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BBF 2003 Paris, t. 48, n° 3 74 À PROPOS A lors que le développement des réseaux numériques modifiait profondément le rapport à l’information et au texte, un nouveau dispositif, le livre électronique, est venu remettre au premier plan le rôle central du livre dans la culture contemporaine. Apparu en 1998 sur le marché américain, le livre électronique a d’abord suscité beaucoup d’espoirs, en laissant entrevoir un accès ergonomique à tous les livres dès leur numérisation. Contrats de lecture Une expérience de prêt de livres électroniques en bibliothèque Mais ce dispositif, parce qu’il s’insé- rait dans l’univers des médias électro- niques instantanés, ne compromet- tait-il pas gravement l’avenir du livre, porteur de culture et de civilisation ? Alors que la lecture de livres exige concentration, durée, le numérique ne vide-t-il pas l’expérience de lec- ture de toute profondeur ou intério- rité, comme avait voulu le démontrer Sven Birkerts (1994) dans ses Guten- berg Elogies ? Claire Bélisle LIRE Université Lyon II-CNRS [email protected] Christian Ducharme Enssib [email protected] Deux dimensions du livre électro- nique, la numérisation des contenus et la mobilité du support, modifient fondamentalement le processus de diffusion de l’écrit et l’expérience de lecture. D’une part, le livre électro- nique est un support donnant accès temporairement et simultanément à une sélection de livres numériques, entre dix et cinquante actuellement, sous forme de fichiers téléchargeables et renouvelables, en incorporant de * Cette expérimentation a été possible grâce à la collaboration efficace des bibliothécaires des sites concernés, que nous remercions chaleureusement.

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À P R O P O S

Alors que le développement des réseaux

numériques modifiait profondément le rapport à

l’information et au texte, un nouveau dispositif, le livre

électronique, est venu remettre au premier plan le rôle

central du livre dans la culture contemporaine.Apparu en

1998 sur le marché américain, le livre électronique a d’abord

suscité beaucoup d’espoirs, en laissant entrevoir un accès

ergonomique à tous les livres dès leur numérisation.

Contrats de lecture

Une expérience de prêt de livres électroniquesen bibliothèque

Mais ce dispositif, parce qu’il s’insé-rait dans l’univers des médias électro-niques instantanés, ne compromet-tait-il pas gravement l’avenir du livre,porteur de culture et de civilisation ?Alors que la lecture de livres exigeconcentration, durée, le numériquene vide-t-il pas l’expérience de lec-ture de toute profondeur ou intério-rité, comme avait voulu le démontrerSven Birkerts (1994) dans ses Guten-berg Elogies ?

Claire Bélisle

LIRE Université Lyon II-CNRS

[email protected]

Christian Ducharme

[email protected]

Deux dimensions du livre électro-nique, la numérisation des contenuset la mobilité du support, modifientfondamentalement le processus dediffusion de l’écrit et l’expérience delecture. D’une part, le livre électro-nique est un support donnant accèstemporairement et simultanément àune sélection de livres numériques,entre dix et cinquante actuellement,sous forme de fichiers téléchargeableset renouvelables, en incorporant de

* Cette expérimentation a été possible grâce à lacollaboration efficace des bibliothécaires des sitesconcernés, que nous remercions chaleureusement.

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U n e e x p é r i e n c e d e p r ê t s d e l i v r e s é l e c t r o n i q u e s e n b i b l i o t h è q u e

nouvelles fonctionnalités permettantd’agir sur le texte.D’autre part,le livreélectronique est un objet technolo-gique, pouvant susciter rejet chez lestechnophobes comme attrait chez lestechnophiles. Le support physique,d’abord popularisé sous forme de ta-blette dédiée, se diversifie aujour-d’hui, à la fois sous la pression d’utili-sateurs, qui plébiscitent les supportsmultifonctions comme le téléphoneportable,l’agenda numérique person-nel (PDA) ou l’ordinateur portable,et grâce au développement d’usagesnouveaux sans fil et misant sur la mo-bilité comme la formation à distancesans fil (m-Learning) avec la modula-risation des contenus, ou le téléchar-gement de jeux (le m-gaming). Lireavec un livre électronique,c’est béné-ficier de tout l’acquis de lisibilité dulivre papier,amplifié par de nouveauxoutils d’interaction avec l’œuvre.

Avec le livre électronique, lente-ment, mais sûrement, le livre entredans sa troisième révolution, celle del’informatique et des nouveaux mé-dias, ainsi que l’officialisait le col-loque d’historiens, « Les trois révolu-tions du livre »,qui s’est tenu à Lyon etVilleurbanne en 19981. On peut légi-timement aujourd’hui s’interroger surce qu’est un livre,face à ce que Roger

Chartier a appelé une « révolutiondes structures du support matérielde l’écrit comme des manières delire » (1997). Cette mutation du livre,marquée à la fois par la rupture et lacontinuité, n’est nulle part aussi pré-sente que dans les contrats de lecturequi structurent toute pratique de lec-ture.

Le développement de l’édition élec-tronique et de l’hypermédia, ainsi quel’accès sur le web à des livres numéri-sés, grâce aux bibliothèques numé-riques (telle Gallica de la BnF),avaientdéjà mis en question les contrats delecture en affranchissant le texte de laforme du livre et de ses limites maté-rielles. Avec l’arrivée des livres élec-troniques,de nouvelles interrogationsétaient apparues,concernant d’abordles dispositifs physiques et écono-miques d’accès aux contenus numé-riques et le rôle des bibliothèquesdans ce nouveau paysage, mais aussi,la place et l’impact de ces nouveauxdispositifs sur les parcours et logiquesde lecture, sur les lieux et momentsde la lecture et sur les préférencesquant aux contenus.

Les bibliothèques se devaient d’ex-plorer ce nouvel accès aux œuvres deculture dont elles assurent la diffu-sion.Le livre électronique,en tant quesupport dédié à la lecture d’œuvresnumériques, a été porteur, non seule-ment de craintes comme celles expri-mées par Birkerts, mais aussi de mul-tiples promesses et espoirs : avoirune bibliothèque sous la main, desouvrages de références, des diction-naires et des traducteurs ; pouvoirmultiplier les œuvres facilement selonla demande ; être transportable entous lieux et permettre un confort delecture égalant celui du livre papier ;enfin, résoudre les problèmes des bi-bliothèques concernant l’espace in-suffisant et la conservation. Par ail-leurs, le livre électronique est apparutrès vite pour certains comme une so-

lution idéale pour l’évolution des ma-nuels et livres scolaires, en promet-tant de résoudre deux problèmes : lepoids des cartables et la mise à jourde plus en plus fréquente des ou-vrages. Plusieurs rapports2 font appa-raître que l’intégration du livre élec-tronique dans le milieu académiqueest beaucoup plus complexe qu’ini-tialement prévu. Nous renvoyons ausite Educnet 3 pour ces recherchesqui se situent en dehors du champdélimité ici.

Un dispositif expérimental

En 2001, les livres électroniquesétaient absents des bibliothèques fran-çaises, alors que des bibliothèquesaméricaines, canadiennes, austra-liennes,allemandes (Duisburg),s’y in-téressaient activement. L’ensemble

Ingénieur de recherche, Claire Bélisle esttitulaire d’un doctorat en psychologie cognitive.Elle poursuit des recherches à l’Unité mixte derecherche LIRE (université Lyon II-CNRS) sur le livreélectronique et les corpus électroniques, entreautres. Elle a publié plusieurs articles et ouvrages,dont Pratiques médiatiques : 50 mots-clés(Éd. du CNRS, 1999) et « La FOAD à l’heure dunumérique », dans Actualité de la formationpermanente (n° 180, 2002). Elle intervientégalement comme consultante auprèsd’organismes de formation et auprès de laCommission européenne.

Après avoir été directeur des servicesinformatiques de la Bibliothèque municipale de Lyon, Christian Ducharme est aujourd’huiconsultant en informatique documentaire etchargé d’enseignement à l’Enssib. Il a participé àplusieurs ouvrages collectifs (Les nouvellestechnologies dans les bibliothèques, Éditions duCercle de la librairie, 1996 ; Du cd-rom à lanumérisation : développer les documentsnumériques en bibliothèque, Enssib, 1997). Son dernier article paru est « Gérer ses signets »,Archimag, n° 154, mai 2002.

L’équipe de recherche

L’équipe de recherche comprenait deséconomistes et des documentalistes(Gresi, Groupe de recherche sur les ser-vices d’information, de l’Enssib, Écolenationale supérieure des sciences del’information et des bibliothèques), deschercheurs en sciences de l’informationet de la communication (Ersico, Équipede recherche sur les systèmes d’in-formation et de communication des or-ganisations, UFER-SIC, université Jean-Moulin-Lyon III), des psychosociologueset un typographe spécialisés dans la recherche sur les usages des TIC (LIRE,Littérature, Idéologies, REprésentationsaux XVIIIe et XIXe siècles, UMR 5611,CNRS-Université Lumière-Lyon II). Les industriels impliqués étaient DecitreSA, librairie à Lyon spécialisée dans ladistribution auprès des bibliothèques,Cytale SA, société conceptrice du Cybooket en assurant la diffusion, Gemstar quidiffuse les Reb 1100 et Reb 1200 auxÉtats-Unis, et sa filiale 00h00 qui pré-pare la commercialisation des eBooksGemstar en France. L’expérimentation s’est déroulée danscinq bibliothèques municipales de la ré-gion Rhône-Alpes, Annecy, Bourg-en-Bresse, Grenoble, Lyon et Valence. LIRE était le partenaire pilote du projet.

1. Les actes de ce colloque international, « LesTrois révolutions du livre », ont été publiés sous ladirection de Frédéric Barbier dans la Revuefrançaise d’histoire du livre, nos 106-109, 2001.

2. Fing : http://www.fing.org3. http://www.educnet.education.fr/plan/cartel.htm

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des observateurs (voir Roberta Burk,2001, pour une synthèse) constataitla répartition des solutions tech-niques en deux grandes familles :

1. Les modèles ouverts compor-tant une facilitation de la lecture sursupport électronique grâce à des rea-ders, logiciels de mise en page pourlire soit sur son PC, soit sur son assis-tant personnel (PDA), ces readerss’ajoutant aux multiples fonctions deces objets.

2. Les modèles dédiés à la lectureet développés par Gemstar et Cytale.Pour les modèles dédiés,le traitementen OEB (Open EBook),le soin apportéà la mise en page qui s’affiche confor-mément au souhait de l’éditeur et lataille de l’écran apportent un confortde lecture certain, mais limité par lepoids encore trop élevé de l’objet.

L’amélioration de la résolution desécrans, leur portabilité, le développe-ment de l’interactivité et la générali-sation de l’écriture avec hyperliensfont de l’écran un support de l’évolu-tion de l’écrit. Les fabricants de livresélectroniques ont choisi d’intégrerces nouvelles caractéristiques dansune reproduction assez fidèle de lamise en page des livres papier.À cettefidélité de mise en forme,les dévelop-peurs ont ajouté des fonctions de si-gnet,d’annotation,de dictionnaire,deliens actifs.

Mais les lecteurs sont-ils prêts àadopter ce support de lecture ? Si oui, pour quel type de lecture ? Avecquelles modifications dans leurs pra-tiques ? En inscrivant le texte litté-raire dans le contexte numérique, lesdéveloppeurs du livre électroniquefavorisent-ils une transition ou unerupture ? C’est pour apporter undébut de réponse à l’ensemble de cesquestions qu’une expérimentationsur le terrain s’imposait. Et le dispo-sitif le plus pertinent pour aller à larencontre des lecteurs était biencelui des bibliothèques.

Plusieurs paramètres ont été prisen compte : côté lecteurs,les caracté-ristiques socio-économiques des lec-teurs, leurs habitudes de lecture, lescirconstances et les conditions de

leur usage du livre électronique,leursréactions détaillées et leur apprécia-tion ; côté bibliothécaires, les condi-tions de mise en place du dispositifde prêt et son déroulement, leurs réactions, opinions et appréciation ;côté éditeurs, leur appréciation dulivre électronique, leurs intentions etles conditions de diffusion numériquede leurs fonds ; côté fabricants,les ca-ractéristiques, l’ergonomie, les avan-

tages et les limites du livre électro-nique. Pour recueillir ces matériaux,un protocole à base d’observations,de questionnaires et d’entretiens aété élaboré.Tous les outils ont été misau point par un travail d’équipe etsept chercheurs ont recueilli, à l’aidede ces grilles, les matériaux auprèsdes lecteurs, des bibliothécaires etdes éditeurs.

Aussi, à l’automne 2001, s’est misen place un dispositif expérimentaldans cinq bibliothèques de la régionRhône-Alpes qui visait à étudier sur leterrain ce qu’il advenait des contratsde lecture avec ce nouveau support.Trois types de partenaires, des cher-cheurs, des industriels et des biblio-thécaires, se sont regroupés pourmettre en œuvre ce projet. L’objectifétait d’analyser les transformationsdes contrats de lecture formels (dansl’échange de documents) et symbo-liques (dans la relation texte-lecteur)induits par le nouveau dispositif qu’estle livre électronique.

Lire s’inscrit dans un doublecontrat de lecture

Une pratique de lecture se dérouletoujours dans un contexte socio-culturel qui s’est déjà structuré encontrat de lecture, ou convention ta-cite de fonctionnement. Le contratest une convention, habituellementexplicite, qui lie deux parties. C’estÉliséo Véron (1985) qui, le premier, aforgé cette notion, en étudiant lefonctionnement de la presse.Celle-ci,par son renouvellement et sa périodi-cité, prend en compte, dans l’établis-sement de la maquette, du cadre, lelecteur et sa façon de lire.Véron ap-pelle la relation entre un support etson lectorat le contrat de lecture.Selon lui, le succès d’un support de lapresse écrite se mesure à sa capacitéà proposer un contrat qui s’articuleaux attentes, aux motivations, aux in-térêts et aux contenus de l’imaginairedu public visé.

Le contrat de lecture permet dedéfinir un cadre de référence com-mun entre les auteurs et les lecteurs.

À P R O P O S

Quelques définitions

Livre électroniqueMatériel électronique ; support nomadeau format courant d’un livre papier,muni d’un écran de visualisation, per-mettant de stocker et de lire certainespublications disponibles par téléchar-gement ou sur cartes dédiées. Dans unlivre électronique peuvent être stockésde 20 à 150 livres selon la taille mémoireet la taille des livres. Des fonctionnalitésspécifiques permettent, en plus de lanavigation, de faire des recherches,d’annoter ou de mettre en relief letexte, de consulter un dictionnaire. Cedispositif de lecture numérique permetd’utiliser et de transporter avec soi une« véritable petite bibliothèque » de documents numériques (livres,maga-zines,journaux,etc.). D’où l’expressionlivre-bibliothèque. On utilise aussi lestermes « tablette » ou « livrel » (formésur le modèle de courriel, contractiondes mots LIVRe et ÉLectronique). Les expressions livre rechargeable, livre-ordinateur et lecteur électronique sontparfois associées à cette notion.

Livre numériqueŒuvre ou contenu pouvant être lu : fi-chier numérique reproduisant certainesdes caractéristiques du livre papieradaptées à la lecture active sur l’écran ;livre qui existe sous une forme numé-rique, soit parce qu’un livre papier a éténumérisé, soit parce qu’il a été créé àl’aide d’un ordinateur. On appelle livrenumérique aussi bien des livres, à l’ori-gine sur support papier, et par exempleactuellement proposés en format PDFsur le site Gallica de la BnF, que les ou-vrages originaux qui ont vu le jourd’abord sous forme numérique et quisont aussi habituellement disponiblessur support papier.

Logiciel de lecture (reader)Application permettant de générerdans un format numérique standardisé,ou propriétaire, des contenus sousforme de livres numériques. Les princi-paux modèles sur le marché sont : leMicrosoft Reader, l’Adobe Reader et leMobipocket Reader.

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Il est acquis par l’intériorisation desrégularités textuelles auxquelles estconfronté le lecteur au cours de sesdiverses expériences de lecture.Rare-ment verbalisé, le contrat de lectureest un contrat implicite d’attentes,de droits et de devoirs supposés mu-tuellement partagés. Ainsi le contratde lecture repose sur un ensemble derègles du jeu familières pour le lec-teur, ensemble qui s’appuie à la foissur des stratégies textuelles mises enœuvre par l’auteur et sur des expé-riences passées génératrices d’at-tentes chez le lecteur.

Dans cette recherche, qui s’intitu-lait précisément « Contrats de lec-ture 4 », les lecteurs étaient invités àemprunter des livres électroniquesauprès de leur bibliothèque munici-pale. L’intérêt des chercheurs s’estporté sur le double contrat à l’œuvredans cette activité de lecteur. Un premier contrat tacite, d’ordre socio-cognitif,repose sur une « coopérationtextuelle » (Eco, 1979) entre un lec-teur et un auteur ayant généré untexte appelant des « mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur ». Un deuxièmecontrat de lecture, technico-écono-mique,plus formel,met en œuvre unéchange de documents, ici un livreélectronique comportant un ensemblede livres numériques, entre une insti-tution culturelle ayant vocation deservice public, la bibliothèque, et unlecteur-usager bénéficiant des ser-vices de cette institution moyennantle respect de certaines contraintes.

Contrat de lecture sociocognitif

Le contrat de lecture sociocognitiffournit au lecteur un cadre d’inter-prétation et préside à l’établissementde la structure de la communicationsémiotique.On peut identifier quatreéléments principaux pour analyserplus précisément le contrat de lec-

ture : les horizons d’attentes mobi-lisés, les conditions sous-jacentes oule métacontrat communicationnel, latypographie ou la mise en page dutexte,le contexte physique y comprisle support. La lecture d’un texte esttoujours une rencontre/fusion dedeux horizons,l’horizon qu’impliquele texte, et l’horizon d’attente socialdu lecteur, sa disposition d’esprit ouson code esthétique qui conditionnela réception. Pour Hans Robert Jauss(1978), même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se pré-sente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désertd’information. Par tout un jeu d’an-nonces, de signaux, manifestes ou latents, de références implicites, decaractéristiques déjà familières, sonpublic est prédisposé à un certainmode de réception. La collection, lamise en page, le format font partie de ces signaux et de ces références.

L’horizon du lecteur s’inscrit lui-même dans une attente plus généralede l’époque,dans une attente par rap-port à l’œuvre, dans une attente parrapport à l’auteur et dans l’attentespécifique du genre (en référence austyle et canons littéraires des auteursdominants). L’autre horizon est celuiqu’institue le texte, le cadre de réfé-rence littéraire qu’il mobilise, l’en-semble de règles du jeu que le lecteurest censé reconnaître puisqu’il les a déjà rencontrées au cours de seslectures précédentes. L’horizon d’at-tente peut ainsi être conçu commeun ensemble de règles préexistantesqui orientent la compréhension dulecteur et lui permettent une récep-tion appréciative (Ducrot et Todorov,1972).

Un contrat repose sur un en-semble de conditions de possibilité :l’hypothèse d’intersubjectivité, pro-posée par Benvéniste, mais déjà pré-sente chez Sartre, rend possible lacommunication linguistique. Le con-trat de lecture s’inscrit ici dans unmétacontrat communicationnel. L’hy-pothèse d’intersubjectivité postuleque c’est dans et par le langage quel’homme se constitue comme sujet,

qu’il s’éprouve comme je en s’adres-sant à quelqu’un qui devient un tu.Cette condition de dialogue est cons-titutive de la personne,de son « unitépsychique qui transcende la totalitédes expériences vécues qu’elle as-semble et qui assure la permanencede la conscience ».(Benvéniste,1966).Ainsi l’auteur participe pleinement àla création du sens du texte. « C’estl’effort conjugué de l’auteur et dulecteur qui fera surgir cet objetconcret et imaginaire qu’est l’ou-vrage de l’esprit. Il n’y a d’art quepour et par autrui » (Sartre,1948).

D’autres filiations de communica-tion sont identifiées par Charaudeau(2002) : l’hypothèse de coconstruc-tion du sens des philosophes du lan-gage qui implique que, pour que lacommunication soit possible, il fautdes conditions d’accord, d’intention-nalité conjointe, de négociation, deréciprocité, ce qui suppose l’exis-tence de conventions, de normes etd’accords ; l’existence de savoirscommuns à l’auteur et au lecteur vapermettre l’établissement de l’inter-compréhension. La lecture s’établitdonc dans un jeu de droits et de de-voirs,en grande partie implicites,sup-posés mutuellement partagés.

Contrat technico-économique

Lire, c’est aussi entrer dans uncontrat technico-économique avecun dispositif physique donnant accèsà des textes et documents.Le livre estdevenu l’instrument privilégié de lalecture dans la culture occidentale.Bien que le livre imprimé sur papiersoit le prototype du livre aujourd’hui,il n’en a pas toujours été ainsi.Les his-toriens du livre ont montré les muta-tions successives et notamment cellequi, tout au long du XVIe siècle, a fa-çonné, avec le développement de latypographie, l’objet devenu familieraujourd’hui qu’est le livre imprimé.

La production de ces objets tech-niques et culturels que sont les livresimprimés a suscité de nouveaux in-termédiaires entre l’auteur d’un texteet le lecteur. Aujourd’hui, le circuit

U n e e x p é r i e n c e d e p r ê t s d e l i v r e s é l e c t r o n i q u e s e n b i b l i o t h è q u e

4. Le rapport, les outils de recherche et lesrésultats de cette expérimentation sontdisponibles sur le web à l’adresse suivante :http://isdn.enssib.fr/otr_pg/archiv.htm#etudes

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complexe de la fabrication d’un livreet de sa distribution est encadré parun ensemble de contraintes et de lois,dont les deux plus connues du grandpublic sont celle sur le prix uniquedu livre et celle sur la réglementationdes droits d’auteur et de la copie.Les technologies du numérique ontamené des transformations profondesdans les processus de production etde distribution et bousculent les loisexistantes.Le livre numérique pose denouvelles questions d’accès, d’usage,de propriété et de copie, à cause despossibilités qu’apporte la technolo-gie.Par ailleurs,la dissociation du sup-port, la tablette électronique, et ducontenu, les fichiers des œuvres,obli-gent à repenser ce qu’est « acquérirun livre », « avoir accès à un livre »,« prêter un livre »,ou « conserver unlivre ». C’est l’ensemble de ces ques-tions qui sont sous-jacentes au con-trat dans lequel entre le lecteur d’uneœuvre lue sur un livre électronique.

Objectifs sociocognitifs et technico-économiques

Au démarrage de ce projet, le dé-veloppement du livre électroniqueconnaissait ses premières secousses,alors qu’il venait à peine de s’implan-ter en France. Des interrogations seprofilaient quant à son intérêt devantla difficulté d’une lecture soutenue àl’écran, devant le foisonnement demodèles non compatibles et le peud’enthousiasme de nombreux édi-teurs. La lecture continue et notam-ment celle de livres sur écran, parexemple des romans ou des essais,était-elle possible ? Quel modèle éco-nomique de prêt, d’acquisition oud’accès, pouvait pérenniser l’usageen bibliothèque du livre électroniqueet des œuvres numériques ? Il appa-raissait alors que des éléments de réponse à ces questions pouvaient valablement éclairer à la fois le déve-loppement et l’avenir du livre élec-tronique et sa place dans les biblio-thèques.

Ayant déjà fait l’objet de nom-breuses promotions et d’annonces

prophétiques, le livre électroniquepeinait à trouver son public. Aussi lavisée principale du projet « Contratsde lecture » a-t-elle été d’organisercette rencontre entre une innovationpromettant de « révolutionner » lesmodes de lecture et un dispositif, lesbibliothèques, permettant la prise enmain par des lecteurs qui, a priori,n’avaient aucune expérience de lalecture sur ces supports dédiés.

Mais la lecture, comme toute acti-vité humaine, est vécue en s’inscri-vant dans une expérience biocorpo-relle avec la mise en place de repèresphysiques, historiques et culturels.Cela ne peut être encore le cas avecle livre électronique, par manque depratiques – combien de personnes enFrance actuellement ont lu entière-ment plus de cinq œuvres sur un livreélectronique ? –, par manque decontexte historique – le livre électro-nique n’a fait partie d’aucun cursusscolaire à ce jour, alors que le livre papier a été omniprésent –, et parmanque d’expérience personnelle demanipulation,de découverte et de dé-tournement.

Cette recherche fut donc organi-sée par un ensemble d’objectifs. Lestrois objectifs sociocognitifs étaient :– étudier comment ces dispositifspeuvent s’insérer dans les pratiquesde lecture de publics motivés,et pourquelles activités ;– repérer les mutations dans les lo-giques de lecture qui se développentavec les livres électroniques et enidentifier les avantages pour la lec-ture de loisir, pour l’apprentissage etpour la maîtrise de l’information ;– fournir un retour d’informationsur l’ergonomie des interfaces et lamise en page des livres électroniquesaux concepteurs, aux développeurset aux distributeurs afin qu’ils déve-loppent des outils et services corres-pondant aux besoins et demandesdes usagers. En fait, les conditions del’expérimentation ont beaucoup li-mité les résultats liés à ces objectifs.Le fait qu’une partie des lecteurs n’apu trouver, dans l’offre éditoriale res-treinte,des textes qui les intéressaient

a nui à la mise en place du contrat so-ciocognitif et a déplacé l’intérêt versle contrat technico-économique.

Rappelons-en les objectifs :– expérimenter un système de prêtafin de comprendre (identifier, éva-luer) les conditions d’une implémen-tation à large échelle du prêt en bi-bliothèque de livres électroniques etleurs contenus ;– définir un modèle économique del’édition numérique portant sur lesrelations entre les éditeurs, les distri-buteurs et les bibliothèques ;– construire un prototype d’une in-terface de gestion des flux de prêts etdes droits découlant de ces prêts.

L’activité de lecture fut étudiée enmême temps que l’« usabilité » etl’« utilisabilité » des dispositifs tech-niques qu’étaient les trois modèlesdifférents de livres électroniques ex-périmentés.

L’usabilité est une mesure de l’adé-quation entre un dispositif et des pa-ramètres tels que la prise en main, lasimplicité d’accès aux fonctions, l’ef-ficacité ou la fiabilité.Ce type d’étudepermet de tester auprès des usagersles composantes d’un système tech-nique pour en mesurer la perfor-mance : par exemple, un fonctionne-ment facile à comprendre et à utiliser,flexible, facile à maîtriser.

L’utilisabilité d’un dispositif, c’estsa capacité à correspondre aux be-soins des usagers, à leur permettred’accomplir certaines tâches plus ra-pidement.S’il est perçu comme utile,c’est-à-dire correspondant à de réelsbesoins, alors le système fera l’objetd’un usage se déployant dans la durée.L’usage des livres électroniques en bibliothèque en est encore à un stadeinitial,du moins en France.C’est doncun moment important pour étudiersa pertinence et ses performances.

Déroulement de l’opération

L’expérimentation de prêt de livresélectroniques s’est déroulée danscinq bibliothèques municipales :Annecy, Bourg-en-Bresse, Grenoble,

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Lyon et Valence, villes considéréescomme grandes et moyennes de la région Rhône-Alpes. Chaque biblio-thèque disposait de neuf livres élec-troniques soit quatre Cybooks et cinqREB (trois REB 1200 et deux REB1100). Ce matériel était fourni pardeux de nos partenaires industriels,les sociétés Cytale et 00h00/Gemstar.Lors d’une réunion avec les bibliothé-caires, certaines caractéristiques duservice de prêt de livres électroniquesont été fixées d’un commun accord(gratuité, charte, durée de prêt). Afind’assurer un meilleur suivi de l’ex-périmentation, un chercheur a été affecté à chaque bibliothèque. Unejournée de formation a été planifiée,au cours de laquelle les bibliothé-caires ont découvert l’informationsur les services offerts par les deuxdistributeurs d’œuvres numériqueset sur la manipulation des livres élec-troniques et le téléchargement desœuvres. Avec du recul, cette journéefut insuffisante. L’utilisation de troislivres électroniques comportant cha-cun leur spécificité et leur mode de téléchargement ne pouvait s’ap-prendre en un jour.

Un stand d’information sur le livreélectronique dans chaque biblio-thèque devait permettre de sensibili-ser le public à l’opération. Ce lieupouvait aussi être aménagé de façon àpermettre la consultation sur placedu matériel.Les fabricants ont envoyéaux bibliothèques des posters et de la documentation pour étoffer lesstands.Par ailleurs,une plaquette avecdes photographies en couleur, la des-cription du matériel et des modalitésde prêt, a aussi été remise aux biblio-thèques. Ce document avait commevocation de faire connaître le servicede prêt de livres électroniques auprèsdu public.

Les bibliothécaires disposaientd’une fiche de prêt leur permettantde recueillir à partir d’un format uni-formisé les informations relatives auxtransactions de prêt du matériel ainsiqu’aux œuvres numériques chargéessur les livres électroniques. Ainsi, ap-paraissaient sur cette fiche la date du

prêt, le numéro de l’emprunteur, letype de matériel et la liste des œuvreschargées.Les bibliothécaires pouvaientn’inscrire que le numéro des œuvresapparaissant sur les listes bibliogra-phiques préalablement distribuéesaux bibliothèques et correspondantaux catalogues des distributeurs.

Conditions de prêt

D’un commun accord,nous avonschoisi de restreindre l’accès au ser-vice de prêt de livres électroniquesaux adultes abonnés à la biblio-thèque. L’absence de contenu appro-prié au public jeune et le coût élevédu matériel ont motivé cette déci-sion. Par contre, la consultation surplace était ouverte à tout public. Lescinq bibliothèques prêtent habituel-lement les livres pour une durée detrois semaines. La durée du prêt delivres électroniques a cependant étéfixée à deux semaines sans prolonga-tion possible ni renouvellement, afin

de permettre à un plus grand nombrede personnes d’emprunter un livreélectronique.

Pour favoriser l’accès au service etne pas introduire de barrières socio-économiques,aucune caution n’a étédemandée. En revanche, nous avonsfait signer une charte qui rappelait les modalités du prêt et qui fixait à750 euros la responsabilité de l’em-prunteur s’il n’était pas en mesure derendre le matériel à la bibliothèque.

Questionnaire/carnet de bord

Au moment de l’emprunt, il a étéremis à chaque lecteur un question-naire à remplir et à rendre à la fin duprêt. Ce questionnaire a permis de recueillir des données sociologiquessur l’usager,ainsi que son opinion surl’utilisation du livre électronique qu’ilavait emprunté.

Les usagers qui le désiraient pou-vaient apporter une contribution plusimportante au projet de recherche en

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Organisation du service de prêt

Si les conditions de prêt avaient été déci-dées d’un commun accord, entre autrespour assurer une homogénéité dans letraitement des résultats, la mise en œuvredu service lui-même était laissée à la discrétion des bibliothèques. Les biblio-thèques de Bourg-en-Bresse, Grenoble etValence ont opté pour une organisation« classique», c’est-à-dire semblable à celleobservée dans les bibliothèques nord-américaines qui ont expérimenté un telservice. Ces trois bibliothèques ont com-mencé par l’analyse des titres disponiblessur chaque type d’appareil, puis ont effectué des présélections par modèle,pour ensuite créer des sélections d’unedizaine d’œuvres à charger dans chacundes appareils. Cela dit, vers la fin de l’ex-périence, ces bibliothèques ont parfoisaccepté d’ajouter une œuvre si l’usagerle demandait au moment de la réserva-tion de l’appareil.Deux bibliothèques ont pratiqué le char-gement à la demande. La bibliothèquemunicipale d’Annecy a joué le jeu jus-qu’au bout en laissant entièrement àl’usager le choix des titres qu’il voulaitemprunter. Au retour, les appareilsétaient vidés de leur contenu et les bat-teries rechargées. Puis, lorsqu’un usagervoulait emprunter un livre électronique,il prenait celui qui était disponible (parmi

les trois modèles). Le bibliothécaire pro-cédait alors au chargement des œuvressouhaitées en présence de l’usager. Si lechargement s’avérait trop long, on de-mandait à l’usager de patienter en allantfaire un tour dans la bibliothèque.À la Bibliothèque municipale de Lyon, ona adopté une procédure hybride. Les bi-bliothécaires ont chargé sur chaque ap-pareil une dizaine d’œuvres. Puis, lorsquel’usager venait récupérer le livre qu’ilavait réservé, il pouvait demander l’ajoutd’un ou deux titres de son choix. La procédure de réservation était aussiun peu particulière. Pour ne léser per-sonne, on a procédé par tirage au sort.Les usagers qui désiraient emprunter unlivre électronique étaient invités à rem-plir un bulletin de réservation qu’ils dé-posaient dans une urne. Au retour, aprèsvérification de l’appareil, on tirait un bul-letin de l’urne pour choisir le prochainemprunteur. Cette procédure de réserva-tion a, bien sûr, été mise en place pour ladurée de l’expérience. Elle n’aurait aucunsens dans un service régulier. L’effet at-tractif de la nouvelle technologie a étéimportant dans une ville comme Lyon etles bibliothécaires ont trouvé ce moyenpour répondre au besoin. Il est évidentqu’il aurait fallu plus d’appareils pourcette bibliothèque.

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au serveur de Cytale. Le matériel nereconnaissait pas toujours la carteEthernet et la connexion ne s’établis-sait pas. Parfois, le matériel perdait saconfiguration et le livre électroniquen’était pas reconnu par le serveur.Beaucoup de temps a été perdu avecces problèmes techniques.

Le chargement des œuvres sur lesmodèles américains de Gemstar aaussi posé quelques problèmes, maisde moindre importance. Le charge-ment devait être effectué au moyend’un port USB,ce qui excluait les sys-tèmes d’exploitation Windows 95 etWindows NT, qui, dans leur livraisonstandard, ne savent pas gérer de portUSB.Or,dans les bibliothèques, le sys-tème d’exploitation le plus répanduest Windows NT. Par ailleurs, la priseen main du logiciel de chargements’est avérée plus longue que prévue.Le REB 1200 était téléchargé directe-ment par modem depuis un serveurGemstar situé aux États-Unis. C’est ledispositif qui a causé le moins de pro-blèmes,bien que la connexion avec leserveur ait pu être parfois difficile àétablir. De plus, la communications’effectuait à travers des messages enanglais que les bibliothécaires n’inter-prétaient pas toujours correctement.

S’ajoutent à cela les problèmes in-hérents à chacune des bibliothèques.Le réseau local d’une des biblio-thèques comporte des barrières desécurité telles que l’établissementd’une communication avec les ser-veurs s’est avéré particulièrement dif-ficile. Deux bibliothèques ont aussi signalé des pannes de leur propre sys-tème informatique rendant impos-sible le téléchargement des œuvrespendant plusieurs jours.

Réactions des bibliothécaires

Les bibliothécaires ont tous été im-pressionnés par l’intérêt que le pu-blic a porté au livre électronique.Malgré les difficultés de télécharge-ment, ils ont apprécié l’expérience.Sans doute parce qu’ils ont senti

remplissant quotidiennement un car-net de bord, ainsi qu’en participant àun entretien afin de rendre compteplus en profondeur de leur usage dulivre électronique. Le numéro qui ap-paraît sur la carte d’abonnement desusagers a servi de lien entre les diffé-rents documents utilisés au cours del’expérience (fiche de prêt, question-naire,carnet de bord).

Déroulement des prêts

Les prêts devaient se dérouler du15 janvier au 30 juin 2002. Trois bibliothèques ont pu maintenir cecap, les deux autres ayant reporté dequelques semaines la mise en routedu service pour des raisons tech-niques.Le lancement de l’opération abénéficié d’une couverture média-tique très importante, sans que lesmédias aient été particulièrement sol-licités. Le public s’est révélé enthou-siaste et important dans l’ensembledes bibliothèques : certaines n’avaientpas pu répondre à toutes les de-mandes à la fin de l’opération. Il n’y aeu aucune détérioration du matérielet tous les livres électroniques prêtésont été rendus dans les délais.

Difficultés rencontrées

Les principales difficultés rencon-trées sont liées au téléchargementdes œuvres. L’informatisation des bi-bliothèques s’appuie sur des réseauxEthernet, le plus souvent reliés àInternet. Aussi avions-nous demandéaux industriels la possibilité de télé-charger les œuvres à partir du réseaulocal des bibliothèques.

Les Cybooks étaient prévus pourfonctionner exclusivement en télé-chargement par modem. Pour ré-pondre à la contrainte de réseau, lasociété Cytale a dû accélérer le déve-loppement d’un modèle intégrantune carte réseau PCMCIA. Cet amé-nagement semble être à l’origine deplusieurs problèmes de télécharge-ment. Les bibliothécaires ont tous si-gnalé à plusieurs reprises des dys-fonctionnements liés à la connexion

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qu’ils avaient joué un rôle essentielde médiation auprès de leur public.Dans toutes les bibliothèques, lenombre de réservations pour em-prunter un livre électronique a étéimportant.Le public était curieux.Lesbibliothécaires ont constaté que lepublic n’était pas vraiment intéressépar la manipulation d’un livre électro-nique à la bibliothèque. La consulta-tion sur place n’a pas eu un grandsuccès,comparativement au prêt.Leslecteurs voulaient emprunter un livreélectronique, l’apporter à la maison :pour le montrer à leur famille, à leursamis, pour s’approprier la technolo-gie à l’abri des regards, ou bien toutsimplement pour essayer de lire.

Les bibliothécaires s’entendent surtrois grandes qualités du livre électro-nique : la facilité de diffusion,la possi-bilité de charger plusieurs œuvres surun même support et le grossissementdes caractères. Dans cette dernièrefonctionnalité, ils y voient la possibi-lité d’offrir un meilleur service auxpersonnes âgées et aux mal-voyants.

Pour s’adapter aux besoins de labibliothèque, les professionnels pen-sent que le livre électronique doitévoluer. Ils sont conscients qu’ils onttesté des appareils originalement dé-diés au grand public. Si la biblio-thèque devait investir dans le livreélectronique, ces derniers devraientcomporter certaines améliorations,non seulement sur le chargement,mais aussi la possibilité de retrouverfacilement la configuration initialed’un appareil,sans avoir à vérifier tousles titres afin d’y effacer les annota-tions ou toute autre trace sur l’œuvrelaissée par l’usager précédent.

La réaction des bibliothécaires estaussi mitigée par rapport à la techno-logie du livre électronique. Le poten-tiel leur semble très riche, mais la réalisation décevante. Il est extraordi-naire d’avoir accès directement audictionnaire en lisant,mais le diction-naire fourni avec l’appareil n’est pastrès intéressant, il est trop pauvre. Ilest, aussi, impressionnant de pouvoircharger plusieurs œuvres sur un seulsupport et l’apporter avec soi,mais le

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catalogue offert par le distributeur necomporte quasiment pas de nouveau-tés et,somme toute,est trop limité entitres.

Enfin, les bibliothécaires ont cons-taté que la mise en place d’un servicede prêt de livres électroniques restelourde,en grande partie à cause de lagestion du matériel (parc de neuf ap-pareils comprenant trois modèles dif-férents). C’est pour cette raison quele logiciel Bibclé, développé pendantl’expérience grâce à la contributiondu libraire Decitre, prend son impor-tance.Installé sur le serveur web de labibliothèque, Bibclé permet de gérerun service de réservation et de prêtde livres électroniques.

Réactions des lecteurs : le plaisir de lire sur écran

Les lecteurs qui ont emprunté deslivres électroniques ont majoritai-rement été agréablement surpris del’intérêt et du plaisir de l’expériencede lecture de romans sur écran. Ceslecteurs se sont révélés représentatifsdes publics habituels des biblio-thèques municipales,dont les caracté-ristiques sont bien connues grâce auxtravaux réitérés de sociologues 5. Ma-joritairement actifs à 72 %, le groupedes lecteurs comportait 13 % d’étu-diants et 9,6 % de retraités. Ayant faitdes études supérieures à 80 %,ce pu-blic était composé principalement degros lecteurs et de lecteurs assidus :64 % lisent plus de 20 livres par an et85 % déclarent fréquenter souvent labibliothèque municipale.

C’est, bien sûr, la curiosité qui ad’abord attiré les participants à l’ex-périmentation. Très fiers que leur bibliothèque municipale participe àune action innovante, ces lecteurs

avaient, pour la plupart, entendu par-ler de livre électronique et voulaienten faire l’expérience concrète en ma-nipulant eux-mêmes le support pouren mesurer les avantages et les li-mites. Intéressés par les nouvellestechnologies, ils voulaient savoir sileur goût de la lecture pouvait s’épa-nouir dans ce nouveau type de livre.Le fait d’en disposer pendant quinzejours a été vécu par eux comme uneexpérience privilégiée et a,sans doute,contribué à la qualité du recueil d’in-formation. Les lecteurs-emprunteurs

ont volontiers répondu aux question-naires et les volontaires pour l’entre-tien approfondi ont été plus nom-breux que les plages horaires dontdisposaient les chercheurs.

À partir du moment où l’écran serapprochait d’une ergonomie de lec-ture optimale (celle de certains livrespapier), il n’y a plus eu,ou peu,de dé-terminisme de l’écran sur la lecture.C’est l’horizon de référence du lecteurdans son interaction avec l’œuvre quia déterminé son attitude dans l’usagedu livre électronique.Ainsi,les grandslecteurs de romans ont adopté facile-ment ce support parce qu’il reprenaitle modèle familier de mise en page dutexte, celui du livre papier. Ces lec-teurs ont retrouvé la mobilité du livrepapier, que l’on emmène avec soi,

et son confort de lisibilité, tout enpouvant bénéficier des avantages dulivre électronique, de sa capacité destockage, de ses outils d’interventionsur le texte, et de la taille variable de la police. Il semble donc que la« perte de la structure feuilletée »,que Vandendorpe a longuement ana-lysée 6 ait peu altéré l’expérience delecture. Ce sont davantage des ca-ractéristiques plus conjoncturelles,comme le poids ou l’autonomie de la batterie, qui ont été ressentiescomme gênantes.

Pour les lecteurs qui utilisaientprofessionnellement l’informatique,c’est l’expérience de l’ordinateur quia servi de cadre de référence pour lalecture sur livre électronique.S’ils ontlargement apprécié la mise en pagereprise par le livre électronique, ainsique son confort de lecture, ils ont re-gretté de ne pouvoir brancher leur

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5. Les 25 % de Français qui fréquentent lesbibliothèques municipales sont plutôt des jeunes(15-34 ans), des femmes (57 %), des diplômés(60 % ont le bac ou un diplôme plus élevé), descatégories socioprofessionnelles moyennes etsupérieures (on compte 9 % d’ouvriers et 1 %d’agriculteurs) et des urbains (62 % habitent desagglomérations de plus de 20000 habitants).(Bertrand et alii, 2001).

6. Dans sa communication au colloque « Les défisde la publication sur le web (Lyon, 2002) »,Christian Vandendorpe présente en premier,parmi les facteurs qui rendent la lecture deromans peu compatible avec l’écran, le fait que lelivre papier « offre un espace feuilleté qui permetla coprésence des pages lues et des pages à lire etdonne au lecteur des repères analogiques surl’ampleur du texte à lire et la position où il estarrivé, en mobilisant la mémoire attachée auspatial et au sens du toucher ».(http://www.interdisciplines.org/défispublicationweb/papers/7)

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tablette sur leur ordinateur, de nepouvoir télécharger leurs proprestextes et de ne pouvoir faire autrechose avec la tablette que la lectureassistée de quelques outils. Or c’estprécisément cet aspect de supportdédié et focalisé sur la lecture qui aséduit les lecteurs qui n’étaient pastrès familiers avec l’informatique.

Les livres électroniques ont été utilisés surtout les premiers jours par une majorité de lecteurs. Du faitde l’offre éditoriale restreinte due au cadre expérimental, les lecteursavaient un choix limité et parfois im-posé. Certains n’ont pas trouvé detitres qui correspondaient à leur goûtde lecture. Aussi ont-ils lu pour expé-rimenter et voir toutes les possibilitéstechniques, même dans le cas de ro-mans ne les intéressant pas particu-lièrement. On retrouve l’ensembledes postures que les lecteurs adop-tent habituellement : assis, étendus,au lit ou en voiture,avec le livre tenu,posé ou calé. Un aspect particulière-ment apprécié a été la possibilité,grâce au rétro-éclairage, de pouvoirlire dans le noir, au lit, sans gêner soncompagnon ou sa compagne.

Les nouvelles fonctionnalités, telsles hyperliens, l’outil recherche demot, le dictionnaire incorporé, ontété très appréciées, et surtout la pos-sibilité de modifier la taille de la po-lice de caractères.Les critères de qua-lité jugés les plus importants sont lasimplicité (100 %), la mobilité (90 %),l’autonomie (69 %) et la performance(63 %). Si les possibilités de stockagede plusieurs ouvrages (entre 10 et 50selon les modèles), de télécharge-ment,et la qualité de l’écran sont plé-biscitées, l’absence d’expérience sen-sorielle et de contact, la fragilité de latablette,ainsi que le poids et l’encom-brement constituent des difficultésd’utilisation importantes.

Dans la mesure où les fonctionna-lités du livre électronique (changerde page, changer d’œuvre) s’inté-graient facilement dans l’activité dulecteur et tendaient vers la transpa-rence, elles devenaient aussi invi-sibles que le paratexte du livre papier

pour un lecteur expérimenté.La rapi-dité de réponse aux actions du lec-teur était essentielle : si le fonction-nement du dispositif est trop visible,il encombre et provoque un décro-chement du lecteur.

Si tel modèle du livre électroniquea pu séduire l’un ou l’autre usager quia envisagé un achat personnel, la plu-part des lecteurs étaient d’avis que ledispositif est actuellement trop ferméet en conséquence trop cher par rap-port aux possibilités qu’il offre. Parexemple,les modèles de livre électro-nique expérimentés comportaient

des outils d’annotation et de surli-gnage, mais il n’était pas possiblepour le lecteur de transférer ses notessur son ordinateur ou de les impri-mer.D’où le peu d’intérêt suscité parces fonctionnalités, pourtant présen-tées comme une nouveauté impor-tante.

Les lecteurs ont découvert le plai-sir de lire sur écran d’abord parcequ’ils se sont retrouvés dans uncontexte connu, celui de la mise enpage du livre papier. En effet, la plusgrande difficulté dans la lecture surécran vient, en dehors de la disposi-tion verticale habituelle des écrans,de la perte de repères visuels et dufoisonnement dans l’organisation ta-bulaire du texte. En reprenant les ac-quis de la lisibilité et de la mise enpage résultant de cinq siècles de dé-veloppement de la typographie, lesconcepteurs du livre électroniqueont répondu à une attente certaine.S’agit-il d’un acquis incontournable

et donc à maintenir tel quel, ou cettemise en page du livre papier importédans le livre électronique ne consti-tue-t-elle qu’une solution de transitionpouvant permettre le développementde nouvelles habitudes de lecture ?Seul le temps permettra de répondreà cette question.

Ce qui est significatif,c’est la quasi-transparence du dispositif pour la lec-ture continue, qui est le mode habi-tuel des romans, comme l’attestentdes commentaires tels que : « Dans lapage, pas de problème, plus facileque le papier, se lit assez bien, trèsbien, ce sont les mêmes livres que leslivres imprimés, il y a un confort delecture. » Ce qui a posé problème, àpart l’absence de pagination sur cer-tains modèles,ce sont les fonctionna-lités de navigation et la perte des re-pères matériels comme la couleurd’un livre, son épaisseur, son odeur,sa finition, le bruit du papier… Cer-taines conventions du livre papier,par contre, se retrouvent avec le livreélectronique, du fait qu’il s’agit d’unécran portable. Ainsi,avec ce dernier,le lecteur a pu faire appel à des habi-letés qu’il maîtrisait déjà, tel tenir unlivre, balayer de gauche à droite, oul’usage des différentes polices, destitres,de la mise en page.

Les lecteurs ont aussi pu expéri-menter de nouvelles façons de lire.Ainsi, par exemple, ils ont pu passerdirectement du mot dans la page aumot dans le dictionnaire, ou à unepage précise en sélectionnant son numéro. Des outils, tel que le souli-gnement, le dictionnaire incorporé,les hyperliens de la table des matières et des boutons, permettaient de lireautrement, modifiaient les processusmentaux,ouvraient à des expériencescognitives nouvelles.

Intégrer cette technologie numé-rique,c’est ainsi modifier progressive-ment ses propres schèmes d’activitémentale et s’ouvrir à d’autres expé-riences de lecture. C’est ce dont ontlargement attesté les lecteurs dans les entretiens : « Mieux qu’un écrand’ordinateur, agréable, lecture facile,pas de gêne pour la lecture, lecture

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Les lecteursont découvert le plaisir

de lire sur écrand’abord parce qu’ils

se sont retrouvésdans un contexte connu

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d’une seule main, lecture dans lenoir très appréciée, adaptation de la taille des caractères. » C’est aussice qui se profile derrière ce qui amanqué aux lecteurs, comme la cou-verture, la quatrième de couverture,la pagination, une indication surl’épaisseur du livre, le nombre depages, comme dans ce qu’ils projet-tent déjà comme apports futurs dulivre électronique : développementde l’édition critique,contexte de réfé-rence, complément multimédia. Cesattentes, que le livre électronique aéveillées chez les lecteurs,correspon-dent tout à fait à ce que pourrait êtreun contrat sociocognitif pleinementmis en œuvre avec les livres numé-riques. Les compléments d’informa-tion demandés, et déjà expérimentéspar certains avec les films sur DVD,laissent entrevoir ce que pourrait de-venir l’activité de lecture amplifiéepar les fonctionnalités d’un livre élec-tronique évolué.

Les lecteurs ont considéré que cequi ne change pas, c’est le texte, lecontenu du livre, de l’œuvre. Qu’ils’agisse d’un livre électronique ou pa-pier, le plaisir de lecture est le même.L’attachement au contenu, au texte,aux mots, existe toujours ! Certainsont même trouvé que la lecture étaitaussi agréable,plus confortable,aisée,l’accès au texte plus facile et plus rapide. Le livre est un dispositif qui ne se limite pas à son papier et sonencre.Les lecteurs ont été mis en pré-sence d’indices, de signaux, de réfé-rences implicites ou explicites, de caractéristiques familières qui corres-

pondaient à leur hori-zon d’attentes. La for-mule adoptée de mimé-tisme avec le livre papiera produit des connota-tions, plutôt favorables,d’anoblissement de l’ob-jet électronique.Les usa-gers ont pu utiliser unobjet innovant sans êtredéroutés, parce qu’il nes’éloigne pas trop dessupports habituels delecture. Le livre électro-

nique peut être vu comme situé àl’articulation entre une pratique émi-nemment culturelle,la lecture,et l’univers d’abord techno-logique du numérique.

Le livre électronique se situedans l’ensemble des objetstechnologiques issus du déve-loppement du numérique. Ledéveloppement phénoménaldu téléphone mobile et desagendas électroniques expliqueles espoirs démesurés placés danscelui du livre électronique. Les pro-blèmes de commercialisation pourles modèles en cours ne doivent pasfaire négliger les atouts et potentia-lités du dispositif innovant. Mais cescapacités, déjà bien repérées par leslecteurs, sont en attente d’un nou-veau modèle technologique et éco-nomique,prenant en compte les pré-occupations des éditeurs, la diversitédes sources de contenu, la multifonc-tionnalité et une mise en forme soi-gnée des documents.

Un modèle économiqueà trouver

À leur apparition sur le marchéaméricain, les livres électroniques (ta-blettes) étaient des supports de lec-ture ouverts permettant à l’utilisateurd’y charger des œuvres gratuites oupayantes à partir du réseau Internet.L’utilisateur pouvait même fabriquerou convertir des fichiers au formatOpen eBook et les charger dans sonappareil. Microsoft et Adobe sont

parmi les sociétés qui ont milité et mi-litent encore pour ce modèle ouvert.

Puis, lorsque la société Gemstar aracheté les deux plus grands noms du livre électronique, soit le RocketeBook et le Softbook, qui sont deve-nus le REB 1100 et le REB 1200, lepaysage a changé. On est passé d’unmodèle totalement ouvert à un mo-dèle totalement fermé. En effet, pourobtenir l’autorisation des éditeurs decommercialiser leurs œuvres sousforme numérique, Gemstar a mis enplace un modèle basé sur un serveur

unique et sécurisé. La société est de-venue le seul distributeur pour seslivres électroniques : aucune autreœuvre ne peut être chargée sur lesREB 1100 et 1200.

En France, la société Cytale a im-planté le même modèle.Elle a créé unlivre électronique, appelé Cybook,dont le chargement s’effectuait à par-tir d’un serveur sécurisé. Son cata-logue s’élevait à plus d’un millierd’œuvres provenant d’une vingtained’éditeurs. Cytale a dû fermer sesportes en septembre 2002.

Le modèle de l’exemplaire

Le service de prêt en bibliothèques’appuie sur la notion d’exemplaire.Si la demande pour un ouvrage estforte, la bibliothèque peut l’acheteren plusieurs exemplaires,pour autantque cela ne contrevienne pas à sespolitiques d’acquisitions. Elle pro-pose aussi aux usagers un service de

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réservation. Ainsi,chaque exemplairepeut faire l’objet d’un prêt.

Le modèle transactionnel actuelle-ment en cours chez les distributeursde livres électroniques reflète la no-tion d’exemplaire papier. Le pos-sesseur d’un livre électronique seconnecte sur le site du distributeurafin d’acheter une œuvre. Une foispayée, l’œuvre sera placée dans l’es-pace réservé à l’acheteur et unique-ment téléchargeable à partir de sonlivre électronique. Cet espace repré-sente en quelque sorte la biblio-thèque privée de l’utilisateur. Ce modèle, quoique introduisant des in-convénients – par exemple l’impossi-bilité de prêter une œuvre à un amisans son support – peut convenir auxparticuliers, mais pas aux biblio-thèques.

Il y a deux raisons pour lesquellesle modèle de l’exemplaire s’appliquedifficilement aux bibliothèques. Enpremier lieu, la contrainte techniquequi lie une œuvre à son support nuitau service de prêt,c’est-à-dire à la dif-fusion des œuvres. Imaginons qu’unusager désire lire une œuvre qui a étéachetée avec une tablette qui est ac-tuellement en prêt. La bibliothèquene pourra pas satisfaire cette de-mande, même si l’œuvre n’a pas étéchargée sur la tablette. Dans cetteconfiguration, un exemplaire numé-rique même disponible ne peut êtreprêté parce que son support n’est pas libre. Il est évident que pour tirerparti des œuvres qu’elle achète, unebibliothèque doit pouvoir les chargerindifféremment sur toutes les tablettesqu’elle possède.

La deuxième contrainte est d’ordrebibliothéconomique. L’un des avan-tages du livre électronique est qu’ilpeut contenir plusieurs œuvres. Lesbibliothécaires peuvent ainsi organi-ser le contenu de façon à créer desensembles cohérents d’œuvres à par-tir d’un thème, d’un genre ou d’un auteur. Or, si le bibliothécaire chargesur une tablette plus d’œuvres que lenombre autorisé de livres papierpour un prêt, il en résulte un surcoûtnon négligeable pour la bibliothèque.Pour réaliser le même nombre de prêtsqu’avec le papier, la bibliothèque doitacheter plus d’œuvres numériques.Ceci montre bien que le service deprêt de livres électroniques est limitépar le nombre de tablettes et non par

le nombre d’œuvres. D’ailleurs, leschiffres obtenus lors de notre expé-rience le démontrent.

Dépouillement des fiches de prêt

Sur les 260 prêts de livres électro-niques,nous avons analysé 248 fiches(12 fiches de prêt n’ont pu être inter-prétées avec exactitude).

Nous constatons que, pour toutesles bibliothèques, le nombre moyend’œuvres numériques prêtées dépassele nombre de livres habituellementautorisé pour un emprunt. Le plusgrand écart est observé à Valence oùl’on obtient un rapport du simple autriple. Si les bibliothèques avaient dûacheter les œuvres numériques, lecoût du service de prêt de livres élec-troniques serait revenu à 40 % pluscher que le papier, sans compterl’achat du matériel.Évidemment, l’ex-périence ne peut pas refléter totale-ment la réalité : le coût des œuvresétait assumé par les distributeurs.

Dans ce modèle, la seule solutionpour les bibliothèques est de n’ache-ter qu’un nombre limité d’œuvrespour chaque tablette. Car, dans le cascontraire,même si la bibliothèque nechargeait que le nombre d’œuvres ha-bituellement autorisé pour un prêt delivres papier, les autres œuvres liéesau support seraient obligatoirementimmobilisées sur le serveur, tandisque les œuvres papier sont toujoursdisponibles.

À P R O P O S

Bibliothèque Prêts Œuvres prêtées Moyenne Prêt de livres

Annecy 51 355 7 5Bourg-en-Bresse 54 446 8 5Grenoble 39 484 16 6Lyon 53 756 14 10Valence 51 609 12 4

(248) (2650) (10) (6)

Le tableau se lit comme suit (de gauche à droite) : 1. le nom de la bibliothèque, 2. le nombre de prêts de livres électroniques, 3. le nombre total d’œuvres prêtées, 4. le nombre moyen d’œuvres chargées et donc prêtées et 5. le nombre maximal de livres que l’usager peut emprunter à sa bibliothèque.

Résultats de l’expérimentation

L’innovation amenée par Cytale

Avec son offre d’abonnement à un ensemble d’œuvres de littérature clas-sique, Cytale faisait un pas vers une éco-nomie de l’accès plutôt que de l’exem-plaire. À l’achat d’un livre électronique,la société proposait de contracter unabonnement mensuel qui donnait accèsà une collection de 250 classiques fran-çais et de 50 classiques anglais en télé-chargement gratuit. Cette offre n’étaitcertainement pas bien adaptée aux bi-bliothèques. Les bibliothèques possé-daient généralement toutes les œuvresclassiques. La demande pour ces ou-vrages, quoique constante, n’est pasnécessairement forte. Il n’est donc pasutile d’ajouter un « exemplaire » sup-plémentaire pour ce type d’œuvre. Enrevanche, si un distributeur proposaitaux bibliothèques l’accès à des œuvresfréquemment demandées, l’offre de-viendrait nettement plus intéressante.La bibliothèque n’aurait pas à achetersous forme papier plusieurs exem-plaires d’une même œuvre qui, on lesait, restent sur les étagères une foisque la demande s’estompe. D’ailleurs,une étude réalisée à l’université deCalifornie montre qu’il y a un avantageéconomique à offrir les œuvres les plusfréquemment demandées sous formenumérique plutôt que sur papier*.

* California State University. Council of Li-brary Directors. Electronic Access to Infor-mation Resources Committee. CSU E-bookPilot Project. Final Report. March, 2002. http://www.calstate.edu/SEIR/eBook.shtml

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L’avis des éditeurs

Nous avons fait une enquête au-près des éditeurs d’ouvrages de lit-térature. Sur 105 questionnaires en-voyés par la poste, nous avons reçu24 réponses exploitables. Sur ces24 éditeurs,16 possèdent un site webdont neuf sont des sites de vente,10 éditeurs ont déclaré avoir com-mencé l’édition de leurs œuvres sousforme numérique, 17 sont déjà enmesure de fournir leurs œuvres auformat numérique, 1 ne peut fournirque certains titres, 4 ne peuvent paset 2 ne répondent pas.

À la question : « Les bibliothèquesreprésentent-elles un marché impor-tant pour la diffusion des œuvres nu-mériques ? »,16 répondent oui,4 nonet 4 ne savent pas. Et sur la formulecommerciale pour répondre au be-soin de la diffusion simultanée desœuvres numériques en bibliothèque :8 répondent par la vente d’une li-cence en fonction du nombre de ta-blettes, 8 préfèrent la facturation à latransaction, 3 augmenteraient le prixde l’œuvre et 5 ne savent pas.

Mais, à la question plus précise :« Est-ce que vous autoriseriez le prêtsimultané sous réserve d’une licencenégociée ? », 16 éditeurs répondentoui, 2 non et 6 ne répondent pas oune savent pas. Les réponses à cesdeux dernières questions nous per-mettent d’avancer que la majorité deséditeurs sont prêts à envisager unautre modèle que celui de l’exem-plaire.

L’avis des bibliothécaires

Nous avons interviewé 15 biblio-thécaires qui avaient participé à notreexpérience, soit trois par biblio-thèque.Ces entretiens ont eu lieu à lafin de l’expérience. Dans l’ensemble,la réaction des bibliothécaires est po-sitive (soit 14 personnes sur 15). Ilssont contents d’avoir participé à l’ex-périence,même s’ils regrettent les pé-ripéties engendrées par les problèmesde téléchargement des œuvres. À laquestion : « Le livre électronique a-t-il

une place en bibliothèque ? », tous ré-pondent par l’affirmative.Ils mention-nent des applications pour les per-sonnes âgées, pour les jeunes, pourles malvoyants et pour la diffusiondes œuvres à distance.Puis,lorsqu’onleur demande si leur bibliothèque devrait acquérir des livres électro-niques, 12 répondent oui, 2 non et 1ne sait pas.

Aux questions sur l’adaptation dulivre électronique aux besoins des bi-bliothèques, sur les améliorations : 7ont mentionné les problèmes liés auxannotations – il manque la possibilitéde les imprimer, puis des les effacerfacilement –, 5 pensent que les ta-blettes sont trop lourdes, 3 précisentqu’il ne faut pas que l’usager puissedétruire les œuvres chargées par la bi-bliothèque. Lorsqu’on demande si lelivre électronique devrait être ouvert(c’est-à-dire que l’on puisse y lire desfichiers dans plusieurs formats), 13répondent oui et 2 ne savent pas.Et 9pensent que c’est un outil intéressantpour la diffusion des documents pa-trimoniaux possédés par les biblio-thèques tandis que 3 répondent dansla négative et 3 ne savent pas.

Sur le fait qu’une œuvre soit liée àson support (pour des raisons de sé-curité),6 trouvent qu’il faut abandon-ner ce lien, 4 le maintiendraient et 5

ne savent pas. En revanche, tous lesbibliothécaires pensent qu’il fauttrouver un moyen pour empêcher lesusagers de copier ou de diffuser li-brement les œuvres. À la question :« Accepteriez-vous que la biblio-thèque loue des œuvres plutôt quede les acheter ? », seules 5 personnesont répondu oui.Par ailleurs,6 biblio-thécaires apprécieraient la mise enplace d’un dispositif d’autodestruc-tion des œuvres dans les livres élec-troniques. À la lecture des réponses,on sent que les bibliothécaires veu-lent garder la maîtrise de leur service.Si on laisse le soin aux bibliothécairesde sélectionner les œuvres numé-riques et si on leur donne la possibi-lité de contrôler la gestion des flux,ilsinventeront avec le livre électroniquedes services adaptés à leur public.

Vers une économie de l’accès

Pour une bibliothèque, le livreélectronique a un inconvénient ma-jeur par rapport au papier : on nepeut lire son contenu sans la tablette.Même si une bibliothèque faisait l’ac-quisition de 500 œuvres numériques,si elle ne possède que quelques ta-blettes, leur diffusion ne peut êtreque très réduite. Dans un modèlefermé, il faut distinguer les notions

U n e e x p é r i e n c e d e p r ê t s d e l i v r e s é l e c t r o n i q u e s e n b i b l i o t h è q u e

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BBF 2003Paris, t. 48, n° 3

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d’accès et de lecture.La commerciali-sation du livre électronique en biblio-thèque devrait logiquement s’ap-puyer sur le rapport entre le nombrede tablettes et le nombre d’œuvresdisponibles.

Les bibliothécaires ne sont pashostiles au modèle fermé. Ils com-prennent la nécessité de protéger lesœuvres.D’autre part,les éditeurs sontprêts à adapter leur offre aux besoinsdes bibliothèques. Les deux acteurssont dans une position passive, atten-dant que la technologie leur apporteune solution. Dans ces conditions,on devrait voir apparaître des pro-positions donnant accès à un lotd’œuvres numériques (correspondantà un catalogue ou à un sous-ensemblede celui-ci), dont le coût du services’évaluerait en fonction du nombrede tablettes en circulation dans la bi-bliothèque.En revanche,il serait éton-nant que le modèle ouvert, machineacceptant plusieurs formats,puisse sedévelopper.

En guise de conclusion

Le livre est un dispositif qui ne selimite pas à son papier et à son encre.Les lecteurs ont été mis en présenced’indices, de signaux, de référencesimplicites ou explicites,de caractéris-tiques familières qui correspondent àleur horizon d’attente. Ainsi, la fami-liarité avec la mise en page est un élé-ment essentiel du contrat de lecture.Le eBook a été identifié comme livreparce que le même contrat de lisibi-lité visuelle est proposé par la typo-graphie adoptée et les éléments depéritexte proposés : découpage enpages, en paragraphes, présence (ouabsence remarquée) des numéros depages,des titres courants,mise en co-lonne justifiée, et recours aux cé-sures.

Centrée sur les conditions de ré-ception chez le lecteur et sur l’orga-nisation des prêts chez les bibliothé-caires, l’étude a suscité un accueilenthousiaste et un intérêt réel. Elle a rencontré un public de lecteursavides de connaître les livres électro-niques et un ensemble de bibliothé-caires très motivés pour introduirecette innovation dans leur biblio-thèque. Les résultats de cette expé-rience devraient favoriser le dévelop-pement de services de prêt dans lesbibliothèques,tout en fournissant desinformations permettant d’améliorerl’ergonomie et de mieux adapterl’offre éditoriale d’œuvres numériquesaux attentes et besoins des lecteurs.Les informations recueillies attestentque l’aventure du livre électroniqueest déjà pleine d’imprévus, maisqu’elle n’est sans doute que le débutd’une longue histoire en devenir.

Le rôle des bibliothèques a été fon-damental et révélateur des conditionsqui favoriseraient le développementdes prêts de livres électroniques.D’ailleurs, en général, les contenusrestent encore limités. Si des fondsimportants de livres classiques numé-risés sont disponibles gratuitementsur des sites publics comme Gallicaou chez des diffuseurs comme Net-library ou Mobipocket, en formattexte et PDF, pour lecture sur écranfixe d’ordinateur et agendas élec-troniques, les éditeurs restent très prudents quant aux ouvrages con-temporains, et on trouve surtout surInternet des ouvrages du domainepublic, libres de droits. Les éditeurssemblent préférer, aux modèles ou-verts de livres électroniques, multi-pliant les risques de copie et de pira-tage, les modèles dédiés n’autorisantla lecture de l’œuvre que sur uneseule tablette et incluant tous les clés,verrouillages et sécurités possibles.Ladiversité des logiciels de formatage et

de lecture désoriente les lecteurs po-tentiels. Ainsi, le lecteur n’a pas lapossibilité de lire sur son livre élec-tronique dédié les ouvrages dispo-nibles sur Gallica ou formatés pourles logiciels de lecture (readers) gra-tuits proposés par Adobe et Micro-soft.L’ouverture vers les contenus dif-fusés par les éditeurs sur le réseauélargirait certainement un marché in-suffisant dans l’état actuel de l’offreéditoriale.

Février 2003

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