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Un fils obéissant

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Du même auteur

Romans

Les Mauvaises Pensées, JC Lattès, 1999 (prix Wizo).La Folle Histoire, JC Lattès, 2003 (prix Littré) ; J’ai lu.La Consultation, JC Lattès, 2005 ; Pocket.Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Flammarion, 2010

(prix Baie des Anges) ; J’ai lu.La Légende des fils, Flammarion, 2011 ; J’ai lu.Le Cas Eduard Einstein, Flammarion, 2013 (prix du

Meilleur Roman français du Parisien, Prix littérairedes Hebdos en régions, prix littéraire de Psychana-lyse, prix Segalen, prix des Humanités) ; J’ai lu.

L’Exercice de la médecine, Flammarion, 2015 (prixTransfuge du meilleur roman français, prix Saint-Maur en poche, prix de l’Association française depsychiatrie, prix Livre Azur, Grand Prix de l’Acadé-mie de pharmacie) ; J’ai lu.

Romain Gary s’en va-t-en-guerre, Flammarion, 2016 ;J’ai lu.

Biographie

Albert Einstein, Gallimard, Folio Biographies, 2008.

Théâtre

Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Flammarion, 2012.Modi, Flammarion, 2017.

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Laurent Seksik

Un fils obéissant

roman

Flammarion

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© Flammarion, 2018.ISBN : 978-2-0814-1303-0

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À ma mère

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Nos retrouvailles

Mon père a disparu il y a un an aujourd’hui.Dans la salle d’embarquement de l’aéroport

Charles-de-Gaulle, j’attends le vol qui me conduiraà la célébration de ce triste anniversaire. Je doistenir un discours devant sa sépulture face à un par-terre de femmes et d’hommes qui l’ont connu.

Nous avions parcouru les allées du cimetière,côte à côte, d’un même pas. Au milieu du paysagede tombes sur lequel le vent soufflait par rafales, ilavait désigné d’un geste de la main un emplace-ment demeuré vide. « On sera bien ici, ta mère etmoi… » Dans le ton de sa voix flottait un détache-ment désinvolte destiné à tromper mon angoissemais qui produisit le même effet que si une poi-gnée de terre m’était portée en bouche.

Il est 5 heures du matin à l’aéroport Charles-de-Gaulle.

La lumière blanche et crue qui tombe du pla-fond répand une pâleur de spectre sur les visages.

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UN FILS OBÉISSANT

Les paupières gonflées, les mines fatiguées affi-chent les stigmates d’une nuit trop brève. Deuxenfants dont les parents semblent avoir renoncé àse faire obéir traversent les allées en poussant degrands cris sous le regard agacé et les soupirs lasdes voyageurs. Ils réveillent un couple de jeunesgens enlacés qui tentaient de dérober un ultimeinstant de sommeil à la nuit.

Une file s’est formée devant le guichet d’embar-quement.

L’an passé, à pareille époque, j’en empruntaisune identique pour rejoindre mon père dans sesderniers instants. La veille, la sonnerie du télé-phone avait retenti dans l’appartement silencieux àune heure ne laissant aucun doute sur la nature del’appel.

— Le médecin dit qu’il faut que tu viennes,avait annoncé ma sœur, des sanglots dans la voix.

Dans le taxi pour le premier vol, je sollicitaiauprès du chauffeur la faveur de m’asseoir à l’avant.Le grand vide du siège arrière m’effrayait commeun corbillard. À peine la voiture avait-elle démarréque j’avais fondu en larmes, première crise depleurs d’une série qui, depuis un an, paraît nejamais vouloir prendre fin et me saisit à l’impro-viste quand un souvenir détourne le cours des pen-sées ordinaires, pour, semblable au chien de garded’un troupeau, les reconduire vers le passé.

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NOS RETROUVAILLES

J’ai tant pleuré qu’un jour un coquard s’estformé sur ma paupière supérieure droite, héma-tome gros comme un œuf de pigeon, et tel quel’ami ophtalmologiste que je consultai alorsm’avoua n’en avoir jamais vu en vingt ans de car-rière – je ne tirais aucune fierté des trésors d’ingé-niosité que ma petite fabrique de chagrindéployait. Je pleurais tant les premiers mois, nau-fragé dans ma vallée de larmes, que mon entourages’inquiétait pour ma santé mentale. Je pleuraismatin, midi et soir, comme pour respecter uneprescription de l’au-delà, pleurais, aussi inapte àendiguer ma peine que si, en quittant ce monde,mon père avait emporté mon entière volonté. Jepleurais sans raison, pareil au déséquilibré qui ritpour un rien, pleurais à la moindre allusion tristeou joyeuse que faisait la vie quant au passage demon père sur cette terre. Je pleurais comme cer-tains esprits simples disent qu’un homme nedevrait jamais pleurer, anéanti de douleur, un édi-fice effondré sur mes épaules, je pleurais de déses-poir, liquéfié, dissous, manquant de souffle et d’air.Mais le plus étrange était que ce saccage intimequi me laissait plus abattu qu’un boxeur après soncombat, loin de m’affliger, s’accomplissait dans unesorte d’extase, car cet abîme de désolation, plongéeà l’écart du monde, m’accordait de partager un der-nier moment avec mon père. Et maintenant que

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les crises de larmes se raréfient, que je dois les rap-peler en remuant le fond de mes souvenirs à lamanière de certains pêcheurs drainant la vase d’unétang, je mesure quel cadeau m’était offert avec cesconvulsions de tristesse.

Ce matin-là du dernier jour de mon père, dansle taxi pour Charles-de-Gaulle, le chauffeur m’avaittendu un kleenex d’un geste empli d’aimable dis-crétion.

— Ne vous en faites pas, avait répondul’homme sur un ton de bienveillance après que jeme fus platement excusé du spectacle que je luiimposais.

Mes larmes taries, je commençai à lui parler demon père, me confiai à lui comme à un amid’enfance retrouvé par hasard, dont on ne sait plusrien, à qui rien ne nous lie plus, mais auprès dequi on retrouve une familiarité immédiate bâtie surle sable d’un passé révolu.

— Moi aussi j’ai perdu mon papa, avait-il finipar déclarer d’un air compatissant, et sans doutevoulait-il me consoler en m’emmenant communierdans la confrérie des orphelins de père.

Ses mots de réconfort eurent sur moi un effetmortifère, j’enrageais intérieurement, soupçonnantderrière ces paroles bienveillantes la volontéd’enterrer mon père vivant. Depuis qu’il se débat-tait entre la vie et la mort, des accès de fureur

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NOS RETROUVAILLES

immotivée se déchaînaient à tout propos, m’entraî-naient dans d’impensables algarades, la colère étaitdevenue une seconde nature que dévoilait lemoindre mot entendu de travers.

— Ça n’est pas exactement pareil, avais-je cor-rigé d’une voix blanche. Moi, mon père est encoreen vie.

— Je comprends, admit-il sur le ton de l’excuse,vous, votre père est vivant.

J’avais laissé passer un silence, mais, incapablede taire ma douleur, j’avais ajouté :

— Ce qui est terrible, c’est que bientôt il ces-sera de l’être.

— Oui, c’est cela qui est terrible, avait-il répététristement… Chez moi, on dit qu’il faut prier.

— Vous pensez que cela sert à quelque chose ?— Cela rend plus fort, je crois.— Je ne veux pas être plus fort, je veux juste

que mon père s’en sorte ! m’exclamai-je dans unnouvel éclat de colère insensée.

— Que disent les médecins ?— Que c’est fini.L’homme s’était accordé un instant de réflexion.— Alors, priez, avait-il fini par lâcher.

Dans la voiture qui m’a déposé ce matin à l’aéro-port, j’ai pris place à l’arrière, échangé quelquesmots de politesse avec le chauffeur puis fixé ensilence le défilé d’immeubles de bureaux et d’hôtels

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à bas prix qui longent l’autoroute et dont lesfaçades offraient une note de désolation supplé-mentaire au point du jour.

Le conducteur m’a demandé si je partais envacances. J’ai répondu, sans réaliser ce que jedisais :

— Non, mon père est mort.Il a répliqué, un peu machinalement :— Mes condoléances, monsieur.Depuis quelques mois déjà, je ne recevais plus

de condoléances, j’ai remercié et me suis replongédans ma morne contemplation du paysage.

— Moi, je suis sicilien d’origine, a-t-il repris.Chez nous, la famille, c’est essentiel. Quand quel-qu’un est vivant, il est absolument vivant, il chante,il hurle, il baise et tout le monde l’entend chanter,hurler, baiser. Quand il meurt, il meurt aussibruyamment. On entend partout qu’il ne gueuleplus. Les villages et les murs des maisons tremblentde son silence. Nos femmes, voyez-vous, le deuilles enveloppe. Il les habille, le deuil. Il tombe surleurs épaules comme tombe un costume Armani.

Un cortège de femmes en noir a traversé mespensées. Au milieu d’elles est apparu le visaged’une actrice qui jouait l’épouse endeuillée dansZorba le Grec, un film que j’avais vu plusieurs foisdurant mon enfance. « C’est Irène Papas ! » s’écriaitmon père lorsqu’elle paraissait à l’écran. Ce nom

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ne manquait jamais de déclencher en moi une irré-pressible hilarité.

— En Sicile, c’est pas comme ici, a poursuivi lechauffeur. Ici, on meurt sans se faire remarquer, onest gêné de disparaître, on part sur la pointe despieds. On a peur de souffrir et on a peur de fairesouffrir, en réalité on a peur de tout. Eh bien cheznous, on n’a peur de rien !

J’ai répété intérieurement et plusieurs fois : IrènePapas. J’ai vu alors mon père esquisser quelquespas de danse en cadence avec le sirtaki d’AnthonyQuinn, les bras à mi-hauteur, jambes croisées puisdécroisées, un pas de côté puis un pas en arrière.M’est revenue aux oreilles la musique de MikisTheodorakis, son rythme alangui s’intensifiant jus-qu’à la frénésie. Et alors que je m’enorgueillissaisde ne plus verser de larmes depuis des semaines,des sanglots me sont montés à la gorge.

— Nous respectons la mort, a continué le taxi,et nous la craignons comme nous respectons etcraignons le Seigneur.

Dans le rétroviseur, son regard a croisé le mien.Il s’est interrompu un bref instant puis a repris,d’un ton gêné :

— Excusez-moi, je ne pensais pas que nos cou-tumes vous mettraient dans un tel état.

Nous n’avons plus échangé un mot jusqu’àRoissy.

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Une voix métallique résonne dans le hall pourannoncer un retard de l’avion, provoquant parmila petite foule de passagers un murmure de répro-bation. Je sors mon ordinateur de sa housse afinde poursuivre une nouvelle inspirée de la vie demon grand-oncle paternel dont le récit m’avait étérapporté par mon père dans l’enfance. À l’instard’un essai sur Zweig entrepris depuis peu, ce travailvise à m’occuper l’esprit et à m’interdire de com-mencer l’écriture de mon prochain roman. Celui-ci tournera sans doute autour de la figure de monpère mais sa trop brûlante disparition me pousse àretarder l’heure du souvenir.

Je n’ai pas encore commencé à écrire le discoursqu’il me faudra prononcer au cimetière en find’après-midi. J’ai déjà les premières phrases :

« Il nous a quittés depuis un an maintenant,mais il me semble que c’était hier. En réalitéLucien ne nous a jamais quittés et je ne serais passurpris qu’avec son sens de la facétie, il ne surgissedans un instant fier de nous avoir joué un bontour, en se moquant de nos mines d’enterre-ment… »

J’écrirai mon texte dans l’avion ou peut-êtremême dans le taxi pour le cimetière. Ou bien choi-sirai-je d’improviser ? Après tout, l’assistance auradans sa majorité dépassé les quatre-vingts ans, laplupart des participants préféreront sans doute que

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leur soit épargnée la douleur de se voir rappeler ledécès d’un être qu’ils ont chéri.

À l’époque où il vivait à Nice, mon père étaitl’administrateur d’une société de bienfaisance quivenait en aide aux démunis, tâche à laquelle,depuis qu’il avait pris sa retraite de professeur, ilconsacrait l’essentiel de son temps. L’organismepermettait aux plus pauvres d’accéder à une sépul-ture décente. Il incombait à mon père de rédigerl’éloge funèbre du défunt puis de le lire lors de lamise en terre. L’exercice, auquel il vouait la mêmeassiduité que naguère à la préparation de ses cours,occupait ses soirées. Je l’observais parfois pendantqu’il s’appliquait, de son écriture soignée d’ensei-gnant, à résumer à partir des bribes d’informationsà sa disposition une vie entière. Sous sa plume,ces anonymes et ces sans-grade retrouvaient leurdignité. Chaque vie devenait un destin.

Souvent, le disparu vivait dans un tel abandonqu’aucun proche ne se déplaçait à la cérémoniefunéraire. Mon père tenait son discours face à unauditoire limité au service religieux et au présidentde la société de bienfaisance, M. Eugène D., vieilhomme au regard doux, à la voix enveloppante,qu’il considérait comme son mentor. Lors de lamise en terre, mon père prononçait l’oraisonfunèbre d’une voix aussi fervente que si un longcortège se tenait face à lui, son hommage vibrait

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comme il aurait résonné dans la crypte du Pan-théon.

La cérémonie terminée, Eugène D. et lui retour-naient d’un même pas jusqu’à leur voiture, et levieil homme délivrait toujours un commentaire surl’allocution.

Enthousiaste : « Comme d’habitude, Lucien,bravo ! »

Ému : « Lucien, vous avez encore failli me fairepleurer. »

Dithyrambique : « Quelle plume, mon cherLucien, on aurait cru Malraux ! »

Mon père revenait alors à la maison satisfait dudevoir accompli. Mais quelquefois je l’entendaisdire à ma mère, d’un ton triste et désemparé :« Jeannine, je crois que, cette fois, je n’ai pas été àla hauteur. Eugène ne m’a pas complimenté. » Ilcherchait à comprendre les raisons de ce mutisme,tirait les pages de son discours de la poche inté-rieure de l’un de ses innombrables costumes trois-pièces que, jusqu’à la fin de ses jours, il n’a jamaiscessé de porter, mettant un point d’honneur àrester élégant même lorsque la maladie l’ayant tantamaigri le faisait littéralement nager dans son pan-talon et qu’il me murmurait, dans un sourireforcé : « Tu vois, fiston, il me semble que je l’avaisacheté trop grand, celui-là. »

Assis sur le canapé, il parcourait ses lignes dansun murmure accablé. Ma mère prenait sa main

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avec douceur et le priait de lire à voix haute ; ils’agissait sans doute d’une méprise, Eugène avaitdû aimer mais, dans la solennité de l’instant, iln’avait pas trouvé les mots pour le dire.

Mon père modulait ses effets comme si l’hommeétait enterré une seconde fois entre les murs dusalon. De temps à autre, il s’interrompait, levaitvers ma mère un regard interrogateur pour sondersa réaction. Elle écoutait, concentrée, acquiesçantd’un hochement du menton à la fin de chaquephrase, consciente que de son degré d’enthou-siasme dépendait la poursuite du sacerdoce pater-nel. Une fois la lecture terminée, elle marquaittoujours un temps avant de lancer :

— Vraiment, Lucien, c’est parfait !— L’émotion ?— Elle y est.— Peut-être ai-je fait trop long ?— C’est la longueur qu’il faut pour une vie

entière.— Eugène n’a pas dit un mot. Ça ne lui res-

semble pas.— Peut-être était-il fatigué ?— Tu crois ?La veille de l’enterrement suivant, mon père

s’attelait à la tâche avec plus de ferveur encore, ilveillait tard, le nez plongé dans son vieux Larousse,cherchant le qualificatif le plus juste pour chaqueterme utilisé. Certaines fois, il me donnait son

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texte à lire, se soumettait à mon jugement. Avecl’arrogance des garçons de vingt ans, je jetais uncoup d’œil narquois sur ses lignes, et à la placede l’approbation attendue, je concédais un vagueassentiment de la tête dont je n’imaginais pas com-bien il pouvait lui briser le cœur, puis lui rendaisses feuilles comme on tend une copie annotée peutmieux faire, me demandant comment il était pos-sible de dépenser une telle énergie à œuvrer pourun mort.

Sur ta tombe, papa, je dois œuvrer à présent.

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Le livre de mon père

Je viens d’avoir dix ans en ce printemps 1972 etnous sommes attablés autour du déjeuner face aujournal télévisé de la première chaîne qui, en semaine,réunit la plupart des provinciaux devant le petitécran. En cette fin de matinée, ma mère a quitté sonposte de directrice d’école pour nourrir mari et enfantsavant de retourner à son travail une heure et demieplus tard, engageant une course contre le temps sansjamais rien laisser paraître du degré d’urgence etd’anxiété dans lequel cette cavalcade la plonge.

Le bruit de ses talons résonne à mes oreilles àl’instant où elle quitte la maison et lorsqu’elle yrevient. Ce martèlement rythme le jour, étouffe lebruissement de tendresse que prodigue, le soir, le frot-tement de ses chaussons, pour répandre dans l’air unroulement de tambour. Je ne reconnais pas ma mèredans ce pas qui m’inquiète. La métamorphose s’opèreentre les murs du dressing quand, chaussant ses escar-pins, elle devient comme une étrangère qui va quitterle domicile familial et l’abandonner à jamais.

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À chacun des jours de la semaine correspond unmenu immuable dont la constance est censée lui faci-liter la tâche, alternance subtile de poisson et deviande, de pâtes et de riz, de fruits et de légumes,dans un grand tout d’harmonie nutritive. Le lundioù elle doit assurer la surveillance de la cantine, mamère prépare le déjeuner au petit matin, en laissantà mon père le soin de le réchauffer tout en exprimantla crainte qu’il peine à s’acquitter de cette seule mis-sion. Mon frère et ma sœur, plus âgés que moi desix et quatre ans, profitent de l’aubaine pour déserterl’appartement. À midi, mon père, qui d’ordinaire metles pieds sous la table, pose le couvert avec une dili-gence de maître d’hôtel. Une serviette enroulée autourde son avant-bras, l’assiette au bout des doigts, ilréclame mon attention, vante le déjeuner avec desqualificatifs dignes d’un trois-étoiles, dépose le platdevant moi et me propose de goûter. J’avoue me réga-ler. Il savoure l’instant. Pendant que nous mangeons,il me demande si je me rappelle l’avoir entenduraconter comment il a vu, à l’âge de treize ans, trentemètres au-dessus de lui, un bombardier américainlarguer ses bombes sur l’artillerie allemande, oucomment, par amour pour ma mère, il a fait plier àlui seul le directeur de cabinet du ministre de l’Éduca-tion nationale pour obtenir sa mutation auprès d’elleou encore comment il a sauvé de la noyade les passa-gers d’une voiture qui s’était enfoncée dans le port deVillefranche après que le conducteur en avait perdu

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LE LIVRE DE MON PÈRE

le contrôle. Je réponds chaque fois par la négative afinde l’encourager dans le récit d’une histoire entendueà maintes reprises mais dont je bois toujours lesparoles avec le ravissement des premières fois.

Ce jour de fin de semaine où la famille est réunieautour du déjeuner, je rapporte de l’école un 8 sur 10en rédaction. Le cahier de français ouvert devant lui,mon père exige le silence d’un tintement de fourchettesur son verre. Mon frère et ma sœur, les yeux au cielou le nez dans l’assiette, quitteront fort opportuné-ment les lieux en prétextant un devoir à finir. Monpère commence à lire ma copie à haute voix :

— Une journée de vacances… Quel titre pro-metteur, Laurent ! Le monde peut se raconter en unjour et les vacances sont propices aux grandes décou-vertes. Voyons l’entame du récit : C’est dimancheaujourd’hui… Quel début magnifique, tout est diten trois mots ! C’est dimanche aujourd’hui et ça n’estpas lundi !

— Chéri, nous allons manger froid… interromptma mère.

— La littérature n’attend pas, Jeannine !… Noussommes allés à la plage… Tu parles au passé,Laurent, c’est le temps du roman ou je n’y connaisrien… Nous avons pris la voiture… Tu as le sensdu mouvement, tu transportes le lecteur, voyonsoù tu l’entraînes… Nous roulons dans une vieille

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UN FILS OBÉISSANT

Mercedes que ma mère n’aime pas parce qu’elle estallemande… Mêler la grande histoire à la petite, tuas tout compris !… Mais mon père l’adore pour sesgrands phares et son large capot qui brille au soleil.C’est cause de disputes… Tu évoques les aléas de lavie de famille, les plus grands romans ne traitent quede ça… Moi, je vomis toujours en voiture parceque la fumée de la cigarette de mon père merevient au visage lorsqu’il conduit… Tu interviensenfin ! Et pour mettre ta souffrance au cœur del’histoire, voilà le roman moderne en action !… Maisquand je me plains, ma mère reproche à mon pèrede fumer. Ils se chamaillent à cause de moi, j’aipeur qu’ils ne divorcent par ma faute comme lesparents de Vincent. Je préfère vomir en silence.

— Tu vois dans quel état ta cigarette met ton fils ?intervient ma mère.

— Combien de fois vais-je te répéter que je veuxarrêter, chérie ? Tu n’as qu’à essayer, toi qui es si forte !

— Comment pourrais-je essayer d’arrêter de fumeralors que je ne fume pas !

— Madame ne fume pas, la belle excuse ! Et çava être ma faute, Laurent !

— Laisse le petit en dehors de ça.— Tu as raison, poursuivons : À la mer, nous

nous sommes baignés puis on est repartis, il faisaitgrand soleil. Quelle belle journée d’été !… C’est duFlaubert, petit, tu as l’art de la prose. Chérie, tu voiscomme il manie le discours indirect !

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LE LIVRE DE MON PÈRE

— Je vois que si tu continues, il va être en retard !Et moi avec !

— Donne-moi une minute, nous en sommes à lafin : Le dimanche a passé vite. Sur le chemin duretour, j’ai encore vomi… Tu termines sur une notedramatique, ô comme tu es doué, Laurent ! Cultivecette âme d’artiste et tu deviendras quelqu’un ! Allez,mangeons maintenant…

Il n’importait pas tant à mon père que je devienneécrivain. Le métier d’homme politique ou d’acteuraurait tout autant comblé ses ambitions pour moi.L’essentiel était avant tout que je fasse entendre mavoix – et sans doute, par ma bouche, la sienne. L’entre-prise n’était pas motivée par une quelconque quête decélébrité ou de fortune mais prenait racine dans sapropre enfance tout autant que ma vocation puiseradans la mienne. C’était une aspiration au devenir parprocuration, qui voulait réparer l’arbitraire dont monpère s’estimait doublement victime : orphelin à sept ansdes suites de la Grande Guerre, qu’il imputait auxravages du nationalisme, et déchu de sa nationalité àdouze, à Alger, relégué au rang d’« indigène de racejuive » par le régime de Vichy. Son camarade de col-lège, Jacques Derrida, jalonna ses écrits autobiogra-phiques de cette blessure en pointant la plaie jamaiscicatrisée d’une adolescence algéroise meurtrie.

Convaincu qu’ignorance et haine allaient de pair,son indécrottable optimisme et sa foi en la nature

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No d’édition : L.01ELJN000805.N001Dépôt légal : août 2018