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Humoristes « controversés» prière d’insérer Paul Fournel - Jacques Anquetil En tandem L’écrivain raconte la carrière du grand coureur cycliste, et la fascination qu’il exerce sur lui depuis l’enfance. Magnifique Jean Birnbaum D urant le cours de sa 36 e année, au bout d’une étape semblable à toutes les autres, Jac- ques Anquetil décida qu’il avait assez souf- fert, mit pied à terre et abandonna les courses cyclistes. Ce soir-là, il rentra chez lui en voiture. Sa femme condui- sait et lui était assis à la place du survi- vant. Son corps avait résisté à ces années passées à s’échiner sur des bra- quets de 52 × 13, à frôler le bord des pré- cipices et à s’injecter toutes sortes de substances violemment roboratives. Anquetil, quintuple vainqueur du Tour de France, disait qu’à force de se piquer pour tenir la cadence ses cuis- ses et ses fesses « ressemblaient à des écumoires ». Toutes choses qui l’ame- naient parfois à avouer à la presse : « Il faut être un imbécile ou un faux jeton pour s’imaginer qu’on peut courir 265 jours par an sans stimulants. » Et à répéter aux siens : « Je crois bien que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimé, que je n’aimerai jamais le vélo. » Aussi, en cette nuit de retraite, lors- qu’il arriva dans sa propriété, son pre- mier geste fut de prendre son cadre, de le dépouiller de ses accessoires, de l’ac- crocher dans sa grange en jurant de ne plus jamais remonter dessus. Par la suite, et jusqu’à sa mort, en 1987, à 53 ans, il ne brisa ce serment qu’une seule fois, le jour du 8 e anniversaire de sa fille qui, depuis toujours, rêvait de voir, au moins en une occasion, son père juché sur son cheval de bataille. En ce jour de fête, Anquetil revint dans la grange, gonfla les boyaux de soie de son engin, enfila un maillot jaune, des cuissards, monta sur sa selle, traversa la pelouse en danseuse sous les yeux émerveillés de l’enfant avant de se jeter, en un dernier sprint, dans les eaux de la piscine. Anquetil tout seul, livre magnifi- que, est également un titre menson- ger. Car, durant les 150 pages du récit de Paul Fournel, l’auteur raconte en fait la longue course intime qu’il mena tout au long de sa vie au côté du champion. « J’avais 10 ans, j’étais petit brun et rond, il était grand blond et mince, je voulais être lui. Je voulais son vélo, son allure, sa nonchalance, son élégance. » Course après course, année après année, à l’écart d’un pelo- ton que l’on devine à peine, on décou- vre ainsi l’étrange proximité de ces deux hommes, équipiers disparates pédalant côte à côte dans les archives de la mémoire. Au début, bien sûr on ne remarque que le savoir-faire du grand blond, ses jarrets luisants, cette manière si parti- culière d’embobiner les pédales et la vie en se recoiffant avec un peigne, à l’ancienne, sitôt franchie la ligne d’arri- vée. Et puis, au fil des étapes, la perspec- tive s’inverse et l’on est subjugué par l’élégance du petit brun, ce subtil gref- fier qui raconte les épissures de ce monde étrange parfois bien éloigné du cyclisme, les courses invraisembla- bles, les femmes indispensables, le doping au champagne, la valse des seringues, les amis qui meurent en montée, ceux qui périssent dans les descentes et toujours, au cul, ce pelo- ton malsain qu’Anquetil déteste, cet agrégat grouillant de mauvaises inten- tions. Fournel est l’œil absolu, il voit toutes les petitesses mais aussi l’huma- nité de cet univers que semble survo- ler Anquetil : « Son coup de pédale était un mensonge. Il disait la facilité et la grâce, il disait l’envol et la danse dans un sport de bûcherons, d’écraseurs de pédales, de bourreaux de travail, de masculin pluriel. Il pédalait blond, la cheville souple, il pédalait sur pointes. » Au détour d’un virage, Fournel, pré- sident de l’Oulipo, passionné de jeux littéraires autant que de cyclisme, aime aussi changer de vélo, enfour- cher celui du patron et se glisser dans sa tête pour décrire, par exemple, le tourment psychanalytique d’un banal contre-la-montre : « Derrière moi sur le pare-chocs de l’Hotchkiss bordeaux ou de la 203 blanche, mon nom est écrit en gros pour que le public me reconnaisse : ANQUETIL. Mon nom me poursuit et me pousse. Je suis à mes trousses. Je me fuis. » A ce point de l’histoire, chacun sait que désormais c’est Fournel qui a course gagnée et qu’il ne saurait être ques- tion de lâcher sa roue avant la fin. Mais avant il y a 1965, et ce pari insensé. Sitôt gagné le Dauphiné libé- ré, Anquetil file en avion le soir même en Gironde pour prendre, vers minuit, le départ de Bordeaux-Paris, foncer dans le noir et, bien sûr, l’emporter le lendemain dans la capitale. Chevauchée unique. La magie des fesses en écumoires. « Le dopage est un mode de vie dont Anquetil ne se défera pas, jamais il ne renoncera à être le maître du jour et de la nuit, le maître de l’intensité, le maître du début et de la fin des fêtes. Sophie, sa fille, raconte même qu’il dopait les poissons rouges. Pour voir. On dit aussi qu’il encourageait tout son personnel à moissonner aux amphétamines pour travailler jour et nuit et passer vite à table, tous ensemble, pour dévorer le reste des forces. » Et puis viendront le cancer et la mort d’Anquetil. Fournel, lui, continuera sa course, secrète, tout seul cette fois, vraiment, jusqu’à un terme si singulier et émouvant qu’il ne faut rien en dévoiler, sinon que par- fois, à notre insu, la vie et le bonheur glissent en nous en roue libre. p 5 aLittérature étrangère Paolo Rumiz sur la piste d’Hannibal 3 aTraversée L’appel de Londres 7 aEssais Grèce antique : la souffrance des victimes de guerre A ux obsèques de Roger Garaudy, on a signalé la pré- sence d’un « humoriste controversé ». Après tout, il était normal que la corporation marque sa soli- darité : avant de se distinguer dans la grimace négation- niste, Garaudy n’avait-il pas commencé sa carrière par des sketchs brocardant les esprits chagrins ? Ces tristes sires, qui se nommaient Arthur Koestler, Victor Serge ou David Rousset, étaient des écrivains que le goulag ne faisait pas rire. Dieu merci, pour réchauffer l’ambiance et dérider tout un chacun, il y avait Garaudy. Lui savait se gausser des « bouffons » et se payer la tête des auteurs « bourgeois », ces incurables rabat-joie. Se faire la main sur la littérature avant d’assassiner la mémoire, d’autres négationnistes ont suivi ce parcours. Comme le rappelle l’historienne Valérie Igounet dans sa biographie de Robert Faurisson (Denoël, 464 p., 27,50 ¤), ce dernier a aussi débuté sa carrière d’histrion en exhi- bant des « farces » littéraires. Avant de roder le numéro phare qui devait le sortir de l’ombre – rire de la Shoah comme d’un « canular » –, il avait dénoncé les « super- cheries » de Rimbaud ou Lautréamont. Seulement voilà, ce genre d’artiste supporte mal la concurrence. Ainsi, malgré leur commune passion pour la « démystification » littéraire, Faurisson et Garaudy ont fini par s’écharper gravement, le premier reprochant à son rival d’avoir pillé ses gags sur Auschwitz. En effet, le vieux professeur pétainiste pouvait l’avoir mauvaise : après des décennies d’efforts, voilà qu’il était doublé par l’ancien bateleur stalinien, ce tard-venu qui s’était contenté de le plagier et qui lui piquait maintenant la vedette non seule- ment sur la scène française mais à travers la planète, jus- que dans les talk-shows des mollahs. Pour réconcilier tout ce beau monde, on peut compter sur la nouvelle généra- tion des « humoristes controversés ». Parce qu’il a rempli le Zenith de Paris avec Faurisson, et parce qu’il a accompagné Garaudy jusqu’au bout, voire au-delà, Dieudonné s’impo- se comme l’homme providentiel. La relève est assurée. p 6 aHistoire d’un livre Histoires parallèles, de Péter Nádas 10 aPortrait Georgette Elgey, l’oreille de la IV e République 2 La « une », suite SPORT ET LITTÉRATURE aEntretien Benoît Heimermann, de l’Association des écrivains sportifs aTémoignages 8 aLe feuilleton Eric Chevillard a été terrifié par le monde de l’entreprise selon Etienne Deslaumes 4 aLittérature française Fragments d’Hubert Damisch par lui-même « Sans doute l’un des meilleurs livres de l’année. » François Busnel - France Inter www.carnetsnord.fr Un western moderne au style magnétique, qui mêle aventure, amour et politique à un rythme infernal. Le grand blond, ses jarrets luisants, cette manière si particulière d’embobiner les pédales et la vie Anquetil tout seul, de Paul Fournel, Seuil, 150 p., 16 ¤. Signalons, du même auteur, la parution en poche de Chamboula, Points, 384 p., 7,60 ¤. Jacques Anquetil en 1964. REPORTERS ASSOCIES/GAMMA Jean-Paul Dubois écrivain Cahier du « Monde » N˚ 20970 daté Vendredi 22 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.06.22

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Humoristes«controversés»

p r i è r e d ’ i n s é r e rPaulFournel- JacquesAnquetil

EntandemL’écrivainracontelacarrièredugrandcoureurcycliste,etlafascinationqu’ilexercesurluidepuisl’enfance.Magnifique

Jean Birnbaum

Durant le cours de sa36e année, au boutd’une étape semblableà toutes les autres, Jac-ques Anquetil décidaqu’il avait assez souf-

fert, mit pied à terre et abandonna lescourses cyclistes. Ce soir-là, il rentrachez lui en voiture. Sa femme condui-sait et lui était assis à laplacedusurvi-vant. Son corps avait résisté à cesannéespasséesà s’échiner surdesbra-quetsde52×13,à frôler leborddespré-cipices et à s’injecter toutes sortes desubstances violemment roboratives.Anquetil, quintuple vainqueur duTour de France, disait qu’à force de sepiquer pour tenir la cadence ses cuis-ses et ses fesses «ressemblaient à desécumoires». Toutes choses qui l’ame-naient parfois à avouer à la presse: «Ilfaut être un imbécile ou un faux jetonpour s’imaginer qu’on peut courir265jours par an sans stimulants.» Et àrépéter aux siens: «Je crois bien que jen’aime pas, que je n’ai jamais aimé,que je n’aimerai jamais le vélo.»

Aussi, en cette nuit de retraite, lors-qu’il arriva dans sa propriété, son pre-miergestefutdeprendresoncadre,deledépouillerdesesaccessoires,de l’ac-crocherdans sagrangeen jurantdeneplus jamais remonter dessus. Par lasuite, et jusqu’à sa mort, en 1987, à53ans, il ne brisa ce serment qu’uneseule fois, le jourdu 8eanniversairedesa fille qui, depuis toujours, rêvait devoir, au moins en une occasion, sonpère juché sur son cheval de bataille.Ence jourdefête,Anquetil revintdansla grange, gonfla les boyauxde soie desonengin, enfila unmaillot jaune, descuissards,monta sur sa selle, traversala pelouse en danseuse sous les yeuxémerveillés de l’enfant avant de sejeter, en un dernier sprint, dans leseauxde la piscine.

Anquetil tout seul, livre magnifi-que, est également un titre menson-ger. Car, durant les 150pages du récitde Paul Fournel, l’auteur raconte enfait la longue course intime qu’ilmenatout au longde savie au côtéduchampion. «J’avais 10ans, j’étais petitbrun et rond, il était grand blond etmince, je voulais être lui. Je voulais sonvélo, son allure, sa nonchalance, sonélégance. » Course après course,annéeaprès année, à l’écart d’unpelo-tonque l’ondevine àpeine, ondécou-vre ainsi l’étrange proximité de cesdeux hommes, équipiers disparatespédalant côte à côte dans les archivesde lamémoire.

Au début, bien sûr on ne remarqueque le savoir-faire du grandblond, sesjarrets luisants, cettemanière si parti-culière d’embobiner les pédales et lavie en se recoiffant avec un peigne, àl’ancienne,sitôtfranchielaligned’arri-

vée.Etpuis,aufildesétapes, laperspec-tive s’inverse et l’on est subjugué parl’élégancedupetit brun, ce subtil gref-fier qui raconte les épissures de cemonde étrange parfois bien éloignéducyclisme, les courses invraisembla-bles, les femmes indispensables, ledoping au champagne, la valse desseringues, les amis qui meurent enmontée, ceux qui périssent dans lesdescentes et toujours, au cul, ce pelo-ton malsain qu’Anquetil déteste, cetagrégatgrouillantdemauvaisesinten-tions. Fournel est l’œil absolu, il voittouteslespetitessesmaisaussil’huma-nité de cet univers que semble survo-lerAnquetil :«Soncoupdepédaleétaitun mensonge. Il disait la facilité et lagrâce, il disait l’envol et la danse dansun sport de bûcherons, d’écraseurs depédales, de bourreaux de travail, demasculin pluriel. Il pédalait blond, lachevillesouple, ilpédalaitsurpointes.»

Audétourd’unvirage,Fournel,pré-sident de l’Oulipo, passionné de jeuxlittéraires autant que de cyclisme,aime aussi changer de vélo, enfour-cher celui du patron et se glisser danssa tête pour décrire, par exemple, letourment psychanalytique d’unbanal contre-la-montre: «Derrièremoi sur le pare-chocs de l’Hotchkissbordeaux ou de la 203 blanche, monnom est écrit en gros pour que lepublic me reconnaisse : ANQUETIL.Monnommepoursuitetmepousse. Jesuis à mes trousses. Je me fuis. » A cepoint de l’histoire, chacun sait quedésormais c’est Fournel qui a coursegagnée et qu’il ne saurait être ques-tion de lâcher sa roue avant la fin.

Mais avant il y a 1965, et ce pariinsensé. Sitôt gagné le Dauphiné libé-ré,Anquetil file enavion le soirmêmeen Gironde pour prendre, versminuit, le départ de Bordeaux-Paris,

foncer dans le noir et, biensûr, l’emporter le lendemaindans la capitale. Chevauchéeunique. La magie des fessesenécumoires.«Ledopageestunmodede vie dont Anquetilne se défera pas, jamais il nerenoncera à être le maître dujour et de la nuit, le maître del’intensité, lemaître du début

et de la fin des fêtes. Sophie, sa fille,racontemêmequ’ildopait lespoissonsrouges. Pour voir. On dit aussi qu’ilencourageait tout son personnel àmoissonner aux amphétamines pourtravailler jour et nuit et passer vite àtable, tous ensemble, pour dévorer lereste des forces.» Et puis viendront lecancer et lamort d’Anquetil. Fournel,lui, continuera sa course, secrète, toutseul cette fois, vraiment, jusqu’à unterme si singulier et émouvant qu’ilnefautrienendévoiler,sinonquepar-fois, à notre insu, la vie et le bonheurglissent ennous en roue libre.p

5aLittératureétrangèrePaolo Rumizsur la pisted’Hannibal

3aTraverséeL’appelde Londres

7aEssaisGrèce antique:la souffrancedes victimes deguerre

A uxobsèques deRogerGaraudy, on a signalé la pré-senced’un «humoriste controversé». Après tout, ilétait normal que la corporationmarque sa soli-

darité : avant de sedistinguer dans la grimacenégation-niste,Garaudyn’avait-il pas commencé sa carrièrepardes sketchs brocardant les esprits chagrins? Ces tristessires, qui senommaientArthurKoestler, Victor Serge ouDavidRousset, étaient des écrivains que le goulagnefaisait pas rire. Dieumerci, pour réchauffer l’ambiance etdérider toutun chacun, il y avait Garaudy. Lui savait segausserdes «bouffons» et sepayer la tête des auteurs«bourgeois», ces incurables rabat-joie.

Se faire lamain sur la littérature avant d’assassiner lamémoire, d’autres négationnistes ont suivi ce parcours.Comme le rappelle l’historienneValérie Igounetdans sabiographie deRobert Faurisson (Denoël, 464p., 27,50¤),ce dernier a aussi débuté sa carrière d’histrion en exhi-bantdes «farces» littéraires. Avantde roder lenuméropharequi devait le sortir de l’ombre – rire de la Shoahcommed’un «canular» –, il avait dénoncé les «super-cheries»deRimbaudouLautréamont.

Seulementvoilà, cegenred’artiste supportemal laconcurrence.Ainsi,malgré leur communepassionpour la«démystification» littéraire, FaurissonetGaraudyont finipar s’écharpergravement, lepremier reprochantà sonrivald’avoirpillé ses gags surAuschwitz. Eneffet, le vieuxprofesseurpétainistepouvait l’avoirmauvaise: aprèsdesdécenniesd’efforts, voilàqu’il étaitdoublépar l’ancienbateleurstalinien, ce tard-venuqui s’était contentéde leplagieretqui luipiquaitmaintenant lavedettenonseule-mentsur la scène françaisemaisà travers laplanète, jus-quedans les talk-showsdesmollahs. Pour réconcilier toutcebeaumonde,onpeut compter sur lanouvelle généra-tiondes«humoristescontroversés». Parcequ’il a rempli leZenithdeParis avecFaurisson, etparcequ’il aaccompagnéGaraudy jusqu’aubout, voireau-delà,Dieudonné s’impo-se commel’hommeprovidentiel. La relèveest assurée. p

6aHistoired’un livreHistoiresparallèles,de Péter Nádas

10aPortraitGeorgette Elgey,l’oreille de laIVe République

2La «une», suiteSPORT ETLITTÉRATUREaEntretienBenoîtHeimermann,de l’Associationdes écrivainssportifsaTémoignages

8aLe feuilletonEric Chevillarda été terrifiépar le mondede l’entrepriseselon EtienneDeslaumes

4aLittératurefrançaiseFragmentsd’HubertDamisch parlui-même

« Sans doute l’un des meilleurs livres de l’année. »François Busnel - France Inter

www.carnetsnord.fr

Un western moderne au style magnétique,qui mêle aventure, amour et politique à un rythme infernal.

Le grand blond, sesjarrets luisants, cettemanière si particulièred’embobinerles pédales et la vie

Anquetil tout seul,dePaul Fournel,Seuil, 150p., 16 ¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochedeChamboula,Points, 384p., 7,60¤.

Jacques Anquetil en 1964.REPORTERS ASSOCIES/GAMMA

Jean-Paul Duboisécrivain

Cahier du «Monde »N˚ 20970datéVendredi 22 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément

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e n t r e t i e n

é c l a i r a g e

Propos recueillis parMacha Séry

L’Association des écrivains spor-tifs a été créée en 1928 par Tris-tan Bernard. C’est aujourd’huiBenoît Heimermann, grandreporter à L’EquipeMagazineetauteur, entre autres, de Plumes

et crampons (avec Patrice Delbourg, LaTableronde, 2006),quienest leprésident.S’il est un homme à interroger sur lesrapports entre athlètes et écrivains, c’estbien lui.

Quand la littérature sportive s’est-elleimposée commegenre littéraire?

Dans les années 1920, les Années folles.L’après-guerre fut l’époque où le sport sefit spectacle avec les premières coursesautomobiles, lesmatchsdeboxeà laHalleCarpentier, les Mousquetaires du tennis.Cette décennie a donné lieu à une florai-son de titres signés Jean Giraudoux, PaulVialar, Henry de Montherlant, Jean Coc-teau, qui a écrit indifféremment, avec lemême enthousiasme, sur le danseur Dia-ghilevet le boxeurAlBrown. Les écrivainsse sont emparés du sport pour véhiculerdes valeurs de partage et de fraternité. Ilss’yadonnaientsanscomplexesetavecnaï-veté. Ils rejoignaient le slogan de Couber-

tin:«L’essentielc’estdeparticiper.»C’étaitune littératureassez ronflante,dontMon-therlant fut le parfait exemple.

S’ensuivitun longpurgatoireen raisonde la traditionnelle dichotomie entre l’es-prit et le corps, propre à la France. Onjugeait le sport futile. On rejeta AlbertCamusquiavaitpratiquélefootballetpar-la de sa passion dans son dernier livre, LePremier Homme (Gallimard, 1994). Jean-PaulSartre,dit-on, regardait lesmatchsencachette. Cela ne devait pas se savoir. Parsnobisme et parce que ce n’était pas debon ton, les écrivains ne s’aventuraientpasdanscegenre,hormisquelquesexcep-tionscommeRogerVailland,YvesGibeau,auteur du magnifique roman La Lignedroite (Calmann-Lévy, 1956), ou LouisNucera. Le fait qu’ils s’intéressaient ausport les dévaluait. On les considéraitcommedes écrivainsde seconde zone.

Quanda-t-on observé une renaissancedu genre?

Il y a vingt ans. Le sport est devenu unsujet comme un autre. Ce n’est plus unchamp clos préservé des pollutions exté-rieures,maisunlieuoùexistentlaprévari-cation, la corruption, le dopage, la triche,où s’exerce le commerce. Cet environne-mentlefaitressembleraumonderéel.Acetitre, le sport s’estmis à présenter un inté-rêtmétaphorique pour les écrivains qui yont vu unematière à travailler, à sculpter– ceque lesAnglo-Saxonsavaientcomprisdepuis longtemps, qu’il s’agisse d’ErnestHemingwayoudeNormanMailer.

En France, cette prise de conscience aété tardive. Elle est d’abord venue dupolar, ce qui n’est guère étonnant. DidierDaeninckx, Jean-BernardPouyontabordélafacenoiredusport.Puisdesromanciers,commeDenisTillinacouMathieuLindon,ont donné des œuvres très intéressantes.Aujourd’huiArnoBertina(Jesuisuneaven-ture, Verticales), Tristan Garcia (En l’ab-sence de classement final, Gallimard, «LeMonde des livres» du 4mai 2012) et Carlde Souza (En chute libre, L’Olivier, «LeMonde des livres» du 9mars 2012), qui aretracé l’histoire de l’îleMaurice à traversle badminton, ont pris la relève. Le sportn’est plus considéré comme un sujetdégradant. Lorsque Jean Echenoz s’est at-telé à la rédaction de Courir (Minuit,2008), ilneconnaissaitrienà l’athlétisme.Il nepouvait prétendreavoir été unadmi-rateur d’Emil Zatopek quand il avait15ans. IlachoisicettefigureaumêmetitrequelecompositeurMauriceRaveletl’ingé-nieur Nikola Tesla. Elle l’intéressait en cequ’elle reflétait l’histoire, témoignait ducommunisme de l’époque. Même appro-che pour Jean Hatzfeld, qui a raconté,dansOù en est la nuit (Gallimard, 2011), laguerre en Erythrée à travers l’itinéraired’unmarathonien.

En dépit du dopage et de la triche,lamythologie du sport, avec ses héroset ses forçats, est-elle toujoursvivacechez quelques écrivains?

La fibre nostalgique existe chez ceuxqui ont connu le sport dans leur jeunesse.C’estlecasdePaulFournel,BernardCham-baz et Philippe Delerm. Dans leur imagi-naire, le sport tient de la réminiscencejuvénile. Les quelques secondes où PaulFournel a croisé Jacques Anquetil l’ontmarqué à vie. Lui et quelques autres sontdes personnages que ces artistes ont

mythifiés enfants et ils se sont identifiés.Ils craignent de parler du sport sur lemodenégatif. Il y a là une réserve, commepourlareligion.S’attaqueràunemytholo-gie, c’est s’attaquer à ses souvenirs. Onrépugne à admettre que le monde aitchangéà ce point.

La pratique sportive favorise-t-ellela création littéraire?

Dans les deux cas, il s’agit d’uneconfrontation à soi, d’une mise àl’épreuve. Il estévidentqu’ErnestHemin-gway écrit comme un boxeur et JohnIrvingcommeunlutteur. JeromeCharyn,grand adepte du tennis de table, confieavoir une écriture vicieuse. « Je coupemesphrases comme je coupemes balles»,explique-t-il. D’ailleurs son meilleurlivreestsansdoutePing-Pong (RobertLaf-font, 2003). Philip Roth, avec Le GrandRoman américain (Gallimard, 1980), etNormanMailer, avec Le Combat du siècle(Denoël, 2000), parlent de base-ball et deboxe en connaissance de cause. Commele Japonais Haruki Murakami, qui apubliéunAutoportraitde l’auteurencou-reur de fond (Belfond, 2009) on ne peutplus explicite. On cite souvent l’exemplecélèbre d’Arthur Cravan. Il avait uneœuvre poétique, mais sa plus belleœuvre à ses yeux était demonter sur unring et de rencontrer le champion dumondedeboxe. Il s’est fait ratatinermaisc’était sans importance. Au moins a-t-ilessayé. Le Canadien Craig Davidson, lejeunenouvelliste dont JacquesAudiard aadapté au cinémaDe rouille et d’os (AlbinMichel, 2006), a pratiqué la boxe. Enguisede clin d’œil, son éditeur a organiséun match pour promouvoir son recueillors de sa parution.p

www.ecrivains-sportifs.fr

Rabougris, ankylosés, les écri-vains?Allonsdonc!Considé-rée commeun sport de com-bat, la littérature exige du

muscle et de l’endurance. Certainsl’ont bien compris. L’auteur depolarsDominiqueSylvains’estimpo-sé une ascèse à laquelle elle dérogerarement: lematin, «body combat»,une danse conjuguée aux arts mar-tiaux; l’après-midi, rédaction. CécileCoulon, qui a publié début 2012 sontroisième roman, Le roi n’a pas som-meil (Viviane Hamy), court dix kilo-mètres plusieurs fois par semainedans un parc de Clermont-Ferrand.Pas seulement pour s’aérer ous’oxygéner. «Le corps et l’esprit mar-chent ensemble, dit-elle. Il est mieux

d’avoirdesabdosenbétonpourécrireun livre. Lorsque tu te mets à écrireaprès avoir couru, tu es confiant. Çaroule, c’est un phénomène quasibiologique.»

« Je ne suis pas sûr que j’écrirais sije ne faisais pas de sport,assurepoursa part Bernard Chambaz. Le fait depratiquer influesurmonstyle.»Lors-qu’il était enfant, l’auteur de La Pe-tite Philosophie du vélo (Milan,2008) et deMarathon(s) (Seuil, 2011)étaitpassionnéparL’Orguedustade,d’André Obey, sur les Jeux olympi-ques de 1924 (Gallimard). «Je le lisaiscomme je lisais Bob Morane. C’étaitJulesVerneenmieux.»A63ans, l’écri-vain continue à sillonner les routesà vélo une douzaine d’heures parsemaine. Le reste du temps, il s’at-telle à rédiger le récit de la traverséedes Etats-Unis, de Cape Cod à LosAngeles,qu’il fit l’étédernierenbicy-clette. Un autre défi après le Tour de

France qu’il a accompli en 2003. Ilfait remarquer que l’apprentissagede l’écriture et du vélo s’effectue aumême âge : l’un sur une page blan-che, l’autre sur des chemins de terre.Dans les deux cas, l’enfant trace des

boucles. Et les similitudes ne s’arrê-tent pas là. Selon Bernard Chambaz,il y a une parenté intime entre lesport qui secrète des endorphines etl’écriture: la jouissance peut surve-nir, parfois même l’état de grâce. Le

Japonais Haruki Murakami, auteurde 1Q84 (Belfond, 2011-2012), ne ditpas autre chose lorsqu’il établit unparallèle entre l’écriture et le mara-thon, deux activités nécessitant dis-cipline, rigueur et rythme.

Le rythme, un maître mot pourCéline Minard. Dès qu’elle le peut,elle marche, cinq heures par jour.«Cela élimine beaucoup de toxinesde pensée. Cela dénoue. Chez moi,l’écriture et le mouvement sont trèsliés.»Une opinion partagée par Ber-nard Chambaz : «On me demandesouvent à quoi je pense quand je rou-le en vélo ou quand je cours. A tout etrien. L’esprit libéré vagabonde. Dansl’effortsportif, lapenséese focalise, sepose surunpointquinousobsède.Çapermetde trouver des solutions àdesproblèmes de structure, de dénicherun mot cherché depuis longtemps.Des blocs de phrases, des groupes demots s’agrègent.»

En revanche, lorsqu’il évoluedansun bassin, le romancier Gilles Bor-nais, ancien nageur de compétition,plusieurs fois champion de Francepapillon, ne pense à rien d’autrequ’au chrono et à sa technique.Maisnager et écrire, explique-t-il, c’esttout comme: mêmes efforts quoti-diens, même exercice solitaire,mêmeincertitudedu résultat, le jourd’une compétitionou d’une publica-tion. Hier Gilles Bornais effectuaitune fois l’an un stage intensif à Font-Romeuoùiln’étaitquechloreetcour-batures. Aujourd’hui il se retire dansunmonastèrepour se vouer à la reli-gion de l’écriture. Après plusieursthrillers, cet auteur s’est enfindécidéà écrire sur ce sujet. Dans 8 minutesdemavie (Lattès,203p., 16¤), il racon-te lemonologue intérieur d’une ath-lète aux Jeux olympiques lorsqu’elles’apprête à s’élancer pour l’épreuvedu800mnage libre. Plongez!pM.S.

Livressportifs

Lecturescyclistes

Lepoète italienValerioMagrelli se livre àunbel exercicede style dansAdieuau foot.Quatre-vingt-dix récits de uneminute, autant de croquisnos-talgiquesdans cedéfilé de souvenirspersonnels et collectifs tenant, cha-cun, surunepageet courant le tempsd’unmatch (Actes Sud, 176p., 17¤).Autre continent, autre sport chez le Canadien JacquesPoulin, où lehockeyest le prétexte àune réflexion sur la langue française et lemétissage auQuébec (L’Hommede la Saskatchewan,Actes Sud, 126p., 15¤). ChezBenoîtMeyer, les néophytes apprendrontqu’au football l’abattagedésigne la zonede terraindominéepar un joueur, qu’unmétronomequalifie celui qui don-ne le tempoet le style de jeu à son équipe (Dictionnairedu football,HonoréChampion, 494p., 20¤). Préfacépar l’ancien championdumondeLilianThurametprécédéd’une analysedes combinaisons tactiques (1-2-7, 3-2-2-3,etc.), ce volumeest richede 1700entrées et inclut la fiche signalétiquedesplus grands clubs.Dans Imagesde sport (Bayard, «Logiquedes images»,170p., 21¤), l’écrivainet critiquePatriceBlouin s’attacheà retracer la contre-histoiredu sport à partir de sa représentationà l’écran (photo-finishausprint, déplacementde la lignemobile dans les piscines olympiques, arbi-tragevidéoen tennis,etc.).«Grandgeste burlesque, la panenkaest aussi unepure frappe télévisuelle», assure-t-il.

Littératuresportive?Sesauteurs,etseschefs-d’œuvre,sontplusnombreuxqu’onnecroit.LesprécisionsdeBenoîtHeimermann,écrivainetgrandreporter

«Lesportn’estplusconsidérécommeunsujetdégradant»

…à la “une”

«Lorsque tu temets àécrire après avoir couru,tu es confiant.C’est un phénomènequasi biologique»Cécile Coulon

Bouger,courir,pédaler,marcher,nager…écrirePourcertainsauteurs,pasquestiondetravailler la languesansavoirauparavant fait travailler lecorps.Témoignages

LepassageduTourde France2012dans la régionnatale deJacquesAnquetil (né àMont-Saint-Aignan,près deRouen) est l’occasiond’unecélébrationde lapetite reine etde laGrandeBouclepar lefestivalnormandTerresdeparoles.

Cettemanifestationproposed’entendreune lectured’Anque-til tout seulparThibaultdeMontalembert (le 5 juillet,17h00, au châteauAnquetil, àLaNeuville-Chant-d’Oisel, où lechampions’était retiré), suivied’une rencontre croisée entrel’écrivainPaulFournel etJean-NoëlBlanc, auteur deLa Légendedes cycles (Quorum,1996), duGrandBraquet (L’Ar-chipel, 2003) et duNezà lafenêtre (Joëlle Losfeld,Grandprixde littérature sportive2009), sur le thème«Ecrire leTourde France».

Autre lecture: les chroniquesd’AntoineBlondin sur leTourde FranceparuesdansL’Equipe (La Table ronde, 2001)interprétéespar les comédiensOlivier Saladin etMarie-HélèneGarnier (6juillet, 18h30àLaCharretterie, Lammerville).

Terres-de-paroles.com

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Commentapprocherlavillequiaccueillecetété les Jeuxolympiques,cettecapitalebritanniquedontlacomplexitéet larichesserestentintactes?Trois livresproposentchacunleuréclairage

Londreset lumières

LondonPrisonerdeRégis Franc,Fayard, 224p., 18¤.Auteurde bandes dessinées, cinéaste etécrivain, Régis Francobserve «le Londo-nien» enquasi-entomologiste.Commeàn’importequel Frenchie récemmentdébarquéàKensington, tout lui sembleinsolite, ambivalent, hypocriteparfois…Le lecteur suit pas à pasune intégrationpas toujours très facile. Heureusement,l’humour ravageurde l’auteur emportetout sur sonpassage. Y compris l’adhé-sion immédiatede celui qui le lit.

IlssontfouscesAnglais!Chroniques insolites etinsolentesd’uneAngleterreméconnue,deChristianRoudaut,Ed. duMoment, 186p., 15¤.LesAnglais, c’est certain.Mais lui, Chris-tianRoudaut, n’est-il pas fou à sama-nière?Vouloir nous faire comprendrenos voisins enmoinsde 200pages…! Del’argent auxmédias, de la reineaubingedrinking, cet ancien correspondantà Lon-dres analyse la capitale et ses habitantssous toutes les coutures, faisant parler lesanecdotes et les faits de société.

FlorenceNoiville

Avez-vous vu le nouveauskyline de Londres ? Avecl’ArcelorMittal Orbit, la tourgéante du sculpteur indienAnish Kapoor? Depuis peu,à Stratford, deux mille ton-

nes d’acier rouge s’élancent fièrementau-dessus du parc olympique. Si cette«masse d’entrailles enchevêtrées» laissepasmaldeLondoniensperplexes–elleestaussi le symbole des milliards dépenséspour les Jeux –, le maire de la ville, BorisJohnson, se frotte les mains. Cette struc-ture n’aurait-ellepas balayé d’un coup lesrêves les plus fousdeGustaveEiffel?

Londres, le sport, la création… Depuislongtemps, les trois choses sont inextri-cablementmêlées. Comme le rappelle Sa-bineAlbertdanssonpassionnantDiction-nairedeLondres,c’est la troisièmefoisquela ville accueille les Jeux olympiques – etla première qu’unemême cité organise àtrois reprises cet événement. En 1908,l’élite sportive inaugurait le White CityStadium, à Shepherd Bush. «La distancedu marathon avait alors été fixée à42,195km, parce qu’il s’agissait de l’exactedistance qui séparait le château de Wind-sor de la loge de la famille royale au stadeolympique», écrit Sabine Albert. En 1948,une nouvelle édition des JO se déroulaitdans la capitale – elle aurait dû avoir lieuen 1944,mais les installations avaient étéanéanties par le Blitz. Et enfin 2012… S’ilssontdivisés sur la tourdeKapoor, les Lon-doniens semblent penser qu’il est asseznormal d’accueillir les Jeux… «Les Anglaisaiment à croire qu’ils ont inventé tous lessports, écrit Sabine Albert, ce qui, il fautl’avouer, est presque vrai…»

Mais Londres, ce n’est pas seulementle sport. La ville – dont le nom, remon-tant à la période précelte, signifierait« l’endroit où la rivière est trop large pourêtre traversée à gué» – a toujours inspiréles écrivains. Et notamment les Français.En 1933, Morand se targue d’être « l’écri-vain qui a franchi 150 fois la Manche». Etil faut relire So British (réédité en marsdans la petite collection «Phileas Fogg»,aux éditions Nicolas Chaudin, 96p.,7,50¤) pour rire de son indécrottableamour pour Londres.

C’est que lorsque la ville vous prend…Même les contemporains n’y résistent

pas. Le bédéiste Régis Franc raconte avecverve comment il s’y est établi pour debon. «Quand j’ai dit àmes amis (français)que je m’installais à Londres, ils ont étéunanimes : Londres? Cool ! Comparé auSwinging London, Paris, c’est la belleendormie…» Page après page, ce Françaisdu Midi devient peu à peu un «Londonprisoner». Captif, dans tous les sens duterme, de cette ville qui se rêve au centredu monde. Avec lui, on fait des allers-retours entre passé et présent, entre Lan-guedoc et Royaume-Uni. Jusqu’à ce ques’ébauche une savoureuse histoire duLondres ordinaire. Franc égrène les anec-dotes – celles qui en disent plus long queles ouvrages savants de tous les spécia-listes de civilisation britannique réunis.Surtout, ilnousrégaledesonhumourpasdu tout britannique,mais tout aussi irré-sistible. Ilparlede lapolitesse–oude l’hy-pocrisie – des Londoniens huppés. Il s’at-tarde sur la signification exacte de leursformules toutes faites – quand ils disent :

«Ah ! Bien ! Très bien…» – de la mêmefaçon que Nathalie Sarraute décortiquait«C’est bien… ça» dans Pour un oui, pourun non (Gallimard, 1982). «Qui n’a pasconnuce“trèsbien” ignoreparoùsontpas-sés les élèves des public schools upperclass, écrit Régis Franc. Ces petits Etatsdans l’Etatoùde jeunesmessieursappren-nentàmanipuler l’artmalicieuxde la lito-te. Le “Ah ! Bien ! Très bien !” (que HughGrant répète en boucle dans pas mal decomédies célèbres) peut être traduit enparisienhabituéduFlorepar : “Oh,merde,il débarque…” Dire que l’on s’y habitueserait exagéré.»

L’écrivain parle de l’agente immobi-lière«juchéesurdes talonsaiguillesqui luibrisent les pattes» et qui pourtant galopedanslarue«avecsonimparablegobeletdecafé immonde». Des prix exorbitantspour des taudis en brique. Des plombiersdePimlico.Desmewsbranchés«oùlesvoi-sins vous espionnent du matin au soir».Desmamies de Holland Park, «anciennes

punks reconverties dans le squirrel foo-ding»… Bref, il dissèque ce peuple de na-tives pour qui la mort d’un arbre ou d’unrouge-gorge est «un petit désastre». Desgensquivousdonnentdu«darling»etdu«honey» à longueur de journée, mais quine vous inviteront jamais chez eux pourlemoindredîner.

A Londres, l’une des principales attrac-tions reste le fameux Speaker’s Corner,dansHyde Park. C’est là que, le dimanche,les orateurs haranguent la foule. Unedéfense et illustration de la célèbremaxi-me voltairienne que les Anglais adorent:«Je ne suis pas d’accord avec vousmais jeme battrai jusqu’à la mort pour que vousayez le droit de le dire.»

Dans Ils sont fous ces Anglais,ChristianRoudaut, anciencorrespondantàLondrespour Radio France et Arte, rappelle à quelpoint les penseurs des Lumières furentinfluencés par cette liberté d’expressionvenue de Londres. Dans un amusant cha-pitre intitulé «LeDonQuichotte deWest-minster», il raconte comment, de 2001 à2011, le personnage improbable de BrianHawest devenuemblématiquede ce lieu.«Consciencemoralepour lesuns,douxcin-glé pour les autres», ledit BrianHaw, pen-dant des années, « s’est posté face aupalaisdeWestminster, siègeduParlement,lemégaphone à lamain, pour crier tout lemal qu’il pensait de l’embargo contrel’Irak.» Lui qui, de sa vigie pacifiste, avaitvu défiler trois premiers ministres, gar-

dait«un faible pour TonyB-liar –menteuren anglais», écrit Christian Roudaut. «Aupassage de sa Jaguar blindée, il braillaitl’ordre aux policiers en faction devantWestminster d’arrêter ce “criminel deguerre”pour“génocide”.»Excédéspar«cegueulard de la paix», les parlementairescherchèrentà le faire décamper envotantune loi interdisant l’usagedumégaphoneplus d’une demi-heure par jour. Loi que«cet idéalistefarfelu», transforméennou-velle icône, observa jusqu’à sa mort,braillant chaque jour 29 minutes et59 secondes exactement.

LelivredeChristianRoudautn’estservini par son titre ni par sa couverture. C’estdommage.En réalité, Jeuxolympiquesoupas, quiconque projette un séjour à Lon-dres trouvera du profit à glisser ces troislivresdanssavalise.Unpeucommel’avaitfait naguère Peter Ackroyd avec sonimpressionnante biographie de Londres(Londres, Stock, 2003), le dictionnaire deSabine Albert, plongeant dans l’épaisseurhistorique de la ville, fournira la profon-deurdechampnécessaireàsacompréhen-sion. Tandis que les deux autres volumes,chroniques insolitesduLondresd’aujour-d’hui, mettront de la chair sur ce cadre.Aucun de ces trois livres, pourtant, n’ar-rive à percer vraiment lemystère de Lon-dres. Ce qu’ils mettent en lumière, aucontraire, c’est l’irréductibleétrangetéquis’attache à cette ville et à ses habitants.Londres,siprocheetsidéroutante.Si fami-lière et si paradoxale. Impénétrable com-me les brouillards de l’East End, opaquecomme lesmystères de SirArthur (ConanDoyle), Londres résiste. Minaudant com-me une belle un peu coquette. Un peuextravaganteaussi.Maisqu’onneselasse-rait jamais de chercher. Au XVIIIesiècle, leplus londonien des écrivains britanni-ques, Samuel Johnson, avait d’ailleurs eucemot qui peut s’appliquer aussi audésirou à l’amour: «Qui est fatigué de Londresest fatigué de la vie.»p

«Edifié à la fin duXVIIIesiècle, lequartier deMarylebone est situéentreOxford Street et RegentStreet. (…) Le sport n’y est pasétranger et leMaryleboneCric-ket Club, fondé en 1787, est restéjusqu’en 1993 l’instancediri-geantedu cricket, non seule-ment enAngleterremais dans lemondeentier (…). Dickens yrésidaune dizaine d’annéesaucours desquelles il rédigeaDavidCopperfield. Enfin, Sir ArthurConanDoyle en fut unoccupantfidèle qui logea dansBakerStreet son fameuxdétective,SherlockHolmes.»

Dictionnairede Londres, p.107-108

«Je demande àMary ce qui pourelle symbolise l’Angleterre. Sonregard s’attarde vers les bou-leaux (…) et sa réponse arrive:“Les arbres. En regardantunarbre, je saurai toujours si je suisounondansmonpays.” Et c’estvrai, les arbres ici sont remar-quables.Onne les taille ni ne lesbouscule. Si un platane tricente-nairedéfonce la clôture d’un jar-din, eh bien, on la déplacera. (…)Personnene s’aviserait de cou-per ici ou là lamoindre branche.(…)Unpeuple qui aime lesarbres n’est pas totalementmauvais.»

LondonPrisoner, page88

«L’immobilier a illustré àmer-veille le capitalismede casinoàla sauce anglaise. Auplus fortduboom, laGrande-Bretagnes’est transforméeenunMonopo-ly géant (…). Un rien pousse-au-crime, la télévisionbritanniqueaapporté sa pierre à ce fragileédifice (…). En voyant sur l’écranMr etMrs Brownvendre deuxfois plus cher le 4-pièces achetéquatreans plus tôt en ayant seu-lementponcé les parquets (…), letéléspectateur est devenuunpeuenvieux. A Londres, la fièvreimmobilière s’attrapait souventà la télévision.»

Ils sont fous cesAnglais!, page149

Londrissime

TraverséeDictionnairedeLondresdeSabineAlbert,HonoréChampion, 208p., 14 ¤.Passionnéepar les rapports entre lesmots et les cultures, SabineAlbert étaitdéjà l’auteurde deuxdictionnairesculturels, l’un sur la Chine, l’autre sur leJapon. En trois cents définitions,d’AbbeyRoad auxYeomen (les gardesdela Tour de Londres), l’auteur offre uneapprocheoriginale et éruditede la villedes Jeux.

Bien sûr, onpourra se replongerdansDickens – avecnotammentle romanpeu connuenFrancequi sort ces jours-ci chezNil (LesAventuresde JosephGrimaldi, tra-duit de l’anglais parBernardHoepffner, 384p., 21 ¤). Pouruneapprocheplus contemporaine,onpréféreranéanmoins Londresnoir (traduit de l’anglais parMiriamPerier, «Folio Policier»,390p., 7,50¤). Précédemmentpubliépar les éditionsAsphalte,ce recueil punk, rock etunder-groundréunitunevingtainedetextes courts (deBarryAdamson,DesmondBarry, PatrickMcCabe,Sylvie Simmons…). Loindesgazonscoupés aux ciseaux, le lec-teur frissonneradans les recoinsmal famésd’Algateou les coupe-gorgedeBrixton. Signalonségale-ment, chez Stock, le recueil Lon-dres en cosmopolite, offert jus-qu’au30juinpour l’achatd’unlivre de la collectionétrangère.L’IsraélienMosheSakal, le Britan-nique JonBauer et l’IrlandaiseEmmaDonnoghue fantasmentla ville à leur façon. Enfin, il fautlire LeMondehors-série «This isLondon» (100p., 7,50¤), pour enapprendreplus encore sur la capi-taledes JO 2012.

Extraits

Irréductibleétrangeté de cetteville, si procheet si déroutante.Si familièreet si paradoxale

PETER DENCH/REPORTAGE BY GETTY

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LesamiesdeBrazzavilleC’est sur unair de rumbaqui résonne à tra-vers Brazzaville en ce jour deDipanda – l’in-dépendance– quedébute lemerveilleuxromand’Henri Lopes. En ce 15août 1960,Kimia a 18 ans.Originairede Poto-Poto –plusqu’unquartier, unemanièred’être, au-delàdesdifférences –, la jeune femmeest à la fêteavec la délurée Pélagie. C’est sur les bancs dulycée Savorgnan,qui n’admetalors quepeud’«indigènes», et encoremoins de filles, queles deuxadolescentes ontnouéuneamitiénourrie demusique, de danse, de rêvesd’émancipation.Une amitié indéfectible jus-qu’à l’arrivéed’unmoundélé– unBlanc, entout cas le croient-elles – en la personned’Emile Franceschini.Un fascinantprofes-seurde lettres qui «marie» Senghor à Shakes-peare et Césaire à Flaubert. Autour de cestrois enfants dePoto-Poto, dont les cheminsse croisent sur quatredécennies entre leCongo, enproie aux« typhons révolution-naires», la France et l’Amérique,Henri Lopescompose cette éducationsentimentale,récompenséepar le prix de la PorteDorée.Romand’apprentissage, récit sur l’écartèle-ment identitaire et culturel, chant aupaysnatal et à la littérature,Une enfantde Poto-Poto est tout cela. Et plus enco-re, une formidable fresquepor-tée parune langue savoureuseet élégantedans laquelle fran-çais et lingala dansent,«Chictout chic» (joue contre joue), larumbadumétissage. p

Christine RousseauaUne enfant dePoto-Poto,d’Henri Lopes,Gallimard,«Continents noirs», 266p., 17,50¤.

FacebookbluesAu chômage, et peu prêt à réaliser les com-promis et les compromissionsnécessaires àson entrée sur lemarché du travail, le hérosdeVoyages sur Chesterfieldpréfère perdreson temps sur Facebook que gagner sa vieen entreprise. Toute unenuit, de 0h07 à7heures dumatin, il regarde «défiler les sta-tuts pas drôles de ses prétendus amis, les pho-tos toutes plus inintéressantes les unes queles autres, les jeux stupides auxquels onl’invite, en se surprenant parfois à les essayerdans lesmoments de profond désespoir». Ilerre, sans but, sur le réseau social, y trou-vantmatière à la rêverie, aux souvenirs etaux réflexions grinçantes sur une époque àlaquelle il adhère parfaitement sans pourautant s’y reconnaître. Blogueur branché,cultivant sa posture de dandyduWeb 2.0,PhilippeCoussin-Grudzinski nous proposeunpremier roman aussi ironique sur lui-mêmeque sur son époque.Bien calé dans son chester-field, il s’emparedes nouvellespratiques de la sociabilité enréseau, pour nous faire voya-ger à travers les formes émer-gentes de l’imaginaire contem-porain.p Florence BouchyaVoyages sur Chesterfield,de Philippe Coussin-Grudzinski,Intervalles, 126p., 15¤.

Avant le jasminVoici la Tunisie vécue de l’intérieur, justeavant la révolution–maispersonnene lesait : ni l’auteur, une des plumes les plustalentueusesduMaghreb, qui a fini d’écrireOuatannquelquesmois avant la chutedurégimeBenAli, ni ses personnages, que ladérélictiondupays, corrompu jusqu’à lamoelle, émietté «en arpents qui ne parlaientplus lamême langue», a rendus lâches etdéprimés.Michkat, une avocate enpleine crise existen-tielle (croit-elle), découvreunbeau jour quelamaison familiale, perdue dans la campa-gne, en borddemer, est squattée.Naceur,ingénieur aupassé glauque, et Rached, unpetit fonctionnaire recyclé en garde-chiour-me, s’y sont installés.Quant àMansour, hom-medupeupledevenuhommedemain, il estcensé évacuerNaceur, lui faire quitter lepays. Lamachine se dérègle, bien sûr…Sevendre à lamafia – qui estl’essencemêmedu régime – sepaye cher: chacundes protago-nistes en fera l’expérience, à samanière.Unportrait saisissantd’uneTunisie en finde règne– et de sa classemoyenne, luci-de et ambiguë.p

Catherine SimonaOuatann, d’Azza Filali,Elyzad, 392 p., 19,90¤.

L’AsiecoulesoussaplumeVincentHein,depuisPékin,oùilvit, entraîne le lecteurdanssonlentvoyageenexil

FlorentGeorgesco

Comment, dans un laby-rinthe, ne pas espérertrouverunfild’Ariane?Parmi les multipleséchos, correspondan-ces, évocations, passa-

ges fantomatiques de souvenirs etde rêves qui forment lamatière destrente-six textes apparemmenthétéroclites duMessager des îles, laréférence, dans le treizième frag-ment, au premier livre importantd’Hubert Damisch, Théorie du nua-ge (Le Seuil, 1972), apaise d’abord lelecteur, qui croit enfin comprendreoùil se trouve.Quelegrandphiloso-phe des arts (né en 1928), aumoment d’achever son œuvre,veuille se retourner sur elle et enboucler la boucle, atténue un peu lasurprise que procurait cet étrangeobjet,oùfiction,théorie,autobiogra-phie conspirent, en se mêlantcontinûment,ànouségarer.Voici lelecteur revenuen terrain connu.

L’illusion sera de courte durée.Hubert Damisch a précisément enhorreur les boucles qui se bouclentet telle est la place centrale qu’oc-cupe la figure des îles dans sa pen-sée : trouées dans le continu, ellessont le signede l’impossibleachève-mentdu réel enun tout. «Lemondene serait pas ce qu’il est, ni l’art ni lapensée,sans laponctuationet lapro-fondeur de champqu’y introduisentles îles, dans toute leur diversité etleur insubmersible distance. » Leréel, totalisé et totalisant, unissanttoute chose sous son empire, est«un cauchemar dont on a con-science qu’on ne s’éveillera pas» :penser aux îles, penser les îles ou,plus précisément encore, penser àpartir des îles est pour HubertDamisch un recours incomparable,«un remède contre l’anxiété». Lesîlesoffrentà l’esprituneimagedesasouveraineté, de l’aisance de sa viepropre, un éveil,même furtif, à uneautre dimension du monde, où lapesanteurdu«tropderéalité»,pourreprendre l’expression d’Annie LeBrun, cesse de contester à l’hommesa liberté intérieure.

Il est heureux, en définitive, quele lecteur s’égare en chemin: c’estun chemin qui ne va nulle part, etqu’il doit apprendreà suivrepour leplaisirde lamarche,del’errance,desrencontresdehasardqu’ilpeutyfai-re. Ce livre n’est pas un livre sur lesîles, c’estune île, ouunarchipel, et ilfaut se laisser guider par l’auteur

dans ce paysageluxuriant. HubertDamisch y a ras-semblé, outre detrès belles pagessur sa jeunesse (laguerre, l’appel du18juin,entenduendirect, la Résis-tance…), beaucoupde ce qui sembleavoir fait, au long

de sa vie, l’objet de ses délectations,et d’abord les œuvres aimées,tableaux (fort peu, comme si aprèstant de travaux sur l’art, il étaittemps de faire droit à tout le reste),

films, livres, opéras. On y croiseWagner et Terrence Malick, Pyn-chon et Proust, Coppola et Aristote.Shakespeare revient à intervallesréguliers; La Tempête se révèle pro-gressivement comme l’axe imagi-naire et poétiquedu livre.

RefugeS’il n’était cependant que cette

sorte de précipité des goûts et despensées d’un homme de grandesculture et profondeur, ce Messagerdesîles,pourêtreunlivred’unemer-veilleuse richesse,ne toucherait pasautant qu’il le fait. Mais l’archipel, àmesure qu’il se dessine, c’est-à-direse complique, ajoutant forme aprèsforme de nouveaux détours à sontracé, laisse apparaître comme undiscoursintime,quelapudeurd’Hu-bertDamischconfinedans le secret,mais qui n’en émeut que plus vive-ment.Cequ’il transmetà traverscespages, cen’estpasunmessage,maisbien le messager. C’est Hubert

Damisch lui-même qui est l’archi-pel, et les archipels peuvent êtreengloutis, s’effacer de la surface desmers:unemenacehantelelivre,quilui donne un étonnant pouvoir defascination.

De cette menace, les courtes fic-tions, bribes énigmatiques d’unrécit que l’auteur s’amuse à estom-per, se font l’écho d’unemanière deplus en plus insistante. Des soldatsenvahissent les îles, leurs habitants,pourdes raisonsmystérieuses, sontobligés de fuir, un homme estemportéparunevague…L’île estunrefuge pour le bonheur de vivre, oùl’on peut rassembler ce que l’onaime,séparéde l’horreurdumonde.Mais aucun abri n’est sûr. Un jour,l’ennemidébarque,etc’enestfinidela vie idéale, et de la vie même. «Lafenêtre s’ouvrit (…), sans nulle vio-lence, et jem’éveillai. Il y avait là desgens quime regardaient, par-dessuslemur, sous une pluie fine, sansmotdire.Des loups.»p

Sans oublier

Brice Pedroletticorrespondant en Chine

Séoul, Pékin, un morceau deMongolie-Intérieure repêchédans les souvenirs de jeu-nesse, du temps d’un pre-

mier séjour étudiant en Chine. Can-ton, Hongkong et puis Kyoto…L’Arbreà singes, deVincentHein, estune déambulation minimalistedans l’Asie du Nord-Est : point demystères, d’événement extraordi-naire ou de personnalités hors ducommun, mais de courtes esca-pades, en solitaire, ou en famille,avecMaXiaomeng, l’épousechinoi-se, et Edgar, le bébé. Ces Carnetsd’Asie ont un port d’attache, la viedans un hutong, une maison duvieux Pékin: plus ordinaire, moinstouristique pour ce Français qui ytravaille et y habite que les incur-sionsdanslespaysvoisins,elleaussiest propice à l’étonnement, audécentrement, bref auvoyage.

Unécrivainvoyageur,ouunvoya-geur qui écrit, selon la qualification

que préférait Nicolas Bouvier, cap-tive par l’équilibre subtil qu’il réus-sit à établir entre l’expédition in-timeet lesdéplacementsphysiques,entre le familier et l’exotique, entreles sonorités d’une autre langue etcequ’endit lanôtre. Il fautentraînerle lecteur assez vite, sans le perdreou le lasser,niqu’il se sente touriste.DansL’Arbreàsinges,onselaisseain-si emmenerdans le sillage des émo-tions de l’auteur, au gré des impres-sions fugitives, des commentairesun brin vachards, des étonnementset des petites joies que suscitent leslieux qu’il traverse, les gens qu’ilcroise, les étrangetés qui surgissentdanssonassiette, ce qu’il entendou,simplement, le tempsqu’il fait.

Dans un premier livre, A l’est denuages (Denoël, 2009), l’écrivain,ancien éditeurdevenuattaché com-mercial, avait imposé un style et unregard en une série de textes courts,chronologiques et photographi-ques, façon journal de bord (le sous-titre en était Carnets de Chine) etd’une merveilleuse justesse sur savie à Pékin, tout ce qui y est cocasse,désolant,charmantoumonstrueux.Sur l’air du temps aussi, son spleend’exilé volontaire ou le sentimentamoureux qu’il éprouvait pour la

ChinoiseMaXiaomeng, qui devien-drait sa femme. L’Arbreà singespro-longe le plaisir de ces inventairesbien ficelés, auquel s’ajoute celui dese transporter d’une Asie à l’autre,de la Chine vers ses proches voisins(Corée, Japon) avec toutes les varia-tions subtiles que cela implique.

Dans les deux livres, aussi, il évo-que leprocessusd’écriture («J’aipas-sé l’après-midià travailler.Dumoinsj’ai essayé. Mais rien n’est venu, ouriendebon.Etdevantcevideembar-

rassant, lesbrasmesont tombéset jeme suis senti le souffle court »,note-t-il un jour de panne) et dialo-gue avec les auteurs qui l’ont ins-piré: d’autres «voyageurs» (NicolasBouvier bien sûr, Gilles Lapouge,PatrickBoman…),maisaussid’autresécrivainsliés, souvent,àl’Asie(HenriMichaux,GaoXingjian…).

Avant sa vie chinoise, VincentHein a travaillé aux éditions Phé-

bus, dont le fondateur Jean-PierreSicre lui a transmis sa passion pourles récits de voyage. En 1998, il futl’undesanimateursdelarevuelitté-raire Calamar, diffusée en librairie,dans les pages de laquelle s’illus-trèrent des plumes qui, depuis, ontfait du chemin, comme MathieuTerenceet ArnoBertina.

Il rêvait de Japon, mais ce fut àPékin que l’on remarqua son CV: ils’est installé en Chine en 2004, avec«un costume et une valise», dit-il,pour s’occuper du magazine de lachambre de commerce franco-chinoise, et s’est alors mis à l’écri-ture. Ce furent ces premiers textescourts qu’il envoya à des amis, quilui suggérèrent un éditeur, Denoël,lequel s’engagea avant même lelivre fini.

Le prochain livre sur lequeltravaille Vincent Hein est unvoyage dans ses souvenirs d’en-fance, en Afrique : on le verraitbien continuer à croquer ainsi lereste de la mappemonde dans sescarnets…p

Philosophedesarts,HubertDamischaécritsurlapeinture, lecinéma, laphoto…Etaujourd’huisurlui-même,àtraversuntextetissédesouvenirsetdefictions

L’archipelDamisch

Littérature Critiques

L’Arbreà singes.Carnetsd’Asie,deVincentHein,Denoël, 162p., 16,50 ¤.

Le plaisir de setransporter d’une Asieà l’autre, de la Chinevers ses proches voisins

LeMessagerdes îles,d’HubertDamisch,Seuil, «La Librairie duXXIesiècle», 270p., 18 ¤.Signalons, dumêmeauteur, l’édition enpoche, revue et corrigée,de L’Originede laperspective,«ChampsArts», 478p., 13 ¤.

JACQUELINE SALMON/ARTEDIA/LEEMAGE

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Chaud show-businessUn thriller? Vaguement. Plutôt un chamboule-toutoù riennipersonnen’est épargné. En ligne demire, unpaparazzi sanscomplexesni hygiène, une jeunepopstar décervelée, la dou-blurequi l’incarne lorsque celle-ci n’est pas en état d’apparaîtreenpublic, des jumelles publicistesqui ont forcé sur le Botox,unproducteurdemusique cynique, un anciengouverneurdeFloridequi dort dans lamangrove et se vengedes pollueurs, ungardedu corps qui porteun taille-herbepour remplacer samaindroite amputéeparunbarracuda…Avec cette farce hilarante qui confère à tous les personnagesles traits les plus ridicules etmultiplie les gags, l’Américain,auteur de Cousumain (AlbinMichel, 1991), Strip-tease (Denoël,

1996) etCroco-deal (Denoël, 2008), poursuit dans laveine outrancièrement satiriquequi a fait son suc-cès. Le romancier, éditorialiste auMiamiHerald,foudroie par son art du croquis la vacuité d’unmondedu spectacle où l’on propulse comme idolesdes chanteuses de play-back autour desquellesgravitent parasites et pique-assiettes. Plaisammentloufoque. pMacha SéryaPresse People (Star Island), de Carl Hiaasen,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yves Sarda,éd. des Deux Terres, 400p., 20¤.

Clochemerle enChineAupays duCerf blanc est le livre le plus connudeChenZhongshi, vice-présidentde la très officielle associationdes écri-vains chinois. C’est aussi sonœuvre la plus représentative, sansêtre tropmanichéenne,publiée en 1993 et vendueàplus de2millions d’exemplairesdans sonpays.Né il y a prèsde soixan-te-dixansdans leNord-Ouest, à Xi’an, dans le Shaanxi, au cœurde cette Chine où trouvèrent asile les révolutionnaires commu-nistes à l’issued’une LongueMarche exténuante, c’est là, dansla plainede la rivièreWei, qu’il situe cette saga truculente, san-glante et passionnante, avec drames, vengeances et passionsamoureuses. Sur trois générations, deux familles, les Bai(«blancs») et les Lu («cerfs»), qui forment les deuxprincipauxclansdu villageduCerf blanc, traversentdes périodes trou-blées, de la fin de l’empiremandchou, à l’arrivéedeMaoZedongen 1949, avec son lot de catastrophesnaturelles, de

famines et de brigandages…Les traditions confu-céennes, taoïstes et bouddhistes sontmises àmal,les patriarches des deux clans sont en concurrencepermanente. Tout comme les nationalistes et lescommunistes. Jusqu’aux jeunes femmesqui se rebel-lent: plus questiond’«obéir auxparents avant lemariage, aumari après lemariage et au fils après leveuvage». p François BougonaAupays du Cerf blanc (Bailuyuan), de Chen Zhongshi,traduit du chinois par Shao Baoqing et Solange Cruveillé,Seuil, 814p., 25¤.

Acapulco, c’est trop!Il y a des endroitsmagiquesdont le simplenomfait battre lescœurs. C’est parfois par leur réelle beauté, ou à caused’événe-ments sentimentauxqu’ony a vécus…ou simplementparcequedes hommesd’affaires ont décidéun jour d’en tirer à leuravantage tout le parti possible.C’est unpeu le cas d’Acapulco, sur la rivepacifiqueduMexique.Après l’époquedes révolutions et la fin de la secondeguerremondiale, ce port, admirablementprotégé, devintune formi-dable attraction touristiquepour la bourgeoisienord-améri-caine, les pêcheurs augros, les joueursde baccara et les intri-gantsde toute sorte.Alors qu’ElizabethTaylor roucoulait avec RichardBurton àPuertoVallarta, plus aunord, Acapulco recevait des dizainesd’autres vedettes, commeFrank Sinatra, JohnWayneou JohnnyWeissmuller, le Tarzandevenuunmillionnaire fatigué: undespersonnages centrauxde l’intrigue. C’est cemilieu fortuné, et

par conséquent entouréd’une faune interlopedetruands, que l’auteurdécrit avec compétence. Il achoisi l’intriguepolicière, avec ses tics, son styleannées 1950, très bien rendu.Un«privé » venudeLosAngelesmène l’enquête sur desmillions dedollars qu’on l’a chargédeprotéger. Bien des gens lesconvoitent et le poursuivent. Il en réchappera, dejustesse.p Jean SoublinaL’Affaire tequila (El caso tequila), de F. G.Haghenbeck,traduit de l’espagnol (Mexique) par Josette Ponce,Denoël, «&d’ailleurs», 230p., 17¤.

Printempsamoureux«Nepleure pas sur laGrèce, – quandon croit qu’elle va fléchir,/ lecouteau contre l’os et la corde au cou,/ La voici de nouveauquis’élance, impétueuse et sauvage,/ pourharponner la bête avec letrident du soleil», écrivait en 1968YannisRitsos (1909-1990),alors assigné à résidencedans l’île de Samos. Parmi lesœuvresde jeunessede ce grandpoètede la grécité, héraut de la liberté,ondécouvreunemerveille, au lyrismeébloui : Symphonieduprintemps (1938) – dont lemusicienMikis Theodorakis s’inspi-

rera enpartie pour sa 7e Symphonie (1984). Après desannéesd’épreuves –une famille frappéepar laruine, lamort et la folie –, le jeuneYannis Ritsosdécouvre, au sanatorium, la splendeurd’unpremieramour. La «bien-aimée» est la destinatairede cechant lumineuxet charnel, où les «blessures» fontplace à la plénitude. «L’amour dans sonpoing/contient l’univers».pMoniquePetillonaSymphonie duprintemps, de Yannis Ritsos,traduit du grec par Anne Personnaz, édition bilingue,éd.BrunoDoucey, 144p., 14,50¤.

Sans oublier

FabioGambaro

Al’école primaire, mamaîtresse disait quej’écrivais avec lespieds. J’ai donc passéune grande partie dema vie à démontrer

que non seulement on peut, maisqu’il faut écrire avec ses pieds. Enmarchantauxquatrecoinsdumon-de et en racontant à travers l’écri-turecequej’aivu, j’ai essayédeven-ger mes chaussures injustementdénigrées.» Presque soixante ansplustard,grâceàcettelointaineins-titutricedeTrieste,PaoloRumizestdevenuleplus importantet leplusconnudes écrivains voyageurs ita-liens. Depuis le début des années1990,sesrécitsdevoyage,générale-ment publiés dans les pages duquotidien La Repubblica, ont don-né lieu à une quinzaine de livres,tous accueillis avec enthousiasmepar la critiqueet les lecteurs.

En France, cet ancien ami dujournaliste Ryszard Kapuscinski(1932-2007), qui s’inspire d’Héro-dote, de Jean Potocki et de NicolasBouvier, a été découvert grâce aulivre Aux frontières de l’Europe(Hoëbeke, 2011), très beau témoi-gnage d’un vagabondage en train,enbus,enbateauetmêmeàpiedlelong des confins orientaux del’Union européenne, entre Arcti-que et Méditerranée. Il revientaujourd’huienlibrairieavecL’Om-bre d’Hannibal, un excellent récitdevoyagequia récemmentreçu leprix L’Expressde l’essai. Pour cetteerrance sur les traces du célèbregénéral carthaginois qui, en 218av. J.-C., traversa les Alpes avec sonarmée et ses éléphants, en infli-geant ensuite de nombreuses

défaites aux Romains, l’écrivainitalien, né à Trieste en 1947, a faitun long périple jalonné de paysa-gesetderencontres,de laTunisieàl’Espagne,delaFranceàlaTurquie,oùHannibal estmort. Surtout, il aparcouru l’Italie du nord au sud,ducolduClapier jusqu’àSyracuse,en passant par les lieux desbatailles menées par le stratège,dontlapluscélèbreetlaplusmeur-trière reste celle de Cannes, danslesPouilles,oùl’oncomptaplusde60000morts.

«Dans ce livre, il y a une dimen-sion fantastique et légendaire quin’était pas présente dans mesautres voyages», explique l’écri-vain, en rappelant qu’il ne restepresque rien d’Hannibal. Pas devestiges ni de monuments, etmême les théâtres des batailles nesont jamais certains. «Face à cevide matériel, j’ai voyagé presqueen état d’hypnose, en lisant Polybeet Tite-Live sur les lieux mêmes

décrits dans leurs pages. L’interac-tion entre ces deux réalités éloi-gnéesdevingt-deuxsièclesm’apro-curé de belles hallucinations. J’aialors compris l’importancedu rêveet des visions dans un voyage quim’aoffert l’occasiond’uneplongéeà l’intérieurdemoi-même.»

Par opposition à une époquetrop pressée, Rumiz défend lanécessité de voyager lentement,unemodalité qui favorise les véri-tables rencontres et la possibilitéde réfléchir à ce que l’on vit. Ainsi,danslespagesdeL’Ombred’Hanni-bal, le déplacement dans l’espace

etdansletempsluipermetd’abor-der de nombreuses questions, tel-les que les relations entre le Nordet leSud, laprésencedupassédansleprésent, la brutalitéde la guerre,lapeurde l’étrangerou ladégrada-tiondupaysage italien.

«Pendant ce voyage, j’ai com-pris l’importance des mythes, sanslesquelsnousnesommesrien.Nousen avons besoin pour résister dans

notreprésent compli-qué»,racontelevoya-geur, en reconnais-sant s’être isolé dansla légende pour seprotéger des mal-heursduprésent:«Ala fin, j’avais presquepeur de revenir à laréalité peu reluisante

de l’Italie contemporaine. Au fond,j’aivoyagédansunétatd’heureuseautosuggestion.»

Rumiz rappelle qu’en mar-chant « l’on mâche et remâche lesmots», ce qui permet, «en cetteépoque de talk-shows, où les motsperdent souvent leur significa-tion», d’en retrouver le sens pro-fond.Ce«retourauxoriginesmagi-ques de la parole», qui par ailleursincite le voyageur italien à la poé-sie,permetde fonder l’écrituresurune conscience plus aiguë du lan-gage, en choisissant des motsmoins prévisibles et banals. Pour

l’écrivainitalienqui,auprintempset à l’automne, ressent toujours lebesoin de partir, chaque voyage ason propre langage et samusiqueparticulière. D’un livre à l’autre, ilchange de style, tout en sachantquel’écriturenepourrajamaisres-tituer toute la richesse de la vie :«Jemedemande si je dois écrireaupassé ou au présent, avec des pé-riodes longues ou avec des phrasesbrèvesetsèches,avecousansintros-pection,enmemettantenscèneoupas. Il faut prendre ces décisionsdès le départ, car le style adoptéensuite conditionne la perceptionde la réalité. » Toutefois, indé-pendamment du style choisi, levoyage pour Rumiz reste un par-cours riche d’incertitudes et deremises en question, mais aussil’occasion de découvertes surpre-nantes et d’heureuses surprises.De ce point de vue, celui restituédans L’Ombre d’Hannibal est cer-tainement un voyage très réussi.Et le livre avec lui.p

Josyane Savigneau

Ceuxquiaurontlachanced’allerenjuillet à Sommières, où LawrenceDurrell (1912-1990)avécules tren-te-cinqdernièresannéesdesavie,

pourront célébrer son centenaire en visi-tant l’exposition qui lui est consacrée, du29juin au 31 juillet. A ceux qui ne passe-ront pas par ce très beau village du Gard,où Durrell s’était installé sur les conseilsdesonami français Frédéric-JacquesTem-ple, il reste des livres, opportunémentpubliéspourmarquer cet anniversaire.

D’abordsonpremiertexte, jusqu’iciiné-ditenfrançais,Petitemusiquepouramou-reux. Durrell l’avait écrit à 20 ans et, aprèssa publication à Londres en 1935, il avaitinterdit sa réédition. Probablement parceque ce roman d’apprentissage lui sem-blait à la fois trop autobiographique, tropnaïf et comportant quelques longueurs.On est cependant heureux de découvrirl’histoire de Walsh Clifton, jeune Anglo-Indien qui, comme Durrell, a passé enInde une enfance enchantée et libre. Sonpère, John, veuf, est ingénieur des che-mins de fer et il emmène son fils avec lui,

jusqu’à ce que sa tante Brenda décide deprendre en main l’éducation du petitWalsh.

C’estainsiqu’à14ansilseretrouvedansl’Angleterre des années 1920. Il déteste lapluie, la bigoterie, la pension. Il traverseracette «expérience atroce», comprendraque plus jamais on ne l’obligera à faire cequi ne l’intéressepas, et on sent que grâceà sonhumour, il saura inventer sa vie. «Sil’on aime l’œuvre de Lawrence Durrell, cespages superbement traduites sont d’unintérêtmajeur»,écritMichelDéondanssapréface, ajoutant: «Petite musique pouramoureuxnesaurait, c’est certain, se com-parer auxœuvres de la maturité, mais (…)nous entendons la voix malicieuse del’auteur et son rire étouffé.»

«Etude impressionniste»L’un des phares de la grande œuvre

qu’évoque Michel Déon est évidemmentLe Quatuor d’Alexandrie (Justine, Baltha-zar, Mountolive, Clea), publié de 1957 à1960et rééditéenunvolumepar l’éditeurhistoriquedeDurrell, Buchet-Chastel (tra-duitde l’anglaisparRogerGiroux, 1560p.,23 ¤). Ce chef-d’œuvre de mémoire, nonseulement celle des personnages, maiscelle de la ville elle-même, Alexandrie, etdu poète grec qu’aimait tant MargueriteYourcenar, ConstantinCavafy, valut à sonauteurun succès international.

Diplomate,LawrenceDurrellavaitoccu-pé denombreuxpostes et, de son séjour àChypre, il avait rapporté Citrons acides,qu’on peut désormais lire en poche (tra-duit par Roger Giroux, «Libretto», 340p.,

10¤), chroniqued’unpaysenproieà la tragédie.«Cecin’estpas un livre politique, écritDurrell dans sa préface,maisune simple étude à lamaniè-re impressionniste de l’étatd’esprit et de l’atmosphère deChypre pendant les annéestroublées1953-1956.»C’estunrécit du quotidien, de la vio-

lencedes luttespour l’indépendancedansunpaysageidylliquequ’onimaginaitcom-me un lieu de paix, et où l’on dit que « laliberténe se gagnequedans le sang».

Pourresterausoleil, on finiracettepro-menade avec Lawrence Durrell par Dansl’ombredusoleilgrec,uneanthologie,avecdes peintures et dessins de Durrell (LaQuinzaine littéraire/Louis Vuitton,«Voyager avec…», 380p., 28 ¤). Avant laFrance, La Grèce a été la deuxième patriedeDurrell.L’universitaireCorinneAlexan-dre-Garner a puisé dans ses récits devoyage, ses poèmes, mais aussi dans samagnifiquecorrespondanceavec sonamiHenryMiller.Et, dusentimentdel’exil à lajoiede la lumièreetde l’étégrec, cestextessontpassionnants et émouvants.p

Critiques LittératureL’écrivainvoyageuritalienPaoloRumizaerré,àvingt-deuxsièclesd’écart,sur lestracesténuesdugénéralcarthaginoisHannibal

Visionspuniques

«J’ai voyagé presque enétat d’hypnose, en lisantPolybe et Tite-Live surles lieuxmêmes décritsdans leurs pages»

Petitemusiquepouramoureux(PiedPiper of Lovers),de LawrenceDurrell,traduit de l’anglaisparAnnick LeGoyat,Buchet Chastel,400p., 22¤.

LawrenceDurrell, jeunehommecentenairePourles100ansdel’auteurdu«Quatuord’Alexandrie»,voicitraduitsonpremierroman

L’Ombred’Hannibal(Annibale.Un viaggio),dePaoloRumiz,traduit de l’italienparBéatriceVierne,Hoëbeke, 236p., 20¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpoched’Aux frontièresde l’Europe,Folio, 334p., 7,50¤.

Unéléphant sur la routed’Hannibal à traversles Alpes,« reconstitution»de 1959.PIERRE BOULAT/COSMOS

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L’ascètehongroisetsonorgiaquechef-d’œuvrePéterNádas,pourécrire«Histoiresparallèles»,qu’ilconçoitcommeson«opusmagnus»,s’estprivéd’alcool,d’amour,devie–dix-huitansdurant

Nils C.Ahl et FlorenceNoiville

Rarement un livre aurasuscité autant d’atten-tes qu’Histoires paral-lèles, de Péter Nádas,finalement paru enHongrie en 2005,

après dix-huit années d’écriture.La réputation du Livre desmémoi-res (Plon, 1998, Prix du meilleurlivreétranger),yestprobablementpourbeaucoup:publiépourlapre-mière fois en 1986, traduit après lachute du mur de Berlin, ce (déjà)volumineux roman avait recueillides éloges (quasi)unanimeset descomparaisons(pourlemoins)inti-midantes: Proust, Musil, ThomasMann, entre autres. Susan Sontagévoquait «l’un des grands romansdu siècle» à sa parution aux Etats-Unis en 1997. Les lecteurs et lesadmirateurs de Péter Nádas guet-taient ainsi Histoires parallèles–1200 pages déroutantes et fasci-nantes.

Si l’auteurfaitsemblantdedon-ner à son livre une intrigue ano-dine, policière, l’illusion ne tientque le temps de la découverted’un corps dans le Tiergarten, àBerlin. On en reprendra le fil huitcents pages plus loin – et encore,de manière presque latente, entoutcas,secondaire.Chaquechapi-tre semble avancer à son rythme,clos sur lui-même, dans un ordreincertain. Ce n’est qu’après quel-ques centaines de pages qu’unearchitecture complexe apparaît,faite d’échos et d’allusions. His-toires parallèles est une fresquegigantesque.

Pour la peindre, Péter Nádasconfiequ’il adûparfois«arrêter lavie» autour de lui. L’écrivain, depassageàParisauprintemps,n’estpas de ceux qui feignent d’écriredes chefs-d’œuvre sans s’en ren-drecompte.«Leplusdur,parexem-ple, dit-il, c’était de ne boire que del’eau parce que le lendemain, jedevaisêtreàmatabledetravail.Denepasavoirde relations sentimen-tales car elles pouvaient nuire aulivre. De faire le vide, de m’astrein-dre à une ascèse. » Le romancierfait corps avec le roman, il se sacri-

fie, il s’aliènepour lui.Acettedisci-pline de vie s’est ajouté un trèsimportantprogrammede lecture:«En Allemagne, rapporte PéterNádas, mon éditeur a publié unpetit livre de bibliographie. Ce sonttous les ouvrages que j’ai lus pen-dant la rédaction de ce livre : plusde cent. » Comme la compositioncachée, les ingrédientsdu texte.

L’auteur l’avoue, la construc-tion du livre a changé plusieursfois : « J’ai commencé à écrire celivre en 1985, le mur de Berlin esttombé en 1989 et j’ai eu un infarc-tus en 1993 : ces deux événementsont influencé l’écriture du texte. »Qui a fini par devenir cette suitehumainevibranteetmenée (croit-on) au hasard, en plein cœur del’Europe et de l’histoire du XXesiè-cle – sans fin. Péter Nádas le souli-gne : de toute façon, « l’hommen’est pas achevé. Ses rapports avecla nature et l’environnement lemontrent clairement». Et si la for-me d’Histoires parallèles semblealéatoire, cela tient à « l’équationentre l’ordre et le chaos» – au cœurde la composition de ce roman.L’auteur poursuit en évoquant lephilosopheParménide:«Ilm’inté-resseà causede la cyclicité de l’His-toire qui vient s’emboîter dans lescycles personnels de chacun. Celivre, c’est aussi ça, une réflexionsur les correspondances qui nousrelient à l’Histoire.»De la secondeguerre mondiale au tournant duXXIe siècle, Histoires parallèles

épouseune époque et unegéogra-phie qui correspondent à la bio-graphie de leur auteur, né en 1942–etquientretientunerelationpar-ticulière avec Berlin. Difficile dedire à quel point ses personnagessont conscients d’eux-mêmes etdes«parallèles»de leurshistoires,justement: la narration joue avecun certain flou, laissant beaucoupde liberté au lecteur.

RépétitionL’écrivain hongrois est

conscient de l’importance de sonlivre, et peut-être des enjeux de saréception.Trop,dirontcertainscri-tiques. Au point qu’on a aussireprochéune formedeprétentionauroman: commes’il voulait toutembrasser, toutdire–être legrandromandecedébutdesiècle.Uncri-tique hongrois, István Margócsi,écrivait,nonsansunecertaine iro-nie, dans la revue littéraire 2000 :«Nádasveutparlerdetout (…)etenconséquence, il donne un panora-ma si large qu’on peut à peine dis-cerner quelque chose.»

Cette ambition affichée n’a pasoccasionné que des déceptions.Histoires parallèles a aussi suscitéun début de controverse en Hon-grie.PéterNádasrenvoieàuneffetd’insularité hongroise : «Le livren’a pas vraiment fait scandale, il adivisé. Certains n’ont pas comprisque je sorte des frontières nationa-les et que je m’intéresse à d’autrescourants de pensée européens.» Il

suggère aussi que «cette réactiontrahit un autre malaise, relatif àl’érotisme d’un texte» qui joue àl’occasion de l’obscénité de la nar-ration. Qui va d’un corps à l’autre,qui les mêle – d’une époque etd’une géographie à une autre. Larépétition de ces scènes organi-ques (et pas seulement érotiques)a quelque chose de morbide et de

vivant à la fois, que l’écrivainrevendique: « Je suis passionnéparla répétition.L’érotisme,c’est larépétition de quelque chose qui estau sommetdenos capacités senso-rielles. Et dont une part demeureirréalisée.» Un mouvement su-blime, inachevéet infini de répéti-tions: on pourrait en dire autantde cesHistoires parallèles.p

Histoires parallèles (Párhuzamostörténetek),de PéterNádas,traduit duhongroisparMarcMartinet SophieAude, Plon, «Feux croisés »,1150p., 40 ¤.

Politiqueéditorialeet lecturesd’EtatL a v i e l i t t é r a i r e

JeudeperspectivesTout d’abord, unemise en garde:His-toires parallèlesn’arien à voir avec lesViesparallèlesdePlutarque. Il n’en estpasune réécriture,et les «histoires»dont il est questionne sont pas l’objet de

comparaisonsmoralesouhistoriquesentre elles.

En fait, elles suiventmêmeassez peules règles de la géométrie, puisque, aulieudene jamais se rejoindre, voilà queles personnages et les intrigues dePéterNádas se croisent, se recroisent et semêlent. Pour finir dansundrôle d’éche-veauà rallonge.

Première impression: celuid’unfouillis, d’unchaos,pour reprendre le ter-medesonauteur, et pourtant.Abienyregarder, la focalisationéparpillée (alle-mandeethongroise, surtout, augrédedizainesdepersonnages)dessine, endépitde sesapparencesaléatoires,unestructureromanesquecomplexeet traceencreuxd’évidentesperspectives:histori-ques, socialeseturbaines. Il n’est pas cer-tainqu’ellesdégagentunsensquelcon-queouque lemouvement romanesqueaboutisse.Mais ce regard très organiciste,ces intrusions, ces commentaires– cettearchitecturevalideuneprésencenarra-tive très forte. Chaquechapitre sembleautonome,ons’yperd,mais (étrange-ment)onneperdpas le fil. Car,malgrétout, le texte tient fermementson lecteur.

La seconde impressionest celle d’unefausse anarchie. Commesi l’auteur étaittapi dans l’ombredu formidable roman,cemauvais tour qu’il joue au lecteur. Lesvirtuositésdu style semblent autantderodomontades, les personnages sonnentcreux. Ils retournent en fait à la glaise enfoule, et c’est admirable.Ouplutôt à lachair, et c’est fascinant. Ils retournent autemps inachevédes sensations, descorps, du sexe – ce faux chaosde l’his-toire et des romans.

En tout cas, chez PéterNádas.pN.C.A.

Pierre Assouline

Règleno 1 : toujours seméfierdel’éditeurqui s’abritederrière lerideaudes coïncidences.Règleno2: le créditer à juste titre de son

flair. Règleno3: se garderde surinterpréterles signes.N’empêchequesi leprésidentHollandedevaitprochainementpasserpourunnouveauRoosevelt, celane relève-raitpasduhasardmaisd’un sensdéjàéprouvéde la communicationpolitique.Et comme(presque) toute choseenFran-ce, celapasse (d’unemanièreoud’uneautre)pardes livres et des intellectuels.

Lamise sur orbite s’est effectuée entoutediscrétionà l’automnedernier.Onapprit que les biographieshistoriques etles essais politiques constituaient l’essen-tiel des lecturesduHollandais volantdurant ses déplacements.Dumoinspen-dant la campagnedesprimaires socialis-tes : «Pour la présidentielle, vu le rythme,il n’a pas vraiment eu le temps de lireGuerre et Paix !», reconnaît LaurentBinet, qui l’a suivi commesonombre. Ilavait lu unevie duprésidentRoosevelt.Probablementpas le livre deGeorges

Boris, conseillerde LéonBlumpuis deMendès France, sur LaRévolutionRoose-velt, car onne sachepas qu’il ait été réédi-té parGallimarddepuis 1934. Plutôtunebiographieet nonun traité d’économiesur leNewDeal, son fameuxprogrammede relance de l’économieet de luttecontre le chômage.Or qu’a confié BarackObamaau lendemainde sonélection?Qu’il était en train de lire la biographiedeJeanEdward Smith sur les cent premiersjoursde Roosevelt à laMaisonBlanche. Leplus intéressant est que, pour se référerauNewDeal, l’un et l’autrene se soientpas tournés vers des essais d’histoire éco-nomiquemais vers des récits de vie. Com-me si l’hommeétait plus exemplaire quesapolitique, et que le cheminsuivi par leprésident américain, réélude 1932 à 1944,pour imposer sanouvelle donne impor-tait davantageque les théories.

Enmars, une phrased’EmmanuelTodd servait de titre à l’interviewque l’es-sayiste accorda à L’Expansion : «FrançoisHollandepeut devenir le Roosevelt fran-çais.» En avril, on assista au lancementde

«Roosevelt 2012 »sous le parrainagedeStéphaneHessel, EdgarMorin,MichelRocardet de Curtis Roosevelt, petit-filsde. Ce collectif de citoyens engagés dansl’actionproposait quinze réformespourchanger la donne, et dompter lesmar-chés au lieu de les rassurer. Enmai, endressant le tableaudes analogies entre lesdeuxhommes, l’économisteThomasPiketty s’interrogeait dansune tribunedeLibération : «FrançoisHollande va-t-ildevenir l’équivalent d’unRoosevelt pourl’Europe? »Audébutdumois, Valérie Twi-tweiler, compagnedu chef de l'Etat,publiait dans ParisMatch sonpremierarticle depuis les élections: une longuecritique argumentéede la biographied’E-leanorRoosevelt. First Lady et rebelle,deClaude-CatherineKiejman, qui vient deparaître chez Tallandier. Le fait est que lafemmede FDRétait journaliste, féminis-te, émancipée, engagéeet qu’elle avait,elle aussi, du caractère. Il ne fallait pasêtre Lacanpour y lire,mêmepas entre leslignes, en clair et non codé, uneprojec-tion, un autoportrait et une feuille de rou-

te. Encore que l’identificationn’est passansdanger quandon sait les zonesd’om-brede la vie privée d’Eleonor. Enprincipe,à la suite d’un tel article, tout rédacteuren chef devrait proposer à son auteurunechroniquequotidienne sur «Ma jour-née», relatant sa vie à l’Elysée et ne s’inter-disant aucun sujet, exactement commele fit EleonorRoosevelt, ce qui ajoutaencore à sa popularité.

Mieuxvaut tard que jamaisL’électiondeBarackObamaa fait ven-

dredes biographiesdeRoosevelt et deLincoln, son grandmodèle avouépen-dant sa campagne. Les éditionsEdhasapurent se féliciter, audébut des années1980,de l’efficacitéduprésidentdugou-vernementFelipeGonzalez, lequel fitvendre la traductionespagnoledesMémoiresd’Hadrien,deMargueriteYourcenar, qui venait de reparaître, enavouantqu’ellenequittait pas son che-vet.Quant àMaupassant, on imaginemalqu’il doive quelquechosede sa fortune àGiscardd’Estaing.Nonplus que la gloire

françaiseduDit duGenji à JacquesChirac.Et onne se souvientpasque la photoduprésidentMitterrandplongé enaviondansEn lisant en écrivant,de JulienGracq,ait bouleversé le chiffre d’affairesdes édi-tions José Corti.

Le 14juin, Tempusa réédité la biogra-phie de référencedeRoosevelt en fran-çais, que l’universitaireAndréKaspi avaitpubliéepour la première fois chez Fayarden… 1988 (mieuxvaut tard, en effet).Maiscommentnepas remarquerqueTempusest le département«poche»de Perrin,qui a publié audébut de l’année leRap-port Beveridge (1942) (mieuxvaut trèstard, en effet !), texte fondateur sur l’Etat-providenceet la protection sociale, ornéd’une substantiellepréface de FrançoisHollande. Toutes choses dont l’éditeurBenoît Yvert jure ses grandsdieuxqu’elles relèventde «coïncidences». Appe-lons celaune bonneanticipationde l’airdu tempset réjouissons-nousdes lec-turesd’un candidatdont on voulut faire,il y a quelquesmois encore, l’héritier depépéQueuille.p

Extrait

Budapest, 1956.DE BIASI/MP/LEEMAGE

Histoired’un livre

«Au fil des tuyauteriessujettes aux fissures et auxfuites, l’eauglougloutait,hoquetait, gargouillait parà-coups, puis aprèsmoultborborygmes, jaillissait etpleuvait enfin sur le corps deGyöngyvér,martelant degrosses gouttes l’émail de labaignoire. (…) Elle se confor-mait au rythmede vied’Ágost, à cause de lui ellerenonçaitparfois ausommeil,mais jamais à sadouchenocturne. Seuldomainepeut-être où elles’entêtait.On aurait dit que,soumis à rude épreuve, lestuyaux secouaient toutl’immeuble, ébranlaientmurs et cloisons. Son corpslisse, sesmembres délicats,sa fortemusculature fili-forme, sa peau si fermeetunie qu’elle semblait pres-que sans pore, jamais rienchez elle nedégageait lamoindreodeur.»

Histoiresparallèles, page212

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Les délateurs sortent de l’ombreLe livre collectif dirigé par Laurent Joly éclaire avec finessele phénomènede la délation sous l’Occupation, trop souventabandonné aux clichés. Il en aborde toutes les formes, de latraque des résistants et des juifs aux affaires demarchénoir,d’avortements clandestins ou de refus du STO, et jusqu’aufilmd’Henri-GeorgesClouzot de 1943 qui en reste le symboleambigu, Le Corbeau, auquel un chapitre est consacré. Letravail des auteurs dissipe bien des idées reçues: les femmesne sont pas surreprésentées parmi les délateurs, lesquelsne sont pas toujours anonymes. L’un d’eux signe sa lettrede novembre1940 en la justifiant dans le vocabulaired’un civisme dévoyé: «Il est demon droit et surtout demon devoir enversma patrie de vous signaler en cemomenttous les abus.»Au croisement d’une histoire de la répression, du quotidiendes «années noires», des pratiques d’écriture ordinaires etdes représentations, le livre lance aussi des pistes deréflexion sur la question sans doute la plus difficile : com-ment quantifier la pratique délatrice? Son plus grandmérite

est de proposer unemise en contexte rigoureusemontrant bien les spécificités de la période, où serencontrent haines privées et incitations publi-ques, empressement des délateurs et diligencedes policiers, faisant régner pour tous la «peur dumouchard». Entre1940 et 1944, l’ubiquité de ladélation est bien le signe et le symptômed’unecorrosionde l’esprit public.pAndré LoezaLaDélation dans la France des années noires,sous la direction de Laurent Joly,Perrin, 376p., 23,50¤.

LouAndreas-Salomé,duneufIl existedéjàplusieurs biographiesde LouAndreas-Salomé(1861-1937), fascinante intellectuelle russede languealle-mande, européenneconvaincue, voyageuseau long cours,amiedeNietzsche, compagnedeRilke et disciple de Freud,lequelne cessade l’admirerpuis de l’aider financièrementquandelle fut la victimede lamontéedunazisme. Savie futun roman: celle d’une femmeaffranchiedes contraintes etouverte à toutes les rencontresquipouvaient la révéler à elle-même.Pour sonpremier ouvrage, tiré d’une remarquable

thèse, IsabelleMons, universitaire et germaniste,étudiedemanièrenouvelle la vie et surtoutl’œuvre littéraire de cette femmehorsdu commun.Apartir des archivesqu’elle a consultées àGöttin-gen, elle réfute, enoutre, pour la première fois et defaçon convaincante, toutes les accusationsd’anti-sémitismeproférées à sonencontreà proposd’untextede 1934 sur l’identité allemande.Unbel essai,trèsprometteur. p Elisabeth RoudinescoaLouAndreas-Salomé, d’IsabelleMons,Perrin, 364p., 23 ¤.

Un«savant voyageur» à ChicagoLe sociologueMauriceHalbwachs (1877-1945) séjournaàl’automne 1930à l’universitéde Chicago.De cette expérienceaméricaineétaient restésdans les archivesune correspon-dancepersonnelle, des chroniques livrées auquotidien lyon-nais Le Progrèset deuxarticles scientifiques. En réunissanttous ces textes et en les complétantparune richedocumen-tation, ChristianTopalovdessinedans ce livre le portrait d’un«savant voyageur» visitant leNouveauMonde.Le sociologuedurkheimien, observateur avisé des budgetsouvriers et des structures urbaines, fait, au long de ces quel-ques semaines, l’expérience déroutante de la ville améri-caine, de sa formidable croissance et de ses communautés

ethniques. Il découvre aussi de nouvelles pra-tiques d’enquête à grande échelle dans lessciences sociales. Une expérience humaine et poli-tiquemaismoins intellectuelle qu’on a pu le direen faisant parfois de Halbwachs unpasseur del’école de Chicago en France. Christian Topalovmontre en effet dans ce livre que celle-ci, déjà surle déclin en 1930, n’a finalement que peumarquéHalbwachs. pGilles BastinaEcrits d’Amérique, deMaurice Halbwachs, édité etprésenté par Christian Topalov, Ed. de l’EHESS, 454p., 27¤.

De l’Histoire à lamémoireIl aurait pune s’agir que d’une enquête sur la déportationd’uneethnologueduMuséede l’homme. Et l’histoire, déjà,valait par son exemplarité.DeborahLifchitz ou commentuneintellectuellebrillante, spécialistedesDogons, ayant côtoyéMarcelGriaule etMichel Leiris pendant la fameuse expédi-tion «Dakar-Djibouti» (1931-1933), fut arrêtée et envoyée àAuschwitz en 1942, sans êtrepour autant inscrite sur les regis-tresdes déportés.Mystère, archives et rebondissements.Mais le livre deMichael Freundexcède l’éclaircissementhisto-rique. C’est un récit dedisparitionqui devient peu àpeu celuid’uneapparition. Amenéà s’intéresser à cette jeune intellec-

tuelle parune série de coïncidences, le narrateur sedécouvreà lui-mêmeau fil de sesmois d’enquête.Dans ce long cheminementne se jouepas, en effet,la seule envie de faire justice à la figuredeDébo-rahL.,mais aussi une formede réconciliationintimeavec sonpasséd’orphelin. Lenarrateur iraainsi, à rebours de beaucoup, de l’Histoire à lamémoire. C’est toute l’originalité de ce livre qui selit avec intérêt et émotion. p Julie ClariniaLaDisparition deDéborahL., deMichael Freund,Seuil, 222p., 19¤.

PascalPayenenquêtesurlesvictimesdesconflitsdanslaGrèceancienneaveclesméthodesdéveloppéespourceuxduXXesiècle.Fécond

D’antiquescrimesdeguerreSans oublier

Patrick Jarreau

De toutes les idées politi-ques, il n’en est peut-êtreaucune qui suscite unedialectique aussi infer-

nale que celle de nation. La nationrassemble et divise, opprime et li-bère, inclut et rejette, existe en soiou procède du nationalisme. EnFrance, elle est revendiquée par ladroite et l’extrême droite, alorsqu’elle est née de la Révolution de1789, dont les ennemis n’ontjamais hésité à aller chercher leursappuis à l’étranger. La gauche dé-fend la nation attaquée, en 1914commefaceaunazisme,maisrefu-selanationarrogante,quiconservedes fanatiquesà l’extrêmedroite.

CharlesdeGaulle sutconjuguerlepatriotismenationalde ladroiteet le patriotisme républicain de lagauche, pour les réunir autour delui dans la Résistance. Mais cettefusionne survécut pas longtemps

à la guerre. Si historiquement lanation a fait l’objet d’un culte àdroiteetnonàgauche,c’estprinci-palement parce que l’unité natio-nale a été invoquée contre la luttedes classes par les privilégiés del’ordreétablietpar l’Eglise.Dans lepassé, quand un écrivain ou unhomme politique de gauche semettait à parler national, c’étaitsouvent le signequ’il changeaitdecamp. Aussi reste-il surprenant,aujourd’hui, de voir une grandeplume de la gauche françaiseexprimer sa foi dans la nation.

Jean Daniel prolonge en fait,avec Demain la nation, uneréflexion ouverte en 1995 dansVoyage au bout de la nation(Seuil). Enpubliantun «journal debord intellectuel, qui court sur lesvingt dernières années», le fonda-teur du Nouvel Observateur nousfait revisiter les événements quiont suivi l’effondrement du sys-tème communiste en Europe del’Est et en Russie, et les débatsqu’ils ont provoqués. Il éclaire à safaçon, toujours pénétrante et sti-mulante, les idéesqui inspirent lesdirigeants des Etats, les experts

qu’ilsconsultent,lespenseurspoli-tiques et les éditorialistes qui lesobserventet les critiquent.

La campagne présidentielle,dont les échos ne sont pas près des’estomper,amontréque l’exalta-tion des frontières est un signe derassemblementà droite, etmêmede droitisation de la droite parle-mentaire. Au contraire, qu’elle sesitue dans la filiation des révolu-tionnaires universalistes de 1792– ceux qui accueillaient à laConvention des étrangers faits«citoyens d’honneur» –, de l’in-ternationalisme syndical et poli-tique du mouvement ouvrier, oudu pacifisme né de la boucheriede 1914-1918, la sensibilité degauche est tournée vers le supra-national, la coopération, lemulti-latéralisme.

Une société atomiséeJean Daniel ne renie rien de ces

idéaux, mais il en est venu à laconclusion qu’une version abs-traitedel’humanisme,neconsidé-rant en chaque homme que sesdroits universels et négligeant cequi l’attache à d’autres hommes,

fabrique une société atomisée,livrée aux seuls appétits mar-chands et où chacun est tenté, enréaction,dechercherprotectionetsalut dans le communautarisme.Aussi place-t-il ses espoirs dans«un humanisme qui combine lemessage universaliste et l’incar-nation de ce message dans les ra-cines».Asesyeux,laseulecommu-nauté politique dans laquelle onpuisse s’inscrire doit avoir«autant de souvenirs que de pro-jets, autant d’héritage que de vo-lonté, autant de traditions que demodernité». Plutôt que d’autrescommunautés qui pourraient seporter candidates – régions, tribusculturelles, confessions religieu-ses, groupes linguistiques… –, lanation permet à l’individu de seprojeter vers l’avenir.

Qu’onapprécie leportd’arrivéeouqu’onluipréfèred’autreslatitu-des, on ne regrette pas de s’êtreembarqué pour cette traverséed’undébut de siècle incertain.p

VincentAzoulay

Troie est en flammes. Après dixans de siège, la ville est enfinprise. Dans l’ivresse de la vic-toire, le sang appelle le sang:Néoptolème, le fils d’Achille,achèvelevieuxroiPriam,réfu-

giéprèsdel’auteldeZeus,avantdes’empa-rer du jeune Astyanax, le fils d’Hector,qu’il précipiteduhautdes remparts; puisc’est au tourdePolyxène, la fille de Priam,d’êtreégorgéesur latombed’Achilleenunsacrifice contre-nature. Quant à Cassan-dre, Ajax la traîne hors du temple d’Athé-na et la viole sous le regard des dieuximpuissants. Ce sont ces scènes d’unecruauté inouïe que les peintres athéniensont choisi de retenir pour évoquer le sacd’Ilion, s’attardant sur la démesure sacri-lège des conquérants et sur les corps sup-pliciésdesTroyens.Pourquoiavoirmisenscène, sur des coupes circulant au ban-quet, non pas l’exultation de la victoire,mais l’effroi de la défaite? Peut-être parceque la guerre est, dans le monde grec,considéréecommeunéchec,ébranlantlesfondements mêmes de la communauté,commelemontre l’historienPascalPayendans un livre magistral, Les Revers de laguerre enGrèce ancienne.

Areboursd’unereprésentationapaiséede la guerre, où un bel ordre apollinienrégnerait jusque dans la mêlée, l’auteurinquiète nos certitudes : non, il n’y eutaucune «humanisation» de la guerre, àmesure que s’imposait la phalange hopli-tique ou que se développait la démocra-tie ; non, les massacres de prisonniers nefurent pas limités à quelques cas aber-rants ; non, les populations civiles nefurent pas – ou si rarement – traitées avecmansuétudepar les vainqueurs. C’est quelaguerre,entantquephénomènesocialetculturel, ne se limite pas à l’affrontemententre deux armées, mais met à l’épreuvela cité tout entière. A commencer par lescombattants,biensûr:PascalPayenconsa-cre des pages saisissantes au sort des pri-sonniers de guerre, souvent réduits enesclavage,parfoismisàmort–lapidés,cru-cifiés ou, pire encore, enchaînés. C’est ain-si, les fers aupied, que desmilliers de cap-tifs athéniens succombent dans les lato-mies de Syracuse, au terme d’une agoniede plusieurs mois. Les non-combattantsne sont pas plus épargnés, même si les

auteurs anciens ont tendance à pratiquerl’euphémisme, voire le non-dit, quand ilsabordent le sujet. Ecoliers massacrés, vil-les rasées de fond en comble, déportationenmasse des femmes et des enfants: Pas-cal Payen mène un examen clinique – etdépourvu de tout voyeurisme – des mal-heurs de la guerre, le regard aiguisé par salecturedeshistoriensde laGrandeGuerreet attentif à toutes les formes de «brutali-sation» engendréespar les conflits.

La place des femmesL’auteur reconnaît en effet sa dette à

l’égard des études sur les «violences deguerre » au XXe siècle et assume, enconscience, la part d’anachronismequ’im-plique une enquête centrée sur les victi-mes et leurs souffrances. A condition d’encontrôler les effets, les interrogations dutemps présent peuvent contribuer à pro-duire une nouvelle intelligence du passé.En l’occurrence, l’anachronisme se révèleparticulièrementfécond,enpermettantdese départir d’un certain nombre de lieuxcommuns.Autermed’uneargumentationserrée, Pascal Payen montre ainsi que laguerrene correspond jamais àunétatnor-maldufonctionnementcivique.Contraire-ment à ce que l’on prétend volontiers, leguerrier ne se confondpas avec le citoyen,sous prétexte qu’ils seraient réunis par lemême principe égalitaire, dans les lignesde laphalangeetdans les rangsde l’assem-blée.Enréalité,danslemondedescitésgrec-ques, la guerre n’est pas au fondement dupolitique, mais apparaît plutôt commeune question lancinante et irrésolue, àlaquelle la communautédoit faire face – ettout particulièrement les femmes, qui ne

sont nullement exclues de l’horizon de laréflexion. Tout d’abord parce que, durantles combats, celles-ci participent à la dé-fensedelavilleets’impliquentparfoisacti-vementdansdes formesde combatdéfen-sif. Ensuite parce que, en cas de défaite,elles deviennent des proies que l’on em-mèneavecviolence,mettantenpérillasur-viedelacité.Aussin’est-cepasunhasardsi,surlascènethéâtrale,lacitédonnesouventàentendrelelamentodesfemmescaptives– en particulier chez Euripide –, faisant deleur sortunsujetdeméditationcollective.

Mais au-delà des poètes tragiques, cesont surtout les historiens qui, d’Héro-doteàLucien, fontde laguerre leurprinci-pal objet d’étude, en adoptant une atti-tude critique et distanciée, bien loin des

«Chroniques»sumé-riennes ou assyrien-nes, qui se plaisent àfaire l’éloge desmas-sacres commis par lesouverain. La belleréflexion menée parPascal Payen ledémontre à l’envi :rien, dans l’historio-graphie grecque,n’apparaît jamaisrésolu par la guerre.Laissonspour finir laparole au roi lydien

Crésus–qui se fait ici leporte-paroled’Hé-rodoteet, au-delàde lui, de toute la chaînedeshistoriensgrecs:«Personnen’estassezinsensé pour préférer la guerre à la paix ;en tempsdepaix, les fils ensevelissent leurspères; en tempsdeguerre, lespèresenseve-lissent leurs fils.»p

Toutaufondàgauche, lanationPourJeanDaniel, l’universalismenepeutêtreportéquepardescommunautéshistoriques

Critiques Essais

Les Reversde la guerreenGrèce ancienne,dePascal Payen,Belin, «L’Antiquitéauprésent», 400p., 25 ¤.Signalonsaussila parutiondeLaMort rouge.Homicide,guerre et souillureenGrèce ancienne,deBernardEck,Les Belles Lettres, «Etudesanciennes», 448p., 35 ¤.

Laprise de Troie.«Coupe de l’Ilioupersis»,

Vesiècle av. J.-C.HERVÉ LEWANDOWSKI/

RMN/MUSÉE DU LOUVRE

Demain lanation,de JeanDaniel,Seuil, 274p., 20¤.

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aLes 22et 23juin: colloquesartrienàParisLe grouped’études sartriennesen Sorbonneproposeun collo-que sur «Sartre, Bergson, lemagique» (vendredi, 9h30-18heu-res) et sur «Sartre et le portrait biographique» (samedi,9h30-17heures). AmphithéâtreChampollion.www.ges-sartre.fr

aLes23et24juin:pochesàSaint-Maur(Val-de-Marne)Le 4e Salondu livre au formatdepoche recevra endeux jours140 invités, parmi lesquelsKatherinePancol, AnnaGavalda etTobieNathan. Entrée gratuite (10heures-19heures).saintmaurenpoche.com

aLes 23et 24juin:éditeurs indépendantsàParisLe6e Salondes éditeurs indépendantsduQuartier latin se tien-dra au lycéeHenri-IV. Auteurs et illustrateurs accueilleront lepublic pour des rencontres et des signatures.www.pippa.fr

aDu25juinau1er juillet:romansnoirsàFrontignan (Hérault)La 15e éditionduFestival internationaldu romannoir tourneraautourde la question: «Le romannoir sauvera-t-il lemonde?»Poury répondre, à travers tables rondes, conférences et lec-tures, une cinquantained’auteurs dumondeentier feront ledéplacement. Parmi eux, la Française FredVargas, l’AméricainTonyO’Neill, les BritanniquesOliverHarris (lire page9) etDanWaddell, la SuédoiseAmandaLind, l’EspagnolMarc Pastor, leLibérienVambaSherif.www.polar-frontignan.org

ONL’OUBLIE SOUVENT: la Franceparticipaà l’éliminationdes peu-ples amérindiens.Ondébat sansfinpour savoir si lesmassacrescommispar les Espagnols dans leNouveauMonde constituentunvéritable génocide.Dans le cas desFrançais, la réalité est peu contes-table. Ainsi, enMartinique, laguerre de 1658 contre les Caraïbesaboutit à une épurationethnique,quimit fin à la présence amérin-diennedans l’île.Mais ce géno-ciden’est pas perçu commetel,car c’est un toutpetit génocide(quelquesmilliers d’individus «àpeine»), et ungénocide«très réus-si» (du coup, pas de survivantspour témoigneroudemanderréparation).

EnMartinique, dansmon îlenatale, quandonévoque le sortmalheureuxdes Caraïbes, onconvoqueaussitôt la figure émi-nentedeBartolomédeLas Casas,le défenseur desAmérindiens.Mais demauvais coucheurs rap-

pellentqu’il préconisa le recoursaux esclaves africains, pour rem-placer les indigènesdans lesmines et dans les champs. Il estvrai qu’il s’en repentit sur le tard…Dès lors, faut-il louer ou brûlerLas Casas?On trouverapeut-êtrequelquesélémentsde réponsedansBartoloméde Las Casas.Conquête, domination, souverai-neté,de LuisMora-Rodriguez,phi-losophecostaricain…

L’ouvrageanalyse lapenséepoli-tiquedeLasCasas (1474-1566).Pro-priétaired’uneencomienda,unepropriétéarrachéeaux indigènes,réduitsàune formedeservage, LasCasasentredans lesordres,devientaumônierdes conquista-doreset finitparprendre ladéfen-sedesAmérindiens.Apartirde1527, il affirmeladoctrinede la res-titutionet exigedes colonsqu’ilslibèrent leurs Indienset leur ren-dent leursbiens s’ils veulent rece-voir les sacrements,etnotammentl’extrême-onction.LasCasas, c’est

aussi, évidemment, l’hommede lacontroversedeValladolid,undébatorganiséparCharlesQuintavecdes juristes renommés, invi-tésà indiquer«commentdoiventse faire ces conquêtespourqu’ellesle soientavec justice etavecuneconsciencesûre».

LesvraisbarbaresLuisMora-Rodriguez tente ici

d’aller au-delà des argumentsmorauxet s’attacheplutôt auxconceptsde domination,de souve-raineté, de droit naturel, qui tra-versent l’œuvredudominicainespagnol. Cependant, la penséepolitiqueest-elle vraiment l’as-pect le plus original de l’œuvredeLas Casas? Leplus frappant, àmonsens, c’est plutôt cette ethno-logie à rebours, qu’il développe,par exemple, dans la Très brèverelationde la destructiondesIndes, texte dans lequel ilmet enscènenonpas les barbaresamérin-diens,mais les vrais barbares,

selon lui, les conquistadoresespa-gnols – point de vue dudominantsur la dominationelle-même.

Pour autant, Las Casas de-meure celui qui entend soumettreles peuples à la foi chrétienne, ceque LuisMora-Rodriguezn’inter-rogeguère. In extremis, dans laconclusion, il sedemande si l’évan-gélisation forcéen’est pas, de fait,«une formede contrainte». Vrai-ment?Mais, aussitôt, il affirmebenoîtement: «N’y a-t-il pas, danscette formed’apprentissagedel’Evangile, uneportée libératrice?»Onreste sans voix. Puis on sefrappe le front:mais c’est biensûr, c’est sansdoute le «rôle posi-tif de la colonisation», commedisait l’autre…p

AmélieNothomb, écrivain

PaslafautedeDaddy

LecasLasCasas

d’Eric Chevillard

Sans interdit

A titre particulier

Le feuilleton

Agenda

Danslepanierdecadres

D’ENVIRON1913 à 1957, en littérature française, les garçonsontété deshommes: ils ne s’appelaientpas par leur prénommaispar leur patronyme. Le grandMeaulnesd’Alain-Fourniern’estguèrenomméAugustin; dans Les Enfants terribles,deCocteau,onne connaît pas le prénomdeDargelos, et onn’en apasbesoin– l’appeler autrement serait une atteinte à sa dignité; etdansOnze ans avec Lou,deBernardChapuis, qui se déroulede1953 à 1957, soit quand le héros a de 7 à 11 ans, celui-ci se faitappelerDulac et crèverait dehonte si ses camaradesdumêmeâge, euxaussi désignéspar leur seul patronyme,usaient de sonprénom, Jean.

Cetusagenous surprendaujourd’hui, oùnousvivons l’ex-trême inverse, avec cette familiaritéexcessivequinous fait appe-lermême les adultesuniquementpar leurprénom, commedans les émissionsde télé-réalité. La littérature suit lapratique:dans les romansactuels, les enfantsn’ontplus depatronyme.

Quandon lit le romandeBernardChapuis, onpense auxconfidencesd’enfancedenospères et on se souvientqu’euxaussi appelaient leursmeilleurs amis par leur patronyme.Enrevanche, ce quin’était pas du tout l’usage, c’était de désignerles adultes par leur seul prénom.C’est pourtant ce que faitBernardChapuis: le père deDulacne s’appelleniM.Dulac, nipapa,mais Lou. C’est d’autant plus surprenantque Lou exiged’être appeléDaddy.

Onzeansavec Lou, commeon le suppose,nous indiqueunelimite: le hérosne connaîtra sonpèrequependantonzeans.Onzeannéesd’enfance aucoursdesquellesDulacdécouvrepeuàpeucequenousdécouvrons tousà cet âge, à savoir que lesparentsne sontpasdes adultes, pour cemotif qu’il n’existepasd’adultes: ceuxquenousprenionspournos tuteurs se révèlentgravement irresponsables.Cen’estpas toutà fait leur faute: eux-mêmesavaient choisi pourmodèlesd’immatures simulateurs.

S’adonnerà l’opiumDulaca 10ans quandLou lui annonce sanomination comme

attachénaval à Rome, auprintemps suivant. L’enfant est aussifier qu’incrédule: il sait, lui, que sonpère s’est totalementdétournéde la diplomatiepourneplus s’adonnerqu’à l’opium.Louprend son fils à témoinde sesnombreusesbêtises, croyantcréerde la complicité là où il ne susciteque l’angoisse. Et il luidemandede cacher à samèredes liaisonsqu’il vit sous ses yeux.

Lanominationde Louà Romene sera pas confirmée:leQuai d’Orsay aura euvent de quelque chose. La belle carrières’achèveenqueuedepoisson, et ce sera avec beaucoupdemélancolie,mais sans étonnement, queDulac apprendra le sui-cidede sonpère: «Il se sentait déjà plus vieux que Lou».

Ce jeuonomastiqueest habile, qui nous suggère l’immaturi-té fondamentale dupère: s’il est privé depatronyme, c’est qu’ilne lemérite pas.Heureusement, à 11ans, Dulac sait comment seconduire: ilmasque son chagrin commeungrandet inventeunmensongedebonne tenuepourdissimuler la tragédiepater-nelle. «Quandunde ses camarades de troisième lui avaitdemandéde quoi sonpère étaitmort, il avait réponduau jugé:“Crise cardiaque”. L’ombrededéceptionqui avait fugitivementassombri le visage de son camaradedémontrait que la crise car-diaque, en raison des progrès qu’elle avait accomplis dans legrandpublic, avait progressivementperdu son statut demala-die-vedette et n’intéressait plus grandmondeà l’exceptiondesmalades et de leur entourage. Et, à dater de ce jour, Loumouraitd’une crise cardiaquepour qui en faisait la demande.»

Nulle tristessepourtant dans ce roman léger, très agréable àlire, plein d’humouret d’une sorte depoésie deproximité. C’estla version longuede la phrasede SachaGuitry: «Monpère estungrand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit.»p

Journalambigud’un cadresupérieur,d’EtienneDeslaumes,éd.MonsieurToussaint Louverture,184p., 16 ¤.

Louis-Georges Tin

Chroniques

Ne craignons pas de l’affir-mer ici haut et fort : le lec-teur est un sadique. Dèsson plus jeune âge, il veutvoir le loupdévorer lePetitChaperon rouge et sa

grand-mère, il veut voir Blanche-Neigemordre dans la pomme empoisonnée. Etl’écrivain, le plus souvent un innocent aucœur pur qui emploierait volontiers toutson talent à décrire les arabesques dupapillon au-dessus des boutons-d’or, s’ilveut être lu, comprendvite qu’il vadevoirproposer à ce pervers des spectacles unpeuplus féroces, des crimesabominables,des amoursmalheureuses, sans répit dessupplices,desagonies,desaffrontements,ladéchéanceetlaruine.Assisdanssonfau-teuil profond quand il n’est pas allongésur son lit ou sur une serviettedeplage, lelecteur se repaît de toutes ces horreursavec une avidité obscène ou une cruellelenteur. Pour lui complaire, l’écrivainpré-cipite ses personnages dans les pires ava-nies.Pasuntourmenthumainneleurseraépargné. Et bientôt, il ne sait plus quoiinventer.La junglen’offrepasdepérilsà lamesuredecette soifde sangetde carnage.Commentl’étancherdésormais?Orilexis-te un dernier biotope où la sauvagerieexcède peut-être même ce que le cœurdépravédu lecteur est capable d’endurer:lemondede l’entreprise.

Dans son Journal ambigu d’un cadresupérieur, EtienneDeslaumesnous inviteà une visite guidée des bureaux de Mi-nerve Immobilier, au terme de laquellenous n’avons plus qu’une envie: replon-gerdans la caveduClaustriadeRégis Jauf-fret (Seuil, 2012) afin d’y respirer un airplus pur. Ce Journal est une fiction bieninformée,cependant,par l’expériencepro-fessionnelle passée de l’auteur, lequel, detoute évidence, connaît son sujet. Et cen’est pas triste. C’est désespérant. L’entre-prise telle qu’il nous la décrit additionnelescharmesde lacoloniepénitentiaire,duchamp de bataille, du pensionnat et ducombat de coqs. Pour ce qui concerne dumoins ses cadres, les relations humainesse résument à des luttes intestines, desstratégies d’intimidation, des enjeux depouvoir. C’est l’enfer ultralibéral où l’onpréfère les collègues à la tête plate puis-quecelle-ciestsupposéeservirdemarche-pied.Ons’yprendvolontierspour leseldela terre, mais l’âge mental moyen, leniveau des échanges et l’ambiance géné-rale sont plutôt ceux que l’on rencontredans le bac à sable d’une école élémen-taire, la grâce enmoins, l’alcoolisme et lalubricité enplus.

C’est bien compliqué, l’organisationhiérarchique d’une entreprise, au moinsautant que les méandres de la filiationdans un roman russe et, donc, en guised’arbre généalogique, Etienne Deslaumesplace judicieusement au seuil de son livre

l’organigrammedu groupeMinerve. Ain-si nous découvrons des personnages quiresteront réduits à leur fonction, commesi celle-ci constituait bel et bien leur es-sence – directeur des travaux, gérant,DRH, etc. – et que leur vie s’y engouffraittout entière, à l’exception de quelquesRTT dont il s’agit de profiter à fond en ylogeantunedépressionet undivorce.

Il sera à peine questiondans ce livre duPDGdugroupe, lequelévoluedansdetrophautes sphères et ne fréquente, on le sup-pose, que d’autres cosmonautes à sa res-

semblance, qui flottent dans l’éther, bienau-dessus de leur astronef. Etienne Des-laumesseconcentresurlafaunedel’entre-prise et sur son gérant tyrannique, IbanLanziéga,appeléplutôt,dèsqu’il tourne ledos, le Monstre ou la Bête. Quand il faitface, en revanche, les persifleurs se ran-gent en bon ordre et à plat ventre devantlui. L’homme n’a pas d’amis, mais à quoibon des amis quand on a des courtisans?Ceux-ci s’affublent les uns les autres desurnoms qui donnent une idée de l’am-biance: Vent de Pute, Kaka la cochonne,Pot-au-feuouForêtnoire(depuisquecelle-ci, à l’occasion d’un de ces jeux d’entre-prise destinés à cimenter puis lézarder le

groupe, a dû relever ses jupes, révélant«une luxuriante toison pubienne du plusbeaunoir corbeau»). Commeà l’écoleouàla caserne, lemoindre défaut physique, lemoindre tic, le soupçon d’homosexualitésont aussitôt stigmatisés et ridiculisés.

Etienne Deslaumes laisse vivre devantnous ce tout petitmonde sans intervenir.Son narrateur, directeur juridique dugroupe, est le tourteau dormeur de cepanier de crabes. Il observe et enregistre,puis démonte la sinistre mécanique desrapportsde forces.Noircit-il le tableau?Laméchanceté semble la qualité la mieuxpartagée chez les cadres supérieurs, toussontsournois,hypocrites,égoïstes.Harcè-lement, humiliations, luttes d’influenceet de pouvoir, trahisons, occupent leursjournées, inextricablementmélangésauxdossiers dont ils ont la charge.

Sous-titréNotes de bureau, ce livre doitparadoxalementsonefficacitéàsaneutra-lité stylistique. On notera certainesmala-dresses en passant (des «méandressinueux», cela fait bien des virages), maisl’auteur, qui s’autorise juste quelquesremarques ironiques, nous livre là le rap-port qui s’imposait. S’il n’en rajoute pas,c’estdoncqu’ilditvrai.Lacruautéduspec-tacle prête à rire, et nous ne nous en pri-vonspas. Jevous ledisais : le lecteurestunsadique. Il devrait plutôt verser toutes leslarmesde son corps.p

Bartoloméde Las Casas.Conquête, domination,souveraineté,de LuisMora-Rodriguez,PUF, «Fondementsde lapolitique», 264p., 35,50¤.

L’auteur, de touteévidence, connaît sonsujet. Et ce n’est pas triste.C’est désespérant

Onzeans avec Lou,deBernardChapuis,Stock, 272p., 19 ¤.

EMILIANO PONZI

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MonPoche

Unacte honteux. Le génocide arménien et la question de laresponsabilité turque, de Taner Akçam,traduit de l’anglais parOdile Demange, Folio «Histoire», 688 p., 10,9 ¤.SaMajesté desmouches, deWilliamGolding,préface inédite de Stephen King, traduit de l’anglais par Lola Tranec,Folio, 320 p., 7,50 ¤ (édition limitée).Wakefield, deNathaniel Hawthorne,traduit de l’anglais parHélène Frappat, Allia, 48 p., 3,10 ¤.L’Etrangère, de SandorMarai,traduit du hongrois par Catherine Fay, Le Livre de poche, 216 p., 6,10 ¤.Sonnets, de Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italienpar René de Ceccatty, Poésie/Gallimard, 288 p., 9,90¤.Ungarçon parfait, d’Alain-Claude Sulzer,traduit de l’allemand par Johannes Honigmann, Babel, 236 p., 7,50 ¤.

C’ESTUNLIVRECARTONNÉqui se déplie commeunaccordéon,avec, sur ses plis et replis, les dessinsminutieux, faussementnaïfs et vaguement surréalistes de Camille Chevrillon.Dudébut à la fin, on suit des lignes, bleues, vertes, noires…Avec,sur chacuned’elles, de curieuxpersonnagesqui apparaissent etdisparaissent.Un chat qui pleure.Un éléphant en robed’été.Unedamemasquée.Unhommequi fait duhula hoop…

Le texte est sobre et beaucommeunpoèmeenprose. Pasétonnant, il est signédedeuxgrandesdamesde lapoésie belge,FrançoiseLison-LeroyetColetteNys-Mazure, quin’en sontpas àleurpremièreœuvreà quatremains (On lesdirait complicesouLaNuit résolue,Rougerie, 1989et 1995). L’enfantqu’elles fontpar-ler sansqu’on le voie jamais supplie – ses parents, sansdoute?avantd’aller se coucher?: «Encoreunquart d’heure…» Il a tant àfaire encore…C’est ce qu’onaimedans ce texte: indirectement,il suggèreauxenfants le prixdes choses lesplus fugaces. Ilapprendà savourer chaque instant commesi c’était ledernier–avantd’aller se coucherbien sûr. p FlorenceNoivilleaEncore unquart d’heure, de Camille Chevrillon (dessin), FrançoiseLison-Leroy et Colette Nys-Mazure, Esperluète, 30p., 14 ¤.

Poésiedépliante

Oùonva,papa?de Jean-Louis Fournier, Le Livre de poche, 160p., 5,60¤.«PIERREDESPROGESm’adonné enviede lire deux écrivains:AlexandreVialatte et Jean-Louis Fournier. AlexandreVialatte,parce qu’il enparlait tout le temps, et Jean-Louis Fournierparcequ’il était le réalisateurde l’émission “LaminutenécessairedemonsieurCyclopède”. J’aurais aussi bienpuvousparler deVialattemais, aujourd’hui, LeMondemesollicite pourparlerd’un livre depoche, et «Bouquins», qui réunit Les Chroniquesde LaMontagne, déformerait dangereusementn’importequelle pochede costumeen lin. C’est par ailleurs le problèmedu lin: ça se froisse.

Alors Jean-Louis Fournier? (Je suis sûrque Fournier est égale-ment amateurdeVialatte: son amourdu style, songoût pour lecoq-à-l’âne, ses costumesen lin.) Son livreOùonva, papa? estune lettred’amourqu’unpèreadresse à ses deuxenfantshandi-capés,Mathieuet Thomas.

Jusqu’en 1991, ondevait sur les pare-brisedes voitures collerdes vignettes, pour soi-disant financer la retraitedes vieux. Lesparentsd’enfantshandicapésmentauxétaient exonérésdecette taxe. Depuis 1991, il n’y a doncplus aucunavantage àavoir des enfants handicapés. Jean-Louis Fourniernote ce genrede chose avec unhumourque certains ont pris pourdu cy-nisme.Moi, j’ai ri, j’ai pleuré à chaquepage.Mathieuet Thomasne savent pas où ils vontmais vous savez, vous? Certains, com-me je vous le disais, ont eu tort de trouver le livre choquant,amoral. C’est par ailleurs le problèmedu lecteur: ça se froisse.»

Avant-derniers feuxabsolutistesFin connaisseurdes Lumières,GuyChaussinand-Nogaretcampe ici la Francede LouisXV avec finesse et verve.Mais, aufil de cette enquêteà la rencontrede 24millions de sujets, onperçoit surtout le germede la faillite dumodèle absolutisteface à la doubleoppositionmenéepar ceuxque sa grandeur adépossédés et ceuxque samansuétudea enhardis. La sensi-bilitémonarchiquen’est plus instinctive et fervente; elle s’estémoussée.Une leçonde 1979que trois décenniesd’historio-graphien’ont pas démentie. pPhilippe-JeanCatinchiaLes Français sous Louis XV,deGuy Chaussinand-Nogaret,Tallandier, «Texto», 384p., 10¤.

Le retour d’Orphée«Ta lyremélancolique,Orphée,/Ne peut changer notre levain.(…) Je t’entendsmaintenant, je t’aperçois,/Ombre libérée de sonorbite/ Inaugurant l’errance.» Le poème«Miroir pourOrphée»ouvre le recueil qu’«Orphée», pionnièredes collections bilin-guesdepoésie enpoche, consacre àAdonis, le grandpoètenéenSyrie. Dirigée parClaude-MichelCluny, «Orphée» , publiéede 1989 à 1998par LaDifférence, est relancée, avec depré-cieuses rééditions,mais aussi des inédits de Frederic Prokoschet de ThomasBernhard. pMoniquePetillona Chronique des branches, d’Adonis, traduit de l’arabe par AnneWadeMinkowski, LaDifférence, « Orphée », 128 p, 5¤.

GrossemagouilleetgueuledeboisLeflicde«Sur le fildurasoir»,d’OliverHarris,neratel’occasionnidefairedel’argent,nideboireuncoup

Nouvelle Iliade«Poèmede la force»:ainsi laphilosopheSimoneWeil quali-fia-t-elleL’Iliade. Avec cettenouvelle traduction, l’épopéed’Ho-mèreredevientuneœuvredenotre temps, à respirer fort, àdireàhautevoixdans lesgrandsvents.Grâceensoit rendueà l’érudit-«aède»PhilippeBrunet,qui, insistant sur lanatureoraledupoème,a réussi à lui restituer toute savigueur.Délaissant lesvers rimés, il a trouvé lemoyende faireentendreen français lerythmeet les intonationsde l’hexamètregrec toutenmétamor-phosantceclassiquedesclassiquesenpage turner.Danscettever-sion, lepoèmenese rappellepas seulementànouscommeori-ginedemilliersde scènesetdemythes.Onyretrouveunevio-lenceesthétisée très contemporaine.Lesdescriptionsde têtescoupéesalorsqu’ellesparlent encore,des lancesdebronzeper-çant les cuirasseset lescervelles, semêlentà lapitiéque lepoèteéprouvepour leshéros, sacrifiésà la colèred’Achille, dansuneguerredéclenchéeparunmotif futile (l’enlèvementd’Hélène).Jamais,d’ailleurs,onnesaitdequel côté, troyenouachéen,pen-che l’auteur.Certaines thèsescontroverséesestimentque les24chantsdupoèmereflètent les réalitésde l’Empireassyrien,etnoncellesdumondegrecarchaïque! pNicolasWeillaL’Iliade, d’Homère, traduit par Philippe Brunet, Points, 714p., 8,90 ¤.

p o l a r

En1948, troisfutursgrandsdel’écolefranco-belgeonttraversélesEtats-Uniset leMexique.L’histoiremiseenBDadépluauxhéritiers…

IlétaitunefoistroisBelgesenAmérique

Parutions

Frédéric Potet

C’estunehistoirefondatricedela bande dessinée franco-belge, et peu connue dugrand public. En 1948, JosephGillain, dit Jijé, quitte Bruxel-les pour sillonner les Etats-

Unisavecsa femme,Annie,et leursquatreenfants. Celui qui a succédé à Rob-Velpour dessiner Spirou n’a qu’une crainteen ce lendemain de seconde guerremon-diale : voir le communisme déferler surl’Europe. Deux jeunes auteurs qu’il a prissous son aile décident de l’accompagner:Morris (qui vient de créer Lucky Luke) etFranquin (qui n’a pas encore créé GastonLagaffe). Leur rêve? Se faire embaucherpar les studios Disney à Los Angeles. Arri-vée à New York, la petite troupe achèteune Ford Commodore pour atteindre laCalifornie, avant de vite déchanter :Disney licencie alors à tour de bras, lafaute à Bambi, qui a fait un four. Le trio seretrouve sans argent et bientôt sans visa.Direction leMexique voisin…

Ilauraitétédommagequecetteodysséerocambolesquene soit jamais racontée enbande dessinée. Pour avoir travaillé avecFranquinet côtoyéMorris, YannLePenne-tier,ditYann,enarêvépendantdesannéesavantdepasser à l’acte. Le scénariste a ras-sembléunedocumentationimportanteets’est souvenu de ce que les protagonistesetleursenfantsdisaientdecepériple.Truf-fé d’anecdotes, porté par le dessin trèsligne claire et d’une admirable justessed’Olivier Schwartz, son récit a bien failli,cependant,ne jamaisvoir le jour.

Droit de réponseSaprépublicationdansSpirou fin2011a

eneffet provoqué l’ire desdescendantsdeJijé et de Franquin, qui ne les ont pas re-connus, évoquant une dénaturation destraits de caractère des personnagesrecréés. Une menace de recours contrel’éditeur, Dupuis, et une négociation ser-rée se sont ensuivies. Réécrire certainescases – ou plutôt les redessiner – étant

hors de question, un droit de réponse deplusieurs pages des ayants droit a finale-ment été inséré à la fin de l’album, pouréviter le pilon à ce dernier.

Le fait est rarissime,mais ajoute finale-ment à l’intérêt de ce livre conçu commeune fiction (inspirée de faits et person-nages réels), et non commeune hagiogra-phie. Car, n’en déplaise aux héritiers,l’ouvragevautaussipour le côtéobscurdecestroismonstressacrésde labandedessi-néeeuropéenne,piliersdel’«écoledeMar-cinelle». Franquin – dont on découvresans trop y croire qu’il a imaginé Gastonlorsde son séjour auMexique– yapparaîtdépressif et solitaire. Il est vrai que Jijé hé-site encore à lui confier définitivement lepersonnage de Spirou (qu’il portera ausommet).Morris, lui,estobsédéparlagentféminine et angoisse à l’idée de croquertoutesavieuncow-boy(mêmesic’esttou-joursmieuxquedereprendrel’usinefami-

lialede fabricationdepipes). Jijé, enfin, estpeint en anticommuniste primaire et encatholique ayant le blasphème à la bou-che. Ceux qui se souviennent de la prépu-blication de Gringos Locos dans Spiroudécouvriront que son «Gottferdom!» desfaubourgs bruxellois a été remplacé par

un«NomdeDju!» francopho-ne signifiant exactement lamêmechose.

Présents ce week-end àLyon BD Festival (23-24 juin),dont Le Monde est partenaire,Yann et Schwartz travaillent

sur le tomeII des aventures véridiques deces petits Belges en Amérique. Leur che-min ne va pas tarder à croiser celui d’unautre génie européen du genre installéauxEtats-Unis, un certainRenéGoscinny.Mais c’est une autre histoire.p

LyonBD Festival : www.lyonbd.com

Sélection poches

D’habitude, dans lesromans policiers, le per-sonnagedu flic dépressifou du privé solitaire boit

pour de multiples (mauvaises oubonnes) raisons : une épouse quiveut, va ou vient de le quitter, unevieille affaire non résolue quihante sa mémoire et ses nuits…Nick Belsey, lui, se saoule unique-ment parce qu’il aime ça. Ce n’estpas la moindre des originalités decet enquêteur de la brigade crimi-nelled’HampsteadHeath,quartiercossu de Londres, et héros du pre-mier roman épatant d’Oliver Har-ris, jeuneauteurbritannique.

Belsey est un menteur, unvoleur et un magouilleur. Tout lecontraire du protecteur honnêteet intègredes intérêtsde la société.Un flic mi-voyou mi-ripou, quiplus est haï par son chef depuisqu’il a fréquenté d’assez près lafemme de ce dernier. Sans loge-ment et sans argent, tout porte àcroire qu’il sera aussi bientôt sansavenir. Mais, c’est bien connu, iln’y a de la chance que pour lacanaille.Alors,quanduneenquêtelemène dans la demeure d’un oli-garque russe qui vient de dispa-

raître, Belsey décide aussitôt desquatter le palace, et pourquoipasaussi l’identitéde sonpropriétaireet sa fortune bâtie à la City. Saufqu’iln’estpas leseulàvouloirmet-tre lamain sur lemagot. Sonmon-de de petites arnaques sympathi-ques va alors percuter celui beau-coup plus dangereux des requinsde la haute finance.

Décalant les codes du romanpolicier, Sur le fil du rasoir sur-prend par son rythme et sa maî-trise et séduit par cet antihéros,avatar moderne et politiquementincorrect d’un Arsène Lupin à lasauce british. Surtout, le romanréveille Londres, trop longtempsoubliée comme grande ville deroman noir, capitale d’une mon-dialisation aussi étincelante quemaléfique, où les quartiers finan-ciers ont remplacé les faubourgscoupe-gorgedeDickens. Parallèle-ment à sa thèse sur la psychanaly-se et les mythes grecs, Oliver Har-ris, Londoniende 31ans et critiqueauTimesLiterarySupplement,pré-pareraitdéjà la suitedesmésaven-turesdeNickBelsey.Cheers ! p

BastienBonnefous

j e u n e s s e

b a n d e d e s s i n é e

par François Morel,comédien, chanteur

Sur le fil durasoir(TheHollowMan),d’OliverHarris, traduit de l’anglaispar StéphaneCarn, Seuil,«Policiers», 486p., 21,90¤.

Mélangedesgenres

de chevet

Gringos locos,de Schwartz et Yann,Dupuis, 52p.plusunencart de10p., 15,50¤.

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.06.22

Georgette Elgey

Raphaëlle Branche

Tout semble apaiséaujourd’hui : le bustede l’historien GeorgesLacour-Gayet orne lebureau de sa fille, l’his-torienne Georgette

Elgey.Etpourtant, jusqu’àcebustelégué tardivement, rien dans latransmission n’était allé de soi.Née en 1929 de l’amour d’un agré-gé d’histoire et d’une de ses étu-diantes, Georgette n’avait pas étéreconnue par son père. Privée deson nom, elle choisit d’en garderles initiales, L.-G., Elgey. Son en-fance fut «privilégiée». Elevéedans une «famille profondémentlaïque»,ellefutchoyéeparsamèreetsagrand-mère,conteusedeshis-toires familiales parmi lesquellesdominait la figure deMichel Lévy,médecinmilitaire ayant épousé ladescendantede l’uniquemaîtredeforges juif de Lorraine.

Bien qu’élevée dans la religioncatholique, elle vécut la secondeguerre mondiale dans l’angoissede l’arrestation–cequ’elle racontedansunmagnifique récit autobio-graphique, La Fenêtre ouverte(Fayard, 1973). Sa vie bascula eneffet quand sa mère fut dénoncéecomme juive : la décision de fuirfut vite prise. Arrêtée aumomentde franchir la ligne de démarca-tion,lafamillefutfinalementauto-risée à passer en zone libre, maisl’enfant garda de cette attente deplusieursjoursentrelesmainsalle-mandesunepeurqui luitenailla leventre. Pour s’apaiser, elle se répé-tait à elle-même : «Quand deGaulle sera là, je n’aurai pluspeur.» Cette phrase était «deve-nue (s)a rengaine intérieure, (s)onexorcisme personnel contre lesdémonsdumonde extérieur».

Cette période marque durable-ment Georgette Elgey et l’opinionqu’elle se forge des individusdépendra longtemps de ce qu’ilsont fait entre 1940 et 1944. Cettebalancemorale et politique la gui-

dera. Comme de nombreux Fran-çais, pendant la guerre d’Algérie,elle l’empêchera aussi de perce-voir les graves atteintes auxvaleurs de la République qui ontalors cours et l’incapacité de cer-tains anciens résistants à empê-cher l’armée française de sedévoyer dans des pratiques inter-dites. Comme de nombreux Fran-çais aussi, elleplacera endeGaulledegrands espoirs en 1958.

De cette adhésion témoigneune forme d’écriture empathiquerevendiquée dans le dernier volu-medesonHistoiredelaIVeRépubli-que. Ainsi s’achève une entrepriseéditoriale, entamée en 1965, qui agardé le même objectif : donner àcomprendre, par des sources tou-jours abondamment citées, leschoix politiques et les actionsaccomplies. Nombreuses sont lesinformations à avoir été ainsi ren-dues publiques pour la premièrefois. Autre trait caractéristique,encore accentué dans le dernier

volume,uneécrituresurdeuxpor-tées:autexteprincipals’ajouteunautre qui court en bas de page. Cene sont pas à proprement parlerdes notes,maisun approfondisse-ment proposé aux lecteurs, à quisont fournies des précisionspéda-gogiques sur un mot ou un fait,des citations venant renforcer ladémonstration, des remarquessur le recueil des sources : autantde fenêtres suggérant des pistes,ouvrant sur unau-delàdu texte.

Letravaild’historiennedeGeor-gette Elgey a commencé sur unecorde raide : au début des années1960, il n’était pas question deconsulter des archives publiques

delaIVeRépublique.Ecriresonhis-toire obligeait à interroger sesacteurs, à consulter leurs docu-ments privés. A cet exercice, lemétier de journaliste qui fut lesienplusieursannéesl’avaitprépa-rée. Son envie de comprendre ren-contra le désir des hommespoliti-ques de ce régime tant décrié des’expliquer. Elle obtint de trèsnombreux témoignages d’acteursde premier plan, avec qui elleentretenait parfois des relationsamicales. Car, et c’est une caracté-ristique essentielle de ce travail,Georgette Elgey écrit sur unmon-de qu’elle a connu et «qui n’existeabsolument plus» : elle est cettepasseusequinousdonne les codespour accéder à cette histoire, quifut aussi la sienne.

Saméthode,elle l’a forgéesur letas, au contactde certainsdesplusgrands défenseurs du développe-ment d’une histoire politiquecontemporaine: François Bédari-da, François Goguel et René

Rémond.A laconfian-ce que des hommestels que Pierre Men-dès France ou Mauri-ce Schuman lui ontaccordée dès le débutvont s’ajouter deseffetsderéseau:Geor-gette Elgey devient ladépositaire de do-

cumentsqu’onluioffredelire,voi-re qu’on lui confie, à une époqueoù la distinctionentre papiers pri-vés des hommes politiques etpapiers publics n’était pas réelle-mentfaiteetoùleshommesd’Etatquittaient bien souvent leur fonc-tion avec leurs archives.

Soucieuse d’écrire la chroniquede ceux qui dirigèrent la Franceaprès la seconde guerremondiale,Georgette Elgey est surtout unehistorienne du temps présent parson désir de conserver ce qui luifut confié. Si aucun des entretiensréalisés n’a été enregistré, elle apris soin de prendre des notes etelleaversé l’ensembledesretrans-criptions et des documentsrecueillis pour son Histoire dela IVeRépublique aux Archivesnationales.

Cette place singulière qu’elleoccupe a été reconnue très tôt parRené Rémond et aboutit à lacréationd’unpôlepionnierenhis-toire orale au sein de la Fondationnationale des sciences politiques,tandis qu’elle continuait sa car-rière d’éditrice chez Fayard. Appe-lée à l’Elysée sous François Mit-terrand, elle a également recueilliun matériau important sur laVeRépublique.

En 2000, elle fut chargée par leConseil économiqueet social d’unrapport sur les archives orales. Acette époque, aux côtés de René

Rémond, d’Annette Wieviorka, denombreux professionnels et usa-gers des archives, elle s’engagedans l’association Une cité pourles Archives nationales afin que laFrance se dote d’une nouvelle loiet d’un centre de conservation etde consultation moderne. Résul-tats de ces volontés unies dans unefficace travail de lobby, la loi estfinalement votée en 2008 et un

nouveau bâtiment sort de terre àPierrefitte (Seine-Saint-Denis).Georgette Elgey devient prési-dente du Conseil supérieur desarchives, une consécration pourcellequin’avaitpaspufairelesétu-desd’histoireauxquelles elle aspi-rait, un pied de nez à une histoirefamilialeheurtée.C’estd’ailleursàcette chroniquequ’elle adécidéderevenir désormais. Reprenant les

filsdeLaFenêtreouvertepourcom-poser un nouvel ouvrage, elle achoisi, cette fois, de se faire aussil’historiennede sonenfance.p

DeGaulle àMatignon. Larépubliquedes tourmentes(1954-1959), tome IV (Histoirede la IVeRépublique, volume6),deGeorgette Elgey,Fayard, 380p., 32,50 ¤.

Elleaétéjournaliste,éditrice,conseillèredeFrançoisMitterrand.Maiscetteoctogénaireàl’écritureempathiqueestsurtouthistoriennepolitique.«DeGaulleàMatignon»,derniervolumedel’entreprised’unevie,vientdeparaître

L’oreilledelaIVe

République

D’unrégimeausuivant

Portrait

Flammarion

« EXPLOSIF ET FESTIF, très violent ettrès tendre, plein de détresse et d’espoir.»

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

« UN PETIT BIJOU DE SUSPENSE,DE DRÔLERIE… avec un véritable style.

L’auteur ose quelque chose que très peude romanciers avaient fait jusqu’à présent.

Sabri Louatah: un Philip Roth arabe.»François Busnel, La Grande Librairie (France 5)

« UN CONTE MODERNE, VIOLENT,DRÔLE ET TRISTE à en pleurer

des larmes de rage.»Charlotte Hellias, Libération

« A MI-CHEMIN ENTRE LA SÉRIETÉLÉ 24 HEURES CHRONO ETGUERRE ET PAIX DE TOLSTOÏ,

entre le polar sociopolitique et lacommedia dell’arte, entre le grave et le

groove. Sabri Louatah, la révélationlittéraire de l’année.»

Pierre Vavasseur, Le Parisien

« L’ÉCRITURE DE LOUATAHEST REMARQUABLE par sa vitalité,sa fantaisie, sa bienveillance.»Virginie Despentes, Le Monde

« UNE FRESQUE VIBRANTE,SENSUELLE ET TRÈS RYTHMÉE.Amours clandestines ou rêvées,querelles familiales, débats politiquesmais aussi passages à l’acte et brimaderaciste, ce roman écrit d’une plumealerte brasse large et ne s’interdit rien.»David Fontaine, Le Canard enchaîné

Jean-LucBertini©Flam

marion

Elle est une passeusequi nous donneles codes pour accéderà cette histoire, qui futaussi la sienne

Dernier tomede«LaRépubliquedes tourmentes (1954-1959)»,DeGaulleàMatignondonneàvoirundeGaulle,dépo-sitairedespleinspouvoirspour sixmois, faisant feude toutboispourmettreenplace les réformesqu’il souhaitepour laFrance,avantmêmele changementdeRépublique.Grâceàdesdocuments rarementétudiés, voire totalement inédits,GeorgetteElgeydécrit cesderniersmoiscommeunepérioded’exaltationqui rappelleraitpresque lesdébutsd’unrégimedont l’historienneachève ici la chronique.Onest, commedans lesautresvolumes,auplusprèsdeshommesdupou-voirdansunehistoirepolitiquepar lehaut, centréesur lesprocessusdedécision.Undoubleépilogue témoigne,ultime-ment,dudésarroide l’historiennedevant laguerred’Algérieoùse sontabîméescertainesdesvaleurs issuesde laRésis-tanceetoùs’est finalementperdue la IVeRépublique.R.Br.

P. PATSAS/OPALE

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