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Un tramway, un jardin et des ponts qui tous enjambent le Rhin pour rejoindre l’Allemagne. Pourtant l’histoire commune de Strasbourg et de SA VOISINE germanique n’a rien d’un long fleuve tranquille. Tout commence avec la construction de la Neustadt en 1871… Près d’un siècle et demi plus tard, Strasbourg, devenue capitale européenne, porte dans son architecture et son urbanisme les symboles de la réconciliation. PHOTOS: PHILIPPE DE REXEL./ CHRISTOPHE HAMM ./ FRANTISEK ZVADRON./ CATHERINE SCHRÖDER./ HILAIRE HELENE./ PATRICK BOGNER./ OT DE STRASBOURG NOTO DE CAMPANELLA. strasbourg, Les courbes de l'Art nouveau rappellent que la Neustadt est constituée d'une diversité de styles Dans la Neustadt, le pouvoir et le savoir se font face, reliés par une colossal avenue: ici, l'ancien palais impérial... Balade un petit pas vers le rhin, un élan vers l'amitiÉ

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Un tramway, un jardin et des ponts qui tous enjambent

le Rhin pour rejoindre l’Allemagne. Pourtant l’histoire commune de

Strasbourg et de SA VOISINE germanique n’a rien d’un long fleuve tranquille.

Tout commence avec la construction de la Neustadt en 1871… Près d’un siècle et demi plus

tard, Strasbourg, devenue capitale européenne, porte

dans son architecture et son urbanisme les symboles

de la réconciliation.

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Dans la Neustadt, le pouvoir et le savoir se font face, reliés par une colossal avenue: ici, l'ancien palais impérial...

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un petit pas vers le rhin, un élan vers l'amitiÉ

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Pour gagner la Neustadt, il faut s’arracher au charme de la Petite France, minuscule enclave de maisons à colombages posées sur un réseau de canaux. Puis traverser d’ouest en est la Grande Île, chargée de tous ses signes extérieurs alsaciens: sa cathédrale millénaire, son Palais de Rohan, sa maison Kammerzell. Au-delà du pont Saint-Étienne qui enjambe l’Ill (improbable nom du canal qui comprime le centre historique de Strasbourg dans une boucle parfaite), l’Allemagne vient à notre rencontre. Du moins un quartier germanique tout entier, construit au sortir de la guerre franco-prussienne de 1871. Une fois l’Alsace annexée par la Prusse, Guillaume II a voulu faire de Strasbourg une œuvre grandiose à la gloire de son empire. Une capitale des savoir-faire et de la culture germaniques. Sur un territoire de 400 hectares, qui va tripler la superficie de la ville, il pose, comme des pions sur un échiquier, deux palais colossaux représentant l’un le savoir, l’autre le pouvoir. Le palais universitaire, dont on admire encore aujourd’hui, sous la verrière, l’immense atrium aux coursives théâtrales tendues de rideaux rouges, et le palais impérial transformé désormais en Palais du Rhin. La monumentale avenue de la Liberté relie les deux. Le Paris du baron Haussmann a à peine vingt ans et la Ville nouvelle (Neustadt en allemand) en récupère quelques codes dans ses façades à la volumétrie travaillée. Mais avec plus de détails dans les modénatures, et bien plus d’arbres dans ses allées aérées… Conçu par l’architecte J.-G. Conrath, le quartier mélange les néo-styles sans pour autant rompre sa cohérence architecturale: néo-Renaissance, néobaroque…, et de délicieuses touches de ce Jugendstill naissant qui agrémente certaines façades de volutes organiques.

Là où commence l’Europe«À la fin de la Première Guerre mondiale, la France récupère ainsi le quartier le plus moderne du pays, héritage d’un colossal investissement allemand, explique Lionel Heiwy, jeune architecte qui pilote dans la ville les amateurs d’Histoire. Mais la Neustadt incarnait l’Allemagne et la guerre de 1871. Elle a donc vécu jusqu’aux années 1990 sous la menace d’une destruction au moins partielle.» Sauf qu’elle représente aussi un témoignage sans pareil de cette architecture wilhelminienne en œuvre dans les centres de Berlin ou de Dresde, détruits par les bombardements des deux conflits mondiaux. C’est donc un vestige extra-muros de leur patrimoine que les voisins allemands viennent redécouvrir ici aujourd’hui. Les Français ont été plus frileux, mais la réconciliation avec la Neustadt est en cours. Les chantiers de rénovation aussi. «Et l’inscription probable du quartier par l’Unesco au patrimoine mondial en 2017, dans le prolongement de la Grande Île déjà classée, devrait accélérer le mouvement.» En attendant la transformation du splendide établissement municipal de bains en piscine de prestige accessible à tous («Comme à Budapest!»), ou la métamorphose du Palais des Fêtes en centre chorégraphique, on peut toujours apprécier la rénovation de la fameuse bibliothèque nationale et universitaire, plantée place de la République: sous sa coupole de verre qui culmine à 27 mètres (un Reichstag miniature?), les architectes Nicolas Michelin et Michel Deplace ont dessiné un élégant escalier en spirale suspendu par 120 haubans d’acier.

«S’il n’y avait pas eu la Neustadt, Strasbourg n’aurait jamais été capitale européenne», déclare Lionel Heiwy tandis que

...Là, l'immense palais universitaire.

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file dans une ondulation feutrée un tramway rouge et vert. Sur son flanc, tout un programme: «Strasbourg The Europtimist»! C’est donc tout naturellement que l’on rejoint le quartier des institutions européennes, dans le nord de la ville, près du parc de l’Orangerie. Arrêt: Droits-de-l’homme, comme il se doit. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale Strasbourg, qui a changé quatre fois de nationalité entre 1870 et 1945!, se transforme en porte-drapeau des valeurs fondamentales de l’Europe. À Bruxelles le poids économique de la jeune CEE. À Strasbourg la dimension humaine de la reconstruction de l’Europe. Il suffit de noter la force symbolique de ces édifices construits dans les dernières décennies du XXe siècle. Le Conseil de l’Europe (une organisation indépendante de l’Union européenne, forte de ses quarante-sept pays membres et de son rôle de conciliation) installé par l’architecte Henri Bernard dans un palais en forme de pyramide tronquée. Le Parlement européen (seule institution de l’Union européenne élue directement par les citoyens) qu’Architecture Studio a dessiné comme une tour de Babel inachevée, preuve s’il en est que le projet européen est toujours en mutation, derrière une immense façade vitrée de 13 000 m2, symbole de transparence démocratique. Quant aux deux tours cylindriques qui flanquent sur l’avant le siège de la Cour européenne des droits de l’homme conçu par Richard Rodgers, n’évoquent-elles pas la balance de la Justice? Il ne manque plus à ce quartier excentré qu’un peu de vie. Un chantier immense s’organise tout autour, transformant

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Dans le quartier des institutions européennes, le palais qui abrite le Parlement européen est signé Architecture Studio.

Le palais des droits de l'homme.

Le Parlement européen, comme une tour de Babel inachevée.

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STRASBOURG PRATIQUE

• SE RENSEIGNER – Sur www.tourisme-alsace.com

• Y aller – Par le TGV Est depuis Paris. 1h48 de trajet, pas plus!, depuis 2016. Un oeil sur l'extérieur de la gare: l'immense bulle de verre (120 m de long par 20 m de haut) dont Jean-Marie Duthilleul a recouvert en 2007 la façade du XIXe siècle pour agrandir la salle des pas perdus a suscité bien des controverses.

• DÎNER – Au Tire-Bouchon. Tarte à l’oignon, baekeoffe ou choucroute tradition? Au choix dans cette authentique winstub alsacienne (littéralement «pièce à vin»), tout près de la cathédrale.

• BOIRE UN VERRE - Au Café Brant. Dans la Neustadt, face au palais universitaire, un café presque centenaire, autrefois estudiantin mais au cadre très brasserie viennoise depuis qu’il a été sauvé de la destruction par ses fidèles usagers.

• LOGER - Au Régent Petite France. Outre dormir sur ses deux oreilles et profiter du restaurant sur le canal, deux activités à ne pas rater dans ce 5 étoiles idéalement situé dans la Petite France: apprécier le jacuzzi installé sur la terrasse avec vue sur les encorbellements des maisons traditionnelles, et visiter son musée des glacières. Des compresseurs, des turbines à pales, des condensateurs… rescapés de l’ancienne usine de froid artificiel qu’abritait jusqu’en 1992 ce moulin du XVIIe siècle.

à l’orée de 2019 des bâtiments de zone périphérique en logements, commerces et lieux de loisirs.

La dernière frontièreCe qui n’est rien au regard de ce qui se passe près du Rhin! Vous croyez que le fleuve traverse Strasbourg? Erreur: il coule à cinq kilomètres du centre-ville qui lui a longtemps et ostensiblement tourné le dos. Au-delà de cette frontière naturelle, l’Allemagne et la petite ville de Kehl. Si Strasbourg a commencé à réhabiliter le quartier des anciens entrepôts, elle se tourne enfin vers l’immense no man’s land qui la sépare du port fluvial pour en réaménager les friches. Un paysage de verre et d’acier, de béton et de tôle, à l’esthétique post-apocalyptique. Voici Little Berlin, clou de ce quartier en déshérence où se dressent les bâtiments désaffectés de la Coop (une coopérative commerciale plus que centenaire): actuellement aux mains des artistes, ils seront dans les années à venir reconvertis par les architectes en bureaux, logements, cité du numérique, brasserie de mille couverts…, dans une inédite liberté formelle, loin des normes qui contraignent le centre-ville. Mais suivez donc cette toute nouvelle ligne de tramway qui sillonne le quartier jusqu’au Rhin et qui sera inaugurée en avril 2017. Elle est unique. Parce qu’elle traverse le jardin contemporain des Deux Rives qui unifie depuis 2003 dans un même paysage les deux berges autrefois ennemies du Rhin. Et qu’au-delà de sa passerelle dédiée qui enjambe le fleuve en deux fines arches blanches, elle desservira la ville allemande de Kehl. Abolissant pour toujours la frontière.

Valérie Appert

La médiathèque André-Malraux, sur le bassin d'Austerlitz.

La terrasse de l'hôtel Régent Petite France donne sur le pont tournant...

… et son jacuzzi sur les maisons à pans de bois.

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STRASBOURG CONTEMPORAIN

• LE MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN – Envisagé comme un trait d’union entre le quartier de la Petite France et celui de la gare, ce grand bâtiment en béton et grès rose des Vosges se distingue par sa nef traversante (104 m de long) que l’architecte Adrien Fainsilber a construite selon les principes du verre structurel déjà mis en œuvre dans la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris. Rythmées par les ouvertures, les salles offrent comme un travelling de points de vue sur la ville. Dès la commande, le projet devait attribuer une salle complète au Christ quittant le prétoire, œuvre monumentale de Gustave Doré, natif de Strasbourg. Au rez-de-chaussée, l’art moderne; au premier étage, des installations d’art contemporain. «Comme si, de l’entrée à l’étage, on progressait, toutes proportions gardées, du musée d’Orsay à Beaubourg, puis au Palais de Tokyo», résume Estelle Pietrzyk, directrice du musée.

• UN VITRAIL DE PHOTOGRAPHIES - En quoi le vitrail contemporain de la chapelle Sainte-Catherine, dans la cathédrale de Strasbourg, est-il si remarquable? Est-ce parce que son monumental Christ bénissant, commandé pour célébrer le millénaire des fondations de la cathédrale et inauguré en 2015, est inspiré d’une toile du peintre flamand Hans Memling? Pas seulement. Observons les éléments qui composent les plats et les ombres de cette figure christique de cinq mètres de haut: il s’agit des visages de 150 personnes, photographiées sur place par l’artiste Véronique Ellena. Les clichés ont été imprimés dans le verre grâce à une technique innovante mise en œuvre par le maître verrier Pierre-Alain Parot. Soit 150 anonymes alsaciens saisis, pour mille ans peut-être, dans une œuvre inspirée.

• PARCOURS D’ART DANS LA VILLE - À Strasbourg, il suffit de traverser les parcs et les places ou de suivre les lignes de tramway A et B, scrutant les alentours de chaque station, pour tomber sur des œuvres d’art, pour la plupart des commandes publiques, ou des interventions d’artistes renommés des XXe et XXIe siècles, Maria Mertz, Alain Séchas, Jean Lurçat, Bernar Venet… Deux coups de cœur: l’Aubette 1928, un ancien complexe de loisirs (ciné-bal, bar-foyer…) dont il reste trois salles peintes notamment par Jean Arp («la chapelle Sixtine de l’art moderne», disait-on en 1928!), et la station-terminus du tramway B signée Zaha Hadid, un auvent de béton brut soutenu par quarante-quatre piliers aux inclinaisons différentes.

DEUX BÂTIMENTS À NE PAS RATER:• LA MÉDIATHÈQUE ANDRÉ MALRAUX - Un ancien silo à grains transformé en 2008 par les architectes Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart, dans un quartier portuaire où deux immenses grues se dressent encore. Ce formidable bâtiment blanc est tatoué de citations qui évoquent bien à propos les caractères noirs frappés vigoureusement par une machine à écrire sur une feuille de papier.

• LA TOUR ELITHIS DANUBE – Pas tout à fait achevée, cette tour située dans le futur écoquartier Danube doit sa silhouette de vigie (ou de périscope) à l’agence X-TU, qui a livré la Cité du vin à Bordeaux en 2016. Elle a été conçue pour produire plus d’énergie qu’elle n’en consomme, étroite au nord, plus large au sud pour capter au maximum l’énergie du soleil.

Devant la façade XIXe de la gare, une bulle de verre très contemporaine.

Cent cinquante visage anonymes composent celui du Christ

Le MAMCS, dans les couleurs d'une intervention de Buren.

L'aula remarquable du palais universitaire.

L'escalier suspendu de la bibliothèque universitaire.

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LES HARAS, UN HÔTEL TRÈS À CHEVAL SUR SON HISTOIRE

Ca sent le cuir, le crin de cheval, peut-être la paille. Jusqu’en 2000, les percherons tournaient dans le manège à ciel ouvert et les palefreniers logeaient sous les combles. Anciens haras nationaux de Strasbourg, ce site classé monument historique s’est métamorphosé en 2013 sous la baguette de l’architecte Christophe Wersinger en hôtel 4 étoiles, associé à un biocluster abritant des start-up spécialisées dans l’innovation médicale. Les bâtiments du XVIIIe siècle n’ont rien perdu de leur lien au monde équestre, les matériaux nobles gagnant jusqu’aux chambres en soupente: bois, lin, cuir travaillé en tête de lit ou sur des tabourets en forme de selles de monte. Mais c’est l’écurie royale qui aimante les regards: elle abrite une brasserie aménagée par Patrick Jouin et Sanjit Manku autour d’un escalier monumental de six mètres de haut évoluant dans le mouvement d’une extraordinaire spirale de lames en hêtre cintré. Comme un tourbillon de vent dispersant une botte de foin ou les rênes d’un équipage échappant à son conducteur! Sous la charpente doublement centenaire, Jouin et Manku ont installé des yourtes en cuir sellier pour dîners intimes. Au rez-de-chaussée, dont le fond tapissé d’un miroir rappelle les glaces de manège où les cavaliers corrigent leur posture, une cuisine apparente en fer à cheval et un comptoir de bar en inox patiné, évoquant les seaux à grains d’écurie.

La spirale déchaînée de l'escalier, dans la brasserie.

Une yourte de cuir, cocon intime pour dîners privés.

Dans le lobby de l'hôtel, une fresque en verre sérigraphié.Tables en chêne, banquettes en cuir et suspensions Micro (B-Lux).

V.A.