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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2012) 13, 169—174 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com FAITES LE POINT Approche anthropologique de la douleur chronique Anthropological approach of the chronic pain Laurent Denizeau Centre interdisciplinaire d’éthique, université catholique de Lyon, 25, rue du Plat, 69288 Lyon cedex 02, France Rec ¸u le 15 evrier 2012 ; rec ¸u sous la forme révisée le 3 juillet 2012; accepté le 4 juillet 2012 Disponible sur Internet le 28 aoˆ ut 2012 MOTS CLÉS Douleur chronique ; Anthropologie ; Perception ; Représentations du corps Résumé Dans sa proposition de définition, l’IASP appréhende la douleur comme sensation et émotion. D’un point de vue anthropologique, ces deux dimensions ne semblent pas épuiser toute la problématique du vécu douloureux. Cet article propose d’aborder la douleur comme perception pour faire ressortir les registres de sens à l’œuvre dans l’expérience de la douleur chronique, qui ne peuvent se réduire aux significations individuelles du vécu douloureux. Par là-même, il souligne l’enjeu d’une prise en charge de la douleur qui ne soit pas seulement centrée sur son soulagement mais travaille aussi sur ces représentations, et donc sur le rapport que le sujet entretient avec sa douleur. © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. KEYWORDS Chronic pain; Anthropology; Perception; Body representations Summary The IASP definition describes pain as sensation and emotion. From an anthropolo- gical point of view, these two dimensions do not exhaust the whole problem of pain’s personal experience. This paper suggests an approach of pain as a perception, to highlight the meaning registers in chronic pain experience, which cannot be reduced to individual meanings. So, it underlines the stake in the treatment of pain not only to focus on its relief but also to work on these representations, and thus on relations between the person and its pain. © 2012 Published by Elsevier Masson SAS. Cet article a fait l’objet d’une communication lors du 11 e congrès de la SFETD le 16 novembre 2011, à Paris. Adresse e-mail : [email protected] 1624-5687/$ see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.douler.2012.07.003

Approche anthropologique de la douleur chronique

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Page 1: Approche anthropologique de la douleur chronique

Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2012) 13, 169—174

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

FAITES LE POINT

Approche anthropologique de la douleur chronique�

Anthropological approach of the chronic pain

Laurent Denizeau

Centre interdisciplinaire d’éthique, université catholique de Lyon, 25, rue du Plat,69288 Lyon cedex 02, France

Recu le 15 fevrier 2012 ; recu sous la forme révisée le 3 juillet 2012; accepté le 4 juillet 2012Disponible sur Internet le 28 aout 2012

MOTS CLÉSDouleur chronique ;Anthropologie ;Perception ;Représentations ducorps

Résumé Dans sa proposition de définition, l’IASP appréhende la douleur comme sensationet émotion. D’un point de vue anthropologique, ces deux dimensions ne semblent pas épuisertoute la problématique du vécu douloureux. Cet article propose d’aborder la douleur commeperception pour faire ressortir les registres de sens à l’œuvre dans l’expérience de la douleurchronique, qui ne peuvent se réduire aux significations individuelles du vécu douloureux. Parlà-même, il souligne l’enjeu d’une prise en charge de la douleur qui ne soit pas seulementcentrée sur son soulagement mais travaille aussi sur ces représentations, et donc sur le rapportque le sujet entretient avec sa douleur.© 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.

KEYWORDSChronic pain;

Summary The IASP definition describes pain as sensation and emotion. From an anthropolo-gical point of view, these two dimensions do not exhaust the whole problem of pain’s personal

Anthropology;Perception;

experience. This paper suggests an approach of pain as a perception, to highlight the meaningregisters in chronic pain experience, which cannot be reduced to individual meanings. So, it

treat

Body representations underlines the stake in the

these representations, and thus

© 2012 Published by Elsevier Ma

� Cet article a fait l’objet d’une communication lors du 11e congrès deAdresse e-mail : [email protected]

1624-5687/$ — see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.douler.2012.07.003

ment of pain not only to focus on its relief but also to work on

on relations between the person and its pain.sson SAS.

la SFETD le 16 novembre 2011, à Paris.

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cecsdrelle, depuis largement explorée par les sociologues et lesanthropologues1 [3], une variabilité générationnelle liéeau développement de la prise en charge de la douleur :

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La douleur est un phénomène qui trouve sa comple-ité dans les multiples dimensions qu’elle croise. Dansa définition, l’IASP note une dimension physiologique (laouleur comme sensation) et une dimension pathique (laouleur comme émotion). Mais, d’un point de vue anthro-ologique, ces deux dimensions ne semblent pas épuiseroute la problématique du vécu douloureux. Porter un regardnthropologique sur la douleur, c’est moins s’intéresser à laouleur qu’à ses représentations pour le sujet qui la vit. Ceui nous invite à la situer dans des imaginaires socioculturelsour être attentif à ce qui se joue pour le sujet, sur le planu sens, dans son expérience de la douleur. Au-delà du fluxensoriel et de sa coloration affective, la douleur est aussierception. Cette dimension représentationnelle de la dou-eur, qui fait l’objet de l’approche anthropologique proposéeans cet article, soulève la question du rapport au mondee l’homme en souffrance. Qu’est-ce qu’appréhender laouleur comme perception ? En quoi cette dimension repré-entationnelle de la douleur apporte un éclairage sur laroblématique de la douleur chronique ? La question de laerception est intimement liée à l’interprétation et nousonduit à considérer la douleur comme une constructionymbolique. Cette approche invite à penser la place deette élaboration de sens dans le cadre de la douleurhronique.

erception et interprétation

n envisageant la douleur comme une « expérience senso-ielle et émotionnelle désagréable associée à une lésionissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en des termesvoquant une telle lésion », l’IASP reconnaît bien sonncrage corporel mais va insister sur le ressenti du sujet.out l’intérêt de cette approche est de situer la douleuromme relevant d’une expérience singulière, en portant’attention sur le vécu de la douleur qui vient signifieruelque chose du sujet. En cela, cette définition s’éloigne’une approche strictement physiologique de la douleurcomme stimulus nociceptif) qui laisserait pensable la possi-ilité d’une évaluation objective de l’intensité douloureuse,elon les lésions constatées. Mais la définition proposée valus loin, en introduisant l’idée qu’une douleur peut êtreéfinie comme telle dès lors que le patient la décrit, sansu’il soit toujours possible de l’objectiver médicalement.’où le recours fréquent aux métaphores de la douleur,ont leurs utilisateurs n’ont pour la plupart jamais connua sensation douloureuse qu’ils décrivent : le coup de poi-nard, mais encore la décharge électrique, l’étau, etc. Celaous montre que la douleur est indissociable d’une acti-ité langagière, donc d’interprétation. À ce titre, elle nee circonscrit pas à la sensation, mais est aussi émotion.insi se pose la question du sens de la douleur pour le sujetui l’éprouve [1] et ce sens est inscrit dans la perceptionouloureuse. Si la douleur est émotion, donc une colorationersonnelle et affective de l’expérience du monde, elle par-icipe d’une activité de déchiffrement de soi. La douleurntervient dans les représentations que le sujet se fait de

ui-même, d’autant plus dans une chronicisation de celle-i. Le discours des patients dans le cadre des consultationsouleurs est assez révélateur à ce sujet. Très souvent, leuranière de parler de leur douleur (dans les termes ou encore

acd

L. Denizeau

ans les métaphores utilisés) rejoint leur manière de parlere leur vie. À titre d’exemple, une patiente immobiliséear sa douleur confiait au psychiatre « dans ma vie, il n’y aien qui bouge ». Ou encore, nombre de patients arrivent enonsultation en déclarant avoir mal partout, ce qui est aussine manière de dire qu’il n’y a rien qui va bien dans leurie.

En envisageant la douleur comme sensation et émo-ion, la définition de l’IASP reste inscrite dans un universe représentations culturelles qui concoit l’homme commessemblage d’un corps et d’un esprit. Les consultations dou-eurs mises en place dans le cadre de la prise en chargee la douleur chronique se fondent sur ce paradigme, enénageant une double approche du « sujet douloureux » :

omatique et psychologique. Ainsi, les deux versants de’expérience douloureuse sont honorés et ces consultationseuvent valoriser l’idée d’une prise en charge globale de laersonne, à la fois dans sa dimension physiologique et psy-hologique, sans oublier que cette perception douloureusest aussi inscrite dans une trame sociale et culturelle. De sonxpérience de chirurgien sur le front de la première guerreondiale, René Leriche fait des observations qui vont luiermettre de jeter les bases de sa Chirurgie de la douleur :La médecine a pensé que ces différences dans la manièree sentir ne ressortissaient qu’à des valeurs de volonté ete caractère, alors que certainement elles dépendent deien d’autres choses qu’il nous reste à déterminer. Unebservation facile nous l’indique : la sensibilité physique desommes d’aujourd’hui est tout autre que celle des hommes’autrefois, et parmi les hommes d’aujourd’hui, elle n’a pase même son pour tous. À chacun sa sensibilité. Une grandexpérience nous l’a montré. La guerre de 1914—1918, enffet, nous a permis d’analyser les différentes facons de sen-ir des hommes de chaque nation. La sensibilité physique desrancais n’était pas exactement celle des Allemands ou desnglais. Il y avait surtout un abîme entre les réactions d’unuropéen et celles d’un Asiatique ou d’un Africain [. . .]. Àa demande expresse d’un entourage russe très aristocra-ique, m’affirmant qu’il était inutile d’endormir certainsosaques pour les opérer, parce qu’ils ne sentaient rien,’ai un jour, désarticulé, sans anesthésie, et quelque répu-nance que j’en eusse, trois doigts et leurs métacarpiens àn blessé russe, et tout le pied à l’un de ses camarades. Ni’un ni l’autre n’eurent le moindre frémissement, tournanta main, levant la jambe, à ma demande, sans faiblir un ins-ant comme sous la plus parfaite des anesthésies locales »2].

Certains souffrent là où d’autres ne souffrent pas, etela ne tient pas seulement à des différences de volontét de caractère éclairées par des trajectoires singulières,’est-à-dire à un éclairage d’ordre psychologique du res-enti douloureux, mais aussi (et peut-être surtout) à desifférences culturelles. Il ajoute, à cette variabilité cultu-

1 Les travaux de Zborowski [3] montrent que les individusdoptent un comportement face à la douleur qui est fonction duomportement attendu de leur communauté sociale et culturelle’appartenance.

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làtflàlcldddctddaf(clslrpvimptpetede son désappointement lorsqu’il accueillait des patientstordus de douleurs à la suite d’une gastrite, comporte-ment qui lui semblait nettement disproportionné par rapport

Approche anthropologique de la douleur chronique

« Comme l’aspirine, l’anesthésie chirurgicale a rendu leshommes plus aptes à souffrir, parce qu’elle a supprimé poureux la douleur des opérations, et les a ainsi déshabitués decertaines souffrances » [4]. Bien sûr, il ne s’agirait pas derelativiser les dimensions physiologique et pathique soule-vées par l’IASP en introduisant la question de la diversitéculturelle.

Le ressenti douloureux est fonction desdimensions physiologique et psychologique maisen gardant à l’esprit que ces dimensions ne sont

pas isolables du contexte de l’expériencedouloureuse, qui est un contexte de

représentations.

La sensibilité à la douleur est partie prenante d’une cer-taine manière de se représenter le corps et ses afflictions,propre aux imaginaires à l’œuvre dans un contexte particu-lier.

L’expérience douloureuse est toujours inscrite dans uneperception du monde et de ses menaces. Il en va ainside la perception douloureuse comme de toute perception :elle est partie prenante d’un contexte de significations.Notre facon, culturellement et socialement située de voirle monde, oriente notre ressenti douloureux dans la mesureoù cet univers de significations participe d’une mise en sensde l’expérience sensible. Devant cette variabilité de res-sentis douloureux, Leriche conclu à un « système nerveuxdifféremment éduqué » [5]. Ainsi, au-delà de l’approchephysiologique et pathique, le ressenti de la douleur résul-terait aussi d’un apprentissage. Il y aurait une éducationdes manières de percevoir la douleur. Cette éducation àla perception générerait une variabilité au niveau mêmede la sensation, et pas seulement au niveau de la réponsedonnée au stimulus. L’activité interprétative ne seraitpas à circonscrire au domaine du psychisme mais inter-viendrait au cœur de l’expérience sensible. En ce sens,il s’agit bien d’une éducation de l’expérience corpo-relle.

Nous percevons le monde avec nos sens, cependant nousapprenons à voir, à sentir, à toucher, à goûter, à éprou-ver le monde, à travers un univers de représentation quiconstitue une véritable grille de lecture de ce monde.Ce qui introduit bien une variabilité culturelle au cœurde notre expérience corporelle. Ne dit-on pas en matièred’appréciation musicale que l’on se « fait l’oreille » ? Pour-quoi en irait-il autrement de l’expérience douloureuse, quiest aussi une perception corporelle du monde ? Si des signi-fications individuelles colorent le ressenti douloureux, ôcombien plus des représentations culturelles, ces univers desens qui nous permettent de construire le monde que nouspercevons. La douleur s’inscrit dans une activité percep-tive du monde, fruit d’une certaine facon, individuellementmais aussi culturellement et socialement construite, del’appréhender.

L’homme fait-il sa douleur ?

Peut-être est-ce dans ce sens que l’on peut considérer, à lasuite de Canguilhem, que « L’homme fait sa douleur—comme

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l fait une maladie, ou comme il fait son deuil—bien plutôtu’il ne la recoit ou ne la subit. » [6] « L’homme fait sa dou-eur » ne signifie pas qu’il la fabrique—ce qui nous amènerait

conclure un peu rapidement à la somatisation—mais qu’ila construit. La douleur ne se circonscrit pas à un flux sen-oriel que l’homme ne ferait que subir, mais il la percoit àravers sa grille de lecture du monde. La douleur est uneonstruction symbolique. Elle peut connaître un enracine-ent biologique, une variabilité de son ressenti en fonctione la psychologie du sujet mais, si les hommes ne souffrentas tous de la même facon face aux mêmes stimuli doulou-eux, cela tient aussi à la variabilité de sens et de valeursu’ils lui associent, en fonction des représentations qu’ilsobilisent pour la penser dans des contextes de perceptionifférents. L’homme apprend à reconnaître une sensation,’est-à-dire à la rapporter à quelque chose de connu, unystème de représentations du monde (ce que nous appelonslus communément une culture) qui va orienter son ressenti.es registres de sens interviennent au niveau même de laensation.

En soulignant la dimension représentationnelle de la dou-eur, le regard anthropologique se porte moins sur la douleur

proprement parler que sur la relation que l’homme entre-ient avec sa douleur et qui va induire son ressenti enonction des représentations qu’il lui associe. À ce moment-à, la douleur est un phénomène dont la complexité tient

la diversité des contextes de significations à l’œuvre dans’expérience douloureuse. Et ces contextes douloureux, toutomme la manière individuelle de les vivre, sont multiples :a douleur d’un accident, la douleur d’un deuil, la douleur’une maladie, la douleur des rites initiatiques, la douleure la torture, la douleur de l’accouchement, mais aussi laouleur comme jouissance, la douleur comme œuvre d’artomme dans le body art, la douleur comme expérience exta-ique dans le Modern Primitivism, etc.2 [7]. Cette diversitée contextes de sens, dont il ne s’agirait pas de tenter deresser une typologie abstraite tant elle se complexifieraitu regard des parcours singuliers, induit un rapport à chaqueois particulier à la douleur signifiée. Même si les lésionsquand on peut parler de lésion) peuvent parfois sembleromparables dans deux contextes distincts, le ressenti dou-oureux peut en être tout à fait différent en fonction duens qui est associé à l’épreuve de la douleur. Par exemple,’expérience douloureuse dans un contexte de torture n’aien à voir avec celle d’un rite initiatique car elle n’est pasorteuse des mêmes significations pour le sujet qui la tra-erse. De la même facon, une lésion n’induira pas la mêmentensité douloureuse selon les représentations du corpsobilisées dans la perception de cette affliction. Ainsi, larise en charge dans un contexte interculturel peut consti-uer une expérience déstabilisante pour le médecin commeour son patient, car les énoncés échangés sur la douleurt la maladie ne reposent pas sur les mêmes représenta-ions du corps. Un médecin francais me faisait part de sonxpérience dans un dispensaire de brousse au Sénégal et

2 Au sujet de la diversité des contextes douloureux, voir Le Breton.

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ses propres représentations de cette affliction. Jusqu’àue lui-même découvre que, dans cette culture, l’abdomenonstituait un lieu identitaire fort dans les représentationsu corps, contrairement à nos propres représentations quint tendance à privilégier d’autres lieux comme siège dea personne (par exemple le cerveau, lieu de la conscienceu le cœur, lieu de l’amour) et à dévaloriser cette partieu corps (ce sont des « tripes », de la « tuyauterie »). Au-elà d’une simple douleur de ventre, c’est le sentiment’identité qui était atteint. La douleur sera d’autant plusntense qu’elle est angoissante en regard des significationsui sont attribuées à la partie douloureuse du corps. Il appa-aît donc comme fondamental d’être attentif à la place dees registres de sens dans le rapport du sujet à sa douleur,ui vont aller jusqu’à en moduler le ressenti. Ils nous disentue le corps est un lieu investi de valeurs, d’où l’intérêt desédiations interculturelles, voir Bouznah, Lewertowski etargot-Duclos [8]. Et l’on peut penser que ces registres de

ens à l’œuvre dans la perception douloureuse sont d’autantlus prégnants lorsque la douleur s’installe dans uneurée.

La distinction entre douleur et souffrance apporte unclairage sur cette question du sens dans le rapport à laouleur. Nous avons encore trop souvent tendance à envisa-er cette distinction sur le plan du dualisme corps—esprit,omme si la douleur se limitait à la chair lorsque la souf-rance concernerait le psychisme. C’est encore une foisgnorer que l’expérience douloureuse, au niveau même dea sensation, est inscrite dans des registres de sens et n’estas un pur flux sensoriel. Le corps ne constitue pas unspace neutre dont la coloration affective serait le fruit desctivités psychiques. Certaines douleurs s’accompagnent deouffrance lorsque d’autres en sont dépourvues, alors mêmeue l’intensité douloureuse pourrait sembler comparable.u niveau des registres de sens à l’œuvre dans l’expérienceouloureuse, certaines douleurs visent la destruction dea personne (comme dans un contexte de torture) lorsque’autres, qui pourraient paraître équivalentes si l’on s’enenait aux lésions infligées, participent de la constructione la personne (comme dans le cas des rites initiatiques).ans un cas comme dans l’autre, l’expérience douloureuseonstitue un travail au corps de l’identité du sujet. Dans leas de la torture, la douleur se révèle vite écrasante carlle porte atteinte aux repères à partir desquels chacun seonstruit comme sujet. Dans le cas du rite initiatique, laouleur est d’autant plus endurée qu’elle a valeur de trans-ormation positive de soi : elle marque l’inscription dansa chair du nouveau statut du sujet au sein de la commu-auté. Ces contextes de sens vont moduler le ressenti dea douleur. Si l’affection reste au stade de la douleur (sansouffrance), c’est que le sujet est en position de contrôleace à sa douleur (on dit que la douleur est supportable,ous-entendu elle est contrôlable, elle ne déborde pas auoint de menacer le sentiment d’existence). Ricœur situea douleur sur le plan d’« affects ressentis comme loca-isés dans des organes particuliers du corps ou dans leorps tout entier » et la souffrance comme « des affectsuverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, leapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement »

9]. Les médecins parlent de sujets douloureux à propos deeurs patients, alors même qu’ils s’inquiètent de savoir s’ilsouffrent.

pct

L. Denizeau

La douleur apparaît comme une notionmédicale et la souffrance semble davantage du

côté du vécu de la douleur, donc del’interprétation.

La souffrance apparaît alors comme la résonnance intime’une douleur. En ce sens elle constitue une pérennisatione la douleur dans des registres de sens qui perturbent laonstruction de soi. La souffrance dessine une autre tem-oralité de la douleur. Elle peut être appréhendée commeet élargissement de la douleur (qui par là-même n’est plusontenue) à toute la vie du sujet. En cela, la chronicisatione la douleur semblerait se prêter, davantage que la douleuriguë, à la souffrance [10]. La souffrance intervient au pointe rupture de ce qui est supportable, et ce point de rupturest situé dans des enjeux de sens. La facon de comprendre’expérience douloureuse participe de la manière de vivrea douleur.

Cette dimension représentationnelle de la douleur—quie peut se circonscrire à une approche affective de la dou-eur (la douleur comme émotion) car les registres de sens

l’œuvre dans l’expérience douloureuse ne se limitent pasux trajectoires individuelles—permet d’apporter un éclai-age sur la question de sa chronicisation et de sa prise enharge.

ignifications et temporalité de la douleur

u point de vue du sujet, la distinction entre la douleuriguë et la douleur chronique fait intervenir une tempora-ité différente, qui va induire un certain rapport à la douleur.a douleur aiguë est inscrite dans une temporalité courte :l s’agit d’une douleur qui passe. Elle est donc synonyme,our le sujet, de difficulté passagère car elle laisse la pos-ibilité d’espérer un retour à la normal. En ce sens, elleemble moins propice à générer un bouleversement durablee l’existence du sujet et de son lien aux autres. Le sujet serouve pour un temps en dehors de ces réseaux de sociabilitét cette marginalisation s’accompagne d’une compréhen-ion voire d’une compassion de son entourage. Il en va toututrement de la douleur chronique.

La chronicisation de la douleur va bouleverser durable-ent la vie du sujet. En ce sens, elle s’étend à toute son

xistence, dont il percoit avec plus d’acuité la fragilité. Lahronicisation de la douleur instaure une rupture dans leours ordinaire de la vie. Dorénavant, il y a pour le sujeta vie d’avant, qui apparaît comme rassurante, sécurisantet la vie d’aujourd’hui, fragilisée. Il lui faut maintenantpprendre à « vivre avec sa douleur ». Ici encore, le discourses patients en consultations douleurs peut être révélateures imaginaires à l’œuvre dans leur rapport à la douleur.ar il est bien question de « vivre avec », et certains patientsont présenter leur douleur comme « une fidèle compagne ».ette métaphore participe d’une essentialisation de la dou-

eur, qui se voit conférer une existence propre qui va imposeron rythme à l’existence du sujet. Cela nous montre le bou-

atients peuvent voir dans la douleur un nouveau lieu deonstruction de l’identité. En observation dans les consulta-ions douleurs, j’ai pu noter combien il était fréquent que les

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rddtlsqdclsqullllttaldssnaturelle, objective, le corps est constitutif d’un univers

Approche anthropologique de la douleur chronique

patients se présentent par leur douleur : « je me présente,Laurent Denizeau, je suis anthropologue », « je vais me pré-senter aussi, j’ai une lombosciatique aiguë tronquée ». Ici, laprésentation est sur le registre de l’avoir et non de l’être,mais il est aussi fréquent d’entendre les patients déclinerleur identité sous la forme « nous, les douloureux chro-niques ». De toute évidence, cette identité ne peut êtreentendue que dans un espace comme les consultations dou-leurs, car pour l’entourage familial, amical, professionnel,cette identité peut avoir quelque chose de saturant. Et iln’est pas étonnant de voir combien les patients sont recon-naissants de l’écoute qu’ils trouvent dans les consultationsdouleurs.

La chronicisation de la douleur va conduire le sujetà se repenser à travers des cadres nouveaux. Elle agitdonc comme une remise en question de sa manièred’envisager sa propre vie dans une confrontation perma-nente à l’incertitude. Elle introduit le sujet dans unenouvelle temporalité [11] qui n’est plus continue et jalon-née de projets mais fragmentée et toujours sous la menace.Cette douleur a des résonnances existentielles, elle est encela davantage ouverte à la souffrance que la douleur aiguë.La chronicisation de la douleur dit quelque chose de la mortà l’œuvre (une mort qui est aussi symbolique puisqu’elleparticipe du retrait de la vie sociale). En imposant son proprerythme à l’existence, elle traduit le règne de la maladieet semble priver le sujet de sa liberté. Ce qui est atteint,c’est le sentiment d’identité. Pour le sujet, tout le travailva consister à réinventer sa place dans le monde.

Davantage que la douleur aiguë, la douleur chroniqueisole : parce qu’elle constitue un espace saturé dansl’existence du sujet, elle est de l’ordre de l’incommunicablequi suscite l’incompréhension voire la culpabilisation de sesproches. Le retrait du sujet de ses espaces de sociabilitéhabituels s’inscrit dans la durée et court le risque de susciterl’exaspération de l’entourage. Cette douleur est de l’ordrede l’indicible, il faut pourtant en dire quelque chose.

Claire Marin, philosophe, découvre à l’âge de 25 ansqu’elle est atteinte de polyarthrite aiguë. Dans Hors de moi,elle écrit : « Elle [la maladie] introduit un nouveau rythme.Non pas, comme on pourrait le croire, le rythme lent de ceuxdont le corps est freiné par les douleurs. Mais au contraire,elle accélère l’existence, elle contraint à une philosophie del’instant présent, qui doit être intense, fort et sans conces-sion. Elle impose à notre vie le mode de présence de ladouleur vive : amplifier les sensations, précipiter les rap-ports aux autres. Ne pas s’attarder. Il y a quelque chosede fascinant aussi dans cette puissance capable de contrerl’effet de l’habitude qui émousse, érode, adoucit les per-ceptions. La maladie exalte et excite. Tout devient plusviolent. Le cœur bat trop fort » [12].

La douleur se donne en premier lieu comme del’intensité, ou même comme de l’excès. L’image qui luiest associée le plus spontanément est celle du cri. Mais,en rappelant l’évidente fragilité du vivant, la douleur chro-nique s’énonce aussi comme lieu d’intensité de la vie. Ence sens, elle ouvre le sujet à une autre temporalité en agis-sant comme excès perceptif de l’instant présent. L’intensitédouloureuse est une intensité de sens pour le sujet. Cette

dimension représentationnelle de la douleur introduite pré-cédemment apparaît avec d’autant plus de force dans lachronicisation de la douleur : le corps souffrant est un corps

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173

nvesti de valeurs. En excédant le sujet, la douleur peutpparaître comme un lieu existentiel, ce qui revient danseaucoup de récits de patients qui vont insister sur les chan-ements bénéfiques induits par l’épreuve de la douleur : « laouleur m’a appris à prendre le temps de vivre », « je suisevenu philosophe », « la douleur m’a donné une plus grandeaturité ».La chronicisation de la douleur intervient dans le vécu

u sujet comme une épreuve de soi. La notion d’épreuveouligne la dimension de sens à l’œuvre dans l’expériencee la douleur.

Elle souligne que la douleur n’est pas uneréalité réductible à la sensation ou/et à

l’émotion, mais constitue une réalité symboliqueinscrite dans la sensation ou/et l’émotion.

La prise en compte de cette dimension représenta-ionnelle de la douleur est fondamentale puisqu’elle vaonstruire le rapport que le sujet entretient avec sa mala-ie. Il s’agit donc de ne pas l’appréhender uniquementomme un problème à régler, ce qui peut constituer unerande tentation de l’approche médicale centrée sur laotion d’efficacité, mais avant tout comme une épreuve duujet. La notion d’épreuve prolonge cette dimension repré-entationnelle présente dans l’acte d’éprouver. Éprouver,’est à la fois ressentir et mettre à l’épreuve, pour jugere la valeur d’une idée, d’une œuvre, d’une personne etonc donner une direction à l’expérience perceptive. Aveca notion d’épreuve, le registre de la sensation se mêle à lauestion de la valeur.

L’approche actuelle de la douleur, illustrée par les diffé-ents plans anti-douleur, insiste nettement sur l’importanceu soulagement, du traitement médical de la douleur ; maisans l’épreuve de la douleur chronique se joue davan-age que du médical : il se joue de l’interprétation, de’élaboration de sens. Parler de sa douleur c’est parler dea vie. C’est toute la philosophie des consultations douleursui laissent une place prépondérante au récit de vie : récite vie de la douleur, récit de vie du patient. Le somati-ien comme le psychiatre favorisent la mise en récit. Pareur écoute, ils invitent le patient à énoncer ou construireon histoire, et cette énonciation passe autant par la paroleue par le corps. Cette élaboration de sens ne concerne pasniquement une activité psychique qui évoluerait en paral-èle du ressenti corporel. Nos représentations actuelles de’homme ont tendance à voir l’esprit comme le siège dea personne, où s’élabore le sens, et le corps son lieu, surequel l’esprit peut projeter du sens. Notre langue ne s’yrompe pas puisque nous disons avoir un corps. David Le Bre-on rappelle au contraire que nous sommes corporellementu monde. Notre présence au monde est corporelle. Ainsi,e corps n’est pas un simple véhicule de notre perceptionu monde. Notre vie corporelle est déjà une élaborationymbolique. Le physiologique marche de concert avec leémantique et non pas à côté. Avant d’être une donnée

e représentations du monde, c’est-à-dire d’un univers qui’est pas seulement individuel (susceptible de s’éclairer parne histoire personnelle), mais partagé et donc fondateur

Page 6: Approche anthropologique de la douleur chronique

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e notre dimension de sujet. Ainsi, l’expérience doulou-euse ne se résume pas à une addition de la sensation et de’émotion comme d’une dimension physiologique qui hono-erait le versant corporel et une dimension pathique quiiendrait compte du versant psychique de la personne. Cettepproche est inscrite dans un contexte de pensée qui reposeur une vision de l’homme comme constitué d’un corpst d’un esprit qu’une anthropologie de la douleur invite àéinterroger. L’appréhension de la chronicisation de la dou-eur comme épreuve du sujet conduit à être attentif à uneémantique du corps et ses retentissements dans le vécu dea douleur.

n guise de conclusion

ppréhender la douleur comme perception consiste àettre en lumière les registres de sens à l’œuvre dans

’expérience douloureuse, qui ne peuvent se réduireux significations individuelles du vécu douloureux. Cetteimension représentationnelle met en relief la trame socialet culturelle du vécu douloureux, nuancée par des tra-ectoires individuelles. Par là-même, elle souligne l’enjeu’une prise en charge de la douleur qui ne soit pas seule-ent centrée sur son soulagement mais travaille aussi sur

es représentations, et donc sur le rapport que le sujetntretient avec sa douleur. L’effort de la prise en chargeonsiste aussi à apporter les ressources au sujet pour ins-rire l’épreuve douloureuse dans un espace d’élaboratione sens (pour que cette épreuve participe de la constructionu sujet et non de sa destruction). Cette notion d’épreuveonduit à interroger les enjeux éthiques de la prise en chargee la douleur, en mettant en lumière la question de laaleur associée au vécu douloureux et donc de la direc-ion donnée à cette vie sous le régime de la douleur. Il ne’agit pas d’accorder une valeur à la douleur en tant que

elle, mais bien de considérer le processus d’élaboration deens auquel elle peut donner lieu. Prendre soin du maladeonsiste dans ce débat à soutenir ce qui construit la personnen encourageant les lieux d’élaboration de sens (comme par

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L. Denizeau

xemple l’écriture, tellement présente dans l’expérience dea maladie, qu’il s’agisse d’une littérature de la maladie, ou’ateliers d’écriture dans les hôpitaux). Tout l’enjeu soulevéar cette dimension représentationnelle dans la prise enharge de la douleur chronique consiste à faire de l’épreuvee la douleur autre chose qu’une expression de l’absurditée l’existence.

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-ion avec cet article.

éférences

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12] Marin C. Hors de moi. Paris: Allia; 2008, p. 9.