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Aylan, la photo choc du drame des migrants : quelle analyse ? Les questions que l’on va se poser : Quels problèmes de morale et de citoyenneté sont posés par cette photo ? Que penser de la formule célèbre de l’hebdomadaire Paris Match : « le poids des mots, le choc des photos »? Raison / émotion ? Quel traitement médiatique et politique d’un problème ? Qu’est-ce qu’une icône médiatique ? A / Les photos d’Aylan et le buzz médiatique Le 2 septembre 2015, l'Europe est secouée par la photo du corps d'un petit Syrien âgé de 3 ans seulement, mort noyé dans le naufrage en Turquie d'une embarcation de migrants en tentant de rejoindre la Grèce depuis la Turquie. Les photos d'Aylan Shenu (d'abord appelé Aylan Kurdi par les médias turcs, avant que son véritable nom ne soit découvert), et son frère de 5 ans, mort lui aussi, ont été largement reprises par la presse européenne. L’image du corps du petit Aylan, cet enfant de trois ans échoué en Turquie, a fait le tour du monde. Le garçonnet, qui fuyait avec ses parents et son frère la ville- frontière de Kobané en Syrie, a été retrouvé sans vie sur une plage. Tout d’abord relayée sur les réseaux sociaux, l'image a fait le tour du monde avant de faire la Une de nombreux médias Européens. Cette image a été utilisée avec plusieurs variantes : - variantes « choc », dures, « hard », qui montrent le corps de l’enfant sur la plage, en plan rapproché, - variantes « soft », en plan moins resserré, dont une où l’on voit le gendarme prendre le corps du petit garçon dans ses bras. Il existe également des enregistrements vidéo correspondant à chacune de ces scènes, diffusés dès la fin de la matinée du 2 septembre par les chaînes d’information en continu locales (CNN Turquie). Les images qui ont circulé proviennent de vidéos du naufrage et de clichés de la photographe turque Nilufer Demir Vidéo + commentaire « engagé » sur i-télé : https://www.youtube.com/watch? t=162&v=I7HrHwFyoOE Document 1 : Les images ont donc été sélectionnées et souvent recadrées : Certains ont choisi un gros plan d’Aylan (version initialement diffusée sur les réseaux sociaux le 2 septembre)

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Aylan, la photo choc du drame des migrants : quelle analyse ?Les questions que l’on va se poser :Quels problèmes de morale et de citoyenneté sont posés par cette photo ?Que penser de la formule célèbre de l’hebdomadaire Paris Match : « le poids des mots, le choc des photos » ?Raison / émotion ? Quel traitement médiatique et politique d’un problème ?Qu’est-ce qu’une icône médiatique ?

A / Les photos d’Aylan et le buzz médiatiqueLe 2 septembre 2015, l'Europe est secouée par la photo du corps d'un petit Syrien âgé de 3 ans seulement, mort noyé dans le naufrage en Turquie d'une embarcation de migrants en tentant de rejoindre la Grèce depuis la Turquie. Les photos d'Aylan Shenu (d'abord appelé Aylan Kurdi par les médias turcs, avant que son véritable nom ne soit découvert), et son frère de 5 ans, mort lui aussi, ont été largement reprises par la presse européenne.    L’image du corps du petit Aylan, cet enfant de trois ans échoué en Turquie, a fait le tour du monde. Le garçonnet, qui fuyait avec ses parents et son frère la ville-frontière de Kobané en Syrie, a été retrouvé sans vie sur une plage.  Tout d’abord relayée sur les réseaux sociaux, l'image a fait le tour du monde avant de faire la Une de nombreux médias Européens. Cette image a été utilisée avec plusieurs variantes :- variantes « choc », dures, «  hard », qui montrent le corps de l’enfant sur la plage, en plan rapproché,- variantes « soft », en plan moins resserré, dont une où l’on voit le gendarme prendre le corps du petit garçon dans ses bras. Il existe également des enregistrements vidéo correspondant à chacune de ces scènes, diffusés dès la fin de la matinée du 2 septembre par les chaînes d’information en continu locales (CNN Turquie).

Les images qui ont circulé proviennent de vidéos du naufrage et de clichés de la photographe turque Nilufer DemirVidéo + commentaire «   engagé   » sur i-télé   : https://www.youtube.com/watch? t=162&v=I7HrHwFyoOE

Document 1   : Les images ont donc été sélectionnées et souvent recadrées   : Certains ont choisi un gros plan d’Aylan (version initialement diffusée sur les réseaux sociaux le 2 septembre)

Il s’agit du recadrage d’un plan plus large d’une photo des gendarmes turcs  prise par Nilufer Demir :

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La diffusion de cette photo a été très large dans la presse européenne et un peu plus tardive en France ; le 3/9, les choix de « Une » de plusieurs quotidiens européens, et notamment anglais, n’avait aucun équivalent hexagonal :Document 2   :

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Document 3   : En France, le 3/9/2015, ce sont les tracteurs des agriculteurs en colère qui font

l’actualité hexagonale.

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Frilosité des médias ou bouclage prévu trop tôt ? Il y a en tout cas comme un « ratage » à faire la une sur les embouteillages créés par la grogne des agriculteurs…

Document 4   : Le 4 septembre, la presse française « se rattrape » :Moyenne

La photo a donc « fait parler » ; elle a provoqué un buzz médiatique :Elle est reprise en boucle par les chaînes d’info en continu, circule intensément sur les réseaux sociaux notamment Facebook et surtout sur twitter (les hashtags #AylanKurdi ; le hashtag turc #KiyiyaVuranInsanlik, “l’humanité échouée”), grands réseaux radio et TV, presse écrite…

Dessin de Ruben L.Oppenheimer, septembre 2015

Conséquences de la diffusion : De l’émotion et des actions politiques   : La diffusion de cette photo incarnant le drame des migrants a engendré de vifs élans de solidarité et de mobilisation, qui se sont notamment exprimés à travers le hashtag « humanité naufragée » ou la réaction d’Angela Merkel et de François Hollande proposant un mécanisme d’accueil permanent et obligatoire en Europe.

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Cela a accéléré les prises de position du gouvernement allemand favorable à un accueil plus large et la prise de conscience de la nécessité d’un traitement politique de la crise des migrants.Document 5   : « L’Allemagne et la France sont d’accord sur le principe de «quotas contraignants» pour l’accueil des demandeurs d’asile par les pays de l’Union Européenne, a indiqué jeudi (3.9.2015) à Berne en Suisse la chancelière allemande Angela Merkel. «J’ai parlé ce matin au président français, la position franco-allemande que nous allons transmettre aux institutions européennes est que nous sommes d’accord que nous devons obéir à des principes de base, à savoir que ceux qui ont besoin de protection […] la reçoivent et que nous avons besoin de quotas contraignants au sein de l’Union Européenne pour se partager les devoirs, c’est le principe de solidarité», a déclaré Mme Merkel » (…du côté de F. Hollande) Pour les réfugiés qui cherchent à joindre l’Europe […] «les tragédies se succèdent aux drames. Des milliers de victimes ont péri depuis le début de l’année. L’Union européenne doit agir de manière décisive et conformément à ses valeurs», selon le communiqué de la présidence française. «Ces hommes et ces femmes, avec leurs familles, fuient la guerre et les persécutions. Ils ont besoin de la protection internationale. Elle leur est due. Les conventions de Genève élaborées au lendemain de la guerre obligent tous les pays. L’Europe doit protéger ceux pour qui elle est le dernier espoir», affirme encore la présidence française.Mme Merkel a tenu à préciser que «ceux qui viennent pour de pures raisons économiques, ne peuvent pas prétendre à une protection durable et doivent quitter le pays». AFP — 3 septembre 2015Retrouvez dans cet article quels sont les principes d’éthique et de citoyenneté (internationale et européenne) qui sont invoqués par A.Merkel et F. Hollande

B / Analyse de l’impact : Pourquoi cette photo a-t-elle eu un tel impact ?Comment s’opère la transformation de l’image d’une tragédie humaine en icône ?

Une photo (plus qu’une vidéo) est devenue une icône médiatique.Pour comprendre, on doit se poser plusieurs questions : Comment et pourquoi se construit une icône médiatique   ? Une icône médiatique est une image suffisamment forte pour devenir un symbole, pour exprimer à elle-seule, des idées et des émotions (c’est une «image qui vaut mille mots »), c’est une image propre à produire une lecture symbolique dans un contexte : « la force de l’image d’Aylan est de symboliser à elle seule l’échec que nous sommes en train de vivre. La mort d’Aylan nous fait sortir des chiffres et statistiques, comme si une seule image médiatique avait le pouvoir de dire la totalité des atrocités qui se déroulent aux portes de l’Europe, et désormais en Europe. » Virginie Spies.= image-emblème qui acquiert la qualité de document historique.

L’icône n’est pas une simple image mais une production collective complexe.Il faut en effet :- Une très large diffusion, un succès d’opinion. Repérage d’une icône médiatique = nombre de retransmissions, caractère stéréotypé et répétitif des discours qui l’entourent.- des Vecteurs de diffusion : chaînes d’info en continu, réseaux sociaux notamment Facebook et surtout les hashtags sur twitter (#AylanKurdi ; le hashtag turc  #KiyiyaVuranInsanlik, “l’humanité échouée”), grands réseaux radio et TV, presse écrite… = la photo devient virale (= est transmise « comme un virus »).- un contexte : la question des migrants était sur l’agenda politique et médiatique et divisait gouvernements et opinions. Il s’agit donc d’un sujet « chaud ».- une «   bonne   » image (qualité émotionnelle et esthétique) :

Document 6   : « Il y a des images qu’on ne peut pas montrer. Trop violentes, trop dérangeantes, elles ne passent pas le filtre de l’acceptation médiatique. La vidéo du corps de Galip* (il en existe également des photographies prises par Nilufer Demir, qui n’ont pas été publiées), comme les photos d’enfants noyés diffusées début septembre sur Facebook, dévoilent la vision insoutenable du cadavre. A contrario, démonstration est faite que l’image du petit Alan présente des caractères qui la rendent supportable. Image choc certes, mais à la manière des seins des Femen, qui entrent dans la marge de tolérance du médiatique, là où l’image d’un corps entièrement nu ferait l’objet d’un masquage ou d’une coupe.La consultation des rushes vidéo témoigne du travail de construction de l’icône “Aylan”. Les plans consacrés à l’enfant – qui a été rhabillé correctement, alors que les vagues l’avaient partiellement dévêtu – sont les plus longs : la caméra cherche déjà à isoler les angles qui

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favoriseront une vue idéalisée – un corps qui ne se présente pas comme un cadavre, mais comme un petit garçon reposant sur le sable. La position sur le ventre, l’invisibilité du visage et la couleur rouge du T-shirt sont autant de facteurs immédiatement identifiés par les preneurs d’images comme susceptibles de produire une image non seulement supportable, mais attractive, comme en atteste la multiplication des plans et la similitude des angles de prise de vue, identiques en vidéo et en photo, qui privilégient la vue de dos ou de trois-quart.La transformation d’un corps en motif est le premier stade de l’opération d’iconisation, mais il ne s’agit encore que d’une condition de possibilité. La principale étape est franchie avec la conversion de l’image d’information en emblème visuel, qui est assurée par le passage de la vidéo à la photo ».André Gunthert : « Interprétations, mésinterprétations, surinterprétations de l’image”, EHESS, 16 septembre 2015. http://imagesociale.fr/2083Galip* était le frère plus âgé (5ns) d’AylanLe fait de ne retenir qu’une photo plutôt qu’une vidéo, d’opérer une réduction à l’image fixe concentre l’attention et engendre du commentaire.

Pourquoi cette photo nous touche-t-elle autant ? Comment expliquer sa «   viralité   »   ? Document 7   : Virginie Spies, sémiologue, analyse la force de ce cliché :« Cet enfant pourrait être le nôtre Parce qu’elle nous renvoie à notre humanité, ou plutôt à une forme de déshumanisation. À côté d’Aylan, un policier se tient debout, on le voit de dos. Malgré lui, cet adulte est le symbole d’une Europe immobile et désemparée. Sur l’autre image, généralement préférée par les médias car certainement plus acceptable, le policier porte le petit corps qui pourrait être celui d’un enfant endormi. Ici, l’adulte s’occupe de l’enfant. Aylan est vêtu comme n’importe quel enfant qui aurait pu ici faire sa rentrée à l’école cette semaine. Il pourrait être notre enfant, notre cousin, notre voisin. Nous connaissons son prénom, ainsi que celui de son frère, Galip, mort également dans le naufrage. La force de l'image, associée au nom de l'enfant traduisent par le symbole ce que les chiffres ne nous disent pas.  Une image impossible à admettre Rejeté par la mer, le petit corps est couché sur le ventre. Il pourrait être celui d’un enfant qui dort, comme dorment les enfants après avoir bien joué sur la plage. Sauf que cette plage est ici son tombeau. Nous prenons ce décalage de plein fouet, à tel point que l’on pourrait dire que la photo ne peut pas entrer dans notre système de compréhension. Un enfant ne meurt pas, il ne meurt pas sur une plage, nous ne pouvons tout simplement pas l’admettre. Par la viralité mondiale de cette photo sur les réseaux sociaux d’abord, puis par son retentissement médiatique, Aylan est devenu un symbole parce que nous pourrions être son parent et parce qu’il témoigne d’une situation devenue insoutenable. »http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1415319-photo-d-aylan-plus-forte-que-les-mots-l-image-restera-elle-montre-notre-inhumanite.htmlIl y a aussi, sur le plan symbolique et politique, la confrontation emblématique de deux personnages, le réfugié et le policier

Un précédent   célèbre Une image peut-elle changer l’histoire ?Kim Phuc - L'enfant symbole du Vietnam – Document 8a   : la « Napalm Girl » de Nick Ut, une icône de l'atrocité de la guerre du Vietnam,

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Vietnam, le 8 juin 1972. Sur une route du pays alors en guerre avec les Etats-Unis, le photojournaliste Nick Ut saisit l'horreur : un groupe de jeunes enfants s'enfuient, après avoir été frappés par une attaque au napalm. Kim Phuc est La fille de la photo.  Nick Ut l’a photographiée le 8 juin 1972 fuyant le village de Trang-Bang, à 65 km au Nord-Ouest de Saigon. Elle hurle de douleur après avoir été grièvement brûlée lors du bombardement du village par l’aviation sud-vietnamienne. 

Document 8b   : « Kim Phuc a détalé. Elle a remarqué l’avion qui volait lentement, et compté quatre bombes juste au-dessus de sa tête. Il n'y eut guère de bruit. Juste une immense flamme orange.Kim était plongée dans le feu du napalm. Encore quelques minutes de course, et elle perdrait connaissance, anéantie par la douleur, brûlée jusque dans ses os. Mais son destin aura entre-temps croisé la route de Nick Ut, cePhotographe de l’agence AP dont le cliché, publié dès le lendemain, rapportera à son auteur le fameux prix Pulitzer et transformera Kim en symbole. Symbole de la barbarie des guerriers.Le cliché de Nick Ut a fait le tour du monde et, après avoir bouleversé l’opinion publique américaine, suscité débats, invectives, polémiques et précipité, aime à penser Kim Phuc, la fin du conflit, elle continue de hanter les esprits. C'est «la » photo du Vietnam ».Annick Cojean - Le Monde, 19 août 1997 

Comment Kim Phuc a-t-elle été sauvée ? Immédiatement après avoir pris la photo, Nick Ut lâche son appareil et porte secours aux enfants. Nick Ut et Christopher Wain (ITN) versent de l’eau sur ses brûlures. Nick Ut conduit la fillette en urgence à l’hôpital de Cu Chi, à mi-chemin entre Trang Bang et Saïgon. Après 17 interventions chirurgicales et 14 mois d’hospitalisation, les médecins ont réussi l’exploit de la sauver.

La postérité de la photoEn quelques jours, la photo de Nick Ut fit la Une des journaux du monde entier, suscitant indignation et colère chez les opposants à la guerre, et mettant dans l'embarras ses partisans. Selon le Monde, des enregistrements de la Maison Blanche révéleront plus tard l'irritation du président Nixon, obsédé par cette image qu'il soupçonna d'être truquée.Pour cette photo, Nick Ut, le photographe de l’Associated Press, recevra les plus grandes récompenses internationales, y compris le prix Pulitzer.Aujourd'hui, le photographe et la fillette, devenue adulte et habitant désormais au Canada, sont devenus amis et se téléphonent régulièrement.

Document 9a   : un parallèle avec la photo d’Aylan   ? Cette photo est un recadrage qui efface la présence gênante d’un photographe, les éditeurs ont délibérément recomposé l’image, créant un face-à-face entre le cadavre de l’enfant et la présence militaire, poussant à l’interprétation symbolique.

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Document 9b   : Des clichés « voisins » n’ont pas eu le même retentissement :

Photo: Bettmann/CORBIS - site Paul Gerhard David Burnett

Comment expliquer l’impact de cette photographie ? Elle a une forte « charge symbolique ». Débarrassée de ses vêtements en feu, la fillette hurle de douleur et court les bras en croix ; elle acquiert ainsi une valeur symbolique : l’innocence martyrisée, crucifiée ; confrontation entre la brutalité des hommes armés et de l’enfance nue… Il y a donc un codage culturel dans cette photo qui résonne dans les consciences (notamment occidentales).

« La photo de Kim Phuc, nous la connaissons tous et elle porte encore en elle la même force symbolique que celle de la mort d’Aylan : celle de la fin l’innocence, de la fuite et de la violence du monde que nous laissons aux enfants. » Virginie Spies.

Conclusion   : « L’image favorise l’interprétation. L’interprétation produit l’icône. Le rapprochement d’une étudiante de mai 68 et de la Liberté guidant le peuple , d’une mère algérienne en pleurs et d’une pieta, ou d’un petit réfugié noyé sur une plage et du Massacre des Innocents relève moins de l’analyse iconographique que d’une opération rhétorique qui extrait une photographie du flux des représentations de l’actualité, et la valorise en lui appliquant une grille de lecture imitée de la critique d’art. » André Gunthert op.cit.

C / Quels problèmes peut soulever l’utilisation des images choc   ? Les médias font-ils le   «   commerce   » de l'émotion   ? Fallait-il publier cette photo ? Est-il légitime de publier des images choc ? Quelle déontologie journalistique ? La question de savoir s’il fallait ou non les publier est une question classique de déontologie journalistique (= éthique professionnelle).

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On peut noter que des photos autrement plus dures, vues au flash de cadavres d’enfants sur les côtes libyennes, avaient circulé sur Facebook quelques jours plus tôt, sans faire l’objet d’aucune reprise dans la presse.

Document 10   : Le journal Le Monde s’est interrogé   : « Même lorsqu’il a fallu extraire une image de cette vidéo pour l’utiliser sur la “une” du site, nous avons hésité à reprendre l’image du jeune enfant gisant sur la plage. Après débat, nous l’avons fait, en prenant une capture d’écran en plan large, montrant Aylan étendu. Sur notre page Facebook, nous publions ce texte en accompagnement de la vidéo :VIDEO - La Méditerranée est la route la plus mortelle pour les migrants venant chercher refuge en Europe. Ce matin, la mer Egée a recraché les corps de onze personnes qui avaient essayé d’atteindre l’île grecque de Kos - Attention, certaines images de cette vidéo peuvent heurter la sensibilité.L’accueil de nos internautes est glacial. Plusieurs utilisateurs de Facebook reportent cette photo au réseau social comme un “contenu inapproprié”. Des commentaires nous reprochent de ne pas laisser le choix à nos internautes :Bonjour LeMonde.fr, j'ai remarqué que votre publication récente pourrait être contraire aux standards de la communauté Facebook en matière de contenu indésirable. Vous devriez peut-être la supprimer avant que quelqu'un ne la signale à Facebook.Bonjour Le Monde.fr. Quelque chose me dérange dans cette publication dans le fait de montrer la photo d'un enfant mort. C'est une image morbide et racoleuse, et en ces temps où l'on parle sans cesse de la dignité des migrants, je doute que ce soit la meilleure façon de la leur rendre. J'espère que vous pensez comme moi et que cette photo sera supprimée de votre site. Merci. »

Document 11   : «   Pourquoi nous avons publié la photo du petit Aylan   ?   » Le Monde 06.09.2015

Cet enfant, le visage enfoui dans le sable, à quelques encablures de nos côtes, qui est désormais “emblème de cet afflux migratoire sans précédent que nous ne voulons pas voir ».Il y a des images qui font l’effet d’une gifle. Depuis plusieurs semaines, les fils d’agence photo et vidéo regorgent d’images de réfugiés venus de Syrie, d’Erythrée ou d’ailleurs qui affluent vers l’Europe, de leurs passages de frontières sous des barbelés, de leurs périples entassés dans des trains, de leur attente désespérée en gare, de leur sauvetage par des garde-côte.Rien que dans la matinée du 1er septembre, une vingtaine de vidéos étaient parvenues à la rédaction sur le seul fil de l'agence Reuters : à la gare de Budapest, à la frontière serbo-hongroise, en Autriche, en Allemagne... Nous en avions fait une compilation qui montrait une journée de migration en Europe. Tout en sachant que malheureusement, le lendemain, des images semblables nous arriveraient à nouveau.Et puis mercredi 2 septembre, nous sommes tombés sur une image : un petit corps minuscule, échoué sur une plage turque, charrié par les vagues. Une image terrible, symbolisant à elle seule l’inaction de l’Europe, nous renvoyant à notre indifférence collective. C’est un collègue qui surveille particulièrement les médias sociaux arabes qui nous alerte sur l'existence de photos montrant des enfants morts sur une plage turque après l'échec d'une traversée vers la Grèce. De nombreux internautes partagent ces clichés avec le hashtag turc #KiyiyaVuranInsanlik, “l’humanité échouée”.

Au-delà des principes journalistiques, ce choix de publier cette image doit donc être interprété comme une option éditoriale volontariste, qui vise précisément à remuer les consciences à un moment donné, dans un certain contexte : la question des migrants était sur l’agenda politique et médiatique et divisait gouvernements et opinions.

N.B. La photographie humanitaire souvent utilisée par les ONG prescrit souvent le recours à la dimension émotionnelle pour provoquer l’identification, et s’appuie volontiers sur la figure de l’enfant comme instrument de l’universalisation d’une situation.

La culture visuelle et l’émotion «   supérieures   » à la culture politique et la réflexion   ? Faut-il une image pour éveiller les consciences ?

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L’émotion pure produit-elle de l’indignation compassionnelle éphémère, de la morale culpabilisatrice au détriment de l’analyse politique et rationnelle ?L’émotion peut-elle remplacer la réflexion ? La photo peut-elle servir d’information ?Document 12   : Ecoutez l'interview de Jean-Pierre Le Goff, sociologue, sur France culture.Journal de 22h, France Culture, 3 septembre 2015.Jean-Pierre Le Goff, sociologue au CNRS, président du club Politique Autrementhttp://www.franceculture.fr/emission-journal-de-22h-la-photo-d-un-enfant-syrien-mort-bouleverse-la-crise-migratoire-2015-09-03

Limites et dangers de la méthode   : la «   contre-photo   » ou la photo de propagande Certains opposants à l’accueil des réfugiés ont voulu montrer que la photo d’Aylan avait été truquée. Ils en cherchent alors les « preuves » et les « fournissent ». On pointe le fait que le nom de l’enfant soit vite connu, le fait qu’un sauveteur tienne à la main quelque chose qui pourrait être un appareil photo, la position du corps qui semble suspecte, le fait que le père ait un gilet de sauvetage, etc.

D’autres ont utilisé la méthode de la photo choc pour créer un autre courant d’opinion.C’est le cas de Robert Ménard, maire d’extrême-droite de Béziers :Document 13   : «   La «   menace de l’Islam   » selon la mairie de Béziers. "Ils arrivent !" L'exclamation s'étale sur toute la largeur de la une du "journal de Béziers". Une nouvelle fois, le bulletin municipal dirigé par Robert Ménard, daté du 15 septembre, ne s'embarrasse d'aucune précaution déontologique : le cliché qui illustre la couverture est un photomontage qui laisse croire à l'arrivée de trains de migrants... directement en gare de Béziers. Grossier et malhonnête.Cette photo, prise en réalité le 18 juin par le photographe de l'AFP Robert Atanasovski, montre des migrants montant à bord d'un train macédonien en direction de la frontière serbe. Les inscriptions "Béziers 3.865 km" et "Scolarité gratuite, hébergement et allocation pour tous" que l'on peut lire sur les fenêtres des wagons sont bien évidemment des rajouts voulus par le maire d'extrême droite.

Repris en main par Robert Ménard dès son élection en avril 2014, le "Journal de Béziers" n'est plus un simple bulletin municipal. Insécurité, immigration, religion, mise en avant du patrimoine culturel local, les thèmes chers au maire sont à l'honneur. Exclusivement. Pour vanter son action, Robert Ménard voit les choses en grand : selon un membre de l'opposition du conseil municipal de Béziers contacté par "L'Obs", le budget du "journal" serait de 400.000 euros par an pour une distribution de 44.000 exemplaires. Un budget confortable qui permet au maire de vanter son action, deux fois par mois et gratuitement dans les boîtes à lettres de tous les Biterrois. On n'est jamais mieux servi que par soi-même.Contacté par "L'Obs", Robert Ménard reconnaît la manipulation : "Oui, c'est un photomontage, mais la photo est également à l'intérieur du journal sans modifications", se défend l'édile biterrois. »Lucas Burelhttp://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20150910.OBS5596/le-journal-de-beziers-menard-aux-manettes.html