Economie de La Mort et reproducction sociale

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    conomie de la mort et reproduction sociale au Gabon

    inMama Africa: Hommage Catherine Coquery-Vidrovitch, edited by Odile Goerg etIssiaka Mande (Paris: LHarmattan, 2005), 203-18.

    Florence Bernault*Universit du Wisconsin-Madison

    Les dbats qui font rage autour du sens de la sorcellerie moderne en Afrique, et enparticulier ceux qui s'attachent dterminer si celle-ci signale la re-traditionnalisation dessocits africaines1 ou au contraire leur plonge dlibre dans la modernit2, saccordent ignorer presquentirement la priode coloniale. Tout ce passe comme si l'on opposait, pour lesbesoins de la thorie, une pense sorcire traditionnelle fixe une fois pour toutes et hrite d'unge aussi vague que lointain, une sorcellerie actuelle ne des convulsions de la modernitglobale et marchande. Cet tat de choses s'explique par plusieurs facteurs, le moindre tant quel'emploi mme des vocables de tradition et modernit relve de proccupations communes auxanthropologues et aux politistes, mais fort peu aux historiens. Ceux-ci prfrent parler de

    changements, de continuits ou d'hritages, substantifs forms sur une racine verbale active quiinvite peu aux contrastes htifs et respecte le souci des historiens de comprendre des processusplutt que de dfendre des hypothses.

    Cet essai cherche montrer que loin dtre simplement une rponse indigne3aux effetsdltres du march et de la violence postcoloniale, la sorcellerie moderne en Afrique quatorialea lentement merg au coeur des batailles juridiques et morales amorcs pendant la priodecoloniale. Ce que l'on entend aujourd'hui par sorcellerie ou ftichisme, mots fortement teints parla connotation rductrice et ngative de leur origine coloniale, n'est, pour le cas du Gabon quinous intresse ici, qu'une partie d'un ensemble religieux et sacr qui modelait la plupart desreprsentations mentales et des stratgies sociales et matrielles cultives par chacune des socitslocales. Non seulement nous connaissons encore mal ces univers mentaux, mais la manire dont

    ils changrent durant la priode coloniale reste une vritable terra incognita. Pour encartographier une partie, je mintresserai ici un domaine particulier de la nuit sorcire, celui dela mort.

    * On verra plus loin tout ce que cet essai doit aux travaux de Catherine Coquery-Vidrovitch sur lAfriquequatoriale, et ses constants encouragements sur mon travail. Je tiens galement remercier Odile Goerg

    pour sa lecture patiente et gnreuse.

    1Argument dfendu par Patrick Chabal & Jean-Pascal Daloz,Africa Works. Disorder As PoliticalInstrument(Bloomington, 1999).

    2

    Jean Comaroff & John Comaroff, eds.,Modernity and Its Malcontents(Chicago, 1993); Peter Geschiere,Sorcellerie et politique en Afrique(Paris, 1995) ; Birgit Meyer & Peter Pels, eds.,Magic and Modernity:interfaces of revelation and concealment(Stanford, 2003);Stephen Ellis & Gerrie Ter Haar, Worlds ofPower. Religious Thought and Political Practice in Africa(New York, 2004).

    3Jutilise le mot indigne sans guillemets, non parce que jen ignore lorigine ni le sens pjoratif, maispour rendre compte du statut des sujets dans les tats coloniaux et postcoloniaux. Mieux que le vague etessentialiste Africain, le terme renvoie au rgime historique et politique particulier dans lequel lesexpriences de ces hommes peuvent tre recouvres et interprtes.

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    Les chercheurs qui travaillent aux confins de l'Afrique centrale depuis le dbut desannes 1990 sont confronts la multiplication des morts violentes autant qu celle de laviolence des interprtations qui fleurissent dans les familles et sur les champs de bataille. Lesmeutes de 1990 et le morcellement du systme politique au Gabon, la dstabilisation du Congo-Brazzaville voisin depuis 1992, marqu par un cycle ininterrompu de guerres civiles armes,fournissent un thtre tragique o s'panouissent les explications mystiques. Sur le devant de la

    scne, les leaders politiques les plus en vue nourrissent, de gr ou de force, les rumeurs de crimesmystiques : attaques invisibles, assassinat d'opposants avec mutilation des corps, dvorationpseudo-rituelle d'enfants ou de jeunes femmes, profanation de tombes ennemies et sacres,protection magique des milices armes. A l'arrire-plan, le tout venant se dbat dans les rets d'unesorcellerie domestique tout aussi envahissante, mise en scne et en question chaque deuilfamilial, chaque naufrage individuel, chaque incertitude trop angoissante, chaque cauchemartrop drangeant. Le succs quotidien de lmission Triangle sur Africa no.1 Libreville, o leprofesseur Nguma Dong interprte en direct les rves sorciers de ses auditeurs, en fournit unexemple spectaculaire4.

    Certes, les tudes anthropologiques sur la prolifration moderne de la sorcellerie enAfrique montrent que le discours sorcier n'envahit pas seulement, loin de l, les socits soumises

    des drglements politiques et militaires brutaux. Mais le contexte d'intense dsapprobationpopulaire qui entoure les accusations et rumeurs sorcires au Gabon a le mrite de souligner quede forts ordres moraux collectifs, mme disloqus ou transitoires, perdurent au sein des priodesde dstabilisation. Qui a le pouvoir et le droit de tuer? Pour le profit de qui? Comment punir lecrime?, restent des questions absolument essentielles au sein de la violence la plus erratique enapparence, non seulement parce qu'elles s'efforcent sans cesse d'expliquer et de mettre distancela destruction, rendant ainsi possible la survie de la socit, mais aussi, en aval, parce qu'ellesjustifient et produisent cette violence mme.

    Or ces questions ont une histoire. partir des annes 1880, une partie importante desforces morbides fut dchane par l'entreprise de conqute coloniale, bouleversant la fois lesmanifestations physiques de la mort et l'espace de ses reprsentations mentales. Si, comme l'a

    soutenu Achille Mbemb, la colonisation fut aussi un rgime de production de la mort5, il estmoins sr, comme l'avance Filip de Boeck dans un rcent travail, que le colonialisme se rduise un espace o, du point de vue africain, la mort fut la fois dbride et dsormais impossible situer6. Dcrire la priode coloniale comme un processus de drglement complet du contrle dudeuil, aboutissant linvasion totale de la mort dans le champ social, risque de masquer lesinfinies nuances du processus historique par lequel le travail colonial sur la gestion des crimes,des morts et des sorciers, et les complexes adaptations engages par les savoirs locaux, donnrentnaissance une nouvelle conomie de la mort.

    Au 19me sicle, dans un systme imaginaire qui plaait lide de force(*-gudu)aucoeur des reprsentations vitales et politiques, la sorcellerie (*-dogi, *-kund, *jemba, *-pu-)7

    4Entretien avec Patrice Nguma Dong, Libreville, 15 juillet 2000.

    5Achille Mbemb,La naissance du maquis dans le sud-Cameroun(Paris, 1996), p. 10.

    6Filip de Boeck, Beyond the Grave: History, Memory and Death in Postcolonial Congo/Zare, inRichard Werbner (ed.),Memory and the Postcolony. African Anthropology and the Critique of Power(Londres et New York, 1998), pp. 21-57

    7Racine proto-bantu des termes utiliss dans la rgion.

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    servait, entre autres, expliquer la maladie et la disparition des hommes, comme le dclin de laprosprit sociale. Le terme dconomie est adapt cet imaginaire ancien, qui interprte lareproduction sous le principe dune circulation de forces entre monde spirituel et monde desvivants, et lharmonie collective sous la forme dune rgulation des changes sociaux etspirituels. la fin du 20me sicle, ce principe est demeur au coeur des reprsentations de lamort et de la vie, mais parallllement, ces visions modernes parlent aussi de la difficult plus

    grande rguler lquilibre des dynamiques destructrices et cratrices au bnfique de lareproduction sociale. Daprs moi, trois autres perceptions/pratiques ont survcu la conqutecoloniale: premirement lusage du corps et de ses fragments (cadavre et relique) comme sige etlments constitutifs du pouvoir. Deuximent, la vieille ide du zero sum game8, qui voit lesressources spirituelles et matrielles comme finies, donc leur augmentation dans une partie dumonde comme lie invitablement leur diminution proportionnelle dans le reste de lunivers.En troisime lieu, la permanence du recours la parent --aussi transforme soit-elle dans lecontexte actuel--, dans la gestion du deuil9.

    Mais, dans cette nouvelle conomie de la mort, se sont surimposs des inquitudesindites, dorigine coloniale: dabord le sens de la perte dune large partie du contrle familial etrituel sur les procdures de rglement de la mort, donc de la reproduction sociale. Ensuite, la

    ncessit plus pressante de sortir de la parent pour assurer cette survie, y compris par le recoursau corps des blancs; ncessit qui se double dsormais de lintrusion grandissante et invitable delautre dans la squence funraire, un autre qui est vcu la fois comme tranger et concurrentspirituel intime (le colon, lagent de lEtat, le sorcier malfaisant). Enfin, la criminalisation delensemble du domaine funbre, sur fond de clandestinit et de drgulation, qui accompagne uneperte de confiance considrable dans les savoirs traditionnels et dans la capacit des morts transmettre la vie. En consquence, lconomie de la mort qui structure le champ de lareproduction sociale dans le Gabon daujourdhui, est dsormais une conomie marque par ladpendence lautre, la transgression, et lincertitude ultime de sa capacit assurer la surviefamiliale et sociale.

    Le pouvoir de tuer

    Le premier domaine o lon peut analyser limportance de ces altrations est celui dujudiciaire, o la loi coloniale se chargea de dfinir les limites du droit criminel, celui du droit detuer, et celui du droit de disposer du corps dlinquent. Les cosmologies locales, qui accordaientune importance centrale au corps, cible des enqutes judiciaires comme du recyclage des forcesdestructrices mise en jeu par le crime, ne pouvaient qutre directement menaces par le mlangedattention et de ngligence que portaient celui-ci les rgimes pnaux europens.

    Le systme juridique colonial, paradoxalement, reposait sur le souci de protger la viedes indignes, et pour ce faire, dter aux institutions locales tout moyen de nuire laconservation des individus. Cette proccupation ne relevait pas seulement dun humanitarismebien senti. Au dbut du 20me sicle, dans la colonie du Gabon (partie du Congo franais) voue une conomie coloniale fortement prdatrice et axe sur la cueillette, les autorits europennes

    avaient, outre les impratifs de la soi-disant mission civilisatrice, un souci constant : protger les

    8On reconnatra ici lhypothse formule par Robert W. Harms,River of Wealth, River of Sorrow: theCentral Zaire Basin in the Era of the Slave and Ivory Trade, 1500-1891(New Haven et Londres, 1981).

    9Sur ce point, Joseph Tonda, Deuil et ngotiation des rapports sociaux de sexe au Congo, Cahiersdtudes africaines, 157 (2000), pp. 2-57.

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    mcanismes conomiques de production et de reproduction de la main-d'oeuvre10. Pour s'assurerde la force de travail indigne, la mise en place de techniques de gestion de la vie tait essentielle(recensement, mariage, lutte contre la polygamie, natalit, hygine, etc), mais aussi la matrise dumonopole de la violence lgitime afin de contrler et rglementer les atteintes la vie. Le pouvoirde tuer passa donc aux mains des Blancs, et sinstitua partir de 1903 dans la mise en oeuvre dudroit pnal colonial dans les territoires vaincus. Ds 1910, chaque chef lieu possdait un tribunal

    dit "indigne" prsid par un administrateur europen, assist d'assesseurs indignes, et qui avaitcomptence en toutes matires, criminelle, civile et commerciale concernant les sujets africains11.

    Le recours aux coutumesen matire criminelle ne fut jamais mis en pratique par lestribunaux, car les Europens regardaient les techniques judiciaires des socits du Gabon aumieux comme inadquates et inutiles, au pire comme barbares et criminelles, responsables d' ungaspillage effrn de vies humaines. La circulaire du gouverneur Merlin qui accompagnait l'arrtde 1910, se flicitait ainsi de la disparition d'une justice rudimentaire, caractrise selon lui parl'exercice d'une autorit dvoye (l'arbitraire du chef), l'absence de toute chelle des peines(ingalit des justiciables), la responsabilit collective ou familiale, et le primitivisme desreprsailles (loi du talion)12. Ces "coutumes", dont la simplicit barbare nexistait que dansl'imagination du colonisateur, furent dsormais interdites et rprimes par la loi. Les techniques

    d'enqute et d'investigation passrent dabord sous les fourches caudines : la recherche descoupables l'aide d'preuves consacres (ordalies) ou ladministration du poison dpreuvemboundoupratique dans plusieurs socits du Gabon et dcrite avec horreur par la bibliothquecoloniale, furent assimiles des tentatives dassassinat13. De mme, toute procdure locale quiattentait la conservation immdiate des individus suspects fut recodifie comme acte criminel14.

    Mais surtout la loi coloniale nadmettait pas la faon dont les procdures juridiquesindignes recherchaient la responsabilit et le pouvoir de nuire dans le corps mme des suspects.Cette notion mrite plus ample explication. En Afrique quatoriale, les talents dune personne, ycompris sa capacit nuire, taient perus comme provenant dune substance la fois organiqueet spirituelle (kongo: kindoki, de la racine proto-bantu *-dogi), gnralement situe dans leventre, et venant du ou faisant le lien entre monde des anctres et esprits et monde des

    vivants. Pour la plupart des cosmologies quatoriales, cette substance tait prsente dans chaquepersonne, sa taille et sa force pouvant varier selon les capacits particulires de chacun15. Chez

    10Catherine Coquery-Vidrovitch,Le Congo au temps des grandes companies concessionnaires(1re ed.Paris, La Haye, 1972). Adam Hochschild, King Leopold's Ghost. A Story of Greed, Terror, and Heroismin Colonial Africa (Boston, 1999).

    11Les assesseurs devaient rappeler les lois coutumires, mais navaient pas droit de dcision. Arrt du 12mai 1910 portant rorganisation de la justice en AEF. Journal officiel de lAfrique quatoriale franaise[JOAEF], 15 octobre 1910, pp. 527-552.

    12Circulaire sur le fonctionnement de la justice indigne, gouverneur Merlin, 17 novembre 1910, JOAEF,

    15 dcembre 1910, p. 676.13Le breuvage, extrmement toxique, est fabriqu partir de la fermentation de la racine rpe dunarbuste forestier (Strychnosicaja).

    14Voir le rcit de deux exorcismes chez les Komi par Paul Du Chaillu, Voyages et aventures en Afriquequatoriale, Paris, 1863, pp. 289-90 et 443-48, ou les pages consacres au mboundoupar le marquis deCompigne, L'Afrique quatoriale. Gabonais, Pahouins, Gallois(Paris, 1876), pp. 307-315.

    15La substance sorcire tait aussi appele inyamba(Myene), likundu, dikundu(Masango, Eshira,

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    les innocents, elle restait ltat latent, alors que les puissants pouvaient en prendre conscienceet laugmenter, soit pour leur propre bnfice, soit pour le bien public16. Envisage commelingrdient central de lautorit, la substance sorcire tait la source de la prosprit collectivegre par les tenants du pouvoir. En retour, lchec de la socialisation de cette force et samanipulation goiste par de puissants individus (mme de faon inconsciente), dbouchait sur lamauvaise sorcellerie et la destruction de lharmonie sociale. La mort, la maladie et les

    infortunes tant toujours souponnes de provenir dactes sorciers agressifs, les spcialistes dusacr (nganga, pl. banganga) diagnostiquaient la prsence de la substance anti-sociale la foisdans le corps de la victime et dans celui des suspects par le moyen dordalies et dautopsiesrituelles. Les sources europennes tendent caricaturer ces pratiques sous limage dorgiaquesmassacres dinnocents, alors que la plupart dentre elles ne visaient pas liquider les suspectsmais les convaincre de leurs forfaits, puis les obliger rparation17. De nombreuses techniquesde purification permettaient par exemple aux individus accuss davoir blessunintentionnellement de rentrer dans la communaut18. Mme les sorciers volontairementcoupables pouvaient en gnral compenser les victimes ou leur proches19. Dans le cas extrme deleur excution, la substance sorcire recherche dans les entrailles du cadavre du suspect, pouvaitaussi migrer sous forme dun lzard ou dun insecte que les spcialistes devaient capturer,consciencieusement dtruire (gnralement par le feu), ou recycler des fins bnfiques.

    La composition du pouvoir public aussi bien que personnel reposait donc en grande partiesur la capacit localiser et socialiser les forces sacres prsentes dans le corps des humains,morts ou vivants. Le corps lui-mme ntait pas considr, lencontre des visions mdicales etscientifiques prvalentes en Europe, comme une entit organique et finie, mais comme satur parle sacr, chaque fragment dtach de cet ensemble pouvant fournir sige la personne touteentire et son talent. Des informateurs fang expliquaient ainsi Gnther Tessman en 1913comment toute chose vivante, y compris les hommes, possdait une force qui demeurait touteentire dans chacun de ses fragments20. Ces forces survivaient la mort de la personne, aussilongtemps que les lments matriels dans lesquel elles rsidaient, os et crnes par exemple, nedisparaissaient pas, ce qui claire limportance du culte des reliques familiales dans le Gabon

    Balumbu, Bapunu, Vili), evus, evur, evu, ngwel(Fang),du proto-bantou *-jemba, *-kund et *-pu, ces deuxderniers termes ayant le sens destomac. Jan Vansina, Paths in the Rainforest. Towards a History ofPolitical Tradition in Equatorial Africa(Madison, 1990), pp. 299-300. Pour une description des croyancesmodernes dans levus, voir Philippe Laburthe-Tolra,Initiations et socits secrtes au Cameroun(Paris,1985), pp. 59-121.

    16Dans le cas dun chef dsign, les spcialistes du sacr taient chargs de nourrir la force du candidat.

    17Notes sur Les Mpongous, [Raponda-Walker?], Archives de la Congrgation du St-Esprit [ArchivesCSSP]. 2D60-8-B6.

    18

    Laburthe-Tolra,Initiations, 134-7, Abb Raponda-Walker & Roger Sillans,Riteset croyances despeuples du Gabon(Paris, 1962), p. 100.

    19Chez les Nzabi du sud-Gabon, les amendes pour meurtre (lbumi) et la mise en dpendence du coupbaleou dun des membres de sa famille (dpendent: kodi) pouvaient rparer la dette. Georges Dupr, Un ordreet sa destruction (Paris, 1982), pp. 191-2, 206, 249.

    20Gunther Tessman,Die Pangwe, French traduction in Philippe Laburthe-Tolra & Christiane Falgayrettes-Leveau, Fang(Paris, 1991), p. 240.

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    prcolonial et, la survie, aujourdhui, de la capacit mtonymique des organes corporels vhiculer forces spirituelles et puissance 21.

    Or, la suite de la conqute coloniale, les tribunaux dits indignes barrrent laccs aucorps criminel ainsi qu la recherche de la force sorcire. Ils ne furent autoriss prononcer quetrois sentences lgales : les amendes, l'emprisonnement et la peine de mort 22. Ce dernier

    chtiment dont abus[aient] les coutumes localesselon la circulaire Merlin, devait resterexceptionnel23. Le gouverneur gnral en fixait le mode dexcution, mais les archives rvlentque la plupart se droulrent par fusillade du condamn24. Ces mises mort spectaculaires, o laprsence de notables locaux fut obligatoire jusquen 1939, inaugurrent de nouvelles formes depunition publique qui portaient un coup terrible, non seulement au contrle indigne de laviolence lgitime, mais aussi aux buts moraux poursuivis par les rgles juridiques et lestechniques spirituelles pr-existantes la conqute coloniale25.

    Lanalyse dune de ces excutions mettra en lumire les dynamiques complexes decomptition spirituelle, de dpossession lgale et de confirmation qui sy jourent. Le 14 janvier1931, lofficier franais charg du district de Mouila dans le sud du Gabon, aprs avoir reunotification du gouverneur de la colonie de procder lexcution dun condamn local,

    Maloundou Ma I Biatsi, rdigea le rapport final dcrivant le droulement de la crmonie26. Lesgardes indignes avaient conduit le prisonnier devant un peloton arm. Une fois Maloundouagenouill et attach, le sergent en charge du peloton leva le bras pour donner le signal du feu,pendant que lofficier, assist par un interprte, lisait publiquement la sentence. Puis lofficierdemanda au condamn sil navait aucun souhait formuler. Aprs avoir cout la traduction delinterprte, Maloudou demanda que ses effets, rouls dans sa natte la prison, soient distribus sa famille, lexception de deux pagnes pour lun de ses compagnons de cellule. Probablementencourag par la question de lofficier, il supplia quon lui pardonne, numrant tout ce quilpouvait donner. Sans attendre, lofficier fit un signe au sergent qui, baissant le bras, ordonna lafusillade. Selon la loi, ce dernier devait aussi tirer le coup de grce dans la tempe du condamn.

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    Pour de similaires croyances dans la haute antiquit et au Moyen-Age europen, voir Peter Brown, TheCult of the Saints : Its Rise and Function in Latin Christianity(Chicago, 1981).

    22Article 49, dcret du 12 mai 1910 portant rorganisation de la justice en AEF. JOAEF, 15 octobre 1910.

    23Les excutions capitales, sans tre frquentes, furent assez rgulires au Gabon. Le verdict du tribunallocal (en 1927 seuls les tribunaux dits de second degr purent prononcer la mort) devait tre confirm parla chambre dhomologation de Brazzaville. Lexcution avait lieu dans le district o la peine avait t

    prononce. Jai pu retrouver dans les archives nationales du Gabon 35 procs aboutissant cette peineentre 1912 et 1945, ce qui reprsente sans doute quune fraction du nombre total de sentences capitales.

    24Code pnal indigne de 1944 et dcret du 19 novembre 1947modifiant le code pnal indigne. JOAEF,15 octobre 1944, pp. 789-807; et JOAEF, 15 dcembre 1947, pp. 1611-1613.

    25Article 6 du dcret du 22 juillet 1939 cit in Circulaire du gouverneur gnral de lAEF sur lesexcutions capitales, no. 38/AP, signe Solomiac, 27 fvrier 1940. Arrt fixant les rgles dapplication dudcret du 22 juillet 1939 qui supprime la publicit des excutions capitales, no. 688/AP, 26 fvrier 1940.Archives nationales du Gabon, Fonds prsidentiel [ANG/FP], 699.

    26Procs-verbal dexcution de Maloundou Ma I Biatsi, sign par Yvan Larrieu, chef de la subdivision deMouila, January 14, 1931, et Lettre du bureau des affaires civiles chef de la subdivision de Mouila, no563, February 9, 1931. ANG/FP, 699. Le procs verbal ne prcise pas le crime reproch Maloundou.

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    Le cadavre ntait gnralement pas rendu aux familles, mais enterr dans lenceinte du posteadministratif, privant ainsi la parent large et les spcialistes du sacr de tout accs au corpscriminel et aux organes sorciers27.

    Dans ce rituel de dpossession judiciaire et spirituelle, le corps criminel avait t punimais non dsactiv spirituellement. Mis hors datteinte des procdures rgulires de purification

    et de gurison sociale, sous les yeux des notables locaux forcs dassister leur propreimpuissance, il ne semblait pouvoir servir qu la canalisation du pouvoir local par les Blancs. Enceci, ces derniers agissaient non seulement comme oppresseurs politiques et juridiques, maiscomme de redoutables concurrents dans le domaine du sacr.

    La criminalisation des reliquesOn verra plus loin comment cette comptition spirituelle put se rsoudre en partie grce

    laccs indigne aux corps des Blancs eux-mmes. Mais il faut auparavant explorer leschangements des pratiques relevant de la collection des organes corporels pour les rituelsfamiliaux, et en particulier, la composition des autels reliquaires. Dans son empressement interdire ce quelle assimilait un (ds)ordre rtrograde et criminel, voire des pratiquescannibales, la colonisation franaise attaqua ces cultes anciens, et ce faisant, commena de

    dmanteler la logique de la reproduction familiale et collective.

    En Afrique quatoriale au 19me sicle, loccasion du dcs dune personne, une largepanoplie de rgles taient dployes par la famille et lentourage du dfunt afin de restaurerlordre lignager et collectif rompu par le deuil. Au Gabon, cette panoplie comprenait une autopsierituelle du cadavre, ventuellement suivie dune runion de dnonciation/accusation duresponsable, et/ou dune ordalie. A la suite de cette premire et partielle fermeture de la bancesociale ouverte par la mort, par condamnation du coupable, versement de compensationsappropries, et/ou rconciliations familiales, le cadavre tait gnralement expos pour plusieursjours ou plusieurs semaines28. Ce temps de visites et de condolances permettait une vritablercapitulation performative des rseaux sociaux dans lequel sinsrait la famille proche du dfunt.Puis venait lenterrement du dfunt, suivi, dans le cas dindividus remarquables et importants, de

    sa transformation rituelle en anctre par la collection de ses reliques (crne et ossements),conserves dans des autels reliquaires familiaux assurant la communication entre morts et vivants.Ce modle simplifie lextrme les techniques complexes et variables existant au 19mesicle,mais peut servir valuer lampleur des bouleversements imposs par le colonisateur. Lalgislation franaise en effet interdit immdiatement aprs la conqute la pratique des autopsies etlexposition des dfunts. Elle dcrta simultanment lobligation de lenterrement dans descimetires publics, la condamnation des reliques sous la rubrique profanation de cadavres , etconduisit avec laide des missionnaires chrtiens la destruction des autels mobiles et desreliquaires considrs comme ftiches et fatras sorcier indsirable29.

    27Article 52 du Dcret portant rglement sur le service de place, October 7, 1909; and Circulaire du

    gouverneur gnral de lAEF sur les excutions capitales, 16 juillet 1931. ANG/FP, 699. Laccusation etla punition des sorciers perdurrent en se camouflant. La frquence des enqutes coloniales sur les dlitslis aux poison dpreuves, dsormais clandestins, en fournit un tmoignage indirect. Pour une sourcedirecte, rcit de lexcution clandestine dune sorcire dun village de la cte de lEstuaire. Entretien avecle chef Z., Santa Clara, 30 juin 2000. Je prfre garder lanonymat des informateurs cits.

    28Sur lhistoire longue de ces pratiques funraires dans la sous-rgion, voir Phyllis Martin Power, Clothand Currency on the Loango Coast,African Economic History15 (1986), pp. 1-12.

    29Jusquen 1916, le gouverneur du Gabon promulga une srie de dcrets (en 1881, 1887, 1900, and 1903)

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    La loi coloniale provoqua donc une extrme fragilisation de la reproduction sociale base sur

    le deuil et la collecte des reliques. Certaines pratiques ne purent survivre quen devenant illgaleset clandestines. La fabrication rituelle des reliques familiales, par exemple, pouvait savrerparadoxalement plus risque, sous surveillance coloniale, que lutilisation dorganes etdossements prlevs sur des cadavres discrets , mais extrieurs au lignage. Sil est tabli que

    le vol ou laccaparement de reliques et dorganes hors des limites lignagres existait avant laconqute coloniale30, il est probable que ces transgressions devinrent plus frquentes face auxassauts de la lgislation coloniale. Paralllement, les autopsies policires pratiques lorsdenqutes coloniales thtralisrent le retournement transgressif des anciennes autopsiesrituelles. Organises par des officiels europens, souvent accompagnes dune exhumation ducadavre et du prlvement dorganes envoys de lointains laboratoires, ces autopsiesillustraient la perte du contrle de la squence du deuil par la famille, et lintrusion violente dunpouvoir extrieur et tranger dans le domaine de la mort31. Enfin, partir des annes 1950, lessjours dans les centres mdicaux lors de maladies graves, la mort dans les hpitaux urbains,suivie par le passage par la morgue (devenue dans le Gabon daujourdhui licne des terreurspopulaires lies la profanation des morts), encouragrent les soupons de captation des corpsdes dfunts hors des rseaux de parent.

    Lorsquon analyse les anxits contemporaines lies au trafic des organes humains lalumire de cette longue crise du sacr, il faut remarquer dabord une grande continuit avec lesreprsentations anciennes : la qualit mtonymique du corps humain, la fois plus tendu que sonenveloppe charnelle et contenu entier dans chacune de ses parcelles, reste bien aujourdhui unattribut de la pense quatoriale sur le corps et le pouvoir. Mais ce qui a chang, cest laconscience dune immense fragilisation de la reproduction lignagre et familiale au sein desrituels funraires et du deuil qui assuraient autrefois le passage de la mort ltat danctre. Larsolution de la rupture sociale provoque par le dcs a t ainsi remplace par les rumeurs detrafic dorganes, de kidnapping denfants, de vente de clitoris, ou dmasculation des hommes.Ces craintes nont pas pour unique ni mme principale raison la marchandisation du corps et lacommodification des hommes, quimposerait de lextrieur lAfrique une globalisation

    capitaliste accre32, mais plutt les transformations progressives des relations entre sphrespirituelle et reproduction lignagre, inaugures localement par la comptition coloniale autour dela mort, du corps et du sacr.

    bass sur une loi mtropolitaine de 1881 sur les cimetires. En 1910, le code de lindignat punissaitlenterrement des corps en dehors des emplacements prescrits par 15 jours de prison maximum et uneamende de 100 francs. Dcret du 31 mai 1910 portant rglement sur lindignat en Afrique quatorialefranaise, et Arrt dterminant les infractions spciales lindignat, article 21. JOAEF, 15 septembre1910, pp. 377-8, et 485. La loi sera rcapitule et systmatise par la Circulaire no 49 du 11 avril 1916 surla dtermination des emplacements de cimetires. Gouverneur gnral Guyon aux chefs decirconscriptions du Gabon. ANG/FP, 551.

    30

    Philippe Laburthe-Tolra,Initiations,pp. 339 et 354.31Exemple dune autopsie officielle au Gabon in Tlgramme-lettre du chef de la rgion Haut-Ogoou,Franceville, 6 fvrier 1948. ANG/FP, 44.

    32Ide dfendue en particulier par Birgit Meyer & Peter Geschiere (eds.) Globalization and Modernity.Dialectics of Flow and Closure(Oxford, 1999) et par Jean Comaroff & John Comaroff, OccultEconomies and the Violence of Abstraction: Notes From the South African Postcolony,AmericanEthnologist(1999).

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    Le os des Blancs: la nouvelle magie du corps de lautre

    Or, leur corps dfendant (si lon peut dire!), les Europens eux-mmes intgrrent deforce cette nouvelle conomie locale de la mort, en lui fournissant des ressources supplmentairespour la composition des forces magiques et cratrices. Jen examinerai ici deux aspects: lescrimes perptrs contre les Europens dabord, qui russirent retourner la logique coloniale sans

    la dtruire, confirmant quen colonie, laccs aux marchandises et au pouvoir passait par laccsviolent au corps des autres; ensuite la rcupration de fragments de cadavres europens dans lafabrication des nouveaux charmes et reliques, qui illustre la mme dynamique selon laquelle lareproduction sociale dpendait dsormais de lintrusion/recyclage du pouvoir de lautre.

    Les rbellions de grande ampleur et les indisciplines33quotidiennes rvles parlhistoriographie coloniale rcente, ont eu tendance cacher la signification dactes de dfi plusisols, mais rguliers, qui permettent de comprendre la faon dont les indignes pouvaientrenverser les rapports de force tablis. On a vu comment le rgime colonial, au contraire deschanges anciens ns de la traite atlantique, asseyait sa domination sur une prdation extrme etdirecte des ressources locales, sur le monopole de laccs aux marchandises indignes etinternationales, et sur le contrle de la reproduction sociale des indignes (codes juridiques sur la

    vie et la mort) et leur force de travail (impt et travail forc). Les meurtres commis centre lesEuropens de la colonie gabonaise illustrent comment ces relations pouvaient tre retournes parles indignes, et exposer dans toute son tendue la fragilit de lhgmonie coloniale.

    Le 19 novembre 1917, deux Africains furent accuss du meurtre dune femme blanchedans la station isole de Nkogo (Ogoou). Celle-ci avait ouvert la factorerie pendant labsence deson mari, un traitant franais du nom de Pierre Izac parti pour affaires dans la ville voisine deLambarn. De bon matin, le mme jour, un dnomm Ekoro Mabizoro demandait uneconnaissance, un certain Ndongo Nzigue, rencontr par hasard prs de lOgoou, le paiementdune vieille dette. Aprs que celui-ci lui ait avou son incapacit le rembourser, Ekoro suggraquil pouvait essayer de voler des marchandises la factorerie voisine avant que le propritaire nerevienne. Stant assur que la femme de Pierre Izac tait seule, accompagne seulement par un

    jeune domestique bientt chass par Ekoro dans la fort proche, Ndongo attaqua Mme Izac avecune machette. Il lui ordonna de se coucher terre, la frappa mortellement au visage, puis coupases deux mains au niveau du poignet, apparemment pour lempcher de se relever. Les deuxhommes entrrent ensuite dans le magasin et se saisirent de 120 pagnes, neuf barres de savon,quatre rouleaux de fil, sept sacs de sel, un gourde de ptrole, une lampe et un rveil, quilsdissimulrent dans une cachette dans la fort 34.

    Bien que lenqute policire, confirme par la suite des vnements, infirmaexplicitement la thse dun acte de rbellion latente ou ouverte contre la prsence franaise35, il

    33Le terme appartient Achille Mbemb,La naissance du maquis dans le sud-Cameroun(Paris, 1996).

    Sur le Gabon, voir Florence Bernault,Dmocraties ambiges en Afrique centrale, Congo-Brazzaville,Gabon, 1940-65(Paris, 1996).

    34Les meurtriers furent arrts le jour suivant pendant quils essayaient de retrouver leur cachette. Rapportsur lassassinat de Mme Pierre Izac Nkogo, sign par ladministrateur Boutin, 18 dcembre 1917.ANG/FP, 1696.

    35Le rapport de ladministrateur Boutin fait mention du fait que lun des suspects avait dj t condamnpour vol deux ans de prison, et explique le meurtre comme un incident isol perptr par deux individus la recherche de butin.

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    tait difficile, pour les colons comme les indignes, dignorer le sens cach de lvnement. Laviolence graphique du crime et la mutilation de Mme Izac rappelait les formes de torturespectaculaires perptres par les colonisateurs contre les Africans, particulirement dans lacolonie voisine du Congo belge, et dcries par une campagne internationale rcente 36. Le voldes marchandises rpliquait et renversait lexploitation alors mene par les companiesconcessionnaires du Congo franais37. La rapacit et la cruaut des assassins, labsence de tout

    mobile politique clair, dnonait en ngatif la dfaite des autorits coloniales promouvoir lapacification des territoires et contrler la violence et la destruction.Last but not least, lemeurtre rvlait ce que les colons tchaient doublier et de cacher: sous le triomphe delhgmonie coloniale, demeurait la vulnrabilit physique des individus chargs de lincarner surle terrain.

    Lorigine ethnique et sociale des meurtriers claire une autre faillite: celle des efforts dedistanciation raciale et culturelle contre les indignes, condition sine qua nonde la perptuationde la domination coloniale. Ekoro Mabizoro et Ndongo Nzigue avaient tous les deux t lvesde la Mission protestance voisine de Talagouga. Lun dentre eux avait travaill en outre commeemploy dune factorerie SHO factory Lastourville sur lOgoou. Ils appartenaient donc llite de la nouvelle classe de travailleurs migrants de lOgoou, attirs par lconomie forestire.

    Parmi cette population flottante, mlange dans les chantiers et les villes de la valle, les deuxhommes passaient pour des volus, partageant les habitudes et lducation de la communautblanche38. Du point de vue de cette dernire, ce profil social ne faisait quajouter la traitrise desdeux hommes, selon la vision raciste de lpoque qui percevait les volus comme des individusdclasss, hypocrites et traitres leur communaut dorigine, et potentiellement dangereux pourla supriorit blanche. En outre, Ndongo Nzigue et Ekoro Mabizoro appartenait lethnie fang,quantitativement la plus importante au Gabon, et sujet favori des fantasmes europens. Depuis le19me sicle, la bibliothque coloniale dpeignait les Fang sous les traits de froces guerriers etcannibales envahissant le Gabon depuis le nord, projection strotype qui assignait aux Franaisle rle valorisant de dfenseurs des races victimes de linvasion. En mme temps, limageriecoloniale voyait dans les Fang les Africains les plus blancs de la colonie, louant leur techniquesmilitaires, leur technologie du fer, et leurs initiatives dans laccaparement des bnfices de la

    traite et des niches conomiques. Ce statut ambigu dintense distance et de proximit avec lesEuropens instrumentalisait les Fang afin de dcrire par dtour la vritable dvoration politiquedu Gabon: celle perptre par la conqute coloniale39.

    36En 1917, la campagne internationale conduite par Edmond Morel pour le Congo belge, et pour le Congofranais par Charles Pguy dans les Cahiers de la quinzaineavaient dj port leurs effets. VoirHochschild, King Leopold's Ghost. Je ne cherche pas ici prouver que les meurtriers avaient un but

    politique en tte, mais simplement que le sens de leurs actes pouvait se lire dune certaine faon. Pour desraisons de place, je ne peux ici explorer les connotations sexuelles du crime contre Mme Izac.

    37Voir entre autres les dbats houleux en France sur les exactions des companies concessionnaires et les

    avantages quelles retiraient du paiment de leurs recrues en nature (produits manufacturs contrecaoutchouc), ou en bons dachat dans les factories. Coquery-Vidrovitch,Le Congo.

    38Christopher Gray & Franois Ngolet, "Lambarn, Ogoou, and the Transformation of Labor along theMiddle Ogoou,"Journal of African History, no 1, vol. 40 (1999), pp. 87-107.

    39Sur lhypothse hamitique applique aux Fang, et la projection narrative de la dvoration coloniale, voirFlorence Bernault, Dvoreurs de la nation: le mythe fang au Gabon, in Catherine Coquery-Vidrovitch &Issiaka Mand (eds.) Etre tranger et migrant en Afrique au XXe sicle(Paris, 2003).

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    Lorigine sociale des meurtriers, et leur tiquette ethnique rsonnaient avec la peur

    profonde des Europens vis--vis dun projet colonial fond sur la distantiation raciale, mais quiencourageait de multiples formes de proximit sociale et spatiale avec les indignes. Alors que lerisque danantissement physique hantait limagination europenne sur la possibilit de sa proprereproduction politique et sociale dans la colonie, la disparition de Mme Izac illustrait la manire

    dont la hirarchie raciale organise par lordre colonial pouvait basculer tout moment danslintimit effrayante du meurtre, rappelant comment les corps des Europens taient aussicondamns porter la charge incertaine de la perptuation de cet ordre.

    A ct de la vulnrabilit des corps vivants, celle des corps dcds apparaissait pluseffrayante encore. Dans les annes 1910, les anciens rcits sur le cannibalisme et la voracitafricaine lencontre des Blancs, courants dans cette partie de lAfrique quatoriale, furentremplacs par le fantasme de la profanation des tombes et lusage rituel des cadavres dansdobscures crmonies ftichistes. Ce transfert exprimait la consolidation de la conquteeuropenne, mais aussi lengagement plus intime des Europens avec les rgimes spirituelslocaux. Non plus dvors vivants et entiers lissue dun combat, leurs corps impuissants etinertes, dpecs en fragments dans la nuit des cimetires, taient dsormais envisags comme

    ingrdients involontaires de la vitalit religieuse indigne40.

    En 1916, une circulaire du gouverneur gnral prescrivit la sparation des cimetireseuropens et africains41. La mise en pratique morbide du racisme colonial ne suffit pas expliquercette politique, mais plutt le souci grandissant des Europens sur le rle politique et spirituel deleurs cadavres. En 1910, le chef dun district du sud de la cte gabonaise demandait des fondspour construire un mur autour du cimetire europen: Je ne veux pas que lon puisse dire que jenai pas fait le maximum pour empcher la profanation des tombes Sette-Cama [] Il est denotre devoir dassurer que les Europens enterrs ici puissent reposer en paix, et dempcherdautres tentatives indignes pour voler des ossements etd es crnes et organiser des rituelsftichistes42. En 1923, lvque du Gabon se fit lcho de la croyance selon laquelle les crnesdes Europens taient hautement priss dans la fabrication des ftiches43. Jusquaux annes 1940

    et au-del, les rumeurs populaires furent amplement soutenues par les rapports officiels et lesenqutes judiciaires qui dtectaient, dans les charmes et les mdicament saisis chez des suspects,

    40A ma connaissance, le dernier rcit mettant en scne un Blanc consomm par des Africains date auGabon de 1903-1904. Extraits du journal de la Mission St Martin des Apindjis, rdig par le preGuyader, 10 dcembre 1904, Archives CSSP, Fonds Pouchet, 2D60-6-2.

    41Circulaire no 49 du 11 avril 1916 sur la dtermination des emplacements de cimetires. Gouverneurgnral Guyon aux chefs de circonscription du Gabon. ANG/FP, 551. Avant la lgislation de 1916, legouverneur avait adopt une srie de dcrets (en 1881, 1887, 1900, and 1903) bas sur une loimtropolitaine de 1881sur les cimetires.

    42Lettre du chef de circonscription P. Rousselot, no 70, 20 juillet 1910, Sette Cama. ANG/FP, 551. Voiraussi le rapport administratif de 1920, dans la rgion du Djouah, sur la profanation dun cadavre europen.Rapport de tourne de ladjudant-chef Chvre au chef de la circonscription de la Karagoua Koudou(Djouah), no 12, 6 septembre 1920. ANG/FP, 878.

    43Lettre de Mgr. Martrou, 25 aot 1923. Archives CSSP, Fonds Pouchet 2D 60, dos. 9B4. Voir rumeursimilaire in G. Labrunie,Histoire de la colonie franaise du Gabon. Races, ftichisme, sorcellerie,initiation noire(n.d., probably 1928), 12. ANG/FP, 3788.

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    la prsence de matires organiques voles sur des cadavres blancs44.

    Il est probable que durant la priode coloniale des organes ou des fragments corporelsvols de Europens entrrent bien dans la fabrication de charmes locaux qui mergeaient aucarrefour des croyances anciennes et des techniques nouvelles. Mais la signification morale deces usages est plus importante que la recherche de preuves matrielles. La conscience que pouvait

    avoir les Europens de lusage possible de leur corps dans les stratgies locales proposait uneimage terrifiante du projet colonial. Loin de se rsumer leffort dimposition dun nouvel ordrepolitique et de la fameuse mission civilisatrice, la colonisation ntait peut-tre que loccasion defournir aux indignes de nouvelles ressources matrielles le corps des Blancspourdincomprhensibles usages locaux, tmoins de la survie ttue des initiatives africaines.

    ConclusionLes procs de criminalisation, de transgression, de dpossession, et de

    recours/dpendence au corps de lautre, celui du Blanc en particulier, se retrouvent tousaujourdhui dans les rumeurs, les crimes et les propos de tous ordres qui tissent au Gabon la tramede limaginaire sorcier. Si de multiples hypothses se sont atteles relier ces dbats limpactde la modernit et aux effets de la globalisation conomique ou culturelle, beaucoup moins ont

    cherch en retracer le parcours dans le long terme de lhistoire coloniale, l o, pourtant, ils ontcommenc surgir. Cette histoire permet de replacer limaginaire sorcier, et son corollaire,limaginaire de la reproduction sociale, dans le contexte plus large des batailles morales etjuridiques autour du pouvoir, de la puissance du corps, de la rsolution des crimes, et de ladfinition du rle des institutions charges de les incarner ou de les rguler.

    La violence qui imprgne lconomie de la mort dans le Gabon daujourdhui met enavant la prgnance des anxits dveloppes en colonie autour de la perte du contrle des corps etde la survie familiale, de lintrusion de concurrents criminels au coeur mme des institutions etdes procdures charges de protger lintimit du renouvellement de la vie. Lhistoire de cetteviolence montre comment ces visions ont aussi sauvegard danciens principes crateurs, et russi dissoudre en partie les effets de loppression coloniale.

    44Par exemple, jugements 34 et 35,8 et 9 mai 1941, Tribunal indigne du second degr de lEstuaire.ANG/FP, 835.