’au2décembre: JeanneBenameuràMontauban(Tarn-et-Garonne)AprèsVénusKhoury-Ghataet SylvieGermain, c’est l’écri-vain JeanneBenameurque le festival Lettres d’automneachoisi demettre à l’honneurpour sa 22e édition. «Lesmots,la liberté», tel est le thèmeque la romancière, égalementdramaturgeet poète, a donnéà cettemanifestation.Denombreuses rencontres sontprévues les 30novembre, 1er et2décembre, notammentune soirée avec lecture, buffet etconcert le samedi soir au ThéâtreOlympedeGouges.Tél. : 05-63-63-57-62. www.confluences.org

aDu6au9décembre:AnneloreParotàLyonL’illustratrice jeunessebrillera demille feux à l’occasiondela Fête des lumières. Pendantque ses poupées kokeshiserontprésentéesdans la cour de l’hôtel de ville, AnneloreParot et ses personnagesYumiet Aoki seront, le samedi8décembre, à la librairie Passagespour rencontrer le jeunepublic.Librairie Passage, 11, rue de Brest, Lyon 2e, A partir de 10h30.

aLe 12décembre:AragonàParisA l’occasionde la parutiondu cinquièmevolumedesŒuvres romanesquesd’Aragon, édité parDaniel Bougnouxet Philippe Forest, dans «La Pléiade», et dunumérohors-série duMonde consacré à l’écrivain, la librairie LaHuneproposeune rencontre. La soirée, animéepar IsabelleEtienne, enprésencedeDaniel Bougnouxet PhilippeForest, sera ponctuéepar des lectures d’HuguesQuester.LaHune, 16, rue de l’Abbaye, Paris 6e, à 19h30.

UNELONGUETRADITIONscolairea transforméDescartes en cham-piondudualisme, séparant radica-lementâme et corps commedeuxuniversdistincts. Cette vuepar-tielle et très incomplète a suscitébiendesmalentendus. En fait, il ya chezDescartes trois substances,plutôt quedeux: l’âme, le corps,mais aussi leurunion. Cette der-nière constituepratiquementundomaineen soi, avec ses caracté-ristiquespropres, qu’il s’agit dedécouvrir et de comprendre. Carcetteunionn’est pasun inintelligi-blemariagede carpe et de lapin,mais bien la réalité, quotidienne-ment vécue, de nos émotions,désirs,malaises et joies.

Des lecteurs avisés ont déjàexploré cette facedu cartésianis-me,notammentDenisKambouch-ner, en scrutant leTraité des pas-sionsdeDescartes (L’Hommedespassions,AlbinMichel, 1995), etPierreGuenancia. Le travail deYaelle Sibony-Malpertuva lui

aussi dans cette direction,maisparunevoienouvelle et originale.Psychologueclinicienneenmilieuhospitalier, cette jeunechercheuse, forméeà la psychana-lyse et à la philosophie, considèreeneffet les sept annéesd’échan-ges de lettres entreDescartes(1596-1650) et la princesseElisa-bethdeBohême (1618-1680) com-meunparcours thérapeutique.Interrogations, conseils, bribes deconfidences réélaborentpeu àpeu la questionde l’uniondel’âmeet du corps, selon ladynami-quede la relation entre la jeuneprincesseet le philosophe.

Entre euxdeux, en effet, il nes’agit pas seulementde théorie,mais de thérapie. Elisabeth, exi-lée, traumatiséepar la guerre deTrenteAns,marquéepar desdeuils, souffre réellement, enpar-ticulierdemauxd’estomac. Ellepropose àDescartes, dont elleconnaît lesœuvres et admire lacohérence, unemise à l’épreuve

de ses analyses, au fil d’une séried’énigmesconcrètes: commentdes «vapeurs» corporelles, parexemple, peuvent-ellesparalysernotre âme, réduire ànéant sescapacités? La questionpeut sem-bler dépassée – àmoins d’y voir lapréhistoiredes recherchespsycho-somatiques.

Car le philosophe, contraire-ment à des fausses légendes, ne semontreni dogmatiqueni figé. Aucontraire, on le voit bouger, reve-nir sur certainspointsde sa doc-trine, tout au longde ses échangesavec Elisabeth.Visiblement, sonextrême intelligenceet sa vivelucidité le séduisent. Il est vraiqueplus d’un trait les rapproche.Yaelle Sibony-Malpertumet enlumièredes résonances entreleurs itinéraires biographiquesrespectifs, notamment les deuilset les exils,mais aussi les réper-cussionsdes guerres, impacts del’Histoire sur les individus.

Voilà doncunDescartes inat-

tendu, capablede remanier sesproprespositions, heureuxdevoir Elisabethallermieux. Pasexactementpsy au sens actuel,pourd’évidentes raisons, histo-riquesautant quephilosophi-ques,mais thérapeute assuré-ment, et généreux comme il futtoujours. Cette lecture inhabi-tuelle confirme la loi générale:unegrandeœuvre se reconnaît aufait qu’elle réserve toujours dessurprises, dèsqu’on l’aborde sousun journeuf.p

DominiqueAauteur, compositeur et interprète

Véritéouconséquence

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

ONDITPARFOISD’UNÉCRIVAINqu’il écrit toujours lemêmelivre; certains auteurs s’en targuent, pensant ainsi se dédoua-ner de ressasser.Mais quiddu lecteur? Celui-ci aspire-t-il enretourà lire lemême livre? Prenonsun cas que je connais bien,lemien: si onmedemandede citer quelques romansquim’ontmarqué, c’est un cataloguedeprénoms fémininsqui se déroulealors, avecuneprédilectionpour les terminaisonsen «a»:Gioconda (NikosKokantzis),Barbara (JorgenFrantz Jacobsen),MonAntonia (Willa Cather) ou encoreHanna (MinnaCanth),commenté icimêmeenoctobre (liste non exhaustive).Qu’enconclure?Que je suis à la recherchede l’âme sœur littéraire,faute de la rencontrerdans lemonde réel?Maviemedit lecontraire. J’y vois plutôtune tentative, trèsmasculine, vaine etpourtant réitérée de livre en livre, d’éluciderunmystèreparpersonnages interposés.Que leditmystère s’épaississe au ter-mede chaque romanneme sert aucunementde leçon.

Dernière tentative endate, dérogeant toutefois à la terminai-sonhabituelle:Madalyn,de l’AutrichienMichaelKöhlmeier.Madalyna 14 ans, elle vit àVienne, dans lemême immeuble quelenarrateur, écrivain. Celui-ci lui a sauvé la vie alorsqu’elle étaitenfant, en l’absence, habituelle, de sesparents. Cet événementles a liés : il se sentmalgré lui responsabled’elle, et elle s’adressedésormais à lui commeàun confident. Aupoint de lui faire partde sonhistoire tourmentéeavecun élèvede son lycée,Moritz,histoiredont elle lui relate régulièrement lesdéveloppements,attendantde lui qu’il l’aide.Unpoème, lu en classe, a rapprochéMadalynetMoritz: il est censé en être l’auteur et, subjuguée,elle est allée à sa rencontredans la cour. Il lui révèle bientôtqu’ilne l’a pas écrit. Premiermensongeet premier aveu, suivis debeaucoupd’autres, qui éprouvent, sans le ruiner totalement,l’amourdeMadalyn: elle devinequeMoritzmentmoinspourêtre cruqueparcequ’il n’aplus confiance en sapropreparole.Elle s’emploie à la lui redonner, jusqu’à la trahisonde trop, quila conduira auborddugouffre, et contraindra sonprotecteur àlui sauver la vieune seconde fois.

Faux-semblantsMadalynest un romanqui brasse, à samanièrediscrète, de

nombreuxthèmes: lamanipulation, les faux-semblants, laforcedes préjugés, l’immaturitéd’adultes encombrésd’eux-mêmes, enclins à sacrifier le bonheurde leurs enfants. Lesmen-songesdeMoritz contaminent le récit lui-même: les chosesnesont jamais cequ’elles ont l’air d’être, sentiments et percep-tions s’y retournent commedes gants. «Maintenant, tu sais.Mais tune sais rien», écrit-il àMadalyn, après qu’elle l’a surprisdans les bras d’une autre. Savoir est-il souhaitable? L’écrivain-narrateur, s’évertuant à empêcher la vie deparasiter son tra-vail, et donc rétif à recueillir les confidencesdeMadalyn, la pré-vient: «Onpeutoffenser quelqu’un en lui disant des choses qu’ilne veut pas savoir.» La vérité engage, induit une responsabilitéqu’il n’endosseraque sur le tard, pour sauverMadalyn; ilconstateraque cet engagementnemenacepas sa créativité.L’art est donc compatible avec la vie.

Constatqui sentirait saméthodeCouéd’artiste si la languedeKöhlmeier n’était aussi précise et juste, apte à donnerunerare consistanceà ses personnages, aupremier rangdesquelsMadalynelle-même,puissance agissantequi perturbe le vœud’impassibilitédunarrateur face au réel. Au fameuxmensongequi dit la vérité, l’auteur opposeunevérité qui se repaît de cer-tainsmensonges, aunomdesquels se forge la fiction: de leurcrédibilitédépend la réussite de l’œuvre. C’est peudedire queKöhlmeier est unmenteurhorspair.p

LecogitoetleséquoiaLe feuilleton

MonsieurCogito.Œuvrespoétiques complètes II,deZbigniewHerbert,traduit dupolonaispar BrigitteGautier, Le Bruit du temps, 480p., 26 ¤.Signalonsaussi, dumêmeauteur,chez lemêmeéditeur, la parutiondeNaturemorte avecbride etmors,traduitpar ThérèseDouchy, 224p., 24 ¤.

Roger-Pol Droit

Parmi les gageures, celle-ci sepose là, triomphalement: évo-quer l’art et la manière d’unpoète, rendre compte de sapoésie. Et donc, saisir avecd’autresmotsque les siensdes

vérités, des secrets, des éclairs, des mys-tères, des souffles, des vertiges, entreautres impalpables phénomènes et aveu-glantes illuminations que lui seul juste-ment a su fixer, en les révélant ou en lessuscitant. Mission impossible ; autantpêcher l’anguille avec une pince à sucre:ce soir, au dîner, nous nous briserons lesdentssurlespetitscaillouxdelarivière.Lapoésie peut migrer sans trop de cassed’une langue à l’autre – si toutefois le tra-ducteur est un déménageur délicat, aveccourroies de fixation et couvertures danssoncamion –,onnesauraitenrevancheserisquer à la paraphraser. Sortie de son élé-ment, ellemeurt.Quant au commentaire,ilnepeutquetournerautour,resserrersescercles peut-être, mais quand il fond des-sus…elle fond aussi. Nous voilà bien.

L’année dernière, Le Bruit du tempspubliait Corde de lumière, le premier destrois volumesannoncésdesŒuvrespoéti-quescomplètesduPolonaisZbigniewHer-bert (1924-1998). Il s’agit d’une éditionbilingue, les traductions de Brigitte Gau-tiersontplacéesenregarddestextesorigi-naux – en écho, serait-il plus juste de dire,tant elles semblent reconduire aussi lemiracledu surgissementorigineldespoè-mes et de leur inscription sur la page. J’aidéjà évoqué cette entreprise ici même,mais comme vous vous trouviez peut-être ailleurs, en ce qui vous concerne, j’yreviensaujourd’huiàl’occasiondelaparu-tiondu tomeII,Monsieur Cogito.

Trois recueils sont repris dans ce vo-lume, Inscription (1969),MonsieurCogito(1974) et Rapport de la ville assiégée(1983). Et alors, quoi du fond et de la for-me, du sens et des enjeux, du rythme, del’harmonie? Eh bien, voici précisémentune poésie qui n’est pas une pistache etne se laissera pas décortiquer commetelle. Nous sommes surtout frappés parsonévidence.«nousavonscru trop facile-ment que la beauté ne sauve pas/ qu’elleconduit les insouciantsde rêveen rêve jus-qu’à lamort»,écrit ZbigniewHerbert,quine cesse de prouver et d’éprouver lecontraire en dressant sa poésie contre laviolence du siècle, en relevant les morts– deboutdans sonpoème–, endéfiant lesdieux fatigués, car « si le thème de l’artest/ une cruche brisée/ une petite âmebrisée/pleinedepitiépourelle-même//cequi restera de nous/ sera comme lespleurs des amants/ dans un petit hôtelmalpropre/ quand le papier peint com-mence à luire».

Pas de ça ! La poésie sera plutôt un rai-dissement, un ressaisissement. « Il estémouvantquecetteaspiration,cettetenta-

tivedesedépasser,cesoitprécisémentlalit-térature», dit Zbigniew Herbert dans unentretien qui ouvre le volume. Il y confieaussi son aversion pour le symbolisme,tout ce fatras d’artifices, cette faussetémétaphorique. Si le poète est quelquefoisunvisionnaire, cen’estpasnonplusparcequ’ilpossèdeuneintuitionmédiumniqueou un regard laser mais parce que sa lan-gue est un outil sensible et sagace : «Laforme seule exige déjà une structure finie,de tirer des conséquences.»

Monsieur Cogito connut à sa parutionun succès immense en Pologne. La ren-contredupoèteetde lagloirenes’observe

guère plus souvent que celle d’une ber-gèreetde laMadone,désormais, etmériteà ce titre d’être notée. De même est-ilimportantdedire quenous tenons incon-testablement avec ce recueil une desœuvres poétiquesmajeures duXXesiècle.Zbigniew Herbert y invente son double,MonsieurCogito, lequel tientduMonsieurTeste de Valéry et du Plume de Michaux,quoique plus incarné que le premier etmoins lunatique que le second: «devantlemiroircevisage légué/unsacoùfermen-tent des chairs anciennes/ des désirs et despéchés médiévaux/ une faim et une peurpaléolithiques// la pomme tombe près dupommier/ dans la chaîne de l’espèce un

corps enserré». Monsieur Cogito, si mo-destesoit-il, interrogesansfin l’énigmedesa présence au monde : « (…) quand lematinMonsieurCogito/ sort sepromener/il rencontre – un abîme// pas l’abîmepascalien/ pas l’abîme de Dostoïevski/c’est un abîme/ à la mesure de MonsieurCogito// des jours sans fond/ des joursanxiogènes/ (…) aujourd’hui/ MonsieurCogito/ pourrait ramasser/ quelques poi-gnées de sable/ et le combler/mais il ne lefait pas». Se pencher au bord plutôt, puisaussi «s’amuser» avec sa souffrance, lui«extorquer enfin/ avec des tours bêtes/ untimide/ sourire».

Zbigniew Herbert comme son person-nage a le sens du détail concret, l’objet luidonne lamesure d’unmonde trop chaoti-quepourêtreembrassédansunregardoudans un vers. C’est pourquoi il développe«une ontologie à partir d’objets simples,égaux à eux-mêmes et qui ne changentpas». Ainsi, l’histoire échevelée des hom-mes n’en est pas moins inscrite dans lescercles parfaits tracés dans «la pulpe san-glantedu séquoia». Puis le poète remontedanssa«mansardemythologique»pouryobserver les dieuxendéroute,«traqués ettraquant, suant, braillant, à la poursuiteincessantede l’humanité en fuite».p

Chroniques

Une Liaisonphilosophique.Duthérapeutique entreDescartes et la princesseElisabethdeBohême,deYaelle Sibony-Malpertu,Stock, «L’Autre Pensée»,280p., 20¤.Signalons,parmi lesparutionsrécentesrelativesàDescartes, larééditiondeDescarteset l’ordrepolitique,dePierreGuenancia,Gallimard,«Tel», 406p., 15¤.

Voici précisémentune poésie qui n’est pas unepistache et ne se laisserapas décortiquer comme telle

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Madalyn,deMichaelKöhlmeier,traduit de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux,JacquelineChambon, 224p., 21,80¤.

10 0123Vendredi 30 novembre 2012

La tête et les jambes42kilomètres, 42 chapitres, et comme lignebleuede cemarathon littéraire: la philoso-phie.GuillaumeLeBlanc enseigne cette disci-pline à l’université – quand il ne courtpas.Il emprunte toutes les pistespour compren-dre le succès de la course, symptômedesociétésnéolibéralesoù chacunest soumis àl’exigencedeperformance, où l’hygiénismedictatorial du «manger-bouger» et lescanonsdeminceurdictent leurs lois.Mais lacourse est aussi la pureté absolue, l’incar-nationd’unnomadismesalutaire, le dépas-sementde la douleur.En tempsde crise, lemarathon fait fureur,car c’est le «sport des pauvres», de lamodes-tie, le sport «normal». Mais c’est aussi celuidu rassemblement.GuillaumeLe Blanc com-pare lamassed’individus réunis à celle des«indignés»: «Qu’est-ce qu’une révolution,sinonune course folle vers l’avenir?»Précis,bien servi parun sensde lamétaphore,Courir est un livrequi a leméritede prouverque les jambesne fonctionnentpas sans latête. Et vice versa. p Elsa GuippeaCourir.Méditation physique, deGuillaumeLeBlanc, Flammarion, «Sens propre», 270p., 19 ¤.

DesmotspouropprimerLa découverte en France du spécialiste alle-mandde philologie romaneVictor Klem-perer (1881-1960) et de sa réflexion sur la lan-guenazie est tardive. Elle ne date que de lafin des années 1990.Mais depuis la paru-tion de LTI, la langue du IIIe Reich (AlbinMichel, 1996) et des deux tomes de son volu-mineux Journal (Seuil, 2000), la pensée decet intellectuel juif qui parvint à survivredans l’Allemagned’Hitler ne cesse d’irriguerceux qui cherchent à percer l’énigmedu«langage totalitaire» et à comprendre com-ment l’endoctrinement fait son oeuvre dansles esprits enmanipulant lesmots les plusquotidiens. Si les régimes de référence dutotalitarisme, soviétique et nazi, ont dis-paru, la propagandedemasse et la rhétori-que terroriste des intégristes et extrémistesde tous ordres perpétuent une tendance etun style «totalitaire». D’où l’actualité de cetouvrage collectif, issu d’un colloque de

Cerisy, qui confronte l’œuvredeVictorKlemperer à deuxautres grands penseurs dutotalitarisme, les philosophesHannahArendt et Jean-PierreFaye.pN.W.aVictor Klemperer.Repenser le langage totalitaire,sous la direction deLaurence Aubry et Béatrice Turpin,CNRS éditions, 350p., 25¤.

UnpremierMalaparteACaporetto, en octobre1917, l’Italie subitl’unedes pires défaitesde sonhistoire. Lesarmées austro-allemandesenfoncent lefront sur près de 100km, faisant 300000pri-sonniers. Ce désastremilitaire est aussi vu,sur le planmoral, commeune faillite de lanation italienne, preuvede l’indisciplinedessoldatsoude leur lâcheté. Le lieutenantKurtErichSuckert, futurMalaparte (1898-1957),est, lui, unhéros deguerre au courage indis-cutable, qui aimedéjà prendre à rebours lesidéesdominantes. Il rédige en 1920VivaCaporetto!, son toutpremier ouvrage, pourfaire l’éloge des fantassins vaincus et révol-tés de 1917. Interdit en 1923 sous le fascisme,jamaispublié en français, il est traduit etbienprésentépar Stéphanie Laportedans lajeune collection «Mémoiresde guerre». L’in-fluencedeD’Annunzio est sensible dans cetextede jeunesse,mais très vite onquitte lesaphorismesvieillis pour le cœur du livre: unélogeparadoxal et provocateurde l’infante-rie «prolétaire», despaysansmontés aufront«à pas lents et calmes, dupas des hom-meshabitués àmarcher entre les sillons».Malapartedécrit leur colère envers l’Italie

bourgeoise et patriotedes«embusqués». Si l’écrivain cher-che encore son style, le témoinlivreundocument fascinantsur la guerre et la «colèresociale»qu’elle engendre.p

André LoezaViva Caporetto !,de CurzioMalaparte,traduit de l’italien par StéphanieLaporte, Les Belles Lettres,«Mémoires de guerre», 130p., 13,50¤.

La«Correspondance»entrelesphilosophesHannahArendtetGershomScholem, juifsallemandsenexil,égrènelesrendez-vousmanqués

«A5heures,aprèslaguerre»

NicolasWeill

Lire une correspondancecommelerécitd’undra-me se déroulant entredeux personnes quel’exilaà la foiséloignéeset rapprochées, mais

qu’un désaccord de fond finit parséparer définitivement: telle estl’expérience insolite à laquelleconvie l’ouvragequi rassemble leslettres entre deux grands intellec-tuels,allemandsd’origine, laphilo-sopheHannahArendt (1906-1975),réfugiée à New York en 1941, et lespécialiste incontesté de la mys-tique juive Gerschom Scholem(1897-1982), qui choisit de vivre àJérusalem dès 1923. Comme danstous les drames, le dénouementpèse sur ces 141 lettres (de 1939 à1964). Il alimenteune tension per-manente,quis’achèvedansl’amer-tumeet la discorde.

Si la Shoah enveloppe de sonombre cette correspondance, soninterprétation en constitue lapierred’achoppement.Laquerelleultime se produit autour de l’ex-plosif Eichmann à Jérusalem,qu’Hannah Arendt publie en 1963(Gallimard, 1991), après avoir sym-boliquement«manqué» Scholemen Israël, parti à Londres, alorsques’ouvrait le procès du criminelnazi.GershomScholemestscanda-lisé par les pages d’Eichmann àJérusalem consacrées aux«conseils juifs» dans l’Europeoccupée, que l’auteur accusaitd’avoir facilité la tâche des bour-reaux. Il reproche à la philosophede manquer d’empathie, voired’Ahavat Israel (d’amour du peu-ple juif). La réplique d’Arendt estcélèbre : elle n’accorde ses senti-mentsqu’àdes individuset jamaisà des entités collectives. La Corres-pondance fixe la genèse de cetteréflexion très en amont. Dès 1946,eneffet,alorsqu’unepremièredis-pute éclate à propos de l’articled’Arendt « Réexamen du sio-nisme» (Ecrits juifs, Fayard, 2011),celle-ciaffirmesansambages:«Cequi est mort, c’est la nation ou,mieux, l’Etat-nation en tant qu’or-

ganisationdespeuples (…).Onpeutsérieusement redouter que, leschoses étant ce qu’elles sont, il nerested’autre solutionauxnationa-listes cohérents que de devenirracistes.»

Oncroyait jusqu’alors le spécia-liste de la Kabbale responsable dusilence qui suivit la polémiqueautour du procès d’Eichmann.Mais une ultime lettre de Gers-homScholem,en 1964, annonçantune conférence sur leur ami com-munWalterBenjamin (1892-1940)

à New York, reste sans réponseconnue etmontre qu’au contraireHannahArendt en fut l’initiatrice.

L’information transmise parArendt à Scholem du suicide deBenjamin en septembre 1940hante pourtant le premier acte decette pièce épistolaire. Le secondacte, le plus fourni, est formé par

des lettres au ton souvent profes-sionnel entre deux intellectuelsengagésdansune action concrète.

Entre 1949 et 1951, Arendt etScholem coopèrent au sauvetagedes bibliothèques juives alleman-des dispersées ou confisquées parlesnazis.Cetépisodepeuconnudela reconstruction, et ici abondam-ment documenté, s’opère dans lecadrede la JewishCulturalRecons-truction (JCR), dont la philosopheest l’«executive secretary». Bienqu’ayant pris spectaculairementses distances avec le sionisme, ellene manifeste ni objection ni réti-cence à aider Scholem à canaliservers Israël une partie des trésorsculturels spoliés. C’est à l’occasiondes missions effectuées pour laJCR que l’auteur des Origines dutotalitarisme (ouvrage appréciépar son correspondant) reprendcontact avec l’Allemagne.

Après lamise en sommeil de laJCR, le dernier actemet en scène lerelâchement des liens désormaisprivés de but, et la brouille finale.Chacun est absorbé par l’écriturede sonœuvre propre. Scholem ré-dige la biographie enhébreu – lan-gue qu’Arendt ne pratique pas –

du faux messie du XVIIe siècleSabbataï Tsevi (Verdier, 1983), quiparaît en 1957. Arendt quitte ledomainejuifetorientesestravauxvers la philosophiepolitique.

Leslettrescontinuentàsenour-rir de promesses de retrouvaillesimprobables entre trois conti-nents et de malveillances compli-ces. L’un et l’autre partagent lamême inimitié à l’égard de MaxHorkheimer,surnommé«Porkhei-mer ». Theodor Adorno, qu’ilss’obstinent à appeler de son nomjuif,«Wiesengrund»,estconstam-ment soupçonné de piller «leur»Benjamin. L’un et l’autre s’étaientpromisdeseretrouver«à5heures,après la guerre mondiale, aucafé» ; mais comme le constateHannah Arendt, «d’une certainemanière, le cafén’existe plus».p

Sans oublier

Didier Pourquery

D’où vient, chez les jour-nalistes – et chez cer-tains lecteurs de jour-naux–, cet appétit pour

cequ’onappelle,dans le jargondela presse, le «beau fait div’ », lefait divers criminel à la Simenon,enclos dans un milieu et quel-ques personnages d’apparenceordinaire ? D’où vient que lepublic, dans les années 1980, sesoit passionné, des mois durant,pour l’histoire du petit Grégoryou, aux Etats-Unis dans lesannées 1990, pour les meurtresen série de Jeffrey Dahmer, « lecannibale deMilwaukee»?

C’est que l’assassin, depuisCaïn, nous fascine et possèdedansnos sociétésune fonction, concen-trant et focalisant la violence. Lireun «beau fait div’», aller voir unbon film noir, nous fait du bien, si

l’onpeut dire. Cela fixe la violenceailleurs. Tout enbas.

A partir de ce constat, FrançoisAngelier et Stéphane Bou ont réa-lisé un Dictionnaire des assassinset des meurtriers qui propose74entréesdepersonnagesréelsoudefiction– premièrebonneidée –,74 essais donc, écrits – c’est ladeuxième bonne idée – par unpanel de philosophes, historiens,artistes, écrivains, criminologueset psychiatres. Les maîtresd’œuvre de ce dictionnaire ontchoisi avec soin, on le sent, le tan-dem assassin-essayiste. On passeainsi d’un texte du spécialiste del’islam Christian Jambet sur lasecte des Haschischin, à un por-trait de Dexter, le serial killer desérie télévisée, par le psychiatreDaniel Zagury. On peut réfléchiraumythe de Caïn avec la philoso-phe Elisabeth de Fontenay avantdeseplongerdansunbrefet lumi-neux essai de Marianne Dautreysur la figure de l’esclave tueur dumaître chezHegel.

Chaque fois, on suit les tracesdu tueur, celles laissées sur le

moment, puis celles impriméesdans notre imaginaire. L’événe-ment lui-même a de multiplessens mais, toujours, il provoquecette « stupeur qui donne à pen-ser», comme l’écrivent FrançoisAngelier et StéphaneBou.

Effacement dumoiCertains assassins sont deve-

nusmythiques par le truchementd’uneœuvre littéraire ou cinéma-tographique. Ainsi des sœursPapin, domestiques meurtrièresde leur maîtresse, qui obsédèrentles surréalistes et Lacan. Ou de lafigure du libertin « scélérat »sadien des 120 journées de So-dome, revue par Pasolini dansSalo… (1975) et finement analyséeicipar leprofesseurHervéJoubert-Laurencin.

Toujours ces histoires laissentde profondes traces dans nosinconscients : ceux qui ont luAmerican Psycho (Seuil, 1993) sesouviennent de la phrase dePatrickBateman, lepersonnagedeBret Easton Ellis, qui glace le sang:« Je ne suis tout simplement pas

là» – effacement dumoi soulignéfort à propos par Vincent Garreaudans leDictionnaire.

Ontrouveraaussi,dans l’ouvra-ge, trois articles terrifiants consa-crésà laShoah.RudolfHoessdécri-vant devant le tribunal deNurem-berg sa manière d’améliorer lesrendements de la machine à tuerd’Auschwitz,OttoOhlendorfquali-fiant son travail de «profession-nel», ou encore Friedrich Jeckeln,inventeur de la «méthode des sar-dines»destinéeàaccélérer lesexé-cutions de ses Einsatzgruppen,illustrent bien la banalité du malchiffré, statistique, où le tueur ensérie devenu meurtrier génoci-daire se détache toujours plus deses méfaits, indifférent à l’autre,participant «tout simplement» àun systèmeauquel il adhère.

Il faudrait citer toutes lesentrées de ce si brillant Diction-naire, tant il réussit à être à la foisaccessible et formidablement éru-dit. Il donne envie de se plongerdans la littérature criminelle pourla relire avec le savoir tout neufqu’onvient d’y acquérir.p

Cestueursquidonnentàpenser74sanglantspersonnages,historiquesoufictionnels,habitentcefascinantdictionnaire

Critiques Essais

Laquerelleultimeseproduit autourdel’explosif «EichmannàJérusalem»,publié en 1963

Dictionnairedes assassinsetdesmeurtriers,de FrançoisAngelier etStéphaneBou,Calmann-Lévy,608p., 27,50¤.

Correspondance,d’HannahArendtetGershomScholem,édité parDavidHerediaetMarie LuiseKnott,traduit de l’allemandparOlivierMannoni avecFrançoiseMancip-Renaudie,Seuil, 640p., 29¤.

Jérusalem, 1961.ERICH HARTMANN/MAGNUM PHOTOS

110123Vendredi 30 novembre 2012

AntoineCompagnon

Jean Birnbaum

Pour renouer avec le romannational, il suffit parfois detraverser la rue. Samedi24novembre, j’avais com-mencé par écouter l’historienNicolas Offenstadt, qui soute-

naitenSorbonnesonhabilitationàdirigerdes recherches. Bien connu de nos lec-teurs, à la foismédiéviste et spécialiste dela Grande Guerre, ce chercheur engagéavait d’emblée exprimé sa méfiance àl’égard de toute synthèse prétendantembrasser le récitnational:«Aujourd’hui,l’histoire nationale, comme le discours surl’identiténationale, est unearme idéologi-que.Cetypedesynthèsemeposeproblème,celasonnetoujoursfaux»,alancél’univer-sitairedevant son jury.

Peu après, j’avais encore ces paroles entête au moment de retrouver AntoineCompagnon, à deux pas de là, au CollègedeFrance,oùcethéoriciendela littératurefait rêver ses auditeurs en leur parlant deMontaigne et de Proust. Nous avions ren-dez-vouspourévoquersonnouveaulivre,La Classe de rhéto, roman de formationqui raconte une année scolaire(1965-1966) dans un lycée militaire situéprès duMans. Alors, tout naturellement,laquestionm’estvenue:cerécitd’appren-tissage n’est-il pas justement un romannational, c’est-à-dire une fiction dont lehéros principal s’appelle « l’angoissed’être français» ? Et cela vous pose-t-il«problème», à vous aussi? «Oui, bien sûr,tout mon livre est consacré au problèmeque cela pose, a répondu Compagnon. Cetexte soulève la question: vivre dans cepays,qu’est-cequecelasignifie?Ets’identi-fierà lui, qu’est-cequeçapeutvouloirdire?Dureste, c’est l’histoired’unadolescentquirevient en France à une époque que touteune génération a vécue comme un après-guerre, ou plutôt comme un entre-deux-guerres. Bref à unmoment où la question“Qu’est-ce qu’être français?” s’imposaitd’elle-même. Quand il s’agit, comme dansle cas de ces jeunes, de servir ou demourirpour la patrie, l’identité nationale est pré-sente à lamanièred’une évidence…»

La Classe de rhéto raconte le parcoursinitiatique d’un fils de général (son père aappartenu à l’état-major de la 2e DB) quirevient d’Amérique pour être propulsé, à15 ans, au cœur du «bahut» militaire. Al’époque, l’institution est tenue par d’an-

ciens sous-officiers coloniaux rongés parl’amertume, réduits à observer l’effondre-ment de tout ce à quoi ils tenaient. Lebahut qu’ils encadrent constitue uneminuscule société close sur elle-même,avecsahiérarchieimplacable,sesrapportsde force et ses rituels d’humiliation,maisaussi ses élans de solidarité. Une «petiteFrance» dont Antoine Compagnon cher-chebeletbienàexhumerl’identité,àcom-mencer par les valeurs et la langue : «LaFrance, c’est d’abord la langue, l’identifica-tion à une certaine langue, précise-t-il. Enécrivant ce livre, j’avais envie de retrouverles mots qui étaient les nôtres à cette épo-que, etquiallaientavecunmodedeviequeje connais très mal, celui de la province,celui de la ruralité aussi, qui n’est jamaistrès loin dans les familles françaises. Voussavez, chaque année, je vaismebalader auSalon de l’agriculture, porte de Versailles.Puis je retourne au même endroit, quinzejoursplus tard,pour leSalondu livre.Amesyeux, ce sont deux aspects complémen-taires de l’identité française.»

Hiérarchie militaire, tradition rurale,ordre textuel : tout cela engage unmêmerapport au corps, à l’apprentissage disci-pliné. A l’origine, du reste, La Classe derhéto devait s’intituler «Une question dediscipline». A lire ce texte, on comprendque la rude expérience du bahut n’est paspour rien dans le mélange de rigidité etd’enthousiasme qui donne à la présenceduprofesseurCompagnon,dont les coursau Collège de France ne désemplissent

pas,sapuissanced’intimidationetsacapa-cité d’entraînement. Surtout, c’est de làque lui vient, on le sent bien, son goûtpour les fortes têtes, pour tous ceux quel’encadrement du lycée nommait les«mauvais esprits». Autrement dit cesrebelles disciplinés qui sont les meilleursgarantsdelatradition:«Danscetyped’ins-titution, que Michel Foucault a si biendécrit, il y a une dialectique qui fait que lesprotestataires sont souvent les meilleursdéfenseurs de l’esprit de corps. Et, tandisque la bureaucratiemaintient la tradition

comme une apparence, les rebelles, eux, ycroient d’autant plus qu’ils veulent pou-voir continuer à la transgresser…»

Cette dialectique de la discipline et dela liberté court à travers toute l’œuvred’AntoineCompagnon.On la repèredanspresque tous ses textes, par exempledanslesétudesqu’ilaconsacréesà l’histo-rien contre-révolutionnaire Joseph deMaistre (1753-1821) et au critique littéraireFerdinand Brunetière (1849-1906). Plusgénéralement, elle est à l’œuvre dans sonsuperbeessaiconsacréauxAntimodernes

(Gallimard, 2005), que le professeur défi-nissait non pas comme des esprits réac-tionnaires, mais comme des francs-tireurs mélancoliques qui éclairentd’autant mieux la modernité qu’ils setrouvent en délicatesse avec elle. Danscette famille antimoderne, Compagnonsituait Balzac et Baudelaire, Barrès et Ber-nanos, Blanchot et Barthes. Roland Bar-thes, le plus problématique mais aussi,peut-être, le plus emblématiquedes anti-modernes. Dans sa propre leçon inaugu-rale, en 1977, le sémiologue décrivait

toute langue comme «huis clos» oùse nouent sans cesse pouvoir et li-berté, servilitéetémancipation.Et cen’est pas un hasard si l’auteur desMythologies,qui fixa à la science dessignes « l’horizon impossible del’anarchie langagière», a lui aussimûri son insoumissionméthodiqueau cœur d’une institution quasidisciplinaire: «Barthes a vécu dans

un sanatorium jusqu’à un âge avancé,note Antoine Compagnon, qui fut sonélève,sonami.C’étaitpresquepirequel’ar-mée, là-bas !Quandonavécudans ce typed’institution, on n’en revient jamais. Bar-thes envisageait d’ailleurs le travail intel-lectuel comme un exercice de discipline,avec ses règles, seshoraires… Jedis souventque j’ai beaucoup appris en le regardanttravailler de près. Au cours de nos conver-sations, je luiavaisconseillédelireLaMon-tagnemagique, deThomasMann.C’estungrand livre de l’enfermement, et Barthesl’a citédans sesdernierscours sur le “vivre-ensemble”, où il est d’ailleurs fasciné parl’existencemonacale.»

Dans les cours de Foucault commedans la vie quotidienne de Barthes, donc,Antoine Compagnon a reconnu la disci-pline familière qui a largement structuréson rapport à la vie, à la littérature aussi.Unerelationfaited’obéissanceetdetrans-gression,commeentémoigneLaClassederhéto,où l’auteurprendconstammentdeslibertésavecsessouvenirsets’amuseavecla fiction, nommant son narrateur «Mar-cel» et bousculant constamment la chro-nologie. Histoire de montrer que, là en-core, àmême le texte, c’est la sédition quigarantit larigueur:«C’estvrai, je joueavecla fiction. Marcel, par exemple, c’est évi-demment un clin d’œil à Proust,mais c’estaussimondeuxième prénom. Ames yeux,c’est plus vrai comme ça. De toute façon,chaqueromandeformationcomporteune

part de mythe, de fiction. Chez Renan,c’était lamême chose…»

Et revoilà donc, par-delà le récit de sou-venirs, laquestionduromannational.Caravec l’historien Ernest Renan (1823-1892),auteur du fameux Qu’est-ce qu’unenation?,etdontunecitationtrôneenexer-guede LaClassede rhéto, nous retombonssur le «problème» de l’identité françaisecomme fable collective et comme récitimaginaire.Etdoncsurcetensemblecom-plexe de récits et de contre-récits, devaleurs et de contre-valeurs, qui s’imposeà chacun d’entre nous, à lamanière d’unelibre fiction, d’une véritable disciplinelittéraire.p

Rencontre

Dans«LaClassederétho»,unromand’apprentissagelargementautobiographique,leprofesseurauCollègedeFrancerevientsurl’annéefondatricedeses15ans,passéedansunlycéemilitaireentreobéissanceetrébellion

Fortetête

Extrait

La Classe de rétho,d’AntoineCompagnon,Gallimard, 336p., 19,90¤.

«En écrivant ce livre,j’avais envie deretrouver lesmots quiétaient les nôtres àcette époque»

Ungaminantimoderne

Parcours

«Aubahut, la plupartdesenfantsn’avaientdepassionpour rien, oubien s’ils avaientuneadmiration, ils lagardaientsecrètepourqu’ellene fûtpasprofanéepar la collectivité. L’in-ternatavaitprivé laplupartdesélèvesde tout enthousiasme.L’unou l’autre s’intéressaitbienaumodélismeouà laphilaté-lie,mais les tocadesde cegenreévoluaientenmaniesdevieuxgarçonauxquelles j’étaispeusensibleet quimêmeme répu-gnaient, telles des variantes lici-tesde l’onanisme. (…)Or j’avaisrencontréenPetitjeanun rareñass (élèvedu lycéemilitaire)qui fut fanatiquedequelquechosed’avouable,quiavait unamourchevillé aucorps (…) :Petitjeanétait foude cinéma,tenaitobsessionnellement lalistede tous les filmsqu’il avaitvus, achetaitdes revuesde ciné-philie, à la foisLesCahiersducinémaetPositif, parceque sagénérositénaturelle excluaitqu’il prît parti.»

LaClassederhéto, p.92-93

ILN’AVAITQU’UNECRAINTE:signerun «romandeprofesseur».Voilà pourquoiAntoineCompa-gnona choisi de bâtir LaClasse derhéto commeun récit de jeunesseà la fois traditionnel et facétieux,qui absorbe les objections que lathéorie littéraire adresse à cegenre classique– pourmieux s’enémanciper.D’emblée, il annonceclairement la couleur: certes, jevais vous raconter ici une annéescolaire (1965-1966)dansun lycéemilitaire; oui, je vous dirai l’âpreloi dugroupe, la découverte del’ordre spécial, l’éducation senti-mentale. La part de reconstruc-

tion et de fictionn’endemeurerapasmoins exhibéepar d’inces-sants va-et-vient temporels,retours en arrièremais aussi pro-jectionsvers le futur. «J’enmet-traismamainau feu – riennes’est passé commeça», s’amuseCompagnondans l’épiloguedeson livre, commepour rappelerunedernière fois au lecteur qu’ilnedoit pas trop se laisser prendreau jeu.

Difficile de résister, pourtant.Car il est extrêmementattachant,le jeunehéros de ce récit de for-mation. C’est ungaminanti-moderne, qui tient parfaitement

son rangdans leportrait degroupenaguèrebrosséparl’auteur (LesAntimodernes, Galli-mard, 2005) : propulséparmi lesbrutes, il joue la carteduTendre;tout juste arrivé d’Amérique, ilapparaît commeunémigréde l’in-térieur; esprit rebelle, il se réfugiedans la littérature. Ainsi, en racon-tant sonquotidienau «bahut»,Compagnonne fait pas que resti-tuerunmomentpour lui fonda-teur. Plus généralement, il exhu-meune scèneprimitivede l’imagi-naire français, où l’amour de latraditionne fait qu’unavec l’élande l’insoumission.p J. B.

1950AntoineCompagnonnaît à Bruxelles.

1979 Il publie sonpremier essai,La SecondeMainou le travail de lacitation (Seuil), et sonpremierroman, LeDeuil antérieur (Seuil).

1985 Il est professeurde français àl’universitéColumbiadeNewYork.

2006 Il occupe auCollègede Francela chairede «Littérature françaisemoderneet contemporaine:histoire, critique, théorie». MARIONGAMBIN POUR «LE MONDE»

12 0123Vendredi 30 novembre 2012