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JACQUESBEAUDRY… · des jardins de Villa Maria où pendent aux branches des ... à la hauteur infinie du Dieu des mystiques. ... occuper ses pauvres journées à construire des digues

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JACQUESBEAUDRYFinaliste du prix de critique littéraire Jean-Éthier-Blais 2007 pour Hubert Aquin : la course contre la vie et lauréat du prix Alphonse-Desjardins de l’essai pour Cesare Pavese : l’homme fatal, Jacques Beaudry poursuit ici, avec La Fatigue d’être, sa réflexion sur les auteurs suicidés.

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« Le 24 octobre 1943, le corps épuisé du poète Hector de Saint-Denys Garneau, trente et un ans, gît à l’ombre de cette cathédrale d’arbres dont les feuillages à contre-jour lui étaient jadis apparus comme d’inégalables verrières.Le 7 juillet 1971, le corps miné du dramaturge Claude Gauvreau, quarante-cinq ans, chute du toit du 4064, rue Saint-Denis, projetant sur le sol de Montréal une ombre colossale, à faire s’y flétrir toutes les fleurs de salicaires.Le 15 mars 1977, le corps abattu du romancier Hubert Aquin, quarante-sept ans, repose au bord d’une allée des jardins de Villa Maria où pendent aux branches des arbres environnants des débris de cervelle de son crâne éclaté. »

Les écrivains Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau et Hubert Aquin ont été conduits tour à tour à concentrer au plus profond de leur seul être ce qui était le partage de tous les autres autour d’eux : la condition de jouet de Dieu (Garneau), de prison-nier des institutions (Gauvreau) ou de condamné à mort (Aquin). C’est de leur fin précipitée dont il est question ici, de leur disparition en relation avec une fatigue d’être consécutive à une tentative surhu-maine de transformer le destin en liberté.

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À travers des pages suggestives et pénétrantes qui interrogent notamment le rapport des écrivains à l’écriture et à l’existence, l’auteur rapproche trois figures marquantes de notre littérature à qui il était impossible de se limiter au cercle borné de la réalité et qui ont connu une mort précipitée ; trois existences faites de sursauts et d’affaissements, à l’image de notre vie collective. Voici un essai qui fera réfléchir sur ce que signifie pour nous, ici, maintenant, la fatigue d’être dont Garneau, Gauvreau et Aquin furent accablés successivement.

978-2-89647-107-2

18,9

5 $

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La fatigue d’êtreSaint-Denys Garneau

Claude GauvreauHubert Aquin

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du même auteur

Hubert Aquin : la course contre la vie, Montréal, Hurtubise HMH, 2006.

Cesare Pavese : l’homme fatal, Québec, Nota bene, 2002.

L’Œil de l’eau : notes sur douze écrivains des Pays-Bas, Montréal, Liber, 2002.

en collaboration :In het oog van de storm : de wereld van Cees Nooteboom, Amsterdam, Atlas, 2006.

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Jacques Beaudry

La fatigue d’êtreSaint-Denys Garneau

Claude GauvreauHubert Aquin

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaBeaudry, Jacques

La fatigue d’être : Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau, Hubert Aquin (Constantes)

Comprend des réf. bibliogr. et un index.

ISBN 978-2-89647-107-2

1. Écrivains québécois - 20e siècle - Comportement suicidaire. 2. Aquin, Hubert, 1929-1977 - Mort et sépulture. 3. Garneau, Saint-Denys, 1912-1943 - Mort et sépul-ture. 4. Gauvreau, Claude, 1925-1971 - Mort et sépulture. 5. Littérature québécoise - 20e siècle - Histoire et critique. I. Titre. II. Collection : Collection Constantes.

PS8131.Q8B42 2008 C840.9’97140904 C2008-940402-5PS9131.Q8B42 2008

L’auteur a obtenu le soutien du Conseil des Arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec pour la réalisation de cet ouvrage écrit en partie à la Villa Hellebosch de Vollezele (Flandre), grâce au programme de résidences pour écrivains de l’association littéraire Het Beschrijf.

Les Éditions Hurtubise HMH bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :

• Conseil des Arts du Canada• Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au déve loppement

de l’industrie de l’édition (PADIÉ)• Société de développement des entreprises culturelles au Québec (SODEC)• Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec

Photo de la couverture : IStock photoMaquette de la couverture : Olivier LasserMise en page : Folio infographie

Copyright © 2008, Éditions Hurtubise HMH ltée

Éditions Hurtubise HMH ltée DISTRIBUTION EN FRANCE :1815, avenue De Lorimier Librairie du Québec / DNMMontréal (Québec) H2K 3W6 30, rue Gay-Lussac Tél. : (514) 523-1523 75005 Paris www.librairieduquebec.fr

ISBN : 978-2-89647-107-2

Dépôt légal : 2e trimestre 2008Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

Imprimé au Canadawww.hurtubisehmh.com

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Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Chapitre premierLa fatigue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11Le jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Le bond. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17La course . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Chapitre 2Le lyrisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27La grandeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29Le comble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34La totalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38

Chapitre 3L’ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43L’oiseau noir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45Le cerceau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51L’obscuration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

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Chapitre 4L’âme faustienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63L’ivresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65La folie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70Le vertige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

Chapitre 5Le baroque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81L’impulsion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83L’éruption . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87La convulsion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

Chapitre 6Le blasphème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101La rage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103La charge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107La décharge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

Sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137

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Introduction

Regarde cette vieille ville enfumée... ; eh bien, mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués.

Alfred de Musset,Fantasio

Le 24 octobre 1943, le corps épuisé du poète Hector de Saint-Denys Garneau, trente et un ans, gît à l’ombre de cette cathédrale d’arbres dont les feuillages à contre-jour lui étaient jadis apparus comme d’inégalables verrières.

Le 7 juillet 1971, le corps miné du dramaturge Claude Gauvreau, quarante-cinq ans, chute du toit du 4064, rue Saint-Denis, projetant sur le sol de Montréal une ombre colossale, à faire s’y flétrir toutes les fleurs de salicaires.

Le 15 mars 1977, le corps abattu du romancier Hubert Aquin, quarante-sept ans, repose au bord d’une allée des jardins de Villa Maria où pendent aux branches des arbres environnants des débris de cervelle de son crâne éclaté.

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La fatigue qui a tué Garneau, Gauvreau et Aquin est le résultat d’un labeur faustien qui les a conduits tour à tour à concentrer au plus profond de leur seul être ce qui était le partage de tous les autres autour d’eux : la condition de jouet de Dieu (Garneau), de prisonnier des institutions (Gauvreau) ou de condamné à mort (Aquin).

C’est de leur fin précipitée dont il sera question ici, de leur disparition en relation avec une fatigue qui leur était commune, une « fatigue d’être » consécutive à une tentative surhumaine de transformer le destin en liberté.

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chapitre premier

La fatigue

Il me semblait, à l’extrémité de la fatigue, et l’espace d’une seconde, que je comprenais enfin le secret des êtres et du monde.

Albert Camus,La Chute

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Le jeu

On peut nier presque toutes les entités abstraites : justice, beauté, vérité, esprit, Dieu. On peut nier le sérieux. Le jeu point.

Johan Huizinga,Homo ludens

Dans Les Lois, Platon présente l’être humain comme le jouet des dieux. Entre les mains de la vie courante, l’homme moderne reste un jouet. Les jeux dont parle la poésie d’Hector de Saint-Denys Garneau se tiennent dans un espace où le poète ne peut lui-même jouer sans priver Dieu et la vie ordinaire d’un jouet. Le remords qui déchire Garneau, c’est d’avoir pour le temps des jeux déserté Dieu et la vie commune. Le voici en équilibre entre deux vides, le divin et la vie évanouis, avec au revers de sa joie une fatale impression de liberté qui d’abord lui arrache un cri — « Quelle extase ! Nous sommes ivres, / Mon cœur et moi, nous sommes fous ! » — et bientôt l’épuise : « Quand la fatigue tout à coup surgit alentour / Et s’avance sur nous comme un cercle qui se referme / L’ennemie qu’on n’attendait pas s’avance. »

En soulevant le bord de cette espèce de voile qu’est la langueur de Garneau, on trouve derrière ce lourd rideau une scène où bondit un poète emporté par la danse de son pas en joie. Le secret de son être, que nous

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masque la longue fatigue des interminables dernières années de sa courte vie, c’est cet élan surhumain capable de supprimer un Dieu tout-puissant et d’annuler un pauvre quotidien, mais que suit aussitôt en retour une fatigue qui tue. Le remords qui se confond avec sa las-situde pèse sur Garneau plus que cette dernière et le conduit à vouloir l’impossible : ressusciter Dieu et la vie, non pas les ranimer simplement, mais les parfaire — absolument. La vie ordinaire devient plus ordinaire encore pour lui qui choisit de rabaisser la sienne au cours le plus humble des choses tel qu’il se présente dans la nature, alors qu’au même moment il tente désespérément d’élever le Dieu banal des catholicards à la hauteur infinie du Dieu des mystiques. En agissant ainsi, Saint-Denys Garneau construit sans s’en rendre compte sa prison, une prison à la mesure de la liberté folle qu’il s’est accordée juste avant.

Le poète ne peut s’enivrer d’espace sans d’abord se soustraire à la lourdeur de l’existence, ce qui équivaut à se délivrer de la servitude, extérieure comme inté-rieure. C’était à une sorte de mort, à une mort à ce qui risquait de l’empêcher de vivre, à une mort à Dieu et à la vie courante, à cette mort qui lui était une vie que s’était abreuvé le poète désormais assoiffé qui, dans son journal et dans ses lettres, étreint maintenant la mort de tous les jours, mais sans plus dorénavant arriver à mourir. Il était impossible que de ne plus pouvoir mourir ne le tue pas un jour. Garneau, qui finit par occuper ses pauvres journées à construire des digues et par se résigner à voir Dieu coloniser son douloureux journal, est et n’est déjà plus : exister en ce monde où il lui faut retenir l’intenable (le cours ordinaire de la vie)

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et soutenir l’insoutenable (le poids extraordinaire de Dieu) le tue.

Saint-Denys Garneau s’est abandonné à un jeu capable d’interrompre (comme par magie) ou de sus-pendre (comme par miracle) la vie quotidienne pour substituer à sa banalité une perfection à laquelle ni la nature, pourtant immense, ni le divin, pourtant infini, ne le reconduiront. Le tragique chez Garneau, c’est de ne pouvoir jouer à nouveau faute d’un espace que ni l’immensité de la nature, ni l’infinité divine ne lui ren-dront. Cet espace où jouer, ivre et fou une fois encore, ne se trouve nulle part ailleurs que dans un esprit délivré. Captif désormais et de la nature où il s’est réfugié comme dans un temple, et du divin qui devient son tribunal, Garneau ne joue plus.

Prisonnier de sa mauvaise conscience vis-à-vis Dieu et la vie qu’il a délaissés le temps des jeux, et enchaîné à sa raison qui achève de dissiper ses illusions (car de savoir qu’il joue le ravit au jeu), Garneau, privé de liberté, n’est plus capable de jouer. La retraite muette du poète au manoir familial et son repli pseudo-mystique sur Dieu sont des ersatz de folie qui rempla-cent les extravagances et les moments d’extase, tous ensemble évanouis avec la fin des jeux interdits.

La fatigue d’Hector de Saint-Denys Garneau prend dans son journal et dans ses lettres l’allure d’une analyse-confession perpétuelle, véritable roue d’Ixion qui fait de lui ce que fut pour son propre siècle Musset cité en exergue dans le journal : l’enfant d’une époque inquiétante. Sa fatigue ressemble à la « maladie de saint Augustin » selon Villemain : « C’est la maladie des hommes de génie dans les jours de décrépitude

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sociale... alors, comme la vie sociale n’offre rien de grand, souvent cette ardeur du génie, privilège de quel-ques hommes, s’emporte et s’égare en spéculations mystiques. »

La génération de Garneau est à la fois dépossédée du passé (révolu), privée d’avenir (sans issue) et exclue du présent (en crise), abandonnée au vide que les vertiges de l’ivresse, de la débauche et du jeu lui feront parfois oublier. Comment devenir un homme dans ces condi-tions sans perdre la seule chose qui pourrait combler le vide immense, comment y arriver sans être arraché à ses rêves ? En osant continuer d’être un enfant. On attribuera la mort du poète à sa course sur la rivière, ce fut pourtant là une dernière manière pour lui d’être jeune, c’est-à-dire : tout élan.

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Le bond

Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place, c’est bien, en vérité, ce fameux « vouloir-aller-sur-une-autre-planète ».

Franz Kafka,Journal, 24 janvier 1922

Les textes exploréens de Claude Gauvreau témoignent de l’ampleur de la liberté exercée par le poète qui, plutôt que d’accepter la contrainte des mots, les outrepasse, arrive à s’affranchir de cette institution capitale qu’est la langue commune, à se passer des paroles qui le rédui-sent à n’être qu’un homme, pour parvenir à user du langage comme de sa chose à lui. Ne servant plus aucun mot existant, le poète ne sert plus aucune idée pré-conçue, il s’ensuit qu’il ne sert plus aucun homme ni même aucune parole soi-disant divine, mais rien que le Moi : un Moi unique, créateur souverain, qui s’ap-proprie toute la langue et affirme en s’en servant libre-ment son droit inaliénable à l’originalité.

La liberté de l’auteur des « Jappements à la lune » est semblable à celle du personnage de Spender dans la chronique martienne de Ray Bradbury qui a pour titre « ... Et la lune qui luit ». Spender, que son exil sur Mars a soulagé de la prétendue culture de l’homme moyen pour qui tout ce qui sort de l’ordinaire est détestable,

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se refuse à voir arriver sur sa planète d’autres terriens : « Me voilà hors de leur système de références, me suis-je dit. Je n’ai qu’à tous les tuer et vivre ma propre vie. » Si Spender se montre incapable d’être pleine-ment martien et échoue finalement dans sa tentative de massacre, Gauvreau, après avoir quitté une fois pour toutes ce monde lui aussi, réussit. Sa pièce Les oranges sont vertes, dont la première suit de près son suicide, finit avec le mitraillage de l’assistance. Aux yeux des hommes, Claude Gauvreau apparaissait paranoïaque, mégalomane, schizoïde, hystérique, schizophrène, schizophrène paranoïde, narcissique, infantile, maniaque sexuel, masochiste, craqué polymorphe alors qu’en fait il était complètement « martien », ce qui lui valait des séjours ou bien en prison ou bien à l’asile, c’est-à-dire : hors du monde.

La révolte permanente de Gauvreau lui fait ressentir de la sympathie pour les irréguliers et les hors-la-loi. Moins les automatistes le seront, plus Gauvreau, désor-mais mi-rebelle mi-fou à leurs yeux, sera tenu à l’écart, en proie à une lancinante nostalgie de la vie fraternelle d’hier, où la puissance de chacun dans son unicité se voyait alors renforcée par la présence de tous les autres. Voir disparaître cette fraternité qui fut si féconde, puis s’évanouir les possibles de l’art au profit de la trivialité, cela le tue. Les assassins de Mycroft dans La Charge de l’orignal épormyable, ne parvenant pas à jeter son cadavre à l’égout, se trouvent condamnés à voir pourrir au milieu d’eux un monstre de liberté. Le rire assassin qui explose en rafales à la chute du rideau dans La Charge préfigure la rafale qui mitraille à la fin des Oranges sont vertes tous les assassins du fraternel et du possible.

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Gauvreau engueule, Gauvreau proteste, Gauvreau se fâche, Gauvreau querelle, Gauvreau débat, Gauvreau l’épormyable tient tête, charge comme un orignal pour défoncer les portes à coups de tête et choisit finalement le meurtre, pour les mêmes raisons que Lorenzaccio, le héros de Musset : « Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas... J’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est... Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse..., pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire. » Derrière les yeux hagards de Mycroft Mixeudeim qui donnent l’impression que quelqu’un d’autre parle en lui, se tient Claude Gauvreau la forte tête qui déclare avec la voix de Mycroft : « Il faut poser des gestes d’une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous. »

La volonté du créateur chez Gauvreau trouve sa force dans une pulsion à laquelle sont ajustées son esthétique et son éthique, et que résume l’impératif « Élance-toi ! » Le saut de Claude Gauvreau dans le vide est l’ultime représentation du bond, de la charge et de la sortie qui ont respectivement arraché à leurs assassins ses per-sonnages Marvaux (le coureur de marathon), Mycroft Mixeudeim (l’orignal épormyable) et Yvirnig (des

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Oranges sont vertes). Le théâtre de Gauvreau nous montre les empires de la raison, de la compromission et de la sou mission se briser en miettes contre le Moi insaisissable.

Dans Beauté baroque, le poète surmené écrit : « La création des chefs-d’œuvre est le génie du petit nombre : leur destruction est le génie de tous. » Le refus de com-prendre est en effet une arme avec laquelle — Gauvreau le sait et l’affirme — n’importe qui peut tuer. Pour Claude Gauvreau, la résignation est impensable ; irré-ductible dans son désir, il ne se fera jamais complice de sa réduction. Comment alors sauve-t-il son œuvre ? En brandissant sa mort volontaire comme une arme pour tuer une fois pour toutes qui le tue.

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Ce livre a été imprimé sur du papier 100 % recyclésur les presses de l’Imprimerie Gauvin

à Hull en avril 2008.

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