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PIERRE NDEMBY-MAMFOUMBY D’une écriture de la rupture à une relecture de cultures : lire et comprendre les pouvoirs traditionnels dans le roman de l’Afrique noire francophone. 1 D’une écriture de la rupture à une relecture de cultures : lire et comprendre les pouvoirs traditionnels dans le roman d’Afrique noire francophone.

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PIERRE NDEMBY-MAMFOUMBY D’une écriture de la rupture à une relecture de cultures : lire et comprendre les pouvoirs traditionnels dans le roman de l’Afrique noire francophone.

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D’une écriture de la rupture à une relecture de cultures : lire et comprendre les pouvoirs traditionnels dans le roman d’Afrique noire francophone.

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Par Pierre NDEMBY MAMFOUMBY Sous la direction du Professeur P.S. DIOP Université Paris XII Val-De-Marne /Décembre 2005

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« Il faut continuer d’affirmer une vraie conscience de la langue, déployer un ordre linguistique, stylistique si vous préférer, qui réinterroge inlassablement la tradition pour la vivifier. Un écrivain qui ne ferait pas entendre, même de façon cryptée, ou allusive, l’histoire dont il est issu, ne serait pas, d’une certaine façon, un écrivain. » Richard Millet, Harcèlement littéraire, Gallimard, 2005, p.58.

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Messieurs Papa Samba Diop et Philippe Lefèvre qui ont effectué la lecture de ce texte. Quant à ma dette vis-à-vis des théories esthétiques de Mircea Eliade, Gilbert Durand, Michel Foucault, Youri Lotman, J-P Makouta-Mboukou, P. Ngandu Nkashama, Josias Semujanga, Sophia Mappa, Abel Kouvouama, Pierre Jourde et les autres, il est presque superflu de la signaler ici.

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Je dédie ce travail à mon vénéré père, Benoît NDEMBY-MAMFOUMBY, qui m’a enseigné les vraies valeurs de la vie sans pourtant savourer les moments qui marquent aujourd’hui l’aboutissement de son éducation. A mes mères Maman Odette et Ya Mado pour leur amour, leur présence et surtout leur persévérance dans une vie qui n’est pas toujours évidente.

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A tous mes frères et sœurs et belles-sœurs pour le soutien constant qu’ils m’ont apporté durant ce parcours : Taty, Jean Médard, Josué Caramba, Hugues Sosthène, Sœur Solange, Judith, Félicité, Paul Toto, John, Walas Rachelle, Aude, Paterne, Cocotier, Pipie, Alain le conseiller, Alpha, Mamina, Pépito, Kani, Elda Madame, Marthe Moussirou, Gisèle, Steeve et David Mounguengui, A mon amie et femme Zita Tatiana, parce qu’elle a cru en moi et m’a toujours véritablement aimé. A ma fille Shanésia Erlane, pour que ce travail lui serve de catalyseur dans ses études futures. A mes amis et connaissances pour le plaisir de la vie : Hugues Mbadinga, Fride Diéyi, Justin Bouckango, Roland Mbatchi, Alain Nzigou, Guy Martial, Kally Boulingui, Eric Pbel, Jean Noël Maganga, Marie-Noel Youmini, Carmela Lembibi, Achile Manfoumbi Mve, Arnold Nguimbi, Eric Moukodoumou, Fortuné Nkonéné Bena, Martial Matoumba, Pierre Claver Mongui, Rodrigue Kaba, Soami Léandre serge, Ange Pambou, Bendome Mba Marleine, Michele Delphine Mengue, Gino Malick, Massous Ma Mounguengui, Rodrigue Boussamba, Pascal Magamamucketu, Yambe Kali, Franck Bernard Mve, Fiacre Obolo, Max Bolane, Camille Bourgau, Elvire, Linda, Serge et Marcelle Tesse, Tusso, La roma, Marius Benga, Gaëlle et Marielle Mve, Martial Matoumba, Hermane Koumba, Dimitri Ndombi, Guy-Patrick Moundounga, Kévin Ndjimba

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PROPOS LIMINAIRE

L’idée de comprendre la question des savoirs et des valeurs donc des pouvoirs

traditionnels dans les productions romanesques de l’Afrique noire francophone a été,

dès le départ, formulée dans nos travaux précédents. Cette formulation, bien

qu’embryonnaire, a eu le mérite de déblayer la voie qui donne lieu à l’orientation du

travail que nous articulons aujourd’hui.

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En suivant l’évolution de la littérature africaine, de ses origines à la production

de nos jours, on relève une attention particulière qu’accordent les écrivains à une sorte

de dynamique de connaissances que les personnages et le langage vont traduire. Déjà on

peut dire que les premiers romans étaient exprimés de manière telle que les figures du

pouvoir traditionnel se répercutaient de façon vraisemblable dans les univers narratifs.

On avait ainsi une véritable icône du chef ou des personnages symbolisant ce pouvoir.

Nous pensons à cet effet aux chefs Batouala chez René Maran1, au Père Lékibi chez

Emmanuel Dongala2, à Okwonko chez Chinua Achebe3, à Adanfô et Houraïnda chez

Olympe Bhêly-Quenum4, à Samba chez Ousmane Socé5 et à d’autres figures qui

pourraient agrandir cette liste des représentants de l’histoire littéraire africaine tout

entière.

Notre travail de D.E.A qui portait sur la Lecture du pouvoir politique dans

l’œuvre de Sony Labou Tansi6 cherchait non pas à lire la structuration littéraire du fait

politique, mais plutôt à mettre à jour les possibilités de lire ce pouvoir politique sur la

base des valeurs traditionnelles. Nous nous étions approprié quelques éléments de

1 Maran ®, Batouala, Magnard, 2002. 2 Dongala (E), Jazz et vin de palme, Paris, Le serpent à plumes Editions, 1996, p.61. 3 Achebe (C), Le monde s’effondre, Paris, Présence Africaine, 1972. 4 Bhêly-Quenum (O), Un piège sans fin, Paris, Présence Africaine, 1985. 5 Socé (O), Karim, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1948. 6 Ndemby-Mamfoumby (P), « Lecture du pouvoir politique dans la vie et demie de Sony Labou Tansi », mémoire de D.E.A, sous la direction de Gilles Ernst, université Nancy2, 2001, 63p.

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l’appareillage méthodologique. Cette herméneutique dite « sociologie littéraire7 » avait

eu le mérite de nous présenter le texte comme socio-texte pour voir comment les

phénomènes sociaux étaient posés dans le récit. Si la méthodologie d’alors s’avère

maintenant insuffisante et nécessite un ajustement par l’insertion de nouvelles

méthodes, c’est que le traitement de la nouvelle problématique se redéploie autour de

nouveaux intérêts. La réorientation de notre sujet nous a amené à cerner les profondeurs

du langage et du pouvoir à travers des approches méthodologiques comme la

sémiotique, la narratologie, l’anthropologie et les éléments critiques et théoriques qui se

sont ajoutés à celle étudiée dans notre D.E.A, ont donné lieu à une lecture

« glossolalique8 » de nos textes. A toutes ces méthodes les études de la psychologie des

personnages, des mythes et des symboles.

De cette première approche, il s’était dégagé le fait que l’analyse du texte qui

constituait le corpus principal de Lecture du pouvoir politique dans la Vie et Demie

révélait que la pratique scripturale dans La Vie et Demie, se déployait autour de la

relation des hommes politiques avec les forces traditionnelles. Cette relation révélée

résultait de l’incomplétude ressentie par les nouveaux dirigeants après la prise des

pouvoirs.

En effet, installé au pouvoir, le Guide plongera dans une incertitude qui, le long

du roman, l’entraînera parfois dans des actions incontrôlées. La Katalamanasie

deviendra sous son règne, comme sous celui de sa dynastie, le théâtre des crimes et des

7 Dirkx (P), sociologie de la littérature, Paris, Armand Collin, 2000, p.13. 8 La glossolalie est le rythme d’une écriture qui se lit dans tous les sens , dévoyé, plurielle Cf Grossman (E), Artaud/Joyce le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996, p.24.

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tentatives de réalisation de soi par le biais de la réappropriation des axiologies de la vie

traditionnelle. En somme, le Guide tentera de réinventer un monde hybride dans lequel

il ne se retrouverait plus lui-même. Un monde qui le confrontait à une expérience du

vide, à un vide des origines. Pour lui, ignorant de la culture moderne, sa survie se jouait

désormais à un niveau métaphysique, dans une sorte d’univers d’esprit9 quand il

n’assassinait pas ses proches et ses ennemis.

« Le Guide providentiel » tentera de réinventer un monde et un paradis perdu

suite à l’instauration d’une société moderne, mais une société rongée par les nouvelles

mœurs. Il va ainsi éprouver un vertige continu provoqué par cette inconstance

permanente qui va l’enfermer dans une certaine folie. La vie à demie du Guide sera

jusqu’à sa mort jalonnée par cette dualité existentielle : il s’accroche à la pensée

originelle, au savoir traditionnel en consultant régulièrement le cartomancien ; de

l’autre il doit faire face au monde réel, le nouveau monde, fugace,

privatif de ce lien avec le savoir vrai, et qui exige de lui un certain comportement vis-à-

vis de son peuple et des pouvoirs étrangers « qui fournissaient les Guides10».

L’étude de l’œuvre et surtout de l’action de cette figure du pouvoir faite à

travers La Vie et Demie nous a permis de tirer certaines conclusions. C’est qu’en effet,

une problématique plus vivace et plus fondamentale prenait corps. Une relation entre le

9 Lotman (Y), L’univers de l’esprit, éditions université de Tartu, coll. « Les langages de la culture russe », Moscou, 1966. 10 Labou Tansi (S), La Vie et Demie, Paris, Seuil, 1979, p.175.

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sujet et le Savoir11 africain apparaissait inéluctablement. L’action politique du

personnage semblait trouver ses repères dans ces valeurs du passé. Et les recherches

faites sur un corpus élargi nous ont permis de conforter notre pressentiment. À partir de

ce constat, la question du Savoir dans la compréhension des textes francophones s’est

posée comme un objet essentiel et incontournable, car elle paraissait justifier le

fondement de l’artefact littéraire francophone de ces dernières productions du siècle.

Les romans francophones de ces dernières années, à partir de l’analyse que nous avons

faite sur les pouvoirs traditionnels, nous ont donné des éléments sur la nécessité de re-

étudier la place qu’on leur réserve aujourd’hui parce que, jusque-là, tout le travail

littéraire se faisait sur la base d’une projection de la société ayant servi d’inspiration. De

même, la préoccupation sociale et politique qui a suivi les indépendances auxquelles

s’ajoutaient les difficultés liées à l’insertion de nouvelles méthodes dans le milieu

littéraire francophone ne rendaient pas facilement recevable ce qui pouvait constituer le

socle ses recherches littéraires.

L’approche des Savoirs dans la production littéraire et dans certaines études

précédemment faites se donnait à lire de manière fragmentée et demeurait du coup

inépuisée. Par ailleurs, la problématique sur les savoirs africains soulève bien des

questions complexes sur le plan littéraire et anthropologique : il serait difficile de les

passer sous silence au moment où l’Afrique comme sa littérature pourraient peut-être

tourner une nouvelle page de son histoire. Une page qui appellerait le critique et le

romancier africain à produire une nouvelle forme d’écriture et d’énonciation littéraire.

11 Il faut entendre dans notre travail le Savoir comme le caractère axiologique qui constitue l’espace traditionnel africain.

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C’est donc dans cette mutation à venir, historique et littéraire, que nous envisageons de

lire et comprendre les pouvoirs traditionnels dans la littérature d’Afrique noire

francophone.

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INTRODUCTION GENERALE

0. Historiographie et définition du titre

Ce travail a pour objet, d’une part, de cerner les éléments de la société

traditionnelle africaine, d’autre part, de lire leur place et comprendre le sens et la

signification qu’ils prennent dans les écritures d’Afrique noire francophone

contemporaine et saisir l’implication de tout ce Savoir dans le champ de la politique. En

d’autres termes, il s’agit pour nous de relire les phénomènes culturels (tous relevant des

formes traditionnelles) dans leur globalité et cerner l’aptitude des écritures

francophones à nommer autrement le Savoir traditionnel que par le sens connoté de ses

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symboles, comme l’usage littéraire africain l’a pérennisée dans le passé. Une relecture

au bout de laquelle la relation tradition/modernité et oralité/écriture cessera de se penser

seulement en termes oppositionnels ou réductionnistes, mais pourra aussi être perçue

sous une forme de complémentarité.

En effet, de nombreux articles et colloques consacrés à l’étude des littératures

africaines ont longtemps dans le passé glosé sur l’opposition entre tradition et

modernisme (auquel nous préférons plutôt le terme de modernité au sens où l’entendent

Henri Meschonnic12 et Jean Molino Raphaël Lafhail-Molino13 voire Abel

Kouvouama14). Aujourd’hui encore, ce « débat » est plus que perceptible à travers la

façon même d’aborder les thèmes liés à la tradition, et au matériau verbal qui s’y

rattache : une manière particulière qui amène les romanciers à saisir autrement cette

voix des origines. C’est pour marquer ce renouveau que les écrivains de ces vingt

dernières années ont adopté un ton et un style qui consiste à détacher les symboles, sans

les renier, de l’engluement des interprétations premières qui ont jalonné le roman

francophone à savoir : l’instrumentalisation de la tradition. Seulement, ce débat sur la

tradition, qui est d’ailleurs loin d’être le nôtre, n’a jamais su montrer la fonction

symbolique des éléments liés à cette tradition ou définir réellement la place ou le rôle

qui leur est désormais réservé dans les différentes productions romanesques de ces

dernières années. Cela se justifie par le fait que dans cette dernière tendance

romanesque, les écrivains et critiques traitent autrement de la question du Savoir

traditionnel dans leurs écritures. Car, la tendance actuelle dans la production littéraire 12 Meschonnic (H), Modernité, Modernité, Dijon, Verdier, 1988, pp228-229. 13 Molino (J), Lafhail-Molino ®, « Modernités narratives »in Homo fabulator, Actes du sud, 2003, pp.330-334. 14 Kouvouama (A), Modernité africaine, Paris, éditions Paari, 2001, p.33.

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de l’Afrique francophone, notre espace d’interrogations, suscite ou tient à susciter un

renouvellement de la pensée en critique et en théorie du récit depuis les années 1975.

Parmi les critiques et romanciers en quête de cette rénovation on cite : M.à.M Ngal,

Locha Matéso, Séwanou Dabla, Sony Labou Tansi, Boubacar Boris Diop, et bien

d’autres encore qui viennent compléter cette nouvelle forme de penser.

Tous s’accordent donc sur un retournement du verbe écrire dans le sol littéraire

africain. Retournement lié d’abord à la conscience que les romanciers de cette nouvelle

génération15 (la troisième du genre) se font de l’écriture, assumée désormais comme

acte de création et horizon possible de toute esthétique. Ensuite à

l’anomie16 générale que traversent les valeurs africaines dans l’Afrique

postindépendances ; cette anomie a débouché sur une crise existentielle vécue non plus

de l’extérieur, mais cette fois de l’intérieur comme eschatologie. Georges Ngal écrit à

juste titre que « le lien avec l’évolution des sociétés africaines est visible. La rupture

15 La périodisation proposée par Georges Ngal fait intervenir « la troisième génération » à partir de 1975. Cf Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994, p.90. Cette génération court ainsi de cette période à nos jours. Cette étude avait déjà été entreprise plus tôt par P. Ngandu Nkashama dans Littératures africaines, Paris, Silex, 1984. 16 Le concept d’anomie a été proposé par J. Duvignaud dans son ouvrage « anomie : hérésie et subvention (éd. Antropos, 1973), pour expliquer un processus particulier par lequel un individu efface sa « nomination » et son « identification » dans un moment de crise ou de mutations fondamentales. Il en observe d’ailleurs les facteurs principaux : des faits de novation, de fictions, des comportements imaginaires (qui), représentent, tant au niveau des groupes qu’au niveau des individus, une force qu’on peut nommer le désir infini, mais dont l’apparition détruit les classifications anciennes admises et reconnues, et anticipe largement sur l’expérience acquise en proposant, sur l’action de la fiction, des suggestions ou des incitations jusque-là inconnues, cité par Pius Ngandu Nkashama in Ecritures et discours littéraires, Paris, L’Harmattan, 1989, pp.108-109. Par ailleurs Xavier Garnier emprunte ce terme à R. Horton pour signifier « une inadéquation des faits, (…) un chaos irréparable » in La magie dans le roman africain, Paris, P.U.F, 1999, p.20.

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observée n’est rien d’autre que la conscience lucide des écrivains de leurs rapports au

langage à une période donnée17. »

Cette mutation se caractérise par une rupture avec la tradition littéraire,

l’inscription des éléments traditionnels, une rupture esthétique et une rupture profonde

de la structure du récit. L’unanimité établie autour de la coupure épistémologique du

verbe écrire dans l’espace littéraire francophone marque une évolution certaine du

traitement du matériau verbal. On entend ici l’espace au sens de Maurice Blanchot18,

Gérard Genette19 et Youri Lotman20. Pour le premier la littérature est prise dans son

ensemble, comme « une sorte d’immense production intemporelle et anonyme » pour

le second, elle est prise comme cet « espace sémantique qui se creuse entre le signifié

apparent et le signifié réel » abolissant du

même coup la linéarité du discours. Enfin, le troisième l’entend comme

« sémiosphère » donc cet « espace sémiotique nécessaire à l’existence et au

fonctionnement des différents langages ». La coupure ici désignée, va faire cheminer

l’écriture vers elle-même, pour elle-même dans l’économie de sa propre aventure

narrative. Suite à cette approche plutôt immanentiste de ces dernières écritures, on peut

se poser la question de savoir si cette tentative de rupture orchestrée par les romanciers

de cette génération a pu générer des effets, ou si elle a pu effacer ce qui jusque-là

donnait une certaine forme aux textes africains francophones, à savoir les éléments

traditionnels et plus tard la thématique politique après les indépendances. D’où l’intitulé

17 Ngal (G), Création et rupture en littérature africaine, op.cit, p.9. 18 Blanchot (M), L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p.13. 19 Genette (G), Figure II, Paris, 1969, p.47. 20 Lotman (Y), La sémiosphère, Limoges, PULIM, 1999, p.10.

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de notre sujet : « d’une écriture de la rupture à une relecture de cultures : lire et

comprendre les pouvoirs traditionnels dans le roman d’Afrique noire francophone ».

1. Problématique

En choisissant de travailler sur la question traditionnelle (définition/sens voir ci-

dessous) dans la création romanesque d’aujourd’hui, nous nous chargeons d’une façon

ou d’une autre de relire le lien qui existe entre les différents pouvoirs (traditionnel,

littéraire et politique), ceci par le biais des romanciers que nous avons retenus dans le

cadre de notre travail. Mais il s’agit aussi de comprendre les raisons d’une réécriture

des traditions au moment où, dans ces nouvelles écritures, le langage se décline comme

le lieu de sa propre réinvention. Ce souci de relecture rejoint celui d’E.N. Obiéchina

qui, dans une série d’articles, est revenu sur la question pour

insister sur le rôle et la place des éléments hérités de la littérature traditionnelle dans la

littérature moderne.

Thomas Mélone aussi, en traitant de la question, souligne l’importance du

contexte de la littérature africaine. Il parle « d’un mouvement profond de réinsertion du

texte dans le contexte, de l’artiste dans l’histoire dont il est le produit, de l’œuvre en

tant que vision du monde dans le système général des valeurs de civilisation qui fondent

ce monde21». On peut, à volonté, allonger la liste des témoignages qui montrent que les

critiques et autres africanistes ont enfin compris que la littérature africaine ne doit plus

être expliquée en relation avec les seules tendances d’inspiration européenne dans

21 Mélone (T), « Critique littéraire et problèmes du langage » in Présence africaine, n°73, 1970, p.5.

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laquelle Maurice Blanchot définit la littérature comme « une conscience sans sujet,

séparée de l’être ». On a surtout aussi compris que l’on ne doit pas expliquer une œuvre

sans tenir compte de son contexte. Ce qui peut parfois s’expliquer par les formes des

récits imbriqués que revêtent la plupart des romans soumis à notre étude.

Certes, la société africaine se trouve en mutation, le passage de l’oralité à

l’écriture a bouleversé les rapports liant l’auteur, le public et le critique. L’auteur est

livré à son imagination, à sa conscience, pour ne pas dire à ses fantasmes qui peuvent

être significatifs ; c’est en ce lieu de pleines mutations que nous aurons à pointer une

relation dialectique entre fantasme et écriture. Cette relation ne vise plus à comprendre

les pouvoirs traditionnels seulement comme phénomènes sociaux, ou

comme modèles d’existence d’un peuple, mais aussi comme enjeux de toutes les

transformations possibles. Autrement dit, nous nous démarquons d’emblée de la vision

très lointaine d’ailleurs d’Ousmane Socé22 ou de Paul Hazoumé23 qui, à des moments

donnés de leur histoire, alimentait les débats. Le premier dénonçant les méfaits de

l’exotisme facile qui a sévi pendant si longtemps dans la littérature coloniale. Une

forme de schématisation qui ramène toutes les diversités culturelles africaines à un type

unique de noir facile à caricaturer et à accabler. Cette réduction et cette simplification

abusive s’apparentent à ce que Césaire qualifie de « chosification ». Socé met donc

l’accent sur la variété humaine et la richesse culturelle de l’Afrique qui, rappelons-le

tout de même, n’aboutit pas forcément à une exaltation. Paul Hazoumé, lui, émet dans

son texte un espoir de susciter le réexamen des jugements portés sur la tradition et les

22 Socé (O), Karim, Paris, Nouvelles éd. Latines, 1935. 23 Hazoumé (P), Doguicimi, Paris, Larose, 1938.

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cultures africaines. Quoi qu’il en soit, il y a une revendication identitaire à quelques

différences près pour les premiers écrivains, et une confrontation de deux modes de vie

pour le second. Dans notre cas il ne s’agit pas de relancer le débat sur la réhabilitation

ou non des valeurs traditionnelles. Mais le souci est plutôt de reconnaître qu’au-delà des

querelles liées à ce sujet, au-delà de toutes les périodes qu’à traversées la littérature

africaine, la question de la tradition se constitue comme un pouvoir et un héritage dont,

aujourd’hui encore, les romanciers parviennent difficilement à s’évader, d’où la

nécessité de mesurer son impact et lire sa place au sein de l’espace littéraire

francophone contemporain. Plus proches de nous, certains écrivains ont à nouveau,

sous l’angle des travaux de recherches, théorisé la problématique de la tradition.

Mohamadou Kane dans son Roman africain et tradition24 pose les jalons d’une lecture

plus objective, en focalisant son travail sur le parallélisme entre tradition et

modernisme. Les travaux de Kalilou Samassa25, Blaise Bayili26 et bien d’autres vont

s’inscrire dans l’optique d’étude enclenchée par Kane.

Si la relecture des éléments traditionnels comme la parole, les mythes, et, entre

autres, la spiritualité qui constituent cet espace peut, dans notre étude, faire penser au

prolongement de ce débat sur la tradition, nous ne nous inscrivons pas dans cet esprit.

Notre préoccupation n’est pas de chercher à faire « l’éloge du feu des origines27»,

encore moins de la tradition, mais de saisir ces éléments traditionnels comme « motifs

24 Kane (M), Roman africain et tradition, Dakar, N.E.A, 1982. 25 Samassa (K), « Traditions culturelles et pouvoir dans le roman » (1958-1988), Thèse de doctorat, Paris3, 1999. 26 Bayili (B), « Religion, Droit et Pouvoir chez les lyelae du Burkina Faso », Thèse de doctorat, Paris10, 1997. 27 Mongo-Mboussa (B), « La transmission : père et figures tutélaires », Notre Librairie, n°157, 2005, p.123.

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narratifs» pour comprendre le rôle qui est le leur aujourd’hui. Ceci dans le but de les

révéler et de les cerner comme invariants textuels dans la pratique scripturale de ces

dernières années. Car il n’est pas étonnant qu’en ce début du 21éme, à l’heure où la

littérature africaine fait de plus en plus référence aux paradigmes esthétiques venus de

l’occident, certains écrivains dans la littérature francophone continuent à dialoguer ou à

s’inspirer du passé (culturel et non littéraire) à travers leurs écritures. Nous pensons

évidemment à Ahmadou Kourouma28, Olympe Bhêly-Quenum29, Laurent Owondo30,

Gaston-Paul Effa31

Sony Labou Tansi32, Jean Marie Adiaffi33, Sami Tchak34 et Jean Divassa Nyama35. Ces

romanciers, du moins certains, recherchent des modèles de comportement susceptibles

de leur permettre de s’opposer à l’organisation idéalisée de ce passé et de souligner

l’incertitude qui frappe l’homme africain et ses valeurs depuis l’acquisition des

indépendances. La problématique de cette hypothèse est alors la suivante : en quoi les

textes d’aujourd’hui sont-ils travaillés par le Savoir traditionnel ? Ces textes peuvent-

ils s’autoriser de passer sous silence les valeurs traditionnelles ? En quoi la tradition

peut-elle se donner à lire comme Pouvoir ? Quel lien peut-on établir entre le Savoir

traditionnel et le pouvoir politique ? Ce Savoir est-il inépuisable ? Si non, peut-il aussi

être générateur de formes ? Autrement dit, la réappropriation des valeurs traditionnelles

exclut-elle le travail de l’écriture ? Autant de questions qui justifient l’intérêt du sujet

dans le paysage textuel francophone.

28 Kourouma (A), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998. 29 Bhêly-Quenum (O), L’Initié, Paris, Présence Africaine, 2003. 30 Owondo (L), Au bout du silence, Paris, éd. Hatier International, 2002. 31 Effa (G-P), Le cri que tu pousses ne réveillera personne, Paris, Gallimard, 2000. 32 Labou Tansi, La Vie et Demie, op.cit. 33 Adiaffi (J-M), La carte d’identité, Paris, Hatier, 2002. 34 Tchak (S), La fête des masques, Paris, Gallimard, 2004. 35 Divassa Nyama (J), Le Bruit de l’Héritage, Libreville, Ndzé, 2001.

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Le choix de notre sujet tient compte de trois considérations essentielles : la

première relative à la relecture des traditions pour une possible interprétation plus

nouvelle. La deuxième repose sur la nature des textes au niveau du langage et du style

qui donnent une manière autre d’appréhender la tradition. Ce sont là, à la fois des

éléments qui justifient l’imagination créatrice des écrivains, mais qui montrent aussi

comment certains éléments de ces « forces obscures de l’Afrique noire »,

influencent ces romanciers et leurs écritures. La troisième considération, conséquence

des deux premières, relève d’une sorte de conflit des pouvoirs perceptible au cours de la

fin du siècle dernier.

Pour éviter de porter à confusion certains termes de notre sujet, autrement dit par

souci de clarté, il est indispensable que nous procédions de prime abord à une définition

des termes. Celle-ci vise essentiellement l’élucidation de l’objet et des fondements de la

réflexion, à savoir les concepts-clés utilisés dans l’intitulé de notre sujet de recherche.

Le premier de ces concepts tient en l’expression « pouvoirs traditionnels ». Le lexème

« traditionnels » s’appuie sur le mot tradition, conforme à la tradition africaine, ce qui

n’est pas moderne. C’est une sorte de retour bien engagé vers le passé dans tous les

domaines de la vie, à l’instar de la religion, de la culture et des mœurs. Le plus souvent

cet adjectif contient une charge péjorative, parce que ce qui est traditionnel s’entend

rétrograde et passéiste à cause de la référence au passé, qui n’est simplement qu’une

nostalgie ou un souvenir. Ce reproche est fréquent dans le cadre de la littérature

d’aujourd’hui, car toute allusion au monde traditionnel par tel ou tel écrivain ne laisse

pas indifférents ceux qui optent pour une modernité des formes et des symboles. La

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tradition est donc une façon d’être, de voir le monde et qui est liée à l’histoire ancienne

et récente d’une communauté parce qu’il ne s’agit pas simplement d’une référence au

passé. Nous n’allons pas évidemment nous étendre dans une longue définition de la

tradition ; « par tradition il faudra tout simplement entendre la manière de penser,

d’agir, les coutumes et les croyances subissant un mode de transmission habituellement

orale et aussi écrite aujourd’hui

dans une société particulière »36. Il faut tout de même souligner que l’approche du

thème de la tradition a un rôle capital en ce sens qu’elle conduit toujours au problème

crucial du devenir des cultures africaines, le plus souvent confrontées à la modernité. Il

se pose alors le problème de la place et de la signification dans l’investigation comme

dans l’analyse de la littérature africaine contemporaine « l’absence de référence précise

à cette dernière a souvent conduit, ces dernières années, les critiques à tenir sur la

littérature africaine un langage qui vaut pour n’importe quelle autre littérature et qui

brille surtout par ses vertus uniformisantes37. »

Les traditions ne sont alors plus que des références. En Afrique dans bien des

cas, elles restent encore des réalités que l’on ne saurait méconnaître impunément. Avec

le problème de leur devenir, ce n’est plus le problème de l’Afrique que nous portons à

nouveau au premier plan de notre préoccupation. Mais celui de l’avenir des écritures

francophones et la capacité de celles-ci à traduire « l’Histoire » africaine, dans un

contexte de plus en plus frappé d’incertitudes. C’est là aussi une preuve de l’importance

du sujet et de cette étude.

36 Samassa (K), op.cit. 37 Kane (M), Roman africain et traditions, op.cit, p.23.

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Quant au mot « Pouvoirs », il a une connotation large dans l’approche qu’on

peut avoir du terme, au point où on a préféré parler des « pouvoirs38 ». Mais tous les

micro-pouvoirs qu’on peut relever constituent le grand ensemble de ce que nous

entendrons, le long de notre analyse, par le seul dénominatif en majuscule : « Pouvoir ».

Dans notre étude il s’agit donc de faire une distinction entre « Pouvoir » et « pouvoir ».

Le premier pour signifier l’ensemble des valeurs traditionnelles et le second pour faire

allusion à la spécificité d’un domaine d’étude (esthétique ou thématique) qui peut aussi

exercer une influence particulière et se constituer comme un pouvoir ou un contre-

pouvoir face au grand dénominatif. La déclinaison du deuxième terme (pouvoir) se fera

le long de notre étude sur la base de l’étude du premier (Pouvoir) qui fait l’objet central

de notre recherche. Mais le mot « pouvoir » en lui-même a une double acception : d’une

part, du point de vue esthétique, c’est-à-dire la capacité de l’écriture à se déterminer

comme valeur, comme entité autonome qui ne trouve sa définition qu’en elle ; d’autre

part, nous cernons le pouvoir dans son acception politique à savoir : la possibilité de

contraindre, d’avoir une action sur quelqu’un d’autre que soi. Il diffère tout autant de

l’autorité que de la puissance39»; ou comme le définit Michel Claudon à

savoir : « l’assise sociale du commandement, en tant qu’il s’appuie sur une ou plusieurs

couches de la société40. Il s’agit d’aborder cet aspect du pouvoir politique dans ce qui

touche le fonctionnement et l’action politique dans les romans afin de faire des

similitudes ou de souligner les indifférenciations qui s’opèrent entre le pouvoir

38 Vierne (S), Rite, roman, initiation, P.U.G, 1973. 39 Collectif, Les figures du pouvoir, sous la direction de Geneviève Dewulf, P.U.N, 1994, p.131. 40 Claudon (M), « L’autorité et son fondement chez Platon, mémoire de maîtrise, sous la direction de M.M Derathe et Blondel, Nancy, 1974, p.3.

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démocratique (moderne) et le pouvoir traditionnel (ici le mot pouvoir rentre dans le

cadre du commandement nègre).

Le « Pouvoir » dans notre approche (point de vue culturel) signifie spiritualités,

foi animiste, pratiques culturelles, un grand savoir traditionnel, qui regroupe en son sein

plusieurs pouvoirs - celui de la parole, du pouvoir magique, du pouvoir spirituel lié à la

connaissance du monde de l’au-delà -. À la base donc de ce savoir, un attachement au

surréel des peuples africains, une croyance transcendantale qui leur permet de percevoir

la présence des entités invisibles. Autrement dit une quête de l’Ailleurs, parce que

« vivre avec l’invisible est la voie de la vie41». À ce Savoir entendu comme Pouvoir,

s’ajoute la prégnance des marques42 de l’oralité dans le principe de narration comme

symboles d’une tradition qui continue à exercer une influence particulière.

Le Savoir traditionnel peut s’entendre comme la capacité à dialoguer avec les

réalités du monde ésotérique. Il faut souligner que c’est par l’intermédiaire de

l’initiation, des mythes, de l’apprentissage et de l’expérience que l’homme apprend à

communiquer avec ce surnaturel et parvient à se saisir de ce Pouvoir. À cet effet, c’est à

travers une longue formation spirituelle, physique et morale, que le profane s’ouvre les

portes de ce savoir incommensurable parce qu’il acquiert, comme le révèle Fraser, la

capacité à faire en sorte que « les choses agissent à distance les unes sur les autres par

une sympathie secrète dont l’impulsion se transmet sur les autres au moyen de ce que

41 Badian (S), Noces sacrées, Paris, Présence Africaine, 1977, p.157. 42 Frazer (J), Le rameau d’or, Paris, Robert Laffont, 1981, p.42.

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nous pouvons concevoir comme un éther invisible ». C’est aussi ce qui ressort de

l’analyse faite par Raponda Walker et Sillans dans leur ouvrage

intitulé Rites et Croyances des peuples du Gabon, lorsqu’ils reconnaissent que les

grands chefs africains, particulièrement ceux de la côte du Gabon, disposaient de

facultés de « voir des choses cachées ou éloignées et de les rendre, parfois visibles à

d’autres dans certaines circonstances notamment au cours des séances publiques du

bwiti43 ».

En raison de ce Savoir peu ordinaire, généralement détenu par les sages,

religieux, guérisseurs et griots (cas de l’Afrique de l’Ouest), les grands initiés dans la

société africaine détenaient un vaste pouvoir reconnu et mis au service de leurs

souverains et de l’ensemble de la communauté. Par ailleurs, on peut relever le rapport

du savoir traditionnel à l’exercice des fonctions de chef dans les sociétés traditionnelles.

Durant les périodes qui ont marqué les premières écritures noires africaines, les

romanciers comme Camara Laye44 se sont appliqués à souligner l’importance d’un tel

Pouvoir. Il en est de même pour les années après indépendances. Yambo Ouloguem45,

Henri Lopès46, vont associer ces pouvoirs traditionnels à la thématique politique qui va

suivre le désenchantement des héros romanesques. Cette longue mise en valeur du

Pouvoir traditionnel, montre que sur le plan littéraire comme sur le plan social, il y a

une sorte de tradition à laquelle on ne peut se dérober, tant sa récurrence, sa prégnance

et son influence dans les textes sont

43 Raponda-Walker (A) et Sillans ®, Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1983, p. 32. 44 Laye ©, L’enfant noire, Paris, Plon, 1953. 45 Ouologuem (Y), Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968. 46 Lopès (H), Le pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982.

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évidentes. Pour l’écrivain des temps anciens et des temps modernes, écrire c’est donc

déjà entendre sourdre ce Pouvoir.

Le deuxième concept lié à notre intitulé du sujet de recherche concerne le terme

« roman ». Ce mot ici fait allusion aux ouvrages qui sont apparus dans ces deux

dernières décennies. Dans ce cas il s’agit plutôt d’étendre ce travail sur un ensemble

d’œuvres, pas pour en faire une théorie du roman mais pour jauger l’importance que

peut encore révéler la possibilité d’une telle étude. Dans une seconde mesure, la plus

importante d’ailleurs, le mot « roman » est pris comme écriture, c’est-à-dire qu’il est

entendu sous l’angle de création littéraire, donc le lieu où le travail de l’écriture prend

toute sa forme et tout son sens, c’est-à-dire que l’œuvre littéraire devient ici le lieu

retenu pour désigner le dynamisme du faire, lequel est affecté du coefficient de libre

initiative et d’invention47. Nous tenons dans un premier temps la définition du mot

écriture au sens où l’entend Roland Barthes à savoir « le choix de l’aire sociale au sein

de laquelle l’écrivain décide de situer la nature de son langage »48. En somme, l’écriture

constitue un point de convergence importante entre la création littéraire et la société,

entre les phénomènes sociaux et les matériaux linguistiques chargés de les transcrire.

Une seconde signification est celle d’une écriture vouée à « l’absence », s’assumant

comme acte de création et horizon possible de toute esthétique. Elle peut paraître

d’abord comme une réflexion physique et somatique de la déchirure et du Mal (au sens

de Georges Bataille dans

47 Ngal (M.à.M), « L’artiste africain : tradition, critique et liberté, Présence Africaine, in « le colloque africain, 1977, p.48. 48 Barthes ®, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, pp.14-15.

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La littérature et le Mal49). Une déchirure et un Mal à la fois incaractérisables et

innommables dont l’expression la plus vive est vécue par Anka, Mélédouman et

Makaya. La « plaie » implique donc la déchirure et le mal intérieur, le vide historique et

la perte d’identité qui caractérise les personnages et la narration des différents romans

cités. De même, on peut entendre la plaie comme une déchirure de la conscience

générant le chaos personnel. Il est question alors pour certains auteurs, à propos de

l’écriture, d’établir une fonctionnalité dynamique. Ils se manifestent ainsi une volonté

de rupture avec le monde pour découvrir dans leurs créations artistiques ce que la réalité

refuse. Il y a une mise en jeu proprement dite de « virtualités encore

insoupçonnées ». Dans ce sens nous voyons que les intérêts soulevés par la mutation

épistémologique du verbe écrire dans l’espace littéraire francophone d’Afrique noire

interpelle l’œil scientifique de la critique, car la création romanesque d’aujourd’hui se

prête davantage aux outils d’investigations de la théorie littéraire. Dans cette

perspective Georges Ngal rappelle que « la conceptualisation de l’expérience artistique

africaine comme possibilité est ainsi affirmée. La médiation symbolique par laquelle

elle pourrait être interprétée n’est plus à rechercher dans l’histoire de la pensée

extérieure. L’expérience culturelle africaine est assez riche, dans ses structures

symboliques, pour offrir des catégories qui pourraient nous conduire à une théorie de la

littérature.50 »

49 Bataille (G), La littérature et le Mal, Paris, Gallimard, 1955. 50 Ngal (G), op.cit, p.11.

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Ici, l’écriture devient graduellement cette nouvelle terre, le lieu de sa propre

réinvention. Dans cette réinvention, le projet désigné du doigt semble être le procès de

la langue première des premiers romanciers africains, qui aboutit à l’invention d’une

grammaire nouvelle affectant directement la structure du récit. Du coup, on peut parfois

être tenté de percevoir ce nouveau discours comme une scène ; la scène où l’écrivain se

met en spectacle. Puisque le contexte africain d’aujourd’hui n’offre plus l’équilibre

nécessaire à la saisie de la « vision du monde » propre à l’anthropologie africaine,

l’écriture de ces dernières années se prête davantage à une écriture du fantasme51 dans

la mesure où s’y conquièrent des espaces de vie (propre à la vision africaine) que la

réalité quotidienne a détournés de leur vérité en soi.

Le corps écrivant, selon la psychanalyse de Didier Anzieu52, se projette comme

œuvre, œuvre dans laquelle l’écriture n’obéit plus qu’à une grammaire du désir, c’est-à-

dire à une grammaire du corps. Ce type de relation entre le corps et l’écriture débouche,

chez Philippe Sollers53; Roland Barthes54 ; mais aussi chez Sami Tchak, Laurent

Owondo, Sony Labou Tansi et Gaston-Paul Effa, un peu moins chez Ahmadou

Kourouma, Jean-Marie Adiaffi et Jean Divassa Nyama, sur une réflexivité du signe et

de la lettre. Ce qui est sous-entendu dans ce rapport écrivain/écriture, c’est l’aptitude de

l’écriture à traduire la psychologie des écrivains,

51 Par fantasme nous entendons toutes « les modalités qui forment une barrière définitivement infranchissable entre le passé vécu et perdu, et le souvenir factice qui donne l’illusion si fort de sa vérité en tant que cette barrière interpose entre le sujet et le réel un écran qu’il est impossible de faire disparaître puisqu’il constitue la structure même du souvenir passé, de la représentation subjective » in « De la méconnaissance : fantasme, scène et texte » de Clément (B.C), mémoire de maîtrise, Libreville, département de Lettres Modernes, 1998. 52 Anzieu (D), Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981. 53 Sollers (P), L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, 1968, pp.14-47. 54 Barthes ®, op.cit, p.24.

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et à nommer autrement l’univers traditionnel rien que par ses symboles désignés,

comme l’usage littéraire africain l’a dans l’histoire pérennisée. Ce qu’il y a à entendre

dans cette réflexivité c’est la structure entre l’intention littéraire et la structure charnelle

d’un auteur55. Cette approche de l’écriture nous interpelle d’autant que pour cerner la

place réelle des Pouvoirs traditionnels, il convient d’examiner, dans une certaine

mesure, cette autonomie de l’écriture qui se constitue non seulement comme une sorte

de pouvoir dans le contexte actuel, mais se pose aussi comme un contre-pouvoir à

l’emprise du savoir traditionnel dans les textes modernes.

2. Le corpus

En étudiant la question des « Pouvoirs traditionnels » dans la littérature de la fin

du XX siècle, il est clair que nous délimitons dans le temps notre travail à un certain

nombre d’ouvrages parus en cette fin de siècle. Nous limitons par ailleurs notre espace

culturel et littéraire à la seule littérature noire francophone, parce que celle-ci nous est

très familière et nous laisse beaucoup de marges de manœuvre. Ceci étant, le choix des

œuvres relève de certaines particularités qu’elles recèlent pour mieux saisir la question

qui nous permet de résoudre les questions qui se trouvent au bout de notre

problématique. Il est vrai que la portée d’un tel sujet nécessite une large ouverture sur

un grand nombre d’ouvrages pour mieux saisir la dimension, mais notre objectif est de

dégager une étude qui peut servir d’exemple parmi tant d’autres qui existent déjà ou qui

pourront venir dans un avenir proche. C’est

55 Barthes, op.cit, p.13.

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pourquoi huit romans se déployant sur une période de plus de vingt ans, à partir des

années 80, forment notre corpus. Nous aurions pu choisir d’autres œuvres, tant l’espace

littéraire africain a produit de romans pouvant mettre en valeur la préoccupation qui est

la notre aujourd’hui.

Trois critères ont présidé au choix des œuvres : le fait que les textes à étudier

recèlent une richesse au plan des moyens d’expression issus soit de l’invention, soit des

calques, soit des transgressions multiples. L’écriture, dans la majeure partie de ces

textes, représente incontestablement l’espace et l’environnement social où se joue le jeu

dialectique de l’oral et de l’écrit, donc le lien évident de nos textes avec l’oralité, le

rapport de plus en plus évident entre le traditionnel et le politique. Et il y a notre propre

connaissance des textes, l’absence et la rareté des travaux de thèse sur les œuvres de

Sami Tchak, Jean Divassa Nyama et de Gaston-Paul Effa voire même d’Olympe-Bhêly

Quenum, et l’admiration que nous avons de leurs auteurs, de leurs apports considérables

à une littérature encore en quête de reconnaissance véritable.

Notre étude se limite au genre romanesque qui, à l’inverse de la poésie, de

moins en moins présente sur l’échelle littéraire de toute façon, offre l’avantage de

présenter des situations moyennes proches de la réalité sinon directement calquées sur

elle. Et notre choix s’est porté sur la Vie et Demie (1979), En Attendant le vote des

bêtes sauvages (1998), Le cri que tu pousses ne réveillera personne (2000), Le Bruit de

l’Héritage (2001), Au bout du silence (2002), La carte d’identité (2002), L’initié (2003)

et La fête des masques (2004). Nous sommes parfaitement conscients que le

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choix des œuvres pourrait être jugé incomplet ou pas toujours représentatif. C’est

pourquoi nous ferons souvent appel à d’autres œuvres et auteurs quand le

rapprochement dans l’analyse se fera sentir. Et pendant notre analyse, il y aura un choix

prééminent de certains auteurs sur d’autres ; ceci est dû au fait que certains d’entre eux

(comme Ahmadou Kourouma, Laurent Owondo ou Olympe-Bhêly Quenum) ont pu

nous fournir dans leurs textes des éléments plus nombreux et plus pertinents pour

illustrer nos propos. Les textes que nous avons choisis ont aussi le mérite de présenter à

des degrés divers et variés une rupture avec l’écriture jusque-là adoptée par les

romanciers des générations antérieures. Le cas de Kourouma est d’une grande

particularité. Car il fait non seulement partie de toutes ces vagues d’écrivains définies

par Georges Ngal, mais il est l’un des précurseurs de toutes les innovations esthétiques

observables dans le roman francophone contemporain. C’est pourquoi l’homme comme

ses œuvres se veut intemporel et réussit toujours à assurer cette transition entre

l’écriture traditionnelle et celle dite de la modernité. Il demeure aussi l’un des

défenseurs du Pouvoir traditionnel à cause de la mise en valeur de nombreux savoirs

dans ses romans.

3. Orientation méthodologique

Les méthodes critiques nouvelles que l’occident applique à sa propre littérature

sont jugées intéressantes quant à leur objet, mais insuffisantes pour

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rendre compte de tous les aspects d’une œuvre africaine56. Vu que certaines de ces

méthodes impliquent le rejet de la littérature de toute volonté de signification, alors que

jusque-là, la littérature africaine traditionnelle a toujours eu un caractère fonctionnel ; et

son souci d’édification est fort bien marié à son intention ludique elle-même inspirée de

la réalité traditionnelle. Ces propos expriment déjà la difficulté à laquelle les uns et les

autres sont confrontés quand il s’agit de choisir telle ou telle méthode pour interpréter

les textes africains soumis à une quelconque étude. Nous ne nous excluons pas de ce

genre de difficultés. C’est pourquoi le travail que nous proposons ne se présente pas

comme le champ d’application d’une méthode unique, spécifique ou achevée. Il

s’inscrit au contraire dans une optique méthodologique plus large. Cette approche

s’impose d’autant qu’il s’agit pour nous de sonder ce qui est culturel et voir comment

ce fait historique est travaillé par le langage. A ce propos M.à.M Ngal exige presque un

savoir encyclopédique aux critiques ou à tous ceux qui veulent comprendre les

différents systèmes culturels. Il dit que « la règle générale de la critique littéraire est

d’insérer l’œuvre à analyser dans son « système de référence » : la langue ou la culture.

L’auteur se croit dès lors tenu de prodiguer quelques conseils au critique potentiel : la

première règle est qu’il faut atteindre le « signe » et « le sens négro-africain ». Autre

contexte à connaître, ajoute-t-il, le cadre géographique et sociologique, le lieu où se

déroule le récit, les traditions qu’il véhicule doivent être connues pour pouvoir

comprendre le « message » de l’écrivain. Enfin, le critique doit connaître le contexte

historique de l’œuvre57 »

56 « Introduction » in Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, op.cit, p.13. 57 Ngal (M.à.M), « La critique de la littérature africaine » cité par Matéso (L), La littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986, p.326.

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Nous aurons donc recours à une démarche plurielle c’est-à-dire à une méthode

critique qui soit « englobante58» sans figer le sens, et qui soit ouverte à

l’interdisciplinarité pour nous donner accès à tous les niveaux textuels comme le niveau

rhétorique, référentiel, axiologique, idéologique des œuvres. Toutes les approches

méthodologiques et critiques qui seront soumises à notre étude vont juste nous servir de

tremplin pour rendre compte de l’objet de notre thèse. Car notre question étant centrée

sur la création littéraire, la société et le rapport du créateur avec son site

anthropologique.

Dans un contexte littéraire traversé par les querelles des méthodes, cette

approche nous évite de tomber dans des débats qui sont loin de nos préoccupations

actuelles. De même, elle nous permet de sonder à partir de plusieurs possibilités

d’approches, les significations insoupçonnées, les fulgurances encore cachées.

L’aboutissement de cette « ouverture59», pour emprunter les termes à Umberto Eco,

nous permet de développer notre problématique en considérant les œuvres dans le

circuit de l’échange en tant que biens culturels à la fois « comme des productions et des

interventions historiquement situées, et idéologiquement productives60». Mais

58 Kazi-Tani (N-A), Roman africain de langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’Harmattan, 1995, pp.19-20. 59 Umberto Eco a proposé dans ses ouvrages une méthode ou une théorie d’interprétation du discours et du texte littéraire. La théorie de « l’œuvre ouverte » qu’il a développée dans l’ouvrage du même titre et qui n’est pas autre chose que ce qu’il va entendre plus tard dans « La structure absente » par « la pensée sérielle ». Toute la théorie se résume en ce qu’il n’y a pas d’échelles préconçues c’est-à-dire des structures générales dans lesquelles s’insère une pensée particulière. C’est en fait un mode de « penser polyvalent » autrement dit une réaction totale contre la pensée classique qui veut que la forme soit, pratiquement, une chose préexistante, ainsi qu’une morphologie générale, in L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, p.20 ; La structure absente, Mercure de France, 1972, p.350. 60 Maingueneau (D), Approches de l’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette Universitaire, 1981, pp8-9.

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aussi comme relectures dynamiques donnant lieu à des nouvelles formules comme le

souligne aussi bien Jean Pierre Richard : « chaque relecture n’est jamais qu’un parcours

possible, et d’autres chemins restent toujours ouverts61»

4. Annonce du plan

En ce qui concerne les différentes articulations de notre développement, nous

fondons notre démarche sur l’analyse des faits culturels et historiques dont les

romanciers font usage pour exprimer leurs univers imaginaires. Orientée dans trois

grands axes, l’étude part des phénomènes de la tradition pour accéder à leur total mis en

valeur dans les textes contemporains. La première partie de notre étude est entièrement

centrée sur les croyances traditionnelles et spiritualités. Une réflexion préliminaire sur

les modalités de fonctionnement de quelques aspects de certains symboles et mythes

dans le roman contemporain est indispensable pour saisir d’entrée de jeu l’intensité et

l’importance de ces éléments sur les énoncés littéraires. En cela, tandis que nous

essayerons de cerner la parole sur divers plans : social, psychologique, mythique et

littéraire; nous aborderons la question des modalités des figures du pouvoir pour

terminer sur la signification de ce que nous entendons par « Pouvoir traditionnel ».

Ceci, pour mieux saisir la position singulière de ces figures dans le champ des

littératures africaines d’expression française.

61 Richard (J-P), Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 1955, p.10.

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La deuxième partie nous permet, d’une part, d’esquisser une lecture profonde du

fantasme après avoir vu les modalités de la mutation de l’écriture africaine de sa

naissance au roman d’aujourd’hui ; et d’autre part de mettre en évidence la résurgence

de l’oralité dans la narration écrite aux niveaux lexical et syntaxique. Dans cette partie,

sera saisi le lien entre fantasme et écriture. On pourra ainsi voir si à travers ce lien on

peut aboutir à une autonomie du sens dans la production romanesque francophone.

Cette motivation esthétique a le mérite de formuler au fur et à mesure le rapport

tangentiel qui s’opère entre le matériau verbal et les éléments qui relèvent de la

tradition ; et de traiter du discours de l’oralité dans le roman. En fait, ici, on cherchera à

comprendre le principe de divers agencements qui fondent la narration. Quant à

l’approche des techniques d’écriture, nous allons l’aborder à partir des modalités

narratives et l’oralisation de l’écriture, parce que les romanciers inscrivent dans leurs

textes la sensibilité et les faits de style ou des figures propres à la littérature orale

(proverbes, images).

Si dans la deuxième partie, il fallait cerner les pouvoirs traditionnels à partir des

nouvelles formes de l’écriture et à travers l’intertextualité qui s’en suit, la troisième

partie, quant à elle, se veut le lieu d’un autre rapport entre ce Pouvoir et les autres axes

du savoir dans les écritures d’aujourd’hui. L’objectif au premier chef dans cette partie

est ainsi de mettre en relief les rapprochements désormais indiscutables entre le Savoir

traditionnel et les autres thèmes pour mesurer la propension de la tradition à intégrer les

autres champs de la connaissance. L’ébauche du discours examinée dans la première

partie nous amènera logiquement à compléter

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ce Pouvoir traditionnel à partir de ses approches politiques. Une suite logique des

analyses antérieures d’autant que l’enjeu est d’arriver à comprendre notre sujet autant

sur le plan esthétique que thématique. Puisque certaines images du texte révèlent une

agressivité dans l’action des figures du pouvoir, nous verrons à partir de ce stade que la

violence de l’écriture annonce un traitement particulier des thèmes avec une

omniprésence de l’absurde et une indifférenciation des pouvoirs : le pouvoir politique,

le pouvoir magique, le pouvoir sexuel et le pouvoir religieux.

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PREMIERE PARTIE : CROYANCES,

SPIRITUALITES ET POUVOIRS TRADITIONNELS

Introduction de la première partie

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Nous formulons ici une lecture archéologique des savoirs africains à partir de ce

que Justin K. Bisanswa entend, lorsqu’il analysait les textes de Kourouma, par des

« jeux de miroirs 62». En ce sens qu’il est question d’interroger les symboles dans les

textes puis de les mettre en relative dépendance avec leur identité traditionnelle. Aussi,

la base articulatoire de cette partie est de donner le ton à ce qui, en effet, va constituer le

socle de notre discours. Car étudier les pouvoirs traditionnels c’est comprendre tout le

répertoire axiologique de la tradition que nous envisageons identifier dans les textes

francophones.

Dans une première analyse, il s’agira de lire historiquement la parole pour

mieux comprendre comment elle se perçoit comme pouvoir. Car ce qui est sûr et

certain, les personnages littéraires sont devenus des vrais maîtres de la parole, reprenant

ainsi le récit de la tradition pour mieux traduire des faits, alors que d’autres sont en sa

perpétuelle quête parce qu’elle est « le point de jonction entre le visible et l’invisible

(…) et dont le stade suprême est la connaissance de la totalité63». L’étude de cet aspect

de l’oralité nous permettra de voir comment ce pouvoir se déterritorialise de son milieu

social traditionnel pour prendre forme dans l’espace littéraire. Car le schéma du rituel

initiatique et de profération de la parole qui habituellement est un phénomène social

devient à part entière un enjeu littéraire.

La deuxième articulation nous amènera à saisir sémiotiquement les figures du

sujet du pouvoir traditionnel. Nous voulons en ce point, à partir de la modalisation

syntaxique, établir un plan homogène pour l’analyse, en retenant que ce qui est

62 Bisanswa (J-K), « Jeux de miroirs : Kourouma l’interprète », Présence Francophone, n°59, 2002, p.25. 63 Ngandu Nkashama (P), Ruptures et écritures de violence, Paris, L’Harmattan, 1997, p.52.

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pertinent et qui rend compte du fait que le chef de famille, le chef de village, le

prince… soient entendus comme tels dans les récits de nos auteurs.

A/ ÉTUDE DES POUVOIRS TRADITIONNELS SUR LA BASE DES ÉLÉMENTS

CULTURELS

CHAPITRE I. LE POUVOIR DE LA PAROLE

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1.1. Appréciation de la parole chez Owondo

Suivant ainsi l’ordre d’acquisition de la parole initiatique et du savoir

traditionnel souligné par certains théoriciens, nous le verrons par la suite, Anka doit et

cherche à comprendre le secret de la connaissance que détient son grand-père pour une

initiation parfaite. Fils unique de Nindia et de Kota, élevé dans le cadre strict de la

tradition (passé reçu comme continuité), il doit se livrer comme le veut la tradition au

rite de l’initiation pour acquérir la parole sacrée. Et c’est dans ce sens que le héros va

être le théâtre et l’objet des enjeux autour desquels évoluera le récit. La narration à

travers Au bout du silence pose clairement à travers les actions et les émotions du

personnage Anka son désir d’avoir le regard de son grand-père afin de percer l’au-delà,

c’est-à-dire, avoir un « pouvoir visionnaire 64», de posséder le savoir et la sagesse qui

permet à Rédiwa de « voir derrière toute autre chose » que les autres ne peuvent pas

voir. C’est donc au contact de l’aïeul qu’il espère comprendre le langage et percer le

mystère de l’au-delà. Le contact avec l’aïeul est l’élément catalyseur qui va générer

l’inspiration au petit-fils de Rèdiwa. C’est pourquoi :

Anka ne put s’empêcher alors de lever les yeux et de regarder le vieil homme. Il

essaye de comprendre. Lui que personne ne cherchait jamais longtemps là où se

trouvait Rédiwa, savait qu’il faut toujours essayer de comprendre ce que dit l’aïeul.

Rédiwa ne parlait pas comme tout le monde. Comment le pouvait-il, puisque ses yeux

voyaient ce qu’il y a derrière toute autre chose. C’est pourquoi Anka se mit tout contre

Tat’ et regardait dans la même direction que lui. Il voulait voir ce que l’aïeul voyait65

64 Paicheler (A), « L’initiation » in Bois sacré: initiation au bois sacré, Ouvrage collectif, éd. Au diable vauvert, 2004, p.170. 65 Owondo, op.cit, p.10.

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La part des connaissances que peut apporter l’ancien à l’enfant profane est d’une

grande importance pour le devenir spirituel de celui-ci. C’est ce qui explique le

dévouement du petit fils, car malgré le mystère qu’il y a autour du vieux, il est

désormais lancé dans la quête du vieux monde. Cette quête du sacré passe par une

initiation symbolique à travers la compréhension de la parole et les gestes du vieux

Rèdiwa. Les verbes : « s’empêche » ; « comprendre » ; le groupe infinitif « essayer de

comprendre » ou l’expression « il voulait voir ce que l’aïeul voyait » traduisent

manifestement le désir initiatique auquel Anka se soumet volontairement. En fait, la

particularité du récit est que celui-ci ne plonge pas directement Anka dans un champ

initiatique bien établi. Ici, le héros se démêle à comprendre le mystère de l’au-delà qui

donne la « vie », un mystère dont la clé magique est symbolisée par le regard du « vieil

homme ». Anka « essaye de comprendre » parce que le savoir traditionnel est détenu

par les anciens ou les chefs de famille, du clan, et cela, selon le principe de

hiérarchisation et de séniorité qui fonde l’espace social africain. Ce privilège non

contesté est signifié clairement par la narration puisque Rèdiwa est valorisé par le petit

fils et les autres habitants du gros village aux galets.

Dans cette quête du pouvoir, une course poursuite entre Anka et Rèdiwa va

naître, et une complicité traduira le lien fort entre les deux protagonistes. On le ressent

au moment où « Anka se mit tout contre Tat’ et regardait dans la même direction que

lui ». Il y a un désir partagé qui ressort de cette relation, le désir de l’enfant d’être

accepté par l’aïeul et celui de ce dernier fondé sur un espoir de voir Anka continuer

avec les valeurs de la famille et de la tradition. On est donc amené, avec la narration du

gabonais, dans une initiation à contre-courant de celle représentée par la tradition. C’est

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le futur initié qui manifeste maintenant le désir de connaître les masques des ancêtres.

Autrement dit, l’initiation à laquelle Anka se soumet, est une initiation non imposée

comme c’est habituellement le cas dans la tradition. Mais la finalité reste la même, à

savoir que c’est une initiation qui consiste à un passage symbolique de la « mort » vers

la « vie66 », et dont l’enjeu est aussi comme l’entend Agnès Paicheler dans un ouvrage

collectif de « faire renaître d’abord dans le monde des morts et ensuite dans le monde

d’en bas dans sa forme la plus parfaite (…) de voir autre chose que le monde ordinaire

et de reconsidérer sa vie présente67 ». Sans aucun doute, la volonté d’Anka est

évidemment de se transformer spirituellement. Même si le processus a été revisité par le

romancier, celui-ci place tout de même son personnage directement dans un espace

traditionnel qui est le lieu idoine pour une telle transformation spirituelle. Cet espace

traditionnel est d’autant plus important que toutes les réalisations ne sont possibles qui

si le processus s’y déroule, car toutes les puissances divines, ancestrales et magiques, y

sont totalement

présentes. Dès lors que son personnage est pris dans ce contexte traditionnel particulier,

il ne peut plus que connaître, comprendre et vivre en symbiose avec cet univers.

Un autre aspect peut mettre en valeur la rupture à laquelle opère Laurent

Owondo. Traditionnellement, l’acte initiatique souligne aussi le passage à la

connaissance par un enseignement progressif de la structure des éléments de l’espace et

du temps dont l’essence doit pénétrer le postulant. Ce postulant, en l’occurrence Anka

en quête d’initiation, doit, pour être un homme, participer à une succession d’épreuves

66 Zahan (D), Religions, spiritualités et pensées africaines, Paris, Payot, 1970, p.88. 67 Paicheler (A), p.160.

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(c’est ce que nous entendrons par étapes initiatiques chez Mircea Eliade), symboles de

la lutte qu’il doit entreprendre sur lui-même avec l’aide de l’ancien pour progresser.

Alors, pour avoir les yeux de son aïeul Anka doit franchir certaines barrières comme le

montre par exemple le texte de Ludovic Obiang, où « la connaissance accessible aux

Masques est progressive, et se consolide au fur et à mesure de la croissance du

prosélyte68». Mais ce n’est réellement pas le cas chez Laurent Owondo. Anka est

d’emblée mis en contact avec certains éléments qui constituent la base de ce théâtre

magique et du savoir traditionnel à savoir la montagne et le ciel. Ce qui explique les

difficultés de l’enfant lorsqu’il s’agira pour lui de traduire le secret de l’ocre et du

kaolin, tous deux symboles et objets du contact direct avec l’univers magique. Or c’est

la traduction de ces éléments qui lui permettrait de passer du monde désordonné des

hommes, de la « cité perturbée qui

est sa demeure, à la brousse, cité de dieu et du monde organisé69 ». Il se dégage alors

que « la désobéissance70 » scripturale est ce qui fait que le « contenu initiatique71»,

comme c’est le cas le cas dans l’œuvre de l’italien Alberto Moravia, n’est pas

perceptible, dans la mesure où il est entièrement formalisé et par conséquent transposé

sous une forme qui ne permet pas au lecteur de le ressentir consciemment, même si ce

contenu initiatique devenu inconscient y est présent.

Dans le chapitre « vérification et validation du principe de l’initiation », nous

allons poser avec Mircea Eliade les articulations théoriques de l’étude de la narration 68 Obiang (L), L’enfant des Masques, Libreville, Ndzé, 2001, p.63. 69 Zahan (D), op.cit, p.97. 70 Moravia (A), La désobéissance, Denoël, 1949, p.51. 71 Lotman (Y), La sémiosphère, p.70.

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sur la base de l’initiation. Ainsi, le tableau initiatique nous permet distinctement de faire

l’analyse dans l’œuvre de Laurent Owondo. De façon générale nous relevons certains

passages qui soulignent qu’Au bout du silence de Laurent Owondo est le lieu où le

savoir ou/et la connaissance de la parole, par le biais de l’initiation, entre dans une

stratégie globale des enjeux sociaux, du pouvoir et du secret. Ce travail s’opère au

niveau du jeu de l’insertion de l’individu (Anka) dans la société. L’enfant Anka, non

initié, doit, pour qu’il obtienne son statut et sa situation sociale, franchir certaines étapes

inhérentes à ce processus d’initiation. Dans certains cas ayant trait au même

phénomène, on parle régulièrement d’un « sevrage sociologique ». Seule la

socialisation complète de l’enfant peut lui conférer le pouvoir de parler, de

communiquer avec l’au-delà, de connaître les secrets de la tribu. Cela nous est confirmé

par les propos de Rabain Zempleni que cite Jean, Jamin « L’enfant

apprend un lexique des relations sociales dont il doit faire usage sur le plan du

comportement, mais dont il ne peut faire état librement sur le plan du discours. Le code

social qui définit la nature, le destinataire approprié du message et le moment opportun

pour le prononcer limitent et endiguent les possibilités d’expression de l’enfant. Il ne

suffit pas de pouvoir dire, il faut avoir le droit de dire. Tout se passe comme si les

adultes désiraient que l’enfant manifeste une certaine curiosité, une compréhension des

relations sociales, qu’il acquière un certain savoir tout en limitant son droit d’usage

(…). « Le sevrage sociologique » s’étend sur le langage imposant ainsi « le secret » et

« le silence » à l’enfant non initié qui doit apprendre et être en contact avec la

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connaissance de manière progressive et échelonnée72 ». Ces remarques correspondent à

la présentation de la parole d’Anka chez Laurent Owondo:

Anka sait qu’il ne parlait pas pour parler. Aujourd’hui, assis sur la digue qui longe le

bord de mer, il est persuadé que ce qu’il sait ne va pas au-delà de ce que voulait dire

son aïeul quand son regard se posa sur l’horizon et qu’il murmura. Mais en ce temps-

là, Anka ne pouvait voir comme il voit maintenant. C’était un enfant confronté aux

silences. Bien plus que celui de toute chose, le silence de l’aïeul, parfait, comme l’on dit

d’une lame sans brèche, coupant, atroce73.

Ce passage illustre parfaitement les rapports entre l’aïeul et l’enfant. D'un côté il

y a l’enfant, sujet à un objet de désir, le désir de comprendre les choses de l’au-

delà. Il est pour cela entraîné, dans son mouvement et dans son envie de connaître, à

s’asseoir là où les choses se donnent à lire : « sur la digue qui longe le bord de mer ».

Mais cet espace identifié au préalable comme lieu de réalisation de soi par Anka devient

le lieu dévitalisant, l’espace du questionnement permanent parce qu’ « il est persuadé

que ce qu’il sait ne va pas au-delà de ce qu’il voulait dire ». De l’autre, il y a l’aïeul,

muré dans un silence violent, sec. Sémantiquement, on peut en déduire que le vouloir

de l’enfant est confronté au méta-savoir de l’aïeul vérifié, lui, par le silence. On peut

lire le silence du grand père comme une sorte de rétention, de censure, d’hésitation à se

livrer au jeune homme. C’est pourquoi Jean Jamin estime que la parole « se transmet

selon le principe des générations, chacun pouvant a priori accéder selon son âge

72 Zempleni ®, « expression de l’agressivité et processus de médiation dans la socialisation de l’enfant wolof », in Africa, Londres, 1974, cité par Jean Jamin, Les lois du silence, essai sur la fonction sociale du secret, Paris, Maspero, 1977, p.93. 73 Owondo (L),op.cit, p.13.

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biologique au savoir suprême74 ». Par contre, ajoute l’auteur, « ce savoir paraît être un

leurre puisque chaque groupe en corps affirme son statut, sa position et son pouvoir

moins par la mise en pratique d’un savoir qu’il détient et contrôle que par sa suspension

et sa rétention, par les secrets qui l’entourent et qui agissent comme barrière de

niveau 75 ». Le savoir ne peut alors transparaître, il est occulté par le secret, par un voile

qui empêche l’adhésion à une connaissance directe et totale de la réalité. Jean Jamin va

même plus loin. Il affirme que « l’endoctrinement initiatique est d’abord et surtout

camouflage, où ce qui importe est plus la dissimulation que son objet ».

On peut saisir les propos de Jean Jamin à partir du comportement que Rédiwa

affiche à l’égard de son petit-fils. Il y a une volonté manifeste du vieux de ne pas

automatiquement livrer la parole et les secrets à Anka. Pire encore, il n’arrivera même

pas à lui transmettre son pouvoir. Par contre, il serait peut-être erroné d’interpréter le

silence de Rèdiwa sur la seule vision de Jean Jamin, car Anne Stamm, en analysant le

texte Raponda Walker et Sillans, souligne que « qu’il n’y a pas de silence à proprement

parler ; la connaissance est cachée à l’ignorance parce que celui-ci ne vit pas la vie de

celui qui sait, qu’il doit découvrir et le partager 76». Autrement dit, le silence de Rèdiwa

s’inscrit toujours dans la formation du jeune garçon. L’aïeul sollicite indéniablement les

efforts de l’enfant, même si il est fauché et voué à un silence éternel.

Traditionnellement l’acquisition de la connaissance se fait selon les étapes initiatiques

et en fonction de l’âge de l’initié. Plus on est jeune moins on est ouvert au savoir, parce

74 Jamin (J), Les lois du silence, essai sur la fonction sociale du secret, op.cit, p.102. 75 Ibid. 76 Stamm (A), Les religions africaines, Que sais-je ? PUF, 1995, p.38.

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que donner tout c’est exposer ce savoir et l’individu lui-même aux dangers de la

société. Et pour caractériser le danger du secret, certains écrivains sont parvenus à le

comparer à « du lait sur le feu » de telle sorte qu’il « finit par se répandre si l’on en

prend pas garde77». Pour Rèdiwa, ouvrir tout le champ ésotérique à cet instant, c’est

trahir délibérément la pensée sociale tout entière.

Le processus de socialisation auquel est voué Anka semble nous donner une

initiation apparemment logique selon le modèle théorisé par Mircea Eliade (nous le

verrons à la suite). Car dans un premier temps Anka cherche à comprendre les faits de

la nature et le langage des anciens. Cette première étape initiatique est marquée par le

fait qu’un changement brutal et réel s’opère au moment de l’isolement du néophyte

avec l’aïeul, et au contact du paysage inhabituel que l’enfant côtoie suite à cette mise en

marge volontaire. Ce contact provoque en lui, une croyance en la possibilité de pénétrer

dans un espace qui lui permet de vivre plus intimement ce qu’il veut comprendre ou

qu’il a sacralisé. Ainsi, Anka est marqué par une prise de conscience et/où un mystère

lui est ainsi révélé : celui de l’existence d’un théâtre magique, c’est-à-dire, le secret de

la montagne et de la forêt. Il y a une prise de conscience telle qu’il ne se voit pas en

dehors de son espace spirituel, celui du pouvoir. Le pouvoir d’être un Autre, cet Autre

qui ne fait « rien comme tout le monde 78». Aussi, la fascination de connaître le secret

de la montagne est ce qui entraîne l’imagination d’Anka à sacraliser cette montagne.

Par ailleurs, on a vu que la quête de la liberté spirituelle suppose aussi l’acceptation de

la souffrance, des sacrifices liés au monde spirituel. Il est vrai que Anka ne connaît pas

77 Diome (F), Le ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, Livre de poche, 2003, p.58. 78 Owondo, p.11.

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cette souffrance physique comme le jeune Weber chez Gaston-Paul Effa, parce que

chez Laurent Owondo le phénomène initiatique est traité autrement. Mais, il y a quand

même Rèdiwa que nous pouvons identifier comme le maître spirituel parce que c’est

par lui que l’enfant veut découvrir autre chose. Le rôle du père spirituel Rédiwa ne peut

qu’être perçu en filigrane dans le travail qu’opère l’écriture. Car le rôle de l’ancien n’est

pas total sinon voilé, mais distinguable à travers ses gestes et paroles. Comme le

montrent les rapports aïeul/petit-fils, l’écriture de Laurent Owondo met Anka à

l’école de la vie et offre ou propose une solution spirituelle à sa vie. La particularité est

que son héros apprend seul, à travers les actions qu’il entreprend auprès de l’aïeul, à

faire un saut dans l’infini (entendu ici comme l’Ailleurs, l’au-delà et lieu de « la divinité

suprême »79 et de « l’éternité »), c’est ce qui explique la demande formulée par Anka :

Donne-moi tes yeux Tat’, donne-moi ta voix. Je veux jusqu’à tes cheveux où le temps a

mis la couleur de l’herbe pendant la saison sèche. Pour l’amour de moi, donne

suppliait Anka en silence80

L’expression d’Anka est symbolisée par un désir accentué dans le segment

narratif par l’anatomie du vouloir. On a ainsi une utilisation itérative de « donne-moi »,

puis « donne-moi ta voix » et enfin « je veux », « donne » qui justifient l’intérêt de

l’enfant à ce savoir peu ordinaire. Cette quête du vouloir est complétée par celle du

vouloir-être. Les « yeux », la « voix » et les « cheveux » sont les éléments qui

identifient le détenteur du pouvoir. Parce que cela symbolise respectivement le pouvoir

visionnaire, le pouvoir de la parole et de la sagesse. Au niveau de l’écriture, la mise en

79Eliade (M), Traité d’histoire de religions, Paris, Payot, 1949, p.209. 80 Owondo, p.38.

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valeur de ce pouvoir est rendue possible par quelques procédés stylistiques. La

métaphore comme « le temps a mis la couleur de l’herbe » pour caractériser la sagesse

du vieux Rèdiwa ou ce que nous pouvons considérer comme une sorte de modalisation :

« pour l’amour de moi ». L’enfant Anka essaye de jouer sur le sentiment, les relations

affectives qu’il entretient avec son grand père pour

aboutir à ses fins. La manifestation extérieure aboutit à un monologue intérieur que le

narrateur nous rapporte à travers le verbe « suppliait » et l’expression « en silence ». Il

appert pour Anka que la totale possession de ces éléments significatifs symboles de ce

pouvoir entendus ici le regard et la parole voire même la sagesse feraient de lui celui

qu’il veut être. Le regard lui permettrait de voir ce qui est invisible, de lire le futur, alors

que la parole lui donnerait une assise sociale. Car, selon la vision des peuples d’Afrique

noire francophone, qui a la parole a l’autorité et la reconnaissance des autres. Voilà

pourquoi tout chef ne peut réellement asseoir son pouvoir que s’il a la parole.

Cette quête initiatique symbolisée par Anka, ce désir de renaissance signifie une

volonté de purification qui, dans la vie humaine est plutôt l’apanage de l’enfant.

L’enfant ici symbolise cet idéal de la plénitude. Ce retour à l’enfance81 marquerait, pour

Anka, l’accession à une conscience plus vaste, dans la mesure où son initiation aux

choses de la vie détruirait la conscience égotique qui, à l’inverse, est enfermement et

restriction. C’est dans ce retour aux origines, et à cette acceptation de la mort que Anka

accédera à l’éducation voulue par l’aïeul comme maintien de la tradition.

81 Ibid, p.118.

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Contrairement aux principes initiatiques évoqués plus haut, le traitement de

l’initiation chez Laurent Owondo s’est fait dans la rupture et le non-respect des valeurs

traditionnelles. En cela, il ne paraît pas très évident de faire apparaître Anka

comme le digne successeur de Rèdiwa. Car il n’a pas suffisamment acquis tout ce qui

ferait de lui un vrai homme. Nulle part dans le texte l’enfant n’est placé dans un espace

de réclusion ou un sanctuaire lié à l’initiation qui devait au préalable le retenir de

l’espace profane, du temps mécanique, pour que se répète le temps sacré du mythe,

celui des origines. Ce qui en filigrane explique l’échec de l’initiation voulue par Anka

car il n’a pas acquis le pouvoir de dire par l’intermédiaire de son aïeul.

Généralement chez les Mpongwé, groupe auquel appartient l’auteur, nous dit

Clément Moupoumbou82, l’initiation des jeunes filles au Djembè se fait à la fin de la

saison sèche et au début de la saison des pluies. Les jeunes filles ressortent après les

rites de passage (re-naissance). Cette période correspond au changement des saisons, on

passe de la sécheresse à la germination des plantes. Or, on constate que cette tradition

n’a pas été respectée chez Laurent Owondo. Et Nindia, la femme de Kota et mère

d’Anka qui n’a pas accompli le rite de l’initiation (voir étude sur les mythes) s’en ira

dans la région des lacs, dans l’arrière-pays pour reconquérir sa fécondité. De même,

Anka qui affronte les aléas de la vie dans la quiétude qu’offre le regard qui va au-delà

de l’apparence des choses et embrasse ce qu’il y a d’essentiel. Pourtant, l’enfant n’est

même pas convié à l’initiation des marques à laquelle tout jeune garçon de son âge est

82 Moupoumbou ©, « La représentation de la mort dans le roman négro-africain d’expression française », Thèse de Doctorat, Université de Nancy2, 2004, p.153.

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astreint. Tout ce que l’Aïeul recommande à l’enfant c’est de ne pas avoir peur : « ne

tremble pas, je te dis, répéta l’Aïeul83». Plus loin, à la fin du

récit, il s’avérera que par la médiation des filiations, Anka n’est autre que le double de

son grand-père, puisque « pour la première fois Anka l’entendit l’appeler par son propre

nom 84». En ces termes, se révèle le sacré qui symbolise l’initiation finale de l’enfant

Anka, puisqu’il « voyait maintenant85». Au bout de cette consécration se réalise aussi

l’acte sexuel entre l’enfant, c’est-à-dire le bras par lequel doit se perpétuer la tradition,

et Ombre la fille esprit des montagnes :

Ndjouké se mit à gémir. Elle, tranchante, anguleuse, abrupte, s’arrondissait soudain en

saisissant de ses lourdes mamelles qu’elle se mit à pétrir lentement avant de laisser

choir, m’offrant cette béance entre ses cuisses écartées. Et je sentis mon sexe s’enfler,

raide comme un doigt désignant le chemin. Ndjouké l’ogresse tout contre moi avait la

respiration heurtée que donne une grande soif. Elle n’était plus qu’un champ aride que

je labourais de sueurs. Rien ne m’étonnait. Ni elle, ni cette vague qui montait. Elle se

dépêchait, elle roulait dans le charivari de cette nuit soudain constellée (…). Était-ce

bien lui qui se sentait soudain lavé du long deuil de Tat’ Rèdiwa ? Son sexe encore

dressé était là pour l’attester86

A l’analyse, cette rencontre d’Anka avec Ombre est le terme final d’une

association symbolique qui détermine, à un niveau profond, la recherche d’une image

maternelle. À travers leur union amoureuse, Anka retrouve son unité : il devient

Rèdiwa, ce qui en myène signifie incarnation, renaissance, plénitude,

83 Owondo (L), op.cit, p.35. 84 Ibid, p.120. 85 Ibid, p.125. 86 Owondo, p.119.

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totalité87, parce qu’il peut désormais voir par delà les signes et peut vivre pour Ombre

(devenue son épouse), comme on le découvre en fin du roman. Et l’accession

d’Anka à ce « monde des idées », nous dit Mathieu René Sanvée88, donne à Anka des

réponses à certains nombre de désir : les « désirs cognitifs » où se manifeste « le besoin

de donner du sens, d’expliquer l’origine de l’univers et de la vie » et les « désirs

affectifs » « poussant à obtenir la protection des puissances numineuses pour échapper à

l’angoisse propre à la condition humaine ».

En considérant les liens symboliques qui unissent la fille des montagnes au

« village des galets », on peut dire que celle-ci est le visage de la terre fertile, la mère

patrie par qui la vie intérieure et la cohésion sociale sont données : Ombre a

symboliquement les attributs du « village aux galets » restés dans la mémoire et la chair

de ses natifs. C’est par là qu’elle se double d’un visage maternel et se fait prolongement

féminin de Tat’ Rèdiwa. Or en accomplissant un acte sexuel avec elle dans le rêve,

Anka libère ses pulsions refoulées et accomplit symboliquement l’inceste. Et c’est en

cet acte qu’il réalise la rencontre avec Ombre, c’est-à-dire avec « le village aux galets ».

En profondeur, le discours littéraire révèle la recherche par Anka d’une imago

maternelle ; celle du cercle dans lequel il s’est enfermé à travers sa quête : la terre de

Tat’.

87 Moupoumbou ©, op.cit, p.54. 88 Sanvée (M-R), « Mythe et création littéraire : lecture mythocritique de Au bout du silence de Laurent Owondo, Présence Africaine, n°157, premier semestre 1998.

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1.2. Olympe Bhêly-Quenum : une écriture particulière de l’initiation

Lorsqu’on parcourt le récit du béninois, on dénote non seulement une façon

particulière de présenter le phénomène initiatique, mais son texte marque aussi la

volonté d’adapter les traditions dans un contexte plus moderne. Moderne, parce que le

principe d’écriture de l’initiation formulé par Olympe Bhêly-Quenum ne répond plus

aux canons traditionnels, comme nous le verrons avec Mircea Eliade et même avec

Makouta Mboukou. Autrement dit, on voit disparaître les principes narratifs qui optent

pour des itinéraires initiatiques et qui nous font assister à la mue des personnages. Seul

dans la « promenade dans la forêt » qui ouvre son recueil de nouvelles89, où, à travers

les aventures de l’enfant héros, le narrateur traduit tout le principe initiatique : le

narrateur témoigne d’abord du désir de l’enfant d’être initié, puis, suivent le départ pour

la forêt et la rencontre avec l’animal sacré à savoir le caméléon. Dans cette nouvelle à

caractère initiatique, l’auteur joint au désir de la connaissance du personnage, l’audace

de celui qui ose affronter les épreuves initiatiques, et surmontant sa frayeur, retourne

seul dans la forêt, à la recherche du spectre.

Il y a une approche presque particulière de l’initiation dans L’Initié qui se

distingue par le caractère et la nature de ses personnages, mais aussi par la composition

de son récit. L’initiation dans le texte d’Olympe Bhêly-Quenum apparaît de manière

renversée et procède à contre-courant du récit. Chez lui, le

89 Bhêly-Quenum (O), « La promenade en forêt » in Liaison d’un été, Paris, Sagerep, 1968.

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processus initiatique est déjà accompli. À cet effet, on peut remarquer que les premières

pages du récit nous présentent un personnage de Kofi-Marc Tingo, le protagoniste

principal de l’œuvre, déjà doué des qualités d’un véritable initié. Ainsi, suite à la grève

des étudiants au restaurant universitaire, un affrontement va opposer ceux-ci aux forces

de l’ordre déployées d’urgence au sein du campus. Kofi-Marc Tingo est interpellé par

un agent. Mais face à la violence des coups du gardien de la paix, Marc parvient à se

débarrasser des mains du soldat grâce à un pouvoir immense et « indescriptible » pour

un jeune de son âge. Manifestement l’étudiant ne se déploie même pas physiquement,

c’est une force intérieure qui se dégage en lui, une force dont il n’a pas lui-même le

secret. Dans le texte, les mots et adjectifs « énergie » et « monstre » justifient ses

qualités exceptionnelles. C’est à la suite de sa victoire face à l’agent de sécurité que

l’auteur dévoile le secret du héros; c’est son oncle Atchê qui « lui eût passé le pouvoir,

redoutable, grâce auquel tout initié pouvait prouver sa force en cas de nécessité90».

L’auteur, en habillant d’emblée son personnage, anticipe sur l’imagination du lecteur et

du public, habitués au parcours narratif du héros dans sa quête du sacré. De surcroît, le

héros initié est non seulement doté de tout le savoir, mais demeure ou apparaît dans

certains fragments de texte, comme le symbole et le paradoxe des valeurs

traditionnelles. C’est d’ailleurs ce qui fait la spécificité de l’auteur dans sa façon

d’aborder la question de l’initiation. Cette singularité est marquée à certains moments

par les touches successives qu’il consent pour soulever un coin du voile de mystère qui

s’abat sur

90 Bhêly-Quenum (O), op.cit, p.14.

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l’initiation de ses personnages. Ainsi, Olympe Bhêly-Quenum présente des personnages

modernes oscillant entre deux initiations.

En effet, les personnages dont il fait mention dans sa narration sont des étudiants

en médecine, en psychanalyse, voire possédant les deux formations. Cela leur permet

nous dit Guillaume Lozès91, tout en n’ignorant rien des maux de leurs patients

européens, « de posséder un magnétisme particulier face à la maladie, par leur triple

appartenance de médecins, de psychanalystes et d’initiés africains ». Ainsi armés, « ils

partent à l’assaut des maladies jugées incurables et devant lesquelles les médecins

occidentaux semblent souvent impuissants ». Cette impuissance est due au fait que les

scientifiques et médecins refusent de prendre en compte la part africaine des maux,

souvent liés à des pratiques magiques. Olympe-Bhêly Quenum amène donc son initié à

une reconnaissance du malade dans toutes ses composantes et à ne pas se limiter à une

approche juste mécanique où le traitement se résume à la seule maladie du malade; mais

plutôt une approche où ses croyances, ses tabous, jouent un rôle sur sa maladie. C’est

donc fort de cette conception que les personnages d’Olympe Bhêly-Quenum utilisent

toute leur connaissance des plantes, de la magie, des vaudous propres à leur terroir dans

un processus de guérison. Le docteur Marc Tingo apparaît dans ce sens une parfaite

illustration :

Puis il alla cueillir des feuilles d’une plante grimpante poussant le long du mur

d’enceinte de la maison et s’en va frottant les mains. Il se pencha sur le corps du

91 Lozès (G), « Initiation et ésotérisme dans les romans d’Olympe Bhêly-Quenum » in « La question des savoirs », Notre Librairie, n°144, Avril-Juin 2001, p.104.

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malade (…), des paquets d’aiguilles à coudre et d’éclats de verre sans qu’une goutte de

sang tomba92…

La quête de l’initié chez Bhêly-Quenum est totalement différente, tant dans

l’esprit et son statut d’initié que dans le but visé par celui-ci. Nous l’avons souligné en

filigrane plus haut : la quête du nouvel initié vise essentiellement la réalisation complète

de soi dans le but d’être en harmonie avec les éléments de la nature, de comprendre la

parole pour dire les choses, de comprendre et vivre en symbiose avec le cosmos. Les

personnages ont, comme les autres, franchi les étapes nécessaires pour aboutir à la

connaissance, ils ont atteint le stade suprême et sont devenus à part entière des initiés.

Mais pour eux la finalité est plutôt de partager ce savoir traditionnel avec les autres. Ils

tirent ce savoir de leur secret habituel pour le mettre à la connaissance de tous, pour le

bien de la communauté. Ainsi formulé, le béninois place ses personnages en porte-à-

faux avec les principes mêmes de la tradition et de la transmission du savoir. Car la

connaissance qui doit normalement être secrète et intérieure, est exprimée et exposée au

su de tout le monde. Par conséquent, la nécessité d’entretenir le nouveau savoir acquis

disparaît, au grand bonheur des profanes en quête d’un équilibre spirituel ; et le risque

de bloquer la connaissance par le processus de legs et d’héritage, mais aussi la notion de

catégorisation et de classification dans la possession du pouvoir et du savoir qu’il y a au

sein de la société s’efface.

En somme, on peut résumer l’initiation de Olympe Bhêly-Quenum à deux

niveaux. La première qui est celle de ses origines, léguée par son oncle Atchê et fondée

sur une pharmacopée africaine, une initiation au vaudou et à la maîtrise des techniques

92 Bhêly-Quenum, p.150.

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traditionnelles pour parer aux attaques de la sorcellerie, comme l’illustre ce conseil du

vieux sage, un conseil devenu dialogue intérieur où le héros, le petit fils Kofi-Marc

Tingo, est figuré à la fois comme locuteur et interlocuteur :

…Quant à nous les initiés, nous devrions, nous devons consacrer notre vie entière à

l’intelligence de ces choses ; à coup sûr, nous mourrons sans être certains d’avoir

atteint le but final auquel nous devrons parvenir : être un initié total. N’aie pas honte

des choses de ton pays, mon enfant ; devant elles, sois calme puisque tu y crois. Tout est

lié dans ces deux mots. Le calme ajoute à l’efficacité de la tâche à réaliser, d’autant

plus si elle est difficile, compliquée ; la croyance t’aidera irrévocablement à t’élever

au-dessus de la contingence et tu accompliras l’impossible, échappant à tous les pièges.

On te prendra pour un sorcier, mais les sorciers eux-mêmes doivent te redouter93…

La deuxième initiation reçue par le docteur protagoniste, est celle de la science

médicale apprise chez les européens. Le personnage d’Olympe Bhêly-Quenum est

détenteur d’un nouveau savoir qui n’efface pas le savoir traditionnel. Car il se retrouve

détenteur d’un savoir européen, mais est fortement préoccupé par son action efficiente

dans le contexte africain. Cette double appartenance permet à Kofi-Marc Tingo de

relativiser l’héritage culturel et de l’ajuster ou l’adapter à un contexte moderne qui a

une autre approche des choses et une autre vision du monde. La réussite en cela du

docteur à Djên Kêdjê, son village natal, est d’ailleurs le

symbole de ce syncrétisme des pouvoirs. Ainsi, dans le processus thérapeutique et en

tant que praticien, Kofi-Marc Tingo prend en compte le contexte africain dans les

souffrances du malade qui, parfois est lié à des attaques occultes. C’est donc de cette

93 Ibid, p.162.

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façon qu’il soigne et guérit dans son cabinet. Et il accomplit cet acte sous la grâce et la

bienveillance de son oncle, la figure à laquelle il tente toujours de s’identifier :

Un calme religieux régnait dans la pièce ; il eut soudain le sentiment d’opérer

sous la surveillance de son oncle : la présence de cet homme sublime, emplit le

laboratoire, magistral, plus puissant mort que vivant ; son souffle était derrière sa

nuque ; ses oreilles recommencèrent de bourdonner des mots qu’il lui avait transmis ; il

les lui redisait et il les incarnait en silence et avec précision94

Il y a chez Tingo, à la fois, la foi et la volonté d’une conjonction et d’un

universalisme culturel affichés. Cette double postulation vise la quête du sacré comme

valeur essentielle et même première, qui est celle de l’homme, du Muntu africain dans

son approche et son contexte originel ; et d'autre part, il y a le caractère dialogique qui

se dégage à partir du désir de connaître l’Autre, de l’apprivoiser. Par ailleurs, l’auteur

met au service de son écriture des personnages saisis par ce que Lucien Goldmann

appelle la « conscience tragique95», dont les pouvoirs occultes qu’ils détiennent sont

essentiellement mis au service du Mal. Un Mal qui prend corps au fil de l’évolution de

la narration et se déploie dans le récit comme effraction contre laquelle parle tout le

discours de Bhêly-Quenum. Le travail ici voulu par l’auteur participe de la volonté de

dénoncer le détournement « des

forces authentiquement nègres », pour offrir à son initiation et à ses initiés une vision

positive. Si le narrateur ne croit pas en ces figures traditionnelles comme dans Un piège

sans fin96, il plaide précisément la nécessité d’en finir avec le monde dominé par « les

94 Ibid, pp.163-164. 95 Goldmann (L), Le Dieu caché, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1959, pp.88-89. 96 Bhêly-Quenum (O), Un piège sans fin, op.cit, p.35.

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forces obscures ». Et le récit prône ce que nous appelons avec Roger Chemain97

l’instauration d’une ère nouvelle qui ne rompt pas avec le passé, mais n’en retient que

les éléments nécessaires à l’avènement d’un univers spirituel plus serein. L’auteur

s’attelle à souligner de façon récurrente l’influence néfaste et abusive que certains

sorciers, comme Djessou, ont sur une communauté encore naïve :

Marc, l’ayant vu parmi les jeunes gens qui descendaient l’avenue, Djessou

s’était avancé vers eux. Tous l’avaient salué avec respect, sauf Marc, qui,

ostensiblement, avait mis les mains dans les poches de son pantalon. Le vide avait

commencé de se creuser en lui et, sur la défensive, il regardait Djessou dans les yeux ;

les forces s’affrontaient entre eux. Ignorant sa nature et son caractère d’initié, les

camarades de Marc avaient réellement peur pour lui98

C’est pour l’auteur et son personnage Kofi-Marc Tingo une forme de

contestation de l’ordre hiérarchique et du pouvoir des anciens dans une société qui se

veut moderne. Kofi-Marc Tingo est à juste titre ce personnage qui incarne la

modernité ; il n’est pas un homme moderne du type areligieux, mais celui qui refuse

tout simplement de soumettre à une philosophie collective selon laquelle il y a un mode

spécifique d’existence et de pratiques toujours reconnaissables quel que soit le

contexte et la réalité des faits. Contrairement à l’homme areligieux qui se désacralise et

désacralise le monde, se vide de toute religiosité, le docteur se reconnaît encore sujet

d’un modèle fondé sur des croyances, même si l’acte d’ouvrir ses connaissances à tout

le monde peut être considéré comme une sorte de désacralisation et une démythification

du pouvoir traditionnel (vu que la connaissance doit être aussi un secret). Autour de

97 Chemain ®, L’imaginaire dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1986, p.120. 98 Bhêly-Quenum (O), op.cit, p.26

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cette ambivalence culturelle, l’écriture de Olympe Bhêly-Quenum n’échappe pas

seulement aux formes canoniques et littéraires de l’initiation, mais permet d’évaluer

l’« état d’équilibre99» de son personnage pour emprunter les termes au professeur et

linguiste James Emejulu. Soulignons que Kofi-Marc Tingo est divisé à tous les niveaux

et est confronté à des rapports silencieusement conflictuels. Il est ainsi au départ divisé

dans sa passion amoureuse qu’il éprouve envers Apolline l’africaine et Corinne

l’européenne. Et par la suite, nous l’avons montré, il doit vivre au quotidien avec ses

deux philosophies. Cette forme totalisante de l’écriture permet au docteur d’être en

harmonie avec lui-même (pour les idées qu’il incarne) et avec son milieu social et

culturel. Ce syncrétisme réunit des systèmes culturels endogènes et exogène, lui évite

tout déchirement et toute crise qui le mettrait en dysharmonie avec lui-même et son

environnement immédiat.

Le phénomène initiatique déjà déstructuré dans le roman précédent ne connaît

pas non plus la cohérence interne au personnage et du récit. Les personnages vivent

dans l’écart et la différence. Ce sont des personnages de la « déviance » et de la rupture.

L’écriture, elle, s’apparente à un espace de rupture constante qui se veut avant tout

déchirement des consciences et des représentations symboliques. C’est en quoi cette

écriture initiatique se donne à voir comme une exigence qui va ouvertement à

99 Emejulu (J), L’état d’équilibre vient du principe d’équivalence développé par ce professeur et linguiste. Pour lui, ce principe permet en littérature d’évaluer l’état d’équivalence conservé par les personnages et les sociétés dans les romans de fiction. Cette théorie est effective dès lors qu’on a « identifié le moment et l’endroit où l’individu ou la collectivité peut se déclarer en état d’équivalence, c’est-à-dire, le moment et l’endroit où ils sont en relation réflexive avec eux-mêmes, et en relation symétrique avec leur environnement, et enfin en relation transitive par le biais de leur environnement avec toute autre culture venant de l’extérieur », in « Théorèmes temporels : principe de qualification et validation des production et lecture du sens narratif », séminaire de maîtrise donné à l’Université Omar Bongo, Libreville, 1998.

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l’encontre de l’histoire littéraire de l’initiation. Cette inflexion orchestrée par Olympe

Bhêly-Quenum présente son texte comme le lieu où l’écriture renonce à tout

prophétisme et comme lieu de suspension de tout discours de légitimation. Et cette

rupture scripturale orchestrée par l’auteur avait déjà été appréciée, un peu plus tôt, dans

As-tu vu Kokolie100? Roman dans lequel le texte n’est ni maintenu par une narration

avec une véritable figure, n’est ni déterminé par un genre particulier.

2. Validation et vérification théorique de l’initiation

Mircea Eliade pose quelques articulations théoriques de l’étude traditionnelle de

l’initiation et du récit de fiction. Reprises par Simone Vierne et d’autres auteurs, ces

articulations conduisent à découvrir une écriture systématique de l’initiation que nous

retrouvons rarement dans les romans francophones d’aujourd’hui. Dans l’étude qu’il

consacre aux mythes et au sacré, Mircea Eliade repartit l’étude de l’initiation

dans le texte narratif en cinq étapes101. La première consiste à une prise de conscience.

Dans un premier temps, un mystère est révélé au personnage (par le silence, le regard et

l’absurdité du grand père chez Owondo), à savoir l’existence d’un théâtre magique (ici

le théâtre est pris dans le sens de cosmos ou de l’espace mystique). Suite à cette

révélation, l’imagination du personnage sacralise ce théâtre en lui « donnant l’aspect

d’un couvent non atteint par le temps ». Le deuxième aspect, consiste en l’acceptation

de la souffrance par le héros, souffrance qu’impose tout le processus d’acquisition du 100 Bhêly-Quenum (O), As-tu vu Kokolie ?, Bénin, Éditions Phoenix Afrique, 1993. 101 Eliade (M), Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1981 - Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957 - Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, éd.française de 1965

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savoir supérieur. Il faut reconnaître que cette acceptation de la souffrance liée à

l’initiation se fait le plus souvent dans les conditions les plus douloureuses. C’est ce qui

apparaît dans le texte de Gaston-Paul Effa. L’acceptation de la souffrance se révèle très

difficile pour le jeune Weber. Dans ce passage on peut évidemment lire ces moments

douloureux :

Hanté par la même inguérissable nostalgie du retour, par la réminiscence d’une

origine retirée vive du monde et ancrée à la fois dans ce monde, Weber se mit à crier

toute la rage contenue en lui. Crispé sur le sol, en position fœtale, il prêtait l’oreille à

l’énigme qui bée en chaque homme. Le chef, qui sentait que le malaise n’avait pas cédé

tout à fait, s’exclama : « Crie plus fort, libère-toi. Le mal n’est pas encore tombé ». La

voix brisée, Weber poussait de petits jappements rauques. Il transpirait102.

En fait, le jeune Weber est un petit français d’origine strasbourgeoise qui a été

associé aux autres enfants du village en vue de l’initiation. Au moment de l’acte

initiatique, le petit français montre qu’il n’a pas les capacités physiques et mentales

pour traverser dans l’autre monde. L’initiation ne s’acquérra qu’au bout d’une longue

souffrance. Cette souffrance est d’autant plus difficile pour les africains eux-mêmes que

Weber ne pouvait que « crier de toute la rage contenue en lui ». Il faut ajouter à cette

initiation forte chez l’auteur camerounais un caractère spécifique. Il introduit dans la

quête du savoir un personnage atypique. Atypique non seulement parce que le jeune

strasbourgeois découvre une pratique qui n’est pas celle de sa culture, vu ses origines

européennes ; mais aussi parce que le mystère de l’initiation s’impose en tous les

102 Effa (G-P), op.cit, p.56

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personnages quelle que soit leur origine. Au bout de l’initiation, lui est révélée la parole

de Zamba, le Dieu du village.

La troisième étape qui n’en est pas vraiment une, marque surtout la présence

d’un maître spirituel qui apprend à l’élève les contours de l’initiation, le libérant peu à

peu de ses conceptions dualistes, et l’engage dans l’union de la voie mystique. Il faut

souligner que la cérémonie d’initiation diffère selon les rites. Si chez Eliade on identifie

le principe sur cinq étapes, dans Bois sacré103, Agnès Paicheler nous dit que l’initiation,

dont le grand maître de cérémonie est le nganga, dure généralement trois jours, mais

peut se prolonger jusqu’à une semaine voire un mois. Chez nos auteurs, les maîtres

spirituels sont : Rédiwa pour Anka, Atchê pour Koffi-Marc Tingo, Oncle Mâ et le père

Biteffa pour Molu et Gildas, Bokano et Nadjouma dans une certaine mesure pour

Koyaga et Layisho pour les descendants de Martial.

Pour la quatrième étape, il faut s’affranchir du temps, c’est avant tout

s’affranchir de la mort et donc ne pas croire que « la mort est une réalité par rapport au

devenir universel ». Enfin, la cinquième étape nous plonge dans le moment de

l’initiation. C’est évidemment cette étape qui annonce le thème de la perte de l’identité,

donc la nécessité d’abandonner l’attachement au moi. C’est ce que Paicheler entend par

le voyage vers la mort, le moment où « le corps reste au sol et l’âme s’en va guidée sur

la route de la vie et de la mort par le son des instruments 104». C’est donc une sorte de

purification en d’autres termes une ouverture sur l’universel schématisée par l’union

103 Paicheler (A), op.cit, p.161. 104 Ibid.

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que le héros ressent avec tous les êtres. Aussi, le travail entrepris par les sociologues,

les ethnologues et autres chercheurs qui ont pu réfléchir sur la question, cherche

toujours à justifier son côté transformateur. L’initiation est entendue comme le passage

de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi comme le lieu de culture des sociétés

traditionnelles où l’homme accède à l’acquisition de la parole et du savoir. Cette

transformation tient également dans son caractère religieux en ce que « l’initiation joue

un rôle capital dans la formation religieuse de l’homme, et, surtout, qu’elle consiste

essentiellement dans une mutation du régime ontologique du néophyte. Ce fait nous

semble très important pour la compréhension de l’homme religieux : il nous montre que

l’homme des sociétés primitives ne se considère pas « achevé » tel qu’il se trouve

« donné » au niveau culturel de l’existence : pour devenir homme proprement dit, il doit

mourir à cette vie première (naturelle) et renaître à une vie supérieure, qui est la fois

religieuse

et culturelle».105 Les épreuves rituelles que Mircea Eliade appelle étapes initiatiques,

sont dans ce sens présentées comme « l’école de la brousse » et « de la vie ». Par le

truchement d’un langage symbolique et imagé, les anciens initiés se chargent

d’inculquer aux jeunes les secrets religieux, de leur indiquer la conduite sociale à

suivre. Les ethnologues résument le processus de l’initiation en une formule : naissance

réelle du non-initié - mort symbolique- renaissance ou résurrection symbolique du jeune

initié en homme adulte. Mircea Eliade tient à le rappeler : « l’initiation comporte

105 Eliade (M), Le sacré et le profane, p.158.

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généralement une triple révélation : celle du sacré, celle de la mort et celle de la

sexualité106 ».

Dans la symbolique traditionnelle, l’enfant non initié meurt biologiquement et

renaît pour être un nouvel homme social. Mais cet initié n’est pas seulement un

« nouveau né » ou un « ressuscité » : il est un homme qui sait, qui connaît les mystères,

qui a eu, pour certains, des révélations d’ordre métaphysique. Pendant son

apprentissage, il apprend les secrets sacrés : les mythes concernant les dieux, la vraie

signification de leur nom, il est instruit dans les traditions secrètes de la tribu, comprend

le rôle et l’origine des instruments rituels utilisés pendant les cérémonies d’ouverture

d’esprit. Par cette acquisition du savoir, le néophyte devenu adulte détient désormais un

grand pouvoir : le pouvoir traditionnel puisqu’il est désormais, comme le souligne à ce

propos Marcel Griaule de « même nature que l’ancêtre du

grand masque107», il peut dès lors parler le langage des anciens, mais aussi s’affirmer

comme un être appartenant totalement à la société dans laquelle il vit.

Dans ce chapitre, nous avons d’abord manifesté le désir de rappeler brièvement

le fonctionnement et la signification de la parole dans la société traditionnelle et dans

l’économie textuelle d’aujourd’hui. Reconnue comme élément essentiel dans la

transmission du savoir et de la connaissance, et par ricochet du pouvoir traditionnel, elle

donne au futur initié l’art et surtout le pouvoir de connaître les choses de l’au-delà.

106 Eliade, p.159. 107 Griaule (M), Dieu d’eau, Paris, Fayard, 1966, p.174.

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Seulement, dans ces mêmes textes, il est fort observable que ces nouvelles écritures

semblent établir une rupture à partir de leur faire narratif, c’est-à-dire se couper de

l’histoire (de la parole comme phénomène social et de l’histoire sociale qui la

constitue). Ce qui est sous-entendu ici, c’est le désir de l’écriture de ne pas nommer le

monde et les choses que du doigt, de donner une signification autre à la parole que celle

qui appartient à la mémoire collective et traditionnelle. De même, l’écriture initiatique

nous a montré une contestation certaine qu’opèrent les écritures d’aujourd’hui sur le

fonctionnement de la tradition orale. En somme, les écritures de nos romanciers sur les

questions de la parole et de l’initiation ont procédé, à quelques niveaux près, par

« distanciation » tant l’écriture et le sens des symboles de la tradition rentraient dans un

éthos d’incertitudes, et une vision purement autre que celle qu’on leur reconnaît. C’est

dans cet esprit de relecture et de réécriture que nous allons aussi aborder les mythes, les

symboles et l’espace. Car, comme la parole ou l’initiation, ce sont des symboles qui

illustrent et

justifient le théâtre qui se déroule autour de la question du pouvoir. Mais surtout ce sont

aussi des éléments descriptifs et analytiques qui nous permettent de caractériser les

principaux changements dans la façon de narrer et d’interpréter les phénomènes socio-

culturels.

2.1. Lecture et mythe de la parole

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L’appréciation traditionnelle108 de la parole a toujours attribué à celle-ci un

caractère divin, parfois mystique. Pour certains romanciers francophones, du moins

pour ce que nous révèle le premier niveau du discours formulé autour de la parole par

les écritures étudiées, la vision selon laquelle la première parole est parole de Dieu,

semble être confirmée. Et si Dieu est verbe dans l’univers traditionnel négro-africain,

l’homme africain est conditionné par le fait que c’est la parole qui crée et engendre

l’humanité. Chez les peuples du village des Typhus décrits par Gaston-Paul Effa, la

parole est aussi un mythe et a des origines divines. Le caractère divin de la parole chez

l’auteur camerounais s’incarne d’abord en son Dieu nommé Zamba, et c’est lui qui la

transmet aux hommes comme l’explique ce mythe :

« …Zamba plongea la femme dans un profond sommeil et l’entoura des voiles. A son

réveil, il ordonna que la femme déchire le voile pour se libérer, puis qu’elle le

reconstitue inlassablement, avec sa langue, comme une araignée ourdit sa toile. C’est

ainsi que naquit la parole. 109»

En fait, le rapport établit entre Zamba, le dieu adoré du pays des Etenga, et la

femme détermine celle-ci comme la descendante directe de la parole des origines. C’est

de façon inconsciente que la parole la pénètre et se révèle au bout d’un mouvement de

déchirement.

Le rapprochement de la parole à cet être suprême apparaît souvent dans certains

de nos textes à travers la symbolique des objets liturgiques. Ainsi, dans le texte de

108 Chevrier (J), L’arbre à palabres, essai sur les contes et récits traditionnels d’Afrique Noire, Paris, Hatier, 2005, p.9-12. 109 Effa (G-P), op.cit, p.38.

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Gaston-Paul Effa110, les éléments comme la harpe, le tambourin, la flûte et la cithare

sont des symboles sonores, donc des paroles ; ils maintiennent l’acte primordial de

création et la présence du temps mythique. Le caractère spirituel des éléments musicaux

confère au texte une signification religieuse. L’écriture de Gaston-Paul Effa prend alors

l’allure d’un texte biblique dont Makaya, le chef du village et prophète intronisé par

l’auteur, est chargé de transmettre la parole. Le long du texte d’ailleurs, toutes les

interventions du chef du village des « Hommes Intègres » sont toujours orientées vers la

quête perpétuelle et la reconnaissance du Dieu Tout-puissant Zamba. Ainsi, toutes les

explications des phénomènes sociaux, ou l’origine de certaines choses sont toujours

mises en rapport avec le Dieu spirituel. Voici par exemple comment il explique la

présence et le mouvement des astres :

Il faut commencer à l’aurore des choses : les oreilles proviennent des boulettes de terre

lancées dans l’espace par Zamba, notre Dieu. Il avait déjà créé le soleil et la lune, en

frottant les mondes les uns contre les autres. Alors qu’une grande obscurité tombait sur

lui, les toupies de feu s’élevèrent au ciel. Le soleil est cette toupie entourée d’une

spirale à

huit tours de cuivre rouge. La lune, quant à elle, n’est pas chauffée que par quartiers.

En plongeant un rameau d’amandier dans une marmite fumante, Zamba dissimula le

mystère qui préside à leur rotation111

L’auteur, en justifiant l’origine de la création, plonge directement le lecteur dans

l’ordre des faits de la nature et de la physique. De toute évidence, Zamba est le centre

de tous faits observés et est celui capable de les expliquer. Culturellement, Zamba est

reconnu comme le premier homme, ancêtre du peuple Béti au Cameroun, d’où son

110 Effa (G-P), op.cit, p.37. 111 Ibid.

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caractère sacré112. Le syntagme « notre Dieu » vient non seulement renforcer le côté

sacré que le narrateur lui accorde, mais implique le devoir et la reconnaissance que les

personnages doivent afficher vis-à-vis de leur créateur. Tour à tour ce sont « les

oreilles », organes de l’homme, puis les éléments du système solaire (« le soleil et la

lune ») voire le feu qui sont mis en évidence. Chez l’auteur, le système des astres est

l’œuvre du seul Zamba et non celui du mécanisme préalablement suggéré par les

physiciens.

Il faut rappeler que cette relation dialogique entre Dieu et la parole à laquelle se

livre à décrire l’auteur de Tout ce bleu113 a été historiquement et chronologiquement

validée à travers de nombreuses théories, notamment dans « L’arbre à palabres » de

Jacques Chevrier114 comme chez Anne Stamm pour qui, elle est aussi « médiateur

inégalable 115» entre Dieu et les hommes. Pour Gilbert

Durand116 aussi, la parole est explicitement associée à la lumière qui « luit les

ténèbres ». Dans les légendes égyptiennes, comme chez les anciens juifs, la parole

préside à la création de l’univers. Jung montre que l’ethnologie indo-européenne de « ce

qui luit » est la même que celle du terme signifiant « parler », cette similitude se

retrouverait en égyptien. Jung le justifie dans ses travaux en « rapprochant le radical

sven du sanscrit svan qui signifie bruire », et va même jusqu’à conclure que « le chant

du cygne, oiseau solaire, n’est que la manifestation mythique, l’isomorphisme

112 Ombolo (J-P), Sexe et société en Afrique Noire, Paris, Karthala, 1990. 113 Effa (G-P), Tout ce bleu, Paris, Grasset, 1996. 114 Chevrier (J), « les genres de la littérature orale » in L’arbre à palabres, op.cit, p.19. 115 Stamm (A), Les religions africaines, op.cit, p.19. 116 Durand (G), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit, p.173.

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étymologique de la lumière et de la parole117». Autrement dit, la parole, ajoute Durand,

comme la lumière, « est hypostase symbolique de la Toute-puissance ». Geneviève

Calame Griaule catégorise aussi la parole lorsqu’elle étudie les peuples Dogon. Pour

elle, il y a la catégorie des « êtres qui parlent la parole » alors proches de Dieu, et celle

« des êtres qui ne parlent pas la parole »118 qui sont par contre assimilables aux

animaux. Enfin, le mythe Bambara que décrit Dominique Zahan dans le chapitre

« origine et genèse de la parole » montre que l’homme est primitivement intégré à la

parole de Dieu avant de s’en dissocier. C’est Dieu dit-il qui fit naître « la première

parole intérieure, il l’arrondit afin de lui conserver son secret, puis la pétrit avec sa

salive et son souffle, lui donnant ainsi la consistance indispensable pour lui permettre de

descendre plus tard dans le monde des humains119. De façon générale, ces mythes

autour de la parole montrent que c’est Dieu qui a donné à l’homme le pouvoir de parler.

Et puisque Dieu est éternel, la parole devient cette manifestation éternelle de la pensée,

symbole de la force et de la

puissance. Mais il y a aussi le fait que tous ces mythes de la parole gravitent autour

d’une conception phénoménologique des rapports de l’homme traditionnel avec les

forces qui l’entourent. Étant donné le côté animiste qui régit la pensée spirituelle dans

les sociétés traditionnelles, les mythes de la parole contiennent alors l’expression à la

fois symbolique et imagée des relations de l’homme avec la nature et Dieu. C’est

pourquoi Ahmadou Kourouma, comme ces théoriciens de la parole, marque la volonté

de faire de son ouvrage une première parole. Une volonté corroborée par l’insertion

dans son texte des gens chargés de transmettre cette parole sacrée :

117 Jung (C-G), Métamorphose et symboles de la libido, Paris, Montaigne, 1932, p.155. 118 Griaule (G-C), Ethnologie et langage : la parole chez les Dogons, op.cit, p.21. 119 Zahan (D), La dialectique du verbe chez les Bambara, op.cit, pp.15-30.

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Vous avez convoqué les sept plus prestigieux maîtres parmi la foule des

chasseurs accourus. Ils sont tous là assis en rond et en tailleur autour de vous. Ils ont

tous leur tenue de chasse : les bonnets phrygiens, les cottes auxquelles sont accrochés

de multiples grigris, petits miroirs et amulettes ; ils portent tous en bandoulière le fusil

de traite et arborent tous dans la main droite le chasse-mouches de maître120

L’importance de ces hommes de la parole est liée au rapport qu’ils sont sensés

entretenir avec Dieu, du fait de l’aspect sacré de ce qui est prononcé. Ce côté sacré

prend tout son sens lorsque le diseur commence à dire son donsomana, dit récit

purificatoire en langue Malinké. C’est tout le récit et tout l’univers d’énonciation qui

devient purificatoire, car par la présence du sora et de son répondeur « l’auteur en retrait

laisse parler les personnages, contextualise ironiquement leurs discours 121».

L’acte de profération du sora, dénonce en fait les actes répréhensibles commis par

Koyaga, le président. Ainsi, Bingo dans son préambule de purification dit :

Président, général et dictateur, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq

veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos parents,

vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries ; nous dénoncerons

vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats122

La récurrence du lexème « vérité » issu de la parole du sora, donne le sens d’un

acte de foi, d’engagement, mais exprime toute la religiosité de la parole. Cette force

120 Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit, p.9. 121 Rabaté (D), Poétiques de la voix, Paris, Corti, 1999, p.11. 122 Kourouma, p.9.

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langagière que Bingo est l’un des rares à détenir, n’est pas seulement don du langage.

Elle possède une « origine divine123» puisque Dieu est verbe (nous avons souligné plus

haut le lien de la parole et de Dieu). Le sora est sensé entretenir des rapports avec Dieu.

Et c’est par la cora et la flûte que le sora assure convenablement la transition entre la

parole prononcée et celle qui est sensée suivre. Ce passage l’illustre à juste titre :

Il faut, dans tout récit, de temps en temps souffler. Nous allons marquer une pause,

énonce le sora. Il interprète alors une chanson avec le cora, pendant que le répondeur

exécute une danse débridée cinq longues minutes, puis il s’interrompt. Il reprend le

même air avec la flûte. Le sora lui demande d’arrêter de jouer et énonce quelques

proverbes de la tradition124.

Ces instruments sacrés de musiques peuvent, dans cet acte de profération, être

considérés dans leur rapport aux paroles. Ici le processus musical vient soutenir l’acte

de profération enclenché par les hommes de la parole. La musique par le biais de la

flûte et surtout du cora permet d’accompagner la parole prononcée par le griot Bingo au

futur destinataire. Cette « parole magique 125» dite donsomana est adressée directement

à Koyaga. Car il est en fait le réel destinataire de la geste, même si par le jeu de

l’énonciation, le lecteur semble lui aussi présent à la veillée, participant de cette

purification. En introduisant ces objets musicaux, Kourouma présente son texte non

seulement comme parole initiatique de l’épopée politique de Koyaga et de son pouvoir,

mais souligne aussi cette « parole texte » à la fois comme sons et gestes à interpréter et

à décoder afin de comprendre les dessous de la politique du dictateur dans son oeuvre

123 Gusdorf (G), La parole, Paris, P.U.F, 1968, p.10. 124 Kourouma, p.21. 125 Borgomano (M), « Pouvoir et chant magique » in « En attendant le vote des bêtes sauvages : à l’école des dictatures », Notre Librairie, N°155-156, 2004, p.159.

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tout entière. Ainsi, cette parole n’est plus celle de la transmission et de

l’accomplissement comme chez Eugène Ebodé126, mais une parole de

« l’enfermement » au sens où l’entend Yves Chemla127, puisque l’histoire de Koyaga,

racontée par le sora, l’enferme dans son histoire. Et « l’écriture même du roman inscrit

en elle, cette spirale dont l’origine contient aussi la fin ». Aussi, pour Sélom Komlan

Gbanou, « le narrateur du récit purificatoire présente le personnage de Koyaga à lui-

même en l’installant dans sa réalité et dans sa sur-réalité128» en ce que le roman suscite

le jeu circulaire de renvois entre un commencement et une clôture :

Violent est le dictateur, de naturel violent il est né. Parfois il arrive à dissimuler

son tempérament sous des mises en scène burlesques. Mais, les nuits de clair de lune, il

se fait rattraper par son comportement, il devient féroce comme un fauve, féroce

comme son totem129.

Les mots et les qualificatifs « violent » ; « féroce » traduisent la violence de la

parole à laquelle se livre le Sora. Cette parole est d’abord celle d’un constat et d’un état.

Le verbe « est » et la nature liée à « son comportement » justifient le fait que la

description de l’homme de la parole résume la vérité même des détails, au delà de cette

image sombre du dictateur que nous trace le narrateur, au delà du jeu du masque et du

miroir auquel nous livrent le narrateur et le sora, il y a aussi des enseignements de

l’histoire de la communauté à travers ces pratiques mythiques qui révèlent des

évènements ayant eu lieu dans le passé, mais surtout le désir de livrer le secret. La

126 Ebodé (E), La Transmission, Paris, L’Harmattan, 2003, p.13. 127 Chemla (Y), « En attendant le vote des bêtes sauvages ou le donsomana », « Notre Librairie », n°144, 2001. 128 Gbanou (S.K), « L’incipit dans l’œuvre de Kourouma », Présence Francophone, op.cit, p.55. 129 Kourouma, pp.249-250.

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parole est livrée à l’épreuve de vérité, contrairement à la fonction qu’on lui reconnaît

dans le passé à savoir : considérer le secret ou le silence associé à la parole initiatique

comme ayant une valeur morale et intellectuelle. A cette épreuve de vérité s’ajoute

celle de la machine à remonter le temps.

En effet, la parole du sora chez Kourouma se révèle aussi comme une machine

à remonter le temps. Elle transmet la légende des Koyaga, une légende où, de père en

fils en passant par la mère, on est réputé par la force des grands guerriers,

on est habité par une extraordinaire sublimation du réel. L’histoire des Koyaga devient

non seulement parole de l’histoire, mais aussi histoire d’une parole devenue mythe. Car

l’histoire des Koyaga est maintenant celle de la communauté. Cette conception

mythique en la personne de Koyaga se lit aussi à travers la durée de l’enfant Koyaga

dans le ventre de sa mère. Au lieu de neuf mois requis pour une durée normale de la

gestation, la grossesse que porte Nadjouma, sa mère, dure douze mois. Plus encore, le

bébé est assimilé dès la naissance à un lionceau. On lui attribue la force et le courage de

cet animal féroce. Koyaga est doté d’un pouvoir exceptionnel voire surnaturel130. C’est

l’homme capable de tout, c’est un mythe et une légende. À travers la parole de Bingo,

le sora, c’est le destin d’un homme, surtout du mythe de la personne qu’il révèle.

Kourouma en soulignant cette parole des origines, manifeste le désir de souligner que

Koyaga n’est pas un personnage comme les autres ; ces qualités peu ordinaires le

rapprochent de Dieu, d’où le caractère sacré que prend le sens de cette parole.

130 Kourouma, p.22.

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L’expérience religieuse dont s’imprègne le texte est surtout due au fait que l’auteur, de

prime abord, place Koyaga comme centre du monde. Autrement dit, Koyaga « désire se

situer dans un espace ouvert vers le haut, en communication avec le monde divin131 ».

Ceci équivaut, en somme pour Koyaga, à vivre le plus près possible des dieux, à être le

dieu de ses sujets.

Si cette tentative de rapprochement avec Dieu par le biais de la parole est

évidente chez Kourouma, elle est aussi d’une importance particulière chez Owondo.

Ainsi le rapprochement avec l’Ailleurs, avec l’ordre métaphysique, donc avec le

lieu des grandes divinités, se fait (nous allons le voir par la suite) entre Anka et Rèdiwa

rien que par cet acte de la parole. Et c’est le vieux Rédiwa qui joue le rôle de maître

spirituel chez Laurent Owondo. Cette religiosité est manifestement visible par le rapport

que l’ancien garde toujours avec les éléments de la nature. Même si le vieux Rèdiwa ne

dispose pas des éléments de la transmission de la parole comme le sora, on peut

l’expliquer par les conditions et la situation d’énonciation, les mots et les phrases qui

sortent de sa bouche sont sacrés. Car les mouvements, les gestes et surtout la

connaissance lui sont transmis par un pouvoir supérieur, un univers magique, au sens où

l’entend Jean-Pierre Ombolo132 et Bronislaw Malinowski133. Le savoir ainsi détenu par

le patriarche Rèdiwa lui vient d’un au-delà où siègent les mânes et autres esprits

131 Eliade (M), Le sacré et le profane, op.cit, p.81. 132 Pour lui, « la magie repose sur ce paradoxe d’être à la fois un fait de société, et comme tel, éminemment transmissible et sanctionné par l’opinion sociale (…) Cependant, la magie revêt toujours une caractère anormal, irrégulier et suspect ; à la différence de la cérémonie religieuse, la cérémonie magique recherche toujours le secret, le mystère, l’isolement », in Sexe et société en Afrique Noire, op.cit, p.121. C’est dans ce sens que nous entendrons toujours le mot magie contrairement au sens que lui donne Xavier Garnier, nous reviendrons plus tard sur sa définition. 133 « La magie noire, comme il l’entend et en la mettant en relation directe avec l’exercice du pouvoir traditionnel, est considérée comme le principal instrument dont dispose le chef pour faire prévaloir ses principes et prérogatives exclusifs », Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Payot & Rivages, éd.2001, p.83.

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bénéfiques, un univers symbolisé ici par le ciel et surtout par la montagne qui sont tous

les deux des éléments qui symbolisent le siège de Dieu et celui des ancêtres:

Que les mânes soient loués ! pensa à cet instant Rédiwa, car du plus loin qu’il s’en

souvenait, il en avait toujours été ainsi : une montagne secrète se profile à l’horizon de

qui peut la voir et enfonce profond ses racines dans la contrée qui lui sert de vallée134

Contrairement à Koyaga qui est l’objet et le centre de la parole du Sora, Rèdiwa

lui, est le diseur et, est placé au centre de la transmission de ces valeurs religieuses au

futur initié. Car il symbolise l’unité entre l’au-delà et le monde sensible. La parole

initiatique nous montre la dimension sociale que peut contenir cet aspect du pouvoir

traditionnel par le biais de l’oralité. Le but visé est d’intégrer l’individu non initié dans

la communauté en reconnaissant ses droits135. Ainsi, peut-on lire ces droits en filigrane

dans l’économie romanesque d’Olympe Bhêly-Quenum à travers les paroles de l’oncle

Atchê à l’endroit de son petit fils Kofi-Marc Tingo. Il lui reconnaît ses droits étant

donné qu’il est maintenant en contact avec les esprits supérieurs. C’est en ces termes

que l’oncle les lui signifie :

Tu étais un homme ; tu es maintenant un peu plus que tous les autres hommes ;

tu es homme total parce que tu es un initié136

En ces paroles, l’enfant profane accède non seulement à une connaissance

particulière, celle du sacré, mais il possède désormais, comme le dit Simone Vierne,

134 Owondo, Au bout du silence, op.cit, p.14. 135 Makouta-Mboukou (J-P), Spiritualités et cultures dans la prose romanesque et la poésie négro-africaine, Abidjan-Dakar-Lomé, N.E.A, 1983, p.35. 136 Bêly-Quenum (O), L’Initié, op.cit, 255.

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« des pouvoirs ». Un pouvoir qui « se manifeste dans deux domaines : l’initié va

continuer à vivre dans le monde profane, mais parce qu’il sait, il vivra autrement et

mieux, à l’aide des techniques apprises durant l’initiation137 ». Le droit de l’enfant est

synonyme à sa reconnaissance de son statut d’initié. Le fait d’être un « homme total »

lui permet d’agir en toute liberté comme « tous les autres hommes » ou de

« prendre contact avec le monde extérieur et jouer son rôle dans le grand drame de la

vie138 ». Par ailleurs, cette parole initiatique du vieux Atchê apprend aussi à Kofi-Marc

Tingo à respecter un ordre social, une échelle de valeurs, un univers organisé dans

lequel chaque être occupe et joue un rôle par rapport à l’histoire de la communauté.

Atchê lui révèle l’importance du savoir traditionnel acquis et légué par les anciens.

Cette initiation à la parole des anciens lui est souvent transmise avec un code, qui

traditionnellement a toujours régulé son bon fonctionnement. On inculque ainsi au

nouveau postulant à l’initiation, les principes et la nécessité d’entretenir son nouveau

savoir. Et l’un de ces principes est que la connaissance doit être intérieure, parce que

sécrète ; l’initié et détenteur de cette parole doit faire montre de retenue et de discrétion.

Cette attitude entraîne le risque de blocage du processus de la transmission de la

connaissance que l’on observe habituellement dans les sociétés traditionnelles

d’Afrique noire francophone.

2.2. Questions et enjeux autour de la parole initiatique

137 Vierne (S), Rite, roman, initiation, op.cit, p.89. 138 Ananou (D), Le fils du fétiche, Paris, N.E.L, 1955, p.37.

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Parlant de l’initiation, Jean-Pierre Makouta-Mboukou nous apprend « qu’il n y a

plus seulement dans celle-ci une simple formation intellectuelle morale et spirituelle : il

y a aussi entrée dans une société secrète (…) une société secrète qui a sa règle, à

laquelle on accède par degrés initiatiques, et qui exige de ses membres le

secret absolu de leur enseignement et de leurs délibérations139 ». Makouta-Mbouka nous

révèle ainsi qu’il y a une certaine façon de procéder dans la transmission et la

perception du savoir traditionnel. Pour lui, le véritable savoir doit être vu de l’intérieur.

C’est dans le secret et l’économie de la parole que les principaux préceptes

pédagogiques de la parole initiatique prennent leur valeur et leur signification. Dans les

sociétés traditionnelles, tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et

des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la

prolifération du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus

dangereuse et que son désordre soit organisé selon des procédés qui évitent la

contestation sociale.

Sous l’angle du fonctionnement des rapports sociaux et de la transmission du

savoir, certaines règles s’imposent aux chefs de la société traditionnelle en une sorte de

principe et se transforment en culte du secret. Une pratique habituelle, qui est encore

fréquente dans les sociétés africaines actuelles et qui assure la maîtrise du futur initié et

la sauvegarde des valeurs essentielles. C’est pourquoi, pour pérenniser ces valeurs, les

chefs traditionnels, les maîtres spirituels et les maîtres de la parole imposent un silence

à la parole. Ce secret de la parole, que Michel Foucault entend par « la parole

139 Makouta-Mboukou (J-P), Spiritualités et cultures dans la prose romanesque…, op.cit, p.34.

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interdite », fonctionne dans ces sociétés comme une limitation institutionnalisée de

l’exercice de la parole : on ne peut pas tout dire à n’importe qui, n’importe quand :

« Tabou de l’objet, rituel de la circonstance, droit privilégié, ou exclusif du sujet qui

parle : on a là le jeu de trois types d’interdits qui se croisent, se

renforcent ou se compensent, formant une grille complexe qui ne cesse de se

modifier140 ». L’intérêt du secret, souligné par Foucault et Makouta Mboukou, et que

manifeste le détenteur de la parole - c’est surtout le cas d’Atchê chez Olympe Bhêly-

Quenum et Rèdiwa de Laurent Owondo -, est de limiter certains effets du pouvoir que

peut représenter la parole. Savoir donc se taire, garder le silence ou le secret, c’est pour

l’individu pouvoir non seulement participer à la maîtrise de ladite parole, mais aussi

comprendre que toute parole peut être génératrice de mal ou de désintégration sociale.

Voilà pourquoi, lors du sacre de Kofi-Marc Tingo au rang d’initié, son oncle tient à lui

rappeler l’essentiel de cette bonne parole dont il est désormais détenteur, tout en lui

signifiant la nature du comportement qui devrait être le sien. Cette maîtrise de soi que

lui recommande son maître spirituel, lui permettra éventuellement « d’agir ou de parler

pour le bien141 », ceci dans l’intérêt de la sauvegarde des valeurs et l’entretien du mythe

déjà constitué autour de la parole. Par contre chez Laurent Owondo, Rèdiwa, le maître

spirituel, estime Anka encore trop fragile, moins mature, pour acquérir tout ce potentiel

oratoire et ésotérique. Ce qui explique la réticence du vieux à s’ouvrir au jeune :

Rèdiwa scrutait l’horizon le matin. Il le scrutait le soir. Il ne disait mot. Son

silence se brisait parfois par un soupir, mais il ne disait mot142

140 Mudimbe (V-Y), L’Odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982, p.39. 141 Bêly- Quenum, p.225. 142 Owondo, p.10.

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Il est clair que la détermination de Rèdiwa est telle qu’il se fait même violence

pour ne pas dire ce qu’il a au fond de lui. Il résiste contre une parole qui se refuse d’être

silence, silence au bout duquel le vieux gardera le secret pour lui. En d’autres termes, le

narrateur fait réapparaître le caractère redoutable de la parole. Cet aspect des choses,

corroborant les craintes de Rèdiwa, avait été formulé par Camara Sory dans les études

qu’il avait effectuées sur la société des peuples d’Afrique de l’Ouest à savoir les

malinkés. Pour lui, « lorsque la parole passe sur la langue, elle court le risque d’être

mensongère dans la mesure où celle-ci peut être fourchue. Cela signifie que plus un

organe est directement associé au moment crucial de l’émission de la parole, plus

l’appréciation dont il fait l’objet devient méfiante des malinkés à l’égard de la parole.

Ici, se taire devient une vertu fondamentale143 ». Il est vrai que dans le contexte de

Camara Sory la parole est plus perçue dans le contenu et la portée (ici nous entendons le

danger orchestré par la parole, autrement dit le mauvais usage que l’on peut en faire) du

message, dans l’art oratoire que dans la valeur idéologique et symbolique que comporte

ce message. La parole est ce lieu où le langage refuse de livrer sa signification

complète. Dans ce sens, Pierre Erny souligne que « La parole ne prend sa pleine valeur

dans les sociétés de l’oralité africaine que maîtrisée, dominée ; comme le secret valorise

la connaissance, le silence valorise le verbe »144. Erny formule une sorte de

143 Sory ©, Les gens de la parole, Paris, La Haye, Mouton, 1976, p.242. 144 Erny (P), « L’entrée dans l’univers de la parole » in, op.cit, p.164.

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reconnaissance du silence comme pouvoir de la parole. Autrement dit, celui qui a le

pouvoir de parler doit aussi avoir

un savoir se taire. Car toute parole peut être mal interprétée et apporter des confusions

sur le sens voulu par le message.

Mais quand on ramène les propos de Erny dans un contexte plus traditionnel, le

silence signifie ne pas dire, ne pas transmettre certaines valeurs. Cette mise en secret du

savoir maintient vis-à-vis des autres la distance et l’incertitude dans le processus

d’apprentissage. C’est donc dans cette optique que Jean Jamin dénie toute symbolique

aux rites africains et ne leur reconnaît pas le langage significatif. Pour lui et selon ses

propres termes, ce « masquage » de la connaissance est un langage qui s’opère par le

biais des symboles et des conventions. Il est évident que si le langage symbolique

n’enlève pas à la parole « ses significations », son caractère allusif et imagé confère à

l’information plus de consistances et nécessite simplement la participation d’un certain

auditoire apte à décoder le message. Ainsi, l’utilisation des proverbes dans le texte de

Kourouma explique le souci de Jean Jamin :

La mort engloutit l’homme, elle n’engloutit pas son nom et sa réputation. La

mort est un vêtement que tout le monde portera. Parfois la mort est faussement accusée

quand elle achève des vieillards qui par l’âge étaient déjà bien morts145.

Les symboles attribués aux paroles de ses personnages ne fonctionnent pas

comme dans le passé. Ici les symboles ont une signification particulière, en ce sens que

la symbolique des choses nommées s’adresse directement à son sujet à savoir Koyaga. 145 Kourouma, p.87.

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Et le symbole de la mort évoqué dans les propos du sora, montre la volonté de celui-ci

et du répondeur de voir disparaître celui qui incarne le mal à savoir

Koyaga. Cette mort annoncée est, pour les deux protagonistes de la société

traditionnelle, l’issue fatale réservée au tyran. Comme on peut le constater, Kourouma

dote ses personnages de tous les pouvoirs traditionnels liés à la parole (pouvoir et savoir

dire), sauf le pouvoir de se taire qui pourtant accompagne l’acte de profération comme

l’entend Robert Jouanny146.

En effet, estime-t-il, dans le silence ou le pouvoir de se taire, la parole apparaît

comme une zone d’ombre qui dissimule les problèmes de fonctionnement du pouvoir

traditionnel que les auteurs veulent souligner. Parler de secret revient à reconnaître

l’utilisation et l’exclusivité d’un certain type de discours et de parole à une catégorie

d’individus. Or, l’auteur s’est engagé dans sa narration à distribuer la parole à tous ses

personnages. Il rompt ainsi avec le principe de catégorisation de la parole. Dans le cas

de nos romanciers, seul Laurent Owondo peut, dans une certaine mesure, symboliser

cette vision de la hiérarchisation de la parole, puisque Rèdiwa refuse de livrer le secret

de la montagne et du village des grands galets à Anka : il meurt sans lui transmettre

cette dernière parole qui ferait de lui un homme :

A l’heure où le soleil magnifie l’horizon de pourpre avant de s’enfoncer dans la

mer, l’enfant vit revenir ceux qui avaient fait escorte à son aïeul assoupi. Chacun

rentrait à reculons dans la cour, se lavait le visage d’eau salée avant de l’enduire de

146 Pour lui, le silence est premier, porteur d’une force de communication antérieure à la parole, « La parole créatrice dans l’œuvre poétique de Senghor » in L’écriture et le sacré, sous la direction de François Durand, Montpellier, collection, Actes francophone et méditerranéen », 2002, p.33.

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cendre. Pour la première fois depuis ce matin, Anka se rendit alors à l’évidence : Tat’

était mort sans lui donner ses yeux.147

Mais peut-on entendre le silence de l’oncle Atchê ou celui de l’aïeul Rèdiwa

dans les textes d’aujourd’hui, comme celui des maîtres de la parole dans les sociétés

traditionnelles ayant pour seul souci de garder le secret? Peut être pas, car la réalité

narrative montre ou annonce plutôt l’attitude des personnages (surtout dans le cas de

Rèdiwa) éprouvés par un drame naissant et qui travaille leurs corps et traverse leurs

esprits. Pour Rèdiwa la figure tutélaire, l’ascendant d’Anka, le silence est consécutif

d’une crise qui s’origine dans la rupture de liens métaphysiques entre le cosmos et lui.

Cette rupture annonce la déperdition totale et avenir du « village des galets » et de ses

natifs. Le silence de l’aïeul ne s’inscrit plus dans « le savoir se taire » imposé par la

tradition, mais symbolise la « déchirure »148 intérieure qui habite l’homme. Le long du

récit, la narration entérine toujours cette crise du personnage par la ruine totale du sens

social de la parole. Il ne s’agit plus pour le vieux Rédiwa de savoir se taire, mais de ne

plus pouvoir parler au moment où toute parole échappe et devient impossible. Ce qui se

pointe dans l’incommunicable, c’est plutôt l’ancien qui refuse la corruption du monde

nouveau et se retire par la suspension de tout dialogisme.

Par contre, Gaston-Paul Effa s’ouvre à l’autre en universalisant le secret. Il

refuse à ses personnages une tradition où l’enjeu de la parole est toujours fixé sur la

confiscation, un « masquage » du savoir. Car si ses personnages ont un « savoir

147 Owondo, p.48. 148 Le mot déchirure signifie expérience existentielle mais aussi condition qui permettent au poète de produire une parole neuve et libre de toute attache, ou si l’on préfère, antérieure aux certitudes vers lesquelles le poète aurait pu tenter de se réfugier, parce qu’elle trouve en elle seule, et non dans un champ culturel, par définition collectif et préexistant, sa propre assise. Nous devons cette définition à Bernard Mouralis, in Mouralis : V-Y Mudimbe, ou le Discours, l’Ecart et l’Ecriture, Paris, Présence Africaine, 1988, p.17

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dire », celui-ci ne se fait plus sur la base d’un prix à payer au silence. Ce « pouvoir

dire » n’implique plus comme par le passé le savoir se taire. Autrement dit, la

contradiction majeure qui permet de déceler les inégalités sociales face au pouvoir et au

savoir dans les sociétés traditionnelles, devient le lieu d’une « vie libérée, une vie

apaisée149 », ouverture au droit du savoir et à une « humanité mêlée ».

Il ressort de ces écritures une transgression du code social qu’est le secret. Elles

s’ouvrent ainsi sur une crise profonde des composantes de cette société au niveau

social, culturel et anthropologique, en ce sens que disparaît le continuum du secret

dans les écritures africaines francophones. Le secret se perd dans l’acte d’écrire qui, à

son tour, inaugure une longue rupture150 avec l’histoire de la parole et s’ouvre à d’autres

savoirs. Cette rupture du secret dans cette nouvelle production romanesque participe de

la perte du sens de la parole et des mots qui prennent désormais l’initiative pour

autrement signifier le nouvel ordre social que les romanciers mettent en exergue.

L’écriture est désormais liée à une parole qui ne peut s’interrompre151, et qui est

maintenant commencement d’une nouvelle parole. Autrement dit, cette écriture

devenue parole n’est plus parole d’une personne ou d’une catégorie d’individus

(comme nous l’avons souligné) avec tous ses mystères, elle devient l’essentiel ; et pour

ajouter ces mots de Maurice Blanchot : « l’écriture

149 Effa (G-P), Le cri que tu pousses ne réveillera personne, op.cit, p.55 150 La notion de rupture sera entendue dans nos textes, dans nos analyses, à la thématique, à la structure de l’intrigue, au sujet du roman, au ton, au regard, à l’esthétique romanesque. C’est ainsi que l’on parlera de rupture thématique, d’une esthétique de la rupture. Selon Ngal, la rupture indique le remaniement du langage en littérature. Elle procède non pas par « révolution formelle » mais par « évolution ». Il ajoute aussi que la rupture seule se révèle capable de création vraie, dans la mesure où elle vient déjouer les mécanismes en place, propre par les abîmes qu’elle creuse et qu’un seul mot pourra combler ; Ngal (G), création et rupture en littérature Africaine, op.cit, p.71 151 Blanchot (M), L’espace littéraire, op.cit, p.31.

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parle comme essentiel ». Cela signifie d’abord que les mots qui ont pris l’initiative, ne

sont plus liés à une réalité sociale particulière pour donnez voix à une seule personne.

Désormais, ce ne sont plus les sages, les griots ou des maîtres spirituels qui parlent,

mais les mots parlent et n’expriment plus une expérience passée, vécue et qui se veut

continue. L’écriture rompt avec le principe de bon usage traditionnellement attribué à la

parole : un principe basé sur une codification et une structuration sociale. Dans le

sillage de cette rupture amorcée dans la pratique scripturale de la parole, le

fonctionnement même de l’espace culturel est remis en question. Autrement dit, le

symbole traditionnel est, dans ce nouveau contexte, déterritorialisé de son espace

habituel, arraché à ses détenteurs pour se redécouvrir dans les textes. Prise dans son

nouvel espace et saisie par la violence et l’incertitude du nouveau contexte social, la

parole aboutit à une écriture de « l’Ailleurs152» en se démarquant d’un monde qui ne

cesse de se déshumaniser.

152 Biyogo (G), « grammaire(s) de la littérature francophone : vers un modèle transversal » in littératures francophones : langues et styles, Paris, L’Harmattan, 2001, p.241.

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CHAPITRE II. MYTHES ET ÉCRITURE DU SACRE

2.1. Mythe du pouvoir. Pouvoir des mythes

Le mythe dans notre contexte se présente comme le récit de ce que les dieux ou

les êtres divins ont fait au commencement du temps. Généralement dire un mythe c’est

proclamer ce qui s’est passé « ab origine ». Une fois dit, c’est-à-dire révélé, le mythe

devient vérité apodictique d’une situation cosmique ou d’un événement primordial.

C’est sous cet angle que Kourouma décline la trajectoire et le fondement ontologique

du chef Koyaga. Il proclame son mythe:

Le dictateur ne coulait pas de mère Momo ; il descendait directement du ciel ; il

déchirait de laiteux nuages sur fond bleu153

Le caractère mythique se donne à lire dans la façon même de venir sur terre. Les

verbes « coulait » et « descendait » dénotent l’image du Saint-esprit qui descend sur

terre. Le ciel, dans cet exemple, révèle naturellement et directement la distance infinie,

le côté inatteignable de Koyaga. L’origine céleste place le personnage dans une

dimension inaccessible à ses sujets. Cette dimension supraterrestre lui confère des

pouvoirs inexplicables. En abordant cette référence à la hauteur, Eliade dit que « le ciel

révèle, par son propre mode d’être, la transcendance, la force, l’éternité. Il

153 Kourouma (A), op.cit, p.249.

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existe d’une façon absolue, parce qu’il est élevé, infini, éternel, puissant154». Et Gilbert

Durand, citant Eliade, ajoute que « le haut, c’est une catégorie inaccessible à l’homme

comme tel, elle appartient de droit aux êtres surhumains155». Cette longue métaphore de

l’auteur tient à renforcer le caractère religieux de Koyaga. Parce que ce qui est religieux

est sacré. Le dictateur est comparé au christ, fils de Dieu, parce qu’il « descendait

directement du ciel ». L’adverbe « directement » est volontairement inséré dans le

segment narratif pour ne pas semer de doute autour du dictateur, mais aussi pour

focaliser l’attention du lecteur sur le mythe construit autour de son personnage. Ayant

acquis ce statut christique, ses sujets devront alors l’aduler comme « Dieu » terrien et

Koyaga pourra régner sans partage.

La tendance générale, nous l’avons souligné ci-dessus, est d’associer le mythe à

des lieux sacrés, à des circonstances. Il ne peut être véhiculé que par des initiés. C’est

d’ailleurs pourquoi, beaucoup de nos romanciers s’attellent à présenter le mythe comme

la narration d’« une histoire sacrée », c’est-à-dire un événement primordial qui a eu lieu

au commencement du Temps. Un Temps du commencement devenu d’abord celui des

mythes des origines perdues et celui des mystères inexpliqués. Demeurés inexpliqués,

ces mythes s’apparentent à un ordre divin pour maintenir l’homme dans ses croyances,

et rendre ce fait sacré « immuable » comme le souligne Max Weber156. C’est ce qui, à

tout point, peut expliquer le désir des personnages de retrouver la présence des dieux, le

désir également de vivre dans ce

154Eliade, op.cit, p.103. 155 Eliade (M), Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p.47. 156 Weber (M), Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.

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monde généralement « sain, pur et fort, tel qu’il sortit des mains du créateur ». C’est

pourquoi Mircea Eliade dit, à juste titre, que c’est « la nostalgie de la perfection des

commencements qui explique en grande partie le retour périodique in illo tempore157».

En d’autres termes, le mythe est motivé par le désir de recommencer ce qui a déterminé

une histoire, ou de vivre dans le présent. Autrement dit, l’étude des pouvoirs que nous

envisageons dans les textes d’Ahmadou Kourouma et de Gaston-Paul Effa se situe dans

un univers mythique qui est d’abord celui du paradis perdu. L’explication du pouvoir à

partir des origines de l’au-delà est ce qui en partie explique aussi l’attitude de Doumé,

héritier du trône après la mort du grand chef traditionnel Makaya. Car celui-ci reste

attaché à cet au-delà d’où lui vient le souffle des ancêtres, le souffle du pouvoir.

Doumé entendait la musique des ancêtres en lui, leur souffle, exsangue, un

murmure qui l’unissait à lui-même. Dans un même élan, ils le hélaient et lui donnaient

force. Ils le voyaient, ils veillaient sur le nouveau chef qui levait la tête à leur approche,

découvrant des yeux ouverts sur l’absurde et sur la nuit, cicatrices venues d’un autre

monde158

Le rapport entre Doumé et les ancêtres s’inscrit d’abord dans la croyance et le

mythe qu’il tient de la tradition. Les ancêtres comme Dieu vivent en haut. C’est

pourquoi « il levait » la tête pour dialoguer avec les anciens afin d’obtenir tout le

pouvoir et savoir pour assurer la protection de ses habitants. Ce qui se laisse entendre

dans ces deux passages, c’est le processus de « gigantisation » de la divinité

mis en valeur par les mythes et les croyances. Ce gigantisme atteint Koyaga, ce « grand

homme politique », dont l’image est, comme nous l’avons vu plus haut, érigée par lui-

157 Eliade (M), Le sacré et le profane, op.cit, p.82. 158 Effa (G), op.cit, p.167.

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même pour cacher ses abominables crimes et pour assujettir quotidiennement ses sujets.

Le pouvoir du personnage Koyaga s’origine dans ce mythe divin dont l’enjeu est

désormais de s’identifier à lui. Ce « désir mimétique159» traduit l’envie du personnage

d’être sacralisé par ses sujets. Comparé ou assimilé à Dieu, Koyaga se présente comme

œuvre divine, d’où le caractère particulier que prend la description du héros politicien.

Voici en quels termes le griot narrateur rapporte les qualités de Koyaga :

Le lendemain de vendredi se dit samedi. Koyaga naquit samedi. La gestation d’un bébé

dure neuf mois ; Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une femme souffre du

mal d’enfant au plus deux jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une

semaine entière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu’un bébé

panthère ; l’enfant de Nadjouma eut le poids d’un lionceau160

À partir de ses qualités et des origines devenues inexplicables, Ahmadou

Kourouma créé autour de son personnage un mythe. La venue de l’enfant Koyaga est

sacralisée et proclame l’apparition d’une nouvelle situation cosmique. Le mystère créé

autour de la naissance du roi des chasseurs exprime symboliquement la nostalgie des

origines, et son intégration dans le temps fabuleux de la création. Fabuleux parce que

transfiguré par la présence de ce dieu-homme. Ceci explique la référence récurrente au

lieu où siègent les dieux et les grandes divinités, à savoir le

ciel. Le mythe ainsi constitué autour de la naissance de l’enfant se lit à travers la

singularité des qualités humaines utilisées pour le décrire. Le narrateur fait un

déblayage sur les conditions peu ordinaires de la naissance de Koyaga. La description

évolue par un parallélisme contradictoire entre ce qui devait être normal et ce qui ne

159 Girard ®, La violence et le sacré, Paris, éd. Albin Michel, 1990. 160 Kourouma, op.cit, p.22.

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l’est pas : « un bébé dure neuf mois » ; « Nadjouma porta son bébé douze mois entier ».

Et comme si cela s’avérait insuffisant pour justifier l’anormalité des choses, le narrateur

plonge dans une subjectivité telle à pouvoir convaincre le lecteur. L’expression « le

bébé des humains » révèle au grand jour l’impensé des mots auparavant effectué à

travers le parallélisme. Finalement, le narrateur place tout le monde d’accord par le fait

qu’un enfant humain « n’est pas plus fort qu’un enfant panthère » et en plus de la force

il avait « le poids d’un lionceau ». Même si la description faite veut tourner le dictateur

en dérision, le narrateur ironise sur le personnage de Koyaga. Il appert tout de même

que cette mythification de Koyaga, comme celle qui a été faite sur Soundjata et Chaka,

le montre dans tout le récit comme un être atypique qui possède une force vitale

supérieure et transmise par des êtres venus de l’au-delà. Sa consécration par ces

puissances mystérieuses le destine à la gloire et son itinéraire ascendant est jalonné

d’exploits signalant sa dimension surhumaine. On peut le lire à travers ces quelques

exploits :

La panthère ne craignait plus les hommes, ne les évitait plus et, par orgueil, ne se

protégeait plus avec aucun des nombreux sortilèges qu’elle pouvait utiliser contre les

chasseurs. Boum ! Le coup de Koyaga partit et la panthère s’affala. Le monstre gorgé

de sang humain venait de passer de vie à trépas. Pour annihiler, éteindre tous ses

puissants nyamas de monstre, Koyaga trancha sa queue et l’enfonça dans sa gueule,

précise

Tiécoura. Merci, encore merci toujours merci, Koyaga d’avoir vengé les centaines

d’humains que la panthère sans pitié avait égorgés161.

161 Kourouma (A), op.cit, p.70.

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Mais ce « fabuleux destin » de Koyaga cache en lui le mal et toutes les dérives

qui entachent ses actions. Le « dédoublement162 » mal assumé du personnage en ce

qu’il le perturbe, féconde l’écriture et annonce désormais la venue du temps destructeur

et de l’angoisse auparavant suscitée par les qualités inexplicables de l’enfant, un enfant

au visage d’un monstre dévorant, un animal terrible. L’écriture qui s’attache

évidemment à la description d’une violence triomphante et non à la valorisation de

l’enfant comme symbole divin :

Quelles étaient l’humanité, la vérité, la nature de cet enfant ? Tout le monde le

sut quand la maman put se libérer et que l’enfant tomba sur le sol à l’aurore. Les

animaux aussi surent que celui venait de voir le jour était prédestiné à être le plus

grand tueur de Gibiers parmi les chasseurs. Des mouches tsé-tsé partirent des

lointaines brousses et des montagnes et foncèrent sur le bébé. Par poignées, Koyaga,

vous avez écrasé les glossines de vos mains. A quatre pattes, vous n’avez laissé la vie

sauve à aucun des poussins et margouillats qui picorèrent dans vos plats de bébé

(…)163

Ce « mythe de l’éternel retour » est symbolisé chez Ahmadou Kourouma par le

désir d’élévation et la volonté de puissance. Le mystère qui entoure la naissance de

Koyaga, traduit le pouvoir du sujet en son origine spirituelle, ce qui explique la quête de

Koyaga. Cette quête incessante le ronge et est rendue possible par le sentiment de

nostalgie qu’il éprouve. Ainsi, le chef, dont le corps errant et habité par

le Mal, se mue en esprit. Désormais, dans cette écriture du corps, dans cette vaste

métaphore corporelle, ce qui se donne à lire, c’est la projection proprement

162 Jourde (P), Tortonese (P), Visages du double : un thème littéraire, Paris, Nathan, 1996, p.91. 163 ibid, p.22.

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fantasmatique de Koyaga, une projection de sa propre image qui matériellement ne peut

être vécue. Cette non matérialisation du désir se concrétise par des actions tragiques :

les nombreux crimes qu’il commet. De ce fait, on ne peut comprendre la description du

personnage Koyaga comme mythe, comme l’ont été Œdipe et Antigone, ou Soundjata

et Chaka dans la littérature, puisque, pour J-P Vernant, « les tragédies ne sont pas des

mythes164 ». Alors pour y parvenir, c’est donc par le rêve que cette projection peut

s’accomplir, comme cela est le cas chez le personnage de Laurent Owondo. Chez celui-

ci, Anka envisage de retrouver le mythe des origines, grâce à la jonction de l’esprit avec

son double, c’est-à-dire la rencontre du « Yin » et du « Yang ». C’est pourquoi le

narrateur précise :

Alors, Ombre faite épouse, assise à la table de noces lui dit :

Apporte. Apporte-moi à côté de l’Ocre le Kaolin dont je me nourris165

Par ailleurs, ce qui peut paraître excédentaire dans cette union d’Ombre et

d’Anka c’est la réunion (vu à travers l’unité espace-temps), du sacré et donc du vital

(Ombre est un être sacré par sa nature divine et par les symboles qui l’accompagnent :

« l’ocre »- le lait dont se nourrit Anka- et le « Kaolin » - couleur du sang dans ses

veines) et du monde sensible. Mais aussi rencontre du passé (comme valeur

traditionnelle) avec le présent qui rejette cette valeur, mais peut être reconnu

dans sa valeur propre. C’est également la renaissance du village des galets (ancien

village détruit) en « petite Venise » qui prend sens dans cette union. La jonction entre

Ombre et Anka symbolise bien là, l’accomplissement du désir refoulé par Anka, après

164 Vernant (J-P), Mythes et tragédies dans la Grèce antique, op.cit, p.7. 165 Owondo (L), op.cit, p.125.

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la mort de Tat’. Il est bien entendu que cette rencontre perd son caractère fantastique si

l’élément anthropologique selon lequel, le rêve en Afrique participe d’une vérité, d’une

liaison bien formelle entre le physique et le métaphysique. Dans ce cas, la fonction

symbolique de l’union du Yin et du Yang autrement dit Ombre et Anka ou de Koyaga

avec le mythe des origines, vient encore démontrer l’exigence et la rémanence d’un

passé qui ne veut porter les linceuls et s’impose de l’intérieur comme nécessité. C’est

en quoi la démarche d’Anka peut quelques fois paraître comme une geste généalogique.

Si par la suite Anka se déporte encore vers l’océan, au terme de son errance

fantasmatique, c’est toujours vers la rencontre de cet archée. Car, l’eau symbole de

l’origine, est le siège des dieux du panthéon africain et en même temps, le symbole de

l’infini: c’est-à-dire de l’ordre permanent.

2.2. Approche thématique des mythes

2.2.1. L’eau

Si on considère le passage suivant : « (…) le préfet dans sa haine viscérale de

Muile et de ses habitants, a décidé de les éloigner du fleuve, et son hostilité est tel qu’il

a prévu de les reloger loin de la route principale ». Il y a un conflit permanent

qui s’installe entre l’autorité administrative (le préfet) et le peuple de Muile. De prime

abord, on serait tenté d’interpréter ce rapport conflictuel sur la base de la modernité

contre la tradition. Cela n’est pas forcement l’intention majeure du narrateur au vu de

l’inquiétude qu’il dégage. Le projet narratif est stimulé par une quête de la quiétude de

l’eau et de son rapport avec la vie des habitants, parce que ce rapport assure la

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continuité des choses. Or, l’éloignement du fleuve symboliserait la perte des valeurs et

la rupture avec la tradition. Car le fleuve est l’un des lieux privilégiés, comme la

montagne, pour la communication avec les anciens. Et Juvénal Ngorwanubusa ajoute à

ce propos que « l’écoulement de l’eau tandis qu’en raison de sa mue, symbole de la

pérennité ancestrale, il est associé à la notion du cycle, de renouvellement et du temps,

exactement comme l’eau symbolise la régénération et le passage à une vie

qualitativement meilleure sur le plan spirituel166».

Ces rapports eau/anciens ont été vérifiés dans les sociétés traditionnelles

africaines comme dans toutes les théories esthétiques constituées autour du mythe de

l’eau. Dans ces sociétés primitives et notamment celles de l’Afrique centrale

francophone, l’eau est le lieu de réalisation des vœux et le symbole du bonheur. Comme

tout autre objet de la nature qui est imploré, l’eau est sacrée. Elle est aussi d’ordre

métaphysique; d’abord parce que certains mythes racontent que c’est de l’autre côté de

l’eau que se trouvent les âmes des ancêtres167. Et Eliade ajoute que ce

sont les animaux qui le plus souvent révèlent le mythe du lieu. Ces animaux aquatiques

sont les symboles de vitalité et de longévité. Ensuite, Boubou Hama168 est aussi le plus

souvent parvenu à comparer ou à associer explicitement l’eau et le serpent dans sa

représentation d’Ourfama, fils de l’Océan et père des Holés. Le rapport ici établi entre

l’eau et le serpent cherche à démontrer l’ordre permanent et infini par la démarche lente

du serpent. Enfin, il se dit aussi que dans l’eau réside une sirène : un poisson avec des

apparences humaines que Juvénal Ngorwanubusa entend comme le « dragon féminin à

166 Ngorwanubusa (J), Boubou Hama et Amadou Hampaté Bâ, Paris, Publisud, 1993, p.229. 167 Effa (G-P), op.cit, p.79. 168Hama (B), Le Double d’hier rencontre demain, Paris, U.G.E, 1973, p.168.

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forme de poisson » et qu’il qualifie de Harakoï et connu sous le nom de « Mamy Wata »

en Afrique centrale. Déesse des eaux, elle procure la fécondité aux femmes qui sont

dans le besoin. De même, elle a le pouvoir et le droit de refuser ou de donner lieu à

certaines incantations. Voilà pourquoi Nindia, femme de kota et mère de Anka, frappée

par une stérilité qui dure et la peur de perdre son fils unique va constamment implorer

Mboumba, « divinité des eaux dans la mythologie (…), largement représentée sous

l’apparence d’un serpent arc-en-ciel et qui symbolise la fertilité169». C’est ce qui se

traduit dans ce passage :

C’est que ce soir, on était encore venu louer la divinité des eaux, l’irascible Mboumba,

sourde comme pas deux et d’une jalousie dévastatrice. Par ces chants et ces hochets,

Nindia la suppliait de lui rendre sa fécondité. Mboumba voyait-elle ? Cette pauvre

femme lui disait qu’elle n’était pas sa rivale, mais seulement son humble servante dont

chaque acte ici-bas, s’il était glorieux, la glorifiait, elle qui règne170.

À travers ce passage, ce n’est pas seulement le culte voué à la déesse des eaux

qui est mis en valeur, mais aussi l’extrême importance de la création et de la vie. La

répétition du rituel réitère l’œuvre de la cosmogonie, et donc imite l’œuvre des dieux à

savoir créer et donner la vie. Comme les habitants de Muile qui cherche à rester près de

l’eau pour les mêmes causes, Nindia ressent ce besoin, parce que Anka seul ne peut pas

assurer cette transmission des valeurs et la continuité du culte des ancêtres.

Mais, cette eau qui est source de vie, à la fois joyeuse et amicale, paraît souvent

aussi comme un élément perfide et menaçant par les dangers qu’elle dissimule à travers

169 Chevrier (J), « L’écriture du mythe » dans « Au bout du silence » de Laurent Owondo, in Littérature Comparée, Théorie et Pratique, Actes du colloque tenu à l’université de ParisXII Val-De-Marne et à la fondation Gulbenkian les 1e et 2 avril 1993, Honoré Champion, Paris 1999, pp.141 à 151. 170 Owondo (L), op.cit, p.85.

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« son impureté et ses moustiques171 ». Par ces termes, l’écriture atteint son stade

destructeur. Elle désacralise, décompose le statut traditionnel du mythe de l’eau en ce

sens qu’elle sème la mort partout puisque « les eaux de ruissellement entraînent les

cercueils et laisse les tombes vides » comme « l’eau de la Fuika (…) pleine de

microbes 172». En ces termes donc, l’image obscure de l’eau, évoquée chez Divassa

Nyama, rejoint l’obscurité de la nuit du brouillard et le courant violent, devenu véritable

piège qui attire dans son tourbillon les embarcations et provoque leur naufrage, que

Bhêly-Quenum173 souligne dans son texte. Ici, l’eau devient donneuse de mort et

invitation à un voyage sans retour au pays des ancêtres. A propos de ce symbole hostile

de l’eau, Bachelard174 insiste pour rappeler son caractère « fatal », soulignant qu’elle

symbolise « l’expression même de l’effroi ». Mais le plus déterminant dans cette

hostilité vis-à-vis de l’eau, c’est plutôt

l’écriture négatrice du mythe de l’eau. Cette négation dessine les contours d’un espace

sociétal enfermé dans une impasse des valeurs. Nindia, symbole de la féminité,

donneuse de la naissance et de la vie, est désormais plongée dans une errance

interminable : la quête de la fécondité ou de la fertilité. Par cette improductivité, Nindia

est maintenant « pareille à la terre aride » vidée de son aptitude à générer la vie. Cette

ruine de Nindia, plus tard celle de l’eau qui se vide et s’évide, est aussi celle des valeurs

et des racines identitaires qui ont fait faillite :

Les enfants pouvaient maintenant sans craindre jouer en son milieu. Ils

n’avaient rien à craindre. Ils ne dérangeaient nullement Mboumba, la divinité du lieu.

171 Ibid, p.85. 172 Divassa Nyama, op.cit, p.19. 173 Bhêly-Quenum (O), Le chant du Lac, Paris, Présence Africaine, 1965, p.78. 174 Bachelard (G), L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, pp.65-76.

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Ne disait-on pas à la ronde qu’elle avait désertée quand la rivière prit cette couleur

trouble que le lit de pierres blanches et scintillantes était Sali de boue ? La caresse de

Tat’ faisait voir cela et bien plus encore175.

En ces lignes, la faillite du sens de la vie prend une dimension hyperbolique par

sa gravité toute négative, toujours dichotomiques pour Anka et son aïeul. Cette nouvelle

société en laquelle ne s’identifie guère le dernier « gardien du temple » traditionnel

(Rèdiwa que le narrateur présente comme « la poutre qui soutient la case ») débouche

sur un premier meurtre : Rèdiwa mourra de ne pas pouvoir vivre dans la société

moderne.

2.2.2. La mort

Toute l’économie romanesque de notre corpus laisse apparaître des figures

traditionnelles, du moins celles qui jouent encore un rôle, comme éprouvées par les

drames qui travaillent leur corps aussi bien que leur esprit : ces drames perturbent

l’espace de vie des habitants. Pour Rèdiwa, la béance du monde (« Petite Venise »), l’a

soustrait de toute vie possible en dehors de ses propres repères humains (« le village

entre la rivière et le grand fromager »). Alors que chez Makaya, l’homme de toutes les

situations, toute « l’inquiétante étrangeté176» et l’insoupçonnable apparaissent alors au

grand jour. Une catastrophe s’est abattue sur « le pays des Etenga ». Personne n’a cru

175 Owondo (L), op.cit, pp11-12. 176 Freud (S), L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, p.260.

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en ce qui doit plus tard se poser comme évidence et causer la déperdition totale du

village des « Hommes Intègres ». Ce qui est vite perçu dans le malaise du personnage

de Gaston-Paul Effa, c’est que le dernier « gardien du temple », dès le début du roman,

est entré dans une crise qui s’origine en une sorte de rupture des liens métaphysiques

entre le cosmos et lui ; le dialogue autrefois possible entre le chef et les esprits

supérieurs, se trouve brutalement interrompu par une catastrophe qui plonge les natifs et

surtout lui-même, le chef, dans le désarroi. Le narrateur rapporte :

Aujourd’hui, il ne restait rien. Les yeux fixés sur sa vie, ce n’était que ses propres

manques qu’il pouvait revoir et ressaisir, auxquels s’aggloméraient les images de la

famine. Makaya aurait voulu décrire cet enlisement interminable dans lequel il

s’enfonçait, en particulier pendant ces journées où le désir lui-même se diluait, pour ne

déboucher sur rien que sur ce vide précisément, sur ce trou noir, sur cet insondable

rien177

Ce qui est marquant dans cette crise que traverse le village des Hommes Intègres

ce n’est pas forcement la famine qui frappe les villageois, mais plutôt la perte du

pouvoir du chef : il ne peut plus communiquer avec les esprits supérieurs, les forces

occultes pour éviter de telles catastrophes. Cette incommunicabilité et cette perte de

pouvoir, sont le commencement d’une crise profonde qui plonge graduellement cette

figure emblématique dans une sorte d’abîme au fil du roman. De même, l’effondrement

du dialogue Rèdiwa/Esprits chez Laurent Owondo ouvre sur une impasse qui assujettit

tous les natifs du « village entre le grand fromager et la rivière aux galets ». Aussi, la

vacance de ce qui est resté de ce « village aux galets » et l’incommensurable retrait des

177 Effa (G-P), op.cit, p.14.

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dieux à travers leur aptitude à ne pas vouloir contrer la déréliction continue des

croyances, débouchent sur une nostalgie qui fait des origines la seule porte bénéfique

par laquelle la vie doit entrer et redonner sens à toute chose. Voici comment Rèdiwa

tente de donner espoir de vie à son petit fils, puisqu’il a perdu toute maîtrise sur les

choses de la vie :

La caresse de l’aïeul le faisait se retourner en pensées vers la rivière de gros galets qui

se jetait à la mer du côté où le village finissait178

Ici, les « pensées » de l’aïeul vers « la rivière de gros galet » expriment le

vacillement des valeurs parce que l’espace topique ne garantit plus la pérennité des

valeurs, « le village finissait ». Le plus déterminant dans le parcours narratif de Rèdiwa

chez Laurent Owondo et Makaya chez Gaston-Paul Effa, c’est l’écriture qui enfonce

ses personnages dans un cycle cataclysmique et irréversible qui les draine jusqu’à la

mort. Une mort terrible pour Rèdiwa qui emporte presque avec lui tout le savoir et/le

pouvoir dont il est le dernier à connaître le secret :

À l’heure où le soleil magnifie l’horizon de pourpre avant de s’enfoncer dans la

mer, l’enfant vit revenir ceux qui avaient fait escorte à son aïeul assoupi. Chacun

rentrait à reculons dans la cour, se lavait le visage d’eau salée avant de l’enduire de

cendre. Pour la première fois depuis ce matin, Anka se rendit alors à l’évidence : Tat’

était mort sans lui donner ses yeux.179

178 Owondo (L), p.11. 179Owondo, op.cit, p.48.

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Le narrateur nous fait revivre la mort de l’aïeul à travers le rituel et son champ

syntaxique qui, dans les sociétés francophones et africaines, exprime le décès. L’action

de « rentrer à reculons » de se laver « le visage d’eau salée » est ce qui non seulement

met fin à la longue tradition de la transmission du pouvoir, mais ne légitime pas

directement Anka comme la nouvelle figure, si l’on entend par « figure » la forme

façonnée pour figurer, donner à voir. La mort de l’ancien est ressentie comme une

rupture violente par l’enfant. Une rupture que l’écriture tend à organiser au fil de la

narration. Elle refuse d’assurer la tradition, une tradition qui meurt avec Rèdiwa. Par

ailleurs, pour la lignée de Rèdiwa, cette mort, Kota, le fils, la vit de façon intérieure. En

ce sens le narrateur précise :

Il fallait voir kota. Il n’avait désormais de fou que ses yeux enfiévrés de haine et

cette haine même trouvait fondement. Il regardait la nuit. Elle était sale. Les étoiles qui

la criblaient ne pouvaient pas grand-chose ni la lune qui pendait comme une parole

venue mal à propos. Rien avoir avec ces nuits là-bas. Et sa mémoire se fracassait à

force de ne pouvoir déboucher sur les gestes simples qu’elle appelait. La terre du père

s’enfonçait tel un coin dans sa chair. Elle gisait en lui intacte. Mais pourquoi leur

rendez-vous ici, en ce lieu de crasse et d’excréments ? (…) C’était déjà tout vu. Il savait

comme d’éternité ce que voulait dire le vide. Le tout est de savoir si ne plus rien avoir

c’est n’être rien180 »

Il y a un rapport étroit entre la mort de Rèdiwa et le malaise de Kota. Il plonge

même dans une folie qui le perturbe dans la distinction des choses en tant que chef de

famille. La luminosité céleste lui apparaît, par exemple, comme un gros trou noir au

sens où la nuit « était sale », « la lune pendait comme une parole venue mal à propos ».

180 Ibid, p.78-79.

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La mort de l’ancêtre apparaît comme une secousse terrible à laquelle Kota ne peut faire

face. Tout s’écroule à tel point que le narrateur utilise l’image de « la terre » et de la

« chair » pour accentuer la brisure du lien entre le père et le fils. Socialement, la mort de

celui qui jusque-là constitue les dernières racines de la tradition est vécue, d’une part, à

travers les rapports sociaux troublés entre les natifs du « village aux gros galets » et les

habitants de petite Venise, et d’autre part entre les habitants du village, rompant ainsi

l’harmonie d’avant la mort de Rèdiwa. La cohérence sociale, qui pendant longtemps,

existait dans la société traditionnelle a fait faillite. Cette faillite peut être caractérisée

chez Gaston-Paul Effa par l’indifférence des populations face à la fin tragique de leur

chef. A ce propos, ce passage illustre l’attitude étrange des villageois vis-à-vis de

Makaya :

Le lendemain, les villageois le trouvèrent, appuyé contre l’arbre. Ils haussèrent

les épaules, s’étonnant à voix haute qu’on pût dormir de la sorte, par une nuit si

humide, ajoutant qu’il fallait bien être doué de pouvoirs occultes pour affronter le

volubile combat des éléments. Ils ne le réveillèrent pas. Ce n’est que bien plus tard,

lorsqu’il ne le virent pas revenir, qu’ils comprirent qu’il avait enfin entrepris son long

voyage, que les coquelicots avaient fleuri le fossé, dans les ténèbres de la mort. Son sac

protecteur avait disparu181.

Le lien entre le chef et ses habitants est brisé. Il est désormais sans pouvoir

d’autant que les « villageois » qui « le trouvèrent » ne manifestent aucun signe de

respect. « Ils haussèrent les épaules » en signe de mépris ou d’étonnement.

L’étonnement de voir un chef « dormir de la sorte » fait que Makaya est nié par les

siens, par son espace qui précipite sa mort, car son savoir occulte ne lui a pas permis

d’affronter l’humidité de la nature. 181 Effa (G-P), op.cit, p.129.

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Les romans étudiés traduisent la conscience évidente qu’ont les personnages, de

leur incapacité à modifier la courbe de leur propre fatum. Ces maîtres spirituels et

détenteurs des pouvoirs magiques ont, dans cette société post-indépendances, perdu tout

le mouvement de la pensée. Cette pensée est désormais traduite dans l’économie

romanesque par l’inconstance et la fragilité de la tradition face à la pénétration du

système politique occidental et de la culture qui l’accompagne. C’est pourquoi « Petite

Venise » qui en est la figure est regardée par Kota, Anka et Nindia comme emblème du

Mal dévitalisant : c’est par elle qu’est entré le second meurtre de Rèdiwa que le

narrateur rapporte en ces termes :

Il finit par venir, l’usurpateur, mais il ne voulut rien entendre. Les larmes et les

malédictions ne le firent pas frémir. La résistance de ceux qui osèrent brandir leurs

armes dérisoires ne le fit pas reculer. Il frappa, écrasa, éparpilla. Il avait promis, il

tenait à sa promesse. Du grand fromager à la rivière de gros galet, pas une case

debout. Rien pour appeler ce qui était, sinon la blessure profonde dans la chair des

habitants182

La logique narrative qui s’ouvre sur la mort des figures traditionnelles peut avoir

une double signification. Dans un premier temps, l’écriture se refuse le droit de nommer

un monde qui a perdu tous ses repères avec la venue d’un monde nouveau. Ce rapport

dichotomique, entre le « village des galets » qui symbolise l’équilibre socio-

cosmologique et la survivance du modèle traditionnel, éradiqué pour laisser place à

petite Venise, symbolisant le monde moderne, est à l’origine de la mort des figures. La

mort des valeurs traditionnelles prend une valeur symbolique. Le vieux Rèdiwa, qui

182 Owondo (L), op.cit, p.58.

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symbole de l’unité entre l’au-delà et le monde sensible, meurt sans transmettre le savoir

au petit fils. Plus symbolique encore, la mort du chef des Etenga. Makaya meurt au pied

d’un arbre pour assurer son ascension vers le ciel et rejoindre les autres grandes

divinités. Car l’arbre dans les croyances africaines symbolise « la demeure des génies

compatissants qui montrent le chemin183» aux voyageurs dans le monde de l’au-delà. A

ce propos, pour Mircea Eliade comme pour Simone Vierne, l’arbre, comme le poteau,

est considéré non seulement comme un des

« symbolismes de l’ascension184 » mais aussi comme « un pilier cosmique dont

l’ascension permet de pénétrer du ciel185».

Chez les autres romanciers, l’acte de mourir n’est parfois pas clairement

signifié. Nulle part dans le texte d’Olympe Bhêly-Quenum l’écriture ne laisse percevoir

un passage qui souligne la mort du vieux Atchê. Seul le rapport entre l’écriture et Kofi-

Marc Tingo dans ses souvenirs nous indique la présence du sage dans le monde des

ancêtres. Voici comment l’écriture nous la signifie :

Sa place de plus en plus envahissante dans sa vie le gênait parfois, mais il s’était

beaucoup attaché à lui et l’aimait par-delà la mort ; une sensation de bien-être, même

de bonheur, irradiait en lui dès que sa voix se remettait à s’infiltrer dans ses oreilles et

qu’il en tirait des enseignements pour l’action en cours, ou celle qu’il entreprenait186

Le narrateur établi un dialogue entre le mort et le docteur. « Les morts ne sont

pas mort » soulignait déjà Amadou Hampaté Bâ. C’est cette croyance qui procure au

docteur Kofi-Marc Tingo « une sensation de bien être » alors que manifestement celui 183 Ngorwanubusa (J), Boubou Hama et Amadou Hampaté Bâ, op.cit, p.224. 184Eliade (M), Traité d’histoire des religions, op.cit, p.98. 185 Vierne (S), op.cit, p.43. 186 Bêly-Quenum (O), L’Initié, op.cit, p.316.

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qu’il aime est déjà « mort ». L’évocation de la mort de l’oncle Atchê se fait alors par

une subtilité du langage, liant toujours le souvenir du médecin à son activité

professionnelle. Rien n’est donc donné de manière gratuite lorsqu’il faut souligner les

circonstances de la mort de l’ancien. Les textes francophones tentent de souligner le

meurtre du père à travers l’ébranlement des figures traditionnelles et détentrices des

pouvoirs. Seul Olympe Bhêly-Quenum fait exception. Il crée un équilibre de force et de

dénonciation des mauvaises utilisations du Savoir traditionnel. C’est pourquoi chez lui,

seules les figures négatives du

Pouvoir traditionnel sont frappées par cette mort, en l’occurrence les sorciers

comme Djessou.

Lorsqu’on aborde aussi l’articulation du mythe de la mort - celle de Rèdiwa

(chez Laurent Owondo), de Atchê (chez Olympe-Bhêly Quenum), ou du chef Makaya

(chez Gaston-Paul Effa) - dans les écritures d’aujourd’hui, on remarque généralement

que la mort est considérée dans un double aspect dont le premier est la mort physique

qu’on peut considérer comme naturelle (en sorte qu’elle est réalité évidente qui

s’impose à tous) ; et le deuxième aspect est celui de la mort vue comme rituel

initiatique, c’est-à-dire prise comme acte symbolique (surtout dans le cas où le lecteur

est africain), parce qu’elle est directement liée à l’histoire et aux croyances. Louis

Vincent Thomas187 dans son ouvrage reconnaît le côté symbolique de la mort en la

présentant comme un symbole, celui de la finitude (apparente pour l’homme) de

l’existence individuelle. La mort chez les Africains, qu’elle soit initiatique ou naturelle

est donc un recommencement – d’où son caractère mythique -, elle n’est jamais une fin.

187 Thomas (L-V), Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975, p.434.

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Certains écrivains, à l’instar du camerounais Gaston-Paul Effa, s’attellent à montrer

cette répétition symbolique à travers le cycle de la lune. La lune disparaît

périodiquement, c’est-à-dire « meurt pour renaître trois nuits plus tard ». Cette

symbolique de la lune souligne que la mort est la condition première de toute

régénération physique. Autrement dit, tout comme la disparition de la lune n’est jamais

définitive, la disparition de l’homme ne l’est pas davantage. Ici l’acte symbolique de la

mort est pris comme fondement de toute naissance spirituelle.

Cette première conception de la mort se résume au dépassement de « la condition

naturelle ignorante de la religiosité et aveugle d’esprit ». L’initiation au cycle de la lune

par le maître spirituel Makaya aux futurs initiés participe alors de la volonté du maître

de la parole d’amener ses futurs disciples à renoncer à leurs comportements et à montrer

la capacité de l’initiation à pouvoir les régénérer dans tous leurs états:

Aujourd’hui que la lune croît, j’ai décidé de vous instruire sur les neufs étapes qui

feront de vous des hommes. Ecoutez bien, sinon la fourmi aura bu le flot de notre

rivière, et la tortue aura fait le tour du monde, avant que vous ne soyez dignes d’être

appelés Hommes Intègres188

Il faut et pourtant avouer que le mythe de la mort formulé dans les textes n’est

plus seulement ce mythe historique, mais un mythe littéraire. Il est fondé d’abord sur la

capacité de l’écriture à contester l’ordre historique de l’appréhension du mythe à savoir

la vision « feuilletée du mythe189». Il faut entendre ici toute la description faite autour

du mythe. L’écriture crée ce réseau de signification autour du thème de la mort qui

188Effa (G-P), op.cit, p.114. 189 Eliade, mythes, rêves et mystères, op.cit, et Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.cit

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donne forme au mythe. C’est en cela même que se dévoile la deuxième dimension du

mythe à savoir qu’il est hors d’un temps précis. Une valeur intrinsèque est attribuée au

mythe. Les évènements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une

structure permanente. Autrement dit dans à un moment donné de l’écriture, les

structures établies deviennent purement pragmatiques et ne répondent nullement à une

nécessité logique de mise en valeur

d’une situation historique. Car on le sait avec Siganos que l’écriture « renvoie à

l’individu et non à la collectivité, aussi bien pour tout ce qui touche à sa création et non

à sa consommation190 ».

2.2.3. La forêt

Dans la pensée négro-africaine, la forêt et l’eau sont les lieux sacrés où résident

des esprits qui font subir aux initiés de rudes épreuves au terme desquelles ils

acquièrent puissance et bénédiction. Voilà en quoi l’eau et la forêt évoquées par l’auteur

(voir citation dans le mythe de l’eau) peuvent être perçues comme le salut d’une longue

errance pour les deux fugitifs. Ce voyage initiatique fait découvrir aux enfants un

monde nouveau où ils perçoivent la symphonie sans fond de mille insectes ainsi que les

odeurs de la forêt. À travers cet espace sacré qu’est la forêt, l’écriture renoue le lien

avec la conception traditionnelle de la forêt qui est un espace éloigné de la vie

courante191. Elle est « la forêt du temps, la forêt de la vie 192» pour les fils de Chaïdana

puisqu’ils rentrent en contact direct avec les puissances sacrées. C’est au sortir de cette 190 Siganos (A), « Ecriture et mythe, la nostalgie de l’archaïque » in Questions de mythocritique, ouvrage collectif sous la direction de Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe Walter, éd. Imago, 2005, p.11. 191 Makouta-Mboukou (J-P), op.cit, pp38-42. 192 Labou Tansi (S), op.cit, p.101.

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initiation que les enfants trouvent la force pour combattre le régime des Guides. Chez

Sony Labou Tansi donc, le caractère universel du mythe fondateur de la forêt est abordé

de manière particulière : seule l’action des personnages nous rappelle le fonctionnement

historique de ce mythe. Pour l’auteur congolais, le mythe de la forêt n’est plus réduit ni

à un langage, ni à une harmonie, il est désormais le lieu

où la cohabitation des symboles contient la compréhension du sens. La dimension

mythologique laisse ainsi apparaître « un moment essentiel de la rupture, les étapes de

l’évolution chronologique, les pesanteurs de la pratique même de l’écriture193 ».

La volonté de l’auteur de réduire le mythe de la forêt à la simple cohésion des

matériaux linguistiques aboutit à refuser un monde qui bâillonne les libertés

individuelles. Par le symbole de l’eau et de la forêt, Sony Labou Tansi cherche à faire

de son espace littéraire une parole fixatrice qui permette de définir ses personnages par

rapport à la chronologie de l’histoire. Ainsi, il joue à mythifier des champs de la

connaissance telle la liberté de ses personnages. L’enjeu ici est d’amener le lecteur à

s’interroger sur la raison d’être des causes et des motifs de ce mythe. La parole fixatrice

a désormais valeur de mythe, et Jean-Philippe Chimot dans une récente étude consacrée

au rapport entre histoire et mythe proposait « que l’on entende par mythe non plus

l’invraisemblable complaisamment dévalorisée de la fable, mais une parole d’une

grande importance, qui joue un rôle déterminant dans l’appréciation et le comportement

d’une chose, d’un individu, d’une collectivité »194

193 Ngandu Nkashama (P), Ecritures et discours littéraires : étude sur le roman africain, op.cit, p.83. 194Chimot (J-P), « Delacroix, Daumier : entre histoire et mythe », in Romantisme, N°104, 1999, 2è trimestre: 43, in Littératures francophones : langues et styles, op.cit, 2001, p.171.

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C’est en ces termes que nous appréhendons chez Sony Labou Tansi la

formulation de la forêt comme structure d’images et comme motif narratif. Dans la

description que l’auteur fait du pouvoir des Guides, nous retrouvons cet espace qui

fonctionne sous une forme métaphorique. La forêt comme les fusils est devenue un

espace meurtrier. On peut facilement saisir cette image à partir de la description du

cadre et de l’ambiance qui prévaut lors du rassemblement, énoncé par l’auteur :

Un semblant d’ordre était établi dans la foule et le directeur central des affaires

protocolaires arrangea la venue du Guide qui arriva au milieu d’une forêt de fusils195.

L’ombre de Martial réapparaît dans la chambre du Guide providentiel à travers

des indices étonnants, mais qui échappent à l’attention de ce dernier :

Quand le guide, entra ce soir-là dans sa chambre, il ne vit pas la forêt d’inscription au

noir de Martial qui pavoisait la pièce196

Un autre exemple de cette rupture des formes et du sens autour du mythe de la

forêt révèle les dérives d’un pouvoir à la recherche d’une assise. Étant donné, sa

méthode de gouvernance, la politique du Guide providentiel consiste à imposer sans

réserve sa volonté à tous ses sujets, quels qu’ils soient, et en particulier ses acolytes.

L’objectif majeur est la neutralisation de toutes les libertés en accroissant en même

temps toutes les restrictions. Une seule formule est utilisée par l’écrivain pour rendre

195 Labou Tansi (S), op.cit, p.39. 196 Ibid, p.67.

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compte de cet état de fait, de cette situation insoutenable pour les habitants de la

Katalamanasie :

Ceux qui prononçaient le mot « enfer » ou « douleur » étaient pendus. La liste des

interdits s’allongea rapidement et on arriva à une forêt d’interdits où les gens

craignaient être mangés par le lion de la cruauté197.

La forêt dans nos exemples est défaite de son sens mythique dans le texte de

Sony Labou Tansi, à savoir ce lieu sacré où se livrent les secrets de la connaissance et

assure le processus de la renaissance, et dont Gaston-Paul Effa tient le plus souvent à

rappeler les caractéristiques symboliques et magiques puisqu’elle est « un site familier

au rêve, comme une grotte à ciel ouvert où les jeunes enfants renouaient avec les secrets

de leur enfance, protégée, délivrée de l’oppressante ténèbre de la fièvre typhoïde198». Il

y a ici non seulement, à travers la forêt la matérialisation d’une étape initiatique, mais le

lieu où le sacré se révèle aux initiés. Par contre le mythe constitué autour de la forêt

dans La Vie et demie fonctionne comme un comparant à travers le rapprochement qui

s’établit entre le monde humain et le monde végétal. La forêt n’est plus ce lieu sacré,

elle se pose à l’évidence comme une image des pouvoirs dictatoriaux en pleine

effervescence en Afrique dans les années 70-80 comme l’a si bien souligné Anatole

Mbanga199. En effet, les fusils décrits plus haut, les interdits sont des éléments qui

justifient à grande échelle un pouvoir autoritaire (militaire). Le syntagme « une forêt

d’interdits » symbolise la mystification et la mythification du pouvoir, derrière lequel se

197 Ibid, p.135. 198 Effa (G-P), op.cit, p.41. 199Mbanga (A), Les procédés de création dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, Paris, L’Harmattan, 1996, p.195.

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cache une réalité particulièrement douloureuse et épouvantable. Cette réalité dévorante

est telle dans

l’œuvre de Sony Labou Tansi qu’elle devient « un indice qui permet d’opposer la forêt

au jardin, la sauvagerie africaine à la civilisation occidentale, l’obscurantisme africain

(dont la solidarité, le rythme et le symbolisme, la communion avec la nature) aux

lumières de l’Occident (dont la raison, la technique, le christianisme, l’Individualisme,

la nature), la tradition à la modernité, le désordre du monde africain à l’Ordre

occidental200. »

Cette opposition systématisée, formulée par ces critiques, peut parfois paraître

un peu simpliste, caricaturale et réductrice. Car la forêt telle qu’elle apparaît dans

l’œuvre laboutansienne avec une certaine complexité, nécessite une attention

particulière. C’est en effet dans la forêt que l’écrivain localise un Etat démocratique, où

coexistent divers groupes sociaux, le Darmellia, qui se veut aussi un espace de liberté

où la vie re-acquiert la valeur sacrée, donc un Etat, en rupture avec l’ordre des Guides et

de la dictature, par opposition à la Katalamanasie.

2.3. Appréciation historique et littéraire du mythe

Le mythe a une connotation large comme le souligne André Siganos201. Dans le

domaine de « l’histoire des religions », le mythe, enseigne Mircea Eliade, « raconte une

200Bisanswa (J.K), « Littérature et représentation chez Sony Labou Tansi » in Littératures francophones, op.cit, p.91. 201 Siganos (A), « Définition du mythe » in Questions de mythocritique, op.cit, p.85.

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histoire sacrée » qui sert « de modèle au comportement humain ». Pour Jacques

Chevrier, s’inscrivant dans un contexte purement africain, il « raconte une histoire

vraie », alors que chez Marie Delcourt il est « un essai d’explication d’une réalité sentie

mystérieuse ». Il a donc une portée étiologique : servant d’interprétation à des

phénomènes incompréhensibles. De leur côté, les psychologues s’emparent du terme

pour désigner une traduction des pulsions inavouables refoulées sur le surmoi. Par

ailleurs, des écrivains comme Raymond Trousson202 et Pierre Brunel203 comprennent le

mythe comme « motif » pour le premier et comme « type » pour le second. Pierre

Albouy204 s’oppose à cette vision du mythe. Dans un ouvrage remarquable, il nous

conseille plutôt de parler de mythes littéraires, rejetant la notion de thème en soi, c’est-

à-dire « l’ensemble des apparitions du personnage mythique dans le temps et l’espace

littéraire envisagé », qui exigerait d’en relever jusqu’aux moindres allusions. Pierre

Albouy veut s’en tenir au mythe littéraire, lequel implique « un récit, que l’auteur traite

et modifie avec une grande liberté » (ce qui est le cas dans nos textes) et qui n’existe

que si l’artiste a réussi à lui donner une signification nouvelle.

Mais cette approche littéraire du mythe nous sort-elle de l’embarras pour son

appréciation ? Rien ne le laisse présager. Un mythe littéraire, en dépit de l’étymologie,

n’implique pas nécessairement un récit. Si le mythe de situation - comme celui de

Chaka ou Soundjata souligné dans les premières écritures africaines – suppose un

ensemble de données historiques, le mythe des héros (Koyaga, Martial)

202Trousson ®, Thèmes et mythes, éditions de l’université de Bruxelles, 1981, p.16. 203Brunel (P), Mythocritique ; théorie et parcours, Paris, P.U.F, 1992, p.28. 204Albouy (P), Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, 1969, p.9.

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se rend vite indépendant d’un récit explicite. L’« ensemble des apparitions des

personnages mythiques », peut ignorer la continuité de la tradition profonde pour ne

tenir compte que « des œuvres élaborées et risquer de n’accepter pour mythe qu’une

manifestation tardive du personnage205 ». Cette approche littéraire du mythe ouvre une

configuration supplémentaire à laquelle tentent de répondre les comparatistes, à savoir

qu’il n’y a de mythes que hors des textes littéraires. Pour eux, le mythe cesse où

commence la littérature, au point que J.P Vernant206 a pu montrer que la tragédie ne fait

son apparition, à la fin du VIe siècle, que lorsque le langage du mythe n’est plus

réellement signifiant pour la cité207. Comme dit Roger Caillois, « c’est précisément

quand le mythe perd sa puissance morale de contrainte qu’il devient littérature208».

Barthes, dans cette querelle de définitions, assure que le mythe « ne se définit pas par

l’objet de son message, mais par la fiction qui le profère ». Il est clair au contraire que

l’importance originelle du mythe n’est pas littéraire ; elle est dans les évènements

rapportés. Dans le cadre de notre étude, le problème qui se pose consiste à déterminer

quelle est la place de ce mythe, d’une part dans une tradition littéraire encore à tendance

orale, d’autre part dans la production romanesque contemporaine fortement marquée

par « une tradition littéraire occidentale laïcisée et sécuralisée209».

205 Trousson ®, op.cit, pp.19-20. 206 Vernant (J-P), Mythes et tragédies dans la Grèce ancienne, Paris, 1973. 207 Trousson ®, op.cit, p.20. 208 Caillois ®, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938, p.181. 209 Chevrier (J), « Littérature africaine » in « Notre librairie », n°144 avril juin, 2001.

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L’inscription des mythes dans les textes de la littérature francophone nous

montre l’écart qui se crée entre la conception traditionnelle du mythe et celle

d’aujourd’hui. Ici, l’écriture ne cultive plus opiniâtrement ce poncif de la célébration du

mythe des origines. L’écriture du mythe210 s’inscrit en traduisant le mal être des

personnages, la bifurcation de l’histoire et la mort à venir de ce qui est aussi le siège

même des valeurs traditionnelles. Ainsi, nos romanciers ont réussi à se libérer

valablement du mythe des origines et de son influence. Ce qui apparaît dans cette

lecture ou relecture des mythes, ce n’est pas la volonté de rompre forcement avec les

traditions, ou de les condamner violemment comme le fait Yambo Ouologuem211, mais

de lire autrement le sens connoté traditionnellement par ces mythes. Car dans une

certaine mesure, les textes de nos romanciers s’inscrivent dans une écriture du mythe,

revendiquent implicitement la pleine compréhension des valeurs ancestrales et

l’ouverture à la modernité comme le rappelle Laurent Owondo dans la revue « Notre

librairie » : « il ne s’agit donc pas de faire du folklore. Il s’agit d’interrogation.

Interroger le passé en le juxtaposant au présent212». L’inscription des mythes dans les

romans d’aujourd’hui, consiste donc à rendre compte de la réalité vivante de la tradition

orale à partir de son mouvement répétitif. Mais cette récurrence sert certainement aux

nouvelles écritures à traduire aussi bien le principe même de la tradition que le mal, qui

est dévoilé par la nouvelle quête esthétique.

B/ LECTURE DES FIGURES DANS LA CONFIGURATION DU POUVOIR

TRADITIONNEL

210 Lévi-Strauss a souvent insisté sur le fait que le plus souvent, dans le mythe, la réduplication d’une unité n’est que le camouflage d’une structure dégradée, in Mythologie II, Du miel aux cendres, Plon, 1968, pp.138-139. 211 Ouologuem (Y), Le devoir de violence, op.cit. 212 Propos recueillis par André Tolofon et Jérôme Ndzoungou lors d’un entretien avec l’auteur, « Un nouveau romancier : Laurent Owondo », in « Notre librairie », n°105, Avril- Juin 1991, p.94.

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CHAPITRE III. MODALISATION ET FIGURES DU POUVOIR.

La lecture des modalités des figures213 vise dans les textes francophones à

procéder à l’analyse de leurs formes de représentations modales. L’analyse vise ces

représentations telles qu’elles sont posées et médiatisées par les narrateurs. Les romans

de Gaston-Paul Effa, de Jean-Marie Adiaffi, et de Laurent Owondo sont les principaux

textes de base de l’étude ici introduite.

Les figures du sujet seront questionnées dans ces œuvres à partir des modalités

les plus récurrentes. L’analyse de l’expression modale des figures du sujet n’a pas pour

but de donner la définition modale en accord avec l’identité référentielle des sociétés

africaines posées par la littérature. Elle ne s’intéressera qu’à rendre repérable son

expression textuelle, quitte à en extraire des saillances qui permettront de donner corps

à l’objet identité. Au-delà donc du savoir qui caractérise la cognition partagée des

groupes culturels, « les modalisations syntaxiques214 » de la théorie du sujet que nous

avons retenues sont : « le savoir, le pouvoir, le devoir et le croire ». Ces modalités ne

sont interrogées ni sur la même isotopie ni sur la même catégorie sémiotique.

3.1. La modalité du savoir

Nous abordons la question du « savoir sur l’être », c’est-à-dire qu’il s’agit de

distinguer l’état dans lequel l’être recouvre aussi bien des états que des transformations, 213 Il faut entendre par figure la première définition que lui attribue J.Fontanier à savoir considérer l’homme physiquement et les limites dans son étendue. Et non comme figures des mots ou figures de pensées, in Les figures du discours, Flammarion, 1977, p.63. 214 Courtès (J), Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, Hachette, 1976, p.42.

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ainsi que son savoir-faire. Dans les sociétés africaines francophones, c’est cette

modalité qui valorise le chef et fait la distinction entre ce sujet et son peuple. Nous

abordons l’étude du savoir principalement à travers le cri que tu pousses ne réveillera

personne de Gaston-Paul Effa. Il est aussi vrai que cette approche pouvait se vérifier sur

toutes les figures du sujet (négative ou positive, nous le verrons plus loin) qui valorisent

le pouvoir traditionnel. Le long de notre travail, nous cernerons le personnage de

Makaya sur « la formule sténographique 215» dont le programme narratif élémentaire se

présente comme suit :

(S (sujet du faire) > (S1 (sujet d’état) n 0 (objet de valeur)

(S (sujet du faire) > (S1 (sujet d’état) u 0 (objet de valeur)

En ses phases introductives, le texte présente l’harmonie du village et la

symphonie de la nature à travers sa quiétude. Puis, s’en suit la description de la

sécheresse qui frappe le village et bouleverse les habitudes des villageois. Le dévolu de

la population de ces mêmes villageois se jette alors sur Makaya, parce qu’ils sont sûrs

« de trouver en Makaya cet accueil qu’il n’avait cessé de leur réserver216 ».

Sémiotiquement, on peut dire que, du point de vue de la situation du village des

Etenga, la personne de Makaya implique un savoir, parce qu’il est le seul à sortir le

village de la misère. Dès lors, le savoir sur « l’être » (Makaya) est « actuel », alors que

son savoir-faire reste toujours du domaine du virtuel. Il actuel, parce que le peuple croit

en lui, et il est virtuel en ce sens que le savoir qu’il est sensé détenir n’est

215 Bertrand (D), Précis de sémiotique littéraire, Nathan, 1995, p.185. 216 Effa (G-P), op.cit, p.18.

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manifestement pas encore concret, d’autant plus que le village demeure dans une

situation d’alerte et/ou d’urgence. Cet effet de contradiction s’explique par le fait que

Makaya peut avoir le savoir sur le comment modifier les évènements, mais il ne sait

peut-être pas comment utiliser ce savoir. Ce qui, par conséquent, justifie la théorie selon

laquelle le « savoir » n’implique pas forcement « le savoir-faire ». On peut par ailleurs

établir une relation de contradiction, sur l’axe du savoir, entre « le savoir actuel » et « le

savoir virtuel ». Et la relation entre sujet et objet de départ serait ainsi : (S n O), avec

pour S Makaya et O qui représente le savoir. Pour réaliser son faire, et réaliser sa

compétence symbolisée par l’arrêt de la sécheresse, le sujet Makaya doit d’abord se

doter d’un savoir-faire, nous avons souligné le paradoxe. Le savoir actuel devient pour

S la condition du pouvoir et établit aussi la possibilité du faire de S. Le savoir-faire de

Makaya consistera alors en une bonne utilisation de son « havresac », de « l’écorce de

roseau», du « sceptre » et de la « machette ». De même, ces éléments dits de

« médiation », au sens de Courtès, instaurent chez Makaya le savoir-faire. Au bout du

compte, ce savoir-faire justifie le pouvoir dont il est le seul à

détenir. Makaya réalise son faire, autrement dit, il réalise une compétence puisque « six

lunes plus tard, il plut.217 »

Si on s’inscrit dans une perspective purement sociologique, le recours à Makaya

est validé par la position hiérarchique que celui-ci occupe dans le village : il en est le

217 Effa (G-P), p.19.

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117

chef. Et le chef est traditionnellement celui qui détient le savoir, le plus souvent

mystique, qui lui permet de répondre aux attentes de ses sujets.

Dans les deux cas de figure (sémiotiquement et sociologiquement), Makaya

reste la figure de réalisation de compétence et de valorisation du statut de chef. Par

ailleurs, le savoir est confirmé chez Gaston-Paul Effa comme la matrice de toute les

réalisations possibles. Il apparaît par contre une double satisfaction chez Makaya : celle

de rendre le village des Etenga heureux comme par le passé (même si la suite du récit

présente des passages apocalyptiques) ; la deuxième satisfaction relève du fait que

Makaya en réalisant cette compétence, s’assure encore d’une longue période de

longévité en tant que chef du village.

3.2. La modalité du devoir

La société africaine observe une culture selon laquelle le sujet du devoir

implique qu’un sujet du savoir soit valorisé. C’est ainsi que, dans La Carte d’identité,

les autres personnages s’inclinent devant le savoir de Mélédouman, et sont soumis à un

devoir-faire :

Chacun le salua avec les deux mains réunies en bouquet, en signe de respect et

de vénération. À sa voix, Mélédouman reconnaissait sans hésiter chacun des hommes et

des femmes qui parlaient218.

218 Adiaffi, p.75.

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Avant de poursuivre l’analyse, remarquons par un rapide constat que, pour le

narrateur, le syntagme narratif « chacun le salua avec les deux mains en bouquet » ne

marque pas suffisamment l’intensité du pouvoir que le prince incarne; le narrateur

ajoute encore les termes « respect » et « vénération» pour donner davantage de valeur à

la proposition ; pour marquer l’emprise que Mélédouman à sur son espace social,

assumant ainsi le devoir comme tel, mais aussi pour investir sémantiquement la

représentation sociale et imaginaire du « respect ». C’est en vertu de cette vision du

monde qu’une convention sociale est impulsée : tout actant est potentiellement actant

du devoir. Dans le procès de la modalité du devoir, le personnage de Laurent Owondo

est en situation d’actant hypotaxique dans la mesure où il est soumis à l’observation des

règles qui le transcendent. C’est du moins ce que laisse croire le comportement de

Anka :

Elle écoutait Anka égrener d’une voix monocorde les noms de ses ancêtres. L’aïeul

hochait la tête, visiblement satisfait de ce que disait l’enfant.219

Aussi le devoir s’entend-il comme le respect, ou mieux, la réalisation continue

des traits de figure de la tradition. Dans cet ordre d’idée, un sujet transformé par le

véhicule traditionnel est toujours et déjà un sujet du devoir. Il est un sujet destiné à faire

réception de l’ordre du discours culturel. Le narrateur de le cri que tu pousses ne

réveillera personne signifie les enjeux culturels autour de son chef spirituel :

219Owondo (L), op.cit, p.30.

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Au moment choisi par lui, Makaya tira de son havresac une écorce de roseau, un

spectre – signe du commandement que dieu exerçait sur le village -, une machette qui

symbolisait son pouvoir sur la vie et la mort220.

Ici, il y a une double approche de la sémantique du pouvoir : d’abord la

manifestation de Makaya comme chef incontesté du village parce qu’il est le seul a

pouvoir offrir une issue face à la crise que connaît le village. Ensuite, cette solution est

rendue possible par le fait que le chef est doté d’un savoir hérité des anciens. Etant

donné qu’il a ce savoir et le pouvoir, il a le devoir de protéger les habitants, de réduire

les inquiétudes, de les rassurer face à la sécheresse qui sévit depuis des jours. Dans le

processus de réalisation de ses compétences, le chef fait intervenir l’havresac et la

machette pour arrêter la sécheresse et faire tomber la pluie. Ces éléments figuratifs dits

intermédiaires dans le dialogue mystique qui se produit entre le ciel et le chef sont

essentiels dans le pouvoir-devoir-faire du chef. Sans ses éléments il n’est rien et il ne

peut rien. En même temps, s’il y a réalisation d’une compétence possible du chef, ce qui

se produira d’ailleurs, c’est parce qu’il a eu les capacités individuelles, une force

intérieure, le geste juste, celui de prendre au moment ou il fallait les

éléments qui lui permettent d’arrêter la sécheresse et de contribuer au bonheur de son

peuple.

A une échelle générale, et vis-à-vis de l’institution sociale qui peut prendre le

nom de coutume ou de tradition, l’ensemble des actants des trois textes est tout

envisagé comme des non-sujets, eu égard à la tradition et aux coutumes qui sont le

véritable actant hypérotaxique. Les sujets n’agissent qu’en fonction d’elles. Car les 220 Effa (G-P), op.cit, p.18.

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traditions et coutumes plient le corps social à leurs exigences en vue de leur propre

régulation mythique, de leur perpétuation, de leur équilibre, de l’équilibre social

nécessaire à l’observation de l’identité référentielle et collective. Il se dégage que les

trois sujets n’expérimentent pas la même modalité du devoir. Si Mélédouman subit le

devoir et à ce titre en est le patient, Makaya et Rèdiwa l’exercent eu égard à leur statut

social de départ, ils deviennent des sujets de droit et sont reconnus comme tels par le

contrat de reconnaissance mutuelle établit avec l’actant collectif qu’est la société et eux.

3.3. La modalité du pouvoir

En définissant le pouvoir comme la possession du savoir-faire qui donne au sujet

une qualification, on plutôt une compétence, on peut analyser dans ces conditions la

manifestation modale du pouvoir et voir dans quelle mesure celui-ci structure l’identité

de nos personnages.

Dans les textes cités en référence auxquels nous ajoutons ceux de Kourouma et

de Bhêly-Quenum, le pouvoir est immédiatement perçu comme l’expression de

l’ « idéologie » selon l’arbre généalogique qui règle d’emblée les hiérarchisations

sociales. La somme de savoir acquise sur la base de l’expérience phénoménologique du

monde dispose les acteurs de la société à se positionner en fonction de leur compétence.

Cette idée est généralement archétypique et structure l’imaginaire collectif. Elle se

fonde même en isotopie « saillante221 » de l’identité dans le roman francophone. La

221La saillance selon Bernard Py peut être attribuée à une expression qui permet par convention d’identifier un genre textuel spécifique. Par ailleurs, PY ajoute aussi dans son article que la saillance se

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carte d’identité découvre une telle saillance. L’échange entre Mélédouman et le

commandant Lapine l’exploite. Mais présenter la modalité du pouvoir sous cette seule

isotopie, c’est contribuer à réduire son champ d’expression. En tant qu’il est

l’actualisation d’une compétence empiriquement acquise, le pouvoir élargit son champ

de définition dans d’autres contextes de réalisations. Ainsi, Bingo, griot et maître de la

parole, Bokano le chef spirituel, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Djessou

le médecin traditionnel dans L’initié et bien d’autres sont des « actants » du pouvoir. En

tant que ces figures apparaissent d’emblée à l’échelle sociale comme sujet de droit.

De fait, Olympe Bhêly-Quenum, dans son œuvre, montre Marcel Fagbé en

charge de défendre telle ou telle valeur idéologique. Grâce à la parole, ce personnage

espère la reconnaissance sociale de sa compétence et être élu député de la région. Dans

son discours, il parle non seulement pour le programme qu’il défend, mais se comporte

comme le porte-parole d’une vision collective. En fait, ce cas n’est pas isolé. Il

reproduit un schème culturel où les barrières sociales sont culturellement affectées : le

« je » (africain) est donc toujours multiple écrit Zadi Zaourou. Dans son contenu, « il »

équivaut à « nous222 ». Globalement, il en est ainsi du sujet africain vu par la littérature

des années 1980. L’« ego » existe sous une forme sociale collective « nous » plutôt que

sous forme individuelle « je ». Sa dépendance au système qui le modèle peut aussi,

situe à l’articulation entre objectivité et subjectivité, en ce sens que les conditions de la saillance d’un segment se trouvent d’une part dans certaines propriétés objectives du discours (observables), d’autre part dans la manière dont chaque apprenant perçoit, sélectionne et exploite ces propriétés. Les propriétés objectives favorisent plus ou moins la saillance, « l’apprenant, le chercheur et le discours. Quelques réflexions sur la notion de saillance » (p.117) in Approche critique des discours : constitution des corpus et construction des observables, Thérèse Jeannenet, institut de linguistique de l’université de Neuchâtel, 2004, 180p. 222 Zadi Zaourou (B), Césaire entre deux cultures. Problèmes théoriques de la littérature négro-africaine, Abidjan-Dakar, N.E.A, 1978, pp179-218.

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malgré le pouvoir, en faire un non-sujet en acte. Comme la collectivité supplante le

sujet, les acteurs d’un champ sémiotique n’ont d’autonomie que partielle :

Je sais que j’ai des adversaires ; tant mieux ! C’est le lot de tout homme

politique ; il n’y aurait pas d’émulation sans adversité, mais, Mesdames et Messieurs,

commençons par prouver, dès ce soir, que la démocratie dont il est beaucoup question

à cette époque-ci existe dans nos cœurs, si vous voulez que demain elle ait quelque

signification dans notre pays !223

Chez Jean-Marie Adiaffi, le passage du « je » à « nous » est assuré par effet de

syntaxe : l’énonciateur du message, Mélédouman, englobe aussi celui, à qui est destiné

le message à savoir Adé. Dans ce contexte dialogique, Mélédouman porte la

voix d’une masse silencieuse et les valeurs d’une Afrique nouvelle. On peut ainsi lire

dans La carte d’identité le passage suivant :

Je sais, nous sommes entre le marteau et l’enclume, dans une position intenable.

Ecartelés. Mais on peut limiter les dégâts, sauver les meubles. Le feu est déjà dans la

maison ; mais si l’on a encore cette possibilité, il faut sans attendre, appeler les

pompiers. C’est une question de secondes224.

On peut donc remarquer que le pouvoir et le devoir sont en relation réflexive,

c’est-à-dire que dans ce contexte d’énonciation, « le « je » ne peut désormais se réaliser

qu’en s’appuyant sur le « nous »225 comme le souligne Todorov dans ses études. L’un

223 Bhêly-Quenum, op.cit, p.198. 224 Adiaffi, op.cit, p.108. 225 Todorov (T), Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p.68.

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n’exclut pas l’autre. Réciproquement, le sujet du pouvoir peut être transformé en sujet

de devoir, eu égard à l’actant hypérotaxique qu’est la coutume ou l’idéologie qu’elle

révèle. Ceci explique que le « je » de Fagbé et de Mélédouman (niveau énonciatif) et de

Fagbé et de Mélédouman (niveau narratif) sont à la fois sujets du devoir et sujets du

pouvoir. Pour Mélédouman par exemple, il est sujet du pouvoir parce qu’il a la sagesse.

Et il est sujet du devoir parce qu’il se plie à l’attente d’un acteur hypotaxique.

3.4. La modalisation du croire

Par rapport au devoir et au pouvoir, le pouvoir-devoir-croire occupe une place

centrale tant il valorise les références culturelles médiatisées par les modalités

antérieures. En effet, l’ensemble des valorisations que révèlent le pouvoir et le devoir

ne peut prendre d’existence sémiotique que si le croire y affecte un coefficient

axiologique. Il ne saurait plus y avoir de sujets ni d’objets affectant la valeur ou affectés

d’une valeur si Djessou, grand sorcier-guérisseur, n’était pas distingué pas ses

pouvoirs comme le narrateur le précise si bien dans les recommandations ici

représentées :

« Écoute-moi bien, mon fils : tu vois cette poudre noire ? Garde-toi d’en avaler une à

ton réveil, avant de parler à qui que ce soit » était l’impératif de Djessou auquel des

jeunes gens, même instruits, se pliaient avec la docilité d’un malard226.

En fait, il y a d’abord un croire sans lequel « la poudre noire » ne pourrait avoir

de la valeur ni pour Djessou qui l’a fabriquée, ni pour le jeune qui l’a recommandée. À 226 Bhêly-Quenum (O), op.cit, p.128.

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un niveau méta-structurel, cette poudre noire ne représente plus rien si on sort de ce

cadre social et de la croyance. Également, si cette poudre noire réalise un croire en

lequel se projette la société « Oukô tout entier227», c’est qu’elle fonde une pratique dans

laquelle la société littéraire se réfléchit. Le croire instruit donc un repli réflexif

permanent entre l’objet de valorisation et le sujet valorisant. De la sorte, on finit par

aboutir à une sorte d’intersubjectivité. Dans La carte d’identité, le narrateur argumente

dans ce sens lorsqu’il affirme :

Sur Bettié le soir tombait nonchalamment. Calme. Paix. Beauté. Le crépuscule fastueux

enterrait dans la pourpre et l’or les derniers rayons du soleil. Tout le pays

l’accompagnait, pénétré, fasciné par le don mystérieux de tant de parures que la nature

offrait aux hommes, aux animaux et à la végétation pour leur repos. Fête des sens et

des dieux cachés sous les grandioses couleurs228.

Outre la subjectivité du monde à laquelle nous venons de faire référence, la

citation ci-dessus découvre un trait permanent de l’être au monde non sensible, c’est-à-

dire que le monde visible et le monde invisible sont des entités non séparables (nous le

verrons dans le chapitre sur la sorcellerie). Voici pourquoi, dans le texte de Jean-Marie

Adiaffi, et même dans ceux de Laurent Owondo, de Gaston-Paul Effa et d’Olympe

Bhêly-Quenum, les forces surnaturelles communiquent avec les humains. Ainsi

réinvesti, le croire achève de maintenir une conscience littéraire d’être au monde.

227Ibid, p.101. 228Adiaffi (J-M), op.cit, pp.81-82.

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De façon générale et manifeste, les textes étudiés développent beaucoup plus

idéologiquement leurs figures en rapport avec la problématique de l’identité

référentielle. Si ces figures ont perduré dans l’analyse des récits, c’est qu’elles

marquent, pour les différents sujets que nous avons découverts, « le socle absolu » sans

lequel leurs propres identités ne pouvaient avoir de consistance, et en conséquence, ne

pourraient se définir. Autrement dit, nous avons caractérisé dans les textes étudiés l’agir

des sujets selon qu’ils soient détenteur ou pas de pouvoir. Le savoir, le devoir, le

pouvoir et le croire inscrivent les sujets dans une sorte

d’autoréflexion où la stabilité dans la continuité de l’identité archétypique garantit la

définition même de l’identité.

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Conclusion de la première partie

L’analyse sur les textes francophones que nous venons d’effectuer dans la

première partie, nous a amené à cerner les éléments historiques et sociaux qui

caractérisent notre objet d’étude. Nous avons proposé une lecture de la place des

pouvoirs traditionnels dans les textes francophones d’Afrique noire. Présenter ces

éléments qui contribuent au pouvoir dans le milieu d’Afrique noire francophone,

nécessitait un recours aux sciences humaines, notamment l’ethnologie, l’anthropologie

voire la sociologie. Ces sciences auxquelles se sont ajoutées quelques analyses tirées de

la sémiotique ont eu pour objectif principal de traiter des sociétés et des individus qui

les composent en décrivant leurs natures, leurs comportements et leurs relations. De

fait, l’ambition scientifique était de décrire le fonctionnement de certaines croyances et

de mettre en valeur, d’une manière relative, la dynamique de l’écriture dans la mesure

où elle dépend de ces éléments.

Cette approche des Pouvoirs traditionnels nous a amené à lire les premiers

symboles desdits Pouvoirs dans les textes. En cela, nous avons localisé la parole comme

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pouvoir, parce qu’elle est sublimée et déifiée. À côté de cette approche mythique de la

parole, il y a l’aspect vécu ou social de celle-ci. Nous avons vu en effet, que la parole

est un élément de socialisation qui participe intimement aux relations et à la

connaissance de certaines valeurs. Dans notre étude, nous avons abordé la parole

comme un aspect traditionnel à savoir comme parole rituelle et sociale, et comme

langage textuel. Ce traitement particulier de la parole visait à ne

pas la montrer comme instrument d’analyse et de description de la tradition, mais

surtout à voir comment s’effectue le travail de l’écrivain à partir de cet héritage culturel.

Pour terminer cette analyse, nous avons vu le rôle des mythes dans l’acquisition

et la consolidation des pouvoirs traditionnels, mais aussi à sa décomposition. Nous

avons montré le caractère mythique des symboles (parole, eau, forêt, etc.…) et

comment ils se traduisent dans le faire narratif. La question du mythe et ses effets

d’images nous ont permis de souligner le moyen par lequel tous ces éléments

constitutifs du savoir traditionnel se transmettent au-delà du temps. De même que ces

mythes à travers la structure narrative des textes ont révélé comment les écritures

contemporaines, ruinées par les sociétés actuelles, sont affectées et contribuent aussi à

l’éclatement des structures traditionnelles.

Nous avons tenté une relecture des phénomènes de la parole et de cultures pour

mieux montrer le Mal et la rupture qui s’effectuent chez les romanciers francophones.

Un Mal symbolisant parfois l’opposition scripturale à une tradition littéraire et

historique. C’est en cela que s’expriment la différence et le refus des romanciers

d’aujourd’hui de s’assimiler à la tradition et de prendre l’Histoire comme caution à

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leurs créations littéraires. De ce fait alors, ce monde historico-culturel conçu par nos

écrivains et qui peut apparaître comme le « sens » du discours poétique ne l’est

réellement pas, puisque ce « sens inaugural », nous entendons le contexte historico-

culturel, n’apparaît pas comme quelque chose qui demeure, mais

comme ce qui « continuellement se montre et se brise229 ». La quête de mise en valeur

des phénomènes liés au savoir traditionnel et la relecture de quelques marques des

pouvoirs traditionnels étaient, dans la perspective de notre thèse, un tremplin pour

mieux saisir l’écart qu’il pourrait éventuellement avoir sur le choix esthétique et

thématique que les écritures francophones ont fait en cette fin de siècle : dégager

une « structure absente»230 des phénomènes historiques.

229Vattimo (G), La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, pp69-80. 230 Eco (U), La structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p.447.

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DEUXIEME PARTIE : ECRITURES ET TRADITIONS DANS LA MODERNITE IMAGINAIRE AFRICAINE

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130

Introduction de la deuxième partie

Dans cette partie, nous nous proposons d’aborder ce qui peut constituer le

discours dans le roman d’Afrique noire francophone contemporain. Par discours, nous

entendons la manière de raconter, mais aussi l’ « ensemble des règles anonymes,

historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace, qui ont défini, à une époque

donnée et pour une aire sociale, géographique ou linguistique donnée, les conditions

d’exercice de la fonction énonciative ».231 Notre étude est axée essentiellement sur deux

points : les techniques narratives et les formes langagières. Nous cernons le problème

du discours dans le roman francophone en nous plaçant du point de vue du texte et de

l’oralité. Cette approche sur le discours nous permet dans la première sous partie, sur le

pouvoir des mots, de pointer le roman comme une relation dialectique entre le

fantasme232 et l’écriture vue comme discours généré par le signe hypertrophié.

Le deuxième niveau nous permet d’exposer le choix d’expression qu’offre le

savoir traditionnel aux créateurs francophones. C’est ainsi que dans le premier cas de

figure, le fantasme met en évidence la notion de bipolarité entre le sujet et l’objet du

fantasme comme formes variables d’une part, et d’autre part, le discours comme forme

231 Foucault (M), Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp.153-154. 232 Pour la définition du terme, Cf, infra introduction.

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fixe (ici le texte). Ainsi en arrivera-t-on à déterminer les trois éléments constituant le

fantasme : l’histoire (le passé), la trace (l’écriture), et la mémoire (la

psyché). C’est par cette trilogie que nous nous proposons d’accéder à la lecture du

fantasme dans notre espace romanesque comme absence. Ce rapport entre fantasme et

écriture nous interpelle dans la mesure où l’expérience littéraire en tant qu’expérience

humaine aboutit à la recherche d’un temps révolu et vécu nostalgiquement comme le

temps du bien. Chez les héros de nos romanciers par exemple, cela est remarquable.

Pour eux, le monde tel qu’il est, du moins la réalité de l’Afrique post-indépendance,

n’offre plus l’équilibre nécessaire à la saisie de « la vision du monde » propre à

l’anthropologie africaine. En ce sens, l’écriture de cette troisième génération, du moins

pour nos romanciers, se prête davantage à une écriture du fantasme dans la mesure où

s’y conquièrent des espaces de vie (propre à la vision du monde africain), que la réalité

quotidienne et néocoloniale a détournés de leur vérité. De fait, émancipée de sa

surdétermination à faire le procès du politique et à nier certaines valeurs traditionnelles,

la littérature francophone trouve graduellement, en cette nouvelle terre, le lieu même de

sa propre réinvention. Dans cette réinvention, le projet qui semble être visé est la

reconquête de ce qui n’a pu résister à la pénétration des cultures exogènes. Mais cette

littérature s’est-elle mise à l’épreuve de la langue (prise comme système de signes),

créant des langages qui imposent leurs dynamiques propres par rapport à la réalité. Ce

qui peut, sourdre ou paraître inavoué à travers ces langages c’est « la définition de

l’homme233» et la redéfinition des valeurs comme l’exprime l’interrogation

monologique du personnage de Jean-Marie Adiaffi : « n’existe-t-il pas d’autres preuves

de son existence dans ce

233 Barthes ®, Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p.23.

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monde ?234». C’est en quoi cette littérature d’aujourd’hui s’énonce comme procès de la

langue des premières écritures et comme invention d’une grammaire nouvelle affectant

directement la structure du récit de la génération antérieure qui a ensemencé une

modernité africaine. Fort de ce constat liminaire, nous nous proposons d’étudier les

fondements textuels liés à cette modernité. C’est aussi dans cette perspective

moderniste que nous allons saisir la deuxième forme de discours relevant de l’oralité.

C’est ce qui nous amènera à traiter de l’influence et de l’apparentement de la tradition

dans la création romanesque d’aujourd’hui. Cet aspect des choses attire

particulièrement notre attention dans la mesure où nous essayons de voir si les

romanciers francophones, continuent à entretenir, dans leur faire-narratif, les rapports

de l’orateur traditionnel (le griot dont nous avons souligné les compétences plus haut,

voire aussi d’autres comme le conteur) avec son public ou lecteur au sens où l’entend

Roland Barthes qu’il « ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur lecteur.

Le récit, comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y a un donateur du récit, il y

a un destinataire235 »

Ici, ce qui semble s’affirmer dans cet aspect du discours, c’est le projet de traiter

de l’écriture et de l’oralité. En effet, l’oralité traditionnelle africaine s’offre comme une

possibilité pour l’écrivain d’inscrire dans son texte un ou plusieurs langages, des formes

particulières d’expressions. Une autre forme de modernité qui consiste à user des

formes traditionnelles et conventionnelles de la tradition orale,

234 Adiaffi (J-M), op.cit, p.126. 235 Barthes ®, « Introduction à l’analyse structurale des récits » in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1966, p.24.

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puis dans l’imaginaire de son terroir et l’art du dit de son milieu pour mieux exprimer

une nouvelle quête esthétique. Il s’agit alors dans cette partie de comprendre les

écritures francophones à un double niveau : le premier consiste à les étudier comme

quête à une rupture avec la tradition littéraire et historique. C’est à partir de cette

rupture que les écritures exprimeront l’absence et se révéleront comme forme d’une

apologie de l’Ailleurs. Pour le deuxième niveau, l’intérêt n’est pas d’inscrire une

différence, mais de lire l’écriture comme « réseau des maintiens du passé236 », c’est-à-

dire, cerner le caractère vivant de la tradition voire l’influence continue de celle-ci dans

la création romanesque d’aujourd’hui. Et c’est dans ce continuum narratif que nous

allons inscrire les écritures francophones contemporaines dans ce que Roland Barthes a

entendu par « acte des solidarités historiques » en tant que ces écritures sont « le rapport

entre la création et la société237». Cette orientation de l’écriture telle qu’elle est définie

par Barthes, s’inscrit tout à fait dans le projet du créateur d’aujourd’hui à savoir :

pouvoir montrer la traversée de l’écriture par les valeurs traditionnelles ou historiques.

Nous pensons qu’en abordant les romans francophones sous ces deux angles du

discours, nous pourrons réellement saisir l’importance que les romanciers accordent aux

écritures, et comment, celles-ci sont aussi affectées par le fait historique et culturel.

C/ LE POUVOIR DES MOTS OU LE CHEMINEMENT DE L’ÉCRITURE

236Meschonnic (H), Modernité Modernité, op.cit p.13. 237 Barthes ®, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p.17.

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CHAPITRE IV. STRUCTURE ET ANALYSE DES RÉCITS

FRANCOPHONES

4.1. « L’Initié »

Une littérature situationniste ou une littérature de l’engagement telle est

l’approche attribuée à la littérature africaine à une période de son histoire littéraire avant

les indépendances. En d’autres termes, le littéraire était encore attaché à une exigence

du dehors. Ces rapports entre l’écriture et les phénomènes extérieurs, nous l’avons vu

avec Roland Barthes, restent présents dans notre espace d’interrogation. Mais ils ne sont

plus au centre de la composition littéraire. Dans nos textes il commence à prendre corps

une littérarité là où, autrefois la littérature était déterminée par un discours idéologique,

de témoignage et de revalorisation culturelle. On peut en effet constater que chez

Olympe Bhêly-Quenum le lecteur habitué au schéma narratif traditionnel (celui qui

présente de façon linéaire la trame du récit jusqu’à son aboutissement final), est vite

désarticulé. Car le lien habituel auteur/lecteur ou même le rapport signifiant/signifié que

présente l’auteur se trouve brisé. Puisque dans le roman du béninois, pourtant dit roman

d’initiation, le titre le confirme, le principe initiatique et l’ordre du récit sont

fragmentés par l’écriture.

Si l’on se réfère aux principes initiatiques que nous avons relevés plus haut avec

Mircea Eliade, l’évolution du texte peut paraître étonnante par le principe même de

l’évocation du phénomène initiatique. Ainsi, le texte accorde une moindre

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importance au processus initiatique au vu du nombre de pages que l’auteur consacre à

sa description, soit soixante-sept sur un texte de trois cent quarante-cinq pages. Et c’est

véritablement au chapitre XXIII que l’auteur commence à traiter réellement du

phénomène. Autrement dit, la première phase de la narration n’explique que les vagues

souvenirs des conseils que l’initié a reçus de sa formation. Dans ce texte, et en suivant

l’ordre de la narration, l’approche ou le traitement du phénomène initiatique va

decrescendo. On a ainsi une forme triadique du récit. D’abord, l’auteur nous présente

dès l’incipit du texte Kofi-Marc Tingo comme « surveillant d’externat au lycée de

Noirseuil et étudiant en médecine à Rienville 238». Ensuite, suit la grande période de

souvenirs qui plonge l’étudiant dans un passé lointain. Et c’est la conférence d’un

professeur russe qui attise ses souvenirs comme le rapporte si bien le narrateur :

« Marc percevait distinctement, mais lointains, les propos de son oncle mort

quelques années plus tôt 239».

Ce retour au passé s’enchâsse dans le récit jusqu’à ce que débute la véritable

évocation de la question. On dégage ainsi la structure suivante : la première qui relate

son passage européen; la deuxième partie qui, elle, est toujours enchâssée dans la

première, vient parfois semer le flou chez le lecteur ; et la troisième va de la fin de la

première partie et s’arrête là où commence l’épilogue. Une double explication à cette

approche scripturale : soit, il y a une volonté de saisir le phénomène initiatique

décrit de façon abstraite ; soit, le travail de l’écriture tend à se créer une logique qui

revendique sa manière particulière de s’emparer du phénomène de l’initiation. Mais

238 Bhêly-Quenum (O), op.cit, p.10. 239Ibid, p.11.

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dans un sens plus logique, le texte aurait commencé par la troisième partie, puis la

première et enfin se terminer par l’épilogue. Ici se révèle dès lors une tentative de

rupture dans la tradition littéraire, mais aussi dans la restitution historique des faits liés

à l’initiation de Kofi-Marc Tingo. L’histoire est prise maintenant comme prétexte,

comme un fait banal pour une meilleure mise en abîme orchestré par l’écriture du

béninois. Le refus de l’histoire comme fondement à toute création littéraire souligne

déjà dans son écriture les prémices d’une mort annoncée de ce qui jusque-là constitue le

socle des écritures et l’inspiration des écrivains francophones dans son grand ensemble:

le savoir traditionnel. Ce refus est traduit par une « écriture fragmentaire240», et

s’explique aussi par la perte de l’identité narrative du personnage et de l’identité de

l’intrigue. Par identité, il faut comprendre ce que Georges Ngal entend comme tout ce

qui « inclut la permanence dans le temps, le changement, la simulation dans la

diversité241». Bien entendu, nous ne considérons l’identité dont il est question ni comme

une biographie, ni comme un état civil. Il s’agit plutôt d’un état d’équilibre qui peut

caractériser le parcours narratif d’un personnage en relation avec son environnement.

En fait, chez Bhêly-Quenum, comme dans le reste de l’espace littéraire

francophone, l’intrigue par exemple n’est plus construite sur une linéarité spatiale ou

temporelle. L’espace, entendre ici l’aire culturelle, subit des perturbations. L’espace

réel que vit le héros n’est plus l’espace du temps de l’initiation et des mythes. L’espace

240 Nous empruntons cette expression d’écriture fragmentaire à Françoise Susini-Anastopoulos qui l’entend comme : la perte de « la figure du narrateur, historiquement liée aux conditions d’une société artisanale et préindustrielle » ; le lieu ou « l’écrivain cherche, par des formes résolument brèves et contre-descriptives, à se guérir de l’illusion démiurgique et mimétique » ; une écriture où « les fragments n’ont en réalité pas d’autre ambition que de produire ce détour fécond par d’autres formes d’intelligibilité » ; c’est enfin cette « pensée de la discontinuité et de l’ouverture illimitée, comme acte ultime de résistance à l’enfermement », in L’écriture fragmentaire : définitions et enjeux, Paris, PUF, 1997, pp.72-98. 241 Ngal (G), création et rupture, op.cit, p.76.

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de l’initiation se confond ainsi chez Bhêly-Quenum au temps et à la durée exprimant les

lointains moments où l’oncle Atché transmet le pouvoir à son petit fils Marc. Il y a ainsi

une errance entre l’espace réel et le temps réel du personnage et le temps mythique. Et

si Kofi-Marc Tingo ne vit pas réellement dans le temps mythique, il est par contre

engagé dans le temps réel qui est, pour lui, le temps de l’action et du retour. En outre,

privé de sa gangue chronologique, le temps devient dans L’initié un espace

historiquement artificiel, celui de l’imparfait, au sein duquel les personnages tentent de

reconstruire leur passé initiatique. Ce qui est mis en relief dans ces notions chez

Olympe Bhêly-Quenum, c’est la nature des relations entre personnages, entre temps et

espaces pris comme entités symboliques à travers le langage littéraire. Ces relations de

superposition et de juxtaposition structurent un discours latent que le narrateur dévoile

timidement en relatant les souvenirs de son personnage :

Marc n’en croyait pas ses oreilles d’entendre un Blanc tenir de tels propos devant

lesquels il aurait hésité, de peur d’être soupçonné d’arriérisme, ou de passer pour un

mystificateur ; alors, tranquille, il buvait les mots de cet orateur à la voix monotone,

mais convaincante. Il se revoyait chez lui dans le bois sacré, en compagnie d’Atché : ils

étaient nus, assis en derviche à même la terre, face à face parmi les feuilles mortes ;

l’oncle

opérait devant lui ; ce fut peu après que Kofi-Marc avait été mordu par un naja, du côté

de Wésê242.

Dans ce passage, on peut ainsi établir une simultanéité entre le temps et

l’espace. Cependant, la simultanéité recherchée par Olympe-Bhêly Quenum n’est qu’un

242Bhêly-Quenum (O), op.cit, p.15.

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aspect des perspectives ouvertes par le texte auquel il faut ajouter la profondeur de la

mémoire. En effet, la matière mémorielle est inscrite dans chaque sensation ressentie,

intervient comme support de chaque élément de la trame textuelle. Là encore, nous

pourrions voir une contradiction dans l’activité qui consiste à rendre simultanés des

phénomènes qui, dans le temps réel, appartiennent soit au passé, soit au présent. Il vrai

que les termes simultanéité et mémoire peuvent paraître incompatibles dans la mesure

où l’un fait référence à la notion de synchronie tandis que l’autre renverrait plutôt à

celle de succession. Or, tout se passe comme si Olympe Bhêly-Quenum refusait

d’imposer une chronologie à sa mémoire en ménageant une confusion telle, qu’il est

impossible pour le lecteur de déceler la moindre indication temporelle qui permette de

situer un fait par rapport à un autre.

Dans le passage qui précède on constate effectivement qu’il est difficile de

cerner le changement qui se pose au moment où le Blanc tient son discours qui

constitue le temps réel et quand le protagoniste se « revoyait chez lui dans le bois

sacré ». La simultanéité du temps entraîne aussi celle de l’espace. Par l’effet du discours

et des images, le lecteur est projeté de la France en Afrique où siègent ses origines. Le

temps se matérialise constamment au point de se confondre avec

l’espace. Ainsi, l’acte de se revoir chez lui, du « côté de Wésê », en compagnie d’oncle

Atchê, se complète par sa double signification. Wésê est à la fois temps mythique et

espace de l’action, c’est là-bas où il « se fait mordre par un serpent ». La confusion

temporelle et spatiale dans laquelle baigne la scène de l’initiation de Kofi-Marc Tingo

avec le naja, le serpent familial, est beaucoup plus complexe que cela , et, pour la

maintenir, Olympe Bhêly-Quenum utilise une série de procédés qui tendent à la

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renforcer. C’est ainsi que la simultanéité des différents éléments est assurée. À ce

propos, il convient de remarquer que les diverses sensations, pour la plupart intérieures,

sont perçues non pas comme une expérience continue, mais comme une suite de

moments vécus à un instant précis dans le temps. De plus, le narrateur insiste sur

l’imparfait ; « il se revoyait », « ils étaient nus », « l’oncle opérait » et parfois le plus-

que-parfait « Kofi-Marc Tingo avait été mordu », insiste sur le passé de cette

expérience pour mettre en valeur la condition de l’initiation et d’intégrer

convenablement le contenu initiatique

Après analyse du texte de Olympe Bhêly-Quenum, on constate que

l’agencement des possibilités de combinaison des éléments formant le système de

l’intrigue n’obéit plus qu’à la liberté et à la spontanéité du regard et du ton adopté par le

romancier. Cette forme de déconstruction du langage nous fait revivre le pouvoir acquis

par Kofi-Marc à travers le souvenir du jeune étudiant, mais cela se symbolise au niveau

de l’écriture par certaines inconstances que l’auteur favorise volontairement. Le souci

de l’auteur est évidemment de montrer à partir de cette errance de l’écriture que le

pouvoir traditionnel, qui figure certains personnages et

passages du texte, n’est plus vécu comme fondement, mais se déploie comme fait

littéraire et quête esthétique. Et les comportements et les caractères des personnages

face à des situations existentielles ne se comprennent que dans cette perspective

littéraire.

4.2. « Le cri que tu pousses ne réveillera personne »

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De même, dans l’oeuvre de Gaston-Paul Effa, on peut dégager une dynamique

de l’écriture. Considérons cet exemple :

Dans le pays où rougeoyait l’hibiscus, où chaque arbre, chaque rocher, chaque rivière

abritait un esprit vénérable, où l’eau était sacrée, vivaient les hommes Intègres de la

tribu des Etenga243

Ce passage se donne à lire à travers « une dimension figurative244 », car une

image du monde se dessine, installe le temps des origines à partir du dialogue des

éléments qui composent sa nature, marque la paisibilité de l’espace, des objets, et des

valeurs qu’ils véhiculent. Mais une harmonie apparemment éphémère au vu du ton que

prend tout le segment narratif. Ainsi, l’expression « dans un pays où » se donne comme

une locution à consonance d’abord appréciative mais qui sous-entend une autre plutôt

dépréciative. Cette expression fait valoir une nostalgie d’un paradis soumis à une

disparition à venir (nous le verrons dans le passage qui suit). C’est ce

pays identifié par sa « tribu des Etenga » avec ses mythes et sa spécificité naturelle.

Cette « tribu des Etenga » vient en fait se coller à la phrase qui, évidemment existerait

toujours sans elle. Le narrateur l’a expressément ajoutée pour signifier une

appartenance vis-à-vis d’un univers réel. Mais, il n’empêche que ce petit détail distinctif

ne permet pas de se référer directement à cet univers de référence. En fait, le cadre

géographique et anthropologique est validé par la valeur des objets qui parlent en eux-

mêmes. Ce sont des objets aux valeurs sacrées et qui assurent la vie des Hommes

Intègres. La narration distribue donc par le jeu des mots la valeur sociale et culturelle

243 Effa (G), op.cit, p.13. 244 Bertrand (D), op.cit, p.98.

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des objets décrits. L’auteur/narrateur refuse de nommer ainsi directement l’espace

concerné, dans le cas précis ici le Cameroun, parce que ce n’est pas cet espace qui

l’intéresse directement, mais plutôt comment les objets et leur contenu donnent sens à

cet espace. Il est vrai que si on peut identifier à l’intérieur de ce segment « certaines

ombres intérieures du pays natal245» comme « la tribu des Etenga », encore faut-il

connaître le pays concerné par la tribu, la référence à cet espace commun n’est pas

donnée. Le récit procède par ce que Denis Bertrand entend par une « impression

référentielle246 » soutenue par un rapprochement constant entre les éléments du texte et

d’un espace quelconque. Autrement dit, le texte ne se borne pas à consigner la réalité,

mais la met en dépendance de la situation littéraire dans laquelle cette réalité perd sa

structuration propre, se désengage en tant que telle.

En fait, le passage cité donne l’impression de la simple prise en compte des

éléments descriptifs renforcés par la présence de la locution conjonctive « où » qui

qualifie toujours la beauté du Pays des Etenga. Ce qui frappe dans la narration de notre

romancier c’est un accord sur le double aspect du récit. D’une part, il concerne des

évènements ou un univers ; d'autre part, le récit est pris comme un discours ou un texte.

Ainsi, le paysage peint par notre auteur n’est pas seule matière descriptive appréciée par

l’écrivain dans son apparence originale ni davantage dans telle société réelle ou

imaginaire. La description provoque un effet de réel grâce à l’agencement descriptif en

référence à tel « arbre », « rocher », « rivière », dits réels ou imaginaires auquel il se

245 Diop (P-S), « Le pays d’origine comme espace de création littéraire » in « Identités littéraires », « Notre Librairie » n°155-156, juillet 2004, p.47. 246 Bertrand (D), op.cit, p.130.

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réfère en écrivant. Ces prétendues descriptions tendent autant à s’inspirer de stimulants

visuels reproduits qu’à outrepasser ce réel ce qui a pour effet de mettre en valeur la

spécificité du lisible par rapport au visible. Le pays des Etenga est l’effet de cet

agencement scriptural en référence à tels événement ou situation sociale. Autrement dit,

on peut faire une distinction entre la cohérence interne du récit et l’histoire, en ce que la

narration tout en faisant allusion à ce passé du « pays des Etenga » s’inscrit dans le

présent de son contexte d’écriture. En somme, le texte de Gaston-Paul Effa fonctionne

sur le principe d’une « illusion référentielle247». Une illusion, parce que les phrases ne

décrivent pas un état de fait présenté comme réel, mais expriment un fantasme, une

scène imaginée248. Une imagination qui est poussée jusqu’à ses extrêmes limites. Le

pays des Etenga s’efface et la description scripturale devient alors le lieu de sa

compréhension :

Le paysage tout entier baignait dans la couleur rouge, un rouge carminé, à

moins que ce soit plus tard, dans le soir, qu’il ne s’assombrissait. Les cailloux,

cassants, rudes, tapissaient le sol. Même les cactus s’écartaient, gras, épineux, figuiers

sauvages, à la fois tenaces et indestructibles, ils puisaient dans les entrailles de la terre

de l’eau mouvante et frémissante qui les faisait renaître249

L’écriture devient ce paysage coloré, une sorte de tableau comme procède un

peintre face à un objet. En fait, le pays des Etenga est frappé par une famine sans

précédent. C’est alors par la description de ces éléments naturels que le narrateur

parvient à faire saisir cette catastrophe. Il insiste sur les détails pour montrer comment

la sécheresse frappe tous les recoins du paysage décrit. L’illusion référentielle, que nous

247 Ricardou (A), Le Nouveau roman, Paris, Seuil, 1973-1970, pp.30-31. 248 Lecercle (J-J) et Shusterman ®, L’emprise des signes, Paris, Seuil, 2002, p.11. 249 Effa (G), op.cit, p.21.

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avons identifiée à partir de certains éléments pouvant nous renvoyer à un espace précis,

est dans ce deuxième exemple complètement effacée chez notre romancier. Cette ellipse

traduit autrement une volonté de rupture, une contestation et une déstructuration du

récit quant à la mise en évidence du phénomène de la sécheresse.

4.3. Le bris de la parole poétique

Nous avons commencé à souligner à la fin du chapitre sur la parole qu’il y a, au-

delà de l’avis partagé sur le rôle et la signification de la parole dans la tradition, une

tendance qui laisse croire un refus de l’instrumentalisation de cette tradition par le biais

de la parole. Ici, ce qui apparaît clairement c’est la capacité de l’écriture elle-même à

s’entendre comme nouvelle parole : la parole poétique.

En effet, le sens donné par nos romanciers à leurs écritures consiste à les

comprendre comme une seconde parole, celle « détachée (…) des paroles premières qui

lui fournissent le monde, l’histoire, son existence, bref un intelligible qui lui

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préexiste250». L’acte d’écrire devient ainsi un lieu dans lequel le cosmos ne chevauche

pas le signe ou ne le traverse pas de manière écrasante. Autrement dit, l’écriture

s’éloigne de la prégnance du sens renvoyant à l’existence de l’histoire et de la tradition.

Ainsi, le genre oral de la parole s’estompe pour faire place au long cheminement de

l’écriture à travers l’histoire. Cela signifie en fait que l’histoire ne donne plus sens à

l’écriture, mais l’écriture qui donne sens à l’histoire, c’est ce que souligne

implicitement Gaston Effa :

L’écriture ne peut retenir un visage comme le font les mains et ils voudraient s’en

consoler avec les mots251

Le rapport entre le « visage » et « les mains » est symbolique en ce sens qu’il y a

un fait de dépendance entre les deux. Les « mains » qui se frottent généralement sur le

visage, ou c’est le « visage » qui s’accroche aux « mains ». Linguistiquement parlant,

cet effet de dépendance nous renvoie à un rapport signifiant/signifié selon qu’on soit le

premier ou le deuxième dans notre situation. Mais ce rapport est brisé chez Gaston-Paul

Effa. « L’écriture », ici le signifié, n’est plus attaché au « visage » qui représente le

signifiant, donc la réalité, l’histoire, la société. Le narrateur affirme ainsi la dimension

de l’écriture sur la fonction de l’agencement qui ne renvoie pas inéluctablement à une

succession linéaire inspirée de la réalité. Mais à ce que l’on nommerait par une “logique

interne du texte“ : cette logique selon laquelle doivent s’articuler ou se combiner les

éléments de la fiction, découle tout à la fois de la musique du texte et de son matériau.

250 Barthes ®, Essais critiques, op.cit, p.17. 251 Effa (G-P), op.cit, p.123.

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Le fait que l’écriture veuille, chez Gaston-Paul Effa, se « consoler avec les mots » fait

apparaître la notion de littérarité, puisqu’à ce moment les mots s’opposent au fictionnel.

Le postulat sous-jacent à cette reconnaissance de la parole littéraire, est que

celle-ci tend moins à restituer l’intention de l’auteur en arrière du texte qu’à expliquer

le mouvement par lequel, le texte déploie un monde en quelque sorte en « avant de lui-

même ». C’est pourquoi aux yeux de Paul Ricœur, « le faire narratif re-signifie le

monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter,

réciter, c’est refaire l’action selon l’invite du poème252». De ce fait, l’écriture n’est plus

au service du fait culturel, et ne se pose plus comme un décor réaliste réussi, qui

serait juxtaposé à la peinture d’une certaine pensée. Elle atteint « l’absence » et traduit

la négation dans sa configuration sociale. C’est en quoi l’univers social qui est décrit

paraît ruiné de ses certitudes et à la fois étrange et étranger :

Mais personne ne savait dire qu’il ne voyait où Kota voulait en venir. Non il ne

divaguait plus. Ses gestes, ses mimiques n’étaient plus. Il ricanait et Nindia savait la

signification de ce rire. Elle ne savait que trop ce que signifiait ce rire (…). Elle se

crispa désarçonnée par la cruauté de la flèche que Kota lui décochait253

252 Ricœur (P), Temps et récits, Paris, Seuil, 1963, pp.152-153. 253 Owondo (L), op.pp80-81.

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Dans cette négation du système social traditionnel et des personnages issus de ce

topos, certains écrivains comme Laurent Owondo ou Gaston-Paul Effa effacent dans

leurs textes le principe classique de la parole. Il y a la certitude d’une parole libérée du

caprice traditionnel, où parle une compétence affirmée qui lui assure un rapport avec

une vérité qui est au-delà de la personne et voudrait être au-delà du temps. « Écrire,

c’est maintenant découvrir cette parole interminable s’ouvrant vers l’universel254 », une

parole qui ne glorifie plus la conscience d’un groupe, mais qui ambitionne de partager

avec autrui une expérience nouvelle :

Là encore, c’était le choc qui avait déchiré l’incompréhensible voile. L’intime

ravage, la dévastation. Et il lui fallait croire pourtant qu’il ne pouvait être ailleurs au

moment où l’irréparable s’était produit, qu’il ne pouvait être plus avant dans son

ouvrage

intérieur. Mais il fallait croire que c’était la destinée du village, cette frange d’indicible

sur laquelle il avait buté, il ne l’avait heurtée que dans le déchirement, car elle était

elle-même déchirement255.

Dans ce passage, on peut lire une thématique de la blessure symbolisée par « le

choc » et le déchirement face à la destinée incertaine du village. L’im-personnalisation

du discours par une utilisation massive du « il » dénote de cette impuissance du « il »,

sujet agissant et subissant, de dire ce qui à cet instant aurait pu modifier le destin du

village.

4.4. Les figures traditionnelles en procès

254 Ricoeur (P), op.cit, p.147. 255Effa (G-P), op.cit, p.124.

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Dans l’analyse qui précède, on a relevé une sorte de blessure à partir de laquelle

la parole poétique, chez la plupart de nos écrivains, refuse la réalité dominante, et se

présente par la suite hachée (Olympe Bhêly-Quenum) et brisée (Laurent Owondo),

épousant parfois le cri et l’éclatement (Gaston-Paul Effa) dans la mesure où les

personnages désarticulés sont en proie à une déchirure insoupçonnée. Leur mal-être

intérieur est devenu ruine existentielle et les plonge dans un déséquilibre inhabituel.

Dans cette perspective de désenchantement, le narrateur de Gaston-Paul Effa écrit :

Pouvait-il encore tenir debout tout seul ? Son sac lui-même s’alourdissait à chaque pas

sur le retour au village. Il y avait eu, à tout le moins, une rupture, et c’était bien la

prophétie du ramier et l’obscur travail que sa révélation avait déclanché en lui qui

avaient été les révélateurs. Makaya s’était trouvé soudain rejeté d’une vie qu’il croyait

si bien dominer. A présent, il n’avait plus rien au monde que son glorieux passé de chef

de village et de féticheur, le souvenir de certains moments plus grands, de certaines

minutes heureuses256.

On a l’image d’un personnage abandonné et fatigué. Le qualificatif « seul »

renforce cette attitude de Makaya abandonné à lui-même. Une solitude qui l’affaiblit au

point où Makaya n’arrive même plus à soulever le « sac » des fétiches dont il avait

l’habitude. Cette lourdeur du « sac » est rythmée par la nonchalance des pas au bout

desquels l’arrivée au village est couronnée par le mépris des villageois qui le rejettent

alors qu’il n’y a pas longtemps encore il était leur chef, leur modèle. Ici la figure de

l’homme, éclatée errant en quête du lieu où l’histoire a bifurqué, recherche ses valeurs

entraînées par le mouvement de l’histoire et les influences venues des mondes

256Effa (G-P), op.cit, p.123.

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extérieurs. Ce qui sourd dans ce passage, c’est l’impossibilité éprouvée par le

personnage du roman de Gaston-Paul Effa d’atteindre à nouveau sa grandeur d’antan, à

savoir le rang de grand chef traditionnel qu’il fût avant son incarcération en ville.

En effet, Makaya le protagoniste principal de Gaston-Paul Effa est appréhendé

par l’inspecteur Goré, représentant de l’État, puis emprisonné. Libéré, il trouve le

village transformé : plus rien ne ressemble à l’espace qu’il a connu ; le village a subi

derrière lui la pénétration d’un monde venu d’ailleurs : celui des

Blancs. C’est ce qui amène par la suite Olama au consensus avec « les hommes de la

ville » venus proposer au village d’envoyer deux de leurs enfants à l’ « école des

Blancs », entre autres Doumé et sa fiancée Imah. Plus rien ne s’y déroule alors comme

avant, et Makaya, chef en déperdition, en vient à regretter ce que l’auteur appelle avec

le professeur Papa Samba Diop « la totale infidélité à la tradition257 ». Une infidélité

non voulue, mais qui s’est imposée en lui comme une réalité déconcertante. C’est en ces

termes que se donne à lire la première déchirure ressentie intérieurement par le chef

spirituel du village, la deuxième étant celle qui entraîne sa mort finale. Makaya tombe

ainsi dans le souvenir d’un passé et d’un milieu devenus hostiles et meurtriers suite au

démantèlement du village.

Sous un autre angle d’analyse, et lorsqu’on considère Makaya comme objet

syntaxique, on peut ainsi établir, dans son rapport avec l’objet figuratif qu’est le sac de

fétiche, parce que celui-ci donne de la valeur au sujet, l’énoncé sémiotique de type (S n

257 Diop (P-S) « l’œuvre naissante de Gaston-Paul Effa : une certaine idée du bonheur » in « Notre Librairie », N°146, Octobre-Décembre, 2001, pp34-37.

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O), nous l’avons vu dans l’analyse sur le savoir. Parce que, comme le texte d’ailleurs, le

personnage se présente en ses prémices d’abord comme un énoncé conjonctif du fait

qu’il y a une relation de conjonction entre le sujet Makaya et son objet du pouvoir à

savoir le sac magique. Cette relation, qui dès le début du texte, explique le faire et la

compétence du chef à pouvoir subvenir aux besoins de ses habitants. Mais cette relation

est vite mise en dénégation, on vient de le voir, par un faire transformateur qu’est la

prison « P », ce qui fait qu’il était maintenant en

disjonction avec le village. Et il n’était plus capable de porter « l’objet magique » qu’est

le sac, identifié syntaxiquement et traditionnellement comme figurativisation du

pouvoir et du Savoir traditionnel et comme condition même du pouvoir et sa possibilité

du faire. Par ailleurs, la disjonction provoquée par le médiateur inactif « P » aboutit dès

lors à l’abolition de toute relation entre les deux « étants sémiotiques258 ». Autrement

dit, l’abolition de l’existence sémiotique, la fin du sujet et de l’objet comme objets

syntaxiques dans la narration de Gaston-Paul Effa. En résumant Le cri que tu pousses

ne réveillera personne comme objet syntaxique, on obtient :

S = Sujet = Makaya ; O = Objet = Pouvoir = le sac de fétiches

F transformation (S1 O1) ; soit S1 = P = Prison = sujet opérant la

transformation ; O1 = l’énoncé d’état auquel aboutit la transformation, c’est-à-dire l’état

du chef au sortir de prison. La transformation finale, pour traduire sémiotiquement la

perte du pouvoir par le patriarche Makaya, se présente alors comme :

(S n O) de départ aboutit à Ft [(S1 O1) (S U O)]

258 Greimas (A.J.), Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, p.23.

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Chez Laurent Owondo, dès le début du roman, le grand-père d’Anka est entré en

rupture avec les éléments du monde de l’invisible qui abrite les cendres des ancêtres et

qui entretiennent les croyances des peuples. Rupture par laquelle le dialogue autrefois

possible se trouve brutalement interrompu :

la montagne se tait259

Ici commence la prise de conscience par le patriarche du village aux galets de la

rupture avec le même, du commencement de la perte de l’identité référentielle. Elle

s’exprime par un débrayage actanciel qui pointe dans l’univers thymique du vieil

homme. Une tension corporelle s’énonce : « son silence se brisait par un soupir », qui le

tire hors de lui-même, et finit par configurer la déréliction de son espace intérieur : la

montagne interrompt tout dialogisme antérieur. Ce faisant, elle précise non seulement la

rupture, mais aussi son pli intransitif : en tant qu’actant énonciatif et dialogique, la

montagne se retire du champ de présence de Rèdiwa.

Dans la représentation cognitive et anthropologique africaine, le savoir détenu

par les patriarches comme Rèdiwa est considéré comme le don d’une sagesse qui vient

d’un au-delà, d’un rapport continu avec les mânes et autres esprits bénéfiques- ici la

montagne. En tant que telle, la rupture qui s’annonce entre le monde métaphysique et le

monde des mortels à travers l’effondrement du dialogue Rèdiwa/montagne ouvre sur le

grand fromager et la rivière aux galets sera désormais sans repères identitaires fixes. Ils

vacillent même constamment entre le passé révolu et le présent négateur de « Petite

259 Owondo (L), op.cit, p.98-99.

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Venise ». C’est pourquoi, à l’instar d’Anka, ils sont condamnés à l’errance. C’est cette

expérience erratique, dans Le Bruit de l’Héritage, qui conduit aussi la lignée d’Oncle

Mâ jusqu’à la montagne, parce qu’elle est chassée de Muile, leur milieu traditionnel,

qui assurait la pérennité des valeurs :

C’est ici que vit maintenant la lignée, celle d’Oncle Mâ, qu’une marche harassante a

conduite jusque dans cette montagne. Ici qu’ils vont du pas lent, où personne n’ose

pousser celui qui le précède, jusqu’à ce que l’âpre réalité les amène à livrer un combat

contre les autres et contre eux-mêmes, pour retrouver leur dignité perdue, leur dignité

souillée par la profanation du cimetière des ancêtres260.

La crise intérieure et extérieure des personnages précipités par le chemin de

croix forcé des habitants est ce qui va graduellement expérimenter la chute des valeurs.

La vacance des valorisations axiologiques de Muile et la « profanation des cimetières »,

donc des esprits « des ancêtres » débouchent sur une nostalgie certaine qui fait de la

perte de la terre des origines le motif d’un combat collectif. Le plus grave pour Oncle

Mâ et les siens dans le roman, c’est cette ruine totale du sens des choses et

identifications identitaires. Cette ruine plonge Oncle Mâ dans une incertitude similaire à

celle de Makaya chez Gaston-Paul Effa :

Il fait nuit, Oncle Mâ rentre chez lui en méditant, il ne comprend pas le mauvais

sort jeté sur le village. Après sa douche, sa femme lui apporte sa nourriture, mais il n’a

pas d’appétit. Il préfère aller se coucher. L’idée de quitter Muile le torture à telle

enseigne qu’il ne trouve pas le sommeil261.

260 Divassa Nyama (J), op.cit, p.8. 261 Divassa Nyama, p.13.

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Même les représentations imaginaires et anthropologiques qui ancraient les

croyances sont frappées par un mauvais « sort ». En ces lignes, « l’idée de quitter

Muile » est ce qui tourmente, trouble le gardien de la tradition. Cette même idée de

quitter la terre natale conduit d’abord à la mort, dans une configuration symbolique,

qui altère les consciences ; puis conduit les villageois de Muile et Oncle Mâ dans un

devenir autre dont la perception et la réception posent une négativité. Ce qui excède

cette acception liminaire c’est la conscience évidente qu’en ont les personnages eux-

mêmes : c’est l’impouvoir de ces derniers à ne plus se projeter vers l’avenir, à ne plus

formuler toute promesse possible, comme si la perte de leur passé, l’éradication avenir

du village Muile étaient synonymes de non-vie. On peut d’ailleurs le relever à moindre

détailles dans le passage qui précède où Oncle Mâ est non seulement méditatif, mais en

plus « il n’a pas d’appétit » et « ne trouve pas le sommeil ». Pour les personnages du

Bruit de l’Héritage, Muile représente le lieu séculier où toute vie valorisante est

possible et en dehors duquel celle-ci s’estompe radicalement. C’est le village d’où

s’origine la pensée et c’est encore vers lui que celle-ci se retourne. Dans les faits, la

crise identitaire perçue dans le texte de Divassa Nyama et présentée dès le départ par le

narrateur qui ne touche pas seulement les lieux en tant que figures axiologiques et

figures topographiques, mais aussi les sujets à savoir les habitants. Et l’attitude d’Oncle

Mâ, figure emblématique du village et gardien de la tradition, le montre à juste titre

dans l’exemple qui précède. Pour ce dernier précisément, la fracture intérieure et

extérieure émerge d’une demande contraire aux valorisations de la société qui émerge.

C’est pourquoi il s’oppose vivement à l’implantation du nouveau pouvoir. Le narrateur

nous donne le sentiment de rejet qui se lit à travers la figure du village :

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Comme tous les autres du village, Oncle Mâ, chef de la lignée de la calebasse,

rumine sa colère262.

Ce passage atteste l’un des lieux de la distanciation qui s’est amorcée

progressivement en Oncle Mâ, entre ceux de sa communauté et lui-même vis-à-vis des

autorités qui ont arrêté l’idée de détruire Muile et construire Botimboure. Cette

destruction du village des « vraies » valeurs signifie la rupture d’un équilibre social

dans lequel les modalités du savoir, du devoir et du pouvoir, que nous avons évoquées

dans les chapitres précédents, sont « resémantisées ». Précisément, le pouvoir

traditionnel a perdu son socle modal et sa rationalité de départ, à savoir la compétence

acquise par les chefs locaux, en particulier Oncle Mâ, pour exercer un faire. Il s’est doté

d’un nouveau sémantisme qui se fera bientôt ressentir négativement. Ceci s’explique

par le fait que Muile est identifié comme un « espace sacré » qui permet à Oncle Mâ de

rester en communion avec les esprits. Mircea Eliade263 montre que le changement

d’espace n’émane pas de la volonté de ses habitants ou de leur chef. Le changement

implique non seulement « une transfiguration analogue de l’espace profane » mais « le

lieu est indiqué par un signe ». Ce n’est pas ce que semble révéler le récit du gabonais.

Botimboure est un choix des autorités administratives effectué sans un rituel préalable

encore moins par la volonté des anciens. Il est donc clair que l’inquiétude et la crise

d’Oncle Mâ de perdre son espace mythique sont justifiées par cette délocalisation

262 Divassa Nyama, p.12. 263 Eliade (M), Traité d’histoire de religions, op.cit, p.312.

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forcée. Il est donc évident que ce contexte de crise qui habite les personnages de

Divassa Nyama

invalide « la théorie d’équivalence » dont nous avons évoqué les caractéristiques et

l’applicabilité un peu plus haut.

Cette même théorie d’équivalence est contestée dans la narration de Jean-Marie

Adiaffi par le caractère erratique de son personnage. L’opposition entre Mélédouman et

le commandant Kakatika est à l’origine de la tension constante qui déchire le

personnage. Pour Mélédouman en effet, la crise institue irrémédiablement une

appréhension diversement polarisée de l’identité ; elle infère une appartenance à deux

champs de valeurs montrées comme hétérogènes. L’intensité de la crise se traduirait par

la recherche d’une situation de non-tension personnelle : c’est la quête d’une issue

stabilisante et contradictoire qu’il se formule lorsque le commandant lui donne une

semaine pour justifier son identité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Mélédouman

est donc profondément conscient de la crise identitaire non pas parce qu’il n’en a plus,

mais parce qu’on lui impose d’avoir une autre ; c’est pour cette raison qu’il sera

profondément porté vers le maintien et l’affirmation de soi : d’où la conquête de la carte

d’identité comme le souligne le personnage lui-même à Mokan :

Il m’est enjoint de retrouver cette carte d’identité, faute de quoi je ne sais pas ce qui

m’attend. Il faut que je me rende chez moi, que je rende partout où une chance, si ténue

soit-elle, existe264.

264 Adiaffi (J-M), op.cit, p.77.

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De fait, la crise personnelle et l’incertitude avérée de Mélédouman sont celles

qui motivent la construction du point de vue et le passage à l’acte énonciatif. Elles

déclenchent même la remémoration d’expérience et des souvenirs. Le narrateur

souligne :

Mélédouman se souvenait de ce paysage avec une précision si étonnante qu’il en

devinait les contours les plus déliés, qu’il en reconstituait les plus subtiles nuances.

Tout à sa méditation, il n’eût prêté aucune attention à la fureur pourtant inhabituelle

des tambours si Ebah Ya ne l’en avait tiré265.

Pour Mélédouman, se constitue alors un espace de sens enfoui dans le passé et

un espace de non-sens dans le présent. Et l’hiatus du narrateur résulterait a posteriori du

questionnement de l’identité :

Comment t’appelles-tu ? Mélédouman. Je n’ai pas de nom266

On a ainsi découvert que les romans francophones sont soumis à une logique

narrative ouverte à des crises. Et cette narration est certainement justifiée par le fait que

depuis les années 1970 les écritures apparaissent maintenant comme expériences

personnelles – c’est-à-dire somme des situations concrètes de la vie, vécues

intérieurement comme expériences eschatologiques267 – et sont traversées de cette

265 Adiaffi, p.82. 266 Adiaffi, op.cit, p.70. 267 Le terme eschatologie touche la question de la mort de l’homme comme valeur suprême, mais aussi le changement qu’elle peut engendrer. Notons aussi que l’eschatologie peut être perçue à deux niveaux : il y a une, purement individuelle, et une autre dite collective (faisant souvent allusion à l’apocalypse)

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expérience sous le règne d’un signe qui parle en lui-même. Ce qui est alors mis en

exergue, c’est l’expérience ontologique de l’écriture en tant que le corps en lambeau

des écrivains soumis à cette perte des valeurs ouvre sur une exigence narcissique, une

exigence qui investit la lettre de tout son autoritaire diktat. Il y a en effet comme une

projection des sensations corporelles de l’écrivain. En fait, la crise de Mélédouman, le

mal et le regret de Makaya, d’Oncle Mâ face à la déperdition des villages

respectivement évoqués est d’abord un mal nostalgique ressenti par les auteurs,

soucieux des valeurs qui disparaissent. Gaston-Paul Effa et Jean Divassa Nyama,

comme Jean-Marie Adiaffi, se servent aussi de ce qui, dans leur corps les embarrasse,

pour donner corps à leurs idées et attribuer à leurs personnages leurs propres

symptômes. Il y a ainsi une « instabilité des identités268 » des auteurs et des

personnages. Car il semble apparaître un transfert de l’un à l’autre. Dans cette

perspective, Didier Anzieu, dans le cadre opératoire de sa psychanalyse littéraire,

explorait le discours du corps à travers le signe. Ainsi écrit-il : « le corps propre de

l’écrivain, abandonné pour l’acte d’écriture, ne se laisse pas longtemps abolir et la

cénesthésie accentuée par la fatigue de l’action verbale qu’elle a suscitée « reprend

possession – douloureusement, délicieusement – de l’homme plume ». Un tel écrivain

se sert de ce qui l’embarrasse, pour donner un corps à ses idées, à ses personnages269. »

Dans l’œuvre de Jean-Marie Adiaffi, celle de Gaston-Paul Effa comme celle de

Divassa Nyama, la parole textuelle n’est plus représentation ou actualisation des faits

sociaux. Elle est expression d’un moi écrivant et d’un malaise social qui rompt

268 Grossman (E), op.cit, p.33. 269 Anzieu, op.cit, p.119.

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avec son code traditionnel. Elle permet aussi à l’auteur de mieux étreindre la vie dans sa

plénitude et découvrir dans la création artistique ce que la réalité refuse, et ce que son

corps ressent. Cette production littéraire devient non plus cette parole des origines, mais

l’expression féconde des voies souterraines du Moi corporel. Vue sous cet angle, la

langue de l’œuvre n’est plus étrangère à la « grammaire du corps » qui l’énonce. Si

cette langue peut paraître emprunte de négations, c’est qu’elle implique l’affirmation de

ce qui n’est plus (la mort des valeurs traditionnelles), mais toujours se pose comme

nécessité vitale. En somme, l’anomie vécue par les personnages dans les textes est

caractérisée par la déchirure de l’écriture. Cette déchirure permet à l’écrivain de

proférer une parole neuve et libre de toute attache, ou si l’on préfère, antérieure aux

certitudes vers lesquelles le poète aurait pu être tenté de se réfugier. Il fallait donc,

comme le dit Bernard Mouralis270, que « ce dernier traverse d’abord une phase de

dénuement et de solitude absolue pour que sa parole puisse prendre véritablement une

valeur et une spécificité poétique.»

4.5. La contestation du récit et la représentation des figures

Dans les chapitres qui précèdent nous avons progressivement établi les liens

entre fantasme et écriture dans le but de déterminer nos romans comme hétérologiques.

Ainsi dans le chapitre lié au triomphe de l’imparfait par exemple, la négation du « je »

par le « il » est apparu comme le fait majeur qui a permis de déboucher sur une

économie incertaine du Sens. Le langage, c’est-à-dire la langue de

270 Mouralis (B), Mouralis: V-Y Mudimbe ou le Discours, L’Ecart et l’Ecriture, op.cit, p.75.

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cette économie incertaine, s’est alors présenté comme épuisement de la langue

première, c’est-à-dire son aptitude à ne plus nommer le monde et les choses du monde

autrement que sur un mode oblique. Il y a lieu maintenant de voir comment cette

oblicité permet d’aboutir à une lecture intransitive du Sens. Ce caractère intransitif est

définissable chez Sami Tchak à travers la contestation de l’identité narrative du récit.

Ainsi, l’écriture débute par sa fin sans évidemment que le lecteur s’en aperçoive. On

peut le justifier par ces passages presque similaires :

En sortant de l’Hôtel à 10 h 5, Carlos vit venir comme à sa rencontre un jeune

garçon. A 10 h 9, le garçon arriva à son niveau sans lui prêter la moindre attention. Il

aurait continué son chemin, la tête baissée, si Carlos ne lui avait pas dit bonjour271.

Ce passage marque le début du texte. Et la fin se donne comme telle :

Elle commença à se préparer, inquiète et impatiente, pour l’accueil de Carlos.

« Ma chère, se dit-elle à haute voix, habille-toi. Aujourd’hui, c’est ton jour » dehors, du

soleil. Il était 10 h 5272.

Entre ces deux passages, il y a un rapport de faits qui est directement établi par

le narrateur. L’action de sortir de l’hôtel coïncide avec celle de s’habiller du

sujet « elle », identifiée comme Alberta dans le récit. Carlos se rend effectivement à son

rendez-vous avec Alberta. Et ce n’est qu’en rapprochant les deux éléments ou en se

projetant directement à la fin du texte qu’on comprend mieux l’action de sortir de

271 Tchak, p.9. 272 Idem, p.105.

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l’hôtel. Un autre fait marque ce rapprochement : c’est le personnage intermédiaire, le

garçon à « la tête baissée », qui croise le chemin de Carlos. L’écriture se noue au fur et

à mesure que l’action des personnages se croise. Ainsi, là où les destins auraient pu se

croiser, ils prennent plutôt forme. En fait, Alberto est, comme d’habitude, lancé dans

son errance qui le conduit à chaque coin de la rue. Lorsqu’il croise Carlos, il ne sait pas

que cette personne qui lui « dit bonjour » est celle qui va tuer sa mère. Le triptyque

narratif des personnages suivant est ainsi constitué : Carlos>>>Alberto>>>Alberta.

Dans la relation qui va les réunir, Alberta deviendra l’objet principal du désir. En ce

qu’elle est ce qui explique les trajectoires folles des deux autres protagonistes. Le

premier se définissant comme son amant à venir et le second, son fils allant à la

recherche de son bien être matériel. C’est lorsqu’il revient qu’il revoit l’homme de

l’hôtel, dans le lit, à ses côtés sa mère morte. Ce qui évidemment plonge le fils dans une

crise qui aboutit au meurtre de Carlos. Ce qui apparaît dans le texte de Sami Tchak,

c’est une écriture qui se pose comme une écriture du détour, du morcellement voire

même de la confusion. On a pu l’apercevoir, le début du roman est déjà la fin. Il se

révèle alors une instabilité au niveau de la chronologie du récit, une instabilité qui

précède la ruine de l’espace et des personnages. Pour les écrivains du « nouveau

roman » aussi bien que pour d’autres écrivains tels Samuel Beckett273, le mécanisme

intransitif s’élabore autour d’une double ruine : celle de l’espace et celle de la

caractérisation des personnages. Pour ce qui est de l’espace, c’est « la contestation du

récit » qui détruit l’illusion référentielle. Alors que la caractérisation évide le

personnage de ses attributs

273Beckett (S), L’Innommable, Paris, Les éditions de Minuit, 1953.

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classiques. On pense notamment à quelques titres en guise d’illustration comme la

Modification274 de Michel Butor, au Procès275 de Franz Kafka, voire Un homme qui

dort276 de George Perec chez qui le personnage est identifié à partir du « tu », où la

narration est disproportionné et le lecteur désappointé, ce qui rend, le plus souvent, son

écriture fuyante et évasive. À propos du statut de la description dans le nouveau roman,

Jean Ricardou écrit : « l’effet antiréaliste de la description est double : d’une part, elle

altère la description référentielle de l’objet (étalant une simultanéité en successivité) et,

d’autre part, elle empêche par ses interruptions intempestives, le déroulement référentiel

du récit277 »

La description, en tant que mode narratif, opère ainsi une révolution qui procède

de la « suspension » du référent, c’est-à-dire de la non-imitation de la vie quotidienne.

Cette révolution, comme le dit Alain Robbe-Grillet, tient au fait que « L’espace détient

le temps, et le temps sabote l’espace. La description tourne en rond (…). Loin de le

négliger, l’auteur (…) proclame l’absolu besoin qu’il a de son concours créateur, un

concours conscient, créateur. Ce qu’il lui demande, ce n’est plus de recevoir tout à fait

un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à une

création, d’inventer à son tour l’œuvre »278. C’est l’accès au sens qui se trouve affecté

par ce type d’esthétique qui nécessite une redéfinition du verbe écrire. C’est en cela

aussi que Gérard Genette recommande de tenir compte

274 Butor (M), La Modification, Paris, Minuit, 1957. 275Kafka (F), Le Procès, Paris, Pocket, 1983. 276 Perec (G), Un homme qui dort, Paris, Denoël, 1967. 277 Ricardou (J), op.cit, p.131. 278 Robbe-Grillet (A), Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, pp.133-134.

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des « relations à longue portée qui s’établissent entre des épisodes très éloignés dans la

continuité temporelle d’une lecture linéaire (…), et qui exigent, pour être considérés,

une sorte de perception simultanée de l’unité totale de l’œuvre, unité qui ne réside pas

seulement dans les rapports horizontaux de voisinage et de succession, mais dans des

rapports qu’on peut dire verticaux ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de

réponse, de symétrie, de perspective279 »

Outre l’unité de ton que l’on peut constater à travers ces citations, ce sur quoi il

faut davantage insister c’est sur l’assomption de la description en tant qu’elle fait

intégrer une dimension nouvelle de l’approche du sens. Cette approche, on pourrait la

qualifier de réflexive, car elle fait advenir le sens par un rapprochement plus seulement

syntagmatique, mais aussi paradigmatique des unités de significations. Cette vision néo-

romancière de la description est ce qui dans nos romans (du moins dans son ensemble)

provoque un renversement esthétique du point de vue du traitement du référent280. C’est

dans ce renversement que nous pointons une lisibilité du mécanisme intransitif. Mais

alors comment s’y déploie-t-il ? Selon le mode de l’éclatement et de la dispersion de

l’espace dans le récit. Ce qu’il faut redire d’emblée, c’est que dans nos huit romans

d’étude, trois décrivent deux ensembles spatiaux ; les cinq autres n’évoquent pas

directement, si ce n’est parfois pas, ou ne distinguent pas ces deux champs d’action des

personnages et de l’évolution du récit. La description du premier espace dans Au bout

du silence de Laurent Owondo (au sens

279Genette (G), Figures II, op.cit, p.46. 280 André Bokiba entend la notion de référent comme l’ensemble d’un donné culturel auquel la narration renvoie et également l’énoncé narratif tel qu’il s’ordonne et s’articule dans la temporalité narrative, in Ecriture et identité dans la littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1998, p.44.

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où l’entend Genette) se fait sur un modèle optique véritablement oblique à tel point que

l’espace désigné échappe à toute description classique ou transitive. Ainsi, sur une

totalité de cinquante-huit pages, près de la moitié de la narration, s’étale l’étendue du

premier espace. Cet espace se saisit selon le principe décrit par Genette, c’est-à-dire « la

perception simultanée de l’unité totale de l’œuvre » dans une lecture à la fois

horizontale et verticale. L’espace se donne alors à lire dans de très petits segments

narratifs. Dans l’économie rigoureuse des cinquante-huit premières pages, l’espace se

dévoile de la manière suivante :

Il laissait s’échapper ce murmure : la montagne se tait281. La caresse de l’aïeul

le faisait retourner en pensée vers la rivière de gros galets qui se jetait du côté où le

village finissait282. (…) elle surgit des crevasses qu’une montagne arbore quelque part

tel un saignement d’accouchée283 Le pays éventré de fleuves. (…) le pays où la nuit la

voûte végétale enfante mille monstres284. (…) Anka revit le village entre le grand

fromager et la rivière aux gros galets, le jour où il se couvrit de croix285. D’un bout à

l’autre du village, ce qu’il y avait d’habitants s’était rassemblé286. Ce n’était pas la

case en terre battue qui s’effondrait, c’était Rèdiwa287

Ainsi, l’anatomie spatiale, que l’on peut lire à partie des expressions « la

montagne se tait », « le village finissait », « surgit des crevasses », « le pays éventré »,

« la case en terre battue qui s’effondrait », traduit le même phénomène : à un moment

ou à un autre le village est appelé à disparaître. Même le langage ne

281 Owondo, op.cit, p.6 282 Ibid, p.7 283 Ibid, p.11 284Ibid, p.13,15 285 Ibid, p.23, 27, 56 286 Ibid, p.43 287Ibid, p.48

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laisse apparaître que des portions de mot ou des fragments comme « crevasses »

« éventrés » pour justifier le caractère fragmentaire de l’écriture et de l’espace. Comme

on peut le voir, c’est la description classique du récit balzacien qui est mise à l’épreuve

en ce sens que l’auteur ne guide plus le lecteur. Pour autant, sous ce type de mode

descriptif, l’espace peut se reconstituer, par association verticale des segments narratifs

sus cités, en procédant au collage de ce véritable « puzzle descriptif288».

En fait, le narrateur juxtapose des textes courts qui forment un tout morcelé sans

pour autant être désordonné, d’où l’image du puzzle qui correspond parfaitement à

l’œuvre de Laurent Owondo. De ce fait, le motif du morcellement est présent dans tout

le texte et imprime sa marque à la majeure partie des éléments qui le constituent. Les

exemples disparates dans lesquels apparaît systématiquement ce motif ont été soulignés

dans les exemples qui précèdent. Il est évident que cette pratique d’écriture adoptée par

Laurent Owondo a pour but de rompre avec la linéarité du texte qu’on pourrait

désormais concevoir comme un espace signifiant. C’est pourquoi nous nous permettons

d’employer le terme « réseau289» qui nous semble très bien décrire la forme du texte

dans sa totalité : non seulement il remplace la linéarité, mais encore il suggère que

chaque séquence est à la fois fin et commencement d’un rapport plurivoque. Aussi,

c’est par la manipulation de ce puzzle descriptif que l’on arrive à esquisser ce qui

pourrait être la topographie du

« village des galets : c’est un village situé dans une plaine montagneuse traversée par

des fleuves, dont l’un se jette à la mer. En plus, ce village se situerait dans une zone

288 C’est ainsi que nous avons désigné l’éclatement du référent dans Au bout du silence. 289 Simon ©, La fiction mot à mot. Nouveau roman ; hier, aujourd’hui. Coll.10/18, 1972, pp.80-86

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équatoriale dont les repères ne sont ni donnés ni évoqués. Ici encore, nous sommes dans

l’incertitude, car le référent échappe à la saisie des données qui pourraient en préciser

les contours ou les limites exactes. Les informations narratives ici données ne

permettent pas au lecteur de localiser ce village dans l’espace et dans le temps. Le

deuxième espace, « Petite Venise », est décrit en une page et demie (de la page soixante

et un à la page soixante-trois. Sa description est plus exhaustive et donne une perception

immédiatement visuelle de l’espace décrit :

Tout était muet parce que fait pour l’être. Ni Nord, ni Sud, ni Ouest, ni Est. Seulement

ce centre qu’il ne rattachait ni ne comparait à rien. Petite Venise là, étalé devant lui,

rien de plus que ce qu’il voyait : une terre coincée entre les collines et un vaste champ

où les racines aériennes des palétuviers s’enchevêtraient au-dessus de l’étendue

boueuse, un quartier dans un creux, sans horizons, ou s’agglutinaient dans le désordre

des constructions de fortunes faites des matériaux hétéroclites (…)290

Bien que cette description nous donne un aperçu de « Petite Venise », c’est

encore de biais qu’elle le fait dans la mesure où elle échappe à la précision quasi

scientifique du roman naturaliste dans lequel l’illusion référentielle restitue avec

exactitude la géographie et l’espace décrit (on peut se référer à l’analyse d’Henriette

Psichari sur Germinal d’Emile Zola291).

Ici, le tableau synoptique qui est dressé ne nous permet pas de référer « Petite

Venise » en dehors d’elle-même, parce que « Petite Venise » est « muet » et n’a aucune

situation géographique bien précise. Il en est de même pour Gaston-Paul Effa où le

290 Ibid, pp.61-62 291 Psichari (H), “le vrai et l’imaginaire” in Anatomie d’un chef-d’oeuvre: Germinal, Mayenne, Mercure de France, 1964, p.130

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deuxième espace est morcelé et perceptible à travers quelques fragments du texte. Cet

espace qui est la reconstitution de l’univers carcéral qu’il représente peut être perçu à

partir de ces segments narratifs :

« je suis l’inspecteur Goré, je viens de la ville, dit l’homme en uniforme »292; « Makaya

se retrouva les mains liées derrière le dos, entraîné dans une vieille Renault 4 »293

« dans la prison »294; « L’annonce de sa libération fut un soulagement pour les

gardiens »295

En fait dans ce passage, l’univers carcéral est caractérisable à partir de quelques

mots et expressions qui constituent la quintessence de la narration, c’est-à-dire le socle

de cet espace narratif et qui donne une signification particulière. On a par exemple

l’expression « les mains derrière le dos », puis le lexème « prison » qui renvoient aux

méthodes d’arrestation généralement utilisées par les forces de l’ordre. Le phénomène

d’incarcération est suivi par « la libération ». Cette opération est effectuée au village,

puisque l’action d’être « entraîné dans une vieille Renault4 » va préciser le lieu où le

chef spirituel du village des Hommes Intègres fera sa prison : en « ville ».

Sur un segment de quarante pages de cet espace, on peut saisir la cohésion

descriptive inhérente du va-et-vient de Makaya entre son espace d’origine à savoir le

village, qui symbolise la vie paisible et l’harmonie avec les valeurs spirituelles, et son

espace dévitalisant : la ville, qui représente l’enfermement, l’humiliation et qui annonce

la déchéance future du chef spirituel des Etenga. Ce petit texte enchâssé dans le grand 292 Effa (G-P), op.cit, p.60 293 Effa, p.63 294 Effa, p.99 295 Effa, p.104

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espace traditionnel – à savoir le village des Hommes Intègres qui va de l’incipit à sa

clôture narrative - vient conforter l’idée par laquelle est entré le second meurtre dans le

village, après la catastrophe qui s’est abattue sur le pays des Etenga, et le

démantèlement dudit village qui va suivre.

En rien l’espace décrit ne nous renvoie à un univers connu ou ne donne des

indications susceptibles de traduire tel ou tel référent spatial. Gaston-Paul Effa procède

aussi à une leçon de déconstruction, de morcellement : le travail auquel se livrent les

hommes en uniforme militaire illustre celui auquel se livre l’auteur. Comme eux le

narrateur opère des coupures, des fragmentations majeures ou mineures selon

l’évolution de son personnage. Les « pièces détachées » du texte sont ensuite

organisées, remembrées de telle sorte que l’ensemble constitue une construction

unitaire qui laisse apparaître enfin cet univers carcéral qu’il tente de reconstituer. La

conséquence la plus évidente de cette destruction de la chronologie, de l’espace voire

des personnages est qu’elle laisse enfin l’œil du lecteur le soin de recomposer les faits

et le sens dont l’écrivain lui donne les éléments. Mais ce n’est pas l’unique

conséquence : la fragmentation du monde qu’opèrent Laurent Owondo et Gaston-Paul

Effa tend à produire un effet de simultanéité qui semble, au premier

abord inconciliable avec la linéarité du texte. Il ne s’agit plus d’aligner une succession

d’éléments, mais de former et de réunir des ensembles dans lesquels les éléments

s’associent entre-eux en fonction de leur qualité. S’il est vrai, comme nous l’avons dit

précédemment, que le texte donne l’impression d’une surface plane, on comprend

mieux maintenant de quelle façon cette surface littéraire se creuse et prend de la

profondeur : la simultanéité fait que différentes images, par exemple l’image de

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Makaya en pleine perte de son pouvoir et celle de la prison, peuvent apparaître en

même temps, dans le même texte. La simultanéité qui oblige le narrateur à superposer

ou à faire se chevaucher des images qui, grâce à cette superposition, donne du « relief »

à cette surface apparemment lisse.

Au contraire, dans En attendant le vote des bêtes sauvages comme dans Quand

on refuse on dit non296, l’espace décrit renvoie à un lieu bien précis, toujours repérable,

en un espace et en un temps. Le récit est écrit dans la totalité d’une cohérence

vraisemblable. De même, En attendant le vote des bêtes sauvages est un récit

totalement transparent. Le narrateur omniscient semble connaître le monde qu’il décrit.

C’est lui qui livre les informations sur tout. Cet ordre narratif fait du narrateur/auteur

« le foyer d’intentions, et de l’interprétation297», parce que l’auteur est d’abord Ivoirien,

il connaît l’histoire des faits et s’autorise à les raconter succinctement dans son récit.

Cette co-présence narrative permet au lecteur à la fois de connaître les personnages, de

s’identifier avec les personnages et l’auteur, et de

situer la narration dans son espace réel et dans le temps. Ainsi, certains passages du

texte situent le lecteur dans un espace géographique bien précis :

Ah ! Tiécoura. C’était dans les mines d’or et de diamants de la République du Grand

Fleuve. Les mines d’or et de diamants du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest de la

vaste République du Grand fleuve298.

296 Kourouma (A), Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004. 297 Lecercle et Shusterman, L’emprise des signes, op.cit, p.96. 298 Kourouma (A), En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit, p.252

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L’oeuvre de Kourouma est plongée dans un réel299 profond. L’auteur le dit lui-

même dans son entretien avec Yves Chemla que « ce que je dis à propos des dictateurs

n’est pas excessif ; ce que je dis est vrai. Ce sont des choses qui ont été ».

Ce caractère réaliste, que nous entendons dans notre travail, plus comme une

sorte de mimésis300, « s’observe dans les déclarations de l’ardeur, dans le choix du sujet

et des lieux de l’action et dans la critique sociale301» que Kourouma fait des

évènements. On identifie donc facilement la République du Grand Fleuve à l’ex-Zaïre

actuellement connu sous le nom de La R.D.C. Un pays truffé d’Or et de Diamants dont

le grand fleuve est le fleuve congo. Cet effet de réalisme est même plus évident lorsque

le narrateur décrit le personnage à qui s’adresse ce récit purificatoire. Les ressemblances

avec Mobutu, ex-président de cette vaste République du grand fleuve, sont sans

équivoque. Koyaga comme Mobutu est un « homme au totem léopard » qui « apprit la

dactylographie et surtout le

journalisme302». L’auteur plonge Koyaga dans le corps de Mobutu, le personnage

littéraire qui l’incarne. Celui-ci alors président du Zaïre, était vêtu de peau de Léopard,

symbole du pouvoir et de la force. Il a fait des études de journaliste en Belgique avant

d’exercer les fonctions politiques.

De même, chez Jean Divassa Nyama, la référence à certains lieux et la

description des caractères des personnages, les rendent identifiables à des éléments

299 « En attendant le vote des bêtes sauvages ou le donsomana », entretien avec Ahmadou Kourouma, propos recueillis par Yves Chemla in Notre librairie, n°144, juin 2001 300 Gardes-Tamine (J), et Hubert (M-C), Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin, 2002, p.124. 301 Dehon (C-L), Le réalisme africain, L’Harmattan, 2002, p.39. 302 Kourouma, p.233

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extérieurs au texte. Les personnages et les espaces sont pris dans leurs situations

sociales. Ainsi, on relève des lieux « Murindi » ; « Moabi », des personnages

« Mussatsi » ; « Mulossi » et autres formes idiomatiques comme « Botimboure » ;

« nganga ». L’utilisation massive et parfois agressive de ces lieux et les diglossies qui

s’en suivent nous renvoient directement à l’espace géographique de l’auteur (à savoir le

sud du Gabon) et déclinent l’appartenance ethnique du romancier : l’ethnie ou le groupe

Punu. Cette transparence est contestée violemment par La Vie et demie, L’initié, Au

bout du silence, La fête des masques et Le cri que tu pousses ne réveillera personne: Ni

« Petite Venise », ni « le village aux galet », chez Laurent Owondo. Ni « le village des

Hommes Intègres » ni le lieu d’incarcération de Makaya chez Gaston-Paul Effa ne sont

« référentiables » ou identifiables. Chez Sami Tchak, les espaces sont étroitement liés

aux actions des personnages. On a successivement l’hôtel qui constitue le point de

départ de l’action, la maison d’Alberta ou se déroule la grande partie des actions du

récit et « la lagune des morts » où s’achève le destin tragique de d’Alberta et Carlos.

Mais en aucun moment l’écrivain togolais ne fournit une

information sur ces lieux. Ce sont des espaces qui existent pour eux-mêmes, en eux-

mêmes et se déploient dans l’économie narrative comme signes. Ce type de suspension

de la référence conteste les récits, en tant qu’il commande de ne pas s’émanciper du

texte. Celui-ci se donne à lire de l’intérieur pour lui-même, dans son propre espace

littéraire. Ce fait de langage prend en son compte une association lexicale dont

l’objectif esthétique vise plutôt à l’effet qu’au Sens (l’Histoire). Cette esthétique se

« suffit », possède en elle ce qu’Eco appelle une « intentio opéris303», atteint à

303 Eco (U), Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p.142

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l’atrophie du référent spatial dans l’œuvre. Ainsi qu’on peut encore le voir dans le

passage suivant :

Un ciel inadéquat. Il ne correspond à rien, surtout pas à octobre. Un ciel obstinément

lise, luisant comme une immense plaque d’argent, il est d’un bleu pâle virant au gris et

le soleil dans sa course semble l’astiquer. Les jours passent et toujours pas les nuages

sombres qui doivent le tourmenter en pareille saison. Il se contente d’être au-dessus des

têtes, inutile, insensible à la longue attente des champs brûlant de soif304

La description dans ce passage est marquée surtout par des formes négatives :

« un ciel inadéquat », « il ne correspond à rien », « surtout pas à octobre ». Ces

éléments temporels marquent une inadéquation entre le temps qu’il fait et la période de

l’année. Ici le ciel à cause de son caractère un peu trouble ne permet plus de le situer

parce qu’il est hétéroclite. L’oxymoron qui ressort du rapprochement contradictoire

entre ce qui est « luisant » et ce « pâle vivant au gris » renforce la difficulté d’identifier

avec exactitude en quel mois on est en ce moment là.

La négation comme les figures participent d’une déstructuration et de la

contestation du récit. Dans cette contestation de la description, une autre modalité peut

être mise en valeur à savoir la ruine et la dépersonnalisation des personnages. Anka et

les autres personnages de l’oeuvre portent tous des noms qui les font exister mais ne les

distinguent pas les uns des autres en ce sens que si on les intervertissait, rien du récit ne

serait affecté, du moins du point de vue syntaxique. Ce sont des

personnages incaractérisables, en dehors de leur nom, rien ne permet de les

singulariser. Ceux de Sami Tchak sont même complètement déterritorialisés. Ce sont

304 Owondo (L), op.cit, p.5

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des noms comme Raul, Carla, Antonio, Alberta, Carlos qui sont tous des prénoms et des

noms issus d’un autre espace topique. Un espace hispanique qui diffère de celui de

l’auteur. Et si les noms se portent en eux-mêmes, ils sont substitués par des pronoms

qui participent de la non-référentialité et effaçant librement le sujet réel :

Il comprit : il était entré dans la lumière de la mort, à travers ce corps, il avait

senti intimement la moiteur silencieuse de la mort. Il avait compris : comme elle était

délivrée de tout souci, elle ne pouvait offrir que sa quiétude305.

La présence des pronoms personnels est ce qui caractérise le récit de Sami

Tchak. C’est un texte à la troisième personne qui alterne entre l’identité réelle du sujet

de l’action et le pronom qui le remplace. Ce jeu d’alternance permet au narrateur de

jouer sur une description plus courte, épargnée de tous détails ou des informations sur le

sujet. En même temps ce procédé narratif lui permet d’éviter de reprendre à chaque fois

l’identité du personnage. Dans ce passage, le narrateur

utilise le « il » et le « elle » à la place de Carlos et d’Alberta, parce que dans les lignes

qui précèdent ce segment ces noms avaient déjà été employés. Par ailleurs, ce texte

illustre bien une instabilité de l’identité pronominale et personnelle de l’instance

narrative qui aboutit à une précarité identitaire. Celle-ci induit dès lors une instabilité

anthroponymique telle que le récit est un recommencement perpétuel. Tout est fait pour

qu’il ne soit plus le même. Ainsi, le personnage s’appelle tout au long du roman Carlos.

Mais chaque étape de son action conteste cette identité. Au début il est Carlos, celui qui

croise le jeune homme et prend par la suite un taxi pour se rendre à son rendez-vous

avec Alberta. Puis Carlos devient « il ». Ce « il » va mener toute l’action avec Alberta 305 Tchak, p.

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jusqu’à ce qu’il la tue. Ce changement d’identité se radicalise même, car le personnage

se transforme ou se dédouble en une autre personne :

Carla. Et en une fraction, Carla, de seconde, je m’en souviens maintenant, je

m’étais retrouvé sous sa peau, à Carla, je m’étais projeté en elle et, je m’en souviens, je

m’étais senti frustré, oui, je m’en souviens, et dans ma tête, j’avais, très bien, j’avais

formulé le désir de lui voler son identité, juste lui voler son identité et recevoir la

gifle306.

Ici, Carlos est identifié par ce « je » qui le replonge dans un souvenir dévorant.

C’est l’évocation de la crise de Carlos symbolisée par le désir d’être Carla. Il est jaloux

de sa sœur qui s’abreuve des bienfaits des hommes du pouvoir. Carlos en formulant « le

désir de lui voler son identité » se travestit pour profiter, lui aussi, des délices du

pouvoir. Et pour terminer avec cette multiplicité d’identités, le narrateur

nous révèle plus loin la nouvelle identité de Carlos qui favorise ce changement radical à

travers le récit. Carlos devient ainsi « Rosa Carlos307 » symbolisant l’acte d’un désir

accompli. Finalement, tout au long du récit, il se met en évidence que chaque

combinaison nominale se dote d’une fonction narrative propre qui donne à l’actant

Carlos chaque fois de nouveaux traits figuratifs. Sans identité personnelle fixe, Carlos

dit Rosa Carlos porte le sens narratif, devient simplement signe parmi les autres signes.

Et en cela il acquiert une constante profondeur sémantique qui, chaque fois, modifie sa

position syntaxique à l’échelle narrative et en conséquence force le lecteur à

reconsidérer constamment son point de vue.

306 Tchak, p.54. 307 Tchak, p.64.

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On peut dégager en cette analyse « une structure absente » au récit, parce qu’il

se déconstruit et nie en même temps l’identité du personnage. Et dans la perturbation

identitaire qui jalonne le parcours du personnage, rien ne peut le rapprocher avec les

éléments extérieurs au récit. Or, dans le roman traditionnel, l’appartenance sociale, le

niveau d’instruction nous est donné par le narrateur et confère aux personnages une

consistance humaine véritable. De même, la nomenclature et les « attributs » de ces

personnages sont des « valeurs variables ». Par attributs nous entendons avec Vladimir

Propp « l’ensemble des qualités externes des personnages308 ». Ceci laisse entendre que

dans leurs parcours narratifs, on les voit grandir, mûrir, être déterminés par les

conditions sociales de leur environnement qui, en conséquence, déterminent leur

psychologie309. Cette approche traditionnelle

du personnage qui consiste à l’utiliser « comme symbole et objet310» se traduit dans la

narration d’Ahmadou Kourouma et convoque tout d’abord les grandes figures de

l’histoire contemporaine dont le récit fait la part belle à l’histoire. De ce fait, sur le plan

narratif, le récit, dont toute la perspective est effectivement soumise à la seule relation

de la dictature, est construit de manière chronologique. Les personnages sont bien

campés. Les descriptions, les relations, les dialogues, dans un décor décrit avec

précision, jalonnent la progression dramatique. Même si en grande partie la

configuration de l’histoire contemporaine n’est pas inventée, elle est complètement

intégrée à la logique du récit romanesque et y joue un rôle essentiel. Et c’est par ce

rapport à des événements historiques que le principal personnage (Koyaga) se

détermine. Dans Quand on refuse on dit non par exemple, le narrateur de notre même 308 Propp (V), Morphologie du conte, Paris,Seuil, 1965 pp.106. 309 Sarraute (N), L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, pp.64-65. 310 Cazenave (O), Femmes rebelles : naissance d’un nouveau roman africain au féminin, Paris, L’Harmattan, 1996, p.65.

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auteur trace le portrait de son personnage Birahima. Non seulement il le présente

comme un Dioula dont les chefs sont Fofana et Haïdara appartenant tous au camp de

l’ethnie opposée aux Bétés, mais il est aussi amant de Fanta la fille de son chef

religieux Haïdara et est enfant soldat qui a tué, violé et pillé comme tous les autres

rebelles. Dans l’action des deux principaux personnages (Birahima et Fanta), il s’agit de

relater progressivement dans le texte les crimes de la guerre tribale commis tout le long

de l’histoire de la Côte-d’Ivoire depuis les politiques d’Houphouët jusqu’aux charniers

de Yopougon provoqués par les escadrons de la mort de la milice du président Gbagbo.

On peut relever ce lien des personnages du roman avec

l’histoire dans Monnè, Outrage et Défi311 avec Djigui Keita de la dynastie des Keita et

roi des Soba.

De même, dans le Bruit de l’Héritage de Divassa Nyama, bien que

Moukegname se présente dans le texte comme un personnage déjà mort. Il n’en

demeure pas moins que le narrateur le rattache aux évènements de la société qu’Oncle

Mâ relate aux petits enfants du village. Cette description souligne sa cellule familiale

(un homme marié), sa classe sociale (« un maçon très connu dans la région312») qui

assassine sa femme et meurt pendu à un arbre, et décrit son environnement. Il y a donc

interaction entre tous ces facteurs et le personnage qui en demeure déterminé.

311 Kourouma (A), Monnè, Outrage et Défi, Paris, Seuil, 1990. 312 Divassa Nyama (j), op.cit, p.85.

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Finalement, tout est régi par un ensemble de descriptions et de schèmes qui

donnent au lecteur l’effet du monde réel313, d’un monde vrai transposé dans les textes

littéraires. Dans nos romans, hormis Ahmadou Kourouma Divassa Nyama voire

Adiaffi, cette illusion de la vraisemblance est ruinée. Les personnages y apparaissent

désormais dépouillés de toutes ces « prérogatives et attributs ; ils sont « indéfinissables,

privés d’existence propre, ne sont plus que (…) des reflets314 ».

En effet, sur cent vingt-sept pages que comporte Au bout du silence, le narrateur

ne nous dresse même pas un portrait physique ni moral. Anka, Kota, Nindia, Ombre et

Rèdiwa ne portent que leur nom. Réduits à l’état de conscience pensante, ils ne figurent

dans le récit sous aucune forme physique, ni sous toute autre forme. Ils existent en tant

que tels et se contentent d’exister ainsi, sans aucune revendication à être des

personnages psychologiques ou sociaux. Le narrateur accède à leur existence par leurs

actes cognitifs. Ce sont donc, comme les qualifie Roland Barthes315, des « êtres de

parole », et des « hommes paroles ». C’est pourquoi, ils nous apparaissent sous une

réalité abstraite : leur présence dans le récit est absente sinon uniquement identifiable

par leurs identités devenues elles-mêmes abstraites.

L’identité du personnage d’Olympe Bhêly-Quenum est aussi loin de ressembler

à celle des héros de Divassa Nyama en l’occurrence Moukegname, Dimungue

313 Molino (J) et Lafhail-Molino ®, op.cit, pp.81-82. 314 Sarraute (N), L’Ere du soupçon, op.cit, pp.61-62. 315 Barthes ®, Essais critiques IV, op.cit, p.30

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(l’ivrogne), le père Biteffa (le chef du village) et bien d’autres, qui rassemblent en eux

toutes les caractéristiques sociales, et auxquels le lecteur peut éventuellement

s’identifier. Le héros d’Olympe Bhêly-Quenum est inconstant. Il est dans un état

d’équilibre non révélé. Il ne revendique même pas son statut d’initié. Il oscille ou erre à

l’intérieur de la narration. Il n’y a plus chez lui une assumation totale des valeurs

traditionnelles, il les vit, ne les subit plus, mais les transforme. L’identité du personnage

chez Bhêly-Quenum est vue au sens où le comprend Philipp Hamon. Dans l’ordre

narratif de Kofi-Marc Tingo, l’auteur considère d’abord tout le répertoire lexical, toutes

les structures syntaxiques qui déterminent

le héros dans le texte. Il procède par la suite à des ressentions des éléments qui sont

investis d’une signification translinguistique. L’errance du héros d’Olympe Bhêly-

Quenum peut donc ainsi se traduire par l’analyse du personnage selon

laquelle « l’étiquette sémantique du personnage n’est pas une donnée a priori, et stable,

qu’il s’agirait purement de reconnaître, mais une construction qui s’effectue

progressivement, le temps d’une lecture, le temps d’une aventure fictive, forme vide

que viennent remplir les différents prédicats (verbes ou attributs).le personnage est

donc, toujours, la collaboration d’un effet de contexte – soulignement de rapports

sémantiques intratextuels – et d’une activité de mémorisation et de reconstruction

opérée par le lecteur316 ». Ainsi évidés, ces personnages servent alors à illustrer une

réalité narrative autocontemplative317. En fait, ni personnage, ni espace décrit ne

renvoient à une référence identifiable, ni ne donne la cohérence d’un monde qui

fonctionnerait sur le mode du monde réel et référentiable. Ce sont des personnages et

316 Hamon (P), “Pour un statut sémiologique du personnage, in Poétique du récit”, Paris, Seuil, 1977, p.126. 317 Genette (G), « le complexe de narcisse », in Figures I, Paris, Seuil, 1966, pp.27-28.

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des espaces qui dans nos romans ont une valeur indicative. En cela, les œuvres de nos

auteurs postulent une poétique de l’évidement. Ce type de poétique aboutit à une sorte

de transparence obscure qui hypertrophie l’écriture. Et en tant que tel, dans La fête des

masques, Au bout du silence et L’initié, l’évidemment comme horizon de toute

esthétique a exigé de ruiner les personnages de leurs adjectifs traditionnels et de

suspendre le référent transcendantal, autrement dit, l’espace où est censé s’être déroulée

l’histoire narrée. Ces types d’écritures mettent en question les structures traditionnelles

du récit et de la société : c’est une entreprise de déconstruction. Ainsi,

sur le refus de la tradition et des valeurs qui avilissent l’homme, s’édifie une conception

nouvelle du récit, qui se définit par les caractéristiques suivantes : un récit de « nature

combinatoire », qui tente d’exister en lui-même et par lui-même, sans rapport direct

avec le contexte extérieur. L’impact de ces nouvelles techniques se fait particulièrement

sentir dans l’ensemble de notre production romanesque puisqu’elles sont toutes, de loin

ou de près, concernés par le remodelage du langage.

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CHAPITRE V. LA FONCTION GÉNÉRATRICE DU LANGAGE

5.1. La logique interne du texte

Les œuvres que nous sollicitons dans l’analyse de la logique interne du texte

sont Au bout du silence et Le cri que tu pousses ne réveillera personne. Par un habile

jeu de mots, elles viennent s’inscrire sous l’enseigne d’une dynamique structurale :

elles permettent à partir de l’aventure des mots une description du phénomène

initiatique d’Anka pour le premier et des quatre enfants pour le second. Cette

initiation n’est à aucun moment explicite. Si cette initiation apparaît presque à chaque

page sa présence n’est cependant que latente. Ce segment narratif l’illustre :

Assis sur les genoux de l’aïeul, il ne se demandait même pas pourquoi Tat’ ne

hochait plus la tête pour approuver ce qu’il disait. L’enfant exigeait que l’aïeul

prononce un nom ; un nom d’ancêtre, juché sur le temps et qu’il irait cueillir

lentement, en prenant soin de ne pas se tromper. Anka insistait. Mais Tat’ ne semblait

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pas l’entendre. Ses oreilles étaient comme assourdies par un tumulte qu’Anka

ignorait.318

Ce passage résume toute une phase de l’initiation dans la société traditionnelle.

Et pourtant, rien ne révèle directement le phénomène. Mais le discours latent que nous

pouvons dégager à l’intérieur du texte nous permet de le saisir. Il y a en effet le contact

direct entre Rèdiwa l’aïeul et Anka le futur initié

puisque celui-ci est « assis sur ses genoux ». De ce contact s’en suit le désir de

connaître le secret des anciens qu’il va recevoir avec tout le respect des valeurs et des

traditions. L’expression « cueillir lentement » souligne l’intérêt de l’enfant. Un intérêt

que l’aïeul ne semble pas toujours vouloir partager. En fait, ce passage évoque certaines

mécaniques qui sur lesquelles repose l’équilibre de l’initiation. La logique interne du

récit est ainsi rythmée par la complémentarité horizontale et verticale des formes et des

lignes dont chacune s’intègre parfaitement dans la suivante. La ligne qu’elle soit

verticale ou horizontale, joue un rôle très important dans ces extraits ainsi dans l’œuvre

de Laurent Owondo : c’est elle qui donne l’impression d’être davantage face à

l’initiation comme elle est vécue dans les sociétés africaines traditionnelles.

Nous retrouvons également la même conception du traitement de l’initiation

chez Gaston-Paul Effa : la présence de la grotte, la consommation du bois sacré dégage

tout le processus d’initiation qui ne semble avoir des limites puisque les initiés sont

« propulsés dans les portes du ciel ». L’organisation formulée autour de cette initiation

318 Owondo, op.cit, p.33

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est évoquée par un montage de l’auteur dont le narrateur fait la description après nous

avoir situés dans le contexte et le lieu du déroulement de l’initiation :

Le matin du premier jour, Makaya accompagna deux hommes du village, ainsi

que l’étranger venu subir sa première initiation.

Arrivés dans la grotte de la régression, chacun se confessa devant le ruisseau de

l’oubli. Le chef leur offrit douze bouchées de bois sacré : cinq pour entrer dans le

temps, sept pour en sortir. Propulsés dans les portes du ciel, les initiés, qui mourraient

à eux-mêmes, connaîtraient l’angoisse qui délivre : comme l’eau d’une vanne, elle

emporte et jaillit pour se renouveler ; ainsi se sentiraient-ils proches, parfois, de

l’exultation, auraient-ils l’impression d’avoir accédé à la délivrance, quand ils se

dépasseraient intérieurement, pour diriger leur âme vers les étoiles319.

Cette description illustre parfaitement le montage de l’auteur qui présente une

grotte dans laquelle se déroule une série d’événement ; dans cette grotte s’opère une

transformation spirituelle de toute sorte qui met les initiés en contact avec les objets

terrestres (« l’eau ») et célestes (« le ciel et les étoiles »). Ainsi, le ciel et les étoiles

apparaissent comme les lieux qui caractérisent la fin mystérieuse du voyage. Il

convient de revenir sur la technique utilisée par Gaston-Paul Effa qui, en tout point,

est similaire à celle pratiquée par Laurent Owondo. Le travail de construction est

toujours le même. Les auteurs ont très vite mis en valeur le pouvoir des chefs

spirituels et le principe de l’initiation. Nous insistons sur le fait qu’ils intègrent ces

techniques initiatiques que sous forme de fragments qu’ils transmuent pour enfin

pouvoir les intégrer. De même, ils sélectionnent les fragments d’un vécu initiatique

qu’ils articulent et plient à ce que l’on peut appeler un ordre ou une mesure interne. 319 Effa, op.cit, p.53

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On comprend mieux alors la raison qui a incité les auteurs à choisir le modèle

traditionnel de l’initiation puisque, comme lui, ils soumettent leurs oeuvres à un

modèle interne qui consiste à, d’un point de vue pratique, en une sorte de rangement

rigoureux et rythmé, une mise en ordre.

Le travail de nos auteurs est proche non seulement en ce qui concerne la

technique qu’ils adoptent, mais également dans la démarche qu’ils suivent. Deux

forces guident cette technique et sous-tendent la production : en premier lieu, une

puissance de projection de leur univers intérieur qu’ils concrétisent – ou transcrivent -

, sous la forme de texte. En second lieu, une force d’assimilation du monde extérieur

dont ils s’emparent en prélevant des fragments qu’ils articulent selon un ordre

rigoureux. De plus, le résultat auquel ils aboutissent utilise le même langage, traduit la

même quête : il s’agit, dans les deux œuvres, en fait que les signes des objets ou des

mots jouent dans plusieurs dimensions avec des emboîtements de formes et de sens.

5.2. La mécanique dans les textes francophones

Nous inscrivons ce point dans l’ordre de la recherche des écritures francophones

comme structures narratives indépendantes. Il s’agit en fait de voir tout d’abord qu’un

des principes de structuration de nos textes est l’imbrication, c’est-à-dire la

juxtaposition de séquences qui se superposent plus ou moins selon les cas, ce qui

permet aux différents « fils narratifs » de se croiser. Et l’application de ce principe est

rendue possible grâce à l’intervention de mots générateurs qui apparaissent presque

systématiquement à chaque articulation du texte. Afin de comprendre à quoi

ressemble cette mécanique et en quoi consiste l’imbrication, il convient de noter que

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les textes, La fête des masques, La carte d’identité et Le cri que tu pousses ne

réveillera personne, que nous avons retenus pour cette étude, intègrent

des « mises en abyme » dont le premier critère de reconnaissance est, ainsi que le

signale C. Dallenbäch320, la notion de réflexivité.

En effet, il nous semble évident depuis les précédentes analyses que les textes ne

cessent de se replier sur eux-mêmes, de renvoyer à eux-mêmes afin de fournir

volontairement des indications sur leur propre construction. On peut ainsi noter un

repli du langage dans La fête des masques lorsqu’on tente de comprendre la

sémantique du mot « dos » :

Elle se leva, alla à la bibliothèque, elle s’agenouilla. Carlos regardait son dos

et, faisant abstraction de toutes les autres parties de son corps, il eut l’image d’un

être asexué. Un dos, ce n’est ni un homme ni une femme, c’est un être. Un dos dans

une posture pas très confortable pour la colonne vertébrale. Un dos qui bouge. Le

garçon de la photo, son fils, vu de dos. Le dos de sa mère, un dos (…) Il prit le livre et

le feuilleta distraitement. Un dos, un dos d’homme est un dos. Un dos de femme est un

dos. Les dos n’ont pas de sexe321.

Le « dos » se constitue syntaxiquement et sémantiquement comme un « noyau

sémique322», parce que c’est lui qui donne du sens et du rythme au segment. Il y a

dans cette séquence un véritable travail de l’écriture qui met en mouvement la

symbolique du dos. Celui-ci peut ainsi prendre des formes et des significations

variées. Il est d’abord objet du regard, le regard de Carlos pour

320 Dallenbäch ©, le récit spéculaire, Paris, éd. du Seuil, coll. “Poétique“, 1977. 321 Tchak (S), La fête des masques, op.cit.20. 322 Courtès (J), op.cit, p.48.

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déterminer la nature de la personne à laquelle il a affaire. Comme le regard qui fait

« abstraction des autres parties du corps », l’écriture opère par une méthode

d’agencement et de juxtaposition. Le « dos » ne pouvant pas distinguer les sexes

devient alors un « être ». Un être « qui bouge » au vu de la personnification utilisée

par le narrateur. Le paradoxe sur le mot est tel que ce trope n’est pas mis pour

souligner l’action de bouger, d’aller vers, mais pour marquer le changement de sens

qu’il prend, que ce dos soit celui de « son fils » ou de « sa mère ». Plusieurs

significations peuvent encore être attribuées à ce mot, il est pris comme un nom

commun : « un dos » ; Complément de manière : « vu de dos ».

Ce qui est important dans l’approche faite sur la symbolique du dos, c’est

effectivement de montrer comment l’écriture de Sami Tchak refuse certaines

conventions scripturales que les premières générations ont adoptées avant lui. Et

jusqu’à la fin, le récit semble toujours se plier sur ce mot pour exprimer l’attitude de

Carlos lorsqu’il « s’allongea dans le lit323», celle d’Antonio, la position d’Alberto

dans la photo collée « au mur324», et la position de la mère, morte, « allongée nue sur

le dos325». Le « dos » se constitue à un niveau du discours chez Sami Tchak comme le

« point de capiton326», autrement dit le véritable point central autour duquel s’exerce

toute l’analyse du discours. On peut ainsi constater que le texte de Tchak fonctionne

rien que par le biais des mots dont les signifiants sont tout à fait proches sinon les

mêmes, mais les signifiés différents. Le langage produit son 323 Tchak, p.25. 324 Tchak, p.34. 325 Tchak, p.44. 326 Lacan (J), Séminaire III, Tome II, 1956, p.386.

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propre mode de fonctionnement en assurant sa propre dynamique interne. Il y a un

véritable travail, une mécanique du langage qui se met en place. Une mécanique qui

recoupe explicitement, chez Jean-Marie Adiaffi, le principe de la constellation, telle

cette description du soir tombant autour de la ville de Bettié et le caractère magique

qui entoure l’espace:

Le crépuscule fastueux enterrait dans la pourpre et l’or les derniers rayons du

soleil. Tout le paysage l’accompagnait, pénétré, fasciné par le don mystérieux de tant

de parures que la nature offrait aux hommes, aux animaux et à la végétation pour

leur repos. Fête des sens et des dieux cachés sous les grandioses couleurs. De temps

en temps, le clapotis de la Comoé et la dernière symphonie de la gent ailée

passionnée de musique, dernier hymne à la vie et au soleil, venaient rompre

l’harmonie fragile entre le jour et la nuit, la vie et la mort, le repos et le travail. Dans

le firmament rougi s’allumaient les premières étoiles, tremblant de joie à l’annonce

de leur empire. Leur reflet dans l’eau dansait, tressaillait vaguement, dans

l’entrelacement des palétuviers en fleurs. Les filaos sombres jouaient à cache-cache

avec la clarté crépusculaire327

L’image de la constellation, qui regroupe un certain nombre d’étoiles pour

former un ensemble cohérent et reconnaissable, fonctionne comme une métaphore de la

mécanique du texte qui, elle aussi, regroupe des illustrations et des images disparates

dans l’intention de créer une construction compréhensible. La dynamique de celle-ci

dépend des rapports qui vont pouvoir naître de la rencontre et du mouvement des

différentes « particules » qui sont condamnées à tourner sans fin. Nous pouvons aussi

signaler que l’image de la constellation n’apparaît pas seulement

327 Adiaffi (J-M), op.cit, p.82.

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dans la ville, mais également dans l’anatomie destructive et de la perte des valeurs que

le narrateur rapporte ainsi :

La diabolique machine était en train de tout détruire, de tout déséquilibrer.

Cette harmonie de la nature et des hommes, cette belle harmonie va être enterrée sous

les dents monstrueuses de la monstrueuse machine. Ce bel équilibre que la nature a mis

des siècles patients à réaliser, combien de temps cette inhumaine machine mettra pour

le saccager ? Un an, un mois, une semaine, un jour, une heure, une minute, une

seconde peut-être ! Oui, une seconde ! Toutes les branches de cette belle étoile

dispersée, tous les quartiers de cette lune saccagée, qui pourra jamais les

reconstituer ?328

Cette description regroupe différents thèmes dont nous avons déjà évoqué

implicitement les thèmes à savoir celui de l’attachement aux principes traditionnels,

celui de la spiritualité, celui du pouvoir ; mais surtout, il fait référence et renvoie à

l’agencement des détails du récit reliés entre eux grâce à un système qui reproduit

métaphoriquement les destins tragiques du village et la fin des valeurs. La mécanique, à

laquelle nous faisions allusion plus haut, ici, est alors un conglomérat dans lequel

viennent s’amalgamer, s’agglutiner et se confronter des éléments qui, bien qu’ayant

chacun leur propre spécificité, se rassemblent pour former des ensembles langagiers

cohérents et traduire cette perte des valeurs.

Dans ce travail de l’écriture, c’est la combinatoire des mots qui traduit la rupture

qui s’opère. L’auteur accuse le monde moderne « de tout détruire, de tout

déséquilibrer ». Parfois, le sentiment de désespoir et de nostalgie qui habite le

328 Adiaffi, p.102.

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narrateur laisse place à une incantation de « cette belle harmonie », de la belle époque.

Incontestablement, l’auteur affiche une certaine préférence du monde des anciens à

celui du monde moderne. Le superlatif « belle » employé dans le passage permet de

justifier l’intérêt que celui-ci accorde à la société traditionnelle et à ses principes. On

note : « belle harmonie » ; « cette belle étoile » ; ou encore des expressions relevant

parfois d’une certaine exagération volontairement introduite par Jean-Marie Adiaffi

comme : « mis des siècles patients à réaliser ». À travers le jeu de l’écriture, l’auteur

parvient à nous plonger dans son monde, à traduire la symbolique de l’espace

traditionnel.

Gaston-Paul Effa, lui, se sert de l’anatomie de la parole pour définir et

expliquer le travail et l’enjeu qu’il y a autour de son écriture et de la parole

ésotérique qu’elle consigne:

Jamais, il ne dépensa trois mots s’il n’en faut que deux. Chacune de ses vérités

est constituée de vingt-huit nœuds qu’il faut dénouer. La sagesse et sa vérité,

pareillement en lui, se confondent : ses mots brilleront toujours, indéchiffrables, et

donneront force et beauté aux ténèbres. Le pas du temps, celui de la mort, avec le sien,

sur le même chemin, s’enchevêtreront329

Cette métaphore de l’élaboration d’une structure indique que le texte est

engendré par les empiétements multiples du langage : chaque section, chaque carrefour,

chaque recouvrement relancent le récit. Nous pourrions presque parler

329 Effa (G-P), op.cit, p.145.

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d’un processus de tissage qui aboutit à la création de vastes réseaux sémantiques et

phoniques « enchevêtrés » dans les autres : « vérités » « vingt-huit » « dénouer » se

superposent pour donner sens au processus de la parole. Il en va de même pour les

qualités morales où « sagesse » et « vérité » se « confondent ». Les descriptions de

l’anatomie humaine, de la ville et celles de la nature mettent toutes en cause l’illusion

référentielle et insistent sur la seule réalité qui compte, celle du langage : ses

possibilités, mais aussi ses limites. L’actualisation de certains rapprochements rend

alors possible une lecture qui s’écarte sensiblement de la linéarité du discours narratif.

En introduisant dans leurs œuvres d’innombrables mises en abyme, Jean-Marie

Adiaffi et Gaston-Paul Effa tendent à montrer que la pratique de l’écriture donne à cette

dernière une cohérence toute spéciale que l’on peut déceler dans la matière même du

texte. À la possibilité de simplement reproduire des œuvres d’art ou des scènes

remémorées succède donc celle de produire, de faire un texte. De la même façon que les

multiples éléments du récit, l’écriture s’engendre sans cesse, car, bien que les fils

narratifs bifurquent et se croisent sans arrêt, c’est toujours selon une logique interne à

ceux-ci. Comme nous avons pu le voir depuis le début de cette partie. Cette logique

interne n’entraîne pas systématiquement la destruction de toute référentialité grâce

auxquels fiction et mécanique de l’œuvre se rejoignent ; au-delà, nous verrons qu’elle

dévoile tout un système de « transmutations » internes ou, plus simplement, un jeu

combinatoire de signes. Ce jeu implique la présence de diverses relations qui

s’établissent à travers, ou mieux, dans l’espace textuel.

D/ INFLUENCE ET APPARENTEMENT DE LA TRADITION DANS LA

CRÉATION ROMANESQUE D’AUJOURD’HUI

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Nous inscrivons cette partie dans l’ordre du discours que nous avons défini dans

l’introduction partielle de cette partie, c’est-à-dire que nous cernons le problème du

discours dans le roman francophone en nous plaçant du point de vue de l’oralité. Ceci

dans le but de saisir le choix d’expression que le monde et le Savoir traditionnel offrent

aux romanciers. Dans l’analyse que nous venons de faire plus haut, nous avons montré

en quoi les textes francophones se déploient à s’entendre comme hétérologiques. Le

caractère hétérologique s’est manifesté par la relation dialectique établie entre le

fantasme et l’écriture à travers le conflit intérieur non résolu par une subjectivité prise

dans l’étau que constituent le passé et son présent immédiat. Cette situation a abouti à la

formation d’un « écran fantasmatique ». En cet écran se reconstitue le sujet, en se

projetant au moyen de l’imaginaire hors du temps réel.

La question qui s’ensuit est la suivante : comment concevoir ces textes comme

une « totalité close qui se construit comme de façon autonome330». Il est évident que le

problème soulevé dans nos textes est celui de la crise des valeurs qui, on l’a vu dans les

chapitres précédents, provoque une turbulence généralisée tant au niveau de l’histoire,

qu’au niveau des personnages et de leur environnement immédiat. Par rapport à cette

incertitude permanente et croissante, comment alors

envisager une structure du récit qui soit à la fois touchante et saisissante ? Peut-être par

une écriture sur la base d’un modèle traditionnel pour traduire le Mal dévitalisant qui

jalonne les récits et la quête esthétique dont veulent faire preuve les écrivains.

330 Molino et Lafhail-Molino, op.cit, p.337.

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CHAPITRE VI. LECTURE DES ROMANS FRANCOPHONES SUR LE

MODELE DU CONTE

6.1. Écritures et structures du conte

Lorsqu’on observe l’ordre du récit d’En attendant le vote des bêtes sauvages,

une relation semble se produire entre le fonctionnement de l’œuvre et le genre oral

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traditionnel, à savoir le conte. En effet, tout le texte de Kourouma est structuré comme

le laisse apparaître généralement le conte et implique toutes les caractéristiques de ce

récit initiatique. Certes cette initiation est d’ordre politique, et le mode opératoire du

récit kouroumaen implique à la fois la présence impérative du public lors de la séance

de purification de Koyaga. Cependant, son texte vérifie également la fonction

primordiale d’un répondant, ici le « répondeur » (Tiécoura), qui commente les paroles

du narrateur-conteur (Bingo) que Pius Ngandu Nkashama considère dans Rupture et

écritures de Violence331 comme « le tiers actant ».

Ahmadou Kourouma écrit son texte sur la base d’un modèle triadique. On peut

même parler de deux modèles ; le premier peut être caractérisé de la forme suivante :

Voyage-épreuves-métamorphose. Cette représentation symbolique permet de

comprendre la circularité du récit qui se fait autour de l’action et de la figure de

Koyaga. Nous avons souligné en filigrane cette inflexion dans un des chapitres

précédents, dont nous rappelons légèrement les faits : Koyaga prend le pouvoir et

effectue des voyages chez les autres dictateurs où il apprend l’art de gouverner de

manière autoritaire. Désormais initié à la politique de bâillonnement et de répression, il

peut exercer avec rigueur sa dictature. Le deuxième aspect du schéma triadique332

apparaît sous l’ordre de : émetteur1- récepteur1- récepteur2. On a ainsi, un émetteur

(E1) qui est l’orateur principal, ensuite le récepteur1 (R1) qui est son acolyte ; et enfin

son répondant qui se constitue à son tour en un émetteur (E2) tout comme le public qui

331 Ngandu Nkashama (P), Rupture et écritures de violence, op.cit, p.39 332 Kazi-Tani, op.cit, p.43-53.

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forme le récepteur (R2). Cette représentation synthétique du conte apparaît dans l’œuvre

de Kourouma comme suit : E1= Bingo ; R1= E2 = Tiécoura et R2 = Koyaga/Lecteur.

Schéma 1 : appréciation du principe énonciatif du donsomana dans En Attendant le

vote des bêtes sauvages

E1 (Bingo)

Én

on

ciati

on

1

Cycle de la geste purificatoire

Auteur

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Nous identifions Bingo comme le principal émetteur du texte. Par ailleurs, il

appartient non seulement à l’ordre des griots des chasseurs, mais il est aussi le foyer du

« tissu narratif ». Il est à la fois acteur, récit, mais aussi « parfait orchestrateur ;

inspirateur-souffleur333 ». Orchestrateur, parce qu’à chaque étape du récit il fait des

révélations extraordinaires, dont la subjectivité s’affirme chaque fois comme un gage de

crédibilité et d’authenticité. Nous le percevons avant tout, comme une voix qui nous

interpelle fortement face aux conditions politiques exécrables qu’il dénonce à

partir de son récit. Il s’établit dès lors des relations familières qu’il noue avec le lecteur.

Les formules (le plus souvent des proverbes, nous le verrons plus bas) qu’il emploie

marquent fortement le récit dans l’espace culturel africain francophone (ex-Zaïre), et

impriment dans l’écriture les traces de sa présence physique dans « l’immédiateté de

l’énonciation 334» :

333 Ngal (MàM), Giambatista Viko, op.cit, pp16-19. 334 Kazi-Tani (N-A), op.cit, p.130.

R1 (Répondeur)

E2

R2 (Koyaga)

Énonciation 2 Sujet de l’énoncé et du donsomana

Sujet tiers-

actant

Enoncé

Lecteur

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Nous voilà donc tous sous l’apatame du jardin de votre résidence. Tout est donc

prêt, tout le monde est en place. Je dirai le récit purificatoire de votre vie de maître

chasseur et de dictateur335

Ainsi, la présence de l’auteur est justifiée par la présence massive des pronoms

personnels. Le « nous voilà » auquel il faut ajouter l’expression « tout le monde »

dénote de l’appartenance de l’auteur de ce collectif humain. Et pour se distinguer il sort

de ce collectif pour se singulariser par le « je » qui est le véritable sujet de l’énonciation

au départ voilé par le caractère pluriel. Si de prime abord Bingo peut être considéré

comme l’énonciateur, la variation des pronoms laisse croire cette hypothèse

d’implication de l’auteur lui-même dans le récit. Ensuite il y a Tiécoura qui de l’incipit

du texte à sa clôture narrative se révèle comme un personnage double. Il exerce à la fois

la fonction de récepteur et d’émetteur, respectivement R1 et E2, parce qu’il est

directement lié à l’exercice même du sora. Et tout cela s’inscrivant dans une dynamique

traditionnelle comme le rappel aussi

Bingo : « un sora se fait toujours accompagner par un apprenti appelé répondeur336».

C’est en quoi il est perçu comme le récepteur (R1), puisque l’acte d’accompagner le

sora est doublé de celui d’apprentissage du métier. Il est directement le premier

concerné par le discours du sora et ce n’est que dans un second temps qu’intervient son

rôle d’émetteur (E2). Ce rôle lui est indéniable en ce sens qu’il redistribue de temps en

temps le texte proféré par le sora, soit pour une meilleure compréhension, soit pour

alimenter la polémique autour de laquelle tient le discours et parce qu’il donne du

335 Kourouma (A), op.cit, p.10 336 Kourouma, p.12.

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« rythme » au discours de l’émetteur premier (E1). Cet émetteur2 en l’occurrence

Tiécoura est, comme le rappelle Ahmadou Koné, « une espèce d’agent rythmique 337»

qui, d’une part, répond à E1 et, d’autre part, transmet le message de E1 à Koyaga (R2) et

au lecteur qui sont tous les récepteurs finaux. Ainsi, lorsque le narrateur-conteur que

nous avons identifié en E1 procède à la présentation de l’accession de Koyaga au

pouvoir, Tiécoura se comporte en E2 pour donner une explication humoristique. Il

parodie par exemple le comportement de Koyaga par le flou religieux auquel se livre le

futur dictateur :

Pour marquer la solennité de la rencontre et s’assurer de la sincérité de tous,

les participants prêtèrent serment. Les uns le firent sur les mânes des ancêtres et les

autres sur le Coran ou la Bible. Koyaga prêta serment sur les mânes des ancêtres, le

Coran et la Bible…On est toujours plus sincère quand on prend à témoin plusieurs au

lieu d’un seul dieu. Explique l’élève du sora338.

Dans ce passage, l’énonciateur 2 du message à savoir Tiécoura joue le rôle de

bouffon en ce sens qu’il contribue à se moquer de Koyaga. Il le présente soit comme un

ignorant parce qu’il confond les règles démocratiques avec les comportements d’un

chef traditionnel, soit il veut plus révéler le totalitarisme exercé par cette figure du

pouvoir. En système totalitaire évidemment rien est épargné c’est pourquoi Koyaga

préfère tenir compte de tous les pouvoirs (religieux et traditionnels) « mânes des

ancêtres », « le coran et la bible » parce qu’il en est l’incarnation. Le caractère ironique

337 Koné (A), Des textes oraux au roman moderne, Frankfurt/M, Verlag für Interkulturelle Kommunikation, 1993, p.52. 338 Kourouma, op.cit, p.113.

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de l’énonciateur 2 se lit à la fin du syntagme à travers l’expression « plus sincère »,

« plusieurs au lieu d’un seul dieu ».

D’autres caractéristiques justifient de considérer le roman de Kourouma comme

un conte. En effet, dans ce roman initiatique, dont nous avons dégagé la structure, le

héros principal est dans une situation de manque à laquelle correspond l’épisode de sa

naissance problématique. Ensuite vient la phase intermédiaire qui correspond à la

régénération du héros où celui-ci accomplit des exploits qui le hissent au sommet de la

gloire et obtient une sanction positive (nous avons longuement évoqué les prouesses de

Koyaga dans les chapitres précédents). Le roman convoque ainsi le motif très connu du

conte de type ascendant. Koyaga en situation de manque va à la quête de l’objet

(virtuel), symbolisé selon l’auteur, par le pouvoir. Il y a aussi comme caractéristique du

conte, le fait que le texte de Kourouma se subdivise en veillée. La veillée est une

représentation publique au cours de laquelle le maître de la parole relate des faits,

raconte des histoires ou des contes. Ngandu Nkashama le confirme, « le conte se fait

ordinairement dans un espace ouvert : une

cour de concession, la place du village ou de la palabre339». On peut localiser le texte de

Kourouma dans cette perspective de Nkashama parce que l’organisation narrative

s’ouvre au public, s’ouvre dans un espace qui permet aux différents protagonistes de

dire leur récit sur Koyaga.

339 Ngandu Nkashama (P), op.cit, p37.

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Enfin, comme le montrent les études de Vladimir Propp sur les différentes

fonctions du personnage où, le héros « ne peut se passer d’un objet magique 340» ou

d’un pouvoir magique, Koyaga dans sa quête est toujours sous le parapluie magique de

ses proches. Ce sont alors ses adjuvants, respectivement sa mère Nadjouma et Bokano,

tous détenteurs d’un météorite et du Coran qui lui viennent en aide lors de son combat

mystique avec Maclédio. Finalement, le héros atteint son but puisqu’il parvient à

vaincre son adversaire et à prendre le pouvoir.

Même si la tentative de réappropriation du genre oral apparaît évidente dans le

texte de Kourouma, on formule des réserves quant à l’attribution des valeurs au héros

du conte. Chez Ahmadou Kourouma le narrateur pose un jugement de valeur

défavorable sur les actions du héros. Le héros n’incarne pas les valeurs de haute qualité

morale comme le courage et l’esprit d’abnégation, mais il utilise son pouvoir de façon

destructrice et outrepasse ses droits et ceux de ses sujets. Le récit de Kourouma présente

plutôt une image sombre de Koyaga, celle d’un démon destructeur du pays. Cette image

sombre est telle que le récit lui-même prend une

tournure cyclique pour symboliser cette figure noire et infinie du héros, même si cette

cyclicité peut prétendre à rendre l’image de Koyaga absolument identique, aussi noire, à

celle de son père Tchao.

Ainsi, à l’idée du type ascendant du texte que l’on peut se faire dès la première

lecture du roman de Kourouma, on aboutit à un conte de type cyclique. Deux analyses

expliquent ce caractère cyclique de l’œuvre. D’une part, la fin de l’œuvre devient « le

340 Propp (V), op.cit, p.46.

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commencement d’un cycle sans limite341» car le héros perd tous ses pouvoirs et se

retrouve en situation de manque.

D’autre part, la vie de Koyaga n’est pas représentée dans le texte comme « un

segment linéaire qui va de la naissance à la mort, mais comme un cycle qui se répète à

l’infini342». Un cycle des crimes et des meurtres enclenchés par son père Tchao et qu’il

doit perpétuer longuement. Or, ayant perdu ses objets symboliques du pouvoir le sujet

devient impuissant et fragile à toute attaque extérieure. Et c’est cette situation qui le

pousse dans la reconquête des pouvoirs magiques, dont la condition essentielle de la ré-

acquisition de ses valeurs est de « se faire dire sa geste purificatoire de maître chasseur

(…) par un sora, un griot des chasseurs et son répondeur343»

Tout laisse à croire à partir de cette analyse du roman de Kourouma que le récit

est parfaitement adapté au fonctionnement du conte tel qu’on le représente dans les

sociétés traditionnelles, à la seule différence que le héros a les qualités d’un contre-

héros. Cette approche du roman d’Ahmadou Kourouma nous amène à retenir sa forme

particulière du point de vue de la structure qu’il dégage. Il n’est en soi, si l’on s’en tient

au sens strict où l’entend Josias Semujanga344, « ni un genre fixe ni une essence, mais

un genre caractérisé par le mélange d’autres genres artistiques et littéraires ». Ce

mélange de l’histoire, du profane et du réel et de l’imaginaire engendré par l’écriture

Kouroumænne est du reste, l’élément qui assume le mieux la figure de Koyaga comme 341 Ngandu Nkashama, Ruptures et écritures de violence, op.cit, p.36. 342Lotman (Y), La sémiosphère, op.cit, p.56. 343 Kourouma (A), op.cit, p.380. 344 Semujanga (J), Dynamique des genres dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1999, p.9.

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source d’inspiration littéraire et sociale. Il dévoile une conception de l’écriture liant les

formes de la tradition orale à celles d’une histoire d’un pays d’Afrique noire

francophone. Car, par son allure et la façon de raconter, Kourouma adopte les

mécanismes narratifs du mythe, de la palabre et surtout du conte.

En effet, le conte, par son aptitude à pouvoir s’adapter, parle de nombreux

langages et acquiert différents « tons ». Ainsi, l’utilisation de l’extraordinaire par le

roman rapproche son récit de la légende ; de même que son merveilleux, l’histoire des

héros magnifiés accomplissent un destin hors du commun, nous l’avons vu avec la

naissance de l’enfant Koyaga, dévoile les affinités du texte de Kourouma et du conte

avec l’épopée. Dans la classification que Jacques Chevrier345 fait du conte il met en

valeur les « tons », le style de chaque « conte » (mythologique, philosophique et

polémique). En abordant le texte de Kourouma, nous pouvons le rapprocher du

troisième niveau de la classification faite par Chevrier, donc un conte polémique à

cause des hyperboles voire des emphases que nous retrouvons dans le texte et

provoquées par les proverbes. Un aspect particulier sur le texte de l’ivoirien nous

rapproche du conte par le fait que comme celui-ci, En attendant le vote des bêtes

sauvages à recours à l’histoire en rapportant des faits réels qui se sont produits dans des

pays ou des lieux précis. Et bien qu’étant souvent présenté sous un aspect ludique et

divertissant, le conte peut être grave et peut susciter la réflexion la plus profonde. Et le

ton critique et la violence du langage adopté par Kourouma à travers ses personnages

laisse supposer cet aspect révélé par le conte. On retrouve aussi

cette « transgénéricité », au sens où l’entend Josias Semujanga et que Julia Kristéva

345 Chevrier (J), Littérature nègre, Armand Colin, Paris, 1974, p.225-226.

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appelle intertextualité, chez Sony Labou Tansi. Le narrateur commence son récit par

des formules classiques inhérentes au conte: « c’était l’année où…346» ou par d’autres

motifs temporels comme « à cette époque-là, (…) à l’époque où », rappelant ainsi le « il

était une fois… » du conte : « c’est à cette époque que trente-six des Jean de la série C

avaient obtenu la permission d’aller voir leur grand-mère. Ils étaient à Darméllia depuis

un mois et neuf jours »347 ou encore : « c’était l’année où Chaïdana avait eu ses quinze

ans (…) »348. Ces indications temporelles marquent un contexte d’énonciation situant le

lecteur à l’origine de l’histoire. Comme le narrateur s’est engagé dans la critique du

pouvoir des guides providentiels, il fait alors de cette

histoire un conte que toutes les générations sont sensées apprendre le long de leur

existence, parce que cette histoire, c’est celle des Caudillos qui ont, et continuent à

gouverner cette Afrique du XXIe siècle. En utilisant le « c’était l’année où Chaïdana

avait quinze ans », Sony Labou Tansi donne les précisions nécessaires pour permettre

au lecteur de vivre avec le personnage tous les actes de barbarie que vont connaître son

père Martial et les autres membres de la famille, puis la vengeance mortelle qui s’en

suivra. De même, ces formules de mise en récit donne des indications historiques sur

l’existence de l’un des plus grands fleuves au monde : « Ainsi naquirent le Nil (…)349 la

région des lacs. L’origine du Nil et des grands Lacs semble mythique. Lors de son

combat avec Félix-ville, Jean-Calcium envoie « des vibrations meurtrières » qui

provoquent des gouffres de plusieurs mètres de profondeur. Et les pluies qui suivent

cette bataille sanglante inondent et baignent la région de ces fleuves que nous

connaissons aujourd’hui. Il y a, de la part de l’auteur, toujours la volonté à faire resurgir 346 Labou Tansi (S), op.cit, p.11. 347 Labou Tansi, p.150. 348 Labou Tansi, p.31. 349 Labou Tansi(S), op.cit, p.187.

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les feux des origines pour montrer le contraste entre la paisibilité du passé et le chaos

dans lequel Jean-Calcium plonge la région des grands lacs. L’écriture devient elle-

même, vis-à-vis de ces faits historiques une sorte de rupture, de forme dégradée ou

désacralisée de ce qui a été à l’origine de la création. Les formes du conte se

manifestent également par l’usage fréquent des chiffres dans la narration des faits :

Il s’éteignait la troisième nuit de la troisième semaine suivant le départ des

pygmées (…) Pendant les dix-neuf mois et vingt-deux jours que le corps mit à pourrir,

Kabahashou prit à pièges sept cent trois quarante-deux sangliers, deux cent vingt-huit

civettes, huit cent trois chacals, quatre-vingt-treize chats, quatre crocodiles, deux

léopards, d’innombrables rats de toutes tailles, ainsi que quatre boa et treize vipères350.

Ici, il faut retenir comme marques du conte, le caractère répétitif des chiffres.

Cela permet de faire suivre le récit, d’entraîner le lecteur dans les moindres détails de

l’histoire. Une histoire sinistre qui éclaire sur les circonstances de la longue agonie de

Martial jusqu’à sa mort, alors que sa fille Chaïdana se faisait adoptée par les pygmées.

Dans Le Bruit de l’Héritage, l’auteur ne cache pas ses intensions d’écrire un

texte qui serait en vérité un conte. Le début du prologue est une formule qui, une fois de

plus, rappelle la formule traditionnelle : « Si tu n’as jamais vécu dans une ville, un

village, une localité nichée dans un pays rustique, je connais quelqu’un qui peut t’en

parler351». L’auteur situe le contexte historique pour permettre d’ « apprendre des

choses que tu ne pourrais pas connaître ailleurs 352», avec un « tu » désignant le

350 Labou Tansi, p.92-93. 351 Divassa Nyama, op.cit, 7. 352 Ibid.

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lecteur. Ce syntagme laisse percevoir le texte de Divassa Nyama comme matière à

réflexion et à formation. C’est le principe même du conte qui reste le creuset à partir

duquel la transmission des valeurs est assurée. Mais si l’auteur tente une

réappropriation du genre traditionnel, Le Bruit de l’Héritage ne peut être perçu comme

un conte à part entière, car rien de la trame du récit ou de la fonction des personnages ne

révèle ce genre comme par exemple la quête d’une lutte du héros

pour sa réhabilitation. Par contre, si le texte de Divassa ne peut être perçu comme un

conte, le texte fonctionne avec ce que Claude Burgelin, professeur à Lyon II, entend par

impli-citations353, car il y a présence des citations, des morceaux de passages faisant

allusion aux contes qui sont insérés dans le texte narratif. Ce collage volontaire et

adapté permet non seulement d’établir une relation entre le fait narré et un fait

historique pour moraliser l’auditoire à un certain moment, mais aussi de mettre toujours

en valeur la figure du chef et sa force langagière. Ainsi, Oncle Mâ use du conte pour

expliquer à Gildas et Maryse les raisons du « roucoulement plaintif de la tourterelle354»,

ou l’histoire de la femme à la recherche d’un bonheur conjugal va se jouer du monstre

de la forêt pour lui arracher sa cithare et son enfant.

De façon générale, tous les textes soumis à notre étude participent de la mise en

valeur de ce genre traditionnel en projetant de manière éparse quelques principes qui

peuvent rappeler le conte. Tous ces écrivains francophones, en intégrant certains

aspects du conte dans leurs écritures cherchent à prouver, comme le font Mamadou

353 Burgelin ©, « Un homme qui dort » de Georges Perec : parole arrêtée et ruses de l’écriture, communication à l’université Nancy2, Avril 2004. 354 Divassa Nyama, op.cit, p.116.

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Kane355 et Papa Samba Diop356, que « le roman africain est davantage une continuation

des textes oraux de la tradition africaine qu’une copie du roman européen357». Au

niveau de la réception des œuvres, « l’influence réciproque de ces deux types de textes,

cette interaction a largement déterminé l’évolution narrative

ultérieure358». Nul doute que c’est toujours par ce mélange de formes que la littérature

francophone peut durablement assurer la dynamique du récit.

6.2. Appréciation de l’instance narrative

Le passage du texte oral au texte écrit suscite toujours de nombreuses

controverses. Giambatista Viko359 de M.à.M Ngal illustre les effets engendrés par cette

controverse. Il démontre le conservatisme avoué des figures de la tradition qui

condamnent Niaiseux et son ami à une errance interminable, pour avoir tenté la

transposition des faits oraux aux textes écrits. De même, la position traditionnelle du

narrateur et orateur, c’est-à-dire celui qui dit la performance, a connu de nombreux

changements. En effet, dans l’oralité traditionnelle c’est la voix du narrateur-orateur qui

fait l’œuvre, la conditionne, contrôle le récit, les personnages, les points de vue de

l’histoire. Dans l’acte narratif, cette position privilégiée du narrateur n’est possible que

s’il se présente comme le performateur omniscient. C’est cette position du narrateur qui

« voit à travers les murs de la maison aussi bien qu’à travers le crâne de son héros » qui

est présente dans l’œuvre de Ahmadou Kourouma. Ce qui frappe le lecteur dans son

355 Kane (M), Roman africain et tradition, op.cit 356 Diop (P.S), Archéologie littéraire du roman sénégalais, Ecritures romanesque et cultures régionales au Sénégal (des origines à 1972), Frankfurt, Verlag Für Interkulturelle Kommunikation, 1994. 357 Semujanga (J), Dynamique des genres dans le roman africain, op.cit, p.65. 358 Lotman (Y), p.68. 359 Ngal (M.à.M), Giambatista Viko, op.cit, p.95.

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roman, c’est la parfaite maîtrise de l’univers représenté. Ce narrateur domine l’espace

décrit en s’affirmant comme conteur dans la mesure où il lui est loisible de diriger les

points de vue. Lorsqu’on observe le déroulement du récit et les actions des personnages,

le narrateur

kouroumaen semble connaître l’univers qu’il décrit : les us et coutumes et autres

principes traditionnels lui sont familiers. C’est lui qui formule et livre les informations

sur tout. Ceci permet à Bingo désigné comme narrateur-conteur de faire connaître

Koyaga et de faire suivre le contenu de son histoire. Il présente ce en quoi s’origine le

Mal de Koyaga par l’image douloureuse que celui-ci a encore de son père :

L’image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d’un cahot, restera l’image

de ma vie. Sans cesse, elle hantera mes rêves. Quand je l’évoquerai ou qu’elle

m’apparaîtra dans les épreuves ou la défaite, elle décuplera ma force ; quand elle me

viendra dans la victoire, je deviendrai cruel, sans humanité ni concession quelconque.

Termine Koyaga360.

Plus loin le narrateur situe géographiquement le cadre de son histoire et retrace

au lecteur les affrontements auxquels se livrent Koyaga et ses supposés camarades :

Saint-Louis est au bout du Sénégal, à l’embouchure du fleuve Sénégal ; elle

était alors la capitale de la colonie du Sénégal. A Saint-Louis, résidait le colonel

supervisant toutes les écoles des enfants de troupe de l’Afrique occidentale française.

Le colonel publiquement reçut Koyaga. (…) Les combats de Koyaga avec ses collègues

l’amusèrent jusqu’à ce matin d’harmattan où deux camarades le provoquèrent alors

que la nostalgie des montagnes tenaillait le fils de l’homme et de la femme nus. Les

provocateurs furent 360 Kourouma (A), En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit, p.21.

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terrassés ; chacun se releva avec un membre fracturé et le surveillant général qui avait

tenté de s’interposer s’éloigna avec la mâchoire abîmée361.

Le narrateur omniscient renseigné par un savoir supérieur réussit à planter le

cadre à savoir Saint-Louis au Sénégal, à décrire les habitudes et les comportements.

L’art de raconter ici consiste ainsi pour le narrateur à « mettre en place les conditions de

sa recevabilité et de sa lisibilité 362» parce qu’il veut demeurer l’organisateur et le

régisseur de l’énonciation de l’histoire. L’ordre narratif du texte de Kourouma prend en

ce sens une allure de chronique où les faits sont évoqués de manière objective. C’est en

reconnaissance de ce pouvoir que Maurice Houis dit « qu’il n’est pas exagéré de voir

dans les diseurs africains comme des agents d’un immense service d’informations363».

Dans cette quête de vraisemblance formulée par l’auteur, nous relevons des

informations sur la constitution du pouvoir chez les Bamiléké. Un pouvoir que ceux-ci

tiennent « des crânes des ancêtres » et que leurs vassaux appelés « walis » adorent. La

description qui s’articule autour des valeurs religieuses et des coutumes des Bamiléké

nous fait particulièrement observer « la vision par derrière » à laquelle se livre l’auteur,

dans la mesure où le narrateur qui se déploie dans le texte explique le monde en

s’arrogeant les qualités de traditionaliste, c’est-à-dire de celui qui connaît les traditions.

Ce narrateur savant du monde traditionnel chez Kourouma multiplie les informations

sur le mode de vie, les croyances et les coutumes des Bamiléké,

361 Kourouma, p.27. 362 Bokiba (A-P), op.cit, p.45. 363 Houis (M), Anthropologie linguistique de l’Afrique noire, op.cit, p.54

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donnant ainsi au lecteur des véritables guides de culture et de lecture. Ces pratiques

narratives se révèlent aussi incontournables dans la Carte d’identité de Jean-Marie

Adiaffi où le narrateur connaît la société Agni qu’il décrit. La quête de Mélédouman,

personnage central de cette épopée, est expliquée par une voix supérieure qui décode

tous les signes culturels rencontrés au cours de l’itinéraire du héros :

L’art était considéré ici, outre sa vocation originelle qui est l’expression de la

beauté et des formes originelles comme l’expression sacrée de forces invisibles et

surnaturelles scellées par les génies. Il faut donc capter, maîtriser, séduire ces forces à

travers les formes esthétiques, à travers les œuvres d’art. (…)Une œuvre d’art est donc

autant un fait esthétique que religieux, qu’un fait sacré : on crée la beauté en l’honneur

des dieux et des génies. Ce quartier est donc à double titre le « quartier des génies »,

génies divins et génies humains qui se révèlent à travers les formes. C’est avec une

profonde émotion, une joie intime que Mélédouman entra dans cette cité, obsédé par la

quête tâtonnante de sa carte d’identité perdue364.

L’auteur en procédant à cette mise en valeur des faits culturels s’implique

indirectement dans le récit. Le déictique « ici » montre un signe d’appartenance qui

abouti une longue présentation des us et coutumes qui, jusque-là, contribuent à

réconforter le pouvoir traditionnel donc celui de Mélédouman d’où la « profonde

émotion » et la joie qui l’habite au moment où il « entra dans cette cité ». L’émotion et

la joie de Mélédouman se justifient par le fait qu’en tant que chef il sera béni par les

pouvoirs magiques du quartier tant redouté par son attachement au savoir traditionnel,

ce qui lui permettra de retrouver sa carte d’identité.

364 Adiaffi, p.74.

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Il en va de même pour l’œuvre de Divassa qui ne s’écarte pas de cette vision

traditionaliste ; les coutumes et pratiques du peuple de Louango et des Punu sont

décrites tout au long du livre. L’héritage, selon la coutume de ce peuple, y est l’apanage

du neveu. Pendant la nuit les femmes dansent au « rythme du tam-tam pour célébrer le

génie des ancêtres 1». Ces narrateurs désormais cernés comme maîtres de la

connaissance du monde traditionnel constituent en même temps le double des auteurs,

d’autant que ceux-ci veulent avant tout se constituer comme des hommes de culture, les

dépositaires et transmetteurs d’un savoir ancien. C’est donc à ce titre que le lecteur de

Kourouma est facilement saisi non seulement par le côté politique qui est fustigé dans le

récit, mais est aussi introduit dans un univers où toutes les grilles culturelles lui sont

données par un narrateur qui le guide d’une manière rassurante. Ce regard supérieur du

narrateur porté sur les évènements, les personnages, la fiction, cette « vision par

derrière » est la perspective narrative qui est la plus proche de l’oralité traditionnelle.

En ce sens que la voix qui parle est en même temps celle qui donne des points de vue,

oriente le regard, organise la fable. Comme dans les textes de l’oralité, le conteur est

suivi parce qu’il incarne à lui seul l’œuvre : la voix, l’œil et la morale du conte.

CHAPITRE VII. DE L’ORALITÉ A L’ECRITURE

1 Divassa Nyama, op.cit, p.14

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Au début de l’introduction générale, nous avons envisagé d’étudier le rapport

oralité/écriture sur la base de complémentarité. Dans l’optique de la recherche que nous

menons, il est indéniable de comprendre cette relation, car elle implique deux pouvoirs.

En insérant cette étude, nous voulons comprendre comment dans les textes

francophones le pouvoir traditionnel se donne à lire à partir des éléments textuels. Nous

savons que généralement dans les sociétés traditionnelles l’emploi de certains discours

a toujours eu un impact sur le comportement des individus et sur l’ordre social. L’une

des motivations des romanciers soumis à notre étude est de faire alors revivre ces

expressions traditionnelles pour sauvegarder un monde en pleine déperdition Nous

avons pu le voir, plus haut, à travers le démantèlement des structures traditionnelles.

Nous envisageons plutôt de montrer en quoi l’utilisation des proverbes dans les

textes francophones justifie de la notion de pouvoir, surtout pour ceux qui les disent.

D’abord enjeux du discours dans la société traditionnelle365, on trouve cette mimesis de

style dans la plus part des œuvres de notre corpus. Il s’avère en effet que les figures des

chefs ou les personnages ayant dans leur rôle social une certaine notoriété parlent

toujours en proverbes. Pour les auteurs comme Ahmadou Kourouma, l’utilisation des

proverbes par ses personnages est encore une manière de

faire preuve de grande sagesse et de maîtrise de la parole « donsomanesque ». Cette

parole particulière remplie des sous-entendus sert à dire des choses que seuls les initiés

comprennent. Nous avons identifié dans notre schéma Koyaga comme le sujet de

l’énoncé.

365Kester Echemin, « De l’oralité dans le roman africain », in Revue Peuples noirs, Peuples africains, n°24, Nov. Déc. 1981, p.122

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A la fin de ce que nous considérons comme l’incipit du texte, Ahmadou

Kourouma met en scène le langage proverbial qui sert à exprimer de façon imagée la

malice, le mépris ou l’engagement, selon les formules gnomiques qui annoncent une

cascade des faits qui interpelle le sujet de l’énoncé :

Si la perdrix s’envole son enfant ne reste pas à terre. Malgré le séjour prolongé

d’un oiseau perché sur un baobab, il n’oublie pas que le nid dans lequel il a été couvé

est dans l’arbuste. Et quand on ne sait où l’on va, qu’on sache d’où l’on vient366.

Ce premier proverbe du texte préfigure la nature du texte en lui-même. Puisque

l’enjeu pour ces hommes de la parole est de dire le donsomana au dictateur afin qu’il

retrouve sa mère et son magicien. Mais le proverbe ici proféré fonctionne comme une

sorte d’interpellation du sujet afin qu’il se souvienne d’abord de ses actes commis.

Autrement dit, la lecture de son donsomana n’occulte pas les faits répréhensibles qui

ont jalonné son pouvoir. C’est pourquoi le griot lui rappelle que « quand on sait où on

va, qu’on sache d’où l’on vient ». Hormis cela, il y a l’envie de Bingo de rappeler à

Koyaga que l’avenir devait lui permettre d’effacer son passé sulfureux. Le maître de la

parole utilise le proverbe comme une mise en garde voilée

contre les situations dangereuses. Kourouma par le biais de Bingo utilise le proverbe

comme « l’huile de palme qui fait passer les mots avec les idées367» dans le but de

dénoncer la politique de Koyaga. Cette notion d’ « huile » désigne « la belle parole » (le

style). Ce qui réconforte la position de l’auteur de cette parole dans son statut social :

366 Kourouma, p.11. 367Achebe ©, Le monde s’effondre, Paris, Présence Africaine, 1972, p.13.

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celui de chef. Car n’est chef que celui qui détient cette « bonne parole », cette parole

peu ordinaire. En fait, le romancier utilise ce récit traditionnel comme langue de détour

étant donné que la nature du texte se présente sous la forme d’un conte. Par ailleurs,

l’utilisation des proverbes dans le récit de Kourouma est fonction des évènements qu’il

décrit, elle n’est pas figée. Ainsi, le proverbe intervient toujours pour marquer soit une

pose, soit traduire les faits tels qu’ils se présentent. J. Cauvin traduit encore plus cette

variation lorsqu’il dit qu’ « avec l’expérience, l’émetteur n’utilise pas les proverbes

comme des formules figées ; il les coule sans heurts dans son discours employant tour à

tour l’affirmation, l’interrogation, la négation, l’ironie, ou en modifiant partiellement les

images »368

En effet, au fur et à mesure que l’on progresse dans le texte, Kourouma use de

ces énoncés traditionnels parce qu’il en détient le pouvoir. Mais aussi parce qu’il veut

toujours rappeler ou paraître aux yeux des lecteurs comme un traditionaliste et parce

que l’histoire, devenue passionnante, nécessite ces détours. Il tient donc à légitimer sa

parole en l’authentifiant comme étant une marque de l’oralité. Cette légitimation est

marquée par la quantité des proverbes que nous avons identifiés au

nombre de vingt-quatre (24) soient : Veillée I (5), Veillée II (7), Veillée III (4), Veillée

IV (6), Veillée V (4), Veillée VI (4).

Schéma 2 : tableau statistique de l’utilisation des proverbes dans En Attendant

le vote des bêtes sauvages

368 Cauvin (J), Comprendre les proverbes, Issy les Molineaux, Les classiques africains, 1981, p.11.

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Ce tableau justifie toute la variabilité et dénote de l’intensité croissante ou

décroissante des proverbes. Ces proverbes assurent, bien sûr, la lisibilité et la

prévisibilité du récit. Ainsi, la Veillée I donne le ton du texte avec cinq (5) références

aux proverbes. Ce nombre élevé s’explique par le fait que cette veillée détermine les

autres. Elle est de même dans sa configuration la présentation des figures et de la

famille des Koyaga. Une présentation qui joint à la fois admiration et fascination du

modèle des Koyaga (chapitre 1). Puis intervient l’épopée de Koyaga basée sur celle de

son père Tchao (Chapitre 2). Pour le souligner, c’est à l’aide d’un proverbe que le griot

éclaire le lecteur des faits. Il rapporte :

C’est au bout de la vieille corde qu’on tisse la nouvelle. Tu cultives un jour

chômé mais la foudre conserve la parole dans le ventre. La rosée ne vous mouille pas si

vous marchez derrière un éléphant369

Le narrateur-conteur montre à partir de ce proverbe le lien père/fils à savoir

Tchao/Koyaga. Tchao est décrit par Bingo comme le grand champion de lutte comme il

n’ y a jamais eu dans la région des « hommes nus ». C’est aussi le vaillant combattant 369 Kourouma, op.cit, p.21.

7 6 5 4

I II III IV V VI Veillée Chiffre

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de la guerre d’Indochine et récompensé pour son courage. Alors il s’établit des

similitudes entre Tchao, « la vieille corde », et Koyaga, « la nouvelle », puisque ce

dernier est présenté comme cet individu qui évolue sur les traces de son redoutable

père. L’insertion du « double dans le temps 370» à travers le récit de Koyaga nous

permet de relire « l’animalité ancienne » incarné par son père Tchao. En s’identifiant au

père, il endosse le vêtement meurtrier de ce dernier, il suit sa trajectoire pour continuer

à semer la terreur dans le village et la région des Ébènes. Il y a aussi un rapprochement

d’images. « L’éléphant » est généralement identifié comme un animal féroce de la forêt,

grand, véloce et qui détruit tout sur son passage. Le rapprochement du personnage

Koyaga avec l’animal rend l’image du héros plus saisissante. Il est aussi fort que

l’éléphant. Il fait la loi et est respecté par tous. La description de cette force presque

inquantifiable se poursuit jusqu’à la Veillée II. Et cette dernière va préparer la

consécration du héros qui interviendra à la Veillée IV. Si la Veillée II est considérée

comme le prolongement de la Veillée I c’est parce que le conteur continue à rappeler

l’origine de la puissance de Koyaga, en le présentant

dans sa quête du pouvoir. En fait, lorsqu’on observe le tableau statistique, on remarque

que les différentes Veillées semblent fonctionner en couple. Si cela est valable pour les

Veillées I/II, il en est de même pour les Veillées III/IV et les Veillées V/VI. Elles

obéissent respectivement à une même loi, c’est-à-dire que la première annonce la

deuxième. C’est pourquoi la Veillée I qui est la disposition initiale atteint son acmé de

la description à la Veillée II, d’où le caractère ascendant du segment qui part de cinq

proverbes (5) à sept (7). Dans les deux segments suivants, ce sont les veillées III/IV qui

haussent le ton alors que les veillées V/VI montrent l’utilisation des proverbes à sa plus

370 Jourde (P), Visages du double, op.cit, p.95.

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basse échelle. En résumé, les segments montants symbolisent le ton virulent du

narrateur envers le sujet du donsomana et les segments descendants illustrent une

certaine temporisation et une baisse des critiques. On a même dans cette phase des

proverbes un segment droit, c’est-à-dire que la critique est à son « degré zéro ».

Il ressort de cette analyse deux enseignements. La première qui révèle une place

importante des récits et du savoir traditionnel dans le texte d’Ahmadou Kourouma. Sur

trois cent quatre vingt pages consacrées au donsomana de Koyaga, les proverbes ont été

cités trente-quatre fois sur des pages différentes. Ce qui donne au bout du compte cent

soixante-huit lignes. Or, nous avons relevé la moyenne générale des lignes par page.

Elle est de vingt-cinq. On a donc un nombre non moins négligeable de six pages et

demie qui découlent des 168 lignes recensées. L’intertexte ici constitué peut alors

fonctionner comme un texte à part entière vu le nombre de pages, même si face aux

trois cent quatre vingt pages, il peut se révéler insignifiant.

Par contre, si on insère ce mini texte dans le texte de Laurent Owondo qui n’a lui que

cent vingt-cinq pages, le rapport devient plus conséquent et justifie l’intérêt accordé par

Ahmadou Kourouma au Savoir traditionnel. L’interprétation qui découle de ce tableau

est révélatrice en ce qu’elle vient confirmer tout l’enjeu qu’il y a sur la place de l’un des

pouvoirs traditionnels : le pouvoir de la parole. Par ailleurs, comme les proverbes

rendent bien la force de la parole et par ricochet celle des anciens dans le milieu

traditionnel, l’insertion de cet « ethno-texte » dans le texte Kourouma permet non

seulement de consolider cette relation, mais de traduire aussi comment cette charge

littéraire et traditionnelle conduit son écriture. Une écriture qui induit par conséquent un

mode de lecture qui n’a plus rien avoir avec celle dite linéaire, celle de la chronologie

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du roman balzacien, dont nous avons souligné le modèle plus haut, car il faut un

déchiffrement et une désambiguïsation permanente des phrases. Cette « illinéarité »

observée au niveau de la lecture et de l’interprétation traduit aussi la déconstruction et

le caractère fragmentaire de l’écriture d’Ahmadou Kourouma. Il n’y a donc pas

seulement un effet de réel dans son texte, mais aussi un travail sur le langage qui fait

redécouvrir les textes oraux sous des formes écrites.

Le travail formulé autour des proverbes par Ahmadou Kourouma fait revivre le

savoir que révèle ce mode de connaissance dont le langage est un langage du détour. Et

notre auteur quête la reproduction de cette réalité linguistique, n’hésite pas à user de ce

langage du détour, généralement admis dans la palabre africaine pour donner une réalité

à ses personnages. Il fait parler des personnages du milieu

rural, des sages (gardiens de la tradition) qui, dans leur discours, excellent dans l’art du

verbe. Comme le souligne Ambrose O. Umeh, ce langage indirect et détourné

caractérise le langage du négro- africain et surtout les propos des vieillards : « l’art

d’utiliser l’idiome et le proverbe est universel en Afrique noire (…) Ainsi est-il rare

qu’un vieillard réponde « oui » ou « non » à une question difficile. Il aimerait trouver

un proverbe pour exprimer son accord ou sa désapprobation et c’est à son interlocuteur

d’interpréter l’idée du vieillard à travers le proverbe-image371

La source garante du langage et du discours traditionnel est incarnée dans le

roman par les personnages qui sont porteurs des signes de la moralité et de la

371Ambrose O. Umeh, « le vieillard et l’usage de la parole dans le roman africain noir d’expression française » in l’Afrique littéraire, n°57, 1980, p.10.

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connaissance des traditions à savoir ici Bingo et son répondeur. Cette manière de dire

participe à la fois au raisonnement, à l’argumentation et à un certain sens de la palabre

et du dialogue. L’auteur, en procédant de cette manière, assure la crédibilité du

discours et de la parole mais contribue aussi à l’échec du protagoniste qui fait objet du

discours, donc Koyaga. Comme le confirme un sage à l’intellectuel Giambatista Viko

(héros du roman de M.à.M Ngal) qui a eu pour projet sacrilège de tenter d’écrire « un

roman sur le modèle du conte » : « notre discours se nourrit des mythes, des légendes.

Notre logique s’appuie sur des proverbes ». Et un peu plus loin, prononçant le verdict

qui scelle le rejet et la répudiation de ce même Giambatista Viko du cercle des anciens,

« le chef » prononce une sentence émaillée de proverbes dont nous faisons partager

brièvement le contenu : « Jeune homme,

m’interpelle le chef, un proverbe de chez nous dit : la fougère amère n’est mangée que

par un étranger. Et un autre : celui qui se trouvait dans le giron de l’épervier ne s’est pas

brûlé, mais celui qui se trouvait sur son dos s’est brûlé »372

Nous avons reproduit ce texte du récit de Mbwil à Mpang Ngal pour démontrer

que le proverbe, dans le discours traditionnel, est un art du raisonnement et de

l’argumentation. Aussi, chez Kourouma, l’affirmation ponctuée par l’énoncé proverbial

donne à la parole sa densité et son piquant. Dans ce passage, le vieux sage ne condamne

pas l’intellectuel fautif (Giambatista Viko) par une seule formule qui scelle

définitivement le jugement. Il enrichit son allocution par une argumentation

proverbiale, coordonnée et enchaînée. Tous les énoncés traditionnels cités par le sage

Bingo ne tiennent qu’à justifier la condamnation finale qui est « le retour au pays

372 Ngal (M à M), Giambatista Viko, op.cit, p.116.

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natal », c’est-à-dire aux sources même de la culture, faite par des critiques et tenants

d’une littérature moderne dégagée de cette carapace traditionnelle. Mais le proverbe fait

partie du langage de tous les jours, et Dominique Zahan, à juste titre, rappelle que le

proverbe est « un instrument de perfectionnement intellectuel en même temps qu’un

dire d’à propos373». Souvent présent dans les contes et les fables, c’est dans le dialogue

et les conversations qu’il est mieux utilisé. Il dicte d’une manière efficace la morale à

suivre. Le proverbe résume en une seule formule le fruit de l’expérience humaine. Il

peut servir dans toutes les circonstances de la vie et exprimer tout : l’injure, le reproche,

le blâme, l’assurance, la contestation, disons la

vérité (synonyme de moralité). C’est ce que Kourouma impulse sous l’action de ses

hommes de la parole. Ils se sont engagés à dire la vérité sur l’histoire de Koyaga.

Cette utilisation des proverbes est d’ordre général dans notre corpus d’étude

même si chez Kourouma ils sont quasiment présents à tous les niveaux. Quoi qu’il en

soit l’utilisation faite et le sens connoté par ces proverbes dans l’espace francophone, il

demeure du moins d’une relecture affichée de cultures et d’un retour vers le passé.

Nous en déduisons qu’il y a soit une difficulté pour ces romanciers de s’évader de créer

un monde littéraire proprement à eux ; soit, inconsciemment ce pouvoir traditionnel

s’impose comme un idéal d’ajustement pour compenser le vide que pourrait entraîner le

rejet de ce Savoir qui fonde l’existence du Mutu africain. Ceci étant, en ce qui concerne

la mise en valeur des proverbes, nous pensons aussi à Jean-Marie Adiaffi et à Jean

Divassa Nyama.

373 Zahan (D), Dialectique du verbe, op.cit, p.105.

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Pour le personnage d’Adiaffi en l’occurrence Mélédouman, l’utilisation du

proverbe symbolise son désarroi face à une situation qu’il ne comprend pas. Dans la

discussion qui l’oppose au commandant il dit : « Celui qui est tombé dans l’eau n’a plus

peur de la pluie374». En fait, Mélédouman vient d’être arrêté de façon arbitraire chez lui,

devant sa famille sans motif réel. Mais au-delà de cela il doit obéir aux ordres du

commandant sans refuser d’obtempérer. D’où le refus car il ne se considère pas comme

prisonnier et surtout qu’il est avant tout prince héritier. Il y a là, un contexte de

contestation comme on l’a bien souligné à partir de la pensée de

Dominique Zahan plus haut. Une contestation qui est aussi recherche d’une certaine

assurance parce qu’il s’agit pour Mélédouman de ne pas perdre confiance envers lui-

même. Et on peut encore plus le comprendre lorsque Mélédouman, alors sous liberté

provisoire, errant d’un coin à l’autre du village à la recherche de sa carte, préfère dire

un proverbe pour ne pas tomber dans le malheur que vit Mokan, une jeune fille bien

connue dans le village:

Quand on met du piment dans tes yeux, sois reconnaissante à cette main

criminelle. Elle est en train d’ouvrir tes yeux pour te révéler le monde. Pour te dévoiler

la profondeur abyssale de la vie375

Mélédouman essaye en fait de calmer la petite. Il veut surtout montrer sa force

intérieure face aux forgerons qui s’inclinaient dès son arrivée. Celle-ci n’avait résister

de voir son chef coutumier dans cet état : aveugle et défiguré. Pour marquer sa

compassion, elle tombe en larmes. Même aveugle, la notoriété de ce chef n’a pas été

374 Adiaffi (J-M), op.cit, p.5. 375 Adiaffi, p.75.

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égratignée par son court séjour en prison. Le chef reste chef, et cela, en dépit de ses

états physiques et psychologiques défaillants. Seulement, le côté rassurant du chef à

l’endroit de son Mokan, le discours est toujours doublé d’un sentiment de révolte. Cette

ambiguïté est justifiée par le caractère « oxymorique » du proverbe. Pour lui, la

situation qu’il vit est un mal nécessaire surtout pour les générations futures. Le fait que

le commandant lui ait « frotter le piment » en le torturant, il a ouvert les yeux de ses

villageois et leur à « révéler le monde » dans lequel ils vivent

aujourd’hui. Un monde qui conteste de plus en plus le pouvoir traditionnel qu’il

représente encore.

Chez Divassa Nyama les proverbes entrent dans l’ordre de l’éducation

sentimentale ou dans la consolidation du pouvoir du chef face aux problèmes qui

préoccupent le village. Ainsi, après la mort de Moukegname c’est l’arbre symbolisant

la lignée de la Calebasse sur lequel il s’était pendu qui, de façon mystérieuse, se brûlait.

En pleine réunion Dimungue n’arrivant pas à cacher ses émotions préfère se rabattre sur

une bouteille d’alcool. Et c’est par un proverbe qu’Oncle Mâ tente de le ramener à la

raison :

Ne soit pas comme le genou qui refuse de se couvrir d’un pagne. Le singe qui a

une queue ne saute pas au-dessus du feu376.

376 Divassa Nyama, op.cit, p.99.

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Oncle Mâ agit en sage pour redresser Dimungue parce que celui-ci, à cause du

vin, avait dormi la veille en taule. Celui-ci est donc ce « singe » qui boit alors qu’il sait

les conséquences de l’alcool. L’homme aussi qu’il est, doit pouvoir prendre ses

responsabilités et savoir faire face aux situations terribles qu’il traverse comme la mort

de Moukegname. L’auteur gabonais s’est lancé, dès le début de son ouvrage, à montrer

la place du chef dans la société actuelle. Laissant ses chefs dans le rôle de juge et de

ceux chargés de calmer les tensions, il amène souvent le lecteur à mesurer l’importance

du chef sur la base de sa capacité à maîtriser la parole proverbiale.

C’est à l’aide du proverbe qu’Oncle Mâ commence son discours pour calmer la tension

entre un couple en pleine déchirure. Le narrateur nous le souligne :

Quelque grand que soit un cadavre, on ne l’enterre pas dans deux tombes et

c’est à celui qui garde le bébé qu’on demande la bandoulière avec laquelle on le

porte377

C’est ainsi qu’il parvient à éteindre le feu qui prenait dans la maison du

célébrissime Dimungue. Encore une fois sous l’effet de l’alcool Dimungue « accuse sa

femme d’avoir fixé d’un regard plein de convoitise ». Une altercation entre le mari et la

femme se déclenche et malgré les efforts dévoués de la femme, elle ne réussit pas à lui

rendre la gifle parce que la « main robuste » de l’homme « la retient ». Et si l’on

considère que dans les sociétés traditionnelles d’Afrique francophone le mari demeure

le maître du foyer, on peut considérer que le proverbe d’Oncle Mâ est significativement

adressé à Dimungue et non à sa femme. Oncle Mâ le ramène subrepticement à la raison

sur la tâche qui lui incombe en tant que mari. Il doit assumer ses responsabilités parce 377 Divassa Nyama, p.79.

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qu’il est chargé de faire et de rendre les comptes de la famille. D’où l’expression

« demande la bandoulière » qui en d’autres termes signifie explications. Dans tous les

cas, l’homme est toujours mis au centre des problèmes qui peuvent attirer l’œil du

voisin.

De façon générale, l’utilisation des proverbes est adaptée aux circonstances

événementielles. Chez Ahmadou Kourouma, c’est le procès de Koyaga et la volonté

d’édifier une œuvre-palabre qui justifie la présence massive des proverbes dans son

récit, le tableau statique des proverbes établit plus haut tient à le prouver. Chez les

autres, c’est respectivement la lutte contre le colon et le désarroi du personnage,

l’impossibilité de Mélédouman de pouvoir trouver sa carte - le proverbe dans cet

exemple a pour effet de toucher la masse populaire -, la consolidation du pouvoir du

chef qui amène Jean-Marie Adiaffi et Jean Divassa Nyama à faire appel à ce savoir

traditionnel. À chaque circonstance, un proverbe approprié. Ainsi fonctionnait d’ailleurs

la parole dans les sociétés traditionnelles africaines. On a aussi pu le voir, les proverbes

sont les moyens majeurs de persuasion morale. Ces proverbes renvoient à une réalité

sociale précise : celle des rapports de solidarité (Divassa Nyama) exaltés par les

traditions.

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Conclusion de la deuxième partie

Comprendre les textes francophones comme des structures absentes pour saisir

le travail sur le langage et voir si ces textes pouvaient être perçus en dehors des

éléments culturels est ce qui a motivé les premières analyses liées à cette deuxième

partie de notre travail. Nous avons tenté de légitimer les écritures francophones, à

travers le pouvoir des mots, comme des écritures de la rupture. Rupture vis-à-vis de la

prégnance de la tradition et de la façon même de concevoir l’imaginaire. Dans cette

optique nous avons vu de quelles façons le langage dépassait la narration ou les

écritures d’avant indépendances par divers processus d’auto-génération au point où les

textes francophones tendaient à devenir des véritables combinatoires de jeux de

langage. Les différents principes de structuration des oeuvres notamment celles de

Sami Tchak, Laurent Owondo, de Gaston-Paul Effa, de Sony Labou Tansi et d’Olympe

Bhêly Quenum nous ont permis de mieux cerner la logique interne des textes. En

somme, nous nous sommes proposé une lecture autre que celle qui nous collait

directement à la réalité pouvant donner lieu à une relecture conjuguée des traditions et

des pouvoirs traditionnels. Notre lecture mettait en rapport le plaisir d’une mimésis qui

finissait par se résorber dans l’acte même d’écrire.

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Notre démarche essayait donc de traduire le cheminement d’une lecture des

pouvoirs traditionnels qui s’est donné pour but de cerner d’aussi près que possible

une pratique très spécifique, à savoir « l’acte matériel d’écrire378». C’est pourquoi dans

les chapitres VI, VII et VIII nous avons tenté de montrer que les textes se donnaient

pour ce qu’ils étaient réellement, c’est-à-dire une véritable machine langagière qui a été

fabriquée à partir d’innombrables transformations de la matière langagière : celles-ci

étaient déclenchées par la prise en considération des stimulants extratextuels et de

générateurs intratextuels.

Nous avons ainsi, le long de ce travail, dégagé les éléments de structuration

pouvant nous amener à cerner les textes francophones sur la base de ses éléments

linguistiques. A partir de là nous avons saisi les mots comme pouvoir pouvant générer

un sens. Cette auto-génération sémantique à laisser vérifier l’incertitude des

personnages, le démantèlement des structures traditionnelles et la perte apparente des

pouvoirs par les patriarches comme Rèdiwa ou Makaya chargés de garder et de

transmettre les valeurs du passé. Le conflit intérieur des productions romanesques

d’Afrique noire francophone parfois lié à la confrontation tradition/modernité est aussi

ce qui a permis à lire autrement les phénomènes culturels et le vacillement du Savoir

traditionnel. Mais comme nous avons pu le voir depuis le début de cette partie, cette

378 Simon ©, Orion aveugle, préface, Genève, Albert Skira éditeur, Coll. » les sentiers de la création », 1970, p.7.

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logique interne formulée par les écritures soumises à notre étude n’a pas entraîné

systématiquement la déstructuration de toute référentialité grâce auxquelles fiction et

mécanique des œuvres se rejoignent. C’est pourquoi la deuxième phase de ce travail a

tenu à réaffirmer l’insertion des formes

traditionnelles de l’oralité comme le conte et les proverbes qui ont permis de dénoter

l’influence continue du pouvoir de la tradition sur les écrivains et leurs productions

littéraires.

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TROISIEME PARTIE : LE CONFLIT DES

POUVOIRS

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Introduction de la troisième partie

La préoccupation formulée ici est d’intégrer le troisième pouvoir dans

l’approche de notre objet d’étude. L’histoire littéraire africaine a montré que depuis les

années 1960 qu’un autre pouvoir de type politique avait vu le jour dans l’imaginaire qui

avait suivi l’accession aux indépendances. Mais l’expression de cette littérature et de

cette histoire étant en mouvement, elle laissait planer de sérieuses craintes pour l’avenir

d’une littérature à ce point coupée de ses racines, mêmes très lointaines. Et pourtant, à

l’heure d’une transition aux allures d’impasse, à l’heure où on croyait que les ambitions

politiques écraseraient les acquis traditionnels, on assistait plutôt à une sorte de

reconquête des valeurs du passé par les politiques pour consolider le nouveau savoir

qu’ils allaient bientôt s’imposer comme mode de fonctionnement. Qu’est-ce qui origine

cette quête ? Est–ce la peur de perdre leur identité ? La recherche d’une jonction des

pouvoirs peut-elle permettre aux hommes politiques d’être en harmonie avec eux-

mêmes ? Quelles qu’en soient les raisons non avouées de cette démarche, on est dans

cette leçon du sage que Boubacar Boris Diop tenait à rappeler dans son

article que: « l’arbre ne s’élève vers le ciel qu’en enfonçant ses racines dans la terre

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nourricière379». Autrement dit, la réalisation du fait politique passe inéluctablement par

la reconsidération des valeurs traditionnelles.

A cet égard, cette partie du travail contribue à affirmer la jonction cohérente ou

incohérente des traditions avec les nouvelles traditions à laquelle se soumettent

encore fréquemment les politiciens et les politiques dans les sociétés africaines comme

dans l’espace littéraire francophone. C’est ainsi que nous allons d’abord nous atteler à

montrer la connexion entre les phénomènes religieux, les croyances, en somme, tout le

Savoir traditionnel africain avec le champ politique pour ensuite souligner que

l’irrationalité entre les deux mondes, l’incomplétude spirituelle des dirigeants politiques

est ce qui aboutit au chaos politique. Il est évident qu’en Afrique le pouvoir politique

est attaché, dans son obtention et son maintien, à un ensemble d’éléments de la

tradition. Les ouvrages de Peter Geschiere380, de Sophia Mappa381 ou de Jean-François

Bayard382 parus en cette fin de siècle tiennent toujours à rappeler l’attachement des

politiques à ces pouvoirs traditionnels. D’où notre intérêt à aborder les différents

rapports plurisignificatifs qu’entretiennent ces deux pans de l’univers textuel

francophone.

Dans les textes d’Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi précisément, les

dirigeants s’abreuvent aux sources de la tradition, parce que Koyaga, les Guides

providentiels, dans cet art passent pour les maîtres, cooptent au service de leurs desseins

379 Diop (B.B), « A la croisée des chemins » in « Notre Librairie », n°136, 1999, p.11. 380 Geschiere (P), Sorcellerie et politique en Afrique, Paris, Karthala, 1995. 381 Mappa (S), Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat en Afrique, op.cit, Puissance et Impuissance de l’Etat, Paris, Karthala, 1996. 382 Bayard (J-F), Religion et modernité politique en Afrique noire, Paris, Karthala, 1993.

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les hiérarchies religieuses. Ainsi, dans celles-ci s’énonce un ensemble d’éléments qui

reposent autant sur l’axiologie et l’éthique que sur le plan métaphysique qui prend ici

les divinités donc la religion, tout cela en tant que facteurs du Savoir traditionnel.

La question implicite qui tient à se re-exprimer dans notre travail est celle de

savoir si les cultes aux valeurs traditionnelles, au modèle traditionnel ne sont pas aussi

ici l’axe référentiel autour duquel le jeu des conflits et des dysfonctionnements met en

place un nouvel ordre social et politique, qui explique la réactualisation, la pérennité et

la supériorité du pouvoir des anciens sur le pouvoir moderne. Sans pour autant

fonctionner sur la base d’une comparaison stimulante, nous posons ici, en termes

renouvelés, une lecture politique des pratiques religieuses et traditionnelles dans nos

romans et de repérer en celles-ci l’une des matrices principales – peut être la principale

matrice – de la modernité étatique et politique de l’Afrique postcoloniale.

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E/ LES FIGURES DU POUVOIR

CHAPITRE VIII. LES FIGURES DU POUVOIR TRADITIONNEL

8.1 Les figures de l’oralité

Nous inscrivons l’étude des figures dans une analyse purement sociologique.

Nous pouvons ainsi identifier le mode de fonctionnement du pouvoir, celui des

personnages des œuvres romanesques parallèlement avec celui des sociétés

traditionnelles africaines. Dans le roman d’Afrique noire francophone contemporain,

personnages et lieux d’actions sont des véritables symboles. Ainsi, le « village des

galets » chez Laurent Owondo se positionne comme terre des origines, à l’opposé de

« petite Venise » qui est celle de la rencontre de cultures. Le village de Ndjên Kêdje

chez Olympe-Bhêly Quenum, celui des « Hommes Intègres » chez Gaston-Paul Effa

préfigure, pour Kofi-Marc Tingo et Makaya, la paix intérieure, l’équilibre socio-

cosmologique et la survivance du modèle traditionnel. Cette survivance est aussi

assurée par des autres symboles de la tradition : des hommes ayant un statut particulier

dans la société traditionnelle à savoir les griots.

8.1.1. La figure du griot

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Nous avons, dans les chapitres précédents, souligné le rôle de la parole dans les

sociétés africaines. Ce pouvoir oral est détenu par les grands hommes de la parole

qui peuvent être les chefs de village, les conteurs et surtout les griots383. Lorsqu’on

évoque les personnages de griots dans les sociétés africaines, on pense directement aux

détenteurs de la parole les plus célèbres.

De nombreux travaux d’éminents chercheurs et romanciers révèlent

l’importance de ces personnages mythiques dans les sociétés de tradition orale et leur

rôle dans les pratiques de culture. En ce qui concerne ces différents chercheurs, nous

pensons ici à Camara Sory, mais aussi à Amadou Hampâté Bâ384, à Camara Laye385, et

enfin à Maurice Houis386. Ce qui se laisse entendre à travers les analyses de ces

chercheurs sur le griot, c’est qu’ils s’accordent tous à le présenter comme l’historien, la

figure tutélaire par excellence de la parole, de la connaissance chez les peuples

traditionnels. Madeleine Borgomano dans la même optique souligne aussi la dimension

exceptionnelle de cet homme : « Le griot, « vrai griot traditionnel » que Camara Laye

invite à ne pas confondre avec « les griots instrumentalistes, marchands de musique,

choristes ou guitaristes qui errent dans les grandes villes » était des membres importants

dans l’ancienne société bien hiérarchisée, artiste, avant d’être « historien, détenteur de

383 Le mot griot qui a été adopté dans la langue française désigne tous les artisans de la parole du monde soudanais : les généalogistes, historiens, musiciens et chanteurs de récits oraux. Ce terme provient du mot Wolof « gewel » et « dyeli » en Bambara. Camara Sory entreprend dans son livre de saisir l’étymologie et l’histoire de ce mot in : Les gens de la parole : essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, Paris, Mouton, 1976, p.98 à 101. 384 Bâ (A-H), Amkoullel, l’enfant Peul, Coll. Babel, éd. Actes du sud, 1991. 385 Laye ©, Le maître de la parole, Kouma la fôlô Kouma, Paris, Plon, 1978, p.12. 386 Houis (M), Anthropologie linguistique d’Afrique Noire, Paris P.U.F, 1971

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la tradition historique », véritablement « maître de la parole », avec tout ce que cette

« maîtrise » implique de pouvoir »387

De manière analogue, Amadou Hampâté Bâ, célèbre, dans le premier volume de ses

mémoires, Amkoullel, l’enfant peul, le rôle éducatif fondamental de ces « maîtres de la

parole388», dans la tradition desquels il s’inscrit lui-même. Ce détenteur du savoir

africain resitue socialement le griot, car pour lui ce « maître conteur africain ne se

limitait pas à narrer des contes, il était également capable d’enseigner sur de

nombreuses autres matières (…). De tels hommes pouvaient aborder presque tous les

champs de la connaissance d’alors (…) une connaissance plus ou moins globale, selon

la qualité de chacun, une sorte de vaste « science de la vie». Borgomano et Hampâté Bâ

expliquent ainsi le statut social du griot et le pouvoir qu’il a dans la société. Cette

reconnaissance de la toute-puissance du griot et de ses performances amène Kourouma

à saisir son texte comme parole et confirme son personnage dans ce statut traditionnel.

Bingo rappelle bien le rôle qui est le sien lorsqu’il révèle son identité :

Retenez bien mon nom de Bingo, je suis le griot musicien de la confrérie des

chasseurs389

Ce statut de griot que lui reconnaît l’auteur ivoirien est le plus souvent objet de

classification par les chercheurs. Dans cet exercice classificatoire, Jacques Chevrier390,

387 Borgomano (M), Ahmadou kourouma, Paris, L’Harmattan, 1998, p.160. 388 Bâ (A-H), Amkoullel, l’enfant Peul, op.cit, pp.253-254. 389 Kourouma, op.cit, p.9 390 Chevrier (J), L’arbre à palabres, op.cit, pp.24-25.

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puis Pierre Monsard391 dans une section de sa thèse, a pu montrer les différents acteurs

de cette littérature orale, alors que Dominique Zahan dégage dans

la société Bambara différents types dont nous rappellerons les plus importants ou les

plus significatifs d’entre eux.

En effet, au terme de ses analyses, Dominique Zahan présente deux catégories

de griots. Il y a ceux que l’on peut qualifier de griots « sociables » et ceux qui sont

considérés comme « marginaux ». Les premiers jouent le rôle des spécialistes de

l’histoire et de la parole. Ce sont les Funew, dépositaires des généalogies et des

migrations Bambara. A côté d’eux, il y a les Mâbo, qualifiés de griots chanteurs qui

clament tous leurs dits en s’accompagnant d’un luth. Les autres griots sont caractérisés

par leur marginalité, usant de la provocation. Ce sont les Gawlo, vivant des dons des

habitants du village, se manifestant par leur liberté de parole et leur imprudence. Enfin,

les Tiapourta occupent le bas de l’échelle dans la hiérarchie des griots Bambara. Plus

effrontés que les Gawlo, ils s’exhibent publiquement et clament des propos orduriers,

provocateurs voire obscènes. Ils utilisent la parole comme une arme et comme un

défoulement. Ces deux types de griots sont les plus méprisés dans la société Bambara.

Ces inflexions nous permettent évidemment de saisir dans l’économie textuelle

kouroumaenne la figure sociale du griot qui s’y déploie ; mais aussi la place et la

catégorie à laquelle appartient le personnage kouroumaen qui est mis en question. La

problématique de cette hypothèse devient alors la suivante : Bingo est-il réellement un

391 Monsard (P), « Les acteurs de la littérature orale : statut et pratique de leur art de la parole » in « Les aspects de l’oralité africaine traditionnelle et son influence sur la littérature écrite actuelle », Thèse de Doctorat, Lille, 1986, p.162.

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vrai griot ? Appartient-il à une classe comme celle établie par Zahan ? Sinon serait-il un

antigriot du modèle traditionnel

ou un griot des Temps modernes ? Qu’est-ce qui peut justifier l’intérêt d’un tel

personnage dans le paysage romanesque de Ahmadou Kourouma ?

En parcourant l’espace narratif de En attendant le vote des bêtes sauvages, on

est d’abord frappé par un univers romanesque jonché de crises. Les personnages sont

affectés par un malaise permanent qui les traverse, soit au niveau personnel, soit au

niveau relationnel. De même, l’environnement social et humain se montre

particulièrement agressif. Cet état de fait nous amène à conclure à l’existence d’une

perturbation au niveau des consciences, des rapports humains, et des rapports

environnement/humanité. En somme, on est plongé dans un milieu hostile à toute

réalisation de soi et à toute ambition collective. A la sérénité sociale apparente qui a

longtemps caractérisé les sociétés traditionnelles, a succédé une instabilité croissante

ébranlant la dynamique des structures existantes. C’est à juste titre que le texte de

Kourouma et les écritures francophones de la troisième génération s’attellent à

stigmatiser cette indifférenciation galopante. Pour ce faire, Ahmadou Kourouma insère

dans son récit un maître de la parole afin de traduire ce malaise social. C’est pourquoi

Bingo, le griot kouroumaen, peut être considéré comme maître du contre-discours. Dans

cette fantaisie de l’écriture et du comique des personnages, les qualités caractéristiques

propres au personnage de Kourouma ne diffèrent pas de celles soulignées par Zahan. En

effet, certaines qualités du sora attestent quelques similitudes avec les analyses

effectuées par Dominique Zahan. D’abord le fait que Bingo, comme les Funew, soit

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spécialiste dans l’histoire. Ainsi, l’auteur le présente dans son rôle à la fois comme

mémoire et principal témoin de l’histoire des Koyaga :

…Mais Koyaga était plus qu’un homme- c’était un héros chasseur, fils d’une femme

nue sorcière-, il en était sorti Vivant. En effet, il n’était pas possible à un tirailleur, à

des soldats, de survivre plus de quatre semaines dans une jungle inhospitalière infestée

de bêtes et de combattants viets. Mais Koyaga était plus qu’un tirailleur quelconque- il

était le fils d’un homme et d’une femme paléos, le fils de Nadjouma et de Tchao-, il

avait flâné plus de six semaines392

Comme on peut le constater, Bingo maîtrise parfaitement l’histoire des Koyaga.

Jusque dans les moindres détails, il montre la spécificité de la famille. Le témoignage

du sora fait de lui un témoin privilégié, car il peut indirectement s’insérer dans

l’histoire : « Mais Koyaga était plus qu’un tirailleur quelconque ». Cette maîtrise des

faits, est à la suite de ce syntagme narratif, suivie de la présentation de ses qualités.

Bingo est accompagné d’un cora comme les Mâbo avec le luth. Enfin, l’histoire des

Koyaga est racontée lors d’une veillée. Il s’exhibe publiquement en utilisant la parole

comme arme à la manière des Gawlo. À travers cette subtilité d’écriture, l’auteur

regroupe en son personnage toutes les formes reconnues au griot. Son personnage

devient un griot qui englobe de façon la plus large toutes les qualités possibles. Cette

forme globalisante à un double enjeu : premièrement, celui de reconnaître les attributs

du griot. Deuxièmement, celui de traduire le nouveau statut qu’il veut donner à son

personnage. Ainsi, ce nouveau statut du griot de Kourouma est de raconter non

seulement l’histoire des figures du

392 Kourouma (A), op.cit, p.38.

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chaos, mais de souligner que cette histoire n’est plus celle des origines. C’est une

histoire qui a désormais rompu avec les valeurs traditionnelles et qui s’est convertie en

Mal mortel. Et c’est à ce Mal mortel que s’attaquent Bingo et son interprète. Dans ce

cas, la parole de ces deux figures de l’oralité devient parole de « violence » et de

dénonciation. Le passage qui suit nous montre comment ces acteurs du pouvoir

traditionnel usent de leur statut pour signifier un contre-discours social :

Ah ! Tiécoura. Commençons les choses par leur début. Un matin l’homme au

totem léopard réfléchit et compte. Il cumule vingt ans de pouvoir et le bilan est négatif,

totalement négatif.

Le pays n’a ni routes, ni hôpitaux, ni téléphones, ni avion, ni…, ni…Les

médecins de soignent plus faute de médicaments et parce qu’ils ont de nombreux mois

d’arriérés de salaires. Les jeunes ne dansent plus, ne baisent plus parce que tout le

pays est infecté de sida.

L’homme au totem léopard a beau se tenir la tête, beau regarder au loin, il

n’entrevoit pas poindre une quelconque petite lueur d’espoir393

Ici, l’histoire narrée par le griot des chasseurs n’est plus celle des civilisations de

l’oralité africaine. Elle est maintenant celle de l’enfermement et de l’embrigadement.

Car étant reconnu comme le détenteur de la parole vraie, Bingo « détient alors

l’impunité pour critiquer, médire contredire des vérités affirmées394 ». Il parle librement

de tout sans crainte de l’autorité politique à laquelle l’histoire est adressée. Face à cette

attitude négative et agressive de Bingo, la démarche de Kourouma comme celle de

Camara Sory395, consiste à présenter l’homme de parole

393 Kourouma, p.252. 394 Ngandu Nkashama (P), Ruptures et écritures de violence, p.38. 395 Sory ©, Les gens de la parole, op.cit.

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comme « une référence négative396 », parce qu’il chante négativement les prouesses du

dictateur. Bingo apparaîtrait ainsi comme une sorte d’antigriot, un griot moderne et

engagé.

8.1.2. L’engagement politique de Bingo

Pour Ahmadou Kourouma, l’insertion des personnages traditionnels comme le

griot dans son texte participe de la volonté d’une distribution de la parole. Chez

Kourouma, les personnages sont soumis à l’épreuve de vérité par le jugement et le

témoignage qu’ils portent sur l’histoire politique du pays. Dans ces cas, le rôle de Bingo

devient doublement engagé et engageant à savoir celui de transmetteur de l’histoire et

celui d’homme politique face à la même histoire. Ce rôle d’homme politique n’est pas,

il faut tout de même le rappeler, un fait nouveau et une caractéristique spécifique au

personnage de Kourouma. Car l’histoire des griots nous montre que ceux-ci ont

toujours occupé une place importante dans le champ politique. Camara Sory nous dit

que le griot était dans le temps, conseiller intime du roi du Mali sous le règne de

Samory (XIXè siècle). Il était ainsi compagnon et précepteur des jeunes princes : « il

leur apprenait l’histoire de leur pays, leur généalogie et l’origine de leurs alliances avec

les différents clans397 ». Camara Laye confirme ces propos de Sory : « les griots

constituaient à cette époque une véritable

396 Mamby (S), « les gens de caste Nyama Kala au Soudan français », in « notes africaines », janvier 1958, n°91, pp.13 à 17. 397 Sory ©, op.cit, p.173.

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chancellerie. Ce sont eux qui, par leur travail de la mémoire, détenaient les coutumes,

les traditions et les principes de gouvernements des rois398.

Cette faculté de mémoriser et de se souvenir des gestes, des hauts faits

historiques des héros du passé, permet au griot de jouer un rôle politique indéniable.

Dans l’exercice de son rôle politique, il accompagne les guerriers sur le champ de

bataille, les exhorte à la bravoure. Dans Soundjata ou l’épopée Mandingue par exemple,

Djibril Tamsir Niane présente Balla Fasséké, le griot du roi Djata. Celui-ci l’assiste

dans le combat qui l’oppose à Soumaoro Kanté, roi des Sosso. Il interpelle et incite son

maître à l’action. On peut le constater, la parole du griot est vouée à l’action du maître.

Elle accompagne le maître et s’attache à lui. Elle l’encourage, l’exhorte et le soutient.

Mais, nous l’avons souligné dans les chapitres ci-dessus, le contexte sociopolitique

témoigne dans ce livre de l’aberration de l’histoire, du chaos de la situation et de

l’absurdité de la condition humaine orchestrée par le pouvoir en place. Ceci étant,

Bingo, contrairement à l’implication traditionnelle du griot, s’inscrit dans un

engagement déterminé. Sa parole devient la critique du totalitarisme et de l’intolérance.

Cette projection de Bingo dans l’arène politique devient la projection de l’auteur lui-

même. Kourouma exploite les qualités de Bingo, grand orateur, pour fustiger l’image

d’une dictature cinglante. Ce double engagement est subtilement souligné à travers

l’écriture par une manière ironique de narrer l’histoire des Koyaga. Une histoire

rocambolesque parfois entachée des

398 Laye ©, Le maître de la parole, op.cit, p.12.

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proverbes qui viennent le plus souvent étayer le contre-discours du maître de la parole.

C’est effectivement ce qui se lit à travers ce proverbe :

Dans un pouvoir despotique la main lie le pied, dans la démocratie c’est le pied

qui lie la main. On change le rythme du tam-tam pour le roi mais pas les bois du feu qui

chauffe la peau du tam-tam. Mouche du roi est roi399

Ici, le rapport de la parole et de la société dont il est le porte-parole est devenu

conflictuel. Cette critique véhémente envers le pouvoir traduit la rupture qui s’est

installée entre le pouvoir traditionnel et le pouvoir politique. L’indifférence du griot à

l’égard de Koyaga (désigné ironiquement comme roi dans le passage précité) est

d’autant plus évidente que ses proférations ne font que mettre à nu le dictateur.

L’histoire racontée est maintenant le contre-discours et le contre-pouvoir d’une

politique sociale déficiente.

8.2. Les gardiens de la tradition.

Notre souci est toujours de comprendre ou de justifier la place du pouvoir

traditionnel dans notre corpus d’étude. C’est pourquoi nous nous attelons à souligner les

éléments et les figures que l’on peut considérer comme les tenants et aboutissants de ce

pouvoir.

399 Kourouma (A), op.cit, p.226.

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En préambule de cette partie, nous avons souligné le rôle de la parole, de

l’initiation et des mythes dans le cercle environnemental de ce pouvoir. Seulement cette

tradition orale est véhiculée par des hommes qui sont non seulement, dans la conception

africaine de la chefferie, les principaux acteurs et détenteurs du savoir traditionnel et

« médiateurs400 », dans un sens purement sociologique et non sémiotique, avec les

ancêtres. Outre les griots dont nous avons pu largement souligner le rôle dans les

sociétés traditionnelles, d’autres figures emblématiques ont toujours fait l’unanimité

quant à leur rôle dans la transmission du savoir et dans la cohésion sociale. À ces

figures traditionnelles, nous pensons évidemment aux chefs de village, chefs de clans et

tribus, chefs de famille. Cette chefferie reconnue a, en effet, en Afrique noire

francophone, un large pouvoir. Car la connaissance du milieu, des choses occultes et le

rapport très poussé avec le monde métaphysique font de ces chefs locaux et familiaux

des hommes respectés par tous. Ce sont ceux-là même que Amadou Hampâté Bâ

qualifie de « bibliothèques vivantes ». Et Olympe Bhêly-Quenum dans son texte traduit

ce caractère encyclopédique de son personnage, lui aussi héritier d’une vieille tradition :

Fagbé, quand il me fréquentait, a prétendu que Kofi-Marc Tingo avait pu hériter

quelques pouvoirs de son oncle maternel Atchê. Atchê ! J’ai connu cet homme froid,

simple, effacé, visiblement aussi timide qu’intimidant, éminemment puissant grâce à sa

connaissance des noms premiers de tout et des vertus cardinales des herbes, des fleurs

et des racines ; il tenait sa force de son père et de son grand-père, hommes

redoutables401.

400 Stamm (A), op.cit, p.12. 401Bhêly-Quenum (O), L’initié, op.cit, p.294.

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On remarque dans ce segment narratif que le temps de Kofi-Marc Tingo

commence par l’héritage de « quelques pouvoirs » de son grand-père Atchê et se

poursuit parfois dans certaines pages du texte par la vision fantasmatique et

fantomatique de celui qui constitue le cercle des détenteurs du Savoir à Djên’Kêjê. Le

grand-père Atchê ne sera pas simplement une personnalité historique pour Kofi-Marc

Tingo, c’est son histoire de gloire et de grandeur qu’il voudra reproduire, faire vivre de

façon perpétuelle, car le pouvoir du grand-père ne vaut pas simplement pour son temps

à lui, il est une raison dans l’absolu car il descendait lui aussi « des hommes

redoutables ». A l’image de ce que nous révèle le passage, la figure du grand-père est

envahissante et occupe pleinement son univers à contre courant de l’histoire et du

temps, comme on l’a fait remarquer plus haut, l’attitude de Kofi-Marc Tingo au retour

au village, est celle d’un gentleman qui revient de la France avec d’autres coutumes et

qui se permet une liberté d’agir au-delà des règles qui régissent encore la communauté.

Dans ce passage, Olympe Bhêly-Quenum nous montre aussi le caractère

héréditaire et obligatoire du pouvoir (transmission lignagère) que l’héritier ne peut

normalement pas refuser. Mais ce pouvoir est redoutable au point que Sophia Mappa

reconnaît que ces chefs traditionnels ont été « pendant des siècles les détenteurs d’un

pouvoir indifférencié, car ils réunissaient en eux les pouvoirs politiques, magico-

religieux et guerrier402». Voilà donc pourquoi Laurent Owondo

402 Mappa (S), Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat en Afrique, op.cit, p.94.

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voit en Rèdiwa la « poutre qui soutient la maison403» et celui qui possède le savoir et la

sagesse qui lui permet de « voir derrière toute chose ». Gaston Effa représente son chef

comme une valeur sûre, incontournable et irremplaçable:

Ni les livres ni les honneurs ne sauraient remplacer les doctes enseignements de

Makaya. Son sac fait tomber la pluie, ruisseler les eaux sur la terre altérée, les

animaux, petits ou grands, sont alors repus. Il n’est point d’autre rocher stable comme

Makaya (…) Sans Makaya, qui s’est toujours dressé contre le mal, les torrents nous

auraient engloutis vivants ; nos ennemis nous auraient décapités. Grâce à lui, notre

âme s’est toujours échappée vive, comme l’oiseau du piège de l’oiseleur404

Fort de ces qualités surhumaines dont ils disposent, ces chefs traditionnels se

considèrent alors le plus souvent comme des dieux et affirment leur supériorité à tout

autre individu a fortiori à leurs sujets. Cette supériorité affirmée justifie une passion non

problématisée pour le pouvoir du chef, car ce pouvoir est sacré et non partagé. C’est

donc grâce au lien avec l’ancêtre mythique que ce pouvoir distingue son détenteur des

autres. Cette distinction est telle que Makaya s’affirme comme le seul dépositaire d’un

pouvoir parce qu’il est le seul à détenir ce que Joseph Ndinda appelle le « talisman du

pouvoir405». C’est effectivement grâce à lui, grâce à « son sac » qui « fait tomber la

pluie » que le village se tire de la situation de sécheresse qui frappait le village depuis

un temps. En fait, ce pouvoir du chef s’exerce sur les hommes en fonction du

présupposé de sa supériorité et du fait de son idéalisation. C’est pourquoi le chef se doit

toujours d’avoir toutes les qualités. Avoir ainsi toutes

403 Owondo (L), op.cit, p. 404 Effa (G-P), op.cit, pp.91-92. 405 Ndinda (J), Révolutions et femmes en révolution, Paris, L’Harmattan, 2002, p.63.

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ces qualités, c’est être une personne idéale, un Dieu sur terre. Cette gigantisation et

idéalisation du chef par le groupe et l’acceptation a priori qu’il est supérieur lui assurent

un pouvoir et une soumission du groupe toute relative. Autrement dit, le sujet qui ose

« dépasser le tête du chef » court le risque des sanctions allant jusqu’à la sanction

suprême souligne Bronislaw Malinowski406.

Dans nos textes et de façon générale (outre dans la Vie et Demie et En attendant

le vote des bêtes sauvages où les auteurs comparent directement les comportements de

leurs personnages à ceux des anciens), les auteurs tiennent à reconnaître quelque peu le

rôle de ces chefs que nous avons classé sous la catégorie des figures positives de la

tradition. Figures positives parce qu’elles jouent un rôle de stabilisateurs et d’hommes

de consensus. Mappa souligne leur importance à travers celle du chef: « la fonction du

chef traditionnel, du clan ou du village est capitale sur ce plan. Elle consiste à instaurer

le consensus en apaisant les conflits, sans pour autant chercher à élucider pour instaurer

des règles et assurer un lien social stable ».407 Ce lien social stable est ce qui marque,

chez Divassa Nyama, l’objet du parcours narratif de père Biteffa, le chef du village,

toujours à la recherche des moyens pour empêcher le démantèlement de Muile. En fait,

la perte de cette stabilité signifierait aussi la perte de son pouvoir, car le pouvoir du chef

est généralement lié au territoire, propriété lui aussi du chef comme les habitants qui

l’habitent. Il peut parfois intervenir pour résoudre les querelles ou protéger les habitants

de certaines

406 Malinowski (B), Trois essais sur la vie sociale des primitifs, op.cit, p.82. 407 Mappa (S), op.cit, p.98.

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situations qui peuvent s’avérer dangereuses, préserver le groupe des forces maléfiques

occultes. C’est ce qui se produit au moment de comprendre les causes de la mort de

certains de ses habitants :

Quand ils arrivent, ils sont émus en le voyant. Dounga est tombé sur les paumes,

il est gît. Le père Biteffa déconseille à Oncle Mâ de toucher au corps. Il craint qu’il

souffre de la même maladie qui avait tué Ditsouga et Bouanga, et que Dignité appelle

la fièvre hémorragique Ebola408.

Le rôle du chef apparaît donc crucial dans la gestion de son peuple et des

évènements. Grâce à son pouvoir il a pu éviter la contagion de la maladie à tous les

autres. Il y a un certain contrat social qui lie le chef et la communauté et qui renforce les

liens sociaux implicites instaurés par la société elle-même et consolide le pouvoir du

chef par l’entendement et la volonté des hommes. Sans ce contrat social, le chef Biteffa

n’aurait pas sûrement pu imposer sa parole et sa personne aux autres qui, par

inquiétude, auraient « toucher au corps ». Mais cette stabilité sociale apparente autrefois

reconnue et traduite par les textes de la première et deuxième génération en littérature

africaine francophone, est quelque peu mise en question ou trahie par les écritures dites

de la troisième génération. Ceci d’autant que le cercle anthropologique a perdu son

authenticité à cause de nombreux soubresauts apparus dans la société africaine post-

indépendance.

8.3. Les sorciers et les ngangas

408 Divassa Nyama, p.55.

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Décrire l’image des sorciers et des « ngangas409» dans les textes, revient à

souligner la deuxième catégorie des figures qui détiennent des pouvoirs à la fois dans

nos romans comme dans la société traditionnelle. Nous avons, avec « les professionnels

de la parole » et les « gardiens du temple », traité l’image positive qu’ils révèlent du

pouvoir traditionnel. Mais en traitant de la sorcellerie, nous introduisons notre étude

dans le champ négatif du pouvoir et/dans le détournement affirmé des valeurs au

service du mal. Les romans de Jean-Marie Adiaffi, de Jean Divassa Nyama et celui de

Olympe Bhêly-Quenum seront les principaux textes de base de l’étude ici introduite.

8.3.1. Les sorciers ou les connaisseurs du mal

De ce qui précède sur les figures du pouvoir, il apparaît clairement que celles-ci

ont été perçues comme les connaisseurs du bien, comme des modèles de probité et de

justice sociale. Il en va autrement lorsqu’il s’agit des sorciers, champions de « la

cruauté et détenteurs du pouvoir méchant410». En fait, quels que soient les sujets traités

par nos romanciers dans leurs ouvrages, ils se réfèrent aux pouvoirs

surnaturels qui influencent le parcours narratif de leurs personnages. De façon générale,

les récits présentent, selon Jean-Marie Volet avec E.Evans-Pritchard et Wyatt

MacGaffey, des espaces où « existe un monde invisible que la rationalité (…) ne saurait

409 Terme employé par Divassa Nyama pour designer un tradithérapeute, un guérisseur in le bruit de l’héritage, p.6. C’est un mot utilisé dans certains dialectes, notamment chez les Punu, en Afrique centrale, au sud du Gabon et au Congo. D’autres auteurs comme De Rosny (E), L’Afrique des guérisons, Coll. Les Afriques, éd. Karthala, 1992, p.28, Roger Chemin (l’imaginaire dans le roman africain, op.cit) et Sophia Mappa (pouvoir traditionnel et pouvoir d’état, op.cit) l’utilisent pour traduire le côté magique de leur pouvoir. 410 Laburthe-Tolra (P), Initiation et sociétés secretes au Cameroun, Paris, Karthala, 1985, p.189.

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découvrir411», des textes aussi dans lesquels la sorcellerie, comme le rappelle si bien

Malinowski, « procure à celui qui l’exerce puissance, richesse et influence, dont il se

sert sans doute dans son intérêt personnel 412».

En effet, si on retient avec Sophia Mappa que « le sorcier est considéré comme

une figure dotée des pouvoirs maléfiques et occultes413» ; on peut alors comprendre

pourquoi dans la société, le sorcier est redouté et suscite du « respect ». Ainsi, dans le

récit de Jean Divassa Nyama, on peut lire cette mauvaise appréhension qu’en ont les

personnages :

Oui ! Les sorciers sont des vermines parce qu’ils sèment la terreur, la mort ! Ils sont la

laideur, la puanteur, la médisance, la calomnie. Ils passent leurs nuits à supprimer des

vies humaines pendant que la pauvre humanité se bat pour une parcelle de bonheur414

Il y a rapport de cause à effet, qui est établi entre la fonction de sorcier et les

dommages liés à ce titre. Nul doute pour le narrateur qui dit sorcier dit

automatiquement « terreur », « mort ». Et ce sentiment de nuisance, ce Mal est

tellement en lui qu’il n’a pour seule mission que de « supprimer des vies humaines ».

En fait, si ce passage annonce le côté mystique du récit, il montre que les

personnages sont déjà sous l’emprise de ce pouvoir. Car ce passage n’est que la pensée

de Molu qui venait justifier ses balbutiements dans la longue marche qui le conduit dans

la forêt avec son père Mussatsi, une marche au bout de laquelle « il bute sur une

411 Volet (J-M), La parole aux africaines, Amsterdam, Rodopi B.V, 1993, p.47. 412 Malinowski (B), op.cit, p.76-77. 413 Mappa (S), op.cit, p.66. 414 Divassa Nyama (J), op.cit, p.132.

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racine415». Le caractère mystique, entendu comme ce qui relève du monde occulte,

intervient ici dans l’acte de buter sur une racine qui, selon lui et en temps normal, aurait

pu être aperçue. C’est le fait de ne pas avoir vu le « piège » qui fait resurgir en lui l’acte

du sorcier. Jean-Marie Adiaffi, comme Ahmadou Kourouma et Olympe Bhêly-

Quenum, pose la sorcellerie et l’élucidation de son mystère au cœur de sa

problématique.

Cependant, dans La Carte d’identité, il n’y a pas véritablement un procès de la

sorcellerie. Étant donné que l’auteur est lancé dans le combat contre la colonisation, il

s’attelle le plus souvent à enjoliver ce que certains auraient condamné. Ainsi, les

superlatifs et la comparaison qu’il emploie pour décrire sa sorcière bien-aimée ne

laissent pas de doute :

Ablé, la plus grande féticheuse, la plus ravissante, la plus célèbre, Ablé, la

grande Ablé, au pouvoir surnaturel, Ablé, la fille enfantée par les dieux, les Génies,

Ablé, la grande Ablé elle-même était là416.

Comme on peut l’apercevoir, l’image de la sorcière est positivée par Adiaffi

pour montrer non seulement la force qu’elle incarne, mais aussi pour souligner le conflit

des deux pouvoirs et la force du pouvoir traditionnel. Ce pouvoir va finir par triompher

puisque le pouvoir mystique de Ablé prend le dessus sur le pouvoir religieux du père

Joseph :

415 Ibid. 416 Adiaffi, op.cit, p.84.

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Notre invulnérable armée entra dans l’église, sans se faire prier, pour arracher

des mains impies de Jésus les objets précieux profanés. Car ils étaient rangés sous l’œil

protecteur de ce dernier, de la vierge et des saints. Acculé, le père Joseph demanda du

renfort à ses chrétiens pour démontrer que le tambour parleur n’était qu’un morceau

de bois sans valeur et surtout sans pouvoir. Mais devant Ablé, la puissante Ablé, quel

chrétien aurait osé toucher au tambour parleur sacré ?417

Il ne fait aucun doute que, Jean-Marie Adiaffi donne clairement à ce combat un

sens collectif au-delà du combat que mène la sorcière Ablé. Le pronom « notre »

dénote cette appartenance collective et justifie l’intérêt de la présence des forces

maléfiques dans son récit. Mais quel que soit l’usage idéologique de la sorcellerie faite

dans La Carte d’identité, son emploi dans la création romanesque francophone est

toujours mis au service du mal. Car il apporte au sein de la société « l’indistinction

propre au monde invisible magique418», c’est-à-dire confusion et désordre. Cette

indistinction se symbolise par la double vie que mène le sorcier.

Dans Le Bruit de l’Héritage, Mulossi incarne ce que nous pouvons qualifier

d’attitude gémellaire : la première est celle de sujet (généralement le jour) de Louango

qui participe à la redynamisation de leur nouveau lieu d’habitation. La deuxième est

celle d’homme-esprit. C’est visiblement la nuit que le dédoublement s’effectue puisque

nous dit Divassa Nyama :

417 Adiaffi, p.87. 418 Garnier (X), La magie dans le roman africain, op.cit, p.89.

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Mulossi, le sorcier, sort discrètement devant sa maison. C’est son heure. Il tend

l’oreille, s’assure que les items dorment, il doit se rendre à une réunion mystique. Il

rentre chez lui, ferme soigneusement sa porte, et s’extirpe de son corps qu’il abandonne

comme une coquille vide. Ceux qui dorment chez lui se réveillent toujours fatigués ! Il

emmène avec lui leurs esprits et les promène partout, toute la nuit.419

L’action de Mulossi est frappante, puisque dans son voyage au « sabbat », vers

l’au-delà, il n’épargne même pas les membres de sa famille. D’autant que c’est grâce à

leurs esprits qu’il effectue son vol magique. Par ailleurs, son action touche aussi les

sujets qui ne font pas partie de son espace familial. Son pouvoir frappe surtout ceux qui

font entrave à son action ou à son bien être. Même de jour, il agit en dissimulant son

pouvoir de tuer sous des formes insoupçonnées, c’est ce que Divassa Nyama, dans son

ouvrage précédent, avait qualifié d’«ongle magique420 ». Ainsi, à la mort du vieux

Bouka, son neveu venu de Nimakambe (la ville) repart avec les deux fusils laissés par le

défunt. Frustré par la tournure des choses, se sentant définitivement dépossédé des

biens, Mulossi organise de jour le meurtre du

jeune enseignant. C’est sous la forme d’un « fusil nocturne » que le meurtre sera

commis. L’auteur nous donne des précisions sur cette arme fatale :

C’est une sorte de bombe mystique redoutable de la grosseur d’une puce. Son

transport est donc facile. On peut le porter dans la poche, à la main ou mieux sous

l’ongle. Invisible à l’œil nu, il sert à plusieurs usages. Certains n’hésitent pas à le

mettre dans le sexe de la femme pour neutraliser un adversaire pendant l’acte421.

419 Divassa Nyama, p.30. 420 Divassa Nyama (J), La vocation de Dignité, Libreville, Ndzé, 1997, p.74. 421 Ibidem, p.180.

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Toutefois, le déclenchement de ce fusil nocturne ne peut se faire qu’au contact

entre le sujet porteur et le sujet à qui est destiné le « missile ». Cela suppose pour

Mulossi qu’il effectue un déplacement diurne vers Nimakambe. Dans une approche

sémiotique, on peut voir qu’il y a déplacement des compétences et du lieu de la

réalisation des compétences. Le lieu habituel de la réalisation de son action mystique à

savoir Louango devient Nimakambe. Cette volonté affichée de Mulossi justifie à quel

point il est hanté par l’esprit du mal. C’est en cela que se manifeste le monde terrifiant

des sorciers. Par contre, dans les deux citations qui précèdent, le narrateur revient sur

les éléments figuratifs comme la « maison » ou utilise des expressions qui y font

allusion - « rentre chez lui » ; « ceux qui dorment chez lui »- et qui matérialise le monde

réel. Et les éléments caractérisant le monde mystique sont : « une réunion mystique » ;

« s’extirpe de son corps » ; « toute la nuit » ; « bombe mystique » ; « invisible à l’œil

nu ». Vu le caractère lugubre qui précède tous ces éléments, le monde mystique ne peut

dès lors s’ouvrir à tout le monde. Seul Mulossi y a accès, au point où il se rassure

d’abord que tous ses colocataires dorment. Il est

clair que dans l’appréciation des deux univers, une opposition paraît certaine si l’on

s’en tient aux seuls éléments figuratifs pris en compte. Mais en prenant le mouvement

de l’action de Mulossi, on constate qu’on a un axe d’échange, en ce sens qu’on part

d’un point A qu’est la maison (monde réel) à un point B (monde mystique). De même,

il se produit un mouvement inverse à savoir le sorcier Mulossi quitte du point B pour

revenir au point A. cela signifierait sémiotiquement que Mulossi est en présence deux

univers de compétence ou de réalisation de son savoir, à même temps que l’espace réel

et l’espace mystique se situerait dans un axe de contraire. Par ailleurs, le mouvement de

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A >> B et de B >> A nous amène à conclure avec Xavier Garnier qu’il n’y a qu’une

« opposition apparente entre le monde réel et le monde mystique422 contrairement à ce

que l’on pouvait s’imaginer dès le départ. Et Divassa Nyama s’applique narrativement

sur cette relation pour symboliser d’abord l’évolution sans limites de la sorcellerie, et

aussi pour signifier l’importance qu’il accorde à ce thème, car le long du texte, la

sorcellerie s’affirme comme la voie de sortie à toute querelle qui y prend forme.

La considération de ces deux univers de compétence nous permet de saisir

l’œuvre de Divassa Nyama non seulement comme le véritable lieu de la réalisation du

savoir mystique, mais aussi comme lieu d’une « activité de transfiguration423» au sens

strict de Jean-Godefroy Bidima, c’est-à-dire le lieu de la collusion entre ce qu’il

appelle « la diaphore» qui porte le visible vers l’invisible et « l’épiphore » qui renvoie

l’invisible vers le visible. Dans une pensée traditionnelle, on a toujours estimé que le

mal était incarné par le monde mystique, alors que le monde réel permettait d’échapper

momentanément au pouvoir des sorciers. Mais la relation qui est entre A et B prouve

que les deux espaces dialoguent au point qu’il n’y a plus « d’espace propre424» pour la

sorcellerie. On a pu le vérifier dans le passage qui précède, toute l’activité de Mulossi

se déroule à Louango dans sa maison, parce qu’il y vit, de même que celle-ci sert de

lieu départ pour un espace inapprochable par ce que nous qualifierons de

« personnes normales ». La maison est par conséquent le lieu d’une interférence entre

422 Nous préférons parler de l’univers mystique contrairement à Garnier qui, lui, parle d’univers magique. Le mystique est différent du magique, parce que le premier est une réalité anthropologique pour les africains alors que le deuxième est une appellation spécifiquement européenne avec une connotation large : il peut être un art, un métier, une pratique produisant des effets hors du commun. 423 Bidima (J-G), L’art négro-africain, Paris, P.U.F, 1997, p.8. 424 Garnier, op.cit, p.80.

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les deux univers (A &B). Cette interférence est tellement vivante que Mulossi, de temps

en temps, bascule d’un univers à un autre sans difficultés pour réaliser ses prouesses.

Ce travail de rapprochement ou de disjonction peut aussi s’entendre lorsqu’on

aborde la notion de temps, ici entendu comme temporalité, dans le Bruit de l’Héritage.

En effet, il se dégage une parfaite similitude avec l’analyse que nous avons faite sur les

deux espaces. De sorte que le temps s’organise dans le récit de la même façon que

l’espace. L’opposition opératoire ici semble évidemment être celle du jour et de la nuit.

En effet, les escapades mystiques de Mulossi commencent toujours dans la nuit et se

prolongent au petit matin puisque c’est à ce moment qu’il choisit « pour traverser le

village de bout en bout, et retrouver son enveloppe

charnelle425». C’est ainsi que l’auteur tend le plus souvent à montrer la difficulté de la

succession du temps dans son récit. En fait, le retour des esprits se fait toujours aux

premières lueurs du jour d’où cette opposition ou le prolongement de la lune comme le

rapporte le narrateur :

Au matin, la lune ne peut pas quitter son lit pour laisser sa place au soleil qui vient

avec des idées nouvelles. Elle reste là, épuisée par une si longue veille. Sa lumière terne

est absorbée peu à peu par celle du jour qui se lève426.

Le passage illustre parfaitement le sentiment d’ensemble dégagé par la théorie

de Xavier Garnier. La première phase de la citation, « Au matin (….) épuisée par une si

425 Divassa Nyama, Le Bruit de l’Héritage, op.cit, p.32. 426 Divassa Nyama, Le Bruit de l’Héritage, op.cit, p.121

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longue veille », Divassa Nyama nous propose la contradiction qui se pose quand on

traite de la question de ces deux astres célestes. Si l’auteur insiste sur cette

contradiction, c’est parce qu’il assimile, comme ses précédents, la lune à la nuit, donc à

la mort. La nuit est indissolublement conjointe à la mort. Ceci est d’autant vrai que dans

son texte les actes de sorcellerie ont été en générale perpétrés dans la nuit, et que c’est

dans la nuit que Mulossi se livre à son rituel macabre, car c’est à ce moment là que ses

futures victimes ont le moins de défense. Dans une position contraire, le soleil se pose

comme le moment où les esprits des futures victimes sont en éveil, donc un moment

difficile pour Mulossi d’atteindre leurs âmes. La deuxième partie, « Sa lumière (…) qui

se lève », de la phrase vient justifier la confusion temporelle évoquée plus haut, parce

qu’il y a une sorte de continuité entre le lumière

de la lune et celle du « jour qui se lève ». Autrement dit, ce caractère circulaire des

choses et du temps est, comme le rappelle si bien Youri Lotman, « une caractéristique

de la sorcellerie et de la magie427». Cette cyclicité vient encore étayer l’hypothèse que

nous avons soulevée précédemment à savoir que l’auteur tient à entretenir le mythe

constitué autour de la sorcellerie.

En effet, l’exemple cité plus haut nous a montré que c’est la nuit que le sorcier

Mulossi va en campagne et entre en activité. De la même manière, Mulossi agit pendant

le jour. Car pour lui le jour c’est encore la nuit. Pour le temps comme pour l’espace on

dénote le même jeu d’opposition et de superposition. Il est évident que dans le texte de

Divassa Nyama, le monde mystique ne s’oppose pas, lui non plus, au monde terrestre

(Louango), il lui est parallèle. Agnès Paicheler le rappelle encore dans leur ouvrage

427 Lotman (Y), La sémiosphère, p.105.

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collective qu’ « au Gabon comme dans d’autres parties de l’Afrique, le surnaturel, le

magique cohabitent avec l’ordinaire428». Autrement dit, les deux espaces se côtoient et

il est possible de retrouver la même organisation429 dans les deux sociétés. On peut

l’apercevoir dans le corps du récit, puisque si « le conseil des sages » se retrouve pour

décider de la conduite à tenir, à la veille de la destruction du village Muile, les sorciers

eux aussi se retrouvent pour décider du « sort de leur prochaine victime». Il en ressort

que l’organisation spatiotemporelle de Louango traduit le principe de « dédoublement

du réel, condition de l’activité mystique » selon Xavier Garnier, qui souligne à ce

propos que « si l’organisation du

monde visible se reflète dans le monde invisible, le mélange de ce dernier fait fuir les

frontières étanches qui structuraient le premier430 ». Il y a en ce sens chez Divassa

Nyama une fusion au niveau du temps de l’activité mystique et du temps réel. La nuit

n’est plus le moment privilégié. Nous avons vu plus haut, Mulossi décide d’aller tuer le

petit neveu dans la journée, ce qui laisse croire qu’on est en présence d’une sorcellerie

sans limites, une sorcellerie qui peut se réaliser de nuit comme de jour. Et cela apparaît

aussi chez Olympe-Bhêly Quenum.

En effet, si le basculement de l’univers mystique et de l’univers réel est

permanent dans l’œuvre de Divassa Nyama, chez Olympe Bhêly-Quenum, la réalisation

des compétences magiques se fait généralement le jour. La nuit se pose comme le temps

de l’accomplissement du jour et parfois de l’opposition. Ainsi, dans l’œuvre d’Olympe

Bhêly-Quenum, la réalisation de ses pratiques magiques, que l’auteur appelle « les

428 Paicheler (A), « Rites de l’iboga » in Bois sacré, op.cit, p.150. 429 Paicheler, p.12, p.189. 430 Garnier (X), p.84.

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chakatou » est associée à la vie de la communauté, parce que la société réelle ne

fonctionne que le jour, et que Djessou a l’intention de faire fortune sur la base de ses

connaissances. C’est pourquoi le jour se révèle plus significatif que la nuit. Ainsi, c’est

pendant le jour qu’il exerce son pouvoir sur Félix Gangbé et qu’il empêche celui-ci

d’être élu député de la région d’Oukô. De même, c’est pendant la journée qu’il reçoit

ses patients, aussi lettrés qu’ils soient, car le narrateur présente Djessou comme un

« sorcier-guérisseur ». À l’opposé du jour, la nuit se révèle fatale et cauchemardesque

pour « le fameux guérisseur », d’autant que c’est dans la nuit

qu’il trouve la mort431. Une mort macabre, brûlé dans sa maison, alors que Djessou

n’avait pas pu intégrer sa « coquille vide » abandonnée à la veille de son « vol

magique432» chez Naga sa compagne.

Si la sorcellerie est bien présente dans L’Initié, elle est moins originale que chez

Divassa Nyama. Elle est reconnaissable à partir de l’évocation de certaines pratiques

qui nous rappellent l’existence du monde mystique. Si Djessou est réputé « pour ses

puissances sur les forces occultes433», contrairement à Mulossi qui ne cherche qu’à

nuire, il profite de son statut pour non seulement imposer sa personne comme la figure

incontestable d’Oukô et ses habitants, mais aussi pour s’embourgeoiser. Le narrateur

tient souvent à rappeler dans certains passages de son récit que « l’homme vivait à leurs

dépens » « parce qu’il marchande et vend cher ce qu’il n’a pas434»

431 Bhêly-Quenum (O), p.337. 432 Vierne, op.cit, p.83. 433 Bhêly-Quenum, p.128. 434 Bhêly-Quenum, p.300.

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Suite à cette analyse sur la sorcellerie dans le roman francophone, trois cas de

figure se donnent à lire. D’abord, ne sorcellerie idéologique et engageante, celle que

l’on retrouve dans La Carte d’identité. Ensuite, une sorcellerie encore traditionnelle,

c’est-à-dire dévouée au mal au sens où l’entend Patrick Pharo, le mal comme « moyen

mauvais d’une fin mauvaise435», comme elle existe encore dans les sociétés africaines

les plus profondes et dans d’autres romans qui traitent de la question à

l’instar de Aihui Anka436 de Regina Yaou ; c’est le cas dans Le Bruit de l’Héritage.

Enfin, une sorcellerie qu’on peut qualifier de marchande, de sorte qu’elle devient une

valeur économique, on la retrouve dans l’Initié. Ce que nous relevons dans L’Initié

d’Olympe Bhêly-Quenum, au même titre que les conclusions de Jean-Marie Volet, c’est

le fait que la sorcellerie, bien que présente dans l’action des personnages, a évolué

« dans son intensité et dans ses formes en fonction des données économiques sociales

du moment437». Même dans Le Bruit de l’héritage de Divassa Nyama, on peut parfois

établir ce lien étroit entre la sorcellerie et l’intérêt économique. Mulossi a des ambitions

sur les biens laissés par Bouka. Et c’est la jalousie de voir le jeune enseignant hériter

des fusils qui entraîne l’acte de sorcellerie de Mulossi.

En revanche, ce que l’on peut dire c’est que les œuvres littéraires réservent à ces

sorciers une fin tragique. Mulossi meurt de sa propre magie en voulant tuer le jeune

neveu de Bouka. Djessou est victime de ses pouvoirs dans son combat mystique avec le

jeune médecin Kofi-Marc Tingo. Les auteurs mettent donc en scène les échecs des

sorciers et surtout soulignent implicitement la victoire du nouveau pouvoir naissant : le

435 Pharo (P), L’injustice et le Mal, Paris, L’Harmattan, 1996, p.165. 436 Yaou ®, Aihui Anka, Abidjan, N.E.A, 1988. 437 Volet (J-M), op.cit, p.57.

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pouvoir des jeunes acquis grâce à l’héroïsme de Kofi-Marc Tingo ou à la prise de risque

du neveu de Bouka. De même, chez les autres écrivains, l’acquisition du pouvoir est

désormais l’apanage des jeunes, c’est le cas d’Anka (Au

bout du silence) et des trente-deux dissidents des Chaïdana chez Sony Labou Tansi (La

Vie et Demie).

Si les textes francophones montrent, à travers les figures diversifiées des

sorciers, un élargissement du lieu des compétences, ils manifestent une adaptation

certaine de la sorcellerie aux jouissances de la vie et aux intérêts économiques que peut

susciter le pouvoir des sorciers. Seulement, cette adaptation ne reste pas sans son

contre-pouvoir traditionnel. Les auteurs inscrivent des personnages pour enrailler

l’action des « prophètes » du mal.

8.3.2. Les ngangas ou guérisseurs

Nous préférons la dénomination de nganga parce qu’elle porte moins à

polémique dans sa compréhension. Ce terme peut être associé à celui de guérisseur,

mais aussi à celui de sorcier. En effet, le caractère magique que révèlent les pratiques

des ngangas est similaire à celui des sorciers. Non seulement parce qu’un nganga est

avant tout un sorcier, mais aussi parce que pour tous les deux, le pouvoir relève du

mystérieux et du mystique. Et comme le laisse entendre Sophia Mappa dans son

ouvrage : « les deux sont conçus à partir des représentations de la maladie et de la

mort, ainsi que du corps humain ; leurs techniques sont identiques, le nganga étant

supposé extraire du corps humain les éléments introduits par le sorcier. Les deux

partagent le même rapport à l’invisible et la même ambivalence quant à leur caractère

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bénéfique ou maléfique, un nganga pouvant être aussi maléfique ou se transformer en

sorcier438 ».

Or, aborder l’analyse des ngangas ou guérisseurs sous le même angle que celle

des sorciers, revient à la lire de façon parallèle. Ce qui n’est pas le cas dans les récits

puisqu’ils ne remplissent pas tous les mêmes fonctions et ne réalisent pas les mêmes

compétences. Et c’est dans cette optique de catégorisation que Eric Rosny appelle

« désorceleur » ou « anti-sorcier » qui a pour rôle « le retour à l’ordre et le

rétablissement de la santé439 », et qui rejoint le premier point de l’analyse de Philippe

Laburthe-Tolra440 qui distingue « la sorcellerie sociale », dans laquelle nous inscrivons

les ngangas, de « la sorcellerie anti-sociale » qui, elle, préfigure l’image des sorciers du

mal.

Le texte de Divassa Nyama nous présente à ce propos deux figures aux pouvoirs

opposés, même s’il n’y a pas une opposition systématique entre les deux. Si le sorcier a

un savoir et un pouvoir de tuer, le nganga à celui de guérir et d’expliquer la vie aux

hommes, et de trouver des solutions à leurs problèmes441. Ainsi, dès qu’une personne

est sous l’emprise directe de la malédiction, elle ne peut plus rien pour elle-même. La

lutte curative n’est plus du ressort du malade, mais de celui du nganga. Et le plus

souvent ce pouvoir qu’on lui attribue, lui-même le prend volontiers à son compte. C’est

d’ailleurs chez l’un deux que Tchitula, la première et stérile femme du chef Biteffa, se

438 Mappa, op.cit, p.122. 439 Rosny (E), L’Afrique des guérisons, op.cit, p.106. 440 Laburthe-Tolra (P), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, op.cit, p.63. 441 Makouta-Mboukou (JP), « la magie et la sorcellerie » in Introduction à l’étude du roman Négro-africain de langue française, Abidjan, N.E.A, 1980, p.147.

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retrouve pour lui signifier sa stérilité. Pour le nganga, le diagnostic ne laisse aucun

doute : « c’est à cause de ce vers qu’elle ne peut pas avoir d’enfant ». Suite à cela, le

narrateur rapporte la satisfaction qui s’en suit pour l’intéressée. Car

« Tchitula se console que la beauté est une qualité442». Or, ce constat du guérisseur ne

change pas la situation de Tchitula puisqu’elle ne guérit pas. Elle est consciente du fait

que sa situation « est un signe de malédiction et de catastrophe dans la vie du couple

(…) la douleur intime d’être privée de ce qui constitue le bien suprême de la vie sociale

et qui assure à toute femme sa pleine valeur 443». Le plus frappant dans ce syntagme

narratif, c’est que le guérisseur ne fait que confirmer les propos auparavant évoqués par

la malade elle-même à savoir que « dans son jeune âge, sa grand-mère Tchimwendou

lui avait donné une nourriture qu’on nomme « duguegni »444, c’est-à-dire le vers de

beauté ; il n’y a donc, de la part du guérisseur, aucune pratique magique ou proposition

d’une cure.

Dans un milieu où avoir des enfants est essentiel, dans une société où « la

stérilité peut donner sujet à des vifs reproches et rendre bien fâcheux le sort de la

femme stérile445», pouvant même entraîné la mort de la femme stérile comme le montre

Justine Mintsa446 dans son œuvre où la première femme du Maître Obame Afane,

M’bôm ou M’mien, meurt « de chagrin, du fait de son infertilité », cette parole du

nganga vient atténuer le mal qui la ronge, et lui permet de vivre librement avec son mari

et sa rivale du fait qu’elle est dégagée de toute responsabilité, d’autant qu’elle n’a pas

442 Divassa Nyama, p.34. 443Ombolo (J-P), Sexe et société, op.cit, p.56. 444 Divassa Nyama, p.34. 445 Laburthe-Tolra, op.cit, p.183. 446 Mintsa (J), Histoire d’Awu, Paris, Gallimard, 2000, p.34.

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choisi délibérément de ne pas avoir d’enfants. Mais, derrière cette parole du guérisseur,

qui n’est dans notre cas que psychologique, il y a manifestation

du respect et du devoir envers sa personne qui explique dans une certaine mesure

l’attitude de Tchitula. Car la parole du nganga est sacrée. En fait, la prise en compte du

pouvoir de la parole du nganga est perçue chez Divassa Nyama comme un fait

sociologique. Comme la parole du chef, celle du nganga n’est pas remise en doute. Et il

en est de même pour ses pratiques. Lévi Strauss le rappelle lui aussi dans son ouvrage

même s’il conclut à la fin de son analyse que le résultat de l’objet du sorcier, ici le

nganga, est plus « psychologique que sociologique ». Il se dégage tout de même de son

analyse une triple interprétation vis-à-vis du pouvoir du sorcier. Ainsi le rappelle-t-il

dans son Tome1 de « l’anthropologie structurale » : « il y a, d’abord, la croyance du

sorcier dans l’efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu’il soigne, ou de

la victime qu’il persécute, dans le pouvoir du sorcier lui-même ; enfin, la confiance et

les exigences de l’opinion collective, qui forment à chaque instant une sorte de champ

de gravitation au sein duquel se définissent et se situent les relations entre le sorcier et

ceux qu’il ensorcelle447 ».

L’approche sémantique du mot chez Lévi-Strauss inclut les deux notions

soulignées plus haut. À partir de l’appréciation de l’anthropologue, on dénote une

certaine légitimation du pouvoir du nganga par la collectivité. René Girard aussi le

rappelle si bien que dans « la plupart des sociétés humaines, la croyance en la

447 Lévi-Strauss ©, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958-1974, p.192.

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sorcellerie n’est pas le fait de certains individus seulement ou même de beaucoup, mais

de tous448». Si les termes d’ « efficacité » ; « confiance» soulignés plus haut

participent de la mise en valeur du statut particulier du nganga, et que les méthodes de

cette figure s’avèrent encore efficaces c’est parce qu’elles incarnent encore un savoir et

un pouvoir valorisés par le croire des patients envers ses valeurs. Aussi, lorsque le vieux

Dounga, en rentrant de la pêche tombe raide, et après l’impuissante consultation du

jeune Geoffroy, le médecin blanc, Oncle Mâ ne peut que faire appel au grand guérisseur

du village voisin pour élucider le mystère qui frappe Dounga. Le narrateur nous fait

revivre à travers ce long passage, les émotions, les inquiétudes et la stupéfaction de ses

personnages :

Il a peut-être vu un fantôme, se dit Oncle Mâ. Les personnes frappées par les

mauvais esprits ne vont sûrement pas se faire soigner à l’hôpital. Il y a un guérisseur à

Muile qui a une très bonne réputation. Il envoie un enfant l’appeler. Le vieux nganga

arrive tout souriant, avec sa gibecière sous le bras, qu’il dépose sur une chaise. Il

plonge une main tremblotante à l’intérieur de celles-ci. Il sort des concombres. Il les

casse au fur et à mesure qu’il fait boire à Dounga un verre d’eau sacrée. A peine ce

rituel s’achève, que le pêcheur se réveille, à la grande stupéfaction du Docteur

Geoffroy449

Contrairement au premier guérisseur où il n’ y a pas réalisation réelle de son

savoir et de ses compétences, le second les réalise. Il parvient à guérir Dounga, une

guérison rendue possible à partir des « concombres » et de l’ « eau sacrée ».

L’impuissance du premier et la puissance du second peuvent s’entendre sur la base du

448 Girard ®, Le bouc émissaire, éditions Grasset & Fasquelle, 1982, p.61. 449 Divassa Nyama, op.cit, p.56.

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fait que, comme dans les pouvoirs des chefs, une hiérarchie est établie au sein du

pouvoir des ngangas. Il y a évidemment ceux qui détiennent un pouvoir supérieur

capable de guérir n’importe quelle maladie et ceux qui ont juste des « petits secrets de

guérison », des dons qui leur ont été transmis.

L’œuvre d’Olympe Bhêly-Quenum par contre présente une certaine complexité

dans l’approche du nganga à travers l’image que présentent ses personnages. Il y a

d’abord Kofi-Marc Tingo à qui l’auteur donne une nouvelle et différente mission: celle

d’aller faire valoir ses compétences traditionnelles à l’hôpital. Il y a non seulement le

domaine ou l’espace traditionnel de l’exercice du nganga qui se délocalise, mais il y

aussi la pratique des techniques qui se confondent au moment même ou le prétendu

nganga va exercer sa fonction. Ainsi, pour soigner Marcel Fagbé, frappé par un mauvais

sort de Djessou, le médecin- praticien replonge dans son monde occulte pour y puiser la

force mystique et tirer le malade des objets pathologiques implantés en lui dont la

présence explique l’état morbide du malade. Voici ce que rapporte le narrateur à propos

de ce détour salutaire :

Kofi-Marc Tingo n’était plus dans le monde où il opérait, mais dans celui du

langage, incommensurable et clos ; une présence avait palpité en lui et il s’était

retrouvé en parfaite communion avec Atchê. Ses mains allaient du corps de Marcel au

pied du lit où s’accumulaient les objets qu’elles ramenaient des muscles et des

entrailles du malade. Madame Fagbé l’observait, ahurie, affolée, incapable de signaler

sa présence autrement que par des mots sourds d’une femme frappée de stupéfaction450

450 Bhêly-Quenum, p.235.

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Le dédoublement entre les deux mondes se fait sans transition. Celui dans lequel

il opère convoque ou est suppléé par celui dans lequel réside sa puissance occulte à

savoir « le monde du langage, incommensurable ». Dans cette sorte de transcendance,

cette élévation n’est même pas perçue par la femme du malade, parce qu’elle reste fixée

sur le sort de son mari, ne voyant que ce que les « mains » du docteur qui « ramenaient

des muscles et des entrailles du malade » et aussi parce qu’elle n’est pas initiée à ce

monde. Elle n’a pas eu droit à ce savoir des anciens comme Kofi l’a tiré de son oncle

Atchê. Au delà de cette union sacrée des deux mondes, pour l’auteur, l’utilisation de

toutes les connaissances dans les hôpitaux publics apparaît comme une légitimation des

savoirs et des pouvoirs traditionnels et comme moyen de les assurer contre les aléas du

nouveau métier. Mais aussi comme moyen de « prouver leur existence, leur efficacité et

leur valeur actuelle, grâce à une heuristique radicalement nouvelle451». La mission du

personnage semble alors claire : affirmer les valeurs traditionnelles dans un village

encore encré dans ses traditions mais déjà rattrapé par les pratiques occidentales. Ce

contexte rend son métier difficile parce qu’il faut exercer sans oser transgresser

publiquement « les interdits de Fâ Aïdégoun qu’aucun médecin d’Oukô n’osait

transgresser par crainte d’attirer sur soi les calamités du monde noir de Djên’Kêdjê en

état d’agression permanente452» d’où l’utilisation subreptice de ses connaissances.

451 Bhêly-Quenum, p.233. 452 Bhêly-Quenum, p.152.

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Djessou aussi remplit cette double fonction. À la différence de Kofi-Marc

Tingo, qui reste un sorcier positivement appréciable et adopté par la population, il est

sorcier (anti-social dans ce cas précis) et nganga. Les qualificatifs employés participent

de la mise en évidence de son ambivalence. C’est aussi là peut-être la particularité

d’Olympe-Bhêly Quenum de faire volontairement de son personnage un nganga

« indifférenciable ». Pour cela on pourra s’en tenir rien qu’à la description qui va

crescendo pour le caractériser : d’abord « le sorcier », « le grand homme invincible » et

puis « le sorcier-guérisseur ». En fait, ce chevauchement est dû au principe que

l’association des deux termes traduit : l’issue finale visée par Djessou est de s’enrichir

et de nuire. Son projet fondamental n’est plus identitaire, mais économique. Autant il

utilise des objets symboliques comme les autres guérisseurs « cola », « cauris »,

« gousse de poivre de Guinée », autant il « machinait des poisons, jetait le sort » contre

ses ennemis. Ceci étant, il y a le plus souvent une image qui est mise au service de

l’autre en fonction des situations auxquelles il doit faire face. Profitant de la situation de

Jacques Vacher qui ne souhaite pas rentrer en France, et par l’intermédiaire d’Agossou,

son domestique, il lui se propose de faire appel à ses pouvoirs. Le narrateur rapporte:

D’un coup d’ongle, il ouvrit une gousse de poire de Guinée, en fit tomber

quelques grains dans la plume de sa main droite aux doigts bagués de bagues en laiton

et en fer forgé, murmura une longue incantation, grignota les grains de poire, les

cracha sur la statuette ensuite arrosée de sodabi453.

453 Bhêly-Quenum, p.228.

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Plus loin, le narrateur montre que les incantations et les pratiques magiques de

Djessou se révèlent impuissantes puisque :

Le Blanc a reçu une mauvaise nouvelle ; son patron qui est chez lui en France a

donné l’ordre de prendre l’avion et d’être à Paris dans trois jours454.

Ce qui entraîne l’agacement du domestique : « c’est injuste ! », au point que

Djessou contrarié, use à nouveau de son pouvoir pour se débarrasser d’ Agossou :

La tête haute, Djessou leva vers lui son visage osseux aux traits tirés, le fixa de

ses yeux de morse, chassieux et pochés. Agossou eut la forte impression de voir le torse

et le cou du vieil homme s’allonger progressivement. Terrorisé, il sortit

précipitamment, mais à reculons ; quand il se retrouve dans la cour, il s’enfuit à toutes

jambes, se heurta contre la porte avant de songer à l’ouvrir, pour s’engager dans la

rue où il courut sans arrêt chez son patron455.

L’image du sorcier-guérisseur dénote l’intérêt que l’auteur accorde

progressivement à représenter dans sa narration la sorcellerie dans sa conception

moderne : la jonction du pouvoir traditionnel et de la modernité traduit par le lien de la

mystique à l’intérêt économique. D’où l’irrationalité et les actes manqués qu’on observe

dans les textes.

454 Bhêly-Quenum, p.228. 455 Bhêly-Quenum, p.229.

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De façon générale, la présence des ngangas dans les récits permet d’expliquer,

d’une part, les possibles questionnements de Tchitula à l’endroit de sa condition de

femme et la renaissance de Bouka ; d’autre part, elle montre (surtout dans Le Bruit de

l’Héritage) le charme magique dans la représentation de leur pouvoir, même si,

comparé à d’autres pouvoirs de la société, celui du nganga est relativement modéré

quant à sa toute-puissance.

CHAPITRE IX. LA TRANSMISSION

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Ici s’amorce l’étude des possibilités de transmission des valeurs traditionnelles.

Il s’agit de pouvoir cerner la transition recherchée par les écrivains francophones. Ce

transfert des compétences et des valeurs peut se résumer dans l’ensemble de nos

romans, hormis celui de Kourouma, par la mise en place dans l’ordre narratif de

nouvelles figures et de la particularité des écritures à assurer davantage ce modèle

identitaire. Nous représentons concrètement cette transmission à travers Le Bruit de

l’héritage. Toutefois si les autres romans qui constituent notre corpus d’étude peuvent

mettre en valeur cet aspect, la représentation dans les textes non cités se fera dans ce

que nous avons intitulé « Autres écritures de la transmission ». Dans cette étude nous

recherchons les modalités de transfert de pouvoir de l’ancienne génération à la

nouvelle, principalement jeune. Ces nouvelles figures, héritières des savoirs, se

distinguent les unes des autres par leurs caractéristiques qui déterminent leur identité.

9.1. « Le Bruit de l’Héritage »

Loin d’être vraiment un conflit des cultures ou l’opposition de la tradition à la

modernité, Le Bruit de l’héritage évoque un désir de succession qui, elle, entraîne un

sentiment de bizarrerie et de jalousie d’où « le bruit » qui s’en suit. Ce désir du

narrateur est symbolisé par l’action des jeunes qui de plus en plus s’intéressent à la

connaissance des valeurs et à l’héritage laissé par leur défunt. Mais l’héritage de la

discorde entraîne rupture et tentative de meurtre. Ainsi, le jeune neveu de Bouka,

héritier des deux fusils laissés par son oncle, échappe aux assauts mystiques de Mulossi,

alors que la veuve de Nimakalugue fait la guerre au père Roland et à la famille du

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défunt pour avoir été déshéritée. Par ailleurs, le caractère tragique de l’héritage

s’exprime véritablement à la fin de l’œuvre. Suite à la mort du vieux Kassa, Oncle Mâ

est embarrassé par le choix du futur et digne enfant capable d’hériter « les corbeilles

contenant les fétiches » laissés par Kassa. D'un côté, il y a Muyendi, fils aîné

appartenant à « la lignée de la calebasse ». Désormais Avocat, il a désobéi à son père en

refusant d’assister aux cérémonies rituelles, alléguant qu’il ne croyait plus à ces

histoires de réincarnation qui sont la base même de leurs traditions456. De l’autre côté,

Geoffroy, le docteur et fils spirituel du défunt Kassa : il a la particularité d’être blanc ce

qui ne fait pas de lui un homme « suffisamment préparé pour communiquer avec les

génies des ancêtres457 ». Il se pose chez Divassa Nyama ce que Mongo-Mboussa a

appelé la « dialectique de la transmission458». Une dialectique dans laquelle l’œuvre

s’inscrit dans ce qu’il qualifie plus loin d’un « acte essentiel de transmission » mais

aussi le lieu où le refus de Muyendi des valeurs traditionnelles « sonne comme un

désaveu des pères » et de son père Kassa.

C’est le principe traditionnel de la transmission du pouvoir qui le veut ainsi.

Comme celui du chef de village, celui du nganga se transmet le plus souvent par

héritage, à l’intérieure du lignage (du père au fils ou de la mère à la fille ou entre les

membres du clan). Mais, Geoffroy qui a l’avantage de vivre à Louango avec le vieux,

contrairement à Mouyendi qui réside en ville (Botimboure), s’est très tôt accaparer des

corbeilles bien que n’étant pas de la lignée. Entre la volonté d’outrepasser les règles

traditionnelles et le désir aveugle de prendre le pouvoir par Geoffroy, l’auteur ne 456 Divassa Nyama, op.cit, p.269. 457 Ibid. 458 Mongo-Mboussa (B), « Dialectique de la transmission » in « La transmission : pères et figures tutélaires », op.cit, p.

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tranche pas personnellement cette querelle naissante entre les deux protagonistes, il

refuse de se mouiller et donne la responsabilité aux anciens pour régler ce différend

inhabituel dans la société. L’héritage du pouvoir ne se discute pas, il constitue une

obligation que l’agent ne peut refuser. Dans notre cas ici présent, cet agent aurait été

Mouyendi. C’est pourquoi une nouvelle fois, le conseil des sages est convoqué pour

rendre justice. Le docteur se voit obliger de remettre l’arsenal mystique afin d’éviter la

haine entre les deux fils. Trop tard peut-être, car la suite est tragique : Geoffroy, le

premier, est frappé par le mauvais sort. Il meurt avec ses deux femmes suite à un

accident de circulation. Les instants qui suivent la mort du docteur, Mouyendi se tire

« une balle dans la tête ».

Ici, les difficultés liées à la transmission du Pouvoir traditionnel, sont renforcées

par l’identité des personnages. L’identification des sujets montre que ceux-ci ne sont

pas véritablement en adéquation avec les normes traditionnelles pouvant leur permettre

d’hériter des pouvoirs. De fait, ceux-ci ne peuvent succéder au vieux Bouka. L’image

éclatée des deux personnages, le caractère erratique qui préfigure leur quotidien

n’assure pas cette transition. Cette difficulté est d’autant plus nette que la clôture

narrative de l’œuvre laisse le Père Biteffa, la figure chargée d’assurer le transfert des

valeurs, perplexe face au drame qui frappe tous les

descendants et futurs héritiers du village. D’où son questionnement : « est-ce que ce

seront les dernières victimes de la lignée ?459 » Le texte lui-même symbolise cette

incertitude de Biteffa, car il est marqué par des faits dramatiques – l’incipit du texte est

marqué par la destruction du village, puis la mort de plusieurs personnages le long du

459 Divassa Nyama, op.cit, p.272.

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récit -, faisant peut- être ressortir le pessimisme de l’auteur face à une société incapable

d’assurer sa pérennisation. La transmission chez Jean Divassa Nyama est non réussie,

elle est un échec, en ce sens que toutes les figures représentées ne sont pas prêtes ou ne

sont susceptibles d’assurer convenablement la continuité des valeurs. Molu balbutie

dans son apprentissage, Bouka du haut de son rôle d’enseignant ne peut plus favoriser

la jointure des savoirs, alors que Muyendi a été identifié comme un personnage

désappointé vis-à-vis de sa perception des valeurs sociales. En somme, la transmission

traîne à se parfaire chez Divassa Nyama. Mais les difficultés liées à cette transmission

peuvent être imputables non seulement à l’incapacité des jeunes à s’investir dans

l’héritage ésotérique, mais aussi dans le fait que la déterritorialisation forcée de l’espace

sacré a entraîné des perturbations dans les conditions et les situations de transmission de

l’héritage. L’avenue de la création d’un autre espace a été perçue comme l’ouverture de

la boîte de Pandore générant ainsi insoumission des élèves (les jeunes) et perturbation

des maîtres (les anciens).

9.2. Autres écritures de la transmission

Dans le texte de Gaston-Paul Effa, la jeunesse est incarnée par Doumé que

l’auteur présente comme un jumeau, figure sacrée dans les sociétés traditionnelles

africaines. À travers le parcours de ses personnages et de leurs rapports avec Makaya,

l’auteur pose la quête du savoir et de la transmission des valeurs : l’initiation des quatre

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jeunes du village traduit la quête de l’auteur. Le processus s’accomplit au fil de

l’oeuvre:

Le chef du village des Hommes Intègres gardait si intenses, si vivants les secrets des

ténèbres, il ne se résignait pas à ce qu’ils se perdent, abandonnés. Davantage, plus

profondément, ce qu’en eux il cherchait, ce qu’il continuait à entrevoir – plus qu’à

revoir -, c’étaient les gestes invisibles des ancêtres, la longue trace en eux, apaisée,

impérissable, du sacré460.

Le roman, à travers l’action de Makaya, décrit le parcours initiatique des quatre

jeunes du village (normalement trois et un jeune européen). Mais en fait, le texte va au-

delà de cette perception. Par la composante totalement jeune des personnages du récit,

on se rend compte qu’il pose une question centrale relative au désir de la pérennisation

des valeurs. D’où le nouveau souffle que l’auteur insuffle à travers l’action des héros.

Dans le récit de Gaston-Paul Effa, le rôle des vieux est destiné à assurer la transmission

des valeurs tant leurs actions se limitent au maintien de ce passé. Ainsi, on peut

constater que le rôle des deux figures

traditionnelles, Makaya le chef spirituel et Olama le doyen du village, se succède. Dans

la première partie du texte, du moins avant l’emprisonnement du premier, Makaya

assure l’initiation des futurs initiés, la dynamique du village dans ses valeurs et

croyances. Puis dans la deuxième phase du récit, c’est Olama qui prend la direction du

village au bout de laquelle Doumé est choisi comme nouveau chef, il se voit attribué le

fardeau de la tradition, parce que « son pouvoir était promesse et ouverture461». Cet

héritage du passé est symbolisé par ce dernier, parce que Makaya, le chef habituel,

460 Bhêly-Quenum, op.cit, p.58. 461 Effa, op.cit, p.141.

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depuis son incarcération ne peut plus véritablement assurer la continuité des valeurs. Et

c’est dans un sentiment d’étonnement qu’il prend conscience de la perte de confiance

que le village affiche à son égard :

Makaya remarqua que tous les regards l’avaient quitté pour se porter sur Olama, dont

le nom signifiait piège, témoignage vivant d’une force mature. Concentrées sur le

vieillard qui donnait la cadence, les voix repartirent, parvenant à faire vibrer la

hiératique mélopée462.

Le visage de Makaya livre au lecteur un visage éprouvé par un drame

existentiel. Si la perte de confiance envers cette figure traditionnelle donne lieu à un

conflit avec Olama, il n’en demeure pas moins que l’agissement de Makaya et Olama

est toujours fonction de la quête d’une transmission du savoir. L’effacement des anciens

au profit des figures de plus en plus jeunes s’observe dans les actions des personnages

et les écritures qui composent les autres récits. Kofi-Marc Tingo incarne

cette jeunesse grâce à la fougue et à la détermination qui germent en lui. C’est lui qui

assure le maintien des valeurs du passé transmises par Oncle Atchê. Pour le signifier, le

rédacteur en chef du journal « Peuple nègre » n’hésite pas de mentionner en gros

caractères la victoire aux élections du : « DOCTEUR KOFI-MARC TINGO : UNE

DES FORCES DE L’AFRIQUE ACTUELLE 463», lui qui n’est pourtant pas candidat ;

et le présente par la suite comme le symbole d’un espoir naissant d’un syncrétisme

réussi des traditions : celui de « l’Europe rationaliste et les vertus du monde nègre464».

Le caractère des majuscules ici reproduit soigneusement par l’auteur ne cache pas la

462 Effa, p.109. 463 Bhêly-Quenum, p.281. 464 Bhêly-Quenum, p.281.

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détermination qui est la sienne. Il désire montrer ouvertement la réussite du transfert du

pouvoir dans le paysage francophone. Olympe Bhêly-Quenum ajoute à cette aventure

du docteur, Félix Fagbé (devenu fou), Marcel Gangbé, Robert, Anna, Berthe, Corinne,

tous, symboles de la nouvelle donne sociale et littéraire.

On peut le signifier clairement, le travail des écritures francophones a été

finalement celui d’identifier les jeunes comme la transition de deux générations. Anka,

Kofi-Marc Tingo, Doumé peuvent être identifiés chez Laurent Owondo, Olympe Bhêly-

Quenum et Gaston-Paul Effa comme tels.

F/ LE ROMAN AFRICAIN CONTEMPORAIN ET LE STATUT DE LA

TRADITION

CHAPITRE X. INFLUENCE DE LA TRADITION AFRICAINE SUR LES

NOTIONS DE POUVOIR ET D’AUTORITE.

10.1. Croyances et pratiques dans l’exercice du pouvoir

Lorsqu’on aborde l’étude des thèmes en littérature africaine de ces dernières

années, la novation n’est plus dans le dévoilement des pratiques mystiques ou des abus

des dictatures, encore que les romanciers actuels ont enrichi ces sujets en révélant qu’il

concerne toutes les couches de la société. La grande nouveauté réside dans la

dénonciation de la collusion actuelle entre le pouvoir politique et la spiritualité. Cette

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dernière participe tant aux nouvelles formes de l’autorité qu’il est difficile de préciser

laquelle des deux entraîne l’autre.

On peut constater que tous les nouveaux régimes et dignitaires inscrits dans

notre production romanesque ne se contentent pas de confisquer le pouvoir, mais font

appel aux grands prêtres, aux sorciers, marabouts et « cartomanciens », s’identifient aux

chefs coutumiers de leurs tribus pour asseoir véritablement leur pouvoir. Ce

comportement peu ordinaire dans l’art de gouverner, si le lecteur n’est pas africain, vise

à acquérir ce qu’Henri Lopes appelle la litassa465. La possession de la litassa est ce qui,

dès le début des textes francophones, justifie le parcours narratif

des personnages. Ainsi, les Saïf chez Yambo Ouologuem466 associent leur mode de

gouvernance royale à des pratiques peu ordinaires, comme avoir le droit de passer la

nuit de noce avec la nouvelle mariée du village, parce que le sexe a un pouvoir et

renforce la puissance de celui qui le consomme. Chez Aminata Sow Fall467, Mour

Ndiaye, ce puissant et richissime homme politique, sous le conseil de son marabout

espère accéder au poste de premier ministre en distribuant la viande de bœuf aux

mendiants de la ville. On peut aussi relever ce mélange du politique et du mystique dans

Le Temps de Tamango468 où un haut fonctionnaire cherche les solutions à ces difficultés

professionnelles auprès des féticheurs. Il apparaît, sans ambages, et au vu de ce que

465 Le mot litassa renferme plus de sens que le mot français pouvoir. C’est à la fois le pouvoir du commandement, l’intelligence pour dominer les autres et la puissance aussi bien physique du taureau, qu’extra-terrestre (…) Qui a reçu la litassa communique sans intermédiaire avec les ancêtres. Cf. Henri Lopes, Le pleurer-rire, Paris, p.47. 466 Ouologuem (Y), Le devoir de violence, op.cit, p.87. 467 Sow Fall (A), La grève des Battù, Dakar, N.E.A, 1979. 468 Diop (B.B), Le temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981.

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nous pouvons faire ressortir de ce constat liminaire, qu’il y a toujours un transfert des

significations et des pratiques traditionnelles dans l’exercice politique du pouvoir.

Dans les textes qui font véritablement ressortir ce syncrétisme culturel, le cas

d’En attendant le vote des bêtes sauvages et La Vie et Demie, les « performances » et

les fonctions de Koyaga ou des guides providentiels se confondent souvent avec celles

des chefs traditionnels. Si dans le texte de Sony Labou Tansi, les figures traditionnelles

sont moins représentatives que chez Ahmadou Kourouma, il n’empêche que l’auteur

vise à harmoniser les relations entre le père de la dynastie des Guides et le

cartomancien. Ce rapport ici révélé est tenu pour vrai même dans les

sociétés réelles. Ainsi dès les premières pages du roman le guide providentiel est

confronté au fantôme de Martial, ce chef révolutionnaire qu’il a découpé et mangé avec

les membres de sa famille. Pour pallier ce souci qui hante ses nuits, il fait appel à un

cartomancien qui lui proscrit tout rapport sexuel avec la fille du défunt :

Son excellence doit partager son lit avec la fille de Martial pour chasser l’image

du revenant. Mais son Excellence doit absolument éviter de faire la chose-là avec la

fille de Martial469

Le cartomancien qui incarne évidemment le savoir mystique doit proposer une

solution qui puisse à la fois convenir au guide et satisfaire à son besoin. Or, la

recommandation du cartomancien apparaît contradictoire avec la volonté du chef. Le

Guide est attiré depuis le repas macabre par la fille du chef et compte « faire la chose-

là avec la fille de Martial ». Il ne respecte pas les consignes du cartomancien ce qui 469 Labou Tansi (S), p.20.

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attire la foudre de ce dernier que le narrateur retrace à partir du dialogue des deux

protagonistes :

- Martial est venu se plaindre. C’est une honte : tu as essayé.

- J’ai eu envie, expliqua le guide Providentiel.

- J’en ai marre de frotter tout seul. Je me blesse la queue.

- Si tu violes, Martial se vengera470.

Dans la société réelle, le politique se plie toujours aux exigences du pouvoir

traditionnel parce qu’il est pensé dans le collectif africain comme supérieur aux autres

pouvoirs471. Or, dans La Vie et Demie l’auteur intervertit cet ordre pour souligner au

grand jour la dictature en Katalamanasie et l’ignorance de ses chefs. Les réprimandes

du cartomancien à l’endroit de son guide se posent comme le lieu qui fait naître une

divergence, une compétition. Le Guide providentiel se sent vexé et offensé par son sujet

c’est pourquoi :

Le Guide lui sauta à la gorge, il serra tellement fort que les os se brisèrent, les

yeux de Kassar Pueblo sortirent entièrement des orbites et pleuraient rouge472.

La mort du magicien traduit, une fois de plus, comme chez Rèdiwa ou Makaya,

l’incapacité de la tradition à faire face à la nouvelle force venue d’ailleurs. Mais

l’abominable crime du Guide traduit surtout « l’instrumentalité du mal473» que le

470 Labou Tansi, p.24. 471 Mappa, op.cit, 472 Labou Tansi, op.cit, p.25. 473 Pharo (P), L’injustice et le mal, op.cit, p.164.

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dictateur ne cessera de manifester le long de son exercice du pouvoir. L’acte de barbarie

commis est justifié par le manque de respect de Kassar Pueblo et ouvre les pages des

crimes qui se poursuivront le long du récit. Convaincu alors de sa vulnérabilité future

avec la mort de Kassar Pueblo qu’il a froidement assassiné, le Guide recrute un autre

pour veiller sur lui :

C’était le jour où le Guide Providentiel avait un grand meeting, place de

l’Egalité-entre-l’Homme-et-la-Femme. Comme toujours, il demanda au cartomancien

de lui prédire l’avenir pour les heures qui venaient474

Comme le précisent les indications temporelles « c’était le jour » ; « comme

toujours » auxquelles s’allie la circonstance « grand meeting », la sollicitation du savoir

traditionnel est toujours liée à un événement que le Guide à souvent du mal à affronter.

Il a peur parce qu’il a semé un climat de haine. Il « voulait l’assurance que tout allait

bien marcher 475». Mais le nouveau cartomancien savait ce qui l’attendait s’il disait les

choses comme il les voyait. Alors « n’ayant aucune envie de mourir, le cartomancien se

tut 476». On constate dès lors que cette volonté de réappropriation des valeurs du passé

est surtout entraînée par la crainte permanente que suscite le monde moderne.

Kouvouama justifie aussi ce retour au passé par ce même fait que « dans un univers de

crises et de pertes de valeurs, les individus se tournent vers les religions pour retrouver

474 Labou Tansi, p.26. 475 Ibid. 476 Ibid.

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du sens, pour reconstruire la sécurité existentielle477». Le personnage d’Ahmadou

Kourouma, dans des circonstances presque similaires décrites par cet anthropologue et

littéraire, agit comme celui de Sony Labou Tansi :

Le dictateur ne se déplace jamais sans une valise de fétiches. Chaque marabout

augmente la collection de ses porte-bonheur.

Avant chaque voyage du dictateur, la tortue sacrée est consultée. L’architecte

fait jucher le président sur la carapace. La tortue bouge : le voyage est entrepris

immédiatement. Autrement : les marabouts appliquent d’autres incantations478

Si le désir du Guide Providentiel n’est socialement et littérairement pas traduit,

le personnage de Kourouma apparaît renforcé par toute la dynamique spirituelle et

mystique qu’il y a autour de sa personne. En fait, Koyaga se reconstitue un espace de

sens enfoui dans le passé auquel s’oppose un espace de non-sens du présent dans lequel

il est ancré. L’acte énonciatif auquel nous livre le narrateur résulterait alors du

questionnement de Koyaga sur son identité. Le narrateur s’appuie sur les détails pour

mentionner la corrélation qui existe entre l’exercice du pouvoir et les pouvoirs

traditionnels, donc la recherche permanente d’une réalisation presque sacralisée de soi.

Le narrateur exprime cette crise par l’acte d’avoir toujours « la valise des fétiches » puis

par les agissements de « la tortue sacrée » qui déterminent et conditionnent l’action

politique du dictateur.

477 Kouvouama (A), Modernité africaine, op.cit, p.74. 478Kourouma, p.246.

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Sur le plan scriptural, l’écriture pose un fait de dépendance et surtout

d’antériorité des pratiques traditionnelles sur l’engagement politique. Toute action de

Koyaga est subordonnée au révélateur du futur qui est « la tortue sacrée ». Koyaga

s’identifie préalablement au fonctionnement de son univers parce qu’il n’en est jamais

sorti. Puisqu’il est chef, il est alors chef traditionnel avant d’être chef d’État. Ce

sentiment est ainsi défini parce qu’il n’y a pas eu changement de lieu. En tant que chef

d’État il reste encore planté dans le même décor traditionnel. Et

comme le rappelait Simon Mukuna, « comme dans la famille, le village, et au niveau de

l’État, tous les individus vivant sur leur territoire leur doivent obéissance et

soumission479». C’est en cela d’ailleurs que Koyaga tient à s’appuyer sur le savoir des

marabouts. Parce que plus loin dans le texte le narrateur nous révèle, l’intérêt positif de

cet attachement en ce que Koyaga parvient à échapper à un coup de force :

C’étaient eux qui fomentaient les multiples attentats auxquels Koyaga avait

échappé et survécu grâce à la maman et sa météorite et au marabout et son coran480.

En fait, depuis le coup de force de Koyaga, celui-ci s’est retrouvé persécuté par

les quelques derniers affranchis de la tribu des « paléos » qu’il avait chassés des

montagnes. Et l’attribut du sujet « eux » représente ces délaissés. Vivant en danger

perpétuel Koyaga n’obtient son salut que grâce à ses valeurs, à la boule magique de sa

maman et du coran de Bokano. Au niveau sémantique, la consultation ou la conquête

des marabouts participerait de la réappropriation de l’identité et du pouvoir mythique.

479 Mukuna (S), « Pouvoir et Etat » in Puissance et impuissance de l’Etat, sous la direction de Sophia Mappa, Paris, Karthala, 1996, p.341. 480 Kourouma, p.362.

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Mais surtout, en termes d’homogénéisation, Koyaga recherche une cohérence entre le

pouvoir vécu traditionnellement et l’environnement moderne. On dira que c’est à ce

niveau que la tentative de réappropriation correspond à la figure du pouvoir. En effet, la

recherche du pouvoir traditionnel renvoie dans ce cas précis, à l’accomplissement de

soi. Contrairement aux chefs traditionnels dont les pouvoirs n’étaient pas remis en

question, sinon rarement à cause de la notion de séniorité imposée par la tradition, les

pouvoirs modernes dits démocratiques sont le

plus souvent le théâtre des contestations permanentes, de remises en cause du système

des politiques et surtout des coups de force orchestrés par des groupes ou des milices,

on vient de le souligner avec Koyaga. Mais ces craintes illustrées à travers les

comportements de Koyaga et du Guide Providentiel sont d’abord consécutives aux

exactions commises auparavant. Il se développe alors en eux une peur permanente qui

les met hors d’eux. Ce qui explique par la suite la quête du sacré. Selon les croyances

africaines, le chef, comme nous l’avons souligné plus haut, est souvent associé à Dieu

pour montrer son côté divin. La divinisation du pouvoir, qui n’est rien d’autre qu’une

manière de conditionner psychologiquement le sujet pour faciliter son exploitation et

l’assujettir au maximum, rend ce chef intouchable et inapprochable. Cette vision des

choses, autrement dit cette association à Dieu, rend son pouvoir tellement puissant que

rien ne peut lui arriver. Chez Ahmadou Kourouma, c’est le coran qui permet de faire ce

rapprochement entre Koyaga et Dieu. Et c’est alors grâce au coran que le dictateur et

sanguinaire Koyaga va se protéger contre les mauvais esprits et tous les coups fomentés

dans la vaste République du Golf :

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Les émissaires se rendaient aussi au campement du marabout Bokano. Ils

comblèrent le marabout de somptueux présents que seuls des despotes pouvaient

distribuer. Les plénipotentiaires apprirent que le marabout était le dépositaire d’un

coran sacré qui protégeait également Koyaga481

Ici, le narrateur nous révèle non seulement le rapport entre sorcellerie et pouvoir

mais dégage ce qui fait la force cachée de Koyaga. Celui-ci est fort et puissant, comme

préalablement défini, parce qu’il bénéficie d’un soutien mystique. Comme on peut le

lire le long du texte, le narrateur a identifié Bokano comme le grand chef spirituel de la

région car sa renommée dépasse « les limites du cercle de la colonie482» et, est « le

dépositaire d’un coran sacré », Koyaga ne pouvait ne pas, en tant que chef suprême des

religions, s’offrir les services de Bokano. Il peut dès lors régner sans partage et sans

crainte. Cet attachement à Bokano, même pour les diplomates étrangers, se traduit

socialement par le fait que pour l’homme africain francophone, celui de l’Afrique de

l’Ouest en particulier, écrit Kembe Mikolo483, « aucun responsable politique n’oserait

braver l’autorité du marabout. Son appui est indispensable pour obtenir le poste

convoité ». Il permet, ajoute Jean Marie Volet484, « au commun de mortels de trouver

leur place dans la société et apporte une solution ». Toutes les pratiques quotidiennes

nécessitent donc la grâce des marabouts et surtout celle des dieux.

481 Kourouma, p.306. 482 Kourouma, p.54. 483 Mikolo (K), L’image de la femme chez les romancières de l’Afrique noire francophone, Fribourg, éd. universitaires, 1986, pp.315-340. 484 Volet (J-M), p.72.

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L’histoire des sociétés africaines montre que ce sont des peuples historiquement

identifiés comme polythéistes. Et la christianisation des sociétés modernes, venue dans

le vent l’instauration de nouveaux Etats, n’a fait qu’investir des pratiques déjà

anciennes. L’explication à donner à cette insertion de cette approche occidentale par les

nouveaux chefs africains nous dit Sophia Mappa « est le

non-questionnement c’est-à-dire la sacralisation de ce qui est reçu485». Pour asseoir leur

pouvoir, il suffisait aux chefs traditionnels de se faire passer pour Dieu. Alors, on peut

en déduire que ces nouveaux chefs s’efforcent eux aussi, de reproduire ce qui s’est

passé la première fois, de renouveler une fois de plus toute la symbolique qui s’est

constituée autour de l’idée du pouvoir et de gouvernance. Et on peut par la suite

constater que le long de son parcours narratif le Guide Providentiel va agir sur la base

du modèle des anciens. Toutefois, dans les premières pages de la Vie et Demie de Sony

Labou Tansi, le lecteur est directement mis en présence de la violence du dictateur. Il

découvre le caractère inhumain du dictateur à travers le dîner macabre qu’il organise

chez lui. Le narrateur dans son avertissement donne une vision apocalyptique de son

œuvre voire de ses personnages car, dit-il, « l’homme est plus que jamais résolu à tuer

la vie486». Si dans le récit le Guide est le principal donneur de la mort, il peut être aussi

sujet à la mort. C’est consécutivement à cette peur de la mort surtout de la perte de son

pouvoir que « sans doute voulait-il observer la rigueur de la superstition selon laquelle

la mort des grands vient toujours de la gauche487». C’est pourquoi « le Guide

Providentiel avait toujours son garde du corps à sa gauche488». La croyance du

« carnassier », comme il se qualifie lui-même dans le récit, n’est pas une simple 485 Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat, op.cit, p.146. 486Labou Tansi, p.9. 487 Labou Tansi, p.18 488 Ibid.

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élaboration de l’imagination, mais plutôt une vision du monde, que semble aussi

partager le narrateur en nous rappelant que « la mort des grands vient toujours de la

gauche ». Cette vision du monde a une emprise véritable sur la réalité des faits et

actions quotidiennes.

En fait, il ne s’agit pas pour le personnage de Sony Labou Tansi d’une simple

croyance, c’est plutôt une réalité absolue, une sorte d’animisme qui admet que les

éléments de la nature sont en communication perpétuelle. Ces éléments de la nature, ce

sont les forces occultes que sont les ancêtres qui se manifestent souvent aux hommes et

leur donnent le pouvoir et la force. Roger Mercier reconnaît que « cette présence

invisible des ancêtres n’est qu’un aspect de la vie mystérieuse des êtres et des choses »,

et ces éléments « se mêlent de très près à la vie matérielle des hommes489». Il n’est donc

pas étonnant de voir, comme le montre aussi Joseph Ndinda490, le Guide recourir à

certaines croyances qui lui permettent de postuler une réalisation de soi à travers la

plénitude morale et spirituelle. La quête identitaire du Guide Providentiel est d’abord la

recherche d’un état d’équilibre perturbé par le nouveau pouvoir dont il n’a pas les

compétences pour assurer les fonctions. Se considérant ignorant de nature, le Guide

envisage d’aller chercher dans la tradition le savoir qui déboucherait sur une acquisition

certaine des compétences. Cette recherche perpétuelle de l’héritage des anciens amène

le protagoniste par la suite à « mener une existence en désaccord avec les exigences

modernes491».

489 Mercier ®, « préliminaires d’une analyse » in « Littérature d’expression française », n°14, Dakar, 1965, p.152. 490 Ndinda (J), Révolutions et femmes en révolution, op.cit, p56. 491 Socé (O), Karim, op.cit, p.34.

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Dans l’analyse faite sur la parole, nous avons identifié le savoir traditionnel

comme un méta-savoir qui donne au chef toutes les qualités pour agir dans son espace

social. Au niveau de la narration, ce savoir engage les expériences narratives des

Guides et autres actants narratifs. Il ressort que tout actant doté d’une

expérience peut acquérir du savoir selon les modes d’acquisition différents. Soit l’actant

acquiert un objet cognitif du fait de la circulation immanente de l’information entre les

protagonistes narratifs, soit de fait, il l’acquiert au terme d’une expérience. Ce qui n’est

évidemment pas le cas pour le dictateur dans La Vie et Demie. Le Guide tout au long de

la narration ne laisse pas apparaître cette image. Il n’a ni expérience politique ni

expérience culturelle pour aboutir à ce savoir partagé492. Ce savoir aurait été partagé si

le Guide Providentiel avait pu échanger certaines valeurs avec Kassar Pueblo. Mais ce

dernier est mort pour avoir voulu prodiguer des conseils au Guide afin d’échapper au

fantôme de Martial. L’absence de ce partage d’expérience proscrit toute possibilité de

savoir-faire et de savoir-être au Guide Providentiel autant dans l’univers traditionnel

comme dans l’espace moderne. C’est ce qui amène à caractériser le héros laboutansien

comme un héros problématique, parce que cette suffisance intellectuelle ne lui permet

pas de s’adapter à ses nouvelles conditions d’existence, à savoir établir un lien

d’équilibre entre les valeurs traditionnelles et modernes. Le Guide est alors personnage

problématique au sens où l’entend Guy-Ossito Midiohouan493, c’est-à-dire « un

personnage dont la vie se résume en la quête désespérée d’un équilibre jamais atteint,

un personnage en détresse, déboussolé, sans point d’ancrage ni valeur de référence

492 Fontanille (J), Le savoir partagé, Paris-Amsterdam-Philadelphia, Hadès-Benjamin, 1987. 493Midiohouan (G-O), L’idéologie dans la littérature Négro-africaine d’expression française, Paris, L’Harmattan, 1986, p.199.

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réelle, préoccupé par la poursuite d’un idéal qui le fuit. ». Sunday Anozié494 dans le

même courant de pensée, pour qualifier ces types de héros, parle de « détermination

intro-active », c’est-à-dire ce héros en quête de son identité, confronté à la solitude et

aux prises

avec une révolte intérieure, une sorte de « double subjectif495». Aussi « il découvre

l’incompatibilité de deux mondes traditionnel et moderne et, par conséquent s’aperçoit

que son équilibre spirituel reste en marge de ceux-ci ».

L’échec du héros, nous entendons ici le Guide, est consécutif à son incapacité à

faire la synthèse des valeurs animistes et rationalistes. Il se produit alors un schisme, un

divorce d’abord entre l’individu et son environnement, ensuite entre le héros et lui-

même. Il en résulte un effet paralysant sur toute initiative d’action et de choix, d’où

l’asphyxie totale dont sera victime la Katamalanasie, d’où les crimes de Kassar Pueblo

et ceux qui vont jalonner le parcours sinistre de la dynastie des Guides Providentiels.

10.2. « Du désir mimétique au double monstrueux »

Tandis que dans les chapitres précédents la thématique des écritures

francophones portait sur la fin tragique des figures du pouvoir traditionnel, nous

voulons, ici, traduire l’origine du Mal qui configure l’image des « pères ». L’analyse

des mythes nous a effectivement révélé en quoi le Savoir africain reposait sur

l’unanimité fondatrice. Le pouvoir traditionnel à travers la parole, l’initiation, la

494 Anozié (S), Sociologie du roman africain, Paris, Aubier, 1970, pp225-226. 495 Jourde (P), op.cit, p.91.

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maîtrise des choses de la nature, nous a présenté le caractère divin de la chefferie

africaine. L’exercice du pouvoir était donc étroitement lié à l’attachement avec le tout-

puissant. Le pouvoir traditionnel était d’abord pouvoir divin parce que leur

toute-puissance leur serait accordée par Dieu. L’autorité traditionnelle, avons-nous dit,

était d’origine sacrée, le chef traditionnel était figurativement considéré sur terre

comme un ministre de Dieu et les sujets du royaume ou de la république jouaient aussi

le même rôle à son égard parce qu’en tant que tel il était leur Dieu. C’est pourquoi « la

radio nationale » l’ « avait changé en véritable Dieu, rédempteur du peuple496 ». Ici

aussi l’exercice du pouvoir politique est lié au sacré. Aussi, la Katalamanasie, où

prennent place les Guides successifs, est non seulement la représentation du fondement

divin de leur autorité, mais aussi de la stabilité du cadre juridique où ils exercent leur

pouvoir et leur ignorance :

(…) mais ce premier cadeau qu’on recevait de Dieu avait déçu. Honorable ceci,

Honorable cela, Excellence cela-, l’indépendance avait déçu et avec elle, Dieu qui

l’avait envoyée. On s’était donc fait recruter par la bière, les vins, les danses, le tabac,

l’amour pissé comme on crache, les boissons obscures, les sectes, la palabre- tout ce

qui pouvait empêcher d’être la mauvaise conscience des Excellences497

Si ce passage vise à dévoiler l’incompétence du Guide providentiel à travers les

images, les métaphores et l’ironie qui composent ce segment, le caractère saillant de la

religiosité de la narration se révèle toujours dans la relation entre les sujets du pouvoir

et Dieu. Les guides se sont fait passer pour des dieux au point que le narrateur le relate

ironiquement à travers l’oxymoron entre ce qui est un « cadeau » béni, parce que les

496 Labou Tansi, p.151. 497 Labou Tansi, p.112.

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Guides étaient les envoyés sur terre du Tout-puissant, et le fait d’être « déçu ». Ce

paradoxe révèle l’échec des dictateurs comme figures divines et

les voue à une autre désignation nominative qui leur permet de garder cette distance

qu’ils ont établie avec le peuple : ce sont tous des titres relevant des grandes institutions

de l’État.

Généralement dans le milieu politique les qualificatifs « Honorable »,

« Excellence » produisent un effet de grandeur parce qu’ils sont hiérarchiquement

placés au sommet de la société. Ce sont le plus souvent des députés, sénateurs,

ambassadeurs et présidents de la République qui sont appelés sous ces termes. Ainsi, ils

peuvent exercer politiquement leur tache sans le souci d’être atteints. Car juridiquement

ils font la loi et sont la loi. Suite à cette position sociale enviable qu’ils occupent, ils

cachent leurs origines douteuses et la manière dont ils sont cooptés, mais que l’auteur

n’hésite pas de rappeler à travers la deuxième partie de la phrase : « on s’était donc fait

recruter par la bière (…) empêcher d’être la mauvaise conscience des Excellences ». La

pérennité des Guides sur la Katalamanasie s’apparente à celle du Christ qui, en majesté

des églises romanes et catholiques, s’affirme depuis des siècles comme figure de proue

pour ses fidèles. Mais les Guides ne sont pas réellement des hommes dans lesquels

s’incarne la présence de Dieu, c’est le cas du Christ, ils sont faits de chaires comme

leurs sujets. Il y a donc une fois de plus une crise qui naît de ce « désir mimétique »,

parce qu’ils n’arrivent pas à trouver un équilibre nécessaire entre le monde religieux,

celui du Christ auquel ils veulent ressembler, et celui du monde réel, celui des criminels

dont ils sont issus. Et parce qu’ils se prostituent à l’un comme à l’autre monde, ils

finissent par se séparer des

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bonnes vertus, semant les ruines et les exactions derrière eux. Le narrateur nous

rapporte une séquence liant la quête divine à la barbarie du chef :

-Où est-elle ? Rugissait le Guide Providentiel en piquant de sa fourchette la

gorge du docteur. C’était le dimanche soir, jour où le Guide Providentiel mangeait

saignante la viande des Quatre Saisons. On y ajoutait de l’huile, du vinaigre et trois

doses d’un alcool local sophistiqué. En temps normal, le guide aurait roté plusieurs

fois, il se serait sérieusement léché les doigts avant de prononcer l’éternelle phrase :

« le Kampechianata, ça vous ajoute un peu de chair dans la chair.498

Ici, l’acte sacrificiel oriente le désir du Guide vers la violence. C’est un rituel

pour lui parce que chaque dimanche « le Guide mangeait saignante la viande des Quatre

Saisons ». La viande symbolise le corps humain qui est religieusement cette « chair »

du Christ que les chrétiens « mangent » le dimanche à l’église. À travers l’écriture, le

narrateur reconstitue la cérémonie de l’eucharistie où le prête reconstruit le scénario du

dernier repas du Christ avec ses apôtres. La chair humaine dont se nourrit le Guide

Providentiel peut être identifiée à un niveau sémantique comme le corps du Christ, et

les « trois doses d’un alcool local » sont le vin, autrement dit le sang du Christ. Par

ailleurs, à mesure qu’on avance dans la quête de Dieu, la violence devient de plus en

plus manifeste : ce n’est plus la valeur intrinsèque de la quête, le désir d’être Dieu qui

provoque le conflit en excitant des convoitises rivales, c’est la violence elle-même qui

valorise les objets, qui invente des prétextes pour mieux se déchaîner. C’est elle,

désormais, qui mène le jeu ; elle est la

498 Labou Tansi, p.33.

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divinité que tous les Guides s’efforcent de maîtriser mais qui se joue de tous

successivement :

-Que Dieu te tue, moi je suis fatigué, passait souvent dire le Guide Providentiel

devant la cahute en fer de Layisho. Qu’il te tue lui-même499.

Dorénavant tous les crimes du Dictateur sont remis à Dieu, non seulement parce

qu’il est « fatigué » d’avoir beaucoup tué, mais aussi par le fait que son acte criminel est

une recommandation de Dieu. Il agit sous l’ordre du « Seigneur » pour éliminer tous les

rebelles et opposants au régime totalitaire dont il est l’aimable « serviteur 500». L’acte

du Guide Providentiel n’est pas une résignation en soi. Étant donné qu’il est le double

de Dieu, « l’accomplissement » de l’acte criminel peut être réaliser par ce dernier. C’est

pourquoi à cet instant précis du récit le « sujet n’a plus qu’à disparaître501» parce que

rassuré de l’issue tragique du sujet victime du désir demeuré jusque-là inaccompli. Il

ressort de notre analyse que le désir des Guides n’a véritablement d’autre objet que la

violence, et que, d’une manière ou d’une autre, la violence est toujours mêlée au désir.

Et si dans l’écriture romanesque du congolais, le désir suit la violence comme son

ombre, c’est bien parce que la violence est transfigurée comme l’être et la divinité. Mais

le désir, au sens de René Girard, dans les textes francophones, principalement celui de

Sony Labou Tansi, est aussi ce qui explique la fin tragique des chefs politiques. Dans

La Vie et Demie, il y a manifestement le désir commun de ressembler à Dieu, sinon être

Dieu lui-même. Et

499 Labou Tansi, 82. 500 Labou Tansi, p.104. 501 Jourde (P), visages du double, op.cit, p.118.

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comme le désir du premier Guide est pareil à celui des autres, ces blasphémateurs502

finissent par s’entre-tuer : les différents coups d’État perpétués dans le récit participent

de cette mise en évidence de ce désir partagé. Il est partagé parce que ces Guides

providentiels « ont le même sens de la tyrannie, du sexe, de la luxure, du pouvoir503».

Cet exemple illustre parfaitement ce qu’on pourrait entendre par le crime du désir :

Ce fut Kakara-Mouchata, le quart de frère du guide Henri-au-Cœur-Tendre qui

assassina celui-ci à l’asile, mit le meurtre au compte du colonel Kapitchianti qu’il fit

fusiller place de l’indépendance avant de prendre la radio nationale et le nom de règne

de Jean-Oscar-Coeur-de-Père504.

Le crime et la crise sacrificielle505 sont issus des désirs antagonistes des

hommes du pouvoir. Et c’est à cet instant bien précis que surgit le « double

monstrueux 506». C’est le moment où le « Moi » gouvernant à savoir le guide Henri-au-

Cœur-Tendre et l’ « Autre », Kakara-Mouchata, mis en attente, se toisent. Ce qui

aboutit au double meurtre : celui du guide en place et du colonel Kapitchianti servant de

bouclier. Et c’est ce double monstrueux qui conduit inévitablement à la double identité

du héros. Le désir, en dépit des changements opérés à la tête, demeure le même. La

nouvelle figure du pouvoir reste près de Dieu et se prend même

502 Nous empruntons la composition sémantique de ce terme au chroniqueur Jacques Julliard qui, dans « le Nouvel Observateur » du 9-15 mars 1989, affirmait que le blasphème consiste moins à outrager Dieu en parole qu’à usurper son autorité et à parler en son nom. 503 Monsard (P), « Sony Labou Tansi : esquisse d’une poétique du comique » in Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens, Paris, L’Harmattan, 1997, p.49. 504 Labou Tansi, p.126. 505 Girard ®, La violence et le sacré, op.cit, p.215. 506 Girard, p.213.

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pour lui parce qu’il est le « père ». De surcroît, le prénom de « Jean » qui compose son

long nom lui donne aussi une configuration religieuse, par le fait qu’il était un des

douze apôtres de Jésus, lui-même fils de Dieu.

Force est alors de constater que dans La Vie et Demie le conflit tragique porte

sur le trône de la Katalamanasie. Derrière la quête du pouvoir, la rivalité porte sur la

divinité elle-même. Or, derrière la divinité, il n’y a que la violence, parce que rivaliser

pour la divinité c’est rivaliser pour rien. « La rivalité n’a de rivalité que

transcendante507» nous dit Danielle Le Gall. Dans la mesure où la divinité est prise pour

un enjeu dans le corps du récit de l’écrivain congolais, cet enjeu devient un leurre qui

finit par échapper à tous les Guides sans exception. En fait, tant qu’un Guide cherche à

incarner cette image, il suscite des rivaux et entraîne l’engrenage de la violence qui

demeure réciproque. Par la diversité des noms, comme « Guide Providentiel », « Henri-

au-Cœur-Tendre », « Jean-Cœur-de-Père », « Sacré-Jean-Cœur-de-Père », « Saint-Jean-

Cœur-de-Père », qu’ils prennent, ils essayent toujours d’incarner le mieux que possible

cette image du père, du moins le temps qu’ils restent au pouvoir. Si on sort

effectivement le père du concept religieux et si on le place dans son contexte social, on

peut une fois de plus établir une similitude dans le mode opératoire que nous offre la

tradition. Si le chef traditionnel a les qualités de grand rassembleur, sa « légitimité du

pouvoir, en famille comme dans la société, est liée au principe de séniorité 508». Chez

Kourouma, un parallèle est fréquemment

507 Le Gall (D), « L’encre et le sang. La fortune des Rougon », in Figures du pouvoir, collectif, P.U.F, 1994, p.214. 508 Mukuna (S), op.cit, p.331.

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établi entre le père tel qu’il est reconnu dans la société et le père transfiguré dans

l’espace littéraire qui est Koyaga, à tel point que la population ne se reconnaît qu’en

lui :

Eux aussi sont attachés à la personne du Président, nombreux parmi eux se sont

sacrifiés en diverses occasions pour le Président et ils sont tous prêts à le faire. Ils le

disent dans leur chanson. Ils n’ont d’autre père et mère que le Guide suprême. Ils ne

connaissent pas en dehors de Koyaga d’autres fétiches et prières509.

L’application sémantique de la « séniorité » dont parlait Mukuna peut être saisie

à l’intérieur même de Koyaga doublé de sa fonction de Président. C’est cette

association de la fonction de président au principe de séniorité qui entraîne directement

la soumission et la reconnaissance de Koyaga comme père par ses sujets. Ce n’est donc

pas étonnant que comme père il soit leur « Guide », leurs « fétiches et prières » parce

que le père c’est le chef de famille qui se rapproche des ancêtres, qui se rapprochent eux

de Dieu. Ce principe de séniorité permet d’office à Koyaga d’user de son droit

d’aînesse pour imposer sa dictature et bâillonner le peuple. Le ton ironique et

sarcastique du discours permet de lire la critique du narrateur sur son personnage. Rien

n’est laissé au hasard par le narrateur pour fustiger le comportement de Koyaga, les

négations dans les expressions « n’ont d’autres père et mère que » ; « ne connaissent

pas en dehors de Koyaga » se révèlent comme des éléments régulateurs d’un sentiment

de totalitarisme qui sourd en Koyaga. Une chose est sûre, les énonciations religieuses

qu’on relève à travers l’espace littéraire de

509 Kourouma, p.336.

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notre auteur permettent au lecteur de décoder et d’expliquer les désordres et la

corruption qui, comme dans La Vie et Demie, marquent l’espace francophone.

10.3. La politique et le sacré

Chez Kourouma, le voyage politique de Koyaga qu’il effectue à travers les

différentes républiques a une signification particulière. En ce sens qu’il l’emmène en

tournée à travers le continent où les régimes sont de nature forte et répressive. Il va tour

à tour chez « l’homme hyène » puis chez « l’homme léopard ». À travers ses rencontres,

il effectue son initiation politique, il fait connaissance avec tous les éléments qui

entourent la vie de chef d’État, de Guide ou de potentat. À cette initiation du chef suit

celle des farouches opposants au régime. Un chef légitime est celui qui représente

toutes les composantes sociales. Alors en tant chef d’État, Koyaga utilise cette

prérogative traditionnelle pour bâillonner son peuple. En voulant ainsi jouer le

rassembleur, il crée un parti unique. Or, depuis son coup de force, un groupe

d’opposants s’est constitué dans le maquis. Mais pour échapper à la saga criminelle de

Koyaga il leur faut malheureusement s’initier au régime, c’est-à-dire à la voie royale de

la lumière. La politique prend ainsi une dimension sacrée. L’initiation au bois sacré (ici

les affaires politiques) pour ces opposants consiste donc à saborder leur parti politique

et rejoindre « le Rassemblement du Peuple du Golfe »,

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à savoir « le parti unique que Koyaga secrètement ambitionne de fonder510». Voilà en

quoi se fait le processus de transformation (forcée, il faut le dire) à savoir que le

profane (l’opposant dans ce cas) abandonne son moi, sa revendication de liberté, et

aboutit à l’état d’initié, où il peut désormais communiquer avec les pouvoirs supérieurs.

Ce rapatriement en cascade, qui se traduit dans le passage suivant, justifie plutôt la

crainte d’un peuple désabusé et sans repère qu’une initiation véritable:

Successivement, ils jurent sur leur honneur, sur Allah du ciel et sur les mânes des

ancêtres dans les tombes. Solennellement, ils entrent dans le bois sacré du parti unique,

deviennent des initiés, les enfants, les adeptes du parti unique : eux, leurs femmes, leurs

progénitures, leurs parents, leurs amis et connaissances, tous avec leurs chiens et leurs

poulets511.

On peut apprécier cette citation selon deux ensembles d’unités de sens. La

première allant de « successivement » jusqu’à « dans les tombes ». Et la deuxième part

de « solennellement » à la fin du segment à savoir « leurs chiens et leurs poulets ».

Parallèlement, deux réseaux sémantiques se dégagent. Le narrateur, à travers l’identité

religieuse formulée par la présence du Dieu islamique « Allah », est associé

systématiquement aux esprits des anciens qui sont « dans les tombes ». Il érige comme

modèle d’identification. Les normes religieuses et traditionnelles font figure, aux yeux

de Koyaga, de loi et de référence suprême. Ces différents pouvoirs, religieux et

traditionnels, se présentent progressivement dans le récit. Ils peuvent

servir de guide de lecture et d’interprétation du texte. Ils correspondent au mode de

fonctionnement pour le dictateur. En fait, l’œuvre littéraire d’Ahmadou Kourouma est

510 Kourouma, op.cit, p.291. 511 Kourouma, p.292.

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construite en grande partie, de façon générale, sur des aspects qui relèvent de ce que

Anatole Mbanga entend par « la symbolique de l’image512».

L’implication du phénomène social, c’est-à-dire de l’univers traditionnel et du

pouvoir politique constitue ainsi le socle de sa narration. La lecture de son univers, par

les faits réalistes qui gouvernent son économie textuelle, l’obsède à un tel point que le

rapport entre « le littéraire et le social513» semble faire corps. S’inscrivant aussi dans

cette interlocution, A. Mbembé cité par J-F. Bayard, pour rappeler cette pénétration

patente et prégnante du religieux dans le champ politique africain de façon générale

souligne « La montée de nouvelles religiosités et la recomposition des sociétés

ancestrales répondent (…) à des besoins de mettre de l’ordre dans les multiples causes

possibles de la situation actuelle514 »

Nous avons pu valoriser dans les chapitres précédents les intentions de Koyaga,

celles liant une dictature meurtrière à une volonté d’aboutissement personnelle. Dans

l’exemple qui précède, les besoins auxquels font allusion Mbembé et Bayard sont

caractérisés par un désir hégémonique : celui de maîtriser les deux pans de la

connaissance traditionnelle pour mieux régner. Dans un système totalitaire, le tyran

s’approprie généralement tous les instruments sociaux et se

reconstitue ce que Jacques Lacan appelle un « ordre délirant 515» pour asseoir

convenablement son pouvoir. Or, depuis le début du récit, Bingo et Tiécoura, les

512 Mbanga (A), Les procédés de création dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, op.cit, p.188. 513 Escarpit ®, Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1970. 514 Mbembé (A), Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1987 in Religion et modernité politique en Afrique Noire, Bayard (J-F), op.cit, p.23. 515 Lacan (J), « Les psychoses » in Séminaires III, Tome I, 155-1956, p.72.

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hommes de la parole, ont toujours présenté Koyaga comme l’homme du Mal, un animal

féroce, un dictateur refusant toute concurrence. Ainsi, Koyaga, en passant par cette

« négociation culturelle516», autrement dit en s’offrant les pouvoirs d’Allah et des

ancêtres, il peut non seulement avoir une résonance dans son espace politique, mais

aussi éliminer facilement ses adversaires comme ce sera le cas dans la bataille517 qui

l’opposera plus tard à son rival Fricassa Santos et qui le hissera au pouvoir.

La seconde isotopie identifiée dans le désir de Koyaga nous plonge aussi dans la

conception traditionnelle du pouvoir. Dans une organisation traditionnelle, le bon chef

est celui qui fait un consensus autour de sa personne, c’est aussi celui qui a la capacité

de rassembler, « quelle que soit la manière dont il est arrivé au pouvoir et quel que soit

celui qui le porte, il faut qu’il rassemble518». C’est enfin celui qui a aussi la capacité de

savoir écouter, de prendre en charge ses sujets, qui sait se faire respecter. À tout cela on

ajoute les considérations chrétiennes comme l’amour d’autrui, l’engagement. Dans ce

parallélisme établi entre le littéraire et le social, le narrateur présente son personnage

comme ce rassembleur parce que Koyaga se crée une famille politique et sociale dans

l’optique de prendre le pouvoir en sa faveur et exclure les autres : il crée un parti unique

dans lequel « enfants », « femmes » et mêmes « les chiens » sont concernés. Aucun

acteur de la société n’est épargné. Il est

évident que les conditions politiques dénoncées par notre auteur influencent les

écritures pour aboutir au démembrement du phénomène sacré auquel l’on se réfère

habituellement. Ce qui laisse apparaître visiblement cette initiation comme une sorte

516 Bayard, Religion et modernité en Afrique Noire, op.cit, p.40. 517 Kourouma, op.cit, p. 518 Mappa (S), Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat, op.cit, p.170.

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d’enfermement ; mais c’est aussi le symbole de l’oppression des pouvoirs politiques

mis en place.

10.4. Les représentations symboliques du pouvoir et du sacré

Jadis pour cultiver son mystère, aujourd’hui pour conjurer son secret, on

considère le pouvoir à travers toutes sortes de signes, symboles, images et objets. Dans

nos textes de nombreux symboles et objets nous permettent de mettre en relation l’ordre

du pouvoir avec le sacré.

10.4.1. Les objets sacrés

L’autorité, avons-nous dit, est d’origine sacrée. Aussi dans les textes il y a des

objets autour desquels s’organise « la liturgie politique519» et traditionnelle. En cela,

l’exercice du pouvoir par les figures de chefs est étroitement lié aux objets qui

définissent leur pouvoir. Ainsi, pour le chef Makaya chez Gaston-Paul Effa, ses objets

lui permettent d’agir pour mettre fin au calvaire de ses habitants face à la sécheresse qui

les frappe depuis une longue période :

Makaya tira de son havresac une écorce de roseau, un sceptre – signe du

commandement que le dieu exerçait sur le village -, une machette qui symbolisait son

pouvoir sur la vie et la mort520.

519 Kerbrat (M-C), Figures du pouvoir, Collectif, Paris, PUF, 1994,p.45. 520 Effa (G-P), op.cit, p.18.

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Ce « syntagme d’objets521», ce groupement de mots, ce réseau d’objets souligné

dans cette même séquence, définit le caractère sacré du pouvoir du chef Makaya. Il est

sacré parce que le sceptre est un objet religieux qui relie les hommes à Dieu par le biais

de leur chef. Cette relation sceptre/Dieu se possibilise encore un peu plus lorsque

Makaya, en tirant le sceptre « de son havresac », communique avec Dieu enfin que ce

dernier mette fin aux souffrances de ses sujets. Ce qui plus tard se produira, car « six

lunes plus tard, il plut 522». Ces objets ont donc une signification particulière en ce sens

qu’ils sont à la fois signes, marques, « médiateurs523» et symboles de la réalisation du

désir. Et c’est grâce au sceptre que Makaya parvient à réaliser un désir collectif qui

n’aurait pas pu se produire sans l’apport magique de cet objet qu’il est le seul à détenir.

La communication avec Dieu est aussi rendue possible avec l’aide « de l’écorce de

roseau », objet de sagesse et de discernement, et « la machette ». Si le premier objet est

ce qui donne la voix au chef pour manifester son désir à Dieu, le second ralentit le

cheminement et le déchaînement de la mort sur le village. Si la machette est un objet

doté de pouvoir mystique, c’est parce qu’elle parvient à arrêter la mort, en d’autres

termes, elle donne la vie comme on peut le

voir chez Justin Mintsa524. Mais paradoxalement elle perd sa signification profonde

dans le récit de Sami Tchak. Elle est dénaturée de son caractère sacré. C’est une

521 Duchet ©, « Roman et Objets : l’exemple de Madame Bovary », « Revue Europe », « Flaubert », Sept-Oct-Nov, 1969, p.191. 522 Effa, p.19. 523 Duchet, op.cit, p.181. 524 Mintsa (J), Histoire d’Awu, op.cit, p.27.

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« machette justicière525» car elle tue. C’est grâce à elle qu’Antonio venge le meurtre de

sa mère Alberta commis quelques instants plutôt par Carlos.

Comme le récit dans sa totalité, l’imagination symbolique est confrontée aux

différents statuts de l’objet. Si chez Gaston-Paul Effa, l’objet renseigne sur le principe

même du commandement, auquel il donne forme et consistance, Sami Tchak l’identifie

simplement comme une création de l’homme que celui-ci peut prendre ou manipuler à

ses dépens. La désacralisation de l’objet chez Sami Tchak se matérialise alors en cette

de-sémantisation sociale et littéraire de la machette. À un autre niveau d’analyse, le chef

est toujours celui qui entretient les rapports avec les esprits supérieurs, avec Dieu par

exemple, mais aussi avec les ancêtres. Or, ce pouvoir, hormis chez Ahmadou

Kourouma, est généralement transmis de génération en génération. Cette transmission

est faite sur la base d’un objet que le sujet héritant se doit de garder sinon de porter en

lui. Il apparaît aussi que des objets vestimentaires comme le « boubou » dans La carte

d’identité, au-delà de sa qualité artistique et séductrice que peut révéler un habit526,

celui-ci peut parfois avoir un caractère magique que les habits ordinaires n’ont pas.

Alors, seul le chef le détient parce qu’il le protège et le conforte :

En pénétrant aujourd’hui dans ce sanctuaire, Mélédouman sent un étrange

frisson traverser tout son corps. Il frôle au passage, dans la salle des reliques, le

boubou magique de son grand-père. Son grand-père, Nanan Bénié Kouamé, un

guerrier glorieux, intrépide, invaincu (…) Avec ce boubou, rapporte l’histoire, il

525 Tchak, op.cit, p.77. 526 Ogotemmêli le rappelle si bien que « plus un homme a d’habits, plus ses habits sont élégants, et plus les femmes le désirent », Marcel Griaule, Dieu d’eau, op.cit, p.78.

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pouvait d’une part se rendre invisible aux ennemis, et d’autre part au travers de toutes

les fusillades, surtout les plus furieuses527

Le passage nous donne une dimension mystique du boubou et la fonction qu’elle

a pu jouer dans ce qui a fait la notoriété de « son grand-père » dont il est le descendant

au trône. Le boubou dans notre cas joue un double rôle en ce qu’il est, d’une part,

intimement attaché à celui qui le porte. C’est cet attachement du sujet, à savoir Nanan

Bénié, à l’objet, au boubou, qui le protège et qui va par ricochet pérenniser la dynastie

des Nanan. Sans ce boubou, il n’aurait pas sûrement résisté à « toutes les fusillades »

dont il avait été victime. D’autre part, ce même boubou, comme le montre le narrateur,

n’est revalorisé seulement pour son aspect mystique, le sacré advient parce qu’il est

directement lié à « l’histoire ». Cet objet magique fait office de légende, d’une histoire

qui pourrait être racontée sans être interrompue. La dimension sociale et magique que

prend le boubou dans le récit participe d’une mise en valeur de ce symbole dans

l’exercice du pouvoir de celui qui le porte, mais justifie par ailleurs au niveau pratique

sociale habituelle, des coutumes courantes traditionnelles, et qui se perpétue à travers la

figure du chef.

Ici, le boubou agit comme « un sème contextuel528» parce qu’il permet de rendre

compte des effets de sens que l’on enregistre dans le segment narratif. Les effets de sens

engendrés par le boubou sont ainsi modelés par son vécu social puis par la mentalité et

le comportement qui habite le sujet porteur.

527 Adiaffi (J-M), op.cit, pp.139-140. 528 Courtès (J), Introduction à la sémiotique narrative et discursive, op.cit, p.50.

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Il y a aussi, dans ce qui se dégage de notre interprétation du boubou, une totale

consommation d’objets par les écrivains francophones. Comme la société, les

romanciers sont producteurs et consommateurs d’objets. Dans ce qui caractérise le

pouvoir des héros de nos écrivains, un objet apparaît comme une métaphore au point

aussi à se lire comme un motif narratif, cet invariant textuel qui donne du goût et du

rythme aux textes. Le « sac » peut ainsi se comprendre comme cette métaphore parce

qu’il assure la fluidité au récit, éclaire sur les agissements des personnages, structure les

textes vis-à-vis de l’action des figures du pouvoir. On a respectivement le « sac qui fait

tomber la pluie529» chez Gaston-Paul Effa ou un « sac chargé des plus anciens crânes

des ancêtres du chef Bamiléké530» chez Ahmadou Kourouma. Et si ce n’est pas le sac

qui est porteur de pouvoir, un autre objet joue le même rôle chez Jean Divassa Nyama.

Si syntaxiquement le mot « sac » est remplacé par « corbeille » ; les « corbeilles

contenant les fétiches 531», ont sémantiquement la même signification : ces corbeilles

permettent, comme le sac, de transmettre ou de garder tout le savoir des anciens. Il se

dégage tout de même plusieurs interprétations possibles dans la lecture de ces récipients

porteurs des

valeurs traditionnelles comme objets de désir. Ces objets symboliques se donnent selon

trois axes : de la lutte, de la communication et du désir. Ainsi, dans le premier champ de

référence, on peut formuler « les corbeilles » comme l’axe sur lequel se focalise le duel

entre Mouyendi, le fils de Kassa, et le docteur Geoffroy, fils spirituel du même Kassa.

C’est autour de cet objet que se constitue le dernier bruit du récit. Un bruit qui

529 Effa, p.91. 530 Kourouma, p.137. 531 Divassa Nyama, p.269.

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débouche sur un silence des deux protagonistes frappés par le pouvoir maléfique de

l’objet du désir. Le deuxième axe, celui de la communication, est assuré par le récit de

Gaston-Paul Effa. Chez lui, l’objet du désir amène Doumé, l’héritier de l’objet et du

pouvoir, de communiquer tranquillement avec les ancêtres. Enfin, le troisième axe est

celui de Koyaga, parce que si dans le récit « le sac chargé des plus anciens crânes » est

objet du désir, il est uniquement et d’abord le désir de Koyaga à lui seul. Et ce désir

n’est ni partagé ni contesté parce qu’il est le seul sujet à le convoiter. Au bout du

compte, les objets donnent une identité au sujet de la quête. Narrativement, ils font

exister nos personnages et socialement restituent sa dimension symbolique.

10.4.2. Représentation animale et dépréciation de l’écriture.

Le dédoublement des personnages dans les récits francophones se fait à

plusieurs niveaux. Nous avons pu évidemment le constater dans leurs rapports avec

Dieu et avec la femme. Par ailleurs, le dédoublement s’effectue aussi par le biais des

animaux, considérés dans la tradition comme sacrés grâce aux qualités exceptionnelles

qu’ils dégagent. Nous traitons de cette notion de double dans le

totémisme en tenant uniquement compte des animaux qui font ressortir l’intérêt qui est

le nôtre dans cette analyse. Autrement dit, le serpent, comme symbole du sacré et du

pouvoir traditionnel, chez Divassa Nyama, comme chez Olympe-Bhêly Quenum aurait

pu susciter notre attention. Mais ces totems ne participent qu’au sevrage sociologique

mis en place par les chefs spirituels, respectivement par Oncle Mâ pour Gildas et Atchê

pour Kofi-Marc Tingo.

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Sony Labou Tansi et Ahmadou Kourouma font une utilisation particulière des

animaux dans leurs récits. Ceux-ci sont des doubles dans lesquels ils se représentent.

On peut constater que dans la lutte et la préservation du pouvoir, les Guides suprêmes

pour le premier, et Koyaga pour le deuxième, adoptent les attitudes des animaux. En

fait, la lecture peut le faire croire au lecteur. Mais ce n’est pas le cas, ils se prennent

vraiment pour des animaux, parce qu’un chef traditionnel avait toujours pour habitude

de s’identifier à un animal pour asseoir son autorité. Ainsi, chez Kourouma on peut

obtenir l’appellation suivante :

L’homme au Totem léopard ne devait plus sortir sans ses attributs de chef : la

peau de léopard et la canne d’ivoire au pommeau en or massif532.

Il est donc clair que le nom du totem qui est choisi n’est pas un fait de hasard.

Juvénal Ngorwanubusa le confirme dans son texte lorsqu’il dit que « le nom représente

les qualités, les défauts ou le destin du héros533». Il s’identifie à lui parce

qu’il est fort comme lui. Même ses habits sont liés à tout ce qui peut rappeler à tout

instant ce redoutable animal de la forêt. Chez Sony Labou Tansi, Patatra s’insère dans

le corps du « tigre » et du « lion » parce que ces attitudes et comportements le

définissent comme ces animaux sauvages :

Patatra grandissait. On l’élevait comme un tigre, comme un lion. On lui faisait

parfois manger de la viande crue. Pas de la viande artificielle des magasins

gouvernementaux, qui vous enlève un peu de sang dans le sang.

532 Kourouma, p.243. 533 Ngorwanubusa (J), Boubou Hama et Amadou Hampaté Bâ, op.cit, p.124.

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L’enfant est élevé dans les habitudes animales parce que plus tard il agira

comme ces animaux. C’est grâce à cette force qu’il imposera son autorité et sa

dictature. Mais au désir d’incarner la force, de ressembler à ces animaux comme le

faisait les anciens dans le passé, le narrateur par contre, sous cette représentation, les

présente plutôt sous la forme la plus dévalorisante pour mieux se railler d’eux. Il utilise

d’abord l’image d’un fauve parce que « le Guide rugissait comme deux lions 534». Ce

processus d’animalisation est plus accentué par la nature du corps de l’homme : son

« corps broussailleux comme celui d’un gorille535». Le Guide est décrit comme une bête

primaire instinctive, dominé par ses pulsions : il mange, s’accouple et se soulage

comme une bête. Le narrateur opte donc, au sens où l’entend Anatole Mbanga, à une

« miniaturisation » du Guide. Il privilégie donc les traits dépréciatifs. Cette description

caricaturale s’inscrit dans l’optique de la peinture dévalorisante, et ne retient du

personnage que le côté affreux et répréhensible. Il marque ainsi son

mépris et son aversion envers les purs produits de la dictature. Les attaques contre les

vices, les faits ridicules et les aspects immoraux des hommes devenus responsables des

États, sont récurrents dans le roman. Les Guides deviennent carnassiers et carnivores.

L’un d’eux s’écrie : « je suis carnassier 536».

Les figures du pouvoir chez nos romanciers ont prouvé à quel point le désir

d’un retour dans un espace mythique aboutit à une dénaturation de l’image mythique. Si

le chef traditionnel utilisait le symbole animal, c’était pour avoir la reconnaissance des

534 Labou Tansi, p.41. 535 Labou Tansi, p. 536 Labou Tansi, p.18.

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autres. Ici c’est par contre le « devoir de violence », « le plaisir du mal 537» qui précède

le désir de ressemblance véritable. Si les dictateurs ne choisissent que des animaux

féroces, c’est parce que de nature ils sont habités par cet instinct animal. C’est l’instinct

propre aux tyrans. En régnant de la sorte, ils s’affirment comme dépositaires de la vie

de leurs citoyens et éternels maîtres de la cité.

10.5. Sur le modèle du pouvoir traditionnel

Depuis l’acquisition des indépendances voire même quelques années avant, la

production romanesque francophone se dotait d’une nouvelle thématique, celle liée à la

création des nouveaux États africains avec les politiques qui s’en suivaient. A

l’administration coloniale des années 1950 retracée dans Le vieux nègre et la

médaille538 de Ferdinand Oyono, succédaient de nouveaux États indépendants avec leur

cohorte de dirigeants dotés le plus souvent d’une expérience politique douteuse. Le

constat littéraire de l’ensemble des romanciers est sans équivoque : une confusion

opératoire reste identifiable entre la nouvelle Nation, avec ses valeurs démocratiques et

son mode de fonctionnement, avec les anciennes sociétés africaines, généralement des

royaumes ou des tribus. Dans La Vie et Demie, le narrateur nous rappelle que le Guide

Providentiel intègre le pouvoir parce qu’il « avait été servi par la belle curiosité

tribale539» de son prédécesseur, le président Oscario de Chiaboulata. Ce mode de

fonctionnement est bien rapporté par un narrateur qui semble bien connaître son milieu

537Pharo (P), p.185. 538 Oyono (F), Le vieux nègre et la médaille, Paris, Julliard, 1956. 539 Labou Tansi, pp.33-34.

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parce que précise-t-il « on le fait souvent au village 540». Ce complément de lecture que

nous apporte ce segment permet de vérifier historiquement la manière de gouverner du

Guide. On ne peut donc plus hésiter à le signifier, le Guide est un chef de village aux

commandes d’un Etat moderne.

Dans en En attendant le vote des bêtes sauvages le narrateur fait le

rapprochement des deux mondes à partir de la caste à laquelle appartient le dictateur. Il

peut ainsi le rappeler à Koyaga :

Vous êtes, Koyaga, avant tout paléo et maître chasseur ; vous resterez après

tout chasseur paléo. Or il n’ y a pas de paléo digne de sa tribu qui ne participe chaque

année aux luttes initiatiques dans les montagnes. Il n’ y a pas de porteur de fusil digne

du nom de chasseur qui ne participe chaque année à la fête de la confrérie. Parce que

le chef

d’Etat est paléo et chasseur, les luttes initiatiques et la fête des chasseurs constituent

dans la république du Golfe les deux plus importantes réjouissances nationales de

l’année541.

L’interchangeabilité des principes se décline clairement dans cette assertion.

L’implication entre les deux pouvoirs est perçue à travers la double identité de Koyaga.

Il est à la fois « maître chasseur » et « chef de l’Etat ». Et comme le premier détermine

toujours le second, c’est alors l’activité principale de Koyaga comme maître chasseur

qui va guider, réguler l’action de Koyaga comme homme politique. Cette méthode

inductive - « parce que le chef d’Etat est paléo et chasseur » - est corroborée par la

confusion dans le choix des activités festives. Autrement dit, les mêmes causes

540 Labou Tansi, p.12. 541 Kourouma, p.310.

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produiraient toujours les mêmes effets. On obtient alors le schéma selon lequel en tant

que « paléo et chasseur », Koyaga est entraîné dans des « luttes initiatiques » et dans

l’organisation de « réjouissances nationales de l’année ». Ce schéma atteste aussi que

les espaces des pouvoirs et les grandeurs descriptives de Koyaga sont bien en

complémentarité. Telle qu’il se manifeste en son intérieur la véritable réalisation de soi,

son accomplissement de soi résulte d’une hausse simultanée d’intensité de l’assomption

des valeurs euphoriques de la tradition et de la perpétuation de ces valeurs à travers

« les réjouissances nationales ».

On a constaté que l’espace littéraire, au sens où l’entend Lotman, qui configure

les différents pouvoirs est constitué de deux schémas de base. Un schéma de la

réidentification et du déploiement de la possession cognitive ; un schéma de

désintégration cognitive qui constitue aussi le lieu de la quête dans l’application des

valeurs cognitives absolutisées par le personnage. C’est pourquoi, le long du récit,

l’action politique de Koyaga est toujours et déjà liée à l’action traditionnelle. Autrement

dit, la sémiosphère, ce langage du texte « a une existence antérieure » aux valeurs

absolutisées, mais « se trouve en constante interaction 542» avec elles. Cette confusion

réside, comme le soulignent les sociologues que nous avons identifiés plus haut, dans le

fait que l’État abandonné par les colonisateurs avait été investi socialement et

sémantiquement par les significations et les valeurs sociales africaines. Autrement dit,

les structures étatiques importées de l’occident ont été habitées, dès le départ, par les

perceptions et les pratiques traditionnelles du pouvoir. Cette implication à double sens

est ce qui entraîne aussi l’incapacité du chef à pouvoir diriger sa République. Elle

542 Lotman (Y), La sémiosphère, op.cit, p.10.

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explique le manque de discernement dans la prise de décisions des affaires

quotidiennes.

Dans La Vie et Demie et En attendant le vote des bêtes sauvages, les œuvres que

nous avons choisies dans l’étude de ce chapitre, les personnages littéraires rejettent

l’idée d’État qu’ils occupent et sont largement imprégnée de l’idéal du pouvoir

traditionnel magico-religieux, messianique, occulte et guerrier. Nous avons déjà pu

relever certaines de ces qualités respectivement dans les œuvres citées par rapport aux

actions des Guides providentiels et de Koyaga. Il n’est en effet pas évident de faire un

distinguo entre les pratiques politiques et sociales et la perception traditionnelle qu’on

en a. Il reste tout de même évident que la distinction entre les deux pouvoirs n’est

rendue possible que lorsqu’on essaye de mettre en valeur

l’espace du héros qui contribue à son équilibre avec sa société et avec lui-même. On

pourrait donc affirmer que la zone de possession cognitive, celle du pouvoir

traditionnel, est une zone bénéfique pour les sujets narratifs. Car ils y échappent à la

finitude de ceux qui se trouvent dans la zone de désintégration cognitive, même s’ils se

retrouvent dans une errance permanente. Ce qui laisse entendre qu’un retour vers la

zone de tensions cognitives signifierait pour eux un rebasculement dans le déploiement

intense de la crise identitaire. Ils se priveront de leur méta-savoir, où ils le

maintiendront pour fonder leur pouvoir.

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CHAPITRE XI. SEXE ET POUVOIR

11.1. Sexualité et divinité

La sexualité tient une place privilégiée dans tous les domaines de la création des

textes analysés. Les auteurs l’intègrent dans leurs œuvres parce qu’elle est d’une

certaine façon étroitement liée au pouvoir politique et à la condition sociale des

individus. Dans son analyse sur la sorcellerie, Anne Stamm place la femme au centre de

ce pouvoir magique car elle, dit-elle, « peut transmettre un organe-sorcier dont elle n’a

pas toujours conscience 543». Le vagin est donc pour cela identifié dans la société

africaine comme dans le texte francophone comme un élément sacré qui renforce les

pouvoirs du chef. Le narrateur d’Ahmadou Kourouma le signifie aussi clairement :

543 Stamm (A), Les religions africaines, op.cit, p.73.

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L’homme en blanc ne se contentait pas de tuer les comploteurs, il se couchait

avec les veuves des condamnés à mort la nuit même de l’exécution ou de la pendaison

de leur époux. La nuit même, pendant qu’elles étaient encore chaudes de la mort de

leur mari, pas toujours par plaisir ou sadisme, mais par nécessité, par devoir. Ce rite

sacré (se trouver dans le lit d’une femme au moment où on fusillait son mari) permettait

à l’homme en blanc totem léopard de s’approprier la totalité des forces vitales des

victimes.

(…) Non ! La vérité est qu’il a, pour des raisons magiques, désiré ces femmes la nuit de

l’exécution de leurs comploteurs de maris 544…

Dans la séquence présente, il est question pour le narrateur de valoriser l’instinct

libidinal en tant que motif narratif de la violence. L’idée qui précède l’acte criminel du

dictateur, représenté métonymiquement par « l’homme en blanc », est celle de

s’approprier toutes les femmes qui attisent son désir. Ici donc, le désir sexuel qui est un

fait de « nécessité » est corroboré par un « devoir » de violence. Le vagin est le lieu de

la réalisation de soi parce que le vagin est « sacré » et confère à « l’homme en blanc »

« des forces vitales ». Autrement dit, cette force qui lui permet de s’affirmer en tant que

tel devant ses sujets. La position du dictateur est qu’il est obligé de manœuvrer

constamment en se servant de l’Amour d’autrui comme instrument de pouvoir. Koyaga

a tellement subordonné les relations d’amour aux relations de pouvoir qu’il n’entretient

plus qu’un rapport de rivalité avec ses sujets, rivalité qui commande dès lors sa stratégie

544 Kourouma, op.cit, p.167.

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à savoir tuer tous ceux dont il désire les femmes. Par ailleurs, « le pouvoir et la

sexualité sont deux entités intriquées545 » parce que la société traditionnelle africaine

tient aussi à reconnaître « la sexualité comme une dimension et une condition

fondamentales de l’être546». On comprend dès lors pourquoi l’acte sexuel se présente

aux yeux du sujet kouroumaen comme « ce rite sacré ».

Dans les analyses faites plus haut, nous avons présenté Koyaga en quête

perpétuelle du sacré. Or, le parcours narratif du Guide suprême s’est avéré comme un

échec mal assumé dans la quête affectivo-cognitive de l’identité mythique initiale.

Ainsi, la réalisation du maintien de soi, si elle ne peut pas être rendue possible en étant

le double de Dieu, passe par la consommation du sexe qui mythiquement met le sujet

directement en rapport avec les forces supérieures. Le personnage est jusque-là

toujours confronté à son double intérieur au point que les crimes perpétrés ne sauraient

être qualifiés d’actes barbares. C’est donc plutôt pour des « raisons magiques » que

l’acte criminel est commis, ce qui permettrait évidemment au sujet « homme en blanc »

de se réapproprier les valeurs de son monde d’origine.

L’attachement à la sexualité dans les récits est donc fonction du rapport de cette

dernière avec le divin. Si « tout en Afrique tourne autour du mâle et de la femelle 547»,

« le pouvoir est une femme qui ne se partage pas 548» chez Kourouma. Alors, le désir du

plaisir non partagé est ce qui conduit inexorablement aux crimes de ce que notre héros 545 Cornaton (M), Pouvoir et sexualité dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1990, p.40. 546 Ombolo (J-P), op.cit, p.369. 547 Ombolo, p.356. 548 Kourouma, p.110.

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considère comme des concurrents à son objet de désir, l’objet est ici identifié comme

les femmes des victimes. Sur le plan psychanalytique549, on peut dire que notre sujet

cherche toujours à retrouver des sensations sexuelles qu’il a connues ou n’a jamais

connues dans son enfance. D’où l’union avec sa mère que le narrateur résume à travers

ce long passage :

Les relations entre vous Koyaga et votre maman sont trop étroites. On vous

accuse d’amour incestueux. Accusation à laquelle vous ne répondez jamais. Accusation

à laquelle le maître chasseur ne trouve pas digne de répondre. Mais l’accusation se

justifie par votre comportement. Elle s’assoit souvent sur vos jambes ou vous vous

asseyez sur ses jambes. Très souvent, vous vous couchez dans le lit de votre mère.

Chaque fois que des soucis importants vous tenaillent, vous entrez dans la chambre de

votre maman, vous vous débarrasser de votre képi de général, votre lourde veste d’une

vingtaine de décorations, de votre cravate, de vos chaussures et plongez dans le lit de

votre mère. Pour réfléchir. Et je ne sors jamais de la chambre de ma maman sans les

solutions à mes préoccupations550.

Koyaga, ce passage le prouve, n’a d’autre système de valeurs, d’autres « lois »

que celles d’une politique qui l’amène à faire parler son corps - le pouvoir érotique de

son corps – comme d’un moyen parmi d’autres pour parvenir à la réussite de son

dessein. Il le répète lui-même au narrateur à la fin du segment qu’il ne sort « jamais de

la chambre de » sa « maman sans solution ». L’inceste commis par Koyaga est

perceptible à travers la description autour de l’anatomie du phallus. Pour Camille

Dumoulié551 ces « apparitions du phallus » laissent apparaître la maman comme « signe

du désir » et « objet d’attrait pour le désir ». Cette quête se traduit dans la phrase par

549 Freud (S), « Phase de développement de l’organisation sexuelle » in Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, p.130. 550 Kourouma, pp.296-297. 551 Dumoulié ©, Cet obscur objet du désir, Paris, L’Harmattan, 1995, p.87.

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« elle s’assoit sur vos jambes » et vis versa ce qui laisse sans doute l’idée d’un

accomplissement du désir par l’action de Koyaga de se déshabiller et de « plongez dans

le lit» de sa « mère ».

Un manque en soi ronge le dictateur. Et dans les exemples précédents, on l’a vu

à travers ses actions, Koyaga se veut le double de son père Tchao. Dès lors qu’il

se prend pour son père, il peut désormais entretenir des rapports avec sa mère. Il

redécouvre le corps et la chaleur dont il a connus les délices lors de son enfance. En

commettant l’acte incestueux avec sa mère, celle-ci devient son double pour le

compléter et le rassurer « à chaque fois que des soucis importants » le « tenaillent ». Il

en a de même pour l’écriture qui devient, plus que jamais, « la métaphore du rapport

sexuel552», l’acte d’écriture vient donc à la place de l’acte sexuel impossible. Il y a une

érotisation de l’écriture qui permet de vivre à travers les mots, étape par étape,

l’apologie libidinale de Koyaga. Mais la compensation érotisée permet à Koyaga de

s’accrocher au pouvoir qui peut lui échapper à tout instant. La mère joue dans ce cas

précis un double rôle ; celui de mère protectrice en tant que celle-ci lui permet

d’atteindre le sacré par le truchement du savoir mystique qu’elle possède. Parce que

nous dit encore Camille Dumoulié « les femmes représentent à la fois la puissance

maternelle et paternelle, et donc une sorte de toute-puissance sexuelle originaire qui

s’égale à celle de Dieu553». Jean-Pierre Ombolo tient même à valoriser ce qu’il appelle

un « inceste magique554» parce que cela permet dit-il à « l’initié d’accroître sa force »

afin de réussir dans une entreprise particulièrement difficile ou délicate. En fait, l’action

552 Dumoulié ©, Cet objet obscur du désir, op.cit, p.91. 553 Dumoulié, p.80. 554 Ombolo, p.120.

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magique se révèle dans le processus de la transgression de l’interdit, parce que, nous dit

cet ethnologue, « celui qui attend s’y adonner qu’il sorte de la condition ordinaire

humaine, qu’il ait une force surnaturelle en pratiquant des actes solennellement interdit

par la communauté 555».

Il n’est donc pas étonnant de voir Koyaga se livrer à cette pratique traditionnelle.

Les rapports sexuels avec sa maman avant toute action politique, cet acte incestueux le

rend plus courageux pour accomplir ses prouesses d’assassin. Le deuxième rôle de la

mère, si l’on peut dire, est lié au fait que celle-ci le comble et lui redonne vie en lui

permettant ainsi d’assouvir son désir sexuel. Elle devient l’objet et lieu

d’accomplissement du désir refoulé qui troublait atrocement le dictateur. Et Freud556

avait identifié le niveau phallique comme une des étapes qui définissait l’homme dans

sa réalisation intérieure et qui conditionne l’amélioration de ses rapports avec l’Autre. Il

y a enfin un côté purement sociologique de la conception négro-africaine de la pensée

sexuelle. En abordant la question de séniorité dans l’organisation traditionnelle d’une

famille africaine, il a été reconnu que le chef bénéficiait des avantages que procurait la

société. Il avait le droit sur tout et tout était à lui. Mais il devait aussi faire preuve de

plusieurs qualités qui vaudraient la reconnaissance sans conteste de ses sujets et des

autres. C’est pourquoi le narrateur de Kourouma rappelle les véritables qualités d’un

chef :

555 Ombolo, p.122. 556 Freud (S), « la sexualité infantile », op.cit, p.159.

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Un vrai chef africain de l’authenticité a en permanence le courage d’un lion et

la sexualité d’un taureau557

Ce qui est frappant c’est la jouissance personnelle par le truchement de la

métaphore du corps de son pouvoir devenu le substitut de son propre corps, qu’il se

dit « l’âme toute-puissante 558». Il y a dans ce contexte bien établi par le narrateur

kouroumaen, une symétrie entre le fait d’être le chef, donc le pouvoir, et celui d’être

courageux. Et cette relation est d’autan plus évidente qu’elle ne peut pas être autrement.

La quête de l’identité mythique se révèle dans la comparaison que le narrateur fait entre

le chef moderne et le « chef africain ». Et c’est parce que Koyaga s’identifie à un chef

traditionnel qu’il veut avoir « la sexualité d’un taureau ». Or, un taureau a une

fréquence sexuelle très élevée, d’où la multiplication des rapports sexuels dans son

action politique.

Chez Sony Labou Tansi, le rite de la sexualité est aussi une reconnaissance de

son droit de chef au point que le texte lui-même est marqué par une sorte de « boulimie

sexuelle 559» du Guide Providentiel. C’est pourquoi il « s’ingéniait à faire la chasse aux

belles femmes de la région560». Le Guide Providentiel le rappelle lui-même :

Le chef est fait pour qu’on lui fasse plaisir561

557 Kourouma, p.241. 558 Jackson (J-E), Eros et Pouvoir, Neuchâtel, éditions de la Bacounnière, 1988, p.87. 559 Bertrand (E), « Archétypes et mythes dans l’imaginaire de Sony Labou Tansi » in Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens, op.cit, p.281. 560 Mimouni ®, Une peine à vivre, Stock, 1995, p.36. 561 Labou Tansi, p.119.

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Ici, l’intérêt que le personnage accorde au vagin est d’abord lié au plaisir. Le

narrateur a entièrement assujetti l’ordre de l’éros à celui du pouvoir. Contrairement à

Koyaga, Le Guide Providentiel n’a pas besoin de tuer, mais impose plutôt son

tutorat, son statut de chef pour s’offrir les plus belles femmes. Comme on peut le lire le

fondement du pouvoir politique repose sur un tel assujettissement :

Jean-Oscra-Cœur-De-Père fit construire à tous les coins de la rue des

« regardoirs » de cuisses droites, toujours accouplées : un pour hommes, et un pour

femmes, sous prétexte qu’on regardait jour et nuit, certains « regardeurs » mirent des

lits, d’autres se contentaient des stations debout ou de sols. Neuf mois après

l’installation des premiers « regardoirs », le pays connu un boom de population562

Le narrateur insiste d’abord sur cette étrange disposition contemplative qui attire

l’œil du lecteur sur le caractère irréfléchi des décisions politiques du Guide. Mais cette

débilité est justifiée par le désir incessant qui finit par devenir à travers « les

regardoirs » des points d’identification du désir. Il s’agit de voir derrière ces regardoirs,

comme l’entend Jean-Michel Devésa563, « un des moments essentiels de l’existence »

où le Guide « se confronte, dans le miroir de l’autre » pour s’affirmer comme soi.

Alors, de ces objets du désir que le Guide « fit construire à tous les coins de la rue » naît

le regard de l’autre, celui des « regardeurs » qui devait soutenir son propre regard. Le

562 Labou Tansi, p.132. 563 Devésa (J-M), Sony Labou Tansi. Ecrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Paris, L’Harmattan, 1996, p.286.

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désir du chef devient non seulement cet « investissement libidinal narcissique564», mais

se révèle aussi comme un désir partagé qui valide sa politique de droit de cuissage.

L’écriture de Sami Tchak a aussi « une forte charge érotique 565» et s’attelle

aussi à faire l’éloge du vagin à travers les fresques érotiques de Carla. Car celle-ci offre

aux hommes du pouvoir un véritable « réservoir à fantasmes ». Par ailleurs, c’est parce

qu’ils sont chefs que les hommes du pouvoir jouissent de tout le plaisir qui peut s’offrir

à eux. Mais, dans notre contexte, ce désir est presque partagé au niveau de toutes les

stratifications sociales. Chez les pères de la nation, c’est le ministre de l’Intérieur qui

s’affirme ainsi :

(…) Cette pudeur, qui le rendait maladroit, prouvait aussi que lui, prêt à tout,

même manger un cafard vivant, avait pour sa femme un grand respect, peut-être même

de l’amour, dans la mesure où aimer sa maîtresse n’empêche pas d’aimer aussi

follement son épouse ou d’autres maîtresses à la fois566

Le passage traduit une fois de plus l’assujettissement du pouvoir au sexe

féminin. Un pouvoir « prêt à tout », prêt à être partagé par plusieurs femmes quitte à

perdre ses honneurs. Ici se décline fortement cette sexualité du taureau évoquée chef

Ahmadou Kourouma et dont se réclamait Koyaga. Il en est de même pour le chef

traditionnel dont l’écriture tient le plus souvent à montrer la déchéance. Et c’est chez

564 Freud (S), Trois essais sur la théorie sexuelle, op.cit, p.159. 565 Carré (N), « Entre désir et raison, le choix des comportements » ; « Sexualité et écriture » in « Notre Librairie », n°151, juillet- septembre 2003, p.15. 566 Tchak (S), La fête des masques, op.cit, p.64.

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une autre femme, que Virginia son épouse légitime, que Raul va essayer de reconquérir

ou faire parler les dernières qualités de chef qui restent encore en lui :

Mais nous n’avions aucune raison de les humilier ni de leur en vouloir, ce

n’était que le choix de Raul, choix qui leur apportait, à elles, un peu de bonheur comme

nous en avions eu grâce à Carla. Les trois filles tombèrent enceintes, et la mère ne se fit

pas prier pour hurler dans les oreilles du quartier que l’auteur de ces grossesses était

bien le très fertile Raul567.

En fait, le désir sexuel de Raul est lié à la crise de pouvoir qu’il vit au sein de sa

propre famille. Il est inconsciemment contesté par sa fille Carla, parce qu’étant pauvre,

il n’a eu la reconnaissance des autres que grâce à la richesse matérielle apportée par sa

fille et obtenue par son sexe. Dans La fête des masques, comme c’est le cas dans son

œuvre précédente Hermina568, Jean-Jacques Séwanou Dabla569 le souligne aussi dans

l’article qu’il consacre à l’identité et à la sexualité chez l’auteur, le sexe qui apparaît

libéré de tout moralisme devient jouissance suprême, épanouissement de l’être et

exutoire annulant les angoisses de tout genre. À même temps, si Carla a pu se « bâtir »

une nouvelle vie « sur le dos des hommes 570» politiques, cela apparaît à un autre niveau

comme un ordre à « bafouer les normes sociales les plus sacrées 571» : celle de l’autorité

du père. Contrarié par ce nouveau pouvoir qu’incarne maintenant sa fille, il finit par

prouver sa virilité d’homme, de chef de famille en traversant « les frontières

567 Tchak, p.94. 568 Tchak (S), Hermina, Paris, Gallimard, 2003. 569 Séwanou Dabla (J-J), « L’identité en question » in « Retour au roman : identité et sexualité » chez Sami Tchak, Notre Librairie, n°155-156, 2004, p.124. 570 Tchak (S), La sexualité féminine en Afrique, L’Harmattan, 1995, p.169. 571 Tchak, sexualité féminine, op.cit, p.149.

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structurelles de son espace culturel572», c’est-à-dire dans un espace autre que celui dans

lequel il avait l’habitude de régner sans conteste. Dans cette quête de reconnaissance,

dans cette « boulimie sexuelle»,

c’est finalement sur toute la horde des femmes qu’il prouve qu’il est encore « très

fertile ». Et le fait que « les trois filles tombèrent enceintes » justifie que ce chef errant

tenait le dernier pouvoir que sa fille et les autres membres de sa famille ne pouvaient lui

refuser. Mais la sexualité dans l’ensemble est ce qui va entraîner la déchéance des chefs

traditionnels et politiques. Dans la Fête des masques, le chef est atteint par une

impuissance au point que c’est finalement la gent féminine qui dicte la loi :

Raul perdit alors la portion congrue de pouvoir qu’il lui restait en famille, au

grand dam de Virginia dont la vie semblait brisée de moitié au moins, parce que son

maître ne pouvait plus poser sur elle, à loisir, ses deux pieds573.

L’écriture institue un nouvel ordre social, celui d’un « maître » passif incapable

de s’imposer comme figure sacrée et autorité suprême traditionnellement reconnue.

Raul est déchu de son titre suprême non parce qu’il aura été incapable de remplir son

rôle de chef, mais parce qu’il est face à un nouveau pouvoir, le pouvoir matériel, qui le

rend vulnérable et déficient :

Et contre le nouveau pouvoir, Raul, le père, ne pouvait rien, il n’avait aucun

intérêt à s’affranchir de l’empire de notre reine, sa fille Carla574.

572 Lotman (Y), La sémiosphère, op.cit, p.55. 573 Tchak, La fête des masques, p.91. 574 Tchak, La fête des masques, p.48.

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Toute l’armature textuelle de Sami Tchak tient le plus souvent à lier directement

la sexualité à cette aisance matérielle et sociale. Dans son ouvrage, il lie

souvent les « appétits sexuels575» au corps de la femme devenu « monnayable576». C’est

en effet l’acte sexuel qui entraîne ce bien-être. Ainsi, Carla l’amazone érotique est celle

qui déclenche tout le processus d’ascension et de déchéance des personnages qui sont

directement liés à elle. Suite à la relation amoureuse qu’elle entretient avec le ministre

de la Culture, elle sort la famille de la misère, elle devient cette « clé magique au

royaume des très grands577» qui va redonner la grandeur à son père et lui faire valoir le

respect de tous les habitants des bas-fonds. Et c’est aussi par son intermédiaire que

Lemona, pourtant rivale de sa mère, va connaître les délices du pouvoir et la popularité

des médias.

11.2. Sexualité et contre-pouvoir

Nous abordons cet aspect principalement dans La vie et Demie. Dans cette

œuvre le sexe est mis en évidence pour lutter contre le système dictatorial qui règne sur

la Katalamanasie. C’est ainsi que Chaïdana, pour venger son père Martial, va s’installer

à l’hôtel « la vie et demie » afin d’en faire son laboratoire sexuel pour les dirigeants du

régime. Ainsi, elle commence par toucher le cœur du système à travers son Ministre de

l’intérieur :

575 Tchak, La sexualité féminine en Afrique, op.cit, p.204. 576 Tchak, op.cit, p.180. 577 Tchak, La fête des masques, p.48.

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A la vue de Chaïdana, le ministre était allé faire signe du doigt aux secrétaires

en pensant à la prime, il avait roulé la salive appétissante dans toute sa bouche avant

d’avaler bruyamment et s’était longuement frotté les mains à la manière du mâle qui ne

prend pas ses femelles par quatre chemins578.

L’excitation du ministre, ministre de la république, est sans équivoque. Il ne

cache pas sa passion du corps, son goût du sexe. Et le désir est tel qu’il compte

récompenser celle qui lui amènerait Chaïdana dans son bureau. En fait, les consignes

étaient claires, ses secrétaires avaient pour mission de lui ramener la bonne viande

fraîche, « les très belles femmes en dessous de vingt-cinq ans579». Et la fille du rebelle,

opposant au régime jouissait d’une beauté extraordinaire que personne ne pouvait ne

pas tomber sous son charme. Le corps de Chaïdana mère agit sur l’autorité comme un

aimant, ou comme une pieuvre qui, avec ses tentacules, enrobe sa proie et la prive de

tous mouvements. On a ainsi une image féminine, par le biais des Chaïdana, redoutable

au fil du récit. Le narrateur par les descriptions symboliques et l’agissement de son

personnage féminin compare Chaïdana à une dangereuse amazone usant de sa beauté

ensorcelante pour triompher de ses ennemis. Cette amazone qui résiste aux centaures de

la république symbolise la femme tueuse d’homme, tueuse de traditions parce qu’elle

veut se substituer à l’homme à défaut d’être son double. L’auteur traduit aussi bien cet

engagement féminin par la mise en valeur de « la beauté fatale580» de ses héroïnes,

lorsqu’il parle du « corps farouche 581» de l’une, la séduction de « ses allures et des

formes systématiques et

578 Labou Tansi, op.cit, p.46. 579 Labou Tansi, p.46. 580 Chemain ®, L’imaginaire dans le roman africain, op.cit, p.141. 581 Labou Tansi, op.cit, p.

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carnassières582», ou encore de « ses forces rondeurs de lignes» de l’autre. Ici, les

adjectifs caractéristiques de « la cruauté du fauve583» sont directement associés à

l’évocation de ce qu’il y a de plus sensuel et de plus féminin dans la beauté des

personnages : formes, rondeurs. A l’instar de Lourdés, une des héroïnes de Sami Tchak

qui compte « prendre le monde avec l’arme fatale de (sa) beauté584 », les deux femmes,

la mère comme la fille, usent de leur charme, de leur corps et de leur sexe comme une

arme. Le narrateur souligne :

Je prendrai la ville avec mon sexe585

Une image forte se révèle de cette assertion. Dans La Vie et Demie l’espace est

vu comme « lieu de coercition, dont l’organisation propre tend à imposer ses normes de

comportements586». Les Guides, manifestement, imposent non seulement leur idéologie

politique, mais aussi leurs désirs sexuels. La conquête spatiale, la prise de la ville

apparaît alors à Chaïdana comme le seul lieu possible pour accomplir sa vengeance.

L’espace devient le lieu de la réalisation personnelle parce que c’est le chantre du

pouvoir et le lieu des assouvissements libidinaux.

582 Labou Tansi. p. 583 Chemain, p.141. 584 Tchak (S), Hermina, op.cit, p.47. 585 Labou Tansi, 99. 586 Paravy (F), L’espace dans le roman africain francophone contemporain, Paris, L’Harmattan, 1999, p.144.

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L’écriture lie alors une image du double monstrueux dans ces personnages

féminins. Et le double se révèle parce que celles-ci sont objet de crainte et de plaisir.

Elles « dévorent » comme « la mante religieuse dévore son mâle pendant le coït587»,

elles apparaissent comme des femmes fatales, Eves tentatrices, cachant leur perversité

et leur caractère néfastes sous une apparence séduisante, en somme des « pièges » dont

la fin ne se résume qu’en la mort : la mort du plaisir, la mort du pouvoir. Cette mort est

d’abord aussi un pacte de l’héroïne avec elle-même. Avant de prendre la fuite du palais

avec le docteur Tchi, elle se promet d’assassiner le Guide puisque dit-elle : « je ne

partirai pas d’ici que je ne l’ai tué au moins vingt fois588». Mais la puissance du Guide

Providentiel, à cet instant précis, est plus forte que le désir criminel intériorisé par

Chaïdana. C’est pourquoi son corps deviendra au fil du récit l’expression avouée pour

une liberté collective. Sémantiquement, Chaïdana peut être identifiée comme l’objet

d’un désir conjoint : celui des Guides, si on s’en tient à ces personnages du récit, et de

Martial. On sait depuis la formule bien connue de Lacan que « le désir de l’homme est

le désir de l’Autre 589», cela laisse entendre en d’autres termes qu’elle est, dans La Vie

et Demie, le signifiant du désir de l’Autre, le Guide, dans le champ duquel Martial se

trouve pris.

En effet, depuis la mort de Martial, Chaïdana se constitue désormais comme son

double. Martial dans ses apparitions sporadiques le répète incessamment à sa fille : « les

morts qui n’ont pas de vivants sont malheureux, aussi malheureux que les

587 Caillois ®, Le mythe de l’homme, op.cit, p.326. 588 Labou Tansi (S), p.26. 589 Lacan (G), SéminaireIII, op.cit.

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vivants qui n’ont pas de mort590». C’est donc elle qui devra poursuivre la lutte

enclenchée par le père et réaliser son désir. Mais, la fille doit se garder de tout rapport

avec les ennemis de son père. Une volonté de Martial mais aussi celle du cartomancien

pour « chasser l’image du revenant591». Passer à l’acte sexuel avec ses ennemis c’est

trahir la volonté du père, commettre un parricide pour la fille, c’est aussi refuser toute

possibilité de guérison pour le Guide Providentiel. Ainsi, le rôle symbolique de Martial

est d’être là, présent pour empêcher cet acte final qui mettrait fin à sa puissance

mystique qui lui sert d’arme de combat depuis son monde de l’au-delà :

On avait changé le lit « excellentiel » seize fois en l’espace d’un mois, temps

pendant lequel le Guide Providentiel n’avait pas fermé l’œil une seule nuit, le corps de

Martial venait toujours à côté de lui, noircissant les draps qu’on devait maintenant

brûler et changer tous les jours592.

Ce harcèlement contre le Guide est d’abord une manière pour Martial de

continuer son combat. Un combat éternel qui terrorise le chef au point de ne pas fermer

« l’œil une seule nuit ». Mais le comble de cet acte torturant est le fait de « brûler et

changer les draps tous les jours ». Les draps qui symboliquement servent de support à

l’accomplissement de l’acte sexuel sont détruits à chaque fois qu’ils sont mis en place.

Cela retarde, reporte le devoir sexuel du guide avec Chaïdana. Mais la

passion du corps de la fille est plus forte que son ambition politique, il doit alors en

toute folie se livrer à ce corps qu’il invente poétiquement dans ses pensées:

590 Labou Tansi, p.49. 591 Labou Tansi, p.20. 592 Labou Tansi, p.20.

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322

Le corps est un autel, le corps est le plus beau des pays. Faut pas lui refuser sa

part de folie593

Il y a une déification et une fétichisation du corps. Mais nous l’avons dit plus

haut, il y a un désir conjoint. Ce qui fait scintiller le désir du chef, fascine et attise aussi

le désir de Martial. Et si Chaïdana est prise dans le regard de l’Autre, le Guide, elle le

devient aussi pour Martial. C’est pourquoi, elle, qui n’avait du vivant de son père,

jamais attiré le regard érotique de Martial est maintenant liée au désir et au fantasme de

son double qui lui inflige « une gifle intérieure594». Cette métaphore est ce qui

concrétise l’assouvissement du plaisir du père sur sa fille. L’inceste est commis pour

freiner les envies de la fille face à ses rivaux. Martial est ainsi partagé entre la jalousie

qu’il manifeste en vers le Guide et le combat politique qu’il mène en tant qu’opposant.

Mais Chaïdana est dans une crise. Et son équilibre personnel ne peut se réaliser que

dans le meurtre des dignitaires du pouvoir. Après le ministre de l’Intérieur, elle

s’attaque alors plus tard au Guide lui-même. Ainsi, elle se transforme en véritable

tueuse par l’amour. Elle va dès lors distribuer la « mort au champagne595», la mort

préférée du Guide.

Le champagne c’est le symbole du pouvoir. Or, ses invités sont essentiellement

constitués des hommes du pouvoir. C’est pourquoi elle lie ce vin apprécié par la haute

593 Labou Tansi, p.24. 594 Labou Tansi, p.69. 595 Labou Tansi, p.11.

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autorité au sexe. Le narrateur laisse découvrir le nouveau style adopté de Chaïdana

qu’elle met en exécution dès son premier mariage :

Au soir de ses noces on la voit déjà impatiente, elle attend nue avec deux coupes

de champagne, l’une posée sur le sein droit, l’autre sur le sexe596

L’impatience de Chaïdana n’est pas liée à un désir de passer à l’acte sexuel,

mais plutôt à celui de dévorer sa proie comme un fauve. C’est une lionne qui a tendu

son piège. Le Guide, comme les autres membres du pouvoir, mourra de ce poison

érotique. Suite à cette action dévouée de Chaïdana, la Katalamanasie va vivre au rythme

des cortèges funèbres parce qu’elle était vouée à cela. Roger Chemain le rappelle si bien

dans son ouvrage :

Si les Chaïdana incarnent les forces de la vie et de la révolte contre le

cauchemar historique de la dictature, elles sont aussi donneuses de mort, et la mort

qu’elles donnent est liée au mystère du sexe et de la chair féminine597

Le narrateur aussi de le souligner :

Il y eut des obsèques nationales pour trente-six des cinquante ministres et

secrétaires à la république que comptait la Katalamanasie598

Le chiffre des dirigeants, qui sont morts de la « mort » de Chaïdana, « la mort au

champagne », est éloquent. Le pouvoir politique, les statiques des tués le prouvent, est

véritablement doublé de celui du sexe : dignitaires, officiers supérieurs sont au bout de

596 Labou Tansi, p.26. 597 Chemain ®, op.cit, pp.141-142. 598 Labou Tansi, p.43.

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quelques semaines frappés de paralysie générale puis meurent par l’effet de poison-

retard mêlé au champagne. Donnant la mort à tous ses amants, Chaïdana accomplit une

vengeance légitime, celle de son père Martial et du peuple de la Katalamanasie.

Conclusion de la troisième partie

Le conflit des pouvoirs nous a permis de reconsidérer l’objet traditionnel en le

mettant en dépendance face aux autres pouvoirs qui composent notre univers textuel.

Tout l’espace francophone s’est révélé d’une façon ou d’une autre calqué sur la base du

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modèle des anciens. L’analyse faite dans ce travail tendait à faire voir comment le

champ politique et le champ traditionnel se mettaient en dépendance. On a pu voir

comment les figures politiques en quête de sens circulaient librement d’un espace à un

autre sans la moindre appréhension. Cette quête du sens ou de l’identité a amené les

« héros politiques », pour fuir les difficultés quotidiennes, à utiliser « les flux

symboliques et politiques pour construire de nouvelles identités, de nouvelles croyances

et inventés de nouvelles modalités de rapport à l’Autre, à la société et au cosmos599». Si

nous avons ainsi pu relire les figures du pouvoir traditionnel, c’est que ce modèle est

apparu effectivement comme la matrice des écritures francophones.

Pour relire les figures de la tradition, nous avons convoqué Xavier Garnier et

René Girard. Le premier nous a proposé un modèle d’interprétation du rapport entre le

fait réel et le fait mystique que lui identifie dans son étude plutôt comme le fait

magique. Son approche s’est révélée concluant en ce qu’elle nous a permis de saisir le

dédoublement constant, l’agissement des sorciers chez Olympe Bhêly-Quenum et

surtout chez Jean Divassa Nyama. Chez le second, nous avons fait de sa théorie du

« désir » le fondement de notre étude pour comprendre la quête et la réalisation des

personnages et la nécessité d’un retour aux mythes des origines. Le conflit des pouvoirs

s’est posé comme évidence en ce que le désir des uns entravait la réalisation des autres.

Ce qui a abouti, dans une certaine mesure, aux « crimes sacrificiels », à l’irrationalité de

la politique de Koyaga et aux déroutes des politiques des Guides dont la fin est liée à la

mort au champagne de Chaïdana.

599 Kouvouama (A), Modernité africaine, op.cit, p.153.

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Par ailleurs, le long des récits, l’interprétation faite sur les textes francophone

nous a permis de confirmer un certain attachement des personnages et des écritures à un

modèle traditionnel encore bien présent. Cet attachement aux valeurs à soulever la

question de la modernité dans une double valeur : celle en tant qu’ « activité rationnelle

du sujet libéré des entraves de la nature600 » et celle perçue comme « l’instauration de la

tradition du nouveau 601». Dans les deux cas, les romanciers francophones ont essayé

d’inscrire leurs personnages et leurs écritures dans cette vision de choses.

600 Kouvouama, p.30. 601 Ibid.

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327

CONCLUSION GENERALE

Tout au début de notre travail, nous avons formulé une série de questions visant

à répondre à l’intérêt que suscitait notre sujet à savoir : « en quoi les textes

d’aujourd’hui sont-ils travaillés par le Savoir traditionnel ? Ces textes peuvent-ils

s’autoriser de passer sous silence les valeurs traditionnelles ? En quoi la tradition peut-

elle se donner à lire comme Pouvoir ? (…) La réappropriation des valeurs

traditionnelles exclut-elle le travail de l’écriture ? 602». L’enjeu était alors de construire,

à travers les textes francophones, un texte qui faisait de la tradition non pas le sujet de

notre travail mais le motif narratif, c’est-à-dire, cet invariant textuel qui assurait la

dynamique des œuvres francophones. En traitant des pouvoirs traditionnels, nous avons

602 Cf Introduction

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au bout du compte revisité la question de l’Identité africaine, au sens le plus mouvant

du terme. Nous l’avons souligné dans les textes francophones avec André Bokiba603, et

on peut le lire, dans une dimension sociale ou sociologique, avec Rogers Brubaker604 et

Abel Kouvouama605. Car une relation entre l’identité et le discours littéraire est apparue

lorsqu’il fallait analyser les écritures francophones, comprendre les figures du pouvoir

et les valeurs traditionnelles. La question d’une nouvelle identité dans le corpus

littéraire africain francophone est ainsi restée ou reste entière, car les écrivains

francophones ont encore du mal à s’échapper de la tradition. Non seulement parce que

chaque œuvre soumise à notre

étude « se situe à la jointure d’un espace mythique et d’un espace esthétique606» mais

aussi par le fait que la tradition se constitue narrativement comme « unité du

discours 607».

Finalement, le regard que nous avons posé par le biais du Savoir traditionnel

nous a fait déboucher sur le constat que la problématique de l’Identité soulève des

questions bien plus complexes. En ce sens d’ailleurs, le magazine littéraire « Notre

Librairie608» de fin d’année 2004 a consacré son édition au problème de l’identité et

des différentes formes littéraires qu’elle prend. De cette complexité, les romanciers

603 Pour la définition voir p.179. 604 Brubaker substitue au terme identité trois groupes terminologiques, identifications et catégorisation, autocompréhension et localisation sociale, enfin communalité, connexité et groupalité, « Au-delà de l’identité » in Actes de recherche en sciences sociales, n°139. L’exception américaine 2, Paris, Editions de Minuit, septembre 2001, pp.75-79. 605 Kouvouama rejoint presque l’analyse de Brubaker. Pour lui, « L’identité est entendue comme motif ou fondement de l’action sociale et politique ; soit comme subjectivement comme une similitude « en soi », soit subjectivement comme une similitude éprouvée ressentie ou perçue ; elle est utilisée pour souligner le développement progressif et interactif d’un certain type d’autocompréhension collective, d’une solidarité d’un « sentiment de groupe » qui rend possible l’action collective », op.cit, pp.154-155. 606 Malanda (A-S), L’esthétique littéraire de Camara Laye, Paris, L’Harmattan, 2000, p.124. 607 Foucault (M), Archéologie du savoir, op.cit, p.31. 608 « Notre Librairie », N°155-156, 2004.

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soumis à notre étude en ont eux-mêmes conscience. Cette prise de conscience s’est

finalement résumée à deux niveaux d’interprétation.

Dans la première, l’approche notre sujet à permis de traiter de l’identité de la

parole et des figures du pouvoir. En ce qui est de l’identité de la parole, les romanciers

ont créé une symbolique de la parole en fonction des enjeux qu’ils perçoivent. Une

parole en forme de chant magique qui lie non seulement pouvoir et magie, mais traduit

aussi la quête d’une identité perdue. Comme Ahmadou Kourouma, les écritures

francophones soumises à notre étude se sont posées comme une « réécriture de la

parole609» en ce que la parole traditionnelle s’est muée en parole littéraire au point que

les textes eux-mêmes se sont parfois donnés à lire comme parole. Pour ce qui est de

l’identité des figures du pouvoir, les figures du

sujet ont été revisitées dans cette thèse sur la base des éléments sémiotiques. Autrement

dit, on a pu vérifier sémiotiquement l’importance de ces figures traditionnelles dans le

fonctionnement des récits. Mélédouman, Rèdiwa, Makaya, Père Biteffa, Djessou,

Mulossi, que nous avons identifiés auparavant comme les figures traditionnelles, ont été

mises en valeur par les modalisations du savoir, du devoir, du pouvoir et du croire.

L’analyse sémiotique a assuré une plus grande lisibilité de ces figures. La place sociale

qu’elles occupent traditionnellement a été au bout du compte confirmée par la pratique

scripturale chez les romanciers francophones. Ces figures, bien que confirmées dans

leur statut social, sont apparues déchirées par les évènements sociaux et politiques ou

par l’envie de ressembler à l’Autre comme cela a été vérifié chez les Guides

Providentiels, Koyaga et chez Carlos. Au bout de cette analyse, on a vu l’importance

609Malanda (A-S), op.cit, p.42.

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que pouvait encore revêtir une relecture des valeurs traditionnelles. Une relecture qui

nous a édifiés sur la dialectique de l’identité. C’est donc en ce point que l’une des

préoccupations formulée dans la problématique de départ s’est révélée salutaire.

Pour ce qui est de la deuxième conclusion à laquelle nous avons abouti, il s’est

avéré que l’étude des Pouvoirs traditionnels s’est posée comme évidente parce que

depuis des années, les écritures francophones ont connu des mutations dans

l’appréciation des valeurs. Plusieurs chapitres sur l’analyse des récits francophones ont

justifié qu’une étude sur le langage était nécessaire pour évaluer la véritable place des

valeurs du passé. Une certaine indépendance des écritures vis-à-vis du Savoir

traditionnel semblait évidente au vu des analyses que nous avons faites sur le

texte de Laurent Owondo, de Gaston-Paul Effa, d’Olympe Bhêly-Quenum, de Sami

Tchak. Par ailleurs, si la littérature africaine a connu dans son écriture une profonde et

radicale mutation c’est que la question de la place du savoir et du pouvoir y est apparut

auparavant avec force.

En effet, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, on constate que la littérature

africaine nomme inlassablement, dans un recommencement sans fin, une sorte de

spécificité, une sorte d’être au monde africain, comme pour exorciser ses propres

tourments, ses traumatismes historiques et son histoire toujours problématique. En

établissant une généalogie littéraire dont l’aboutissement actuel finit par se doter de

voix nouvelles, elle arrive aujourd’hui à un repli intransitif, comme si le monde

extérieur avait fini d’exister pour elle. Autrement signifiés, les romanciers francophones

se sont mis à ruiner l’écriture de ses adjectifs traditionnels, donc de ses marges, pour

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recourir à un langage nouveau, dépouillé des anciennes figures. C’est donc à travers

cette soustraction de l’écriture vis-à-vis de l’histoire cursive que point la dimension

personnelle et subjective de l’écriture contemporaine à laquelle nous avons pu assister à

certains niveaux d’analyse dans nos récits. C’est à une source nouvelle que cette

écriture voudrait puiser. Elle s’érigerait contre toute forme de reproduction des

sémiotiques traditionnelles. Et les soleils des indépendances littéraires ont gagné en

littérature en ceci qu’ils devenaient des langages personnels, des expressions singulières

de la parole. C’est-à-dire des expressions habitées à la source par la passion.

Il faut alors croire que le réel de l’Afrique postindépendance a à ce point modifié

sa propre identité de sorte que les littératures qui en émergent semblent se détourner de

l’histoire pour trouver dans ce retranchement la meilleure manière d’élaborer des

langages nouveaux recréant de nouveaux contextes énonciatifs. Et tout cela, parce que

la littérature francophone s’est dotée d’un nouveau souffle pour décrire l’éclipse des

temps anciens, pour montrer le vide qu’entoure cette éclipse sans en trahir la force

destructrice. Une destruction que les critiques et romanciers désignent sous des

appellations encore plus significatives : violence, folie, anomie, mort, silence, errance,

etc. Alain Mabanckou peut ainsi librement souligner « que l’heure était désormais à

l’écrit parce que c’est ce qui reste, la parole c’est de la fumée noire610 ». Dans cette

mesure, il n’est plus étonnant de rencontrer de nouvelles configurations énonciatives, à

la fois protéiforme et irréproductibles. Les langages qui en découlent tentent soit de

nommer soit de saisir une expérience à la vérité sans figure, qui impose du dehors le

vide dont elle procède. Langages qui, en outre, dénoncent la rupture du temps, et aussi

610 Mabanckou (A), Verre Cassé, Paris, Seuil, 2005, p.11.

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de l’infinité du temps dont ils décrivent, dénoncent la capture de l’être qui les révèle

dans l’expérience insensée de l’Afrique d’aujourd’hui.

Dans ce constat établi, le texte de Sami Tchak nous propose une voix pour

réétudier les littératures africaines. L’auteur togolais, comme son compatriote Kossi

Efoui611, s’est mis en rupture radicale avec les précédentes écritures et même avec les

contemporains que nous avons retenus pour notre travail. Chez lui, le texte s’est

présenté en totale décomposition. Une sorte d’écriture qui « désautomatise le

langage612» africain en ce que la présence de la tradition est « immédiatement

dérobée613», une écriture renfermée sur elle-même, participant d’une désafricanisation

de l’écriture et possibilisant un effacement absolu de l’élément culturel. Seulement ce

goût de la rupture orchestré par l’écrivain togolais a été surtout facilité par l’avenue de

la modernité, une modernité qui a, le plus souvent, entraîné avec elle un discrédit sur les

traditions africaines. Par ailleurs, le chemin tracé par Sami Tchak peut aussi tendre vers

une réévaluation de cette modernité qui peut permettre de redécouvrir une littérature

nouvelle. Une nouvelle littérature africaine, non pas pour retrouver forcement les

croyances et les valeurs traditionnelles, mais laisser croire que nous ne sommes pas

maîtres du monde, que nous sommes faits pour la mort et qu’une écriture du non-

contenu, le vide dans lequel on pourrait être plongé ne peut pas expliquer ou donner

sens à l’homme africain. Le vide apparaîtrait à ce niveau donc comme une fuite en

avant du problème que pose la question de l’identité ou des Pouvoirs traditionnels.

611 Efoui (K), La Polka, Seuil, 1998. 612 Eco (U), La structure absente, op.cit, p.140. 613 Dérrida (J), L’écriture de la différence, Paris, Seuil, 1967, p.390.

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Il reste tout de même que l’exemple de Sami Tchak, de Tchakoura Sadamba de

son vrai nom, se veut salutaire parce qu’il peut constituer une tentative de réponse au cri

formulé par Nora-Alexandra Kazi-Tani au moment de conclure son ouvrage sur le

roman africain : « Où va le roman africain de langue française614» ?

C’est en ces termes qu’elle prophétisait déjà les soubresauts qu’on observe dans

l’espace littéraire d’Afrique noire francophone d’aujourd’hui. Il y a de quoi

s’interroger. Car de plus en plus, avec la perte des valeurs identitaires, avec la fuite des

écrivains africains vers l’Europe, donc avec une déterritorialisation de l’espace de

création, on va aboutir à l’effacement du matériau culturel. L’entrée de la littérature

francophone dans sa quatrième phase de l’histoire, celle de l’écriture du vide, parce

qu’elle viserait à évider le Savoir africain, ne sera pas alors sans conséquences

majeures. On peut supposer qu’elle sera à nouveau jalonnée de crises, puisque affrontée

à son vide, à sa déculturation, à la perte de toute identité spécifique. Dans cette anomie,

la littérature africaine noire francophone sera sans doute tentée de retrouver des racines,

de se reposer les questions du Savoir et des Pouvoirs traditionnels.

614 Kazi-Tani (N-A), op.cit, p.299.

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PIECES ANNEXES

(Appréciation para-textuelle des romans)

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1. « En attendant le vote des bêtes sauvages » de Ahmadou Kourouma

« En attendant le vote des bêtes sauvages » est une œuvre de trois cent cinquante

neuf pages (359) subdivisés en six veillées. En fait, le roman en lui-même décrit le

parcours du dictateur dans ses aventures scabreuses et macabres durant son règne sans

partage sur le territoire des Ébènes. Le dictateur se retrouve en perte de pouvoir, parce

qu’il n’est plus en possession des objets magiques qui lui permettent d’exercer sans le

moindre souci. Or, pour réacquérir ces objets, il doit retrouver sa mère et son marabout

Bokano qui ont disparu suite au mouvement de révolte qui s’en est suivie dans la

région. La prédilection faite par les deux protagonistes cités était que s’il leur arrivait à

disparaître, il faut que Koyaga se fasse dire son donsomana par un spécialiste de la

parole traditionnelle. Mais Bingo, accompagné de son répondeur, ne chante plus les

mérites du chef comme cela aurait du se faire, il procède plutôt à une mise à nu de

Koyaga, qui n’a rien d’autre à faire qu’écouter, car sa vie en dépend. Tour à tour, Bingo

explique les conditions mystérieuses de la naissance de l’enfant, un enfant rattrapé par

des actes barbares qui donnent un signe fort à son personnage : il tue les animaux et leur

fait avaler leur queue en signe de victoire et de puissance au point que les animaux

fuiront loin du village. Ensuite, le griot ressasse tous les crimes sur les personnes de la

république des Ébènes, du président Maclédio et tous ceux qui n’adhéraient pas à son

parti. Enfin, le griot chanteur termine sur les pratiques magiques qui ont soutenu le chef

durant son exercice politique : les relations incestueuses avec sa mère et l’utilisation de

Bokano pour lui prédire le futur.

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En lisant ce texte, on découvre en fin de compte que l’auteur a voulu faire de

l’histoire de Koyaga un conte. Ce désir est justifié par les figures de l’oralité et des

conditions de profération. De même, le texte se décline comme une longue initiation de

Koyaga à sa propre histoire, un moyen direct d’inviter le dictateur à prendre conscience

de ses actes.

2. « L’Initié » de Olympe-Bhêly Quenum

Cette œuvre est une réédition de celle publiée en 1979. Elle a été revue dans le

fond comme dans la forme, et le nombre de page peut le justifier en ce qui concerne la

forme. L’ouvrage de 2001, par rapport à celui de 1979, passe pratiquement au double en

ce qui concerne le nombre de pages. Par ailleurs, il s’agit d’une re-écriture de

l’initiation. Dans le roman du béninois, l’initiation est relue à travers les actes et le

discours de Kofi-Marc Tingo. En effet, de retour au pays Djên Kêdjê, le protagoniste se

met à soigner et à combattre les sorciers du village grâce au pouvoir que lui avait

transmis son oncle Atchê. Pour ce faire, il va ouvrir un centre médical dans lequel il va

soigner ses malades. Ce processus de guérison se fera à l’aide de la médecine moderne

et traditionnelle. C’est aussi grâce à son Savoir qu’il va mettre fin au règne de Djessou,

considéré comme la grande figure du Mal, parce qu’il avait le pouvoir de réduire les

gens à l’image de ce qu’il voulait si ces derniers n’accédaient pas à ses désirs. Avec la

complicité de ses camarades de la nouvelle génération, Kofi-Marc Tingo réussit à

impulser une nouvelle dynamique dans la région. Il parvient

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non seulement à mettre en place un nouveau savoir qui prend en compte toutes les

valeurs, mais en plus, et dans une région où les valeurs traditionnelles sont encore

fortement encrées dans les consciences des gens, il arrive à convaincre les plus

sceptiques à faire faire consulter leur femme dans son hôpital.

Incontestablement, l’œuvre d’Olympe-Bhêly Quenum s’inscrit dans cette

dynamique nouvelle des écritures africaines. Son écriture revisite et propose une voie

narrative qui permet de mettre en place une sémiosphère moderne en considérant

valablement celle déjà existante. A partir du parcourt de Kofi-Marc Tingo, on est face à

une philosophie existentielle qui subsume les nouvelles valeurs de la vie, celles qui

devraient maintenant guider les pas des nouvelles générations africaines.

3. « Le cri que tu pousses ne réveillera personne » de Gaston-Paul Effa

Ici aussi, le cri formulé par le camerounais est évocateur. L’auteur interpelle le

lecteur et la société africaine sur la nécessité de passer à de nouvelles valeurs basées sur

une autre configuration sociale. C’est la société dirigée par des jeunes comme Doumé,

doté d’un savoir occidental et d’un pouvoir traditionnel valorisé par son statut de

jumeau. Dans la passation de pouvoir qui se dessine dans l’œuvre de Gaston-Paul Effa

entre les vieux et les jeunes, il y a tout de même cette traditionnelle lutte entre la

modernité et la tradition. Car si Makaya fait figure de proue du village, parce qu’il est

le seul capable de sortir les Hommes Intègres de ses turpitudes, il le montre vaincu par

les symboles venus avec la modernité.

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En effet, suite à son séjour en prison, il perd son pouvoir sur les choses

mystiques au point qu’il n’arrive plus à soulever le sac de fétiches. Symboliquement, la

mort de Makaya qui s’en suivit aurait pu signifier la mort de la tradition et des valeurs.

Mais, Gaston-Paul Effa parvient à introduire un équilibre puisqu’il place Doumé

comme l’héritier et chargé de la continuité des valeurs et du pouvoir des anciens.

Gaston-Paul Effa n’est pas un révolutionnaire en soit, de même qu’il ne

s’autorise pas de chanter clairement les valeurs de la tradition et de la société africaine.

Ce roman a aussi le mérite de nous donner une vision moderne de l’initiation. Si

traditionnellement, elle était réservée à un groupe, à un clan ou à une communauté,

l’auteur nous dit qu’elle n’a plus de frontières puisqu’il l’ouvre à Weber, le jeune

strasbourgeois. C’est cette ouverture que lui-même entend dans son texte par une

« humanité mêlée ». Volonté de plaire ou désir d’ouvrir le Savoir africain aux autres,

l’auteur oscille son écriture entre la quête des origines et son nouvel espace social qui,

désormais, donne un élan particulier à son écriture.

4. « Au bout du silence » de Laurent Owondo

Première œuvre majeure de ce professeur d’anglais, le récit tourne autour de la

quête du personnage Anka qui désir avoir les yeux de son grand-père, les yeux qui

voient derrière toutes les choses. En somme, il veut s’initier au savoir qui donne la vie.

Toute la trame se focalise sur le rapport de l’aïeul Rèdiwa, chargé de transmettre

le Savoir qu’il a lui aussi hérité des anciens, et son jeune petit-fils Anka. Mais les deux

protagonistes vont être mis en situation, parfois de dépendance ou de complicité, parfois

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conflictuelle. Car si le long du texte, le grand-père se charge le plus souvent de protéger

le petit-fils contre les foudres de la mère, ou ils se mettent ensemble pour se dire des

petits secrets, il arrivera une incompréhension sur la façon dont se déroule l’initiation

du fils unique de Kota. Si l’écriture ne révèle pas directement le phénomène initiatique,

celui-ci se lit à travers l’action et les gestes, les questions de l’enfant envers le

patriarche de la tradition. Mais parler de l’initiation, c’est d’une manière ou d’une autre

parler de l’axe du secret. Et Anka va le subir durant tout son parcourt narratif, puisque

le grand-père, sensé lui inoculer le savoir ésotérique meurt à un moment où il estimait

que le jeune n’était pas encore prêt. Anka obtiendra son salut et son statut de véritable

initié que par l’intermédiaire de Ombre, fille du ciel, et qui deviendra par la suite sa

femme. Quoi qu’il en soit, l’enfant qui, dès le départ du texte était en situation de

manque, parce que non initié, se retrouvera à la fin du récit comblé, en conjonction avec

l’objet de sa quête.

5. « Le Bruit de l’Héritage » de Jean Divassa Nyama

Pour comprendre le « Bruit de l’Héritage », il faut repartir aux sources des

écritures de l’auteur qui ont précédé cette œuvre. Car, le titre de l’oeuvre reprend

clairement le thème de l’héritage qu’il avait déjà posé dans son roman précédent (nous

faisons allusion à « La Vocation de dignité ») au moment de la mort d’Agwona.

De même, les termes d’une mort annoncée du village Muile étaient lisibles à

travers la parole prophétique d’un ancien de l’église lorsqu’il soulignait que « Muile est

puni ». Cet effet d’annonce fait désormais partie du principe de créativité de l’auteur,

d’autant que les personnages, l’espace, ou les faits antérieurs déterminent la logique

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syntaxique et narrative des romans suivants. A propos des personnages, Oncle Mâ qui

fait office de figure du pouvoir dans le récit est l’objet du titre de son premier roman.

En ce qui est de la situation narrative proprement dit, le texte s’ouvre sur une

crise entre les habitants de Muile et le pouvoir administratif. En fait, il y a un projet

d’agrandissement de l’agglomération par la construction d’une nouvelle piste

d’atterrissage, et c’est le site de Muile qui a été choisi. Pour faire passer facilement son

projet, le gouvernement copte Muviosi, enfant du village. Par ailleurs, ce qui justifiera

plus tard le titre de l’œuvre, le récit s’attardera encore sur d’autres conflits : celui qui

opposera d’abord Mulossi à Bouka, parce que celui-ci avait hérité des fusils de son

oncle. Et puis, il y a celui qui oppose Muyendi, avocat et fils biologique de Kassa, à

Geoffroy, docteur du village et fils spirituel du même Kassa.

Il s’avère que toute la narration de Jean Divassa Nyama se focalise sur un désir

partagé, ce qui entraîne et explique les conflits permanents qu’il y a dans le texte. Si le

roman procède parfois par contestation du principe traditionnel de la transmission par

lignage de la parole, le thème de la sorcellerie est celui qui est le plus évoqué dans son

roman. Par ailleurs, la profonde analyse de Divassa Nyama sur

la sorcellerie et les croyances marque la complexité que pose encore la question des

pouvoirs et des savoirs hérités de la tradition. Son roman fait découvrir une fois de plus

les problèmes rencontrés quotidiennement lorsqu’il faut traiter de l’héritage ou quand il

faut faire face à des évènements parfois scientifiquement inexplicables. Loin de poser à

nouveau le problème entre la tradition et la modernité, même s’il peut constituer un

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champ d’investigation, l’œuvre de Jean Divassa Nyama joint le pessimisme à l’espoir

pour traduire l’incertitude sociale qui frappe toujours son univers.

6. « La fête des masques » de Sami Tchak

Tout commence à 10h05 lorsque Carlos sort de son hôtel pour se rendre à son

rendez-vous chez Alberta. Dans la rue, il croise Antonio, fils d’Alberta et dont il ignore

la relation qui les lie, lancé dans son errance quotidienne. Ayant retrouvé sa maîtresse,

et emporté par la passion sexuelle, soutenue par une promesse qu’il s’était faite, celle de

tuer une femme, il la tue. De retour le soir, Antonio le trouve allongé près du corps de

sa mère. De manière surréaliste, le jeune orphelin lui demande de l’attendre le temps

d’aller se procurer une machette chez un commerçant de la place afin de le tuer à son

tour. Carlos s’exécute, parce qu’il voulait aussi mourir, puis aide Antonio à transporter

plus tard le corps de sa mère à la lagune des morts. Finalement, Antonio se prend à

plusieurs coups de machette pour décapiter Carlos, puis pousse son corps dans la

lagune.

Outre certains passages tragiques qui caractérisent le récit, l’auteur replonge de

temps en temps le lecteur dans les souvenirs de Carlos qui deviennent comme une sorte

d’aveu à Antonio. Celui-là a connu une vie marquée par des désirs multiples. Envieux

de sa sœur Carla qui baignait dans les délices du pouvoir, il se voulait être son double

pour intégrer le milieu du pouvoir. Dans son travestissement, il est vite apprécié du

capitaine Gustavo même si par la fin il découvrira le manège. La détermination de

Carlos est justifiée par le fait qu’il se sentait inutile face à un père qui le traitait de tous

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les noms. L’auteur fait une grande part au sexe féminin par le biais d’un éloge du con.

A l’aide de son pouvoir sexuel, Carla va se faire les grands dignitaires du pouvoir. Et si

elle est la cause de la mort de ces hommes, elle est aussi celle qui éloignera son père de

la famille, le poussant indirectement dans les bras d’une autre femme que sa mère, du

fait que son pouvoir de chef de famille était désormais contesté par le pouvoir matériel

et financier de sa fille.

Le texte de Sami Tchak ne séduit pas pour les thèmes qu’il traite, mais plutôt par

la manière dont les personnages acceptent le destin qu’ils se sont au préalable fixé.

7. « La carte d’identité » de Jean-Marie Adiaffi

Mélédouman, prince du royaume de Bettié, héritier de ses ancêtres, est arrêté par

le commandant Lapine dit Kakatika et représentant de l’ordre colonial. Le texte va par

la suite évoluer dans une sorte de quiproquo entre le prince et le commandant. Car si

pour le premier il n’y a pas de raison de présenter une

quelconque carte, parce qu’il est lui-même l’identité de sa personne et de sa contrée,

pour le second, Mélédouman doit se soumettre comme les autres sujets du village à

l’ordre colonial. Par ailleurs, à travers le jeu de la carte d’identité autour de laquelle

s’articule le récit, il y a une sorte de lutte entre le pouvoir traditionnel et le pouvoir

politique occidental. Cette lutte entre les deux communautés, africaine et européenne, se

traduit aussi à travers l’action de Ablé, la prêtresse traditionnelle, et le chef de l’église

du village.

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Au bout d’une semaine de torture, Mélédouman accepte d’aller à la recherche de

sa carte. A travers son errance, il sera toujours salué et considéré avec respect, parce

que pour son peuple, il demeure la figure incontestable. A la fin du délai fixé par le

commandant à Mélédouman pour retrouver sa carte, il revient à la brigade où, à sa

grande surprise, il est accueilli avec des honneurs. Le motif de ce nouveau quiproquo

est que Kakatika voulait bien se rassurer que la carte retrouvée par son agent était bien

celle du prince, il devait prouver qu’il l’avait belle et bien perdue, et cela, par la quête

qui suivit son arrestation.

8. « La vie et demie » de Sony Labou Tansi

Le récit s’ouvre par une scène macabre, car le dîner du jour avait pour menu les

fragments du corps de Martial, l’inconditionnel opposant au régime. Si la scène peut

choquer par ses pratiques, elle est d’abord le signe de la lassitude du Guide

Providentiel, et une manière de celui-ci de se débarrasser définitivement de son

ennemi. Mais cela ne suffira pas, car le Guide devrait faire maintenant face au fantôme

du présumé tué. Dès lors, le dictateur appelle un cartomancien pour lui suggérer une

façon de lutter contre le fantôme de Martial, et pour lui prédire l’avenir de tout ce qu’il

devait entreprendre. Cette inspiration d’ordre magique pour asseoir son pouvoir sera

complétée par une boulimie sexuelle. Car se dit-il, c’est la seule manière d’être

inatteignable.

Si le texte est perçu généralement sous son angle politique, « La Vie et Demie »

est aussi le lieu d’une tentative de réappropriation des valeurs traditionnelles. En ce sens

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que tous les chefs qui se succèderont au pouvoir évolueront sur la base des principes

traditionnels, parce que ces principes laissent une grande marge de manœuvre pour

lutter contre toutes les intempéries que suscite le pouvoir moderne

BIBLIOGRAPHIE

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I- Corpus d’étude

1- Adiaffi (J-M), La carte d’identité, Éditions Hatier, éd.2002.

2- Bhêly-Quenum (O), L’Initié, Paris, Présence Africaine, éd.2003.

3- Divassa Nyama (J), Le Bruit de l’Héritage, Libreville, Ndzé, 2001.

4- Effa (G-P), Le cri que tu pousses ne réveillera personne, Paris, Gallimard,

2000.

5- Kourouma (A), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.

6- Labou Tansi (S), La Vie et Demie, Paris, Seuil, 1979.

7- Owondo (L), Au bout du silence, Paris, Hatier, éd.2001.

8- Tchak (S), La fête des masques, Paris, Gallimard, 2004.

II- Autres romans cités de nos auteurs

1- Bhêly-Quenum (O), Le chant du Lac, Paris, Présence Africaine, 1965.

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2- Bhêly–Quenum (O), Liaison d’un été, Paris, Sagerep, 1968.

3- Bhêly-Quenum (O), Un piège sans fin, Paris, Présence Africaine, 1985.

4- Bhêly-Quenum (O), As-tu vu Kokolie ? Bénin, Phoenix Afrique, 1993.

5- Divassa Nyama (J), La vocation de Dignité, Libreville, Ndzé, 1997.

6- Kourouma (A), Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004.

7- Kourouma (A), Monnè, Outrage et Défi, Paris, Seuil, 1990.

8- Tchak (S), Hermina, Paris, Gallimard, 2003.

I- Textes narratifs africains d’expression française

utilisés dans le travail

A- Romans

1- Ananou (D), Le fils du fétiche, Paris, N.E.L, 1955.

2- Achebe ©, Le monde s’effondre, Paris, Présence Africaine, 1972.

3- Badian (S), Noces sacrées, Paris, Présence Africaine, 1977.

4- Dongala (E), Jazz et vin de palme, Paris, Le serpent à plumes, 1996.

5- Diome (F), Le ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003.

6- Diop (B.B), Le temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981.

7- Ebodé (E), La Transmission, Paris, L’Harmattan, 2003.

8- Hama (B), Le Double d’Hier rencontre demain, Paris, U.G.E, 1973.

9- Hazoumé (P), Doguicimi, Paris, Larose, 1938.

10- Laye ©, L’enfant Noir, Paris, Plon, 1953.

11- Lopès, (H), Le pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982.

12- Mabanckou (A), Verre Cassé, Paris, Seuil, 2005.

13- Mimouni ®, Une peine à vivre, Paris, Stock, 1995.

14- Mintsa (J), Histoire d’Awu, Paris, Gallimard, 2000.

15- Ngal (M.à.M.), Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris,

Coll. Monde noir poche, 1984.

16- Obiang (L), L’enfant des Masques, Libreville, Ndzé, 2001.

17- Socé (O), Karim, Paris, Nouvelles éd. Latines, 1948.

18- Sow Fall (A), La grève des Battu, Dakar, N.E.A, 1979.

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19- Yaou ®, Aihui Anka, Abidjan, N.E.A, 1988.

II- Ouvrages critiques, théoriques, études critiques et

articles consacrés à la littérature africaine

B- Ouvrages théoriques et études critiques

1- Anozié (S), Sociologie du roman africain, Paris, Aubier, 1970.

2- Bokiba (A), Ecriture et identité dans la littérature, Paris, L’Harmattan,

1998.

3- Borgomano (M), Ahmadou Kourouma, Paris, L’Harmattan, 1998.

4- Bidima (J-G), L’art négro-africain, Paris, P.U.F, 1997.

5- Cazenave (O), Femmes rebelles : naissance d’un nouveau roman africain,

Paris, L’Harmattan, 1996.

6- Chevrier (J), Littérature nègre, Paris, Armand Collin, 1974.

7- Chevrier (J), L’arbre à palabres, Paris, Hatier, éd.2005.

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2- Bayart (J-F), L’Etat en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

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5- Griaule (G-C), Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, Paris,

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8- Jamin (J), Les lois du silence, essai sur la fonction sociale du secret, Paris,

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19- Zahan (D), Religions, spiritualités et pensées africaines, Paris, Payot, 1970.

D- Articles, mémoires et thèses consacrés aux études africaines

1- Bayili (B), « Religion, Droit et Pouvoir chez les Lyelæ du Burkina Faso »,

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2- Bertrand (Eve), « Archétypes et mythes dans l’imaginaire de Sony Labou

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3- Bisanswa (J), « Jeux de miroirs : Kourouma l’interprète » in Présence

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4- Carré (N), « Entre désir et raison, le choix des comportements » in

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5- Chemla (Y), « En attendant le vote des bêtes sauvages ou le donsomana »,

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6- Chevrier (J), « Littérature africaine » in « Notre Librairie », n°144, juin,

2001.

7- Chevrier (J), Notre Librairie, n°146, 2001.

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9- Diop (P-S), « Le pays d’origine comme espace de création littéraire » in

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10- Diop (P-S), « L’œuvre naissante de Gaston-Paul Effa : une certaine idée du

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11- Echemin (K), « De l’oralité dans le roman africain », « Revue Peuples noirs,

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12- Emejulu (J), « Théorèmes temporels : principe de qualification et validation

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13- Grassin (J- M), « La littérature africaine comparée : tradition et modernité »,

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14- Godard ®, Pour une lecture du roman Au bout du silence de Laurent

Owondo, Sainte dualité dans Au bout du silence », « L’Afrique littéraire »,

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15- Lozès (G), « Initiation et ésotérisme dans le roman d’Olympe-Bhêly

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16- Mamby (S), « Les gens de caste Nyama Kala au Soudan français », « Notes

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17- Mélone (T), « Critique littéraire et problèmes du langage », « Présence

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18- Mercier ®, « Préliminaires d’une analyse » in « Littérature d’expression

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19- Mongo-Mboussa (B), « La transmission : pères et figures tutélaires », Notre

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20- Monsard (P), « Les aspects de l’oralité africaine traditionnelles et son

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21- Moupoumbou ©, « La représentation de la mort dans le roman négro-

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24- Samassa (K), « Traditions culturelles et pouvoir dans le roman (1958-

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25- Sanvée (M-R), « Mythe et création littéraire : lecture mythocritique de Au

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26- Séwanou Dabla (J-J), « Sami Tchak, l’identité en question », Notre

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27- Umeh (A-O), « Le vieillard et l’usage de la parole dans le roman africain

noir d’expression française », « L’Afrique littéraire », n°57, 1980.

III- Théories et méthodes : narratologie, énonciation du

discours, styles, écritures, langage

E- Ouvrages théoriques et essais

1- Bachelard (G), L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942.

2- Blanchot (M), L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.

3- Blanchot (M), Une voie venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002.

4- Blanchot (M), De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981.

5- Barthes ®, Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984.

6- Barthes ®, Introduction à l’analyse structurale des récits, Paris, Seuil, 1966,

178p.

7- Barthes ®, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953.

8- Barthes ®, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964.

9- Barthes ®, L’aventure sémiologique, Paris, seuil, 1985.

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10- Bataille (G), La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1955.

11- Bertrand (D), Précis de sémiotique littéraire, Nathan, 1995.

12- Collectif, Les figures du pouvoir, Nancy, P.U.N, 1994.

13- Courtès (J), Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris,

Hachette, 1976.

14- Dallenbäch ©, Le récit spéculaire, Paris, éd. du seuil, coll. « Poétique »,

1977.

15- Dérrida (J), L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.

16- Dumoulié ©, Cet obscur objet du désir, Paris, L’Harmattan, 1995.

17- Durand (G), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod,

11édition, 1992.

18- Eco (U), L’œuvre Ouverte, Paris, Seuil, 1965.

19- Eco (U), La structure absente : introduction à la sémiotique narrative,

Mercure de France, 1972

20- Eco (U), Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.

21- Fontanier (J), Les figures du discours, Flammarion, 1977.

22- Frazer (J), Le rameau d’or, Paris, Laffont, 1981.

23- Foucault (M), Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

24- Gardes-Tamine (J), Hubert (M-C), Dictionnaire de critique littéraire, Paris,

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25- Genette (G), Figures I, Paris, Seuil, 1966.

26- Genette (G), Figures II, Paris, Seuil, 1969.

27- Genette (G), Figures III, Paris, Seuil, 1972

28- Greimas (A-J), Sémantique structurale, Paris, Librairie Brousse, 1966.

29- Greimas (A-J) Du Sens II, Paris, seuil, 1983.

30- Girard ®, Le bouc émissaire, Paris, Grasset & Fasquelle, 1982.

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32- Glissant (E), Poétique de la relation, Paris, Gallimard, Coll. N.R.F, 1990.

33- Goldmann (L), Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

34- Goldmann (L), Le Dieu caché, Paris, Gallimard, coll. »tel », 1959.

35- Grossman (E), Artaud/Joyce le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996.

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53- Ricardou (A), Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1973-1970.

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58- Simon ©, La fiction mot à mot. Nouveau roman ; hier, aujourd’hui,

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61- Todorov (T), Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, seuil, 1981.

62- Vattimo (G), La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987.

F- Psychanalyse et littéraire

1- Anzieu (D), Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.

2- Freud (S), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.

3- Freud (S), L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985.

4- Jung (C-G), Métamorphose et symbole de la libido, Paris, 1932.

5- Lacan (L), Séminaires III, 1955-1956.

G- Mythes, mythologies, mythocritique et sacrés

1- Albouy (P), Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, 1969.

2- Brunel (P), Mythocritique : théorie et parcours, Paris, P.U.F, 1992.

3- Caillois ®, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938.

4- Chauvin (D), Siganos (A), Walter (P), Questions de mythocritique, éditions

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5- Eliade (M), Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1981.

6- Eliade (M), Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957.

7- Eliade (M), Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, éd. française, 1965.

8- Eliade (M), Traité d’histoire de religions, Paris, Payot, 1949.

9- Vernant (J-P), Mythes et tragédies dans la Grèce ancienne, Paris, 1973.

10- Vierne (S), Rite, roman, initiation, P.U.G, 1973.

11- Trousson ®, Thèmes et mythes, éditions de l’université de Bruxelles, 1981.

H- Anthropologie et sociologie

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1- Brubaker ®, Actes de la recherche en sciences sociales n°139. L’exception

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3- Lévi-Strauss ©, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 et 1974.

5- Thomas (L-V), Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.

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357

INDEX

I- Index des noms propres des auteurs

A

Achebe ©, 8, 217,

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358

Adiaffi (J-M), 21, 122, 127, 129, 126, 160, 161, 191, 192, 213, 224, 225, 252,

254, 308

Albouy (P), 115

Ananou (D), 80

Anozié (S), 292

Anzieu (D), 29, 162

B

Bâ (A-H), 237, 238

Bachelard (G), 99

Badian (S), 25

Blanchot (M), 16, 87

Barthes ®, 27, 29, 30, 136, 137, 138, 149, 182

Bataille (G), 28

Bayard (J-F), 234, 303, 304

Bayili (B), 20

Beckett (S), 165

Bhêly-Quenum (O), 8, 21, 55, 56, 58, 60, 61, 63, 79, 82, 99, 107, 126, 128, 140,

143, 146, 246, 262, 269, 270, 271, 272, 278, 280,

Bertrand (D), 119, 145

Bisanswa (J), 39, 114

Bidima (J-G), 257

Biyogo (G), 88

Bokiba (A), 167, 212

Borgomano (M), 75, 237

Brubaker ®, 340

Brunel (P), 115

Butor (M), 166

C

Caillois ®, 116, 332

Carré (N), 326

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359

Cauvin (J), 217

Cazenave (O), 180

Chemain ®, 61, 330, 331, 335

Chemla (Y), 75

Chevrier (J), 69, 71, 98, 116, 205, 238,

Chimot (J-P), 111

Claudon (M), 24

Cornaton (M), 319

Courtès (J), 118, 189, 309

D

Dabla Séwanou (J-J), 327

Dallenbäch ©, 189

De Rosny (E), 251, 265

Dehon (C-L), 174

Derrida (J), 345

Devésa (J-M), 325

Dongala (E), 8

Diome (F), 48

Diop (B.B), 233, 282

Diop (P-S), 146, 154, 209

Dirkx (P), 9

Divassa Nyama (J), 21, 99, 157, 181, 208, 209, 214, 226, 227, 250, 252, 255,

256, 259, 266, 268, 275, 277, 309

Duchet ©, 306

Dumoulié ©, 321, 322

Durand (G), 72

Durand (J-F), 85

E

Ebodé (E), 75

Echemin (K), 215, 345

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360

Eco (U), 34, 133, 176

Effa (G-P), 21, 64, 69, 70, 71, 87, 91, 97, 102, 105, 109, 113, 119, 121, 123,

145, 148, 149, 152, 153, 171, 187, 193, 248, 279, 306, 309

Efoui (K), 344

Eliade (M), 50, 51, 64, 67, 77, 90, 91, 106, 109, 159

Emejulu (J),

Erny (P), 83

Escarpit ®, 303

F

Fontanille (J), 292

Foucault (M), 135, 341

Frazer (J), 25

Freud (S), 101, 320, 323, 325

G

Gardes-Tamine & Hubert, 174

Garnier (X), 16, 254, 258, 261

Gbanou (K), 75

Genette (G), 16, 167, 183

Girard ®, 92, 267, 298

Goldmann (L), 60

Grossman (E), 9, 162

Greimas (A-J), 155

Griaule (G-C), 72

Griaule (M), 68, 307

Gusdorf (G), 74

H

Hama (B), 98

Hamon (P), 183

Hazoumé (P), 19

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361

Houis (M), 212, 237

J

Jackson (J-E), 324

Jamin (J), 46, 47

Jourde (P), 94, 219, 293, 297

Jung (C-G), 72

K

Kafka (F), 166

Kane (M), 20, 23, 209

Kazi-Tani (N-A), 34, 198, 200, 345

Kerbrat (M-C), 305

Koné (A), 201

Kourouma (A), 20, 73, 74, 76, 77, 84, 89, 92, 94, 173, 174, 175, 181, 200, 201,

204, 211, 212, 216, 219, 238, 241, 242, 245, 286, 287, 288, 289, 300, 302, 304,

309, 311, 315, 319, 320, 321, 323

Kouvouama (A), 338,340

L

Lacan (J), 190, 304, 332

Labou Tansi (S), 11, 21, 110, 112, 113, 206, 207, 208, 283, 284, 285, 290, 294,

296, 297, 298, 312, 3313, 314, 324, 325, 330, 331, 322, 333, 334, 335

Laburthe-Tolra (P), 251, 265

Laye ©, 26, 237, 244

Lecercle (J-J), 147, 173

Le Gall (D), 299

Lévi-Strauss ©, 117, 267

Lopès, (H), 26, 282

Lotman (Y), 10, 16, 45, 204, 210, 260, 316, 327

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362

Lozès (G), 57

M

Mabanckou (A), 344

Makouta-Mboukou (J-P), 79, 81, 110, 265

Malanda (A-S), 341

Maran ®, 8

Malinowski (B), 78, 249, 252

Mamby (S), 243

Maingueneau (D), 34

Mappa (S), 234, 247, 249, 251, 252, 264, 284, 290, 304

Mbanga (A), 113, 303

Mélone (T), 18

Mercier ®, 291

Meschonnic (H), 14, 138

Midiohouan (G-O), 292

Mikolo (K), 289

Mimouni ®, 324

Mintsa (J), 266, 307

Molino (J), 14, 181, 195

Mongo-Mboussa (B), 20, 275

Monsard (P), 239, 298

Moupoumbou ©, 52, 54

Mouralis (B), 86, 163

Moravia (A), 45

Mudimbe (V-Y), 82

Mukuna (S), 287, 299

N

Ndemby-Mamfoumby (P), 9

Ndinda (J), 248, 291

Ngal (G), 15, 16, 28, 87, 141

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363

Ngal (M.à.M.), 27, 33, 199, 210, 223

Ngandu Nkashama (P), 15, 16, 39, 111, 197, 203, 204, 242

Ngorwanubusa (J), 97, 106, 311

O

Obiang (L), 44

Ombolo (J-P), 71, 78, 266, 319, 320, 322

Ouloguem (Y), 26, 117, 282

Owondo (L), 21, 42, 46, 49, 50, 52, 53, 78, 82, 85, 95, 98, 99, 100, 102, 103,

104, 106, 122, 151, 16, 168, 176, 185, 248

P

Paicheler (A), 41, 43, 65, 66, 260

Paravy (F), 331

Perec (G), 166

Pharo (P), 262, 284, 313

Propp (V), 179, 203

Psichari (H), 170

Py (B), 125

R

Rabaté (D), 73

Raponda-Walker (A), 26

Ricardou (A), 147, 166

Richard (J-P), 35,

Ricœur (P), 151

Robbe-Grillet (A), 166

S

Sanvée (M-R), 54

Samassa (K), 20, 23

Sarraute (N), 179, 181

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364

Semujanga (J), 205, 209

Siganos (A), 110, 114

Simon ©, 169, 230

Socé (O),

Sollers (P), 8, 19, 291

Sory ©, 29

Susini-Anastopoulos (F), 141

Sow Fall (A), 282

Stamm (A), 48, 71, 246, 318

T

Tchak (S), 21, 164, 177, 178, 179, 189, 190, 307, 326, 327, 328, 329, 331

Thomas (L-V), 108

Todorov (T), 127

Trousson ®, 115, 116

U

Umeh (A-O), 222

V

Vattimo (G), 133

Vernant (J-P),

Vierne (S),

Volet (J-M),

W

Weber (M), 90

Y

Yaou ®, 263

Z

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Zadi-Zaourou, 126

Zahan (D), 43, 45, 72, 223

II- TABLE DES MATIERES

PROPOS LIMINAIRE………………………………………………………………7

INTRODUCTION GENERALE .…………………………………………………..13

0. Historiographie et définition du titre………………………………………. 14

1. Problématique ……………………………………………………………… 17

2. Corpus………………………………………………………………………...30

3. Orientation méthodologique………………………………………………...32

4. Annonce du plan……………………………………………………………. 35

PREMIERE PARTIE. CROYANCES, SPIRITUALITÉS ET POUVOIRS

TRADITIONNELS …………………………………………………………………38

Introduction partielle ………………..………………………………………………39

A/ ÉTUDE DES POUVOIRS TRADITIONNELS SUR LA BASE DES ÉLÉMENTS

CULTURELS……….…………………………………………………41

CHAPITRE I. LE POUVOIR DE LA PAROLE ………………………………….41

1.1. Appréciation de la parole chez L. Owondo............................................41

1.2. O. Bhêly-Quenum : une écriture particulière de l’initiation...................55

2. Validation et vérification théorique de l’initiation …………………….…63

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366

2.1. Lecture et mythe de la parole……………………………………………...69

2.2. Questions et enjeux autour de la parole initiatique……………………….80

CHAPITREII. MYTHES ET ÉCRITURE DU SACRE …………………………..89

2.1. Mythe du pouvoir. Pouvoir des mythes ………………………………....89

2.2. Approche thématique des mythes ………………………………………96

2.2.1 L’eau……………………………………………………………...96

2.2.2 La mort………………………………………………………....101

2.2.3 La forêt………………………………………………………….110

2.3. Appréciation historique et littéraire du mythe………………………… 114

B/ LECTURE DES FIGURES DANS LA CONFIGURATION DU POUVOIR

TRADITIONNEL …………………………………………………………………..118

CHAPITRE III. MODALISATION ET FIGURES DU POUVOIR.............…...118

3.1.La modalité du savoir…………………………………………………... 119

3.2. La modalité du devoir…………………………………………………...121

3.3. La modalité du pouvoir…………...……………………………….........124

3.4. La modalité du croire...………………………………………………….127

Conclusion de la première partie…………………………………………………….131

DEUXIEME PARTIE. ECRITURES ET TRADITIONS DANS LA MODERNITÉ

IMAGINAIRE AFRICAINE..……………………………………134

Introduction partielle………………………………………………………………..135

C/ LE POUVOIR DES MOTS OU LE CHEMINEMENT DE L’ECRITURE ….139

CHAPITRE IV. STRUCTURE ET ANALYSE DES RÉCITS FRANCOPHONES

4.1. « L’initié »……………………………………………………………….139

4.2. « Le cri que tu pousses ne réveillera personne »……………………. …145

4.3. Le bris de la parole poétique………………………………………......149

4.4. Les figures traditionnelles en procès…………………………………..152

4.5. La contestation du récit et la représentation des figures…………….163

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CHAPITREV. LA FONCTION GÉNÉRATRICE DU LANGAGE……………..185

5.1. La logique interne du texte …………………………………………….185

5.2. La mécanique dans les textes francophones……………………………188

D/ INFLUENCE ET APPARENTEMENT DE LA TRADITION DANS LA

CRÉATION ROMANESQUE D’AUJOURD’HUI……………………………….195

CHAPITRE VI. LECTURE DES ROMANS FRANCOPHONES SUR LE MODÈLE

DU CONTE………………………………………………………………197

6.1. Écritures et structures du conte …… ………………………………….197

6.2 Appréciation de l’instance narrative …………………………………....210

CHAPITRE VII. DE L’ORALITÉ A L’ECRITURE …………………………....215

Conclusion de la deuxième partie …………………………………………………...229

TROISIEME PARTIE. LE CONFLIT DES POUVOIRS.……………………….232

Introduction partielle …………………………………………………………….....233

E/ LES FIGURES DU POUVOIR ………………………………………………...236

CHAPITRE VIII. LES FIGURES DU POUVOIR TRADITIONNEL………...236

8.1. Les figures de l’oralité …………………………………………..........236

9.1.1 Les figures du griot…………………………………………….236

9.1.2 L’engagement politique de Bingo.…………………………….243

8.2. Les gardiens de la tradition ……………………………………..........245

8.3. Les sorciers et les ngangas ……………………………………………251

9.3.1 Les sorciers ou les connaisseurs du mal……………………….251

9.3.2 Les ngangas ou guérisseurs……………………………………264

CHAPITRE IX. LA TRANSMISSION ………………………………………......274

9.1. « Le Bruit de l’Héritage »……………………………………………..274

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9.2. Autres écritures de la transmission…………………………………..278

F/ LE ROMAN AFRICAIN CONTEMPORAIN ET LE STATUT DE LA TRADITION

…………………………………………………………………………………………….….281

CHAPITRE X. INFLUENCE DE LA TRADITION AFRICAINE SUR LES NOTIONS DE

POUVOIR ET D’AUTORITE…………………………………………………………281

10.1. Croyances et pratiques dans l’exercice du pouvoir………………….281

10.2. « Du désir mimétique au double monstrueux »……………………....293

10.3. La politique et le sacré ……………………………………………….301

10.4. Les représentations symboliques du pouvoir ……………………….305

10.4.1 Les objets sacrés………………………………………………305

10.4.2 Représentation animale et dépréciation de l’écriture……….310

10.5. Sur le modèle du pouvoir traditionnel……………………………….313

CHAPITRE XI. SEXE ET POUVOIR……………………………………………318

11.1. Sexualité et divinité …………………………………………………..318

11.2. Sexualité et contre-pouvoir …………………………………………..329

Conclusion de la troisième partie ……………………………………………….......337

CONCLUSION GENERALE……………………………………………………... 339

PIECES ANNEXES………………………………………………………………...347

1- « En attendant le vote des bêtes sauvages de Kourouma »..................…...348

2- « L’initié de Olympe Bhêly-Quenum ».………………….…………………349

3- «Le cri que tu pousses ne réveillera personne »……………………………..350

4- « Au bout du silence de Laurent Owondo »..…………………………….... 351

5- « Le Bruit de L’Héritage de Divassa Nyama »..…………………………...352

6- « La fête des masques de Sami Tchak »..……………….…………………...354

7- « La carte d’identité d’Adiaffi »..……………………………………………355

8- « La vie et demie de Sony Labou Tansi »..………………………………….356

BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………….....358

INDEX………..………………...…………………………………………………...371

I- Index des noms propres des auteurs …………………………………………… ..372

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369

II- Table des matières…………………………….. …………………………………380