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V ivre sans argent Et si le rêve devenait réalité Benjamin Lesage

Vivre sans argent - Plateforme collaborative de veille ... · Avant de l’imprimer, veuillez prendre conscience de l’impact ... aux environs de minuit, pas un chat dans les rues

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Vivre sans argent Et si le rêve devenait réalité

Benjamin Lesage

Tout ce qu'un homme peut imaginer, un jour, d'autres

hommes le réaliseront.

Jules Vernes

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J’ai vécu pendant environ cinq ans sans utiliser d’argent

directement. Cette histoire raconte pourquoi et comment je suis

arrivé à prendre une telle décision.

Ce livre est gratuit et ne peut pas être vendu, mais il peut et

doit être partagé !

Avant de l’imprimer, veuillez prendre conscience de l’impact

écologique, privilégiez le papier réutilisé ou recyclé.

Si vous en avez les moyens et l’envie, le carnet de voyage a

été publié par Arthaud sous le titre : Sans un sou en poche.

Vous trouverez davantage d’informations sur mon site :

sansunsou.wordpress.com

Merci et bonne lecture !

6

7

L’argent

Paradoxalement, si ce livre a pour objet premier une

expérience de vie sans le sou, ce concept millénaire qui occupe

aujourd'hui une bonne partie des pensées de plus de sept

milliards d'êtres humains en est le personnage principal !

En premier lieu s’impose donc une question :

« L’argent, c’est quoi ? »

Pour moi, c'est d'abord l'argent de poche de mon enfance que

me donne ma mère. Une pièce de dix francs que je retourne

dans ma main alors que j’explore la devanture de la boutique de

bonbons. Je passe à chaque fois un bon quart d'heure à calculer

le nombre de fils acidulés, de bouteilles saveur cola ou de

nounours multicolores que je peux m'offrir. L'argent, à cette

époque, c'est la liberté de choisir.

Quelques années plus tard, nous écoulons nos samedis après-

midi à la galerie marchande, ma mère et moi. Je me rappelle des

grandes allées de vêtements chez Kiabi, mon excitation quand je

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vois un tee-shirt de basketball ou un jogging Adidas à pression,

et ma déception quand ma mère, après avoir jeté un œil sur

l’étiquette, secoue la tête sèchement, repoussant tout espoir de

négociation. L'argent devient un obstacle.

Je me rappelle aussi et surtout du jour où ma mère décide de

m'ouvrir un compte bancaire pour y placer la pension que

m'envoie mon père – environ mille cinq cents francs par mois.

Elle veut me responsabiliser. L'argent devient mien et je suis

libre de l'utiliser à ma guise. Le lendemain, un jeudi après-midi,

profitant de l'absence de la professeure d'histoire géographie, je

pars en ville avec un ami pour acheter une Nintendo d'occasion.

La liberté financière qui m’a été accordée la veille devient toute

relative lorsque ma mère découvre mon acquisition, et furieuse

face à mon « irresponsabilité », me confisque la console pour

une durée indéterminée. L’argent prend la forme d’une liberté

sous contrainte.

Puis, arrive mon premier salaire. J'ai dix-neuf ans. Après le

bac et une année de doute entre la faculté de droit, le concours

de Sciences Po raté et la faculté de lettres, je deviens équipier au

Quick. Je me sens riche, je me paye un restaurant de temps en

temps, je sors trois ou quatre fois par semaine dilapidant une

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bonne partie de mon revenu en alcool, j’achète les vêtements

qui me plaisent – de marques bien entendu – et je me goinfre de

Kinder – ma mère me les a toujours interdits. Je peux acheter ce

que je veux ou presque, j'ai le choix, je suis indépendant, libre

de nouveau.

Cinq ans plus tard, je découvre que ces choix multiples sont

en fait limités, que dans ce monde globalisé où tous les objets

sont produits ailleurs, il n'existe pas de chose telle que

l'indépendance et que cet argent que je possède représente plus

une restriction qu’une réelle liberté.

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Voler

Recife, 18 juin 2010, aux environs de minuit, pas un chat

dans les rues de Boa Viagem, banlieue privilégiée donnant sur la

mer. Nous marchons le long des hauts murs sertis de barbelés,

des portes blindées, des barrières électrifiées. De temps en

temps, au détour d’une rue, nous croisons un groupe de

pepenadores qui traînent leurs charrettes et fouillent les

poubelles des riches pour y récupérer les métaux, les cannettes,

les restes de nourriture. Une brise fraîche caresse nos peaux

moites, cela fait plus d’une heure que nous déambulons ainsi,

suivant l’odeur de l’océan. Je me sens détendu, soulagé. Les dix

kilos que je traîne depuis La Haye sont désormais bien loin,

dans un caniveau, ou dans un conteneur abandonné sur une aire

d’autoroute, ou peut-être encore sous le siège de Wilson,

chauffeur de poids lourd alcoolique qui a vu dans mes affaires

l’espoir d’une vie meilleure. S’est-il figuré que ce sac à dos

solaire vaut une fortune ? Je n’ai pas eu le temps de lui dire que

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l’ordinateur est cassé, que les panneaux solaires ne captent plus

aussi bien la lumière, que les seuls objets importants n’ont de

valeur que pour moi : mon passeport, mes notes, ma brosse à

dents.

Depuis cinq mois, je prône le « vivre sans argent » comme

une solution, je discute et débats des heures durant sur le

système, la monnaie, comment le monde tournerait plus rond

sans elle. Je soutiens dur comme fer que cette épopée, notre

voyage sans un sou, est utile, que tout ça a un sens.

J’ai même pris la décision, quelques semaines plus tôt, alors

que nous voguons en plein océan, de transformer cette

expérience temporaire en mode de vie. Je veux me libérer du

besoin de l’argent pour toujours.

Il ne me manque qu’un petit coup de pouce et c'est Wilson

qui me le donne, me libérant de cette dernière hésitation à

laquelle je m’accroche comme un enfant s’agrippe à son

doudou. Il me prend mon sac pendant la nuit, tout en douceur.

Au réveil, une nouvelle vie commence.

Merci Wilson.

Ce matin-là, cependant, en ouvrant les yeux sur l’espace vide

qu’a laissé mon sac à dos, je ne me sens pas aussi reconnaissant.

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L’angoisse me saisit d’abord à la gorge, je cours dans tous les

sens à la recherche d’un indice, laisse échapper quelques larmes

sur l’épaule de Raphaël, lève les yeux au ciel pour demander à

ce dieu auquel je ne crois pas « pourquoi ?». Il me faut plusieurs

heures et cette longue marche vers la plage de Boa Viagem pour

comprendre que cet événement représente une suite logique. Je

veux vivre sans argent, je veux me libérer de toutes mes

attaches, toutes mes possessions, tous mes vices… Il faut

commencer par me libérer de mon sac, de ce « au cas où »

incarné par ma carte bancaire que je gardais cachée.

Désormais, il n’y a plus de place pour l’hypocrisie, c’est pour

de vrai. Plus de passeport, plus de sécurité financière, je suis

finalement ce que je prétends être : un voyageur sans le sou. J’ai

perdu toutes mes affaires, mais j’ai gagné un but. Je comprends

le pourquoi de cette folle aventure.

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Un pari écologique

Ce voyage débute à La Haye le 19 janvier de l’année 2010.

Raphaël, Nicola et moi-même sommes alors trois étudiants

réunis autour d’un même souhait : faire quelque chose d’utile

pour le monde. Cette volonté commune se transforme peu à peu

en rêve, celui de rejoindre le Mexique en auto-stop et en bateau-

stop, sans argent.

Le motif principal tient dans la réalisation du voyage le plus

écologique qui soit : consommer le moins possible, en utilisant

des panneaux solaires pour boycotter l'usage de l'électricité

conventionnelle ; utiliser un filtre à eau pour bannir la bouteille

plastique de notre quotidien ; éviter les transports en commun et

tout faire en auto-stop ; récupérer notre nourriture et dormir

chez l’habitant ou sous les étoiles.

Mais ce qui nous motive réellement, c’est l'envie obsédante

de jouer les pionniers, de faire quelque chose d'unique, de

marcher sur les sentiers les moins parcourus, et de filmer

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l’aventure pour en faire un documentaire qui inspirerait le

monde.

Le départ a lieu un mardi. Il fait très froid, le vent du Nord

fouette nos visages crispés. Nous formons un trio atypique, trois

jeunes Européens grands et minces, un blond, un roux et un

brun. Le blond, Raphaël, un déjanté originaire de Berlin qui a le

voyage dans la peau, une insouciance géniale et la certitude que

rien n'est impossible dans ce monde. Le roux, Nicola, originaire

d’un petit bled situé à quelques kilomètres de Padova, dans le

Nord de l’Italie, photographe de génie et assoiffé d'images,

d'histoires à raconter. Et moi, le brun.

Un mec normal

Normal ça ne veut rien dire, mais c’est pourtant ce mot qui

me vient en premier à l’esprit quand je pense à moi, avant. Je

suis un enfant arrivé sur le tard, élevé sans père, ayant grandi

dans une banlieue d’une petite ville de province, à Besançon.

J’adore jouer au foot, je suis timide devant les filles, je fume des

joints et je bois des bières pour imiter les autres. Ma mère est

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institutrice et ne gagne pas des milles et des cents. Je n’ai pas de

Nike air Max comme les copains et pas de Kinder au goûter,

mais je ne manque de rien. Mon grand frère et ma grande sœur

m’emmènent régulièrement à Paris, sur les lacs gelés de Joux,

ou simplement au Cinéma, palliant avec amour le manque d’une

figure paternelle.

Le premier déclic, la première fois que j’ouvre les yeux sur la

possibilité de « faire quelque chose de ma vie », c'est en

regardant le film Fight Club. À l’époque, je ne cherche pas le

pourquoi de cet engouement soudain, je me contente de le voir

et le revoir. Aujourd’hui, je sais que c’est grâce à ce film que

j’ai commencé à rêver d’une autre existence. L’apathie du héro

principal me renvoie à la mienne et si je ne vais pas jusqu’à me

créer un double pour m’échapper de ce quotidien, j’espère

secrètement me transformer en Brad Pitt.

Je passe mon bac sans trop de problèmes, j'essaye le droit

sans succès, échoue lamentablement au concours de Sciences

Po – je rêve alors d’être journaliste – et je me rabats sur un IUT

de Gestion. Ce choix ne vient pas du cœur, mais des inquiétudes

de ma mère quant à mon avenir. Ces restrictions morales me

pousse la même année à rejoindre l'équipe du Quick. Trois mois

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plus tard, je loue un studio. La vraie vie commence. Je suis

frénétique, intenable, vingt heures par semaines au Quick,

trente-cinq à l’université, dix dans l’organisation de soirées

étudiantes, deux heures pour mes cours de théâtre et le reste du

temps, les fêtes, l’alcool, les drogues.

En apparence, tout va pour le mieux, je suis amoureux de ma

copine, l’une des filles les plus belles de la fac, j’ai plein

d’amis, de bonnes notes, d’excellentes perspectives pour mon

avenir… Pourtant, lorsque je me retrouve seul chez moi, le

dimanche soir, je me sens souvent las, patraque, sans énergie.

Tout me parait sans intérêt, fade, mes jeux vidéo, mes films... Je

mets ces déprimes soudaines sur le compte de la fatigue, mais

au fond de moi-même, je sais qu’un malaise couve, une espèce

de vide sidéral qui peut m’asphyxier d’un moment à l‘autre.

Quelque chose ne va pas et je n’arrive pas à identifier quoi.

Lorsque le professeur d’anglais nous parle du programme

Erasmus, de la possibilité de partir à l’étranger, je lève la tête. Il

faut soudainement que je parte. Deux mois plus tard, sans rien

dire à personne, j’inscris mon nom sur la liste d’attente.

Les premières semaines aux Pays-Bas sont exceptionnelles.

Huit cents kilomètres seulement séparent La Haye de Besançon,

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mais c'est le dépaysement total. En l’espace de quelques jours,

j’ai des amis que j’embrasse chaleureusement et qui viennent de

Madrid, Lisbonne, Los Angeles, Milano… Puis, peu à peu, je

m'installe dans une nouvelle routine qui malgré le fait qu’elle

inclut des échanges trilingues, des voyages en Pologne et en

Espagne et des soirées à Amsterdam, ressemble beaucoup au

train-train que j’ai délaissé à Besançon : je suis plongeur dans

un restaurant français, j’assiste aux cours avec plus ou moins

d’attention, je fais partie de l’association étudiante et pendant

mon temps libre, rebelote : les fêtes, les filles, les drogues. Le

dimanche soir, quand je me retrouve face à moi-même, ce

même malaise de fin de semaine m’assaille, comme une

sensation de vide qui me creuse l’estomac. J’ai beau regarder

des films, m’abrutir devant des jeux stupides ou fumer des

joints toute la nuit, le trou noir demeure et semble grandir

chaque jour un peu plus.

Après un an de cette vie « Erasmus », débauche déguisée

sous les termes d’Échange Universitaire, je décide de rester aux

Pays-Bas. Hors de question de retourner en France, de reparler

français au supermarché, de retrouver ma vie d’avant. Je réussis

à convaincre mon université d’accueil de m’intégrer au cursus

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universitaire complet. Le bachelor dure trois ans et se termine

par un stage à l’étranger de six mois. J’hésite entre le Nicaragua

et le Guatemala avant d’opter finalement pour le Mexique et

une petite association environnementale située dans la banlieue

de la ville de Mexico.

Après le Japon, que j’ai découvert à onze ans pour le mariage

de mon frère, c’est la deuxième fois que je sors de l’Europe. Le

Mexique me fascine, je tombe profondément amoureux du

chaos charmant qui règne dans ce pays ; de ces cultures

préhispaniques entrelacées avec les influences espagnoles,

françaises et américaines ; de ce mélange de modernité et de

traditions… Malheureusement, je me laisse vite entraîner dans

une routine similaire à celle qui me colle à la peau depuis mes

seize ans : alcool, drogues, fêtes et gueule de bois. Le décor

change, mais les habitudes demeurent identiques. Les six mois

s'écoulent bien vite et je me retrouve de nouveau en France avec

le sentiment d’être passé à côté de quelque chose. Ce vide qui

m’obsède est plus grand que jamais et je sens proche l’heure de

l’engloutissement final.

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Sur la route

C’est l’été, Raphaël arrive de Berlin pour découvrir mon lieu

de naissance et me convaincre de retourner à La Haye en stop.

Nous partons un matin ensoleillé. Je suis très sceptique quant à

la réussite de notre entreprise, persuadé que les Franc-Comtois

ne s'arrêteront pas. Mes doutes nous clouent à la sortie de la

ville pendant plus de quatre heures… Puis un mec s'arrête, un

Africain. Quelques heures plus tard, nous arrivons sur une

station essence à l'entrée de Metz. La nuit s'avance déjà, timide

en ce soir d’été. Le trafic est quasi inexistant sur l’aire

d’autoroute, peu d'espoir de se faire emmener. Nous tentons

donc le stop à même l'autoroute. Mauvaise idée, deux camions

de CRS surgissent au bout de cinq minutes. « Qu’est-ce que

vous faites là ? C’est interdit, vos papiers svp. » Ils nous

embarquent, relèvent nos noms puis nous déposent dans la

même station essence.

Nous sommes donc résolus à y passer la nuit. L'air est chaud,

le ciel sans nuages. Vers minuit, alors que nous discutons

tranquillement devant les portes de la boutique, deux

Tchétchènes se pointent, ils allument un joint dans leur

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Mercedes blanche et nous invitent à les rejoindre. Nous

n’échangeons pas vraiment, leur français est pitoyable et ils

parlent allemand avec un accent à couper au couteau, par contre,

leur joint fait son effet. Quand ils partent, nous sommes

complètement faits, souriants, tout heureux de nous retrouver là,

à l'air libre, sans stress, sans obligation aucune. Nous

commençons à divaguer sur notre avenir, sur l’idée d’un voyage

libre, sans direction, sans argent, nous irions d’une station à

essence à une autre, explorant le monde au gré des rencontres…

Et là, je vois, j’ouvre les yeux sur ce qu’est ma vie et sur ce

qu’elle peut devenir.

L’idée

Trois mois plus tard, nous exposons cette idée à Nicola :

partir sur les routes en auto-stop, libres, sans direction ou

presque. Deux amies mexicaines se marient à une semaine

d’intervalle. C’est un signe, l’excuse pour retourner au

Mexique. J'y ai effectué mon stage de fin d'année et Raphael,

quelques années plus tôt, son service social. Nicola ne connait

pas encore le continent américain. « Ok, nous a-t-il dit, mais si

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je vais là-bas c'est pas pour un mois ou deux, si je pose le pied

sur un nouveau continent, je veux prendre le temps de

l'explorer, de créer des contacts, prendre des photos, organiser

des ateliers…»

C'est ce qui déclenche tout.

Il a raison, nous ne pouvons pas partir comme ça.

Personnellement, ça me va, je veux juste ressentir une fois de

plus cette liberté qui m'a saisi dans cette station essence à Metz.

Je suis devenu accro à cette sensation qui s’est évanouie dès le

jour suivant. Mais il faut aussi justifier un tel voyage aux yeux

de nos parents, de nos amis, de la société.

L’idée nous vient de transformer ce trip de free journey en

voyage écologique. Nous sommes tous les trois très novices

dans ce domaine. Cela fait quelques mois que nous sommes

végétariens, et nous commençons timidement à adapter notre

style de vie pour le rendre plus « vert ». C’est Home, le

documentaire de Yann Arthus Bertrand, qui nous a ouvert les

yeux. Nous y avons découvert la Terre et cet amour inné que

nous ressentons tous pour elle. Fortement inspirés par ces belles

images vues du ciel, nous imaginons notre propre documentaire,

l’histoire de trois Européens qui partent sur les routes sans un

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sou, pour un voyage en auto-stop et bateau-stop, une épopée

écologique pour montrer qu’il est possible de voyager tout en

conservant une empreinte écologique minime.

En gros, nous voulons nous aussi inspirer, prendre la place

de Yann Arthus Bertrand et de tous ces écolos qui aident à

changer le monde.

Préparatifs

Nous prenons l'idée de voyage écologique très au sérieux.

Yann Arthus Bertrand nous a transmis une évidence : l’écologie

se concentre dans l'idée de consommer le moins possible, de

bannir les produits et les activités polluantes. L'idée de partir à

l'autre bout de la planète est d'ores et déjà en contradiction avec

ce constat… Mais le voyage ouvre l'esprit et nous en avons

besoin. Nous décidons donc de combiner les deux.

Premier point : le transport, exclusivement en auto-stop et en

bateau-stop. Un site internet parle d'un Français qui a fait le tour

du monde sur le pouce1. Un coup d’œil sur la carte. Il faut se

rendre aux îles Canaries, c'est notre premier objectif de voyage.

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Deuxième point : la nourriture. Récupe, recyclage à la fin des

marchés, dans les conteneurs, mettre en pratique le « Dumpster

diving » véritable phénomène aux Etats-Unis que nous

découvrons sur Internet2, activité passionnante qui consiste à

plonger dans les poubelles pour en ressortir les invendus, les

produits soi-disant « impropres à la consommation ».

Troisième point : l'électricité. L’énergie doit être « propre »

pour que le documentaire soit cohérent. Sur Ebay, nous

trouvons un modèle de sac à dos solaire pour charger les

batteries de nos caméras et un panneau solaire dépliable pour

l'ordinateur. Nous n'emmènerons aucune prise conventionnelle

pour nous forcer à n'utiliser que l'énergie solaire.

Quatrième point : l'eau, cruciale, vitale. Nous savons qu'une

fois en dehors de l'Europe, l'eau du robinet sera synonyme de

dysenterie et il est hors de question de se faire offrir des

bouteilles d’eau en plastique. Nous avons choisi un filtre

américain surpuissant à trois cent euros avec lequel nous

pouvons même filtrer notre urine pour la boire ensuite3.

Cinquième point: l'hygiène et la santé… Là nous ne prenons

que peu de précautions. Pas de trousse d'urgence, une bouteille

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d'un litre de savon écolo concentré à base de chanvre 4 et c'est

tout. Pour le reste, l'insouciance sera notre meilleur docteur.

Sixième point : sans argent. Ne pas consommer, réduire notre

empreinte écologique au minimum et par la même occasion,

inspirés par le documentaire Zeitgeist5, remettre en question ce

système financier qui creuse sans cesse l’écart entre les riches et

les pauvres.

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Le rodage

Nous partons un mardi avec chacun un peu plus de dix kilos

sur le dos. L'air est glacial, un couvercle gris en guise de ciel.

Nous prenons notre temps pour déjeuner et il est déjà deux

heures quand nous nous postons à la sortie de la ville, au

carrefour qui mène vers l'autoroute. Nous connaissons l'endroit,

nous y avons déjà fait du stop ensemble, mais cette fois-ci est

spéciale, nous partons pour la grande aventure, la vraie. Nous

dansons sur le trottoir agitant nos bouts de cartons joyeusement.

Nous y avons écrit trois destinations au cas où : Belgique,

Mexico et Barcelone. Les automobilistes sourient sans s'arrêter.

Une heure plus tard, je commence à douter de notre timing. En

janvier, il fait nuit à 17h00. Il est 15h15. Il nous reste moins de

deux heures de jour. Et si nous remettons le départ au jour

suivant ?

Une voiture de sport rouge interrompt ma pensée. Notre

premier véhicule. Plus de marche arrière possible.

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Vingt-quatre heures plus tard, nous sommes sur une station

essence, encore aux Pays-Bas, gelés, affamés, et Nicola pense

sérieusement à arrêter ce voyage insensé. Voyager, pour lui, ce

n'est pas se faire souffrir : « Le sadomasochisme, non merci ».

C'est la première claque du voyage. Nous voulons montrer au

monde comment voyager écologiquement, sans argent. Mais

force est de constater que nous devons tout d'abord apprendre à

survivre !

Une nouvelle fois, une voiture met fin aux doutes. Puis tout

s’enchaîne ; nous traversons la Belgique dans la journée. Trois

jours plus tard, nous posons le pied en territoire espagnol.

La récupe

Barcelone, capitale européenne de la débrouille, refuge pour

tous les alternatifs de l'Europe et pour les Africains qui

souhaitent s'installer sur le continent. Nous entrons en pleine

nuit dans ce fourmillement de vie avant de tomber sur un Italien

qui nous ouvre les portes de son squat6 personnel, un

appartement abandonné par une vieille dame morte quelques

mois plus tôt. Son odeur stagne encore dans l'appartement, tout

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semble intact comme si elle venait de quitter les lieux. Les trois

jours passés dans la capitale catalane prennent l’apparence d’un

stage intensif pour apprendre à survivre sans revenu. Ici, ils sont

des centaines, Chiliens, Colombiens, Italiens, Marocains qui

vivent sans un sou ou presque, au quotidien, simplement,

humblement. Tous récupèrent à la sortie des marchés, ayant

même établi des calendriers de récupe avec le nom des

restaurants et l'heure à laquelle il faut passer pour demander les

restes. Ils occupent les logements vides dans l’attente d’une

éventuelle expulsion, passant d’un quartier à un autre, vivant

comme des nomades de la ville, traînant des meubles défraîchis

et des objets insolites, trésors dénichés le soir dans les

poubelles.

À Barcelone, mêlant la pratique à la théorie, nous

découvrons une vérité fondamentale : s’il y a plus d’une

personne sur huit dans le monde qui se couche chaque soir le

ventre vide et plus de trois millions d’enfants qui meurent de

faim chaque année7, ce n’est pas par manque de nourriture.

L’abondance est une réalité ; c’est dans la distribution de cette

abondance que réside le problème. En témoigne l’augmentation

croissante du nombre d’humain-e-s souffrant de surpoids : plus

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d’un milliard et quatre cent millions en 20138. Nous pouvons le

constater à notre échelle. Dans cette société soi-disant en crise,

il n'existe pas une épicerie, une boulangerie ou un restaurant qui

ne jette quelque chose, c'est systématique, et souvent, ces rejets,

à savoir les restes ou les invendus, suffisent pour nourrir des

familles entières.

La nuit

Andalousie, synonyme de chaleur et de soleil. Nous ne

sommes plus en cavale, fuyant la fraîcheur de l’hiver européen.

Nous commençons à apprécier la route, à prendre notre temps.

Nous arrivons dans la nuit à El Ejido. Personne ne connaît cette

petite ville du Sud de l’Espagne, mais tout Européen digne de ce

nom a goûté à sa spécialité au moins une fois dans sa vie : de

beaux légumes gorgés d'eau et de pesticides, enrobés de

couleurs éclatantes, nourris par les efforts continus des

immigrés clandestins venus d'Afrique pour s’asphyxier dix

heures par jour sous des bâches plastiques par cinquante degrés

à l'ombre. Ces travailleurs acharnés ne sont pourtant pas les

personnes les moins aimables. Ils s’amusent à nous voir sur le

29

bord de la route, nos pouces tendus en vain. Ils ont débarqué

d’Afrique récemment et se satisfont de cette opportunité qui

leur est donnée : ils peuvent d’ores et déjà envoyer quelques

précieux euros à leurs familles.

Nous attendons la journée entière sans qu’un seul conducteur

ne daigne nous prendre. À la tombée de la nuit, nous entamons

notre tournée des boulangeries et des restaurants, déballant

l’histoire de notre voyage pour obtenir les restes. Entreprise

vaine jusqu’à ce que nous entrons dans une épicerie tenue par

une famille bulgare. La mère ne veut même pas écouter notre

discours et nous invite tout simplement à prendre du pain et du

fromage, juste pour le plaisir de nous rendre service. Commence

ensuite une longue marche dans les rues de la ville qui se vident

lentement, à la recherche d’un coin tranquille ou d’un bout de

trottoir à l’abri des regards indiscrets. Nous élisons finalement

domicile dans un couloir couvert qui relie deux rues. En guise

de matelas, nous dénichons quelques cartons dans une benne.

Nous avons déjà dormi dans une cage d’escalier, dans des

stations essence, mais c’est la première fois que nous dormons à

même la rue. Nous sommes habitués à la dureté du sol mais

nous demeurons peu rassurés. Nous nous enroulons autour de

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nos sacs, nous réveillant au moindre bruit. Un clochard vient

nous rejoindre peu de temps après, il a lui aussi son matelas de

carton et pue la bière à dix mètres. Une certaine angoisse me

tenaille, mais la fatigue du jour est une bonne berceuse et très

vite, je m’endors, oubliant que je suis à la rue.

L’Auto-stop

Nous traversons la France en deux jours. En restant sur

l’autoroute, bien que nous sommes trois hommes, cela se révèle

plutôt facile. En Espagne, la pratique de l’auto-stop, interdite

par la loi, s’avère plus ardue. Nous attendons beaucoup,

marchons en conséquence et si nous parvenons finalement à

traverser la péninsule, c'est grâce à deux Roumains, un

Ukrainien, un chômeur, un Algérien, un Argentin et une

Française ! Le dernier à nous prendre en stop est un Espagnol

du nom de Raphael qui se demande ce que trois jeunes peuvent

bien vouloir venir faire à Algeciras.

Algeciras, c’est la pointe du continent. Vingt kilomètres plus

loin, les lumières des ports de l’Afrique se devinent dans la nuit.

Nous dormons sur le toit d’un immeuble avant de rejoindre de

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bonne heure l’embarcadère. Il y a un ferry qui relie Tanger,

mais impossible de parler au capitaine ou à un quelconque

responsable. L’auto-stop ne fonctionne pas car le prix du billet

se calcule par passager, non par véhicule. Il nous reste une

option : les camionneurs. Quelques dizaines de poids lourds

s’alignent sur un immense parking. Nous effectuons la tournée

des cabines, essuyant refus sur refus, jusqu’à notre rencontre

avec un Suisse et un Allemand, deux gaillards bien ventrus qui

observaient notre petit manège. Raphael leur présente notre

histoire, ils rigolent et nous invitent à monter. Quelques minutes

plus tard, nous accostons un Marocain qui accepte lui aussi de

prendre l’un de nous à bord de son appareil. En fait, chaque

conducteur a le droit d’embarquer un copilote. Le transport est

assuré par la compagnie, avec, en prime, un repas offert à bord.

Nous franchissons un premier obstacle. L’Afrique s’ouvre

devant nos yeux.

32

Lâcher prise

Au Maroc, je commence à comprendre ce que « vivre sans

argent » signifie réellement. Les Africains voient le Maroc

comme l'antichambre de l’Europe, continent de leurs rêves.

Mais pour nous, le Maroc, c'est bel et bien l’Afrique, synonyme

d’aventure, de routes poussiéreuses, regorgeant de valeurs que

nous cherchons en vain en terres européennes, lesquelles

semblent ici jaillir à chaque coin de rue comme des sources

intarissables : la simplicité, la générosité, l’abandon de soi…

Dès la première nuit, nous sommes invités. Si nous dormons

de temps en temps dans la rue, nous sommes souvent hébergés

par l’habitant, sur ces larges canapés moelleux qui occupent

tous les salons marocains. L’auto-stop présente quelques

problèmes à cause de la langue. Nous apprenons vite à dire

« wallou flouz » pour expliquer que nous n’avons pas d’argent.

Nos vêtements dépareillés et nos cheveux gras ne laissent pas de

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doute quant à notre sincérité, aussi, nous n’attendons jamais

longtemps sur les bords de route.

Un soir, nous arrivons au bout de la grande artère qui fend la

ville de Fez. Une steppe aride s’étale au loin, se confondant

avec la nuit. Nous sommes réfugiés sous la lumière chaude d’un

lampadaire. Au bout de quelques minutes, une bande de jeunes

installés sur un banc de l’autre côté d’un parc commence à nous

canarder avec quelques oranges pourries. Nicola lance alors

l’idée : « Et si nous marchons un peu ? Si les gens nous croisent

sur le bord de la route, ils auront peut-être pitié de nous ? »

Avec du recul, je peine encore à comprendre ce qui nous

pousse à nous remettre en mouvement. De toute évidence, tout

va contre nous : une nuit d'encre, les automobilistes roulent à

vive allure et n’ont pas le temps de nous voir, il n’y a pas une

seule lumière à l’horizon, nous pouvons avancer pendant des

heures en vain. Si personne ne nous prend, il faudra alors

considérer une nuit à la belle étoile, idée romantique mais

dangereuse dans cette obscurité angoissante. Malgré tout, nous

marchons de nouveau.

Une bonne demi-heure plus tard, à un croisement, nous

hésitons : droite ou gauche ? Quelle route mène au Sud ? Un

34

camion déboule à cet instant, projetant ses pleins phares et

déclenchant aussitôt chez nous le réflexe du pouce tendu. Il

s’arrête.

« Qu’est-ce que vous faites là ? »

Je raconte notre histoire au chauffeur, qui explose de rire.

« Montez ! »

Secoué comme jamais dans ce bahut sans suspension,

recroquevillé sur la banquette arrière, j’exulte. Une vérité se

faufile dans mon esprit conservateur et rationnel. De nouveau,

comme lors de cette fameuse nuit sur l’aire d’autoroute de

Metz, je me sens libre, vivant comme jamais.

Nous réitérons l’expérience quelques jours plus tard. Nous

sommes beaucoup plus au Sud, aux environs de Tan-Tan, en

bordure d’une route qui s’enfonce dans le désert. Seuls circulent

des vieilles Mercedes pleines à craquer, roulant sur les gentes,

emmenées par des familles mauritaniennes qui rentrent chez

elles, ou des camions débordant de sacs qui filent vers Dakar.

De temps en temps, nous voyons aussi des camping-cars

luxueux, éclatants de blancheur. Les couples de retraités

allemands ou français qui les conduisent nous font signe de la

main. Ils n’ont pas de place pour nous.

35

La nuit tombe sur nos espoirs, et une fois de plus, nous

décidons de nous mettre en marche, juste comme ça, parce

qu’au fond, nous n’avons rien de mieux à faire. Au bout de dix

minutes, une voiture s'arrête cinq cent mètres plus loin. Une

chance unique. Nous accélérons le pas. C’est une Mercedes, et

un homme, apparemment seul, fouine sous son capot. Il refuse

illico de nous emmener, mais devant nos visages désespérés et

nos passeports que nous tenons à bout de bras, il cède. Il va à

Laayoune, à trois cents kilomètres. Arrivés dans cette oasis du

désert, nous sommes invités chez lui à partager son repas,

comme une évidence.

Cette fois-ci, je ne doute plus, je comprends la force de ce

voyage, cette idée de vivre sans argent réside dans cet

apprentissage du lâcher prise, apprendre à ne pas contrôler son

destin, à se laisser entraîner, à suivre le courant de la vie, à faire

confiance en la bonté des gens, en la justice universelle : si tu

souris au monde, le monde te sourit en retour. Ça fonctionne,

nous l’expérimentons au quotidien.

36

Bon sens

Nous voulions atteindre Laayoune pour trouver un bateau et

rejoindre les îles Canaries. Cette ville est située juste en face de

Fuerteventura, l’île la plus proche. Malheureusement, le ferry

n’effectue plus d’allers retours depuis quelques années déjà et

les transporteurs de sable sont à l’arrêt. Le patron de l’entreprise

de transport de marchandise, un Marocain joufflu et souriant,

nous l'explique : « Depuis la crise de 2008, les Espagnols ne

construisent plus autant et n’ont donc plus besoin de sable. Il

faut attendre parfois plus de trois mois pour recevoir une

commande de leur part. Le sable n’est plus utilisé pour le

ciment, mais pour renflouer les plages touristiques des îles

Canaries. » Pas question d'attendre, nous décidons donc de

remonter au port d'Agadir où nous avons l'espoir qu'un voilier

vienne se ravitailler avant de partir pour les îles Canaries.

Agadir est connue pour ses plages, ses grands hôtels et sa

Marina luxueuse. Cette ambiance touristique ne favorise pas

nos espoirs de trouver un toit pour la nuit. Le tourisme signifie

pour nous une abondance de restes et d’invendus, mais aussi

une méfiance accrue de la part des habitant-e-s. Ils connaissent

37

« l’Européen » et ne lui accordent aucune confiance. Nous

déambulons dans les rues de la ville pendant plusieurs heures

avant de trouver un couloir à moitié ouvert au dernier étage d'un

immeuble accolé à une colline. Nous sommes à l'abri d'une

éventuelle averse sans avoir à violer une propriété privée. Nous

plaçons toutefois à nos pieds un mot écrit sur un bout de carton

pour nous excuser de la gêne que peut provoquer notre

présence. La dernière fois que nous avons dormi dans le couloir

d’un immeuble, le propriétaire nous a chassés avec un club de

golf à la main !

Raphaël se réveille le premier et nous fait aussitôt sursauter

en poussant un cri. Ouvrant les yeux, je découvre à mes pieds

un plateau de petit-déjeuner avec une théière scintillante, du

pain, des olives, de la confiture, du fromage et des fruits. La

surprise est de taille. Sans chercher la provenance de ce miracle

matinal, affamés malgré nos trouvailles de la veille – restes de

pizzas, pain dur et salade composée –, nous nous jetons sur ce

don du ciel et en dévorons le contenu en moins de dix minutes.

Quand notre bienfaitrice sort, une femme d'une quarantaine

d'années, sans voile, des traits doux sur un visage rond, nous

essayons de balbutier quelques remerciements, insistant pour

38

faire la vaisselle. Elle nous prie de ne pas bouger, reprend le

plateau, nous apporte un seau d’eau tiède avec du savon et nous

souhaite une bonne journée. Nous nous lavons rapidement,

encore sous le choc, puis redescendons vers la Marina. En

arrivant, l’un des gardes que nous avons rencontrés la veille

nous intercepte. « Il y a un marin qui vous cherche ! » Nous

nous refusons à y croire, jusqu’à ce qu’un grand mec blond

s’avance vers nous. « C’est vous qui cherchez un bateau ? Je

pars dans une semaine à Fuerteventura, vous pouvez venir avec

moi si vous voulez. »

Incroyable. Raphaël saute déjà de joie, exultant, Nicola et

moi-même restons abasourdis par la nouvelle. Cela fait un mois

que nous suivons la côte à la recherche d’un bateau, cette

annonce soudaine nous prend de court.

La veille du départ, nous retournons dans ce fameux couloir

et le matin, de nouveau, un plateau s’offre à nos pieds. Alors

que nous venons de dévorer son contenu, la femme que nous

connaissons déjà apparait… avec un autre plateau ! Tout en

constatant le sort que nous avons réservé au premier, elle

dépose le second avec un sourire et nous dit simplement « bon

appétit ». En fait, le premier plateau a été apporté par une autre

39

habitante du couloir. Celle-ci est plus bavarde et nous avoue

qu'il est tout naturel de partager sa nourriture avec ceux qui ont

faim. « C'est écrit dans le Coran, et plus que ça, c'est du bon

sens. »

Depuis notre entrée dans ce pays, nous « subissons » la

bienveillance des Marocains pour ceux qu’ils appellent « des

passagers ». C’est ce que nous sommes, des gens de passage,

aussi nous doivent-ils tous hébergement et nourriture. Moussa,

un adorable petit prophète, a poussé son zèle religieux, suivant à

la lettre les consignes du Coran: il nous a « forcés » à profiter de

son hospitalité trois jours durant, avant de s’arranger avec son

patron – il est chauffeur de poids lourds – pour nous emmener

jusqu’à Agadir, à six cent kilomètres au sud de chez lui. À

chaque fois que nous cherchions à le remercier, il nous répétait :

« Machi Mouchkil mes frères, Machi Mouchkil », une sorte

d’Hakuna Matata marocain, « Pas de problèmes, c’est normal ».

Ces circonstances ne sont pas les plus évidentes à gérer pour

un Français comme moi qui a grandi dans une société ou

l’individualisme et l’indépendance s’érigent en vertus. Mon ego

en prend pour son grade car recevoir, c’est se rabaisser par

rapport à celui qui donne. Marcel Mauss, un anthropologue qui

40

a étudié les systèmes économiques dans les sociétés dites

primitives, l’affirme : « Donner, c'est manifester sa supériorité,

... ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c'est se

subordonner... »9. Ainsi, je m'énerve souvent, frustré de ne pas

pouvoir compenser cette générosité.

Cette situation m'aide aussi à ouvrir les yeux sur une toute

autre réalité. Depuis des années, je reçois à mon insu. L'usage

de l'argent n'y change rien. Tout ce que j’ai consommé dans ma

vie a été fabriqué par quelqu’un, un immigré clandestin sous les

bâches plastiques à El Ejido, un Chinois dans une usine détaxée

en banlieue de Pékin, une femme marocaine dans les champs de

fraises du Roi. Une véritable armée est à mon service au

quotidien pour que je puisse vivre commodément. Sans un sou

en poche, étant sans arrêt en contact direct avec les fournisseurs

de mon bonheur, je prends pleine conscience de cette vérité. Je

ne suis pas seul dans ce monde, tout ce que je touche génère un

impact humain.

41

L’attente

La traversée est courte mais épique. Robin, capitaine sûr de

lui, n’a pas prévu ce mauvais grain qui vient perturber notre

baptême nautique. Pour la toute première fois, nous montons à

bord d’un voilier. Nicola tient la barre fermement, j’aide Robin

à lever la grande voile avec Raphaël. Mais dès que nous sortons

du port et que les vagues commencent à faire chavirer nos

estomacs, nos visages pâlissent et nos visions se brouillent.

Vingt minutes après le départ, nous ne sommes plus que de

vulgaires poids amarrés en cale dans l’attente de jours meilleurs.

Au moindre mouvement, nous vomissons le peu de bile qui

reste dans nos estomacs vides. Quels beaux marins d’eau

douce ! Pathétiques, certes, mais tout heureux de vivre cette

expérience ! Le lendemain, les eaux sont redevenues calmes.

Fuerteventura est en vue.

Sur les îles Canaries, nous découvrons l'attente, la vraie, celle

qui noie les espoirs les plus fous. Trois semaines sur l'île de

Fuerteventura, parenthèse d’une vie pour les touristes européens

42

qui viennent y chercher le climat africain tout en profitant du

confort occidental, semaines languissantes au cours desquelles

nous pouvons prendre du recul par rapport à ces trois premiers

mois sur la route. C'est le délai que nous nous étions fixé pour

arriver au Mexique. Nos amies mexicaines se marient la

semaine suivante et nous sommes loin, très loin de notre

destination finale.

La plupart des marins qui s'échouent dans la petite Marina de

Corralejo y prennent racine, très peu reprennent la mer pour

traverser l’océan, aussi, nous attendons désespérément qu’une

voile aventureuse apparaisse à l’horizon. Notre salut vient de

l’intérieur des terres. Wim, un Belge féru de surf, expatrié

depuis une dizaine d'années sur l'île, est l’heureux propriétaire

d'un voilier, le Cagou. Témoin de notre désespoir, il nous

propose une virée en bateau jusqu'à Las Palmas, l'île principale,

où des centaines de voiliers se ravitaillent avant la grande

traversée. Cette fois-ci, nous ne vomissons qu’une seule fois. Je

peux prendre mon quart et sentir la force des éléments se

déchaîner contre la coque de ce navire de dix mètres de long.

J’y découvre l’illustration parfaite de ce lâcher prise que j’ai

ressenti au Maroc. Je tiens le timon dans la paume de ma main,

43

j’ai la sensation de diriger le voilier, mais c’est le vent, les

vagues et les courants qui nous emportent. C'est tout comme ce

voyage sans argent. Nous ne décidons de rien : les éléments

poussent le navire, les rencontres nous entraînent, nous gardons

uniquement notre cap : Mexico.

Las Palmas

Las Palmas compte plus de quatre cent mille habitant-e-s,

une ville plutôt imposante avec son trafic lourd et bruyant, ses

hautes tours bétonnées et la crise qui y sévit, laissant des

quartiers entiers à l'abandon. Ses anciennes demeures coloniales

sont prises d'assaut par des anarchistes débarqués de toute

l'Europe et par des immigrés africains en attente d’une

éventuelle expatriation vers le vieux continent. Nous y élisons

domicile par obligation. Chaque jour, nous nous rendons au

port, entouré de la masse odorante et poisseuse de la ville. Nous

parlons avec les barmans, échangeons avec les marins qui, pour

nombre d’entre eux, avaient amarré quelques années plus tôt

avant de renoncer à traverser, abandonnant leurs rêves face aux

coûts croissants de remise en état de leur embarcation. Nous

sommes en avril, or la plupart des marins effectuent le grand

44

voyage entre novembre et février… Malgré cela nous gardons

espoir. Certains capitaines nous le confirment, les saisons

définissent la période de traversée. C’est « culturel », les marins

entreprennent l'aventure pour passer l’hiver aux Caraïbes et

reviennent vivre leur été en Méditerranée. La saison des

ouragans démarre en juillet. Nous avons donc encore le temps.

Las Palmas, ou le retour forcé à la civilisation : les

conteneurs des supermarchés débordent de nourriture ; si nous

mangeons comme des rois, nous ne pouvons nous empêcher de

ressentir une amertume pesante face à tant de gaspillage. Tous

les deux ou trois jours, nous investissons l’arrière d’un

supermarché situé à cinq cents mètres du squat où nous

dormons. À 16h30, les employés sortent les poubelles ; nous

disposons de trente minutes avant le passage du camion-benne,

pour en extraire toutes les merveilles du monde. À chaque fois,

c’est environ cinquante kilos de fruits, légumes et produits

laitiers que nous extirpons… Sans compter les kilos de viandes

et de poissons que nous ne pouvons qu’abandonner à leur triste

sort, celui de continuer à pourrir. Dans la ville, il y a une dizaine

de supermarchés comme celui-ci ; tous balancent une quantité

similaire. Inutile de s’empêtrer dans de savants calculs pour

45

comprendre l’ampleur du gaspillage, d’ailleurs les chiffres

alarmants fournis par la FAO (Food and Agriculture

Organization) parlent d’eux-mêmes : dans le monde, plus d’un

tiers de la nourriture termine à la poubelle que ce soit dans les

industries, chez les agriculteurs ou le consommateur. Chaque

seconde, quarante et un mille deux cents kilos de consommables

sont jetés10 !

Nous vivons dans l’abondance, nous gavant de produits

périmés mais encore sains, de fruits et légumes légèrement

abîmés ou trop bizarres esthétiquement pour gagner une place

en rayons. De l'autre côté de l'île, des champs de bâches

plastiques abritent des immigrés qui glanent quelques euros en

échange de leur santé. Ces hommes abattus par un sentiment de

fatalité nous confirment la pertinence de nos choix.

Les immeubles en ruines, le gaspillage alimentaire, les plages

couvertes de plastiques au petit matin, l'abrutissement des

jeunes dans les bars, ce gris de la ville qui transpire sur les

champs voisins et contamine peu à peu toute l'île, autrefois

paradisiaque. Au milieu de tout ce bazar, de ce décor

d'apocalypse, je comprends que notre quête a un sens. Nous

cherchons une cohérence. L'industrie de la viande nous

46

répugne : nous n'en mangeons plus. Ce système fondé sur

l'argent nous horrifie, nous essayons de le boycotter en utilisant

le strict minimum, en n'achetant rien, en ne vivant que de ce qui

est déjà là. C'est notre tentative, un essai désespéré mais

acharné. Chaque matin, levant les yeux sur ce monde, je me

renforce dans mes convictions, j'ai envie d'essayer un peu plus

fort.

« OK »

Sept semaines s'écoulent avant qu'une lueur d'espoir

n’illumine notre routine urbaine. Bien entendu, elle nous

surprend au fond d'un conteneur. Un drapeau aux couleurs du

Mexique ! Simple coïncidence ? Non, pour Raphaël, c'est un

signe. Je le revois sauter de joie sur le ponton, les mains

agrippées au drapeau.

Le lendemain, nous entamons la tournée des agences de

transports commerciaux ; se faire embaucher dans un cargo n'est

pas une mince affaire, il faut des papiers, des compétences…

Chacun de nous est gentiment remercié et nous rentrons dépités.

47

Nous voyant revenir, un ami, un Espagnol qui vit au port depuis

cinq ans, nous crie :

« Chicos, un bateau est arrivé ce matin, deux Italiens, ils

cherchent un équipage ! »

Sans réclamer davantage de précisions, nous courons

jusqu'au ponton des visiteurs. Un beau voilier avec un pont en

teck, très propre, se balance sur les eaux calmes. Nous appelons,

en vain. Le voisin nous apprend que les deux marins sont partis

au bar. Nous les reconnaissons au premier coup d'œil. Nicola

s'avance et débite en italien ce discours que nous avons répété

tant de fois :

« Nous sommes trois européens qui voyagent sans argent

pour montrer que l'on peut vivre d'une manière écologique, avec

des panneaux solaires, en auto-stop et bateau-stop, sans

consommer, en récupérant la nourriture, en filtrant l'eau. Nous

voulons aller jusqu'au Mexique et nous voudrions savoir si vous

allez sur le continent américain et si vous pourriez nous prendre

à bord…? »

Le plus grand regarde son camarade, fait une moue et lâche :

48

« OK. »

Un simple « OK » ! Oui, ils sont d'accord, ils partent dans

une dizaine de jours et ils ont besoin d'aide pour faire la

traversée, nettoyer, prendre les quarts. Ils nous avouent qu’ils

surfaient justement sur internet à la recherche d'un équipage. Ils

préféreraient deux femmes blondes, mais vu que personne ne se

manifeste, ils peuvent nous embarquer.

Les dix jours suivants, nous nettoyons le bateau, lustrons

toutes les rambardes, bastingages et pièces métalliques de

l’embarcation. Le contrat moral que nous avons fixé en échange

du transport et de la nourriture se poursuit ainsi : lors de la

traversée, nous assurerons nos tours de garde, ferons la cuisine

et organiserons des cours d’espagnol et d’anglais.

Nous savourons ces derniers jours à terre. Ce passage de

l’autre côté a jusque-là représenté le plus grand obstacle à notre

voyage, la plus inconfortable incertitude. Désormais, nous

savons que rien n’est impossible : tout vient à ceux qui savent

attendre. Nous avions débarqué sur l’île de Fuerteventura début

mars. Le douze mai, nous larguons les amarres pour

l’Amérique.

49

La traversée

En Mer

Marco et Francesco forment une paire atypique, deux

personnages diamétralement opposés. Un riche Milanais,

élancé, crâne rasé, tatoué de la tête au pied, fan de sport extrême

et de femmes, et un Sicilien, trapu, sourcils épais, qui a placé

toutes ses économies dans le bateau. Ils s'en partagent les parts

avec deux autres actionnaires restés en Italie. Cinquante mille

euros chacun. Ce bateau est une entreprise, voguant jusqu’au

Brésil pour accueillir ensuite les riches Italiens qui viendront

pour quelques jours apprendre la voile. C’est pour cette raison

que nous ne pouvons emporter de nourriture récupérée. « Pas

moyen ! nous avait précisé Marco, ce bateau est un outil de

travail, il doit rester impeccable. »

La vie à bord est un rêve. Le bateau, plus lourd que les

précédents, résiste mieux aux vagues et les courants ont moins

de prise sur sa coque. Moins de roulis et donc, moins de mal de

50

mer. Nous cuisinons, prenons nos quarts, enseignons l'espagnol

et l'anglais et passons le plus clair de notre temps à dormir et à

lire. Le mouvement de la mer fatigue, nous mangeons donc six

fois par jour, essayant de suivre à la lettre les conseils de

Marco : « En mer, il y a trois ennemis : la faim, le froid et la

fatigue, il faut toujours être opérationnel à chaque instant et

donc, être bien reposé, avoir le ventre plein… »

Six jours plus tard, nous accostons au Cap-Vert, petit

archipel situé au large des côtes sénégalaises. L'air y est doux,

l'ambiance détendue, les Capverdiens chantent un semblant de

portugais. Comme nous, la plupart rêvent d’Amérique, mais

c’est plutôt les Etats-Unis qui les attirent. Les télévisions sont

branchées sur les chaînes américaines, l'alcool coule à flots, les

traditions se perdent, quelques-uns pêchent encore dans une mer

où il faut chaque jour s’aventurer plus loin pour trouver de quoi

manger. Le soir, les lumières des chalutiers européens sillonnent

l'horizon, les filets raclent les fonds marins11.

Nous ne perdons pas de temps sur terre. Marco et Francesco

s’offrent une virée nocturne en boîte et le lendemain, nous nous

approvisionnons en fruits et légumes. Marco estime la traversée

à une quinzaine de jours maximum. Il nous reproche déjà de

51

trop manger, « C’est parce que vous êtes végétariens » nous

accuse-t-il. Nous essayons de le convaincre de récupérer un peu

de nourriture pour le bateau mais une fois de plus, il nous

oppose un « Non ! » catégorique. Nous réembarquons donc

avec la perspective peu réjouissante de se gaver de farine...

Après quelques jours, nous passons l'équateur, la zone morte

où les vents se révèlent rares. Marco sort le Spinnaker, une voile

immense de quatre-vingts dix mètres carrés qui aide à capter le

moindre courant d'air, nous gardons ainsi une moyenne de six

nœuds, relayant de temps à autre avec le moteur. Ce voyage en

voilier s'avère beaucoup moins écologique que nous l’avions

imaginé : entretenir un bateau coûte cher et Marco étant trop

pressé, dès que les vents faiblissent, il lance le moteur. Si nous

ajoutons à cela les litres de produits anticorrosifs qui se

déversent à chaque coup de vague dans l'océan, l’empreinte

écologique nous apparait plutôt élevée. Cependant, nous

sommes toujours très en deçà d’un voyage en avion12.

Révélation

52

C'est à bord qu’une révélation me frappe comme une vague

en plein visage. Cinq mois que nous voguons sur l'inconnu, que

nous apprenons à vivre sans argent. Au départ, ce n'était qu'une

idée, un « trip », un « challenge », mais désormais, alors que

nous filons vers l'Amérique, cette idée représente bien plus à

mes yeux. Nous avons déjà trop vu, trop ressenti, trop reçu, la

générosité du monde, des Marocains en particulier, cette foi qui

les anime, qui leur ôte la peur, le doute… Cette foi qui croît

désormais en moi. Sans argent, j'apprends à faire confiance, pas

une confiance artificielle dans un bout de papier, une banque ou

une institution, mais une vraie confiance en les individus de

chair et os : je crois en moi, et donc en les autres. Je comprends

que le monde n'est pas constitué de frontières et de barrières et

que si je m'ouvre à lui, si je me laisse guider par la vie, le

monde s'ouvrira à moi.

Marco nous le répète quotidiennement. Nous ne voyageons

pas sans argent, nous voyageons avec l'argent des autres. C'est

un argument valide, je ne peux pas le nier, mais ce voyage sans

argent va au-delà de cette interprétation. Vivre sans argent, plus

que boycotter la monnaie ou les institutions financières, consiste

en fait à boycotter l’échange monétaire. Nous sommes en train

53

de créer une nouvelle économie où tout ce dont nous avons

besoin est obtenu au terme d’un échange humain, amical et

familier. C’est ce type d’échange que nous voulons favoriser, en

considérant tous les êtres de cette planète comme des frères et

sœurs, ne plus vendre, ne plus acheter, mais partager, donner,

recevoir.

C'est sur le bateau que je décide de transformer cette

expérience temporaire en style de vie durable, je souhaite vivre

sans argent pour ne plus imposer de barrière monétaire entre

mes besoins et le monde. Raphaël pense la même chose, lui

aussi sent qu’il ne veut plus jamais participer à la vente d’un

produit ou d’un service, il désire juste donner, tout comme le

pommier donne ses fruits, librement, sans rien attendre en

retour. Le don est naturel et dans notre recherche de l’harmonie

avec la nature, il s’impose comme le seul système économique

viable.

54

Recife

Nous débarquons au Brésil dans la ville de Recife,

mégalopole minée par les inégalités qui porte bien son nom, un

rocher de béton armé qui sort de mer et sur lequel nous venons

nous échouer. Le retour à la rue, à notre quotidien harassant de

globe-trotters est difficile, surtout les premières nuits passées à

même le bitume d’un centre-ville à l’abandon. Des centaines de

sans-abris jonchent les trottoirs, les pas de portes, les abribus.

Nous marchons plusieurs heures avant de trouver un coin plus

ou moins tranquille, en face du commissariat de police. Le

lendemain, nous flânons toute la journée dans cette ville

surprenante. Centres commerciaux immenses, hautes tours

luxueuses aux entrées protégées par des portails électriques,

grands hôtels en bords de plage, appartements privés vides les

trois quarts de l'année et qui accueillent les riches Brésiliens

durant la période estivale, avec, à leurs pieds, des favelas qui

s'étendent dans la poussière, bric-à-brac de toiles, cartons et

maisons de briques sales et désordonnées, déchetteries vivantes

55

où s'entassent des milliers d'exclus. Quelques panneaux vantent

les efforts de Lula, le président, pour la « réconciliation

sociale », mais à côté de cette propagande, les images révèlent

une réalité bien différente qui peut blesser un œil non aguerri à

l’injustice.

Une nuit de trop dans la misère et une confrontation nocturne

avec deux adolescents, shootés à la colle, mettent fin à notre

trio. Nicola n’en peut plus, il en a marre. Il n’est pas d’accord

avec nos idées, avec cette philosophie du don. Pour lui l’argent

est un outil nécessaire pour transformer le monde, un moyen qui

permet d’accélérer le changement. Il n’a pas tort, mais Raphaël

et moi-même sommes résolus. Nous ne voulons plus y toucher.

Cette séparation est un coup dur, toutefois nous nous en

remettons assez vite. Il nous reste sept mille kilomètres à

parcourir pour rejoindre le Mexique, nous sommes à la moitié

du chemin. Pas question d’abandonner maintenant.

Quelques jours plus tard, nous repartons à deux sur les

routes. Dans une station essence, nous rencontrons Wilson, un

camionneur en apparence très sympathique qui va, trois jours

plus tard, me défaire du poids de mon sac à dos, et par la même

56

occasion, m’offrir cette liberté tant recherchée. Ironie du sort,

lorsque des policiers viennent nous chercher pour nous

emmener à l’aéroport, là où se situe le commissariat de la police

touristique de Recife, nous tombons sur Nicola qui, le jour

même, prend son avion pour l’Italie.

Brazil !

Le vol initie un tout autre voyage. Notre cameraman attitré

parti, l’ordinateur et l’enregistreur de voix volatilisés, le

documentaire se termine brusquement emportant dans son

sillage cette idée de voyage écologique. Plus que des mesures

durables, des économies d’énergie et d’eau, nous réalisons que

c’est dans un mode de vie simple que se trouve l’harmonie avec

la nature.

Des amis rencontrés avant le vol à Recife nous hébergent, le

temps de se reposer après cette dure épreuve et de se réorganiser

autour d’un nouveau projet. Le pari écolo se transforme

officiellement en quête révolutionnaire. Nous voulons

désormais partager cette expérience de vie sans argent pour

transmettre ces enseignements qui nous sont transmis au fur et à

mesure que nous avançons. Je récupère un sac d’écolier rouge,

57

une brosse à dents, quelques vêtements, un couteau et nous

repartons pour le Nord du Brésil.

La fête bat son plein dans les rues de Recife, les premiers

tours de la coupe du monde sont franchis et les Brésiliens

festoient le passage du Brésil en huitième de finale. Impossible

d’y échapper, chaque boutique, restaurant ou même boulangerie

retransmet l’intégralité des matchs. Et lorsque la Seleçao joue,

le pays tout entier semble s’arrêter. Pas d’école, un trafic quasi

inexistant, querelles politiques en suspens. Tout le monde,

femmes, hommes, enfants et vieillards, fixent l’écran

cathodique en retenant leurs souffles pendant les quatre-vingts

dix minutes du match. Au bout du suspense, lorsque le Brésil

gagne, avec brio ou pas, la fête explose de toute part, la bière

coule à flots, les bars et les boites se remplissent et pendant

l’espace d’une nuit, tout va pour le mieux dans le meilleur des

mondes. Plus de pauvreté, plus d’inégalités, plus de problèmes,

Kaka a marqué.

Au sortir de Recife, nous sommes de nouveau bloqués dans

une station essence. Cette fois-ci, cinq jours s'écoulent sur la

même aire d’autoroute, à attendre en vain qu’un camionneur

veuille bien nous emmener. Les automobilistes qui viennent à la

58

pompe à essence nous ignorent complètement. Nous

croupissons dans le restaurant où les chauffeurs de poids lourds

mangent et regardent la télévision. Nous récupérons les assiettes

que les camionneurs laissent presque à chaque fois à moitié

pleines, ne mangeant que la viande et laissant le riz, les haricots

rouges, la salade et le manioc bouilli. Un repas végétarien

complet nous attend à chaque coup !

Un chauffeur prend finalement pitié de nous, brisant ce qui

aura été la plus longue attente de notre carrière d’auto-stoppeur.

Darli nous emmène à mille trois cent kilomètres de là. En pleine

campagne, loin des villes, l’auto-stop fonctionne à merveille, les

habitants nous accueillent à bras ouverts, curieux et contents de

rencontrer des inconnus dans ces recoins paumés du Brésil.

Quelques jours plus tard, nous arrivons à Belem, un autre

monstre urbain et chaotique perché sur les bords de l’Amazone.

Tout comme Recife, Belem présente une société à deux

vitesses. D’un côté, les favelas immenses, insalubres,

monticules de déchets qui longent les bords du fleuve et de

l’autre, des quartiers aisés protégés par des barbelés et sillonnés

de voitures de police à l’entrée desquelles trônent de grands

centres commerciaux climatisés. Ces lieux exclusifs où nous

59

pouvons rentrer grâce à notre couleur de peau sont une véritable

aubaine pour nous. Que ce soit directement dans les poubelles,

sur les plateaux des Food Court où les gens laissent toujours la

moitié de leurs assiettes ou en demandant directement aux

restaurateurs, nous trouvons toujours de quoi se remplir la

panse.

La patronne de l’entreprise qui assure la traversée de

l’Amazone jusqu’à l’autre rive s’appelle Ruth et arbore le

physique d’une Allemande. Elle est sûrement la petite-fille d’un

couple germanique qui a fui dans les années quarante. Elle

écoute notre histoire et avant que nous ayons terminé, écrit nos

noms sur deux billets. « Boa viagem » se contente-t-elle de dire.

Le lendemain, nous partons sur une grosse barge sur laquelle

une bonne cinquantaine de hamacs se balancent

Sans passeport, remonter l’Amazone jusqu’en Bolivie est un

rêve qu’il faut l’oublier. Nous nous contentons de ces vingt-

quatre heures dans ce labyrinthe aquatique pour en admirer la

mystérieuse beauté. L’Amazone serpente entre des îles de

jungle autour desquels s’accroche des petits villages de planches

construits sur pilotis. Des pirogues s’approchent de temps en

60

temps de notre embarcation et certains passagers leur jettent des

sacs de vêtements.

À bord, nous faisons la connaissance d’une famille

d’évangélistes de l’Assembleia de Deus. En arrivant à terre, de

l’autre côté, à Macapa, ils nous invitent à venir chez eux et nous

faire découvrir leur paroisse. Plus de cinquante pour-cent des

croyants du Brésil se sont ralliés à cette église évangéliste dans

les trente dernières années. Un véritable phénomène qui s’étale

sur tout le pays. Même au milieu des eaux, nous pouvons voir

des petites bicoques sommaires, peintes en blanc avec écrit en

lettres bleues « Assembleia de Deus ». Le prêtre qui nous

accueille se vante d’avoir à lui seul construit seize églises. Il

essaye de nous convaincre en vain de les rejoindre. Notre

croyance qui se limite à l’adoration des forces universelles et la

mère nature comme reine divine le rebute un peu, et malgré des

valeurs communes, nous ne parvenons pas à nous faire entendre

l’un de l’autre.

61

Frontières

Je ne me suis jamais senti aussi libre que ces dernières

semaines. Sans passeport, je me retrouve d’égal à égal avec tout

le monde, seul ma peau blanche me confère certaines faveurs.

Malheureusement, si les autorités brésiliennes semblent peu

concernées par l'absence de mes papiers d'identité, je sais qu'il

en sera autrement dans d’autres pays.

L’arrivée en France alors que nous sommes encore en pleine

jungle amazonienne est des plus particulières. Ronds-points,

pelouses tondues, routes soigneusement entretenues,

signalisation précise, « toutes directions ». La plupart des

habitants de Cayenne offrent à nos regards une peau sombre et

les maisons sont construites en bois, mais pour le reste, c’est

comme à la « maison ». Seul le climat peut nous faire douter,

chaud, humide, asphyxiant. Deux semaines sont nécessaires

pour confirmer ma nationalité et prouver que je me suis fait

voler mon passeport avant de pouvoir enregistrer ma demande.

62

Pour l’acheminement du papier sacré depuis la France, il me

faut en attendre deux de plus.

C'est une deuxième période de pause pendant laquelle nous

réfléchissons posément sur la nouvelle tournure qu’a pris notre

voyage. C’est aussi une nouvelle confrontation avec l’attente.

Chaque jour à Cayenne est un jour de moins sur la route et nous

espérons l’arrivée du passeport avec impatience.

Avant le départ des Pays-Bas, nous avions effectué de gros

achats dans le but de diminuer l'empreinte écologique de notre

voyage, trois sacs à dos solaires, deux panneaux pliables et une

batterie. Cet attirail a souffert sur les routes, nous n’avons utilisé

que de l’électricité issue du soleil pour notre ordinateur et nos

appareils photos, mais à quel prix ? En faisant quelques

recherches sur internet, nous découvrons un site13 qui explique

l’impact de la production d’un appareil par rapport à sa durée de

vie. L’énergie grise : énergie consommée pour la conception, la

fabrication, la production, le transport, la commercialisation et

le recyclage d’un produit. Dans la plupart des cas, cette dépense

énergétique est plus élevée que l’énergie consommée durant la

vie du produit. Ainsi, nous réalisons que la consommation

électrique d’un ordinateur dont la durée de vie est de trois ans

63

n’équivaut qu’à dix-sept pour-cent de l’énergie totale utilisée.

Autre exemple, pour produire deux canettes d’aluminium, il ne

faut pas moins de dix mille watts, ce qui correspond à la

dépense énergétique d'une famille de quatre personne, par

journée et en hiver. Des chiffres qui deviennent indécents

lorsqu’on en vient aux énergies renouvelables. Même en

exposant nos panneaux solaires dix heures par jour au soleil,

pendant dix ans, nous ne pourrions compenser leur impacts

énergétiques. Avec nos achats de départ, nous avons

sérieusement compromis nos efforts pour diminuer notre

empreinte écologique. Cette découverte nous confirme que la

solution réside dans le « non-consommer ».

Visas

Vivre sans argent est possible, j’en suis convaincu et je

consacre une bonne partie de mes journées à écrire des articles

pour notre blog et poser des mots sur cette belle idée.

Cependant, il ne suffit pas toujours de vouloir pour pouvoir.

Nous sommes invités à la télé locale, le maire de Cayenne nous

accorde un entretien et se déplace lui-même pour essayer de

convaincre le consul du Suriname. Rien à faire, il faut payer le

64

visa. « Les Surinamais ont besoin d’un visa pour entrer en

France, pourquoi deux Français pourraient venir dans notre pays

gratuitement ? ». La réponse du consul cingle de logique. Dix

euros chacun, ce n’est pas une grosse somme mais c’est

symbolique. Nous les ajoutons aux quarante euros déboursés

pour le passeport. Dès le départ, nous avions prévu quelques

exceptions pour les frontières, mais depuis le vol, je suis sur

mon petit nuage, persuadé que je peux vivre sans argent pour

toujours. La réalité, implacable, m’arrache à mes rêves.

65

Le chemin le moins emprunté

Ce passage forcé par la Guyane nous amène à emprunter

l’une des routes les moins transitées de l’Amérique du Sud,

continent bien connu de tous les globe-trotters du monde. Les

trois Guyanes et le Venezuela n'apparaissent pas à l’époque sur

les « to do » listes des backpackers. Une véritable aubaine pour

nous, les habitants nous reçoivent avec plus d’enthousiasme.

Nous ne traînons pas sur les routes du Suriname, ex-colonie

hollandaise qui se particularise par ses dédales de petits canaux

et ses maisons de poupées multicolores. Trois jours plus tard,

nous entrons au Guyana. Aucun Visa n’est nécessaire et

l’accueil est des plus chaleureux. Dans la capitale, Nieves, la

copine de Raphaël, nous rejoint. Nous sommes de nouveau trois

et tout devient plus simple, l’auto-stop comme la récupe de

nourriture. « Bizarrement », la présence d’une belle espagnole

dans l’équipe nous assure désormais au moins un repas

équilibré par jour et un toit pour se reposer.

66

Plus confortable, notre aventure se transforme alors en

voyage d’étude. Chaque étape nous apprend à observer une

particularité d’un peuple ou d’une culture qui fait écho à un trait

de caractère de l’humanité tout entière. Dans cette société

globalisée et malade qui se propage jusque dans les coins les

plus reculés du monde, nous contemplons nos propres reflets,

nos vices, nos paresses, notre égoïsme. Au Guyana, la mode du

take-away nous choque, avec ses tonnes d’emballages

polystyrènes, légers et innocents, qui voltigent dans les airs,

terminent sur les pelouses, sur les bas-côtés, ou dans les canaux

pour tôt ou tard rejoindre l’océan. Les bords de plage, sorte de

déchetterie immense où les habitants viennent brûler leurs

poubelles accueillent un océan fatigué dont le ressac vomit

inlassablement de nouveaux détritus.

Un spectacle horrible, répugnant… Et pourtant nous savons

que les Guyanais ne sont pas les plus grands consommateurs de

plastique au monde, loin de là. Ces plages infestées par ces

résidus de pétroles sont identiques à toutes les plages du monde

avant le passage des nettoyeurs. Les rivages vierges n’existent

plus, l’homme marque son territoire avec ses bouts de

67

bouteilles, déodorants, sandales à moitié rongées par la mer…

C’est l’héritage que nous léguons aux générations futures.

En France, chaque Français consomme, en moyenne vingt

kilos de plastique par an. De ces vingt kilos, moins de trente

pour-cent seront recyclés, environs quarante pour cent

incinérés… Et le reste? Dans les campagnes, les rivières,

envolés, terminant leurs courses, tôt ou tard, dans la mer.

En pleine jungle, même constat. Un indigène nous demande,

convaincu que nous sommes des experts en écologie : « Que

pouvons nous faire de nos déchets ? Les brûler ou les

enterrer ? »

Nous ne savons pas quoi dire. Et pour cause, il n'existe pas

de réponse correcte à cette énigme. Ils sont envahis par des

produits dérivés, cannettes de bière, emballages plastiques,

produits surgelés… sans aucune notice pour leur expliquer

comment s’en débarrasser. Maria nous accueille dans son

village de natifs et désespère. Son peuple se perd dans la

modernité. Impuissante, elle n’a que ses yeux pour contempler

la déchéance des siens. Tout commence avec l’arrivée de

l’électricité, suivi de près par le frigo, synonyme de modernité,

qui change en l’espace de quelques semaines les habitudes

68

alimentaires de tous. Pour maintenir la consommation si

agréable de bières, chocolats, sucreries et produits surgelés, les

hommes se font embaucher aux mines, abandonnant les potager

et la chasse. Les maisons de pailles sont délaissées pour des

cubes de ciment, les soirées autour du feu remplacées par la

télévision. La fin d’un monde.

Patria socialista o muerte

Nous sommes très excités à l’idée de découvrir le pays de

Chávez et sa Revolucion bolivariana. A-il réussi à vaincre le

capitalisme, à perpétuer l’idée communiste ? Les premiers pas

dans les villes nous confirment que la situation est tout autre.

Derrière les panneaux de propagande où sont affichés des

Chávez rutilants, le poing levé, s’élèvent des enseignes de

Coca-Cola ou de McDonalds. Les citoyens sont pris entre deux

feux, entre deux idéologies, les rêves de Chávez face au

capitalisme implacable, relayé par Hollywood et les

multinationales alimentaires.

Nous faisons beaucoup de rencontres qui nous peignent un

Venezuela tantôt révolutionnaire tantôt corrompu, chacun y

69

allant de sa version, aimant ou détestant le président en place.

Certains ne parlent que des expropriations injustes, des affaires

de scandales, d’autres se bornent aux hôpitaux gratuits, le

salaire minimum pour tous, chacun fermant l’œil sur une partie

de la réalité. Résultat : une société divisée, minée par les

inégalités, la violence, l’insécurité.

C'est une adorable grand-mère de vingt enfants qui nous

résume la situation en quelques mots. Elle vit paisiblement au

bord de la plage, dans une posada qui accueille de temps en

temps quelques touristes.

« Les gens ne sont pas prêts, les idées sont belles, mais les

gens ne sont pas prêts. »

Tout y est dit. D’en haut, aucun changement n’est à attendre,

les plus grandes avancées sociales demeurent vaines si le peuple

n'y adhère pas.

Grâce à la présence de Nieves, nous n’attendons que

rarement, glissant d’un bout à l’autre du pays aisément,

mangeant à notre faim tant les Vénézuéliens, riches ou pauvres,

sont généreux avec nous. Nous dormons plusieurs nuit dehors,

dans les couloirs de centres commerciaux, sur des parkings

70

d’hôpital ou sur la plage, mais nous sommes aussi souvent

invités.

La Colombie, le frère bolivarien du Venezuela, a choisi

l’autre côté, le capitalisme à outrance. La guerre des narcos y

fait rage, les automobilistes ne s’arrêtent jamais, dissimulant

leurs peurs derrière les vitres teintées de leurs belles voitures.

Nous avançons à sauts de puce. Notre salut vient de la part des

policiers et militaires qui barrent la route à chaque sortie de

village. Ils mettent à chaque fois un point d’honneur à

convaincre un conducteur ou un chauffeur de bus de nous

emmener tout en nous priant de ne pas nous éloigner de la route

principale. Des fusillades régulières ont lieu et si nous n’en

sommes pas témoins, nous pouvons le ressentir.

Au bout de quelques jours pluvieux, nous parvenons à

Carthagène, ville coloniale située en bord de mer d’où nous

espérons dénicher un voilier pour rejoindre le Panama.

71

Changer

Pas de route entre les deux Amériques, soi-disant pour

empêcher les maladies de se propager sur tout le continent, ou

peut-être juste pour limiter l’immigration vers les pays du Nord.

Nous choisissons Carthagène car nous savons que des voiliers

effectuent la traversée régulièrement. Au bout de dix jours, nous

rencontrons un anarchiste autrichien qui est aussi le capitaine

d’un ancien chalutier hollandais de quarante mètres de long.

Séduit par notre histoire et notre « combat », il accepte de nous

prendre à bord en échange de quelques services : rabattre les

clients pour sa traversée (il organise des voyages entre

Carthagène et le Panama pour la modique somme de quatre

cents dollars !), nettoyer son bateau, cuisiner pour les passagers

et participer aux tâches ménagères.

Après trois jours en pleine mer, nous accostons au Paradis,

l’archipel des îles Kunas, un peuple autonome indigène qui se

protège soigneusement du monde, juché sur ses îlots. Ils

résistent férocement à l’invasion étrangère, l’alcool y est

72

interdit, ainsi que les mariages mixtes. Ils nous observent de

loin, venant juste pour vendre quelques fruits et légumes. Des

riches de la ville de Panama viennent aussi, en hélicoptère, pour

faire la fête sur leur yacht au milieu de ces îles paradisiaques.

Leurs soirées animées contrastent avec la tranquillité des Kunas,

deux mondes en parallèle qui se côtoient mais ne se mélangent

pas.

Le prix du confort

Tout comme ses sœurs latines, la ville de Panama abrite

l’injustice du monde, ses inégalités : de hautes tours de verres

comme à Miami bordent des quartiers insalubres. Nous avons

assez vu de ces monstres urbains où les vies se mélangent dans

l’indifférence la plus totale, et nous filons sans perdre notre

temps. Nous entrons au Costa Rica quelques jours plus tard,

découvrant un petit pays qui se démarque sensiblement de ses

voisins. Une société plus égalitaire y a pris place. L’histoire

raconte que les Espagnols, n’ayant trouvé aucun or sur ces

terres, les ont vendues à bas prix aux paysans du Nord de

73

l’Espagne. Il n’y a donc pas eu de ce féodalisme bourgeois qui

détermine cette croissance à deux vitesses dans la plupart des

pays d’Amérique Latine. D'entrée, nous sommes surpris par le

bon état des routes, l’absence de détritus dans les chaussées, les

propagandes écologistes qui invitent le peuple à économiser

l’eau, à prendre soin de la nature.

Le Costa Rica, c’est aussi le royaume de l’Ananas. De larges

champs s’étendent sur les collines jusqu’à perte de vue. Premier

producteur mondial, le Costa Rica privilégie la production de la

reine des fruits devant toute autre activité. Un agriculteur nous

expose clairement le désastre écologique qu’il est obligé de

mettre en œuvre pour satisfaire les caprices européens : « Vous

voulez des fruits tout beaux, sans accroc, nous forçant à utiliser

des tonnes de pesticides pour faire fuir les insectes. Les terres

s’appauvrissent, c’est un désastre mais nous n’avons pas le

choix ! »

Cette découverte prend encore plus de force au Nicaragua,

petit frère du Costa Rica qui n’a pas bénéficié des mêmes

conditions de départ. Les riches exploitants ont pillé un pays

qui croule désormais sous la pauvreté. Nous y rencontrons

74

cependant un peuple généreux et ouvert. Impossible de faire de

la récupe, tous insistent pour nous offrir à manger.

En chemin, un couple nous recueille sur le bord de la route

pour nous inviter chez eux. Elle travaille dans une zone détaxée,

dans les bureaux de ce qu’on appelle là-bas une

« maquiladora », industrie textile qui sous-traite pour les

grandes marques. Elle nous expose l’exploitation continue des

employés dans ces entreprises qui ne payent pas de taxes et

violent les droits du travail internationaux pour sortir des jeans à

deux dollars cinquante en moyenne. Elle nous avoue que deux

employés sont décédés le mois dernier d’un cancer et que

l’entreprise nie toute responsabilité.

Ananas, jeans ou tout autre produit, la réalité nous apparait

dans sa cruauté la plus pure. La vie d’un Européen est bien

agréable car basée sur une exploitation injuste de ressources

humaines et naturelles des autres pays du monde.

Vegan

Ce constat nous amène à prendre une nouvelle décision.

Nous avons commencé le voyage en tant que végétariens,

75

principalement pour des raisons écologiques. Pour éviter par

exemple ces dix mille litres d’eau et ces dix kilos de grains

nécessaires pour produire un kilo de viande de bœuf14.

Cependant, le végétarisme n’est pas une solution complète, ce

régime doit s’accompagner d’une consommation locale, sans

produits transformés et sans les produits laitiers qui sont

souvent tout aussi polluants que la viande. Un vétérinaire

travaillant dans un de ces gigantesques poulaillers nous aide à

ouvrir les yeux : Soixante mille poules enfermées dans un

hangar qui pondent quarante-cinq mille oeufs par jour dans des

cages de trente-cinq centimètres carrés. Nous savons qu’il en va

de même avec la production industrielle de lait, substance

d’ailleurs peu digeste pour l’être humain15.

Au départ, nous pensions qu’une diète végétalienne serait

dure à tenir sur la route, mais arrivés en Amérique centrale, avec

cette abondance de fruits et légumes, nous prenons la ferme

décision de traduire nos idées et nos sentiments en actes

décisifs. Plus de produits laitiers, plus de viandes, un pas de plus

vers la cohérence, vers une harmonie avec la nature. Nous

n’avons pas la mâchoire d’un carnivore, ni l’estomac16, alors

pourquoi s’obstiner à manger de la viande ?

76

Par goût, par plaisir ? Quel plaisir y a-t-il à tuer un animal ou

à l’exploiter ?

Par respect de notre culture ? Cette même culture qui asservit

les trois-quarts des habitants de cette planète ?

Dans notre quête de liberté, il devient évident que nous

devons passer par là, nous libérer de notre conditionnement

alimentaire et terminer d’entretenir l’esclavage humain et

animal.

Le roi Dollar

Malheureusement, les actes ne peuvent pas toujours s’aligner

avec les pensées. Un dilemme se présente sous la forme d’une

taxe touristique. Les douaniers sont peu complaisants et pour

continuer notre route, il nous faut payer. Je m'y refuse tout en

sachant que notre quête est belle et bien utopique. Vivre sans

argent est un rêve, une vision pour le futur que nous pouvons

essayer d’alimenter mais que nous ne pouvons concrétiser en ce

jour même. C'est un fait. Nieves possède encore quelques

dollars et elle marque un point décisif dans ce voyage. Je

comprends qu’il ne faut pas m’obstiner à ne pas utiliser un

77

centime. La réalité de ce voyage ne se trouve pas dans cet effort

mais plutôt dans l’idée de supprimer l’échange monétaire, de

limiter l’impact écologique et entretenir cette simplicité de vivre

qui mène vers l’harmonie.

La simplicité, nous la trouvons au quotidien chez les

Nicaraguayens, Honduriens, Guatémaltèques et Béliziens, elle

jaillit de partout sur la panaméricaine qui traverse les pays

d’Amérique centrale. Nous découvrons la générosité de ces

peuples pauvres mais heureux. Au Honduras, la révolution

blanche – le soulèvement des élites contre le gouvernement

socialiste (avec le soutient discret de l’armée étasunienne) – a

plongé le pays dans une crise sans remède. Pourtant, Les

habitants nous accueillent avec un grand sourire, partageant

leurs repas sans broncher. D’ailleurs, beaucoup nous

comprennent, ayant effectuer un voyage similaire, sans argent,

en stop, avec pour principale différence qu’ils sont partis pour

en gagner aux Etats-Unis…et revenir ensuite, rapatriés de force.

Nos passeports européens nous assurent la voie facile. Nous

sommes bien reçus partout, les pompiers nous ouvrent leurs

portes à chaque arrêt. Nous traversons le Guatemala et le Belize

sans encombre. Dernière étape avant le Mexique et dernier

78

obstacle : La taxe touristique de trente-cinq dollars. Dans un

petit pays comme le Belize avec ses trois cent mille habitants,

facile d’obtenir un entretien avec la secrétaire du ministère de

l’Intérieur. Elle écoute notre histoire, pose un regard sur l’article

paru dans le journal hondurien, en première page, et nous offre

une exemption de taxes. Deux jours plus tard, nous franchissons

la frontière mexicaine.

79

Donner

Concrètement, nous ne voyageons pas sans argent, étant

constamment en contact avec la monnaie, indirectement. Les

gens payent pour l’essence, l’électricité, la nourriture… Nous le

savons, c’est clair, et pourtant, nous sommes bien décidés à

continuer. En recevant autant, nous apprenons à accepter la

réalité de ce monde telle qu’elle est, n’ayant aucun moyen

financier pour l’infléchir ou la modifier à notre guise. Nous

découvrons qu’il est possible de vivre sur terre comme une

grande famille, dans le don et le partage.

Et forcément, après avoir été les invités du monde, nous

n’avons qu’une envie : donner à notre tour.

Première étape, le Klimaforum, forum alternatif à la

conférence sur le climat, la COP 1617. En échange de la

nourriture et du logement, nous coopérons plus de dix heures

par jour, cuisinant, nettoyant, accueillant, traduisant,

organisant… Cherchant vainement à compenser tout ce qui nous

a été donné.

80

Nieves tombe enceinte à ce moment-là. Avec Raphaël, ils

prennent la décision de retourner en Europe pour accueillir le

bébé. Je ne m’imagine pas repartir de sitôt, je n’en ai pas eu

assez, j’ai soif d’exceptionnel. Je rêve de tour du monde sans

argent, de traversée de l’océan Pacifique, d’aventures plus folles

encore… À la fin du Klimaforum, un Danois me donne un vélo

qu’il ne peut pas prendre dans l’avion et je me retrouve avec un

véhicule pour continuer la route. Je repars donc, seul cette fois-

ci, nourri par les mêmes convictions, avec en tête l’adage qui

devient mien petit à petit : Sois le changement que tu souhaites

pour le monde. Gandhi m’accompagne. Je veux un monde sans

argent, sans injustice, sans exploitation animale et humaine,

j’essaye donc d’appliquer ces valeurs à ma vie, en attendant de

pouvoir faire plus.

À bicyclette…

Ce nouveau chapitre du voyage sans argent commence dans la

douleur de l'effort. Les premiers jours sont éreintants, je pédale

tant bien que mal sous une chaleur torride, faisant de longues

pauses de onze heures jusqu'à seize heures pour éviter les

81

insolations. Seul, je peine à me motiver pour quémander les

invendus et je mange donc beaucoup moins, comptant

principalement sur des fruits et de l'avoine que j'ai récupéré

dans les cuisines du Klimaforum. Avec mes acolytes, je pouvais

me permettre d'être fatigué ou de ne pas vouloir demander. Si

j'avais le moral affecté, Nieves ou Raphael compensait avec

leurs sourires, tout était bien plus simple. En solitaire, je me

confronte à de nouveaux challenges : Assumer seul l'explication

du voyage, répondre à toutes les critiques, cultiver ma bonne

humeur et sourire en permanence. Par chance, le vélo est de très

bonne qualité et il me porte pendant plus de six cents kilomètres

jusqu'à un petit village situé au bord du golfe du Mexique. Nous

sommes le trente-et-un décembre au soir. Je parviens à me faire

offrir un succulent repas dans une cevicheria, une salade avec

des frijoles et des tortillas. J’erre ensuite dans la ville à la

recherche d'un sourire ou d'une invitation. Je me sens

affreusement seul et je ne trouve aucune âme charitable pour

m'offrir le gîte et partager le nouvel an avec moi. Je termine sur

le gazon d'une station-essence, en larme, à me demander ce que

je fais là, loin de tous, avec pour seule compagnie mon vélo.

C'est la première fois dans ce voyage que je sombre dans ce qui

82

ressemble à une dépression et je me rend compte que le voyage

entrepris jusqu'à maintenant m'avait paru agréable parce que

nous formions une belle équipe avec Raphael et les autres. Seul,

tout changeait. Le lendemain, je reprends la route animé d'une

envie certaine, m'ouvrir aux autres, créer des projets où le

collectif domine l'individuel, et je décide de faire du stop tout en

pédalant. Grâce à l'abondance des pick-up au Mexique, ça

fonctionne et cinq jours plus tard, j'entre dans la ville de

Mexico.

En mode sédentaire

Voyager sans argent est une chose, vivre sans argent dans un

lieu fixe, plusieurs semaines de suite, en est une autre.

Dès mon arrivée dans cette mégalopole impressionnante, je

dois régler le problème du logement. Un ami peut m’accueillir à

durée indéterminée. Hors de question cependant de squatter

chez lui sans me rendre utile. J’ai trop eu le sentiment d’être un

profiteur pendant ces derniers mois. Je lui propose donc de

m’occuper du ménage et de transformer son appartement en

« éco-depa ». Le but est d’économiser l’eau en mettant des

83

seaux un peu partout pour récupérer le précieux liquide et tirer

la chasse avec, de mettre en place un potager urbain sur le toit,

de récupérer de la nourriture pour que lui et ses colocataires

aient un repas – végétalien cela va sans dire – tous les soirs et

organiser des événements autour de l’écologie. Ils s'emballent

tout de suite pour cette idée. Le projet se construit en quelques

semaines et obtient un succès immédiat. Malheureusement,

rançon de la gloire, nous attirons trop de monde trop vite et au

bout de trois mois, les voisins et le bailleur obtiennent l’arrêt du

projet.

Dans la foulée, je me lance dans l’organisation de

campements gratuits et végétaliens autour de la ville de Mexico.

Grâce au réseau que j’ai constitué avec notre « éco-depa », je

réussis à rassembler une cinquantaine de personnes sur un

terrain où chacun peut proposer une activité ou un atelier qui a

un rapport avec l’écologie au sens large : spiritualité, santé,

respect des animaux, éco-techniques et développement durable.

Je m’efforce de multiplier les activités, de donner plus que je

ne peux. J’ai appris à recevoir mais pas encore à donner, et

souvent, je me perds dans ces projets trop éphémères qui

naissent et disparaissent dans la foulée. Je m’énerve, râle contre

84

mes amis qui ne veulent pas me suivre ni adopter mes idées,

mes choix.

La confusion règne dans mon esprit, et au bout d’un an, je

décide de repartir, cette fois-ci pour les Etats-Unis. Il me reste

beaucoup de choses à apprendre et je sais que la route est un

bon professeur.

85

Sur les traces de l’araignée

Au premier novembre, nous sommes assis sur le mur qui

entoure le cimetière de Mixquic, petit village où nous

contemplons les lumières dansant sous le vent, des centaines de

bougies ornent les tombes. Les familles du village se déplacent

telles des chenilles entre les pierres tombales, toutes décorées de

fleurs et de graines. Ces processions lentes se dirigent vers leurs

proches pour leur accorder un peu de leur temps, leur concéder

un peu de leurs vies. Je suis moi-même en train de faire le deuil

d’un chapitre de mon existence, prêt à repartir sur la route.

De l'autre côté du mur, la foire bat son plein, un homme crie

dans son micro pour vendre quelques tapis, profanant sans le

vouloir le silence des bougies sur les autels. Des milliers de

personnes sont entassées dans ce petit village en ce jour de la

fête des morts pour consommer, perpétuer un semblant de

tradition en se goinfrant de sucreries, de hot-dogs et s’enivrant

de bière et de Mezcal.

86

Le lendemain, nous partons pour les Etats-Unis à trois.

Yazmin, une adorable mexicaine dont je suis tombé amoureux

et qui enseigne l’Architecture à l’université de Puebla. Elle a

pris un congé de quatre mois pour m’accompagner. Mike

complète le trio, un jeune anglais que j’ai rencontré à Cancun et

qui rêve d’expérimenter le voyage sans argent.

Quelques mois plus tôt, nous nous sommes inscrits pour

assister à un cours de méditation de dix jours qui commence

dans exactement un mois dans le désert de Mojave, à deux

heures de route de Los Angeles. Un ami m’en a parlé, dix jours

en silence à méditer pendant plus de dix heures par jour,

nourriture essentiellement végétalienne, et détail qui me fit

sauter sur l’occasion : gratuité totale du cours. J’ai besoin d’aide

pour prendre du recul par rapport aux deux dernières années, le

voyage, la vie sans argent et je ne peux rien imaginer de mieux

que le silence.

Il nous faut quatre semaines pour arriver jusqu’à Los

Angeles. Je retrouve la route avec plaisir et je suis

particulièrement heureux de pouvoir partager cette expérience

avec de nouveaux compagnons. Je savoure ces longs moments

d’attentes comme les six heures passées sous une chaleur

87

exténuante, au pied du massif de l’Espinazo del Diablo. Alors

que le soleil disparait derrière les pins de la vallée, un pick-up

s’arrête finalement, entamant une course folle dans les

montagnes. Nous chevauchons trois heures durant une route

sinueuse sous les étoiles pour finalement dormir au bord de

l’océan pacifique.

La récupe fonctionne à merveille dans les marchés. On nous

offre aussi souvent des tortillas ou des repas entiers. Cette fois-

ci, nous avons une tente chacun, plus commode pour se perdre

dans la nature ou sur les larges plages du pacifique. Nous

saluons le réveil des papillons Monarque, merveilleux êtres aux

ailes orangées qui parcourent plus de six mille kilomètres pour

venir mourir au sommet d’une montagne du Michoacan. Dans

ce lieu particulier, les papillons s’amassent par milliers sur les

conifères de la région dans l’attente d’un rayon de soleil pour

reprendre vie.

Nous arrivons à la frontière après trente-six heures passées

dans la cabine d’un poids lourd, trajet forcé pour traverser le

désert de dune qui sépare les montagnes Tarahumaras de

Tijuana. Nous nous reposons dans une maison abandonnée

située en banlieue de Tijuana, peu rassurés, affamés. Dans la

88

nuit, quelques gosses insouciants nous jettent des pétards qui

nous réveillent en sursaut. C'est le seul incident de la nuit, et le

lendemain, nous traversons la ville pour passer de l’autre côté.

Entrer aux Etats-Unis sans argent aurait été un rêve. Le

douanier écoute notre histoire avec attention mais nous assure

que les exceptions sont impossibles, et que d’ailleurs, nous

aurons des problèmes « dans ce pays où même l’air n’est pas

gratuit ! ». Yazmin a gardé quelques sous au cas où, elle paye

les douze dollars nécessaires.

Vipassana

Vipassana18 est un véritable choc. Après les dix jours de

méditation, nous demeurons quinze jours de plus au centre pour

servir volontairement et parfaire notre compréhension de cette

technique issue des enseignements du Bouddha. Vipassana,

observer la réalité telle qu’elle est, apprendre l’art de vivre, l’art

de rester serein en toute occasion, de ne jamais réagir, de peur

ou de plaisir, mais se contenter d’agir sereinement, en

conservant le sourire.

89

Concrètement, le cours consiste à se lever à quatre heures du

matin et méditer en suivant les instructions jusqu’à neuf heures

du soir. Des courtes pauses entre chaque heure et deux heures

dédiées aux repas, une à six heures trente et l’autre à onze

heures. Ensuite, un jeûne jusqu’au lendemain matin. Des

conditions idéales pour se nettoyer l’esprit de toutes ces pensées

confuses. Au bout des trois premiers jours, les méditants

commencent à faire le vide, à observer les sensations qui

naissent et meurent constamment le long de leurs corps. Cette

observation a pour but de faire comprendre à l’inconscient que

tout est impermanent, qu’il est inutile de s’attacher à des

sensations de plaisir ou d’inconfort aussi éphémères. À travers

le détachement, le méditant se guérit peu à peu de ses vices…

Au bout du séjour, je me sens libéré d’un poids énorme,

heureux, un grand sourire accroché aux lèvres. Nous retournons

à la civilisation le premier janvier, en débarquant en plein Los

Angeles.

Ce mois de bonheur et de paix intense est suivi de plusieurs

jours de déprime. Je constate que je ne suis pas une personne si

bonne et si généreuse que ce que j’essaye de prétendre. Tout

mon voyage, mon obstination à vivre sans argent, sont pervertis

90

par mon ego, ma soif de reconnaissance, le désir de montrer ma

supériorité. En méditant, j’ai pu clairement voir mes erreurs,

cette agressivité que je mets dans mes actions, le manque

d’acceptation face aux désirs et souhaits des gens avec qui je

vis. Je comprends, enfin, que vivre en paix avec le monde est

plus important que savoir vivre sans argent.

Je ne remets pas non plus en cause ma vie d’ascète.

Vipassana prône une existence simple, sans possession, et le

parcours du Bouddha, soigneusement expliqué durant les

discours du soir suffit pour me confirmer dans mes choix. Vivre

dans le dénuement total est une chose noble, il faut juste

apprendre à le faire avec la paix de l’esprit, sans chercher à être

contre la société mais avec, en ressentant de la compassion pour

les autres êtres.

Waste land

Le retour à la société de consommation américaine est brutal.

À travers couchsurfing19, site génial qui permet au voyageur de

rester gratuitement chez l’habitant, nous rencontrons un jeune

91

Américain qui garde une maison dans un quartier chic de la

ville de Los Angeles, North Hollywood. Le premier soir, nous

faisons un petit tour de reconnaissance pour vérifier les

conteneurs du Trader’s Joe, supermarché bio assez populaire en

Californie. En ouvrant le conteneur, la surprise est de taille, des

kilos de nourritures dont des faux fromages vegans, onze

conserves de crèmes d’amandes – jetées parce que les étiquettes

étaient trop grasses – et des fruits et légumes en tous genres. Sur

le chemin du retour, nous expliquons notre voyage au gérant

d’une boulangerie de luxe montée par des Belges. Le gérant

écoute avec attention et nous demande de revenir à la fermeture.

Un sac de cinq kilos de pains bios et complets nous attend.

Nous découvrons l’abondance folle qui irrigue la Californie. Il

se jette sûrement assez de nourriture dans cet état pour alimenter

toute l’Afrique. Toutes sortes de produits terminent dans les

conteneurs pour cause d’étiquettes mouillées, dates peu lisibles

ou simplement parce qu’il n’y a plus de place dans les rayons.

Nous en profitons allègrement, s’organisant de grands festins et

partageant nos trouvailles avec les vagabonds qui pullulent dans

la ville.

92

Après Los Angeles, San Francisco, ville plus consciente,

moins de gaspillage mais suffisamment pour nous nourrir.

Ensuite, direction Oakland, repère d’anarchistes qui squattent et

protestent jours et nuits contre ce système. Nous sommes en

plein dans la révolution des mouvements « OCCUPY »20, les

rues bouillonnent d'amertume, des protestants occupent les

places publiques, campent à même le béton pour fustiger

l’injustice du système américain et les 1% de riches qui

exploitent les gens de ce monde.

À Las Vegas, nous campons avec les résistants d’Occupy Las

Vegas, petit frère du mouvement. Une cinquantaine de tentes

installées sur un parking en face des hôtels luxueux, une cuisine

rudimentaire posée sur des planches et des cagettes, quelques

réunions arrosées de bières, peu de convictions au final pour ces

gens qui cherchent dans ces manifestations l’espoir d’une vie

meilleure, plus confortable. Écrasés par le poids de la

contestation, constamment dans le contre au lieu de favoriser le

pour, certains d’entre eux se fatiguent et abandonnent la lutte

pour se trouver un emploi de caissier ou agent de sécurité.

Il nous faut deux jours pour s’extirper de Las Vegas, ville

gluante où l’auto-stop est interdit. Nous croisons d’autres

93

vagabonds qui longent l’autoroute en évitant les flics. Nous

devons nous aussi user de ruse pour se cacher de la police et se

mettre à l’entrée du freeway. Après une nuit glaciale – nous

sommes en janvier – passée dans une zone commerciale, à trois

sous la tente, nous rencontrons finalement une ancienne Hobo

reconvertie en mère de famille. Elle n’hésite pas une seconde et

nous emmène dans sa voiture pour nous déposer dans un petit

bled situé à une vingtaine de kilomètres de là. Le même jour,

alors que la nuit tombe vite sur les montagnes nues du Nevada,

un dernier véhicule nous prend à son bord pour une longue

chevauchée dans le désert jusqu’à Grand Jonction. Nous y

dormons sous la tente sur un sol verglacé, frissonnant jusqu’au

petit matin.

Le lendemain, après un dernier contrôle de police qui essaye

en vain de nous interdire de faire du stop, nous entrons à Moab,

une petite ville de vingt mille habitants échancrée au milieu des

canyons de l’Utah. C’est le lieu de résidence de Daniel Suelo,

héros des temps modernes, inspiration de notre voyage sans

argent qui vit lui-même sans un sou depuis plus de douze ans. Il

coule une vie paisible d’ascète dans une caverne perdue au fin

fond d’un canyon.

94

Follow the spider

Daniel est allongé sur une pierre dans la caverne où il a élu

refuge pour les dernières semaines. La grotte est située dans un

canyon qui s’enfonce dans un parc naturel, à quarante-cinq

minutes à pied de la ville de Moab, au bout d’un long sentier

escarpé, loin des bruits et lumières de la société. Il regarde le

plafond de la caverne noircie par les années et les feux de camp

et laisse ses pensées divaguer vers le ciel. Soudain, il voit une

grosse araignée qui grimpe la pente, lentement, sûrement. Suelo

se lève et se met en tête de la suivre. Il escalade sur le côté de la

roche pour ensuite laisser l’araignée filer dans les hauteurs du

canyon. Une révélation le foudroie. C’est ça qu’il cherche, être

comme l’araignée, se déplacer sans stress, sans peurs, à la

recherche d’un coin pour tisser sa toile.

Nous sommes autour du feu quand Suelo nous raconte son

histoire. Son regard brille, les flammes dansent sur son visage

d'enfant. Daniel peut parler de politique, d’économie, de la

perversion du système bancaire, du capitalisme, de l’injustice

sociale dans le monde, l’obésité des Américains opposée à

l’anémie des Africains, mais quand il veut expliquer pourquoi il

95

vit sans argent, il se contente de raconter les histoires les plus

simples. Comme ce jour où il s’est retrouvé avec trente dollars

en poche, perdu au milieu de nulle part, dans une station

essence sur le bord de la route. Il réalise soudainement que cette

poignée de dollars n’est d’aucune utilité, que si quelque chose

de grave lui arrive, ces trois billets ne serviront à rien du tout,

que pire encore, ils l’empêchent de se libérer complètement. Il

les abandonne sur le rebord d’une cabine téléphonique et se met

en marche. Depuis ce jour et pendant les douze années qui ont

suivi, Suelo n’a pas touché un seul centime. Il vit de récupe, de

cueillette, il marche, fait du stop, s’accroche aux trains de

marchandises, et dort dans une caverne. Suelo a décidé de vivre

éthiquement, il respire le plus simplement du monde, sans

forcer la reconnaissance, sans chercher à impressionner ou à

marquer les esprits. Il se contente d’être cohérent avec lui-

même, alignant ses pensées et ses sentiments avec ses actions21.

Daniel nous invite chaleureusement à partager sa grotte

pendant une dizaine de jours. Nous y apprenons à vivre en

pleine nature, se nourrissant de produits récupérés dans les

conteneurs de la ville mais aussi de plantes sauvages qui

abondent dans le canyon. Les températures se maintiennent

96

autour des cinq degrés en dessous de zéro pendant la nuit mais

remontent jusqu'à 20 pendant le jour. Dès que le jour nous

quitte, nous nous agglutinons dans nos sacs de couchage autour

d'un bon feu que nous approvisionnons régulièrement. Daniel

possède une bonne batterie de cuisine et toutes sortes d'objets

très utiles qu'il a récupéré ici et là : Une guitare, un jeu de carte,

une lampe solaire, des bougies, une radio, etc. Ainsi, la vie

“into the wild” est plutôt confortable. Nous lavons nos

vêtements dans la rivière, en accrochant des sacs tressés aux

rochers, nous effectuons de longues balades, prenons le temps

d'observer la nature, de philosopher sur la vie, la mort, la

religion et tant d'autres thèmes qui sont chers à Daniel. Sa vie

est un roman que nous découvrons page par page, raconté au

bord d'un ruisseau, sous les étoiles ou en marchant.

Un livre a été écrit sur lui et transmet bien mieux que moi

l'essence de sa philosophie : L'homme qui renonça à l'argent. ed.

Globe.

A Moab, nous rencontrons ses amis, des anciens membres du

refuge social pour lequel il travaillait avant de renoncer à

l'argent, de nouveaux amis qui l'ont rencontré à la bibliothèque,

son fief d'où il transmet ses pensées au monde entier à travers

97

son blog, ou dans les nombreuses manifestations qui agitent le

quotidien de cette ville d'à peine vingt mille habitants. Tous

s'accordent pour dire que Daniel est une sorte d'ange venu sur

terre pour nous rappeler que l'argent n'est qu'un outil et que

l'humain-e n'en a pas besoin pour être heureux. Certains se

préoccupent pour lui, aimeraient lui trouver un copain ou même

lui offrir une chambre chez eux mais Daniel préfère de loin

dormir dans une grotte ou sous les étoiles. De temps en temps, il

garde des maisons, mais c'est plus pour rendre service. Il anime

une émission radio et reçoit des journalistes ou de simples

curieux de temps en temps. Après avoir fait la une des journaux,

sa notoriété s'est considérablement agrandie, mais Daniel

demeure très humble, fidèle à lui-même et à la raison première

qui l'a amené à délaisser l'usage de l'argent : Vivre heureux.

Cette rencontre marque un tournant décisif dans ma façon de

me regarder. À son contact, je comprends que je ne suis plus ce

jeune français arrogant, baroudeur fier et intrépide qui souhaite

montrer au monde qu’un autre mode de vie est possible et

nécessaire. Peu à peu, je deviens un simple humain à la

recherche de lui-même, à la recherche du bonheur et Daniel

Suelo me montre la voie. Il suffit de suivre l’araignée.

98

Vivre ensemble

Deux chemins

Plusieurs mois me sont nécessaires pour digérer tous les

sentiments qui m’ont secoués pendant cette excursion aux Etats-

Unis. En attendant, je m'investis dans des projets plus ou moins

écologiques en échange du logement et de la nourriture. Je

comprends alors que si Daniel Suelo demeure une grande

source d’inspiration, de par sa simplicité et son naturel, son

mode de vie n’est pas idéal. Il traîne sa solitude depuis des

années comme un fardeau, il reçoit des visites de temps en

temps, quelques amoureux de la nature essayent de le suivre,

mais il demeure seul, malgré lui. Je suis plus amoureux que

jamais de Yazmin et je ne retrouve tiraillé entre deux idéaux :

vivre sans argent, en ascète, en pleine nature, rejoindre Daniel

Suelo peut-être, ou vivre avec les autres, créer des projets

collectifs pour faire avancer les choses, trouver de nouvelles

alternatives pour vivre plus écologiquement, plus heureux.

99

Yazmin s'est pliée à ma discipline, supportant les quatre mois

du voyage sans utiliser d’argent ou presque. Deux exceptions :

une pour payer les droits d’entrée aux Etats-Unis, douze dollars

au total et une autre pour acheter un pot de crème de cacahuètes

au Colorado, petit caprice qui était devenu nécessaire après trois

mois de routine austère.

De retour au Mexique, elle reprends son boulot

d’enseignante et me confirme que si elle aime bien l’idée de

vivre sans argent, elle préfère toutefois garder un petit pécule au

cas où, réduire ses dépenses, certes, mais ne pas trop se priver

non plus.

De mon côté, je demeure convaincu, je ne veux pas revenir à

l’usage de l’argent, je me sens si bien ainsi. Cependant, en

vivant avec des gens qui utilisent de l’argent au quotidien, ma

cohérence personnelle en prend un coup. J’ai beau me démener

pour récupérer la nourriture ou travailler en échange du loyer, il

n’en reste pas moins qu’il y a toujours un minimum de dépense

inclut dans mon style de vie : l’électricité, l’internet, ou le gaz.

J’hésite, et puis je tranche finalement en faveur de Yazmin,

choisissant de sacrifier cette cohérence qui me tient tant à cœur

pour développer mon sens du collectif, mettre mon parcours,

100

mes idées, au service du bien commun, essayer d’apporter ma

pierre à l’édifice de cette société branlante.

Cette résolution débute un nouveau chapitre dans mon

existence, une nouvelle étape. Nous organisons deux

campements gratuits et végétaliens. Cette fois-ci, étant plus

ouverts aux autres, nous recevons respectivement deux cents

puis quatre cents personnes. Le mouvement grandit et nous

devenons de plus en plus convaincus de la justesse de ces

activités citoyennes, autogérées et gratuites, de l’impact réel

qu’elles impriment sur les participants. Tous, sans exception,

reviennent changés de ces trois jours d’échappées conscientes

où ils apprennent à faire du compost, à construire des toilettes

sèches, à créer un potager en mode permaculture22, à réfléchir

sur l’importance de la conservation des graines, à déguster des

plats végétaliens et délicieux, etc. Nous trouvons nous aussi

notre compte et notre voie. Nous voulons continuer à créer des

espaces où les participants peuvent oublier ce monde où tout est

question de prix, des espaces où chacun peut se sentir libre

d’être, de partager en trouvant une harmonie avec les autres, le

monde et tous les êtres vivants. C’est ce rêve, cette idée qui

nous réunit avec Yazmin.

101

Si ces campements sont révélateurs, ils n’en demeurent pas

moins éphémères, et nous rêvons d’un lieu permanent qui

fonctionnerait sur les mêmes principes.

Nous le partageons avec Raphael et Nieves lors d’une

réunion Skype. Ils sont devenus parents d’une adorable petite

fille et eux aussi, plus que jamais, souhaitent vivre dans un éco-

village végétalien, sans argent. Ce rêve nous réunit de nouveau

et m’amène à penser à l’Europe. Cela fait trois ans que je suis

parti.

Le Mexique est un véritable paradis pour y créer une

communauté, mais je sens que la société n’est pas encore prête

pour ça. La situation politique se dégrade avec l’arrivée au

pouvoir de Peña Nieto, un corrompu de la vieille école qui s’est

fait élire en offrant, par l’intermédiaire d’une chaîne de

supermarché mexicaine, des bons d’achat à ceux qui mettent

une croix en face de son nom. L’institution du bureau de vote

n’ayant pu justifié plus de 25% de fraude, l’élection a tenu bon

face aux protestations du peuple. Si le Mexique n’est pas aussi

dangereux que ce qu’en disent les médias, il est clair que la

situation générale n’est pas la plus pacifique. Malheureusement,

d’autres priorités, telles que les droits de l’homme et de la

102

femme, le respect des populations indigènes par exemple,

passent avant l’écologie et la remise en question du système

économique.

Je suis aussi européen et malgré tous mes efforts, je ne

parviens pas à m’identifier avec les Mexicains. Yazmin hésite

puis cède, par amour sûrement, la perspective de l’hiver

européen ne l’enthousiasme pas particulièrement. Un mariage

s’impose et quelques mois plus tard, nous reprenons la route

pour les Etats-Unis avec cette fois-ci l’envie de trouver un

voilier sur la côte Est.

Le Retour

Le voyage des Pays-Bas jusqu’au Mexique est né de l’idée

de ne pas prendre l’avion pour voyager d’une manière

écologique. Comme beaucoup le savent désormais, prendre une

place dans un vol d’une dizaine d’heures équivaut à une

empreinte écologique d’environs quatre tonnes de CO2. Pour

comparer, un Français, en moyenne, émet par an un peu plus de

huit tonnes de Co2 dans l’atmosphère. Avec deux allers retours

Europe-Amérique, un Français double son taux d’émission dans

l‘atmosphère pour l’année.

103

L’avion représente donc le diable à nos yeux innocents

d’écologistes. Pourtant, après un mois et demi de vagabondages

sur les routes des Etats-Unis, le froid du mois de mars, plusieurs

déceptions et une impossibilité de se mettre en contact avec des

skippers en Floride, nous décidons avec Yazmin de faire La

grande exception du voyage : prendre un vol pour rentrer en

Europe.

J’ai du mal à l’accepter et encore aujourd’hui je me traite de

lâche. Si je cède, comment espérer que le monde change.

Pourtant la situation est difficile, Yazmin que j’aime

profondément en a marre, elle est fatiguée de ces refus, de ce

manque de sympathie, de ces difficultés qui nous entourent.

Nous remontons la côte jusqu’à New York en stop. Ma mère

me paye mon billet de retour. Yazmin possède quelques

économies pour le sien. Il nous faut sept heures pour rentrer.

Sept petites heures ridicules par rapport aux onze mois que j’ai

mis pour l’aller. La comparaison illustre parfaitement le chemin

écologique, plus long, plus éreintant, difficile à tenir face au

confort qui nous est servi sur un plateau. Le retour coûte à ma

mère trois cent euros, une somme dérisoire pour ces deux mille

six cent kilos de carbone émis dans l’atmosphère.

104

En montant dans l’appareil, je me dis que c’est la dernière

fois. Mon ego souffre de ce choix. Je ne suis plus un voyageur

exceptionnel, je rentre en Europe par la petite porte. Mais ce

retour ainsi fait justement partie du processus. J’apprends à ne

plus vouloir être quelqu’un d’extraordinaire, j’apprends à juste

être. Je pose le pied sur le sol allemand avec la certitude que je

veux continuer à vivre sans argent, en essayant toutefois de le

faire le plus humblement possible, sans critiquer ceux qui

l’utilisent – vu que moi aussi, de temps en temps –, sans mettre

de distance entre les autres et moi-même. Je rentre en Europe

pour construire quelque chose, participer à l’effort de création

d’une nouvelle culture basée sur le don, l’échange, le respect

des êtres vivants. Il me faut me fondre avec la masse pour le

réaliser.

Eotopia

Notre première étape s'appelle Berlin et la visite de Raphael,

Nieves et Alma Lucia, leur fille. Raphael a lui aussi conservé

son mode de vie sans argent. Lui aussi a fait face à certains

choix difficiles. Nieves reçoit une petite aide du gouvernement

105

pour son enfant et pioche dans ses économies. Elle ne dépense

cependant pas plus de cinquante euros par mois, l’aide du

gouvernement servant principalement à payer l’assurance

médicale.

Cette histoire de famille qui vit sans argent ou presque

propulse Raphaël à la tête des Médias, il passe dans les talk-

shows en prime-time et voit sa photo en première page des

Magazines, une notoriété qui lui permet de diffuser à grande

échelle nos idées et de mettre en place avec d’autres un réseau

officiel de récupe de nourriture périmée : Foodsharing23. Ce

projet lui attire encore plus d’attention et devient une institution

en Allemagne avec plusieurs milliers de personnes qui

régulièrement, récupèrent la nourriture des mains des employés

des supermarchés pour la partager en utilisant une plate-forme

internet.

Nous sommes conscients que nos vies sans le sou se

rapprochent du mensonge. L’électricité, l’Internet et d’autres

services impliquent la dépense irrémédiable d’argent. C’est ce

constat, rappelé régulièrement par nos détracteurs, qui nous

anime à penser cette idée de communauté. Cette initiative

représente notre chance d’expérimenter une vraie vie sans

106

argent, une autosuffisance complète pour pouvoir réduire notre

impact écologique au minimum, une sorte de laboratoire pour

tester un mode de vie qui soit harmonieux avec la nature et les

autres êtres vivants. Il suffit de ces quelques jours pour que le

rêve se transforme en ébauche de projet.

Eotopia, berceau de notre utopie, apparaît alors à l’horizon.

Dans la mesure du possible, nous voulons essayer de tout

obtenir gratuitement, en commençant par le terrain. Plus

qu’utiliser de l’argent ou non, l’idée est de créer une économie

basée sur le don.

107

Economie du don

"L'homme est un animal communicant. Il parle, écoute,

répond. La plupart de ses activités sont des activités de

réciprocité et d'échange gratuites. L'amitié, l'amour, la

séduction ne sont pas guidés, en général, par des motifs

monétaires..." Bernard Maris

Qu’est-ce que l’argent ?

Plusieurs théoriciens, auteurs, philosophes ont évoqué la

possibilité d’une économie de don dans nos sociétés. La plupart

s’accordent à dire que notre système économique n’est plus

viable – l’a-t-il jamais été ? – et que le don pourrait cimenter les

bases d’une nouvelle société, plus juste, plus équitable et plus

fonctionnelle.

Une question s’impose avant d’approfondir cette idée

presque paradoxale d’économie du don : qu’est-ce que l’argent

ou plutôt, qu’est-ce que représente l’argent pour nous ?

108

Il est difficile de trouver la source de l’argent, de définir les

premières monnaies tant l’échange a été commun dans toutes

les civilisations des derniers millénaires. Il semble que la

plupart des peuples qui ont occupé cette planète aient, à un

moment donné, mis en place des systèmes d’échanges ou de

troc en utilisant des unités de mesure, des devises. Le sel dans le

bassin méditerranéen ou le coquillage chez les Mayas par

exemple. Ces monnaies avaient pour but de permettre à un

besoin d’être satisfait sans avoir à trouver son équivalent

directement, permettant un système d’échange plus global.

Aujourd’hui cependant, la monnaie a un tout autre rôle.

Premièrement, elle ne correspond plus à une valeur terrestre,

concrète. Selon Marie-Louise Duboin, environs 97% de l’argent

qui circule dans le monde est fictif, créé de toute pièce par les

banques. L’auteur de Mais où va l’argent explique clairement

ce processus qui commence avec le droit donné aux banques

privées de créer neuf euros à partir d’un euro réel, enclenchant

ainsi un engrenage qui multiplie à l’infini les possibilités de

création monétaire. Un documentaire intitulé la dette24 en

dévoile encore un peu plus sur la création monétaire en France

109

et nous amène à réfléchir sur cet argent que nous pensons

posséder sur nos comptes bancaires.

Concrètement, l’argent est une monnaie qui nous permet

d’obtenir des biens divers. Un simple outil. Cependant, l’argent

représente en général bien plus qu’un simple outil d’échange,

l’argent est une promesse, un espoir, un pouvoir, un moyen.

Charles Eisenstein, un économiste américain et l’auteur de

sacred economics25 voit l’argent comme le symbole de la

sécurité. Sécurité d’avoir ce dont on a besoin, de réaliser nos

désirs, d’assurer l’avenir de nos enfants.

Money is trust

En faisant l’expérience de vivre sans argent, je m’étais

confronté à cette idée. Au quotidien, je me posais chaque jour

les mêmes questions : comment allais-je manger, où allais-je

dormir, comment allais-je me soigner ? Il me fallait pallier à

cette sécurité que m’offrait normalement l’argent. Le substitut

nous apparut évident au Maroc par l’intermédiaire de cette foi

aveugle qui animait la plupart des Marocains.

110

Ce fut ma petite révélation concernant ce qui donnait sa

valeur à l’argent : la confiance qu’on lui donnait. Je confiais en

l’argent pour obtenir ce dont j’avais besoin… Confiance

déplacée dans les banques et le système financier. La crise

économique de 2008 dont l’ombre planait encore sur nos

sociétés modernes s’expliquait soudainement. Les investisseurs

avaient douté, ils avaient perdu confiance, faisant chuter ainsi

les taux de change et déstabilisant tout le système financier,

système qui ne reposait, finalement, que sur la confiance de

ceux qui l’alimentaient.

Les Marocains semblaient plus préparés à une éventuelle

crise économique. Si l’argent venait à faire défaut, tous s’en

remettaient à Dieu, confiant dans le puissant pour les guider

vers la lumière. C’était cette foi qui leur garantissait l’avenir.

Cette découverte ne m’amena pas à croire en Dieu où à me

convertir, mais elle m’orienta vers une confiance générale

envers la vie, les forces naturelles, la loi universelle de

l’univers : nous sommes ce que nous donnons.

Charles Eisenstein imagine cette hypothèse : si nous

pouvions déplacer notre confiance pour, au lieu de la mettre

111

dans un établissement ou une monnaie, la placer directement

entre les mains du fournisseur de service, que se passerait-il ?

C’est l’idée d’une économie du don, une économie basée sur

une confiance mutuelle, directe, entre tous les acteurs.

Jean-Michel Cornu explique dans son livre tirer bénéfice du

don26 à quel point une économie du don serait d’ailleurs

préférable à tous les niveaux. Il énonce que l’échange monétaire

ou non monétaire permet certes à un désir ou un besoin d’être

satisfait presque directement. Cependant, l’échange exigeant

une contrepartie, il exclut automatiquement ceux qui n’ont rien

à échanger et ne facilite pas forcément une répartition juste des

richesses. Le Don, en revanche, permet cette répartition, se

basant principalement sur les besoins des identifiés plus que sur

des contreparties possibles.

Économie locale

Bien entendu, une telle hypothèse ne peut fonctionner que

dans une économie locale. Constat qui rejoint les théoriciens de

l’écologie profonde qui prônent la fragmentation de l’économie

actuelle en milliers d’économies locales et autosuffisantes

112

comme seul remède à la diminution des émissions de gaz à

effets de serre27.

De toute façon, comment pouvons-nous faire confiance à

sept milliards d’êtres humains, soixante millions de Français ou

même quelques milliers d’individus ? Impossible, cette

confiance-là s’appelle la foi et il semble que l’humain ne soit

pas prêt pour partager cette foi commune envers l’humanité.

Une étude menée par l’anthropologue Britannique Robin

Dunbar précise qu’un être humain peut reconnaître environs

cent cinquante visages28. La confiance demande au moins ça,

reconnaître un visage, un sourire, développer un sentiment de

familiarité, se considérer amis ou voisins. Ainsi, une économie

de don pourrait fonctionner dans une configuration où nous

verrions la création de systèmes économiques locaux (SEL),

chacun d’une centaine de personnes tout au plus, pour assurer

les besoins primaires, l’alimentation, l’énergie, le logement et le

transport. Pour le reste, chaque SEL pourrait choisir de se

spécialiser dans une branche et confectionner par exemple des

métaux. Il les donnerait à d’autres SEL avec la confiance que

ces mêmes SEL se spécialiseraient dans la confection d’un autre

produit (composants électroniques, etc…). Les produits les

113

moins utiles et les plus pénibles à construire – qui sont souvent

les plus polluants – seraient automatiquement abandonnés,

personne ne voulant s’en occuper.

Envisageable ? Pourquoi pas. Ça ne demande pas de retour

en arrière drastique, mais, évidemment et inexorablement,

quelques sacrifices sont nécessaires. Ce changement de mode de

vie est de toute manière devenu crucial avec les dernières

nouvelles au sujet de l’impact écologique de notre civilisation et

les jours noirs qui s’annoncent devant nous. Le dernier rapport

du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur

l’Evolution du Climat) montre clairement qu’une « révolution

économique » est devenue vitale et que s’imposent des

« changements drastiques » dans notre manière de consommer

la planète29. Nous ne pouvons plus vraiment ignorer l’urgence

et si nous souhaitons un tant soit peu participer au bien-être des

générations futures, nos enfants et petits-enfants, agir est devenu

une obligation présente.

La question n’est plus : voulez-vous changer ? Mais plutôt :

préférez-vous changer par vous-même maintenant, en douceur,

ou y être forcé demain ?

114

Auto-gestion

Une économie locale se doit d’être accompagnée d’un

système politique local. Cette économie du don ne

fonctionnerait qu’en autogestion avec la participation de tous les

membres d’une communauté dans le processus de décision. Une

vraie démocratie qui prendrait du temps pour se mettre en place,

mais permettrait, à long terme, une réelle justice sociale.

L’autogestion, c’est la croyance que chacun peut être son

propre maître, décider pour lui-même. C’est la confiance que

tous peuvent s’autogérer tout en respectant son prochain et

l’ordre établi par tous. L’économie du don amène une prise de

conscience générale où chacun prend ses responsabilités à cœur.

Concrètement, cela veut dire que chaque communauté

autonome possédera son propre processus de décision en ce qui

concerne ses besoins vitaux. Une sorte de conseil des

communautés pourrait être mis en place avec des représentants

de chaque communauté pour s’assurer que tous suivent une

direction commune, que tous ne perdent pas de vue cette idée de

créer une société plus adaptée à l’humain et à la planète.

115

Plusieurs expériences d’autogestion ont été menées depuis la

Commune de Paris jusqu’au mouvement des Zapatistas au

Mexique en passant par des reprises d’entreprises citoyennes au

pays de Galle30 ou en France31.

Aujourd’hui, en France, des milliers d’associations et

d’entreprises, notamment soutenues par la SCOP32, ont choisi

l’autogestion comme système d’organisation, favorisant une

transparence complète, l’absence de dirigeant, la juste

répartition des revenus et la légitimité totale des décisions.

Certains exemples de communauté comme celle de Longo Maï

expérimentent avec succès l’autogestion depuis plus de trente

ans33. La commune de Louvier en fit aussi l’expérience, l’une

des rares expériences politiques d’autogestion entre 1965 et

196934.

C’est un modèle qui fonctionne, qui a fait ses preuves dans

plusieurs communautés et groupe d’individus, un modèle qui

n’a pour principal inconvénient que celui d’être obligé de faire

confiance aux autres groupes, aux autres communautés pour

prendre les bonnes décisions. Là encore, l’idée d’un système

basé sur l’économie du don se résume à cette idée de confiance.

116

Le don

Le don en soi est un contrat moral. Marcel Mauss a écrit un

très bon essai où il explique ce que représentait le don dans les

sociétés primitives. Lui-même annonçait que le don était le seul

système naturel viable envisageable pour l’humanité. « Le don a

toujours été présent et représente l’économie naturelle assignée

à l’homme comme « animal économique»35. Il l’oppose à

l’économie de marché qui a pour but l’accumulation de richesse

alors que l’économie de don amène la circulation des richesses.

Il ne parlait pas d’un don altruiste, mais d’un don moral, un don

qui crée du statut, une réputation qui dans une communauté où

tout le monde se connaît est garante des bons services de

chacun. Marcel Mauss évoquait plutôt le don comme une

obligation qui tisse les liens sociaux, renforce la confiance et la

sécurité.

Attendre que l’humain devienne altruiste est une utopie bien

lointaine, mais mettre en place un système qui crée des

dynamiques de don et de partage pourrait aider à sa prise de

conscience, à son évolution.

117

Certains énoncent que le don est injuste, qu’il y a une bonne

partie de la population qui est incapable de donner quoique ce

soit et que celle-ci serait excluse dans un tel système. Cette

affirmation ne prend pas en compte ce que Marcel Mauss

résumait ainsi : « On se donne en donnant ». Nous avons tous

beaucoup à donner et parfois, le simple fait de recevoir et de

remercier avec un sourire est un don suffisant pour que la

société avance.

118

Eotopia

C’est de cette utopie économique qu’est né Eotopia, un rêve

un peu fou, mais qui se veut pionnier de l’expérience

communautaire du don. Pourquoi pas ? Personnellement, nous

n’avons rien à y perdre, au contraire, que l’expérience

fonctionne ou pas, elle peut nous aider à réfléchir sur de

nouveaux modèles économiques locaux, véritablement

solidaires, à faible impact écologique.

La question de la faisabilité ne se pose pas. Le temps où

l’humanité avait le choix se termine. Durant les dernières

décennies, l’humain a pioché librement dans les ressources de la

planète pour son confort. Aujourd’hui, les ressources fossiles

qui alimentent le système ont dépassé leurs pics de productions

(Pétrole, Gaz Naturel, Uranium)36 et ne suffiront qu’à perpétuer

notre mode de vie pour une vingtaine ou une trentaine d’années.

Les habitants de ce monde ne sont pas plus heureux qu’avant,

pire, les inégalités sont plus fortes que jamais entre ceux qui ont

119

trop et ceux qui n’ont pas assez37. L’ampleur du gaspillage

alimentaire, le milliard de personnes atteint de surpoids et

l’autre milliard d’affamés illustrent parfaitement ce constat.

Ce rêve est basé sur quatre piliers :

Écologie

Le premier car le plus important. Ce fut la raison initiale du

voyage sans argent, raison qui a évolué, mais qui est restée axée

sur l’idée d’une écologie profonde, la recherche d’une symbiose

avec notre environnement. L’humain perturbe les biotopes dans

lesquels il évolue à une vitesse effarante. Ce n’est pas durable,

nous en voyons les effets clairement aujourd’hui. Qui peut

encore affirmer que le monde est notre jardin, que c’est notre

loisir de le détruire ?

Retrouver une symbiose est nécessaire, non pas pour la

planète, elle s’en remettra toujours, la vie continuera son

chemin, mais pour nous, pour l’espèce humaine, pour survivre.

Aujourd’hui, l’écologie, c’est comprendre notre

appartenance au tout et diminuer notre impact écologique. Cela

passe forcément par un changement de régime alimentaire.

120

Nous mangeons trois ou quatre fois par jour. Les produits qui

favorisent notre santé sont les mêmes que ceux qui polluent le

moins : légumes, fruits, produits non transformés et/ou crus,

céréales. Le végétalisme est l’une des valeurs premières de

notre éco-village.

Être végétalien, c’est comprendre le sacrifice personnel

nécessaire pour retrouver un équilibre, se priver de certaines

choses pour réapprendre à manger sainement, sans détruire la

vie, ou un minimum, sans exploiter les animaux, en se

rapprochant le plus possible du régime adapté à nos dents et à

notre estomac. Nous avons le même système digestif que les

chimpanzés qui ne mangent de la viande que très rarement, des

insectes tout au plus. Toutes ces graisses animales que nous

ingurgitons à longueur de journée ne sont pas bonnes pour nous,

c’est une évidence d’un point de vue biologique38.

Être végétalien, c’est comprendre que l’humain peut être

heureux en ne consommant que des produits naturels, non

transformés, végétaux, et par la même occasion, réduire son

impact sur le monde.

L’écologie, c’est aussi l’habitat, la mise en place de

constructions modestes qui se fondent dans le décor, des

121

matériaux écologiques et locaux, bien entendu. C’est la création

d’un nouveau style de vie centré autour du bien-être global.

C’est enfin l’autonomie énergétique et la réduction de toutes

ces pollutions sonores et visuelles qui nous empêchent d’être

nous-mêmes, de se retrouver, de se connaître.

Economie du don

Deuxième pilier, l’économie du don. Nous ne pouvons pas

boycotter l’argent. La monnaie est là, partout, laissons la couler.

Nous voulons cependant limiter les échanges monétaires et tout

construire à partir du don. Lorsque qu’un objet ou un service est

donné, la vibration qui l’accompagne est toujours positive. C’est

sur ces vibrations positives que nous souhaitons créer ce village.

Bien entendu, les habitants et les visiteurs utiliseront de

l’argent, mais l’idée est que dans l’éco-village, tous apprennent

à donner et recevoir librement, sans chercher à compenser, à

rendre, en apprenant à faire confiance, à partager sans compter,

à s’harmoniser avec la loi universelle de la nature, mère de tous

qui donne inconditionnellement. Nous souhaitons expérimenter

un nouveau système économique, nous confronter à cette idée

122

du don pour corroborer les théories citées plus haut, et peut-être,

trouver des pistes à suivre pour que la société évolue vers une

répartition des richesses plus juste, plus humaine.

Éducation libre

Le voyage sans argent fut comme une dés-éducation,

apprendre à désapprendre pour remettre en question les choses

que nous avions appris, ou plutôt enregistré, depuis tout petit.

Eotopia se veut aussi un lieu où nous souhaitons mettre en place

des dynamiques différentes pour transmettre le savoir, un lieu

où les adultes autant que les enfants accepteraient leurs rôles

d’élèves. Pas de sectarisme, ouverture du lieu à des intervenants

extérieurs, ouverture totale pour que les enfants puissent

apprendre de tous sans limites, sans dogmes.

Pas d’école en soi, pas d’établissement, mais une éducation

plurielle, multiple, dispensée partout dans le village.

L’idée principale est d’apprendre à s’accompagner

mutuellement comme l’écrit si bien Paulo Freire : « Personne

n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes

s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde. »39

123

Développement personnel

Le pilier le plus décisif. Quels que soient nos choix de vie,

nous savons que le plus dur est de vivre ensemble. Je l’ai

suffisamment expérimenté pour savoir que je ne suis moi-même

pas encore prêt. Les habitants du lieu et les visiteurs devront

apprendre à accepter l’autre, ses différences, à s’accepter soi-

même, à mettre son ego et ses priorités en dessous des priorités

du collectif. Ce sera un apprentissage perpétuel, trouver le

chemin de l’harmonie à plusieurs, parvenir à créer une famille

unie, forte de ses différences et consciente de ses

interdépendances. Ce pilier sera notre spiritualité, quels que

soient les techniques utilisées, communication non-violente,

méditation, yoga ou autre, notre but spirituel sera de trouver

l’harmonie à plusieurs, d’apprendre à vivre ensemble.

124

L’utopie est à l’horizon…

Après quelques jours à Berlin, nous retournons en France.

Vivre sans argent dans ce pays est une toute autre affaire. Si le

gaspillage n’est pas aussi conséquent qu’aux États-Unis, se

constituer un repas équilibré au quotidien est plutôt facile. Nous

attendons la fin des marchés pour récupérer les invendus en

nous proposant parfois pour aider au remballage des stands. Je

ne manque pas de fouiller les poubelles mais elles sont de moins

en moins accessibles, et nombreux sont les patrons qui exigent

des employés qu'ils versent de la javel sur la nourriture jetée.

Notre discours que nous avons étrenné dans plus de quinze pays

et dans cinq langues différentes prend une toute autre dimension

« chez moi ». Je ne suis plus ce voyageur sympathique avec son

accent charmant mais un simple citoyen français. La récupe est

une pratique devenue courante dans l'hexagone et je ne suis

qu'un autre « profiteurs » comme certains ne manquent pas de

préciser. Je découvre le mépris dans le regard de quelques

patrons, sentiment que je n'avais presque jamais rencontré

125

pendant mon voyage. Je pense particulièrement à tous ces

marocains qui nous ont offert le couvert sans discuter et je ne

peux que regretter que les Français ne soient pas plus

perméables aux autres cultures. Ils ont tant à apprendre.

Pour le logement, il nous faut recourir à l’échange de

services. C'est une pratique plutôt bien accepté dans la société

française et nous trouvons sans problèmes différents lieux

d’hébergements, en ville et à la campagne en échange de garde

d’enfants, bricolages divers ou aide au maraîchage. Par contre,

rares sont ceux qui nous invitent spontanément chez eux.

Ailleurs, quand la nuit arrivait, se faire inviter était devenu

presque systématique. Ici, on nous laisse à minuit au bord d'une

route ou dans une station essence. L'individualisme a pris le pas

sur la générosité.

Je réussis toutefois à convaincre une dentiste de me réviser

quelques dents gratuitement. En échange, je l’aide elle et sa

mère de quatre-vingt-quatre ans pendant un mois en été. Je me

confirme que vivre dans le don est bien plus agréable que

l’échange monétaire, même si parfois la notion de contrepartie

demeure (ici, le temps). À chaque fois, un contact plus intime se

créé, nous devenons amis.

126

Ma famille en général me reçoit les bras ouverts, acceptant

ma lubie de vivre sans argent sans trop discuter, voire en

m’encourageant. Ma sœur adhère complétement et ne me

demande qu’une seule chose : « Si seulement tu pouvais au

moins t’assurer, au cas où ! ». Mon assurance tous risques, la

foi, ne lui suffit pas.

Ma mère m’accueille avec quelques larmes dissimulées. Arte

avait eu la bonne idée de diffuser le film Into the wild juste

après mon départ. Ma mère pensait sérieusement ne jamais me

revoir. L’émotion des retrouvailles passées, elle s’inquiète pour

Yazmin, cette petite mexicaine qui doit subir mes convictions

bornées.

En voyant l’état de mes chaussures, ma mère essaye de m’en

acheter des nouvelles à Décathlon, deux paires de basket Made

in China. Je lui prie alors de ne plus jamais rien m’acheter de

neuf et encore moins si c’est fait en plastique et provient

d’ailleurs. Par la suite, elle se contente de nous cuisiner des

délicieux repas bio et végétaliens. Elle s’adapte

merveilleusement à notre mode de vie et je lui en suis

profondément reconnaissant. Mon beau-père est au final la

personne auprès de laquelle je trouve le plus de soutien. Ce

127

pessimiste de nature semble touché par mes choix. Lui qui est

toujours resté dans la contemplation et l’observation, il admire

en quelque sorte mon passage à l’acte.

Avec Yazmin, nous hibernons à Toulouse, j’effectue des

petites balades quotidiennes pour récupérer les invendus des

marchés ou fouiller quelques conteneurs, nous gardons l’enfant

de notre logeuse, une Italienne, mère célibataire qui a grand

besoin de compagnie pour gérer la vie de son fils et la maison.

Nous sommes volontaires dans plusieurs projets, je réalise des

sites Internet gratuitement, j’écris, je donne des conférences sur

« vivre sans argent », et dans l’attente de trouver un terrain, je

participe à la planification d’Eotopia. Les exceptions se sont

multipliées du fait que Yazmin effectue des achats presque au

quotidien. Je me retrouve dans une situation plutôt particulière.

Puis-je encore dire que je vis sans argent ? J’utilise l’électricité,

j’abuse d’Internet, je cuisine avec du gaz et bois de l’eau du

robinet. Je me déplace en vélo et en stop, mais lorsque Yazmin

insiste pour faire du covoiturage, je cède. Je n’ai cependant

jamais un centime en poche et, lorsque Yazmin n’est pas avec

moi, je n’ai aucun moyen de paiement.

128

Aujourd’hui, je ne vis plus sans argent. Ma fille est née et

avec elle d’autres priorités sont venues se greffées à mon

existence. De toute façon, je sais que pour notre projet de

communauté, nous devrons en utiliser un peu de temps en

temps, que ce soit pour payer les taxes ou répondre à certaines

urgences.

Mon style de vie n’est pas aussi cohérent que je le

souhaiterais, mais je continue à privilégier l’économie du don, à

récupérer de la nourriture, à chercher des alternatives pour vivre

sans échanges monétaires.

L’usage de l’argent est devenu très anodin dans notre société

et il est difficile d’en mesurer l’impact. Ce n’est que lorsque j’ai

décidé de m’en passer délibérément que j’ai pu comprendre son

effet sur ma vie, sur mes relations avec le monde qui m’entoure.

Pour manger, me loger, me déplacer, me soigner, je réalise des

échanges humains, la confiance que beaucoup portent à l’argent,

je la porte sur l’autre.

C’est pour cela qu’aujourd’hui encore je m’obstine à ne pas

avoir d’argent sur moi, à n’acheter que le minimum et à ne rien

vendre, pour préserver ces échanges, ciments de la grande

129

famille humaine, et, à mon échelle, effectuer ce changement

économique qui semble bien nécessaire. Si les banques font

faillite demain, si le système vient à s’écrouler, que ferons-

nous ? J’aimerais alors pouvoir donner et partager librement. Je

suis persuadé que le don amène le bonheur. C’est peut-être

utopique, beaucoup diront que l’humain est trop mauvais pour

çà, mais j’y crois.

130

Ici et maintenant

Vivre sans argent est un chemin, une expérience qui peut

apporter certains enseignements, nous aider à découvrir

certaines vérités personnelles. Mon chemin qui m’a permis de

découvrir le bonheur et qui donne à ma vie un sens profond. Ce

n’est bien entendu pas la seule voie, nombreuses sont les routes

qui mènent à soi-même.

Il y a toutefois je pense, un conseil que je peux transmettre.

Quelque soit la route empruntée, l’harmonie intérieure est

nécessaire pour trouver le bonheur et la paix. On ne peut être

bien avec soi-même dans l’incohérence. Si je veux encore vivre

sans argent, si j’essaye au quotidien de réduire mon impact

écologique au maximum et si je m’efforce de vivre dans le don

et l’amour, c’est parce que je sais et parce que je sens que ce

sont les choses que je dois faire. Si j’écoute mon cœur, si je

prête attention à mes pensées, alors je sais quelles actions me

sont bénéfiques, et si elles me sont profondément bénéfiques,

alors elles le sont pour le reste du monde. C’est je pense la seule

règle, les chemins sont multiples mais celui ou celle qui marche

131

se doit de trouver son harmonie personnelle, d’accorder ses

pensées, ses sentiments et ses actions. Quand ces trois centres

sont alignés, alors le bonheur ne se cherche plus, il est là, ici et

maintenant.

A toi lecteur/lectrice, je te souhaite de trouver un chemin, et

surtout, d’oser le premier pas.

Bon vent !

132

Pour aller plus loin :

Voyager sans argent : le non-guide

(à télécharger sur le blog)

Le site internet de Eotopia : www.eotopia.org

Le blog de l’auteur : sansunsou.wordpress.com

133

Références et liens utiles

1 Ludovic Hublert, le tour du monde en stop.

Georama,éd. 2 Jeremy Siefert, Dive ! The film. 2009 3 Life Saver bottle, www,lifesaversystems.com 4 Dr Bronner Magic Soap, www.drbronner.com 5 Peter Joseph, Zeitgeist. 2007 6 Squatter : action d’occuper un logement inoccupé sans

droit ni titre. Larousse, 2014. 7 827 millions souffrent de la faim selon les Nations

Unies 8 source : site de l’OMS 9 Marcel Mauss. Essai sur le don, formes et raison de

l’échange dans les sociétés archaïques.1925 10 Source : site de la FAO (Food and Agriculture

Organization) des Nations Unies. 11 Plus d’infos sur le chalutage profond :

www.bloomassociation.org

134

12 Par personne, un aller Paris-Mexico en Avion

représente environs deux tonnes de CO2, ¼ de l’empreinte

écologique d’un Français pour une année. 13

Source :http://www.lowtechmagazine.com/2009/06/emb

odied-energy-of-digital-technology.html 14 Source : www.viande.info 15 Thierry Soucar, Lait, mensonges et propagande, 2008 16 Jonathan Safran Foer, Faut-il manger des animaux ?

2005 17 Convention Cadre des Nations Unies sur les

changements climatiques depuis 1992. 18 En savoir plus : www.dhamma.org 19 En savoir plus : www.couchsurfing.org 20 Mouvement international de protestation sociale qui

consiste à occuper des espaces publics. Tire son origine du

printemps arabe et des indignés en Espagne. 21 Un libre a été écrit sur Daniel Suelo et est sortie en

France en Janvier 2013: L’homme qui renonça à l’argent, Mark

Sundeen. Globe, éd.

135

22 La permaculture est un ensemble de pratiques, de

principes, et un mode de pensée visant à créer un écosystème

productif en nourriture ainsi qu'en d'autres ressources utiles, tout

en laissant à la nature "sauvage" le plus de place possible.

(wikipedia) 23 En savoir plus : www.foodsharing.de 24 Plus d’infos: www.ladettelefilm.blogspot.fr 25 Pour en savoir plus: www.sacred-economics.com 26 Jean-Michel Cornu, tirer bénéfice du don. 2013.

Editions FYP 27 Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, MF

éditions, 2008 28 Jean-Michel Cornu, tirer bénéfice du don. 2013.

Editions FYP 29 Voir le 3ème volet du rapport sur le changement

climatique du GIEC. 30 Brigitte Pätzold, autogestión dans une une mine du

Pays de Galle, le monde diplomatique. juillet 1999. 31 Serge Halimi, Lip l’imagination au pouvoir, le monde

dilpomatique, 2007.

136

32 SCOP 33 Ingrid Carlander, Les irréductibles de Longo Maï, le

monde diplomatique, 1996. 34 Christophe Wargny, Louviers : Sur la route de

l'autogestion, éd. Syros, 1976 35 Marcel Mauss. Essai sur le don, formes et raison de

l’échange dans les sociétés archaïques.1925 36 Soucre: Transitio.net, Pics de production, le vertige de

la transition.

37 Philippe Godard, Une poignée de riches, des milliards

de pauvres, 2012, Syros éd. 38 En savoir plus : www,veganisme.fr 39 Paulo Freire, L’éducation comme pratique de la liberté,

1964