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L R M S É B

L R · 2016. 8. 21. · Marcel Schwob Préface I L Y a dans ce livre des masques et des fi gures couvertes ; un roi masqué d’or, un sauvage au mufl e de fourrure, des routiers

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C — É B

Le fi chier PDF qui vous est proposé est protégé par les lois sur les copyrights & reste

la propriété de la SARL Le Boucher Éditeur. Le fi chier PDF est dénommé « livre

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Vous ne pouvez en aucun cas :

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partie du livre numérique dans un but commercial ;

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N ’

Les contes qui composent Le Roi au masque d’or ont été publiés de à dans

les colonnes de L’Écho de Paris. « Bargette », qui fi gurait dans la première édition

(Ollendorff , Paris, ), fut par la suite intégré au Livre de Monelle sous le nom de

« La déçue ».

© — Éditions du Boucher

, rue Rochebrune Paris

site internet : www.leboucher.com

courriel : contact [email protected]

téléphone & télécopie : () ()

conception & réalisation : Georges Collet

couverture : ibidem

ISBN : ---

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Marcel Schwob

Préface

I L Y a dans ce livre des masques et des fi gures couvertes ; un roi masqué

d’or, un sauvage au mufl e de fourrure, des routiers italiens à la face

pest iférée et des routiers français avec des faux visages, des galériens

heaumés de rouge, des jeunes fi lles subitement vieillies dans un miroir, et

une singulière foule de lépreux, d’embaumeuses, d’eunuques, d’assassins,

de démoniaques et de pirates, entre lesquels je prie le lect eur de penser

que je n’ai aucune préférence, étant certain qu’ils ne sont point si divers.

Et afi n de le montrer plus clairement je n’ai pris nulle garde à leur

mascarade pour les accoupler dans la chaîne de ces hist oires : car on les

trouvera liées parce qu’elles furent semblables ou contraires. Si vous en

êtes étonnés je dirai volontiers que la diff érence et la ressemblance sont

des points de vue. Nous ne savons pas dist inguer un Chinois d’un autre

Chinois, mais les bergers retrouvent leurs moutons à des signes qui nous

sont invisibles. Et pour une fourmi les autres fourmis paraissent aussi

diverses que nos prêtres, nos soldats et nos marchands. Si les microbes

sont doués de la plus faible conscience, ils ont des nuances par où ils

se connaissent. Nous ne sommes pas les seuls individus de cet univers.

Ainsi que dans le langage, les phrases se séparent peu à peu des périodes,

et les mots se libèrent des phrases pour prendre leur indépendance et

leur couleur, nous nous sommes graduellement diff érenciés en une série

de moi de valeur bien relative. Car un couple de siècles eff ace tout cela,

et nous ne saurions dire les marques dont se servaient les Athéniens

pour comparer le st yle d’Arist ophane à la manière d’Eupolis. Pour un

observateur venu d’un autre monde, mes embaumeuses et mes pirates,

mon sauvage et mon roi n’auraient aucune variété. Si par une certaine

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Préface

convention on supposait à ce visiteur supérieur la vue bornée d’un artist e

en même temps que la généralisation d’un savant, voici probablement

ce qu’il dirait après avoir pris une connaissance exact e de nos sociétés

d’êtres animés :

« Je remarque chez les hommes un nombre d’act es inst inct ifs et

imperfect ibles puisqu’ils les accomplissent depuis une dizaine de milliers

d’années. Vous avez coutume de broyer le grain, de pétrir la farine avec

de l’eau, d’y mêler de la levure de bière et d’en faire une pâte que vous

rôtissez jusqu’à ce qu’elle soit dorée. Depuis qu’il y a des hommes, ils

mangent du pain et le goût n’en est pas devenu amer. Vous appliquez

avec persist ance le feu à la plupart de vos aliments. Les abeilles ne

const ruisent pas avec moins d’obst ination leurs rayons géométriques de

miel et c’est ainsi que les fourmis portent à des heures fi xées leurs œufs

transparents au soleil. Je ne saisis pas très bien la nuance qu’il peut y

avoir entre le char de guerre du roi Agamemnôn et un fi acre de la

Compagnie des Petites Voitures. Il faut classer dans la même catégorie

les feux successifs qui annoncèrent en Grèce l’incendie de Troie avec le

télégraphe de M. Hughes. Le fusil à répétition et la fl èche à pointe

de silex sont des moyens bien semblables d’un même inst inct . J’est ime

infi niment au-dessus des exceptions pratiques ou intellect uelles que vous

pouvez apercevoir un morceau de pain à croûte brune retrouvé dans

un sarcophage d’Égypte ou une humble écuelle phénicienne, pareille à

celles que tournent encore pour vous les potiers de Provence. Une telle

force de tradition et d’inst inct représente peut-être l’unique chance qu’a

la race humaine de laisser d’elle quelque souvenir à travers l’universelle

dest ruct ion des choses ; car la terre n’a même pas conservé les monuments

de vos anthropopithèques.

« Malgré le sens exquis des diff érences que vous entretenez avec un

souci d’artist e, l’un de vous a dit que l’homme est un animal sociable.

Votre congrégation en cités, provinces et nations n’a donc rien de bien

spécialisé ; car les monères qui sont les plus simples des êtres faits de

protoplasma, n’ont pas d’autres habitudes. Et ces monères entretiennent

une grande just ice dans la dist ribution de leur nourriture. Tout ce que

mange l’une d’elles est également réparti entre les autres. Lorsqu’une

monère est lassée de la colonie, il lui suffi t de couper les fi laments qui

la réunissaient à son peuple. Les autres individus ne la poursuivent et

ne la punissent jamais. Elle va fl otter vers des eaux nouvelles, parmi

les monères libres que vos savants nomment, je crois, saprophytes. Je

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Marcel Schwob

respect e infi niment ces vénérables monères dont l’organisation primitive

réalise le type de la vie parfaite dans une société.

« Quoique vos psychologues aient divisé vos passions en des bandelettes

légères de nuances extrêmement délicates, leur jeu me semble borné, en

somme, au peu d’act es nécessaire à la conservation de vos espèces.

« En adoptant le point de vue moral, que vous aff ect ionnez, on ne

saurait donner de réelle supériorité au plus subtil de vos philosophes sur

un petit globule de pus. Ces globules blancs sont des éléments libres qui

ont autant de facultés de choix. Ils préfèrent les subst ances chimiques

selon les mêmes lois que vous trouvez plus d’agrément aux choses. Si

la sensation humaine est comme le logarithme de l’excitation, le goût

des globules blancs pour les proportions diff érentes des cultures ou des

solutions qu’on leur présente varie dans la même mesure. Vos globules

ont des individualités très fi nes, et il est possible d’en faire, grâce à votre

belle faculté et l’habitude qui les mithridatise pour certains poisons, des

automates bien semblables à ceux que votre Pascal voulait const ruire en

donnant la foi aux êtres rationnels. La spécialisation de vos connaissances

inspire beaucoup de respect pour les individus qui vous composent. Il

faut tenir en considération l’idiosyncrasie d’un bâtonnet nerveux de

votre rétine ou d’un corpuscule de Paccini. Les fi bres de Corti sont les

dégust atrices de vos aff ect ions musicales ; et vos cellules bipolaires ont

droit d’interdict ion sur les vibrations qui leur déplaisent. Vous n’aimez

les choses et vous ne les haïssez qu’en raison de l’élect ion d’une majorité

de petites individualités dissemblables. Vos act ions sont soumises à un

infi ni d’intermédiaires.

« Ces dernières réfl exions, qui me coûtent un peu d’eff ort, puisque je ne saisis guère bien que l’unité, le continu et le général, peuvent vous

être de quelque utilité. Par un retour aisé, vous apprécierez mieux

le rôle des éléments de vos associations. Dans la ville d’Athènes, les

sycophantes et les gardiens des mœurs, avec les “marchands” de femmes,

détenaient assez noblement les fonct ions d’élimination d’une cité où

les habitants montraient toutes les parties de leur corps. On pouvait

librement se dest iner à de telles professions. Il n’était pas impossible aux

chefs du peuple de s’y adapter. C’est pourquoi Arist ophane nous montre

Cléon après son passage aux aff aires publiques, vêtu d’une robe verte

et vendant des boudins parmi les garçons baigneurs. Je suis enchanté

de ce crieur de saucisses près d’une maison infâme d’Athènes, et des

fi lles de joie qui trempaient leurs doigts au Pirée dans la sauce de ses

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Préface

tripes. À un tel point de vue, vos ruffi ans ne semblent ni moins utiles

ni moins respect ables que le chef de l’État.

« Saisissez donc les diff érences charmantes par votre imagination,

mais apprenez à les confondre en la continuité des ressemblances, qui

font les lois explicatives, par l’exercice de votre raison. Ne donnez pas

plus de foi à ceux qui vous montrent la discontinuité, ou les diff érences

individuelles, ou la liberté dans l’univers, qu’à ceux qui vous exposent sa

continuité ou ses lois nécessaires. Souvenez-vous que vos mathématiques

fondées sur la continuité dans le temps, l’espace et le nombre, suffi sent à

calculer des mouvements d’atomes, qui sont des tourbillons discontinus.

Imaginez que la ressemblance est le langage intellect uel des diff érences,

que les diff érences sont le langage sensible de la ressemblance. Sachez

que tout en ce monde n’est que signes, et signes de signes.

« Si vous pouvez supposer un Dieu qui ne soit pas votre personne et

une parole qui soit bien diff érente de la vôtre, concevez que Dieu parle :

alors l’univers est son langage. Il n’est pas nécessaire qu’il nous parle.

Nous ignorons à qui il s’adresse. Mais ses choses tentent de nous parler à

leur tour, et nous, qui en faisons partie, nous essayons de les comprendre

sur le modèle même que Dieu a imaginé de les proférer. Elles ne sont

que des signes, et des signes de signes. Ainsi que nous-mêmes, ce sont

les masques de visages éternellement obscurs. Comme les masques sont

le signe qu’il y a des visages, les mots sont le signe qu’il y a des choses. Et

ces choses sont des signes de l’incompréhensible. Nos sens perfect ionnés

nous permettent de les disjoindre et notre raisonnement les calcule sous

une forme continue, sans doute parce que notre grossière organisation

centralisatrice est une sorte de symbole de la faculté d’unir du Centre

Suprême. Et comme tout ici-bas n’est que collect ion d’individus, cellules

ou atomes, sans doute l’Être qu’on peut supposer n’est que la parfaite

collect ion des individus de l’Univers. Lorsqu’il raisonne les choses, il les

conçoit sous la ressemblance ; lorsqu’il les imagine, il les exprime sous

la diversité.

« S’il est vrai que Dieu calcule des possibles, on doit ajouter qu’Il

parle des réels ; nous sommes ses propres mots arrivés à la conscience de

ce qu’ils portaient en eux, essayant de nous répondre, de lui répondre ;

désunis, puisque nous sommes des mots, mais joints dans la phrase de

l’univers, jointe elle-même à la glorieuse période qui est une en Sa

pensée. »

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Marcel Schwob

Telle serait peut-être la péroraison de cet observateur, dont l’examen et

le langage sont des hypothèses, mais qui suffi sent à excuser la composition

de ce livre.

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Marcel Schwob

Le Roi au masque d’or

À Anatole France

L masqué d’or se dressa du trône noir où il était assis depuis

des heures, et demanda la cause du tumulte. Car les gardes

des portes avaient croisé leurs piques et on entendait sonner le fer.

Autour du brasier de bronze s’étaient dressés aussi les cinquante

prêtres à droite et les cinquante bouff ons à gauche, et les femmes

en demi-cercle devant le roi agitaient leurs mains. La fl amme rose et

pourpre qui rayonnait par le crible d’airain du brasier faisait briller

les masques des visages. À l’imitation du roi décharné, les femmes,

les bouff ons et les prêtres avaient d’immuables fi gures d’argent, de

fer, de cuivre, de bois et d’étoff e. Et les masques des bouff ons étaient

ouverts par le rire, tandis que les masques des prêtres étaient noirs

de souci. Cinquante visages hilares s’épanouissaient sur la gauche,

et sur la droite cinquante visages tristes se renfrognaient. Cependant

les étoff es claires tendues sur les têtes des femmes mimaient des

fi gures éternellement gracieuses animées d’un sourire artifi ciel. Mais

le masque d’or du roi était majestueux, noble, et véritablement

royal.

Or le roi se tenait silencieux et semblable par ce silence à la race

des rois dont il était le dernier. La cité avait été gouvernée jadis par

des princes qui portaient le visage découvert ; mais dès longtemps

s’était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n’avait

vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison.

Cependant l’ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de cou-

vrir les visages de ceux qui s’approchaient de la résidence royale ; et

cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes.

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Le Roi au masque d’or

Et tandis que les ferrures des gardes de la porte frémissaient et

que leurs armes sonores retentissaient, le roi les interrogea d’une

voix grave :

— Qui ose me troubler, aux heures où je siège parmi mes prêtres,

mes bouff ons et mes femmes !

Et les gardes répondirent, tremblants :

— Roi très impérieux, masque d’or, c’est un homme misérable,

vêtu d’une longue robe ; il paraît être de ces mendiants pieux qui

errent par la contrée, et il a le visage découvert.

— Laissez entrer ce mendiant, dit le roi.

— Alors celui des prêtres qui avait le masque le plus grave se

tourna vers le trône et s’inclina :

— Ô roi, dit-il, les oracles ont prédit qu’il n’est pas bon pour ta

race de voir le visage des hommes.

Et celui des bouff ons dont le masque était crevé par le rire le plus

large tourna le dos au trône et s’inclina :

— Ô mendiant, dit-il, que je n’ai pas encore vu, sans doute tu

es plus roi que le roi au masque d’or, puisqu’il est interdit de te

regarder.

Et celle des femmes dont la fausse fi gure avait le duvet le plus

soyeux joignit ses mains, les écarta et les courba comme pour saisir

les vases des sacrifi ces. Or le roi penchant ses yeux vers elle, craignait

la révélation d’un visage inconnu.

Puis un désir mauvais rampa dans son cœur.

— Laissez entrer ce mendiant, dit le roi au masque d’or.

Et parmi la forêt frissonnante des piques, entre lesquelles jaillis-

saient les lames des glaives comme des feuilles éclatantes d’acier,

éclaboussées d’or vert et d’or rouge, un vieil homme à la barbe

blanche hérissée s’avança jusqu’au pied du trône, et leva vers le roi

une fi gure nue où tremblaient des yeux incertains.

— Parle, dit le roi.

Le mendiant répliqua d’une voix forte :

— Si celui qui m’adresse la parole est l’homme masqué d’or, je

répondrai, certes, et je pense que c’est lui. Qui oserait, avant lui,

élever la voix ? Mais je ne puis m’en assurer par la vue — car je suis

aveugle. Cependant je sais qu’il y a dans cette salle des femmes,

par le frottement poli de leurs mains sur leurs épaules ; et il y a des

bouff ons, j’entends des rires ; et il y a des prêtres, puisque ceux-ci

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Marcel Schwob

chuchotent d’une façon grave. Or les hommes de ce pays m’ont dit

que vous étiez masqués ; et toi, roi au masque d’or, dernier de ta

race, tu n’as jamais contemplé des visages de chair. Écoute : tu es

roi et tu ne connais pas les peuples. Ceux-ci sur ma gauche sont les

bouff ons — je les entends rire, ceux-ci sur ma droite sont les prêtres,

— je les entends pleurer, et je perçois que les muscles des visages de

ces femmes sont grimaçants.

Or le roi se tourna vers ceux que le mendiant nommait bouff ons,

et son regard trouva les masques noirs de souci des prêtres, et il se

tourna vers ceux que le mendiant nommait prêtres, et son regard

trouva les masques ouverts de rire des bouff ons ; et il baissa les yeux

vers le croissant de ses femmes assises, et leurs visages lui semblèrent

beaux.

— Tu mens, homme étranger, dit le roi ; et tu es toi-même le rieur,

le pleureur, et le grimaçant ; car ton horrible visage, incapable de

fi xité, a été fait mobile afi n de dissimuler. Ceux que tu as désignés

comme les bouff ons sont mes prêtres, et ceux que tu as désignés

comme les prêtres sont mes bouff ons. Et comment pourrais-tu juger,

toi dont la fi gure se plisse à chaque parole, de la beauté immuable

de mes femmes ?

— Ni de celle-là, ni de la tienne, dit le mendiant à voix basse, car

je n’en puis rien savoir, étant aveugle, et toi-même tu ne sais rien

ni des autres ni de ta personne. Mais je suis supérieur à toi en ceci :

je sais que je ne sais rien. Et je puis conject urer. Or peut-être que

ceux qui te paraissent des bouff ons pleurent sous leur masque ; et il

est possible que ceux qui te semblent des prêtres aient leur véritable

visage tordu par la joie de te tromper ; et tu ignores si les joues de tes

femmes ne sont pas couleur de cendre sous la soie. Et toi-même, roi

masqué d’or, qui sait si tu n’es pas horrible malgré ta parure ?

Alors celui des bouff ons qui avait la plus large bouche fendue de

gaieté poussa un ricanement semblable à un sanglot ; et celui des

prêtres qui avait le front le plus sombre dit une supplication pareille

à un rire nerveux, et tous les masques des femmes tressaillirent.

Et le roi à la fi gure d’or fi t un signe. Et les gardes saisirent par les

épaules le vieil homme à la fi gure nue et le jetèrent par la grande

porte de la salle.

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Le Roi au masque d’or

La nuit se passa et le roi fut inquiet pendant son sommeil. Et le

matin il erra par son palais, parce qu’un désir mauvais avait rampé

dans son cœur. Mais ni dans les salles à coucher, ni dans la haute

salle dallée des festins, ni dans les salles peintes et dorées des fêtes,

il ne trouva ce qu’il cherchait. Dans toute l’étendue de la résidence

royale il n’y avait pas un miroir. Ainsi l’avait fi xé l’ordre des oracles

et l’ordonnance des prêtres depuis de longues années.

Le roi sur son trône noir ne s’amusa pas des bouff ons et n’écouta

pas les prêtres et ne regarda pas ses femmes : car il songeait à son

visage.

Quand le soleil couchant jeta vers les fenêtres du palais la lumière

de ses métaux sanglants, le roi quitta la salle du brasier, écarta les

gardes, traversa rapidement les sept cours concentriques fermées de

sept murailles étincelantes, et sortit obscurément dans la campagne

par une basse poterne.

Il était tremblant et curieux. Il savait qu’il allait rencontrer

d’autres visages, et peut-être le sien. Dans le fond de son âme, il

voulait être sûr de sa propre beauté. Pourquoi ce misérable mendiant

lui avait-il glissé le doute dans la poitrine ?

Le roi au masque d’or arriva parmi les bois qui cerclaient la berge

d’un fl euve. Les arbres étaient vêtus d’écorces polies et rutilantes.

Il y avait des fûts éclatants de blancheur. Le roi brisa quelques

rameaux. Les uns saignaient à la cassure un peu de sève mousseuse,

et l’intérieur restait marbré de taches brunes ; d’autres révélaient des

moisissures secrètes et des fi ssures noires. La terre était sombre et

humide sous le tapis varicolore des herbes et des petites fl eurs. Le

roi retourna du pied un gros bloc veiné de bleu, dont les paillettes

miroitaient sous les derniers rayons ; et un crapaud en poche molle

s’échappa de la cachette vaseuse avec un tressaut eff aré.

À la lisière du bois, sur la couronne de la berge, le roi émergeant

des arbres s’arrêta, charmé. Une jeune fi lle était assise sur l’herbe ;

le roi voyait ses cheveux tordus en hauteur, sa nuque gracieusement

courbée, ses reins souples qui faisaient onduler son corps jusqu’aux

épaules ; car elle tournait entre deux doigts de sa main gauche un

fuseau très gonfl é, et la pointe d’une quenouille épaisse s’effi lait

près de sa joue.

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Marcel Schwob

Elle se leva interdite, montra son visage, et, dans sa confusion,

saisit entre ses lèvres les brins du fi l qu’elle pétrissait. Ainsi ses joues

semblaient traversées par une coupure de nuance pâle.

Quand le roi vit ces yeux noirs agités, et ces délicates narines

palpitantes, et ce tremblement des lèvres, et cette rondeur du

menton descendant vers la gorge caressée de lumière rose, il s’élança,

transporté, vers la jeune fi lle et prit violemment ses mains.

— Je voudrais, dit-il, pour la première fois, adorer une fi gure

nue ; je voudrais ôter ce masque d’or, puisqu’il me sépare de l’air

qui baise ta peau ; et nous irions tous deux émerveillés nous mirer

dans le fl euve.

La jeune fi lle toucha avec surprise du bout des doigts les lames

métalliques du masque royal. Cependant le roi défi t impatiemment

les crochets d’or ; le masque roula dans l’herbe, et la jeune fi lle,

tendant les mains sur ses yeux, jeta un cri d’horreur.

L’instant d’après elle s’enfuyait parmi l’ombre du bois en serrant

contre son sein sa quenouille emmaillotée de chanvre.

Le cri de la jeune fi lle retentit douloureusement au cœur du roi. Il

courut sur la berge, se pencha vers l’eau du fl euve, et de ses propres

lèvres jaillit un gémissement rauque. Au moment où le soleil dis-

paraissait derrière les collines brunes et bleues de l’horizon, il venait

d’apercevoir une face blanchâtre, tuméfi ée, couverte d’écailles, avec

la peau soulevée par de hideux gonfl ements, et il connut aussitôt,

au moyen du souvenir des livres, qu’il était lépreux.

La lune, comme un masque jaune aérien, montait au-dessus

des arbres. On entendait parfois un battement d’ailes mouillées au

milieu des roseaux. Une traînée de brume fl ottait au fi l du fl euve.

Le miroitement de l’eau se prolongeait à une grande distance et se

perdait dans la profondeur bleuâtre. Des oiseaux à la tête écarlate

froissaient le courant par des cercles qui se dissipaient lentement.

Et le roi, debout, gardait les bras écartés de son corps, comme s’il

avait le dégoût de se toucher.

Il releva le masque et le plaça sur son visage. Semblant marcher

en rêve, il se dirigea vers son palais.

Il frappa sur le gong, à la porte de la première muraille, et les

gardes sortirent en tumulte avec leurs torches. Ils éclairèrent sa

face d’or ; et le roi avait le cœur étreint d’angoisse, pensant que les

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Le Roi au masque d’or

gardes voyaient sur le métal des écailles blanches. Et il traversa la

cour baignée de lune ; et sept fois il eut le cœur étreint de la même

angoisse aux sept portes où les gardes portèrent les torches rouges

à son masque d’or.

Cependant la peine croissait en lui avec la rage, comme une

plante noire enroulée d’une plante fauve. Et les fruits sombres et

troubles de la peine et de la rage vinrent sur ses lèvres, et il en goûta

le suc amer.

Il entra dans le palais, et le garde à sa gauche tourna sur la pointe

d’un pied, ayant l’autre jambe étendue, en se couronnant avec un

cercle lumineux de son sabre ; et le garde à sa droite tourna sur la

pointe de l’autre pied, ayant étendu sa jambe opposée en se coiff ant

d’une pyramide éblouissante par de rapides tourbillons de sa masse

diamantée.

Et le roi ne se souvint même pas que c’étaient les cérémonies noc-

turnes ; mais il passa en frissonnant ayant imaginé que les hommes

d’armes voulaient abattre ou fendre sa hideuse tête gonfl ée.

Les halles du palais étaient désertes. Quelques torches solitaires

brûlaient bas dans leurs anneaux. D’autres s’étaient éteintes et

pleuraient des larmes froides de résiné.

Le roi traversa les salles des fêtes où les coussins brodés de tulipes

rouges et de chrysanthèmes jaunes étaient encore épars, avec des

balanceuses d’ivoire et des sièges mornes d’ébène rehaussés d’étoiles

d’or. Des voiles gommés et peints d’oiseaux à pattes diaprées, à bec

d’argent, pendaient du plafond où s’enchâssaient des gueules de

bêtes en bois de couleur. Il y avait des fl ambeaux de bronze verdâtre,

faits d’une pièce, et percés de trous prodigieux laqués en rouge, où

une mèche de soie écrue passait au centre de rondelles tassées d’un

noir huileux. Il y avait des fauteuils longs, bas et cambrés, où on

ne pouvait s’étendre sans que les reins fussent soulevés, comme

portés par des mains. Il y avait des vases fondus de métaux presque

transparents, et qui sonnaient sous le doigt d’une manière aiguë,

comme s’ils étaient blessés.

À l’extrémité de la salle, le roi saisit une torchère d’airain qui

dardait ses langues rouges dans les ténèbres. Les gouttelettes fl am-

boyantes de résine s’abattirent en frémissant sur ses manches de

soie. Mais le roi ne les remarqua pas. Il se dirigea vers une galerie

haute, obscure, où la résine laissa un sillon parfumé. Là, aux parois

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Marcel Schwob

coupées de diagonales croisées, on voyait des portraits éclatants et

mystérieux : car les peintures étaient masquées et surmontées de

tiares. Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, repré-

sentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d’épouvante, le bas

du visage dissimulé par les ornements royaux. Le roi s’arrêta devant

ce portrait et l’éclaira en soulevant la torchère. Puis il gémit et dit :

« Ô premier de ma race, mon frère, que nous sommes pitoyables ! »

Et il baisa le portrait sur les yeux.

Et devant la seconde fi gure peinte, qui était masquée, le roi

s’arrêta et déchira la toile du masque en disant : « Voilà ce qu’il

fallait faire, mon père, second de ma race. » Et ainsi il déchira les

masques de tous les autres rois de sa race, jusqu’à lui-même. Sous

les masques arrachés, on vit la nudité sombre de la muraille.

Puis il arriva dans les salles des festins où les tables luisantes

étaient encore dressées. Il porta la torchère au-dessus de sa tête, et

des lignes pourpres se précipitèrent vers les coins. Au centre des

tables était un trône à pieds de lion, sur lesquels s’aff aissait une

fourrure tachetée ; des verreries semblaient amoncelées aux angles,

avec des pièces d’argent poli et des couvercles percés d’or fumeux.

Certains fl acons miroitaient de lueurs violettes ; d’autres étaient

plaqués à l’intérieur avec de minces lames translucides de métaux

précieux. Comme une terrible indication de sang, un éclat de la

torchère fi t scintiller une coupe oblongue, taillée dans un grenat,

et où les échansons avaient coutume de verser le vin des rois. Et la

lumière caressa aussi de vermeil un panier d’argent tressé où étaient

rangés des pains ronds à croûte saine.

Et le roi traversa les salles des festins en détournant la tête. « Ils

n’ont pas eu honte, dit-il, de mordre sous leur masque dans le pain

vigoureux, et de toucher le vin saignant avec leurs lèvres blanches !

Où est celui qui, sachant son mal, interdit les miroirs de sa maison ?

Il est parmi ceux dont j’ai arraché les faux visages : et j’ai mangé du

pain de son panier, et j’ai bu du vin de sa coupe… »

On arrivait par une étroite galerie pavée de mosaïque aux salles

à coucher, et le roi y glissa, portant devant lui sa torche sanglante.

Un garde s’avança, saisi d’inquiétude, et sa ceinture d’anneaux larges

fl amboya sur sa tunique blanche ; puis il reconnut le roi à sa face

d’or et se prosterna.

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Le Roi au masque d’or

D’une lampe d’airain suspendue au centre, une lumière pâle éclai-

rait une double fi le de lits de parade ; les couvertures de soie étaient

tissées avec des fi laments de nuances vieilles. Un tuyau d’onyx laissait

couler des gouttes monotones dans un bassin de pierre polie.

D’abord le roi considéra l’appartement des prêtres, et les masques

graves des hommes couchés étaient semblables pendant le sommeil

et l’immobilité. Et dans l’appartement des bouff ons, le rire de leurs

bouches endormies avait juste la même largeur. Et l’immuable

beauté de la fi gure des femmes ne s’était pas altérée dans le repos ;

elles avaient les bras croisés sur la gorge, ou une main sous la tête,

et elles ne paraissaient pas se soucier de leur sourire qui était aussi

gracieux quand elles l’ignoraient.

Au fond de la dernière salle s’étendait un lit de bronze, avec des

hauts reliefs de femmes courbées et de fl eurs géantes. Les coussins

jaunes y gardaient l’empreinte d’un corps agité. Là aurait dû reposer,

dans cette heure de la nuit, le roi au masque d’or ; là ses ancêtres

avaient dormi pendant des années.

Et le roi détourna la tête de son lit : « Ils ont pu dormir, dit-il,

avec ce secret sur leur face, et le sommeil est venu les baiser au front,

comme moi. Et ils n’ont pas secoué leur masque au visage noir du

sommeil, pour l’eff rayer à jamais. Et j’ai frôlé cet airain, j’ai touché

ces coussins où s’abattaient jadis les membres de ces honteux… »

Et le roi passa dans la chambre du brasier, où la fl amme rose et

pourpre dansait encore, et jetait ses bras rapides sur les murs. Et il

frappa sur le grand gong de cuivre un coup si sonore qu’il y eut une

vibration de toutes les choses métalliques d’alentour. Les gardes

eff rayés s’élancèrent mi-vêtus, avec leurs haches et leurs boules

d’acier hérissées de pointes, et les prêtres parurent, endormis, lais-

sant traîner leurs robes, et les bouff ons oublièrent tous les bonds

d’entrée sacramentels, et les femmes montrèrent au coin des portes

leurs visages souriants.

Or le roi monta sur son trône noir et commanda :

— J’ai frappé sur le gong afi n de vous réunir pour une chose

importante. Le mendiant a dit vrai. Vous me trompez tous ici. Ôtez

vos masques.

On entendit frissonner les membres et les vêtements et les armes.

Puis, lentement, ceux qui étaient là se décidèrent et découvrirent

leurs visages.

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Marcel Schwob

Alors le roi au masque d’or se tourna vers les prêtres et considéra

cinquante grosses faces rieuses avec de petits yeux collés par la

somnolence ; et, se tournant vers les bouff ons, il examina cinquante

fi gures hâves creusées par la tristesse, avec des yeux sanguinolents

d’insomnie ; et, se baissant vers le croissant de ses femmes assises,

il ricana, — car leurs visages étaient pleins d’ennui et de laideur et

enduits de stupidité.

— Ainsi, dit le roi, vous m’avez trompé depuis tant d’années sur

vous-mêmes et sur tout le monde. Ceux que je croyais sérieux et qui

me donnaient des conseils sur les choses divines et humaines sont

pareils à des outres ballonnées de vent ou de vin ; et ceux dont je

m’amusais pour leur continuelle gaieté étaient tristes jusqu’au fond

du cœur ; et votre sourire de sphinx, ô femmes, ne signifi ait rien

du tout ! Misérables vous êtes ; mais je suis encore le plus misérable

d’entre vous. Je suis roi et mon visage paraît royal. Or, en réalité,

voyez : le plus malheureux de mon royaume n’a rien à m’envier.

Et le roi ôta son masque d’or. Et un cri s’éleva des gorges de ceux

qui le voyaient ; car la fl amme rose du brasier illuminait ses écailles

blanches de lépreux.

— Ce sont eux qui m’ont trompé — mes pères, je veux dire,

cria le roi, qui étaient lépreux comme moi, et m’ont transmis

leur maladie avec l’héritage royal. Ils m’ont abusé, et ils vous ont

contraints au mensonge.

Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante

montra son masque jaune.

— Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous

le même visage d’or a peut-être une autre face obscure et cruelle,

ainsi ma royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus

l’apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses

obscures. Ici, devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon

mensonge, et ma race avec moi.

Le roi leva son masque d’or ; et, debout sur le trône noir, parmi

l’agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets

latéraux du masque, avec un cri d’angoisse ; pour la dernière fois,

une lumière rouge s’épanouit devant lui, et un fl ot de sang coula

sur son visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il

déchira ses vêtements, descendit les marches en chancelant, et,

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Le Roi au masque d’or

écartant avec des tâtonnements les gardes muets d’horreur, il partit

seul dans la nuit.

Or le roi lépreux et aveugle marchait dans la nuit. Il se heurta

aux sept murailles concentriques de ses sept cours, et contre les

arbres anciens de la résidence royale, et il se fi t des plaies aux mains

en touchant les épines des haies. Lorsqu’il entendit sonner ses pas,

il connut qu’il était sur la grande route. Pendant des heures et des

heures il marcha, sans même éprouver le besoin de prendre de la

nourriture. Il savait qu’il était éclairé de soleil par la chaleur qui

voilait son visage, et il reconnaissait la nuit au froid de l’obscurité.

Le sang qui avait coulé de ses yeux arrachés couvrait sa peau d’une

croûte noirâtre et sèche. Et quand il eut marché longtemps, le roi

aveugle se sentit las, et s’assit au bord de la route. Il vivait maintenant

dans un monde obscur et ses regards étaient rentrés en lui-même.

Comme il errait dans cette plaine sombre des pensées, il

entendit un bruit de clochettes. Aussitôt il se représenta le retour

d’un troupeau, de brebis à laine épaisse, mené par des béliers dont

la queue grasse pendait à terre. Et il tendit les mains pour toucher

la laine blanche, n’ayant point honte des animaux. Mais ses mains

rencontrèrent d’autres mains tendres, et une voix douce lui dit :

— Pauvre homme aveugle, que veux-tu ? Et le roi reconnut la voix

charmante d’une femme.

— Il ne faut pas me toucher, cria le roi. Mais où sont tes

brebis ?

Or la jeune fi lle qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause

de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle

n’osa pas l’avouer, et répondit en mentant :

— Elles sont un peu derrière moi.

— Où vas-tu ainsi ? dit le roi aveugle.

— Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables. Alors le roi

se souvint qu’il y avait, dans un endroit écarté de son royaume, un

asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de la vie pour

leurs maladies ou leurs crimes. Ils existaient dans des huttes bâties

par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au sol. Et

leur solitude était extrême.

Le roi résolut de se rendre dans cette cité.

— Conduis-moi, dit-il.

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Marcel Schwob

La jeune fi lle le saisit par le pan de sa manche.

— Laisse-moi te laver le visage, dit-elle ; car le sang a coulé sur tes

joues depuis une semaine peut-être.

Et le roi trembla, pensant qu’elle allait avoir horreur de sa lèpre et

l’abandonner. Mais elle versa de l’eau de sa gourde et lava le visage

du roi. Puis elle dit :

— Pauvre, comme tu as dû souff rir de l’arrachement de tes

yeux !

— Comme j’ai souff ert avant, sans le savoir, dit le roi. Mais allons.

Arriverons-nous ce soir à la cité des Misérables ?

— Je l’espère, dit la jeune fi lle.

Et elle le reconduisit en lui parlant tendrement. Cependant le roi

aveugle entendait les clochettes, et, se tournant, voulait caresser les

brebis. Et la jeune fi lle craignait qu’il ne devinât sa maladie.

Or le roi était exténué de fatigue et de faim. Elle sortit un

morceau de pain de son bissac et lui off rit sa gourde. Mais il refusa ;

craignant de souiller le pain et l’eau. Puis il demanda :

— Vois-tu la cité des Misérables ?

— Pas encore, dit la jeune fi lle.

Et ils marchèrent plus loin. Elle cueillit pour lui du lotus bleu,

et il le mâcha pour rafraîchir sa bouche. Le soleil s’inclinait vers les

grandes rizières qui ondulaient à l’horizon.

— Voici l’odeur du repas qui monte vers moi, dit le roi aveugle.

N’approchons-nous pas de la cité des Misérables ?

— Pas encore, dit la jeune fi lle.

Et, comme le disque sanglant du soleil tranchait encore le ciel

violet, le roi se pâma de lassitude et d’inanition. À l’extrémité de

la route tremblait une mince colonne de fumée parmi des toitures

d’herbages. La brume des marais fl ottait autour.

— Voici la cité, dit la jeune fi lle ; je la vois.

— J’entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n’avais plus

qu’un désir ; j’aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afi n de

me rafraîchir à ta fi gure qui doit être si belle. Mais je t’aurais souillée,

puisque je suis lépreux.

Et le roi s’évanouit dans la mort.

Et la jeune fi lle éclata en sanglots, voyant que le visage du roi

aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu’elle-même avait

craint de le souiller.

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Le Roi au masque d’or

Or de la cité des Misérables s’avança un vieux mendiant à la barbe

hérissée, dont les yeux incertains tremblaient.

— Pourquoi pleures-tu ? dit-il.

Et la jeune fi lle lui dit que le roi aveugle était mort, après avoir

eu les yeux arrachés, pensant être lépreux.

— Et il n’a point voulu me donner le baiser de paix, dit-elle, afi n

de ne pas me souiller ; et c’est moi qui suis véritablement lépreuse

à la face du ciel.

Et le vieux mendiant lui répondit :

— Sans doute le sang de son cœur qui avait jailli par ses yeux

avait guéri sa maladie. Et il est mort, pensant avoir un masque

misérable. Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d’or,

de lèpre et de chair.

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Marcel Schwob

La Mort d’Odjigh

À J.-H. Rosny

D temps la race humaine semblait près de périr. L’orbe

du soleil avait la froideur de la lune. Un hiver éternel faisait

craqueler le sol. Les montagnes qui avaient surgi, vomissant vers le

ciel les entrailles fl amboyantes de la terre, étaient grises de lave glacée.

Les contrées étaient parcourues de rainures parallèles ou étoilées ;

des crevasses prodigieuses, soudainement ouvertes, abîmaient les

choses supérieures avec un eff ondrement, et on voyait se diriger vers

elles, dans une lente glissade, de longues fi les de blocs erratiques.

L’air obscur était pailleté d’aiguillettes transparentes ; une sinistre

blancheur couvrait la campagne ; le rayonnement d’argent universel

paraissait stériliser le monde.

Il n’y avait plus de végétation, sinon quelques traces de lichen

pâle sur les rochers. Les ossements du globe s’étaient dépouillés de

leur chair, qui est faite de terre, et les plaines s’étendaient comme des

squelettes. Et la mort hivernale attaquant d’abord la vie inférieure,

les poissons et les bêtes de mer avaient péri, emprisonnés dans les

glaces, puis les insect es qui grouillaient sur les plantes rampantes, et

les animaux qui portaient leurs petits dans les poches du ventre, et

les êtres demi-volants qui avaient hanté les grandes forêts ; car aussi

loin que le regard parvenait, il n’y avait plus ni arbres ni verdure,

et on ne trouvait de vivant que ce qui demeurait dans les cavernes,

grottes ou tanières.

Ainsi, parmi les enfants des hommes, deux races étaient déjà

éteintes ; ceux qui avaient habité dans les nids de lianes, au sommet

des grands arbres, et ceux qui s’étaient retirés vers le centre des lacs

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Le Roi au masque d’or

dans des maisons fl ottantes : les forêts, bois, taillis et buissons jon-

chaient le sol étincelant, et la surface des eaux était dure et luisante

comme la pierre polie.

Les Chasseurs de Bêtes, qui connaissaient le feu, les Troglodytes

qui savaient fouir la terre jusqu’à sa chaleur intérieure, et les Man-

geurs de Poisson, qui avaient fait provision d’huile marine dans leurs

trous à glaces, résistaient encore à l’hiver. Mais les bêtes devenaient

rares, saisies par la gelée sitôt que leur museau arrivait au ras du sol,

et le bois pour faire du feu allait être épuisé, et l’huile était solide

comme un roc jaune à crête blanche.

Cependant un tueur de loups, nommé Odjigh, qui vivait dans

une tanière profonde et possédait une hache verte de jade, immense,

pesante et redoutable, eut pitié des choses animées. Étant au bord de

la grande mer intérieure dont la pointe s’étend à l’est du Minnesota,

il jeta ses regards vers les régions septentrionales où le froid semblait

s’amasser. Au fond de sa grotte glacée il prit le calumet sacré creusé

dans la pierre blanche, l’emplit d’herbes odorantes d’où la fumée

s’élève en couronnes, et souffl a l’encens divin dans les airs. Les

couronnes montèrent vers le ciel et la spire grise s’inclina au nord.

Ce fut vers le nord que se mit en marche Odjigh, le tueur de

loups. Il couvrit sa fi gure d’une peau fourrée de raton percée de

trous, dont la queue en panache se balançait au-dessus de sa tête,

attacha autour de sa taille avec une lanière de cuir une poche pleine

de viande sèche hachée menu et mêlée de graisse, et, balançant sa

hache de jade vert, il se dirigea vers les nuages épais amoncelés à

l’horizon.

Il passait, et autour de lui la vie s’éteignait. Les fl euves s’étaient

tus depuis longtemps. L’air opaque n’apportait que des sons étouff és.

Les masses glacées, bleues, blanches et vertes, radieuses de givre,

semblaient les piliers d’une route monumentale.

Odjigh regrettait dans son cœur le frétillement des poissons

couleur de nacre parmi les mailles des fi lets de fi bres, et la nage

serpentine des anguilles de mer, et la marche pesante des tortues,

et la course oblique des gigantesques crabes aux yeux louches, et

les bâillements vifs des bêtes terrestres, bêtes fourrées avec un bec

plat et des pattes à griff es, bêtes vêtues d’écailles, bêtes tachetées

de façon variée qui plaisait aux yeux, bêtes amoureuses de leurs

petits, ayant des sauts agiles, ou des tournoiements singuliers, ou

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des vols périlleux. Et par-dessus tous les animaux, il regrettait les

loups féroces et leurs fourrures grises, et leurs hurlements familiers,

ayant accoutumé de les chasser avec la massue et la hache de pierre,

par les nuits brumeuses, à la lueur rouge de la lune.

Voici que sur sa gauche apparut une bête de tanière qui vit

profondément dans le sol, et qui se laisse tirer des trous à reculons,

un Blaireau maigre, le poil dépenaillé. Odjigh le vit et se réjouit

sans songer à le tuer. Le Blaireau, tenant sa distance, avança de

front avec lui.

Puis, sur la droite d’Odjigh sortit subitement d’un couloir glacé

un pauvre Lynx aux yeux insondables. Il regardait Odjigh de côté,

craintivement, et rampait avec inquiétude. Mais le tueur de loups

se réjouit encore, marchant entre le Blaireau et le Lynx.

Comme il avançait, sa poche de viande battant contre son fl anc,

il entendit derrière lui un faible hurlement de faim. Et se retournant

ainsi qu’au son d’une voix connue, il vit un Loup osseux qui suivait

tristement. Odjigh eut pitié de tous ceux auxquels il avait fendu

le crâne. Le Loup tirait sa langue qui fumait et ses yeux étaient

rouges.

Ainsi le tueur continua sa route avec ses compagnons animaux,

le Blaireau souterrain à sa gauche, et le Lynx qui voit tout sur terre

à sa droite, et le Loup au ventre aff amé derrière lui.

Ils arrivèrent au milieu de la mer intérieure qui ne se distinguait

du continent que par la vaste couleur verte de sa glace. Et là Odjigh,

le tueur de loups, s’assit sur un bloc et plaça devant lui le calumet

de pierre. Et devant chacun de ses compagnons vivants, il plaça

un bloc de glace qu’il creusa avec l’angle de sa hache, semblable à

l’encensoir sacré où on souffl e la fumée. Dans les quatre calumets

il tassa les herbes odoriférantes ; puis il frappa l’une contre l’autre

les pierres qui créent le feu ; et les herbes s’allumèrent, et quatre

colonnes minces de fumée montèrent vers le ciel.

Or la spire grise qui s’élevait devant le Blaireau s’inclina vers

l’ouest ; et celle qui s’élevait devant le Lynx se courba vers l’est, et

celle qui s’élevait devant le Loup fi t un arc vers le sud. Mais la spire

grise du calumet d’Odjigh monta vers le nord.

Le tueur de loups se remit en route. Et, regardant à gauche, il

s’attrista : car le Blaireau qui voit sous terre s’écartait vers l’ouest ;

et, regardant à droite, il regretta le Lynx, qui voit tout sur terre et

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Le Roi au masque d’or

qui fuyait vers l’est. Il pensait en eff et que ces deux compagnons

animaux étaient prudents et avisés, chacun dans le domaine qui

lui est assigné.

Néanmoins il marcha hardiment, ayant derrière lui le Loup

aff amé, aux yeux rouges, dont il avait pitié.

La masse de nuées froides située au nord, semblait toucher le ciel.

L’hiver devenait plus cruel encore. Les pieds d’Odjigh saignaient,

coupés par la glace et son sang se gelait en croûtes noires. Mais il

avançait pendant des heures, des jours, des semaines sans doute, des

mois peut-être, suçant un peu de viande séchée, jetant les débris à

son compagnon le Loup qui le suivait.

Odjigh marchait avec une espérance confuse. Il avait pitié du

monde des hommes, des animaux, et des plantes qui périssaient, et

il se sentait fort pour lutter contre la cause du froid.

Et, à la fi n, sa route fut arrêtée par une immense barrière de

glaces qui fermait la coupole sombre du ciel, comme une chaîne

de montagnes à cime invisible. Les grands glaçons qui plongeaient

dans la nappe solide de l’Océan étaient d’un vert limpide ; puis

ils devenaient troubles dans leurs entassements ; et à mesure qu’ils

s’élevaient, ils paraissaient d’un bleu opaque, semblable à la couleur

du ciel dans les beaux jours d’autrefois : car ils étaient faits d’eau

douce et de neige.

Odjigh saisit sa hache de jade vert, et tailla des marches dans les

escarpements. Il s’éleva ainsi lentement jusqu’à une hauteur prodi-

gieuse, où il lui semblait que sa tête était enveloppée de nuages et

que la terre s’était enfuie. Et sur le gradin, juste au- dessous de lui,

le Loup était assis et attendait avec confi ance.

Lorsqu’il crut être arrivé à la crête, il vit qu’elle était formée

d’une muraille bleue verticale, étincelante, et qu’on ne pouvait aller

au-delà. Mais il regarda derrière lui, et il vit la bête vivante aff amée.

La pitié du monde animé lui donna des forces.

Il plongea sa hache de jade dans la muraille bleue, et creusa

la glace. Les éclats volaient autour de lui, multicolores. Il creusa

pendant des heures et des heures. Ses membres étaient jaunes et

ridés par le froid. Sa poche de viande était fl étrie depuis longtemps.

Il avait mâché l’herbe odoriférante du calumet, pour tromper sa faim,

et, soudain mécréant des Puissances Supérieures, il avait lancé le

calumet dans les profondeurs avec les deux pierres à faire du feu.

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Marcel Schwob

Il creusait. Il entendit un grincement sec et cria : car il savait

que ce bruit venait de la lame de sa hache de jade, que le froid

excessif allait fendre. Alors il la souleva et, n’ayant plus rien pour

la réchauff er, il l’enfonça puissamment dans sa cuisse droite. La

hache verte se teignit de sang tiède. Et Odjigh creusa de nouveau

la muraille bleue. Le loup, assis derrière lui, lécha en gémissant les

gouttes rouges qui pleuvaient.

Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffl e

de chaleur, comme si les saisons chaudes étaient accumulées de

l’autre côté, à la barrière du ciel. La percée s’élargit et le souffl e fort

entoura Odjigh. Il entendit bruire toutes les petites pousses du

Printemps, et il sentit fl amber l’Été. Dans le grand courant qui le

souleva il lui sembla que toutes les saisons rentraient dans le monde

pour sauver la vie générale de la mort par les glaces. Le courant

charriait les rayons blancs du soleil, et les pluies tièdes et les brises

caressantes et les nuages chargés de fécondité. Et dans le souffl e de la

vie chaude les nuées noires s’amoncelèrent et engendrèrent le feu.

Il y eut un long trait de fl amme avec le fracas de la foudre, et la

ligne éclatante frappa Odjigh au cœur, comme un glaive rouge. Il

tomba contre la muraille polie, le dos tourné au monde vers lequel

les Saisons rentraient dans le fl euve de la tempête, et le Loup aff amé,

montant timidement, les pattes appuyées sur ses épaules, se mit à

lui ronger la nuque.

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Le Roi au masque d’or

L’incendie terrest re

À Paul Claudel

L élan de foi qui avait entraîné le monde n’avait

pu le sauver. Des prophètes nouveaux s’étaient dressés en vain.

Les mystères de la volonté avaient été inutilement forcés ; car il

n’importait plus de la diriger, mais c’était sa quantité qui semblait

décroître. L’énergie de tous les êtres vivants déclinait. Elle s’était

concentrée dans un eff ort suprême vers une religion future, et

l’eff ort n’avait pas réussi. Chacun se retranchait dans un égoïsme

très doux. Toutes les passions étaient tolérées. La terre était comme

dans une accalmie chaude. Les vices y croissaient avec l’inconscience

des larges plantes vénéneuses. L’immoralité, devenue la loi même

des choses, avec le dieu Hasard de la Vie ; la science obscurcie

par la superstition mystique ; la tartuferie du cœur à qui les sens

servaient de tentacules ; les saisons, autrefois délimitées, maintenant

mélangées dans une série de jours pluvieux, qui couvaient l’orage ;

rien de précis, ni de traditionnel, mais une confusion de vieilleries,

et le règne du vague.

Ce fut alors que par une nuit d’élect ricité, le signal de dévastation

parut tomber du ciel. Une tempête inconnue souffl a d’en haut,

engendrée par la corruption de la terre. Les froidures et les chaleurs,

les clairs de soleil et les neiges, les pluies et les rayons confondus

avaient fait naître des forces de destruct ion qui éclatèrent soudain.

Car une extraordinaire chute d’aérolithes devint visible et la nuit

fut rayée par des traits fulgurants ; les étoiles fl amboyèrent comme

des torches, et les nuages furent des messagers de feu et la lune un

brasier rouge vomissant des project iles multicolores. Toutes choses

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Marcel Schwob

furent pénétrées par une lumière blafarde, qui éclaira les derniers

réduits, et dont l’éblouissement, bien que tamisé, donna une prodi-

gieuse douleur. Puis la nuit qui s’était ouverte, se referma. De tous

les volcans jaillirent des colonnes de cendre vers le ciel, semblables

à des volutes de basalte noir, piliers d’un monde supra-terrestre. Il

y eut une pluie de poussière sombre en sens inverse, et un nuage

émané de la terre, qui couvrit la terre.

Ainsi se passa la nuit et l’aurore fut invisible. Une tache d’un

rouge obscur, gigantesque, parcourut de l’est à l’ouest la cendre du

ciel. L’atmosphère devint brûlante et l’air fut piqué de points noirs

qui s’attachaient partout.

Les foules étaient prosternées sur le sol, ne sachant où fuir.

Les cloches des églises, couvents et monastères, sonnaient d’une

façon incertaine, comme frappées par des battants surnaturels. Il

y avait parfois des détonations dans les forts, où les pièces de siège

tiraient des gargousses, pour essayer de dégager l’air. Puis comme

le globe rouge touchait l’Occident et qu’un jour s’était écoulé, le

silence général s’établit. Personne n’avait plus la force de prier ni

de supplier.

Et la masse incandescente franchissant l’horizon noir, tout l’ouest

du ciel s’enfl amma, et une nappe de feu rétrograda sur l’ancienne

route du soleil.

Il y eut une fuite devant l’incendie céleste et terrestre. Deux

pauvres petits corps se laissèrent glisser le long d’une fenêtre basse

et coururent éperdument. Malgré les maculations de l’air corrompu,

elle était très blonde, les yeux limpides ; lui, la peau dorée, avec un

rideau transparent de boucles, où les lueurs singulières promenaient

des rayons violets. Ils ne savaient rien, ni l’un ni l’autre ; ils sortaient

à peine des confi ns de l’enfance, et vivant voisins, avaient l’aff ect ion

d’un frère et d’une sœur.

Ainsi, se tenant par la main, ils franchirent les rues noires, où les

toits et les cheminées semblaient frottés de lumière sinistre, parmi

les hommes étendus et les chevaux qui gisaient palpitants, puis les

murailles extérieures, les faubourgs dépeuplés, allant vers l’est, à

l’envers de la fl amme.

Ils furent arrêtés par un fl euve qui barra soudain leur passage, et

dont les eaux glissaient rapidement.

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Le Roi au masque d’or

Mais il y avait une barque sur la rive : ils la poussèrent et s’y

jetèrent, la laissant aller au courant.

La barque fut saisie à la quille par le fl ot, aux parois par l’ouragan

et partit comme la pierre lancée d’une fronde.

C’était une très vieille barque de pêcheur, brunie et polie par

le frottement, dont les tolets étaient usés à force de rames et les

plats-bords luisants du passage des fi lets, comme l’outil primitif et

honnête de la civilisation qui périssait.

Ils se couchèrent au fond, se tenant toujours les mains, et trem-

blants devant l’inconnu.

Et la barque rapide les emmena vers une mer mystérieuse, fuyant

sous la tempête chaude qui tourbillonnait.

Ils se réveillèrent sur un Océan désolé. Leur barque était entourée

par des monceaux d’algues pâles, où l’écume avait laissé sa bave

sèche, où pourrissaient des bêtes irisées et des étoiles de mer roses.

Les petites vagues portaient les ventres blancs des poissons morts.

La moitié du ciel était voilée par l’extension du feu qui avançait

sensiblement, et mangeait sur la frange cendrée de l’autre moitié.

Il leur semblait que la mer était morte, comme le reste. Car son

haleine était empestée et elle était parcourue dans sa translucidité de

veines d’un bleu et d’un vert profond. Cependant la barque glissait

à sa surface avec un mouvement qui ne se ralentissait pas.

L’horizon oriental avait des lueurs bleuâtres.

Elle trempa sa main dans l’eau, et la retira aussitôt : les vagues

étaient déjà chaudes. Une ébullition eff rayante allait peut-être faire

trembler l’Océan.

Au sud, ils voyaient des cimes de nuages blancs avec des aigrettes

roses, et ne savaient si ce n’était pas une vapeur ignée.

Le silence général et la fl amme grandissante les fi geaient dans

la stupeur : ils préféraient le grand cri qui les avait accompagnés,

comme l’écho d’un râle totalisé dans le vent.

L’extrémité de la mer, où la coupole de cendre venait plonger,

encore demi-obscure, était ouverte par une coupure claire. Une

portion de cercle d’un bleu livide semblait y promettre l’entrée d’un

nouveau monde.

— Ah ! regarde ! dit-elle.

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Marcel Schwob

La légère buée qui fl ottait derrière eux sur l’Océan, venait de

s’éclairer de la même lueur que le ciel, pâle et tremblotante : c’était

la mer qui brûlait.

Pourquoi cette universelle destruct ion ? Leurs têtes, qui battaient

intérieurement dans l’air surchauff é, étaient pleines de cette question

multipliée. Ils ne savaient pas. Ils étaient inconscients des fautes. La

vie les étreignait ; ils vivaient plus vite, tout d’un coup ; l’adolescence

les saisit au milieu de l’incendie du monde.

Et, dans cette ancienne barque, dans ce premier instrument de la

vie inférieure, ils étaient un si jeune Adam et une si petite Ève, seuls

survivants de l’Enfer terrestre.

Le ciel était un dôme en feu. Il n’y avait plus à l’horizon qu’un

seul point bleu extrême, sur lequel allait se refermer la paupière de

fl amme. Une mer ronfl ante les atteignait déjà.

Elle se dressa et se dévêtit. Nus, leurs membres polis et grêles

étaient éclairés par la lueur universelle. Ils se prirent les mains et

s’embrassèrent.

— Aimons-nous, dit-elle.

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Le Roi au masque d’or

Les Embaumeuses

À Alphonse Daudet

Q’ ait encore en Libye, sur les confi ns de l’Éthiopie où

vivent les hommes très vieux et très sages, des sorcelleries plus

mystérieuses que celles des magiciennes de Th essalie, je ne puis

en douter. Il est terrible, certes, de penser que les incantations des

femmes peuvent faire descendre la lune dans un étui à miroir, ou

la plonger, quand elle est pleine, dans un seau d’argent, avec des

étoiles trempées, ou la faire frire comme une méduse jaune de mer,

dans une poêle, tandis que la nuit thessalienne est noire et que les

hommes qui changent de peau sont libres d’errer ; tout cela est ter-

rible ; mais je craindrais moins ces choses que de rencontrer encore

dans le désert couleur de sang, des embaumeuses libyennes.

Nous avions traversé, mon frère Ophélion et moi, les neuf cercles

de sables divers qui entourent l’Éthiopie. Il y a des dunes terrestres

qui, dans le lointain, paraissent glauques comme la mer ou azurées

comme des lacs. Les Pygmées ne parviennent pas jusqu’à ces éten-

dues ; mais nous les avions laissés dans les grandes forêts ténébreuses,

où le soleil ne pénètre jamais ; et les hommes couleur de cuivre qui

se nourrissent de chair humaine et se reconnaissent les uns les autres

au bruit des mâchoires sont plus loin au couchant. Le désert rouge

où nous entrions pour aller vers la Libye est selon toute apparence

nu de cités et d’hommes.

Nous marchâmes sept jours et sept nuits. Dans cette contrée, la

nuit est transparente et bleue, fraîche et dangereuse aux yeux, si bien

que parfois cette clarté bleue noct urne enfl e les prunelles en l’espace

de six heures et le malade ne voit plus se lever le soleil. Telle est la

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Marcel Schwob

nature de ce mal, qu’il n’attaque uniquement que ceux qui dorment

sur le sable et ne se voilent pas le visage ; mais ceux qui marchent

nuit et jour n’ont à redouter que la poudre blanche du désert qui

irrite les paupières sous le soleil.

Le soir du huitième jour nous aperçûmes sur la plaine couleur

de sang des coupoles blanches de petite dimension, disposées en

cercle, et Ophélion fut d’avis qu’il était utile de les examiner. La

nuit tombait rapidement, comme de coutume dans le pays libyen,

et quand nous nous approchâmes, l’obscurité était très grande.

Ces coupoles émergeaient de terre, et nous ne pûmes d’abord y

reconnaître d’ouvertures ; mais quand nous eûmes franchi le cercle

qu’elles formaient, nous vîmes qu’elles étaient trouées de portes qui

avaient la hauteur d’un homme de taille moyenne et qui étaient

toutes dirigées vers le centre du cercle. L’ouverture de ces portes

était sombre ; mais par des orifi ces très étroits percés à l’entour

passaient des rayons qui marquaient nos fi gures comme avec de

longs doigts rouges. Nous étions aussi environnés d’une odeur que

nous ne connaissions pas et qui semblait mêlée de parfums et de

corruption.

Ophélion m’arrêta et me dit qu’on nous faisait signe dans une de

ces coupoles. Une femme que nous ne pouvions voir distinct ement

se tenait sous la porte et nous invitait. J’hésitai, mais Ophélion

m’attira vers elle. L’entrée était obscure, ainsi que la salle ronde sous

la coupole, et, sitôt que nous y fûmes, celle qui nous avait appelés

disparut. Nous entendîmes une voix douce qui prononçait des

paroles barbares. Puis cette femme se trouva de nouveau devant nous,

portant une lampe fumeuse d’argile. Nous la saluâmes et elle nous

souhaita la bienvenue dans notre langue grecque, qu’elle parlait avec

un accent libyen. Elle nous montra des lits de terre cuite, ornés de

fi gures d’hommes nus et d’oiseaux, et nous fi t asseoir. Ensuite, disant

qu’elle allait chercher notre repas, elle disparut encore, sans qu’il

nous fût possible de voir, à la faible lueur de la lampe qui était posée

à terre, par où elle sortait. Cette femme avait une chevelure noire, et

des yeux de couleur sombre ; elle était vêtue d’une tunique de lin ;

une ceinture bleue soutenait ses seins, et elle sentait la terre.

Le souper qu’elle nous servit dans des plats d’argile et des coupes

de verre obscur fut de pain en couronnes, avec des fi gues et du

poisson salé : il n’y eut d’autre viande que des sauterelles confi tes ;

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Le Roi au masque d’or

quant au vin, il était rose et pâle, apparemment mêlé d’eau, et d’une

saveur exquise. Elle mangea avec nous, mais ne toucha ni au poisson,

ni aux sauterelles. Et tant que je fus dans cette coupole, je ne la vis

pas mettre dans sa bouche de la chair ; elle se contentait d’un peu

de pain et de fruits conservés. La raison de cette abstinence est sans

doute dans un dégoût que l’on comprendra facilement par ce récit,

et peut-être que les parfums parmi lesquels cette femme vivait, lui

ôtaient le besoin de la nourriture et l’apaisaient de leurs particules

subtiles.

Elle nous interrogea peu, et nous osions à peine lui parler ; car ses

mœurs paraissaient étranges. Après le souper, nous nous étendîmes

sur nos lits ; elle nous laissa une lampe et en prépara une autre plus

petite pour elle-même ; puis elle nous quitta, et je vis qu’elle entrait

au-dessous du sol par une ouverture située à l’extrémité opposée

de la coupole. Ophélion semblait peu désireux de répondre à

mes conject ures et je m’endormis jusqu’au milieu de la nuit d’un

sommeil inquiet.

Je fus réveillé par le son de la lampe qui crépitait, parce que la

mèche avait brûlé jusqu’à l’huile, et je ne vis plus mon frère Ophélion

auprès de moi. Je me levai et je l’appelai à voix basse ; mais il n’était

plus dans la coupole. Alors je sortis dans la nuit, et il me sembla que

j’entendais sous terre des lamentations et des cris de pleureuses. Ce

son d’écho mourut rapidement : je fi s le tour des coupoles sans rien

découvrir. Mais il y avait une sorte de frémissement, comme d’un

travail dans le sol, et au loin l’appel triste du chien sauvage.

Je m’approchai d’un des orifi ces d’où jaillissaient les rayons

rouges, et je parvins à monter sur une des coupoles pour regarder à

l’intérieur. Je compris alors l’étrangeté de la contrée et de la cité des

coupoles. Car l’endroit que je voyais, éclairé à torchères, était jonché

de morts ; et parmi des pleureuses, d’autres femmes s’empressaient

avec des vases et des instruments. Je les voyais fendre sur le côté des

ventres frais et tirer les boyaux jaunes, bruns, verts et bleus, qu’elles

plongeaient dans des amphores, enfoncer par le nez des fi gures un

crochet d’argent, briser les os délicats de la racine et ramener la

cervelle avec des spatules, laver les corps avec des eaux teintes, les

frotter de parfums de Rhodes, de myrrhe et de cinnamome, tresser

les cheveux, gommer les cils et les sourcils de couleur, peindre les

dents et durcir les lèvres, polir les ongles des mains et des pieds et

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les entourer d’une ligne d’or. Puis, le ventre étant plat, le nombril

creux, au centre de rides circulaires, elles allongeaient les doigts des

morts, blancs et plissés, leur cerclaient aux poignets et aux chevilles

des anneaux d’élect ron, et les roulaient patiemment dans de longues

bandelettes de lin.

Toutes ces coupoles étaient apparemment une cité d’embau-

meuses, où on apportait les morts des villes environnantes. Et dans

certaines des habitations le travail s’accomplissait au-dessus, mais

dans d’autres au-dessous du sol. La vue d’un corps qui gardait les

lèvres serrées, entre lesquelles on passait un brin de myrte, ainsi que

les femmes qui ne peuvent pas sourire et veulent s’accoutumer à

montrer leurs dents, me fi t horreur.

Je résolus, aussitôt le jour venu, de fuir, avec Ophélion, la cité des

embaumeuses. Et, en rentrant sous notre coupole, je replaçai une

mèche dans la lampe, et je l’allumai au foyer, sous la voûte : mais

Ophélion n’était pas revenu. J’allai au fond de la salle, et j’éclairai

l’ouverture de l’escalier souterrain ; et d’en bas j’entendis un bruit

de baisers. Alors je souris en songeant que mon frère passait une

nuit amoureuse avec une manieuse de cadavres. Mais je ne sus

que penser en voyant entrer sous la coupole, par une ouverture

qui donnait sans doute dans un couloir pratiqué à l’intérieur de la

muraille de ciment, la femme qui nous recevait. Elle se dirigea vers

l’escalier, et écouta, ainsi que je l’avais fait. Puis elle se tourna de

mon côté et sa fi gure me fi t peur. Ses sourcils se touchèrent, et elle

parut rentrer dans le mur.

Je retombai dans un profond sommeil. Au matin, Ophélion était

couché sur le lit voisin du mien. Il avait la fi gure couleur de cendre.

Je le secouai, et le pressai de partir. Il me regarda sans me reconnaître.

La femme rentra, et comme je l’interrogeais, elle parla d’un vent

pestilentiel qui avait souffl é sur mon frère.

Tout le jour, il se retourna sur les côtés, agité par la fi èvre, et la

femme le regardait avec des yeux fi xes. Vers le soir, il remua ses lèvres

et mourut. J’embrassai ses genoux en gémissant, et je pleurai jusqu’à

deux heures après le milieu de la nuit. Puis mon âme s’envola avec

les songes. La douleur d’avoir perdu Ophélion me troubla et me

fi t réveiller. Son corps n’était plus auprès de moi et la femme avait

disparu.

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Le Roi au masque d’or

Alors je poussai des cris, et je parcourus la salle : mais je ne pus

trouver l’escalier. Je sortis de la coupole et montant vers le rayon

rouge, j’appliquai mes yeux à l’ouverture. Or voici ce que je vis :

Le corps de mon frère Ophélion était étendu parmi des vases et

des jarres ; et on avait retiré sa cervelle avec le crochet et les spatules

d’argent, et son ventre était ouvert.

Déjà ses ongles étaient dorés et sa peau frottée d’asphalte. Mais il

était entre deux embaumeuses qui se ressemblaient si étrangement

que je ne pouvais distinguer celle qui nous avait reçus. Toutes

deux pleuraient et se déchiraient la fi gure, et baisaient mon frère

Ophélion, et le serraient dans leurs bras.

Et j’appelai par l’ouverture de la coupole, et je cherchai l’entrée

de cette salle souterraine, et je courus vers les autres coupoles ;

mais je n’eus point de réponse, et j’errais inutilement dans la nuit

transparente et bleue.

Et ma pensée fut que ces deux embaumeuses étaient sœurs et

magiciennes et jalouses, et qu’elles avaient tué mon frère Ophélion

pour garder son beau corps.

Je me couvris la tête de mon manteau et je m’enfuis éperdu hors

de cette contrée de sortilèges.

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Marcel Schwob

La Pest e

CCCCI e mille l’an corant Nella città di Trento Rè Rupert Volle lo scudo mio esser copert

De l’arme suo Lion d’oro rampant

C P

À August e Bréal

M, B de Neri de Pitti, fi ls de Bonacorso, gon-

falonier de justice de la commune de Florence, dont l’écu

fut couvert en l’an quatorze cent un, par ordre du roi Rupert, dans

la cité de Trente, du Lion d’or rampant, je veux raconter pour mes

descendants anoblis ce qui m’arriva quand je commençai à courir

le monde pour chercher l’aventure.

L’an , étant jeune homme sans argent, je m’enfuis

de Florence sur les grandes routes, avec Matteo pour compagnon.

Car la peste dévastait la cité. La maladie était soudaine, et attaquait

dans la rue. Les yeux devenaient brûlants et rouges, la gorge

rauque, le ventre enfl ait. Puis la bouche et la langue se couvraient

de petites poches pleines d’eau irritante. On était possédé par la

soif. Une toux sèche secouait les malades pendant plusieurs heures.

Ensuite les membres se raidissaient aux articulations, la peau se

parsemait de taches rouges, gonfl ées ; qu’aucuns nomment bubons.

Et fi nalement les morts avaient la fi gure distendue et blanchâtre,

avec des meurtrissures saignantes et la bouche ouverte comme un

cornet. Les fontaines publiques, presque épuisées par la chaleur,

étaient entourées d’hommes courbés et maigres qui tâchaient d’y

plonger la tête. Plusieurs s’y précipitèrent, et on les retirait par les

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Le Roi au masque d’or

crochets des chaînes, noirs de vase et le crâne fracassé. Les cadavres

brunissants jonchaient le milieu des voies par où coule, dans la

saison, le torrent des pluies ; l’odeur ne pouvait se supporter et la

crainte était terrible.

Mais Matteo étant grand joueur de dés, nous nous égayâmes

sitôt la sortie de la ville et nous bûmes à la première hôtellerie du

vin mêlé pour notre salut de la mortalité. Là il y eut des marchands

de Gênes et de Pavie ; et nous les défi âmes, le cornet à dés en mains,

et Matteo gagna douze ducats. Pour ma part, je les conviai au jeu

de tables, où j’eus le bonheur de remporter un gain de vingt fl orins

d’or, desquels ducats et fl orins nous achetâmes des mules et un

chargement de laine, et Matteo, qui avait délibéré d’aller en Prusse,

fi t provision de safran.

Nous courûmes les chemins de Padoue à Vérone, nous revînmes

à Padoue pour nous fournir plus amplement de laine, et nous

voyageâmes jusqu’à Venise. De là, passant la mer, nous entrâmes

en Sclavonie, et visitâmes les bonnes villes jusqu’aux confi ns des

Croates. À Buda, je tombai malade de la fi èvre, et Matteo me

laissa seul à l’hôtellerie, avec douze ducats, retournant à Florence

où l’appelaient certaines aff aires, et où je devais venir le rejoindre.

Je gisais dans une chambre sèche et poussiéreuse, sur un sac de

paille, sans médecin, et la porte ouverte sur la salle à boire. La nuit

de la Saint-Martin, il vint une compagnie de fi fres et de fl ûtistes,

avec quelque quinze ou seize soldats vénitiens et tudesques. Après

avoir vidé beaucoup de fl acons, écrasé les tasses d’étain et brisé les

cruches contre les murs, ils commencèrent à danser au son du fi fre.

Ils passèrent par la porte leurs trognes rouges, et me voyant allongé

sur mon sac, se mirent à me tirer dans la salle en criant : « Ou tu

boiras, ou tu mourras ! » puis me bernèrent, tandis que la fi èvre me

battait la tête, et fi nirent par me plonger dans la paille du sac, dont

ils lièrent l’ouverture autour de mon cou.

Je suai abondamment, et ma fi èvre en fut sans doute dissipée,

tandis que la colère me venait. Mes bras étaient empêtrés et on

m’avait ôté mon basilaire, sans quoi je me serais rué, ainsi hérissé

de paille, parmi les soldats. Mais je portais à la ceinture, sous mes

chausses, une courte lame engainée ; je réussis à glisser ma main

jusque-là, et par son moyen, je fendis la toile du sac.

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Marcel Schwob

Peut-être que la fi èvre m’enfl ammait encore la cervelle ; mais

le souvenir de la peste que nous avions laissée à Florence et qui

depuis s’était répandue en Sclavonie, se mélangea dans mon esprit

à une sorte d’idée que je m’étais faite du visage de Sylla, le dict ateur

des Latins dont parle le grand Cicéron. Il ressemblait, disaient les

Athéniens, à une mûre saupoudrée de farine. Je résolus de terrifi er

les gens d’armes vénitiens et tudesques ; et comme je me trouvais au

milieu du réduit où l’hôtelier enfermait ses provisions et les fruits

de conserve, j’eus rapidement éventré une poche pleine de farine

de maïs. Je me frottai la fi gure de cette poussière ; et, lorsqu’elle

eut pris une teinte qui n’était ni jaune, ni blanche, je me fi s de ma

lame une érafl ure au bras, d’où je tirai assez de sang pour tacher

irrégulièrement l’enduit. Puis je rentrai dans le sac, et j’attendis

les bandits ivrognes. Ils vinrent en riant et en chancelant : à peine

eurent-ils vu ma tête blanche et saignante qu’ils s’entrechoquèrent

en criant : « La peste ! la peste ! »

Je n’avais pas repris mes armes, que l’hôtellerie était vide. Me

sentant rétabli, à cause de la transpiration que m’avaient imposée

ces ruffi ans, je me mis en route pour Florence, afi n de rejoindre

Matteo.

Je trouvai mon compagnon Matteo errant par la campagne

fl orentine, et assez mal en point. Il n’avait pas osé pénétrer dans

la cité, pour la peste qui continuait à y rager. Nous rebroussâmes

chemin, et nous dirigeâmes, en quête de fortune, vers les États du

pape Grégoire. Montant vers Avignon, nous croisions des bandes

d’hommes armés, portant lances, piques et vouges ; car les citoyens

de Bologne venaient de se révolter contre le Pape, à la requête de

ceux de Florence (ce que nous ignorions). Là nous fîmes des jeux

joyeux avec les gens d’un parti et de l’autre, tant aux tables qu’aux

dés, si bien que nous gagnâmes environ trois cents ducats et quatre-

vingts fl orins d’or.

La cité de Bologne était presque vide d’hommes, et nous fûmes

reçus aux étuves avec des cris d’allégresse. Les chambres n’y sont

pas jonchées de paille comme en beaucoup de villes lombardes ; les

grabats n’y manquent pas, quoique les sangles soient rompues pour

la plupart. Matteo rencontra une Florentine de sa connaissance,

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Le Roi au masque d’or

Monna Giovanna ; pour moi, qui ne pensais pas à m’enquérir du

nom de la mienne j’en fus content.

Là nous bûmes d’abondance ; et du vin épais de la contrée et de

la cervoise, et nous mangeâmes confi tures et tartelettes. Matteo,

à qui j’avais conté mon aventure, feignant d’aller au retrait, des-

cendit dans les cuisines, et revint accoutré en pestiféré. Les fi lles

des étuves s’enfuirent de tous côtés, poussant des cris aigus, puis

elles se rassurèrent, et vinrent toucher, encore peureuses, la fi gure

de Matteo. Monna Giovanna ne voulut pas retourner avec lui, et

resta tremblante dans un coin, disant qu’il sentait la fi èvre. Cepen-

dant Matteo, ivre, posa la tête parmi les pots, sur la table que ses

ronfl ements faisaient trembler, et il ressemblait aux fi gures de bois

bariolées que les banquistes montrent sur les estrades.

Finalement nous quittâmes Bologne, et après diverses aventures,

nous arrivâmes près d’Avignon, où nous apprîmes que le Pape faisait

mettre en prison tous les Florentins, et les faisait brûler, eux et leurs

livres pour se venger de la rébellion. Mais nous fûmes avertis trop

tard ; car les sergents du Maréchal du Pape nous surprirent pendant

la nuit, et nous jetèrent à la prison d’Avignon.

Avant d’être mis en question, nous fûmes examinés par un juge et

provisoirement condamnés au cachot bas, jusqu’à information, avec

le pain sec et l’eau, ce qui est la coutume de la justice ecclésiastique.

Je parvins toutefois à cacher sous ma robe notre sac de toile, qui

contenait un peu de polenta et des olives.

Le sol du cachot était marécageux ; et nous n’avions d’air que

par un soupirail grillé qui s’ouvrait à ras de terre sur la cour de la

Conciergerie. Nos pieds étaient passés dans les trous de ceps très

lourds de bois, nos mains liées à des chaînes assez lâches, de telle

manière que nos corps se touchaient depuis le genou jusqu’à l’épaule.

L’huissier du guichet nous fi t la grâce de nous dire que nous étions en

suspicion de poison, car le Pape avait su par certains ambassadeurs

que les gonfaloniers de la commune de Florence entretenaient le

dessein de le faire mourir.

Nous étions ainsi dans la noirceur de la prison, n’entendant nul

bruit, ne sachant pas l’heure du jour ni de la nuit, en grand danger

d’être brûlés. Je me souvins alors de notre stratagème ; et il nous

vint l’idée que la justice papale, par terreur de la maladie, nous ferait

jeter dehors. J’atteignis avec peine ma polenta, et il fut convenu que

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Marcel Schwob

Matteo s’en barbouillerait la fi gure et se tacherait de sang, tandis

que je crierais pour attirer les sbires. Matteo disposa son masque, et

commença des hurlements rauques, comme s’il avait la gorge prise.

J’invoquai la Notre-Dame en secouant mes chaînes. Mais le cachot

était profond, le portail épais, et il faisait nuit. Pendant plusieurs

heures nous suppliâmes inutilement. Je cessai mes cris : cependant

Matteo continuait à geindre. Je le poussai du coude, afi n qu’il se

reposât jusqu’au jour : ses gémissements devinrent plus forts. Je le

touchai dans l’obscurité : mes mains n’atteignaient que son ventre

qui me parut gonfl é comme une outre. Et alors la peur me saisit :

mais j’étais collé contre lui. Et tandis qu’il criait d’une voix enrouée :

« À boire ! à boire ! » jusqu’à ce qu’il me semblât entendre l’appel

désespéré d’une meute lâchée, le rond pâle du jour levant tomba

du soupirail. Et alors la sueur froide coula sur mes membres ; car,

sous son masque poudreux, sous les taches de sang desséché, je vis

qu’il était livide et je reconnus les croûtes blanches et le suintement

rouge de la peste de Florence.

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Le Roi au masque d’or

Les Faulx-visaiges

À Paul Arène

L conclues à Tours par Charles VII, roi de France,

avec Henri VI, roi d’Angleterre, avaient rompu les armées.

Les gens de guerre étaient sur les champs, n’ayant ni solde ni

vivres de pillage militaire. Les Écorcheurs, Armagnacs, Gascons,

Lombards, Écossais, revenaient par bandes de la terrible bataille

de Saint-Jacques, et ils avaient rôti les jambes des paysans tout le

long de leur route. On touchait au mois de novembre . La

campagne était neigeuse et les arbres noirs. Par les chemins passaient

des fi les d’hommes à pourpoints troués, à jaques sombres avec de

gros roules à leurs chaperons et des cornettes froncées attachées

à des aiguillettes rouges ; quelques-uns portaient des chapeaux de

fer, tous marchaient le vouge sur l’épaule, tenant la guisarme, ou

des plançons crêtelés, ou des langues-de-bœuf à la ceinture. Les

hôtelleries étaient désolées. Car ils descendaient après la servante qui

tirait le vin, et lui trempaient la tête dans la pipe, volaient les cha-

perons rouges traînant sur les tables parmi les pots, emportaient les

écuelles d’étain, et, fracassant les coff res des femmes, prenaient leurs

chapelets argentés et leurs verges d’or. Traversant les villes le plus

rarement qu’ils pouvaient, ils se ruaient aux étuves, bâillonnaient

la maîtresse, jetaient la paille par les fenêtres, forçaient les fi llettes

sur les bahuts, et, tordant les clefs des portes dans leurs serrures

obscènes, partaient en tumulte à la lueur des falots. Le syndic et les

gens du guet, archers et arbalétriers, attroupés en masse noire, les

regardaient fuir, eff arés.

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Marcel Schwob

D’ordinaire ils préféraient les fi llettes communes assises aux

portes des bonnes villes, le soir, à l’orée des cimetières. Elles n’avaient

qu’une cotte et une chemise ; elles reposaient leurs pieds sur les

pierres tombales, et la lune les faisait paraître blanches. Elles mon-

taient sur les blocs et s’appelaient : « Denise ! Marion ! Museau ! »

Elles couchaient à l’air, entre les fosses, dans l’eau croupissante.

Elles rêvaient le sol jonché de paille des étuves, dans quelque rue

noire. Les guetteurs de chemins, batteurs à loyer, épieurs et fausses

gens de guerre, les emmenaient un peu de temps, et parfois ne leur

coupaient pas la gorge. On les voyait passer entre deux étranges

hommes d’armes, qui les tenaient sous les bras et entrecroisaient

des vouges sur leurs têtes.

Parmi tous les bouff ons, ménétriers et joueurs de vielle, venaient

aussi quelques vagabonds qui avaient été clercs, et n’ayant de quoi

changer d’habit, déchiquetaient le collet de leur pourpoint et met-

taient un gorgias. Ils menaient un ou deux pauvres enfants dont ils

avaient scié les jambes près des pieds et arraché les yeux, qu’ils mon-

traient pour apitoyer les passants tandis qu’ils jouaient de la vielle.

Quand il s’était fait autour d’eux une troupe, ils feignaient d’être

touchés par le mal caduc, tombaient sur le dos, battaient la terre

des deux tempes et des mains, et écumaient de la bouche en jurant

le « sanglant foutre-Dieu ». Et cependant leurs amis coupaient les

mordants de ceintures, et ôtaient leurs livres d’heures aux femmes

pour en prendre les fermoirs.

Puis, dans le mois de novembre, arrivèrent à la suite de ces

traînards de mystérieuses fi gures noct urnes. On ne savait ce qu’il

en était. Ils étaient diversement vêtus, les uns ayant pourpoints

noirs et chapeaux rouges, aumusses fourrées de menu vair, d’autres,

manteaux de soie vermeille et chaperons à cornette de soie verte,

quelques-uns paraissant seigneurs, à longues robes de velours noir,

fourrées de martre, certains semblant des femmes déguisées, à

toque violette avec un bavolet. Tous étaient armés, plusieurs ayant

ceinturon et haubert.

Mais ces hommes de nuit se distinguaient des autres par une

habitude terrifi ante et inconnue : ils avaient leurs visages couverts

de faux-visages. Or ces faux-visages étaient noirs, camus, à lèvres

rouges, ou portant de longs becs arqués, ou hérissés de moustaches

sinistres, ou laissant pendre sur le collet des barbes bariolées, ou

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Le Roi au masque d’or

traversant la fi gure d’une seule bande sombré entre la bouche et les

sourcils, ou semblant une large manche de jaque nouée par en haut,

avec des trous par où on voyait les yeux et les dents.

Le peuple donna aussitôt à ces hommes le nom de « Faulx-

Visaiges » ; on n’avait jamais rien vu de semblable dans le plat pays,

seuls quelques nobles, la mode étant venue d’Italie, mettaient dans

les cérémonies des faulx-visaiges en métaux riches.

Ces gens se répandirent autour de Creully où Mathew Gough,

Anglais, était seigneur, et ravagèrent la contrée de façon horrible.

Car les Faulx-Visaiges tuaient cruellement, éventrant les femmes,

piquant les enfants aux fourches, cuisant les hommes à de grandes

broches pour leur faire confesser les cachettes d’argent, peignant les

cadavres de sang pour appâtir les métairies et les réduire par la peur.

Ils avaient avec eux des fi llettes prises le long des cimetières, qu’on

entendait hurler dans la nuit. Personne ne savait s’ils parlaient. Ils

surgissaient du mystère et massacraient en silence.

On soupçonnait qu’il y avait parmi eux des nobles, ayant trahi

le roi de France, ou le roi d’Angleterre, ou tous deux. Leur férocité

était seigneuriale. La terreur en était accrue. On examinait les gens,

le jour, ne sachant s’ils ne devenaient Faulx-Visaiges, la nuit.

Il y eut des patrouilles de gens d’armes par la campagne. Les

archers de Mathew Gough, gens décidés, guettèrent les Faulx-

Visaiges, et en saisirent. Ils furent amenés au juge de Creully et

questionnés. On n’en reconnut aucun. Ils semblaient de pays divers.

Ils donnaient à leur chef le nom de roi, et l’appelaient parmi eux

Alain Blanc-Bâton.

Mathew Gough les fi t pendre aux arbres des routes, avec leurs

faux-visages et leurs vêtements riches. Le peuple vint les voir, se

balançant sous le vent, comme des oiseaux étrangement colorés.

Les bêtes de proie se perchaient sur leur nuque et leur déchiraient la

chair sous leur masque. Ainsi beaucoup de chemins en Normandie

étaient bordés, à mi-hauteur des arbres, par ces faces varicolores et

terrifi antes de cuir, d’étoff e, de bois ou de fer, qui s’entrechoquaient

à la bise.

Cependant on annonçait l’arrivée de lord Alan Blankbate,

capitaine de Rouen et de Bayeux. Les gens du château prirent leurs

plus nobles tenues pour la réception. Tout était en mouvement

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dans la place de Creully. Mathew Gough avait une robe écarlate, un

chapeau vert, des gants fourrés.

L’huissier de la prison monta dans la grande salle. Il toucha de

sa verge le bras de Mathew Gough. On venait de prendre, disait-il,

celui que les Faulx-Visaiges nommaient Alain Blanc-Bâton. Il

refusait de répondre et on n’avait pu le démasquer. Puis l’huissier

prononça quelques paroles à l’oreille de Mathew Gough, qui se

leva, mit le faux-visage en or qu’il tenait prêt pour la cérémonie, et

descendit les degrés de la salle carrelée où on donnait la torture.

Il y avait là trois hommes, l’un étendu sur le tréteau. Sa poitrine

et ses jambes étaient nues, couvertes de poils blonds. Son faux-visage

était de cuir noir, et par le trou de la bouche on versait de l’eau à

travers un cornet. Il avait le cou mouillé, gonfl é : les muscles s’y

tordaient. Son dos était cintré. Une mare s’étendait sur les carreaux,

près du chevalet. Mais le patient ne dit mot.

On l’attacha sur un banc à deux bâtons placés en croix de Saint-

André ; et à chacun de ses membres les deux tourmenteurs mirent

un pivot tournant qu’ils virèrent et tordirent. On entendait craquer

les os des poignets et des chevilles. L’homme ne fi t que gémir.

L’un des tourmenteurs alla chercher de la braise dans une écuelle

de terre cuite, et, à cheval sur l’homme, lui souffl a les étincelles sur la

peau, par les narilles du faux-visage. Le patient s’agita, et se débattit,

puis resta immobile.

Mathew Gough, le croyant étouff é, fi t signe qu’on le portât

au feu de la cuisine. Il parut s’y ranimer, et respira doucement.

Alors Mathew Gough, la face couverte de son faux-visage d’or qui

étincelait à la fl amme, se pencha vers le faux-visage noir et parla bas.

Il parla anglais, et les tourmenteurs ne comprirent pas. Ils virent

trembler les bras et les jambes du prisonnier. Mais il ne répondit

rien, et resta silencieux sous son faux-visage sombre.

Mathew Gough lui fi t mettre incontinent la corde au cou et les

deux tourmenteurs le halèrent et le tirèrent par un anneau encastré

dans les dalles du plafond. Au feu de la cuisine il jeta son ombre

agitée sur les murs.

Puis, remontant lentement les degrés, Mathew Gough ordonna

de mettre la place en état de défense, ayant reçu nouvelles, disait-il,

de trahison, et de quitter les habits de cérémonie parce que lord

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Le Roi au masque d’or

Alan Blankbate, capitaine de Rouen et de Bayeux, lui avait mandé

par messager sûr qu’il ne viendrait pas.

Les écuyers, archers et valets d’armes coururent de-ci de-là et

toute la place sonna par les ferrures heurtées.

Ainsi périt sombrement le chef des Faulx-Visaiges, auquel ses

compagnons donnaient le nom d’Alain Blanc-Bâton.

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Marcel Schwob

Les Eunuques

À Maurice Spronck

SP A D O N E S ! I étaient accroupis sur les dalles, les genoux

serrés, et frottaient le bout de leurs pantoufl es avec des cannes

à pomme d’argent. Leurs robes couleur de safran étaient étendues

autour d’eux, et une odeur de cinnamome se dégageait de leur peau.

Ainsi ils se reposaient parmi des garçons étuvistes en sueur, des

hommes vêtus de peluche écarlate qui se rendaient aux bains avec

des fi lets pleins de balles à jouer vertes, des jeunes gens à tunique

rousse avec des ceintures cerise, hauts troussés, et les cheveux longs,

des coureurs à colliers précédant des chaises à porteurs, où des

matrones aux cheveux tordus, à la peau poncée, rendaient les saluts

des passants.

Le haut du ciel était chaudement bleu, voilé de fi laments roses

et se fondait graduellement à l’horizon dans un jaune transparent,

un bleu de turquoise très pâle, et un vert délicat et tremblotant. Il

y avait encore des crieurs de rues qui off raient l’eau de neige : aqua

nivata, nivata ! Des Éthiopiens frisés arrosaient partout avec l’eau de

minuscules outres percées, semblables à celles qui servent à abattre

la poudre rouge de l’arène, dans l’amphithéâtre.

Or, parmi l’air bourdonnant, les eunuques se mirent à songer au

pays d’où ils étaient venus, à la brûlante Syrie, et à l’Ibérie aux mines

d’argent. Ils avaient couru à quinze ans les hauts pâturages maigres

avec les chèvres et les boucs, barattant le lait, pressant des fromages

blancs durs, qu’ils traversaient d’un brin de genêt. Ils avaient aimé

des fi llettes à grands chapeaux de paille. Ils les guettaient entre les

bouquets de fl eurs d’or quand elles devaient venir, et leur taillaient

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Le Roi au masque d’or

des siffl ets dans du bois de sureau. Souvent ils apportaient des pois

chiches qu’ils avaient volés dans les granges. Ces jours-là on creusait

un trou avec les mains et on y jetait des branchilles et des feuilles

sèches. La fi llette allait chercher au foyer le plus voisin une braise

ardente ; elle la mettait dans son sabot plat, qu’elle agitait sans cesse

en courant, pour empêcher le charbon de s’éteindre. Puis, gravement

assis l’un en face de l’autre, ils faisaient rôtir leurs pois chiches au

bout d’une baguette pointue. Ou ils jouaient au roi et à la reine.

On faisait un trône avec des pierres unies, à l’ombre quelque part.

La reine s’asseyait là, et le roi partait en expédition pour surveiller

ses chèvres. La reine, après avoir écouté les cigales, s’endormait sur

son trône. Alors, quand le roi revenait, il lui faisait un oreiller de

mousse, et l’étendait doucement dessus.

Le soir, les ombres s’allongeaient, et on descendait avec les chèvres

par les sentiers bordés de ronces. Les chauves-souris s’envolaient des

buissons. Sous les herbes on entendait des frôlements de serpent

qui allait retrouver son trou ; le grillon chantait dans les dernières

fl ammes dorées du jour mourant ; les rochers devenaient gris et le

premier frisson de la nuit secouait le feuillage des arbres. Un vent

frais ballonnait le manteau et frisait le poil des chèvres, le chien,

nez à l’air, humait le souffl e parfumé, et les genêts balançant leurs

têtes jaunes ondulaient comme les vagues de la mer. Plus bas les

lapins fuyaient dans les broussailles et l’obscurité s’amassait autour

des vieux chênes. Bientôt la hutte était là, la mère sur la porte, avec

sa cuillère en main.

Où étaient-elles, seigneurs du ciel, ces broussailles espagnoles, et

la hutte de la montagne, et le troupeau ami ? Ils étaient venus, les

durs Italiotes, à la tête rasée, aux lèvres serrées, ils avaient brûlé la

hutte et mangé le troupeau.

Ils avaient pris les petits dans les hauteurs, près d’Osca. Le long de

la Cinca, les soldats étaient descendus et avaient traversé la plaine de

Sourdao pour les mener à Ilerda. Et d’Ilerda à Tarraco, à travers les

montagnes noires de Iakketa et d’Ilercao. À Tarraco, des marchands

leur avaient fait boire une infusion de graines de pavot, pour les

mutiler sans douleur. On les avait embarqués comme du bétail

et vendus aux escales, à Populonia, à Cosa, ou à Alsium. D’autres

étaient venus à Rome, par Ostia.

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Marcel Schwob

Des mangons les avaient achetés, leur avaient enduit les pieds avec

de la poussière de craie, les avaient coiff és de bonnets en molleton

blanc. On les avait frottés de térébenthine, épilés à la lampe et à la

pince, frisés au fer. On les avait exposés sur un échafaud, avec des

écriteaux. Ils avaient les dents blanches et les yeux noirs, parlaient

latin avec un accent guttural et un ton aigu. On les enfumait de

gagate, avant d’en payer le prix, pour voir s’ils ne tombaient pas

d’épilepsie.

Maintenant, entre les leveurs de voiles des portes, conservateurs

de vaisselle d’argent, baigneurs, parfumeurs, cuisiniers, dresseurs,

serveurs, dégustateurs, échansons, portiers en robe verte, muletiers

à tunique relevée, aguayeurs, esclaves de chaise, porteurs d’éventails

et d’ombrelles, ils étaient eunuques, soumis à la fourche, au fouet,

et aux supplices publics de la porte Esquiline. Leurs maîtresses

leur faisaient gonfl er les joues pour leur donner un souffl et, et les

intendantes leur piquaient le cou avec des aiguilles de tête.

Et ils allaient nécessairement par le Tuscus Vicus, où se promènent

les débauchés, acheter des étoff es et chercher de petites amphores

à nard, scellées de gypse, chez les pigmentaires, qui vendent de la

ciguë, de l’aconit, de la mandragore et des cantharides. Ils chantaient

dans l’atrium, au premier service, des morceaux de l’Iliade et de

l’Odyssée et au dessert des vers du livre d’Élephantis. Ils regardaient

douloureusement des tableaux où on voyait Atalante avec Méléagre.

Quelques convives les baisaient au passage, et ils en souff raient.

Malgré leurs laticlaves à franges, leurs anneaux d’or à étoiles de fer,

leurs bracelets d’ivoire serti de métal, ils voyaient avec envie des

Libyens lippus, nus et noirs. Ils jouaient nonchalamment sur des

tablettes en bois de térébinthe avec des calculs de cristal peint. Ils

mangeaient à peine des becs-fi gues gras entourés de jaune d’œuf

poivré. Rien ne pouvait les distraire d’une tristesse peu vigoureuse,

ni les caprices du maître, ni ceux de la maîtresse.

Ivres de vin rose, ils couraient plus loin que les étals de boucher

avec les chèvres sanglantes parées de myrte, par-delà les « popinæ »

de rôtisseurs qui vendent des noix frites et des bettes au miel, et

les tavernes où pendent des bouteilles enchaînées, vers la noirceur

centrale des chambres voûtées où, parmi des cellules à écriteaux,

errent obscurément des femmes nues. Mais le patron des chambres à

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Le Roi au masque d’or

voûte de pierre reconnaissait les robes couleur de safran, et les sangles

des lits restaient sans matelas, puisque ces hommes ivres de vin rose,

accroupis sur les dalles, frottant le bout de leurs pantoufl es avec des

cannes à pomme d’argent, étaient des énervés — spadones.

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Marcel Schwob

Les Milésiennes

À Edmond de Goncourt

T coup, sans que personne en sût la cause, les vierges de

Milet commencèrent à se pendre. Ce fut comme une épidémie

morale. En poussant les portes des gynécées, on heurtait les pieds

encore frémissants d’un corps blanc suspendu aux poutres. On était

surpris par un soupir rauque et par un tintement de bagues, de

bracelets et d’anneaux de chevilles qui roulaient à terre. La gorge

des pendues se soulevait comme les ailes palpitantes d’un oiseau

qu’on étouff e. Les yeux semblaient pleins de résignation, plutôt

que d’horreur.

Les jeunes fi lles se retiraient le soir, silencieuses, comme il

convient, étant restées assises dans une tenue modeste, sans serrer

les genoux. Au milieu de la nuit retentissaient des gémissements et

on les croyait d’abord oppressées par des songes lourds, oiseaux noc-

turnes du cerveau. Les parents se levaient et visitaient leurs chambres.

Ils pensaient les trouver étendues sur le ventre, les reins secoués de

peur, ou les bras croisés sur les seins, avec leurs doigts appuyés sur

la place où le cœur bat. Mais les lits des jeunes fi lles étaient vides.

Puis on entendait des balancements dans les salles supérieures. Là,

éclairées de lune, la tunique blanche tombante, les mains enfoncées

l’une dans l’autre, jusqu’à la basse articulation des doigts, elles étaient

pendues, et leurs lèvres gonfl ées bleuissaient. À l’aube les moineaux

familiers volaient sur leurs épaules, les becquetaient, et trouvant leur

peau froide, s’envolaient avec des petits cris.

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Le Roi au masque d’or

À peine le premier souffl e du matin faisait frissonner les voiles

tendus sur les cours intérieures, qu’il apportait des maisons amies

le chant grave des pleureuses.

Et sur la place du Marché, parmi les acheteurs des heures incer-

taines, avant que les nuages légers se teignent de rose, on récitait la

liste des mortes de la nuit. Les hérauts couraient çà et là. Ainsi que

les autres, les fi lles des magistrats et des archontes, à peine nubiles, à

la veille de prendre le voile jaune des noces, se suspendaient mysté-

rieusement. Les hommes qui venaient à l’assemblée, tous marqués de

la corde rouge qui indique les retardataires, négligeaient les aff aires

du peuple et pleuraient dans leurs mains. Les juges tremblants

rendaient des arrêts de bannissement et n’osaient plus condamner

à mort.

On chassa des ruelles obscures où habitaient les vendeuses de

drogues un grand nombre de vieilles qui détournaient la tête à la

lumière du jour. Les femmes fardées, dont la démarche était lourde

et les yeux trop noircis, furent expulsées de la cité. Ceux qui ensei-

gnaient des doct rines inconnues sous les portiques, les discoureurs

avec les jeunes gens, les prêtres promenant des images de déesse sur

des bêtes de somme, les initiés des mystères et les amants de Cybèle

furent relégués hors des murailles.

Ils allèrent peupler des cavernes creusées au roc des montagnes

voisines dans un temps immémorial. Là ils couchèrent dans des

chambres de pierre ; et les unes servirent aux prostituées, les autres

aux philosophes ; de sorte que dès le crépuscule les jeunes gens de

Milet sortaient de la cité pour passer une nuit souterraine. Ainsi, au

fl anc des coteaux, par les ouvertures taillées dans la montagne, on

voyait briller des lumières à la première heure de veille ; et tout ce

qui, dans la cité de Milet, avait été étrange ou impur, continuait sa

vie à l’intérieur de la terre.

Alors les archontes de la colonie fi rent un décret par lequel il était

ordonné d’ensevelir les jeunes fi lles pendues d’une manière nouvelle.

Elles devaient être exposées à la populace, nues, la cordelette au cou,

et portées ainsi au sépulcre. Et on espérait que la pudeur vaincrait

par ce moyen la mort volontaire, lorsque le soir qui suivit la promul-

gation de cette loi le secret des Milésiennes fut découvert.

Des prêtres qui entretenaient un foyer sacré au temple d’Athéné

se relevèrent un peu avant le milieu de la nuit pour ajouter des

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roseaux au feu et verser de l’huile dans les lampes. Et ils virent

s’avancer parmi l’obscurité de la salle centrale une troupe de vierges

qui semblaient avoir été averties par un songe. Car elles se dirigeaient

dans l’ombre vers une certaine dalle, près de l’autel, qui fut soulevée.

Un jeune garçon, qui portait d’habitude les corbeilles de la déesse,

se voila la tête et pénétra sous le temple avec les vierges.

La voûte était haute, à peine éclairée par un point faiblement

lumineux du sommet. Au fond, la paroi semblait éclatante, étant

faite d’un seul miroir de métal. D’abord cette surface polie était

nébuleuse, puis des images fugitives y passaient. Elle était de couleur

glauque, comme les yeux des chouettes qui sont consacrées à Pallas

Athéné.

La première des Milésiennes s’avança vers l’immense miroir,

souriante, et se dévêtit. Le voile attaché sur l’épaule tomba, puis

le pli du sein, et la ceinture azurée qui retenait la gorge : son corps

parut dans sa splendeur. Et elle dénoua la torsade de ses cheveux

qui se répandirent sur ses épaules jusqu’aux talons. Les autres jeunes

fi lles, à côté d’elle, riaient en la voyant se mirer. Pourtant nulle image

n’apparaissait à celles qui étaient voisines, dans le miroir de métal.

Mais la jeune fi lle, les yeux horriblement dilatés, pleura un cri de

bête épouvantée. Elle s’enfuit, et on entendit le bruit de ses pieds nus

sur les dalles. Puis, parmi la terreur du silence, des minutes s’étant

écoulées, retentit le hurlement des pleureuses.

Et la seconde qui se mira contempla la surface polie et poussa le

même gémissement sur sa nudité. Et lorsqu’elle eut remonté, dans

son égarement, les marches du temple, les plaintes lointaines fi rent

connaître encore qu’elle s’était pendue sous la lueur froide de la

lune.

Le jeune garçon se plaça exact ement derrière la troisième, et son

regard alla avec le regard de la Milésienne, et le cri d’horreur jaillit

de ses lèvres en même temps. Car l’image du miroir sinistre était

déformée dans le sens naturel des choses. Semblable à elle-même

dans ce miroir, la Milésienne se voyait le front parcouru de plis, les

paupières coupées, la taie de la vieillesse sur les yeux suintants de la

chassie, les oreilles molles, les joues en pochés, les narines roussies

et poilues, le menton graisseux et divisé, les épaules creusées de

trous, les seins fanés et leurs boutons éteints, le ventre tombé vers la

terre, les cuisses rissolées, les genoux aplatis, les jambes marquées de

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Le Roi au masque d’or

tendons, les pieds gonfl és de nœuds. L’image n’avait plus de cheveux,

et sous la peau de la tête couraient des veinés bleues opaques. Ses

mains qui se tendaient paraissaient de corne et les ongles couleur

de plomb. Ainsi le miroir présentait à la vierge Milésienne le spec-

tacle de ce que lui réservait la vie. Et dans les traits de l’image elle

retrouvait tous les indices de ressemblance, le mouvement du front

et la ligne du nez et l’arc de la bouche et l’écartement des seins, et la

couleur des yeux surtout, qui donne le sens de la pensée profonde.

Terrifi ée par son corps, honteuse de l’avenir, avant de connaître

Aphrodite, elle se suspendit aux poutres du gynécée.

Or le jeune garçon la poursuivit, et chassa les autres vierges devant

lui. Mais il arriva trop tard, et le corps de la Milésienne était déjà

ondulé par l’agonie. Il l’étendit sur le sol, et, avant l’arrivée des

pleureuses, caressa délicatement ses membres, et baisa ses yeux.

Telle fut la réponse de ce jeune garçon au miroir de la vérité future,

au miroir d’Athéné.

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Marcel Schwob

et Orfi la

À Georges Courteline

L d’une grande route plantée d’arbres unis, au feuillage

régulièrement taillé, comme des pains de sucre piqués sur

des tiges frêles, on voyait un mur jaunâtre, uniforme, avec deux

pavillons semblables aux extrémités. La peinture de la grille d’entrée

était morne ; puis une cour sablée, oblongue, séparait des bâtiments

parallèles, à hautes portes vitrées ; les construct ions à deux étages

avaient des toits abaissés d’où montaient, à intervalles égaux, des

clochetons couverts d’ardoises. Aux coins de la cour bâillaient

des voûtes grises, dont on n’apercevait pas l’issue ; et des jardinets

ronds, carrés, en triangle, en losange, où la terre était pierreuse parmi

l’herbe clairsemée, tachaient avec les bancs l’étendue triste du sol

emmuré par quelques traces de vert pâle.

Parmi ces fi gures géométriques de végétation descendant des

perrons, sous les vitres des portes, autour d’une seule pièce d’eau

rect angulaire, très poussiéreuse, émergeant des bouches ternes de

vieilles pierres qui s’étiraient aux quatre coins, des bandés d’êtres

humains, à peine agités, avançaient en chancelant, la tête bran-

lante, les genoux tremblants, des vieillards et des vieilles, les unes

paraissant, du hochement continuel de leur personne, dire toujours

oui, oui, les autres, par l’oscillation de droite à gauche, non non ;

d’anciennes affi rmations et négations ambulantes et entêtées d’un

faible mouvement qui ne variait pas.

Les hommes portaient des chapeaux qui avaient perdu toute

recherche de forme, leur feutre étant défoncé ou renfl é. Mais

plusieurs posaient leurs casquettes ambitieusement sur le côté. Les

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Le Roi au masque d’or

femmes laissaient fl otter des cheveux blancs fripés sous leurs bonnets

sales ; mais quelques-unes avaient frisé leurs perruques, d’un noir

singulier, sombres au-dessus de leur fi gure parcheminée. Passant

ainsi dans la cour jardinée, maigrement entretenue, certains vieux

bellâtres faisaient des eff ets de main, certaines vieilles, coquetant,

minaudaient avec leurs lunettes. Et ils se réunissaient par groupes,

autour des bancs, lisaient de petits journaux, s’off raient des prises ;

tandis que des pensionnaires hébétés considéraient d’une mine

inquiète les sourires malins qu’ils ne comprenaient plus.

L’hôpital qu’ils habitaient les recevait passé soixante ans, moyen-

nant un millier de francs et une petite rente pour ajouter de la viande

à leur ordinaire. Ceux qui étaient riches possédaient leur chambre,

marquée d’un numéro, dans un couloir. On n’était plus propriétaire

d’un nom. Il y avait le Voltaire, le Arago ; on déposait, en

entrant, les signes de reconnaissance qui avaient servi dans la société

pendant le cours d’une vie ordinaire ; ce cimetière animé restait plus

anonyme que le cimetière des morts.

Or, cette société numérotée prenait ses règles et ses conventions ;

car les titulaires des chambres des couloirs, ayant de quoi perdre

dans les salles de jeu, off rir à d’agréables personnes d’un autre sexe

de délicates consommations de cantine, méprisaient les misérables

locataires des salles communes, où on ne pouvait, sous les yeux

avides, faire toilette, ni cacher sa calvitie.

Ayant droit à des distributions bi-hebdomadaires de médica-

ments, ils assiégeaient les internes avant l’heure, épiaient le cahier,

venaient comme à l’épicerie, avec de vieux bouts de papier où ils

avaient noté leur commande, se délect aient à imiter la toux avec

leur poitrine râlante, à exagérer la douleur de leurs membres tordus,

à singer l’insomnie, à pleurer des maux imaginaires ; ils s’enviaient

leurs maladies à la consultation, afi n de pouvoir emporter en

triomphe des bons de bains, des fi oles d’alcool camphré, des

fl acons de sirop de sucre. Ils les plaçaient sur leur table de nuit, les

regardant tour à tour comme des œuvres d’art bienfaisantes, ou

comme des provisions dont ils avaient fait l’emplette à bon compte ;

mais ils éprouvaient surtout la joie d’en posséder plus que les autres

— puisque c’était pour eux la dernière forme de la propriété.

La salle Orfi la était habitée par les vieilles femmes trop pauvres

pour payer la rente d’une chambre. Deux rangées de lits, d’une

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blancheur douteuse, se faisaient face, et sur les draps repliés, il y

avait une double haie de bustes couverts de camisoles. Le n° se

levait, était encore assez ingambe, malgré un rhumatisme articulaire

qui lui raidissait le genou gauche, et une paralysie partielle du bras

droit, replié en travers de la ceinture. Elle était considérée ; car on

disait qu’elle recevait un peu d’argent de parents éloignés ; mais elle

préférait le conserver, pour en user à sa guise, au lieu de le verser à

l’administration en échange d’un logement. Vis-à-vis d’elle, le n°

la vexait par une agilité supérieure ; elle avait l’usage de ses deux

bras, souff rait seulement de la goutte à un orteil, mais sa paupière

inférieure droite, abaissée à la suite de la faiblesse croissante d’un

muscle, exposait les dessous sanguinolents de l’œil.

Ces deux femmes, rivales physiques, furent aussi rivales de cœur.

Rien des passions humaines n’avait disparu parmi ces vieillards et

ces vieilles. Car il y avait dans les chambres de faux ménages à deux

et à trois ; on entendait de violentes scènes de jalousie, on se jetait

à la tête par les couloirs des tabatières et des béquilles ; la nuit, des

ombres ratatinées guettaient aux portes, armées d’un traversin

menaçant, le bonnet de coton tiré jusqu’au menton ; et il y avait

des poursuites de bancals, des fuites de femmes coxalgiques, de fi ers

cancans entre les vieilles qui bavardaient en lavant leur linge : l’une

exaltait avec emphase son homme qui était décoré, et bien soigné ;

l’autre vantait le sien, qui avait encore tous ses membres.

De sorte que de vieux poings osseux s’abattaient encore sur des

pommettes saillantes ; les tours de cheveux s’envolaient, laissant à nu

des crânes pointus ou bossués ; les lunettes étaient brisées sur les nez

noirs de tabac ; d’anciens coudes aigus apparaissaient symétriques,

les mains posées sur les hanches ; et de terribles injures chevrotées

retentissaient tout le long du jour.

La guerre se déchaîna entre la et la pour une pipe en sucre

rouge. Il y avait un vieux à visage militaire, sans doute concierge du

temps qu’il était homme, et qui visitait régulièrement la Orfi la

comme sa cousine. Les mots « mon cousin », « ma cousine », répétés

comme un écho pour les oreilles des infi rmières par ces bouches

édentées, endormaient leur surveillance. Mais la avait pris du

goût pour l’homme de son vis-à-vis. Elle pinçait la bouche, tournait

les yeux, le frôlait du caraco, en passant, avec un petit bégaiement.

Les autres la détestaient à l’envi, pour la liberté de ses mouvements.

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Le Roi au masque d’or

On entendit des rires gras de catarrhes qui provoquèrent des toux

nerveuses d’épuisement. Le vieux, fl atté, abandonnait la partie de

boules et la manille pour venir fl irter l’après-midi. La lui faisait

son nœud de cravate, lui versait du collyre dans les yeux, lui off rait

de précieuses pilules élect riques, qu’elle conservait dans une petite

boîte dissimulée sous son oreiller.

Mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder avec jalousie la table

de nuit de la qui allait régulièrement à la consultation, d’où elle

rapportait sans cesse des bouteilles qu’elle étalait avec complaisance.

Le jour où le vieux tira gracieusement de son mouchoir à carreaux

une pipe rouge, la s’agita, joyeuse, rabattit son oreiller, s’y appuya,

et la pipe aux dents qui tremblaient, elle nargua son vis-à-vis, de

l’œil.

Elle montrait la pipe comme une enfant, la faisait tourner en

l’air, la suçait, regardait le bout qu’elle avait sucé ; elle eut des mots

à double entente, qui ne furent pas relevés, mais qui ne furent pas

perdus.

En eff et, à partir de ce moment, la disparut tous les matins à

la même heure. On ne savait où elle allait. Pendant plusieurs jours,

elle eut l’air d’avoir une peine de cœur. Peu à peu elle parut plus

gaie. Enfi n, un matin, rentrant de sa promenade mystérieuse, elle

fi t à la pipe rouge de la un magnifi que pied de nez, puis, écartant

deux doigts, montra des cornes au-dessus de son front, et toucha

son bras droit avec un geste de désolation moqueuse, comme pour

plaindre la de ne pouvoir en faire autant.

Ceci marqua la fi n. Il se fi t un complot dans la salle Orfi la

contre l’eff rontée et la gêneuse. On aff ect ait de cracher lorsqu’elle

passait ; les vieilles touchaient leurs yeux, avec de fausses nausées,

chuchotaient entre elles, tenaient la à l’écart. Le soir on entendit

des frissons de papier, un grincement de crayons.

Cependant le vieux, l’air innocent, venait toujours voir sa

« cousine ».

La ne semblait nullement irritée. Moins empressée, pourtant,

elle demandait avec aff ect ation à son cousin ce qu’il faisait de sa

matinée ; et le vieux, frottant ses mains sèches, mentait à cœur

joie.

Le jour de la visite du médecin en chef, il y eut un mouvement

général de curiosité. Le doct eur s’arrêta devant le n° et dit à

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haute voix aux infi rmières « Vous changerez celle-ci de salle. » La

, étonnée, murmura : « Mais pourquoi, monsieur le doct eur ? »

— Le médecin répondit, en reprenant sa tournée : « Vos compagnes

se chargeront de vous l’apprendre. »

À peine fut-il sorti, que le concert commença. Des siffl ets pénibles

partirent aux deux bouts de la salle, avec des quintes de joie. Quel-

ques vieilles bavaient, à force de plaisir. D’autres frappaient leurs

draps, dans un paroxysme de rire. Et la , soulevée tout entière,

hurla en brandissant sa pipe : « Pourquoi, mon enfant ? Parce que

nous avons pétitionné contre toi. Toute la salle. Ton œil rouge nous

dégoûte. Nous ne pouvons plus manger. »

Comme dans un chœur rauque toutes les malades s’écrièrent,

avec un râle de poitrine : « Oui, ton œil nous dégoûte ! »

La , stupéfi ée, restait adossée à son oreiller. Sur sa gauche, une

femme, dont les muscles des yeux étaient paralysés, remuait la tête

d’un côté, de l’autre, en haut, en bas, à la manière d’un perroquet,

les prunelles fi xes, pour se repaître de sa vexation. Sur sa droite,

une vieille, atteinte de paralysie agitante, claquait frénétiquement

des mâchoires, et, dans un mouvement ininterrompu, le masque

sans plis, roulait de continuelles cigarettes imaginaires, au ras de la

couverture.

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Le Roi au masque d’or

Le Sabbat de Moffl aines

À Jean Lorrain

C, de Beaufort et chevalier, rentrant par

la ville d’Arras un soir qu’il avait bu tard de l’hypocras au

miel à l’hôtel du Cygne, passa au long du cimetière. Là, sous la

lumière de la lune, qui paraissait rouge parce qu’elle était couronnée

de brouillard, il vit trois fi lles de joie se tenant les mains. Elles

marmonnaient subtilement et souriaient du bout des lèvres. Elles

le prirent très doucement sous les bras, et deux lui dirent qu’elles

se nommaient Blancminette et Belotte, et la troisième, qui était

fl amande, secoua ses cheveux blonds et lui parla dans son jargon.

Les autres l’appelaient Vergensen.

Le chevalier de Beaufort, approchant, vit qu’elles tournaient

autour d’une dalle blanche. Et les trois fi lles de joie rirent de lui,

quand il recula ; car elles versaient sur la pierre l’eau royale d’un

fl acon vert — et la pierre se prit à bruire comme de la chaux vive.

Et elles y jetèrent des lézards éventrés, des cuisses de grenouilles,

des museaux poilus de rats, des pattes d’oiseaux noct urnes, de

l’arsenic rocher, le sang noir d’un bassin de cuivre, des bandes de

linge souillé, des racines de mandragore et les longues fl eurs de la

digitale qu’on nomme doigts de mort. Et cependant elles disaient

sans cesse : « Chevaucheurs d’escovettes, Chevaucheurs d’escovettes,

Chevaucheurs d’escovettes. »

Aussitôt Colart ne sut plus en quel lieu du monde il était. Mais

Belotte, Blancminette et Vergensen le conduisirent vers un vieux

four à chaux qui bâillait près du cimetière. Il se tint sous l’ombre de

la porte blanche, et une femme en sortit, sans cotte, ni souliers, ni

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atours ; elle semblait n’être vêtue que d’une longue chemise marquée

d’anneaux lunaires, et son visage était mi-couvert par un chaperon

noir. Les trois fi lles de joie battirent des mains, criant : « Demiselle,

Demiselle, Demiselle. »

Or cette Demiselle avait dans ses mains un petit pot de terre et

des vergettes de bois. Elle oignit cinq vergettes avec un oignement

noir qui était dans le pot, et les trois fi lles de joie les placèrent entre

leurs jambes, les chevauchant à la manière d’un cheval. Et Demiselle

en fi t faire autant au chevalier de Beaufort. Et elle leur oignit de

son doigt les paumes de leurs mains ; d’où soudain Colart se trouva

volant par l’air de la nuit avec les quatre femmes. Car de la vergette

ointe qui était entre ses jambes, il lui semblait que ce fût un cheval

vagabond au vol silencieux, et de ses mains teintes d’onguent des

membranes griff ues pareilles à des ailes.

Comme ils volaient par-delà la cité d’Arras, le chevalier Colart

interrogea les trois fi lles. Et elles lui dirent qu’elles allaient vers leur

Maître au bois de Moffl aines qui est à une lieue dans la campagne.

Et Vergensen, secouant la tête, rit encore dans l’air.

Ils s’abattirent dans une clairière faiblement lumineuse. Les masses

de feuillage tremblaient. Il y avait une table prodigieusement longue,

dont l’extrémité se perdait dans la forêt, près des hautes fontaines.

Elle était chargée de viandes rouges, brunes et blanches, de quartiers

de mouton, de poitrines de bœuf, de cuisses de chevreuil et de têtes

de sangliers. Les volailles s’y entassaient en piles, avec de la graisse

sous leurs peaux fi nes, et de grosses oies en broche étaient fi chées au

haut bout. Les saucières étaient pleines jusqu’au bord de verjus et

de brouet au sucre mol. Les plats scintillaient comme de l’argent et

de l’or sous les fl ans, darioles et couronnes de pâte frite. Les hanaps

fumaient ; car ils étaient rouges de vin tiède et il y avait des cruches

d’hydromel blond qui moussait. Et par toute la table, aussi loin

qu’on voyait, des femmes nues étaient couchées, qui plongeaient

leurs talons dans des coupes ovales, parmi les verreries et les pots de

madre et d’émail. Mais au milieu, assis mi-partie sur les femmes et

sur les viandes, se dressait un grand chien noir, les pattes écartées,

la gueule sanglante, aboyant à la lune.

Or le chien jeta un aboi vers Demiselle, et Colart resta frissonnant

entre Belotte et Blancminette, car Vergensen, se dépouillant nue,

s’était élancée vers la table et avait baisé le museau sombre du grand

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chien. Et il parut au chevalier, que le chien, en retour, mordit la

Flamande à la gorge, dont elle garda un triangle rouge comme si elle

eût été marquée au fer. Toutefois Colart prit place entre Belotte et

Blancminette, et on lui fi t boire, dans un vase de forme singulière,

une liqueur chaude qui avait goût d’encre. Et sitôt après, il vit que

ce qui lui avait semblé un chien noir était un singe vert accroupi,

avec une queue cinglante, une mâchoire claquante et des yeux

de feu. Plusieurs des convives vinrent lui baiser la patte, et il leur

enfonçait sa griff e à l’entour de la bouche. Là Colart de Beaufort

reconnut une dame bien haute d’Arras, Jehanne d’Auvergne, et

Huguet Camery, barbier, que l’on nommait Patenôtre, et Jehan Le

Fèvre, sergent d’échevins, avec plusieurs autres échevins, seigneurs,

clercs et notables de la cité, même un vieux peintre qui pouvait

avoir soixante-dix ans, dont la barbe était blanche, Jehan Lavite, et

qu’il connaissait bien.

Ce vieux peintre paraissait là en grand honneur, et les autres

l’appelaient Abbé de Peu-de-Sens, et il tirait par révérence son cappel

à droite et à gauche. Étant rhétoricien, il récita plusieurs dict iers

et belles ballades de joyeuse vie, et l’une à la louange de la Vierge

Marie, à la fi n de laquelle il découvrit sa tête et dit : « Ne déplaise à

mon Maître ! » Ce qui fi t rire Vergensen, et le singe vert lui tira les

cheveux sous son chaperon.

L’Abbé de Peu-de-Sens vint vers le chevalier, et le salua bien dévo-

tement du nom de « beau sire », et lui dit qu’il voulait l’amener à

son maître pour lui rendre hommage, cependant lui commanda de

cracher pendant le chemin. Et Colart, le suivant, fut étonné de peur,

car il y avait à terre un long crucifi x où les convives mettaient leurs

pieds et qu’on lui ordonnait de souiller. Puis il vint devant le singe

vert, et là connut qu’il s’était trompé, voyant que le singe vert était

proprement un bouc avec des pieds fourchus, ayant à la vérité une

longue queue à la ressemblance d’un singe. L’Abbé de Peu-de-Sens

lui mit en main deux chandelles ardentes, et lui dit qu’il allât ainsi

à genoux baiser le derrière du bouc, ce qui est la façon de lui rendre

hommage. Et Colart portant les deux chandelles allumées, tous les

chevaucheurs à gauche crièrent : « Hommage, hommage ! » et les

chevaucheuses à droite : « Notre Maître, notre Maître ! » Le bouc se

tourna et Colart obéit, pensant que sa bouche fût devenue ardente

et poussât de la fumée.

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Et ceci fait, le bouc appela les chevaucheuses à gauche et les

chevaucheurs à droite, et loua Colart pour sa foi ; et l’Abbé amena

d’autres nouveaux avec deux chandelles au poing, et ils baisèrent le

bouc en la manière qu’avait fait le chevalier. Puis, parmi les femmes

nues et l’Abbé qui récitait des lays, tous se mirent à manger et à

boire. Et soudain il y eut un souffl e de vent froid et le ciel devint gris

parmi les feuilles. Les chevaucheuses et les chevaucheurs mirent leurs

escovettes entre leurs jambes, et Colart se trouva de nouveau volant à

travers l’air du matin. Et Demiselle disparut d’abord, ensuite Belotte

et Blancminette ; mais Vergensen était restée avec le bouc dans le

bois de Moffl aines.

Toutes choses qui furent confessées par Colart, chevalier, seigneur

de Beaufort, après que l’évêque d’Arras l’eut mis en gehenne dans

ses prisons. Car avant lui on avait livré à la justice laïque Demiselle,

Belotte et Blancminette, fi lles de joie, avec l’Abbé de Peu-de-Sens.

Ils furent mitrés d’une mitre où était peinte la fi gure du diable

dans les fl ammes, et brûlés sur des échafauds, quoique l’Abbé se

fût coupé la langue d’un petit couteau pour ne point répondre par

sa bouche à la torture. Pour la Flamande aux cheveux blonds, qui

riait en chevauchant au sabbat, on ne put la trouver, et Colart ne la

revit jamais. Car le chevalier ne fut pas brûlé. Le duc de Bourgogne

envoya de Bruxelles son héraut favori, Toison d’Or, pour entendre sa

confession. Toison d’Or implora la grâce de la justice ecclésiastique.

Colart de Beaufort fut mitré de la mitre où était peinte la fi gure du

diable, et enfermé pendant sept ans, au pain et à l’eau, dans une des

chartres de l’évêque d’Arras qu’on appelait le Bonnel.

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Le Roi au masque d’or

La Machine à parler

À Jules Renard

L’ entra, tenant un journal à la main, avait les

traits mobiles et le regard fi xe, je me souviens qu’il était pâle

et ridé, que je ne le vis pas une fois sourire, et que sa manière de

poser un doigt sur sa bouche était pleine de mystère. Mais ce qui

arrêtait d’abord l’attention, c’était le son étouff é et précipité de sa

voix. Lorsque sa parole était lente et basse, on entendait les tons

graves de cette voix, avec de soudains silences de vibrations, comme

s’il y avait des harmoniques lointaines frissonnant à l’unisson, mais

presque toujours les mots se pressaient sur ses lèvres, et jaillissaient

sourds, entrecoupés, discordants, semblables à des bruits de fêlure.

Il paraissait y avoir en lui sans cesse des cordes qui cassaient. Et de

cette voix toutes les intonations avaient disparu ; on n’y sentait pas

de nuances comme si elle eût été prodigieusement vieille et usée.

Cependant le visiteur que jamais je n’avais vu, s’avança et dit :

« Vous avez écrit ces lignes, n’est-il pas vrai ? »

Et il lut : « La voix qui est le signe aérien de la pensée, par là

de l’âme, qui instruit, prêche, exhorte, prie, loue, aime, par qui

se manifeste l’être dans la vie, presque palpable pour les aveugles,

impossible à décrire parce qu’elle est trop ondoyante et diverse, trop

vivante justement et incarnée en trop de formes sonores, la voix que

Th éophile Gautier renonçait à dire dans des mots parce qu’elle n’est

ni douce, ni sèche, ni chaude, ni froide, ni incolore, ni colorée, mais

quelque chose de tout cela dans un autre domaine, cette voix qu’on

ne peut pas toucher, qu’on ne peut pas voir, la plus immatérielle des

choses terrestres, celle qui ressemble le plus à un esprit, la science la

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pique au passage avec un stylet et l’enfouit dans des petits trous sur

un cylindre qui tourne. »

Lorsqu’il eut achevé, sa parole tumultueuse n’apportant à mes

oreilles qu’un son emmitoufl é, cet homme dansa sur une jambe,

puis sur l’autre, et sans ouvrir les lèvres eut un ricanement sec qui

craqua.

— La science — dit-il — la voix… Plus loin encore vous avez

écrit : « Un grand poète a enseigné que la parole ne pouvait se

perdre, étant du mouvement, qu’elle était puissante et créatrice, et

que peut-être, aux limites du monde, ses vibrations faisaient naître

d’autres univers, des étoiles aqueuses ou volcaniques, de nouveaux

soleils en combustion. » Et nous savons tous deux, n’est-ce pas,

que Platon avait prédit, bien avant Poe, la puissance de la parole :

OÙc ¡plgw$ plhg¾ ¢�ro$ �stin ¹ fwn». « La voix n’est pas

qu’un frappement sur l’air : car le doigt en s’agitant, peut frapper

l’air et ne pourra jamais faire de la voix. » Et nous savons aussi qu’un

jour du mois de décembre , le jour anniversaire de la mort de

Robert Browning, on entendit sortir à Edison-House du cercueil

d’un phonographe la voix vivante du poète, et que les ondes sonores

de l’air peuvent ressusciter à tout jamais.

« Vous êtes des savants et des poètes ; vous savez imaginer,

conserver, ressusciter même : la création vous est inconnue. »

Je regardai l’homme avec pitié. Une ride profonde traversait son

front de la pointe des cheveux à la racine du nez. La folie semblait

hérisser ses poils et illuminer les globes de ses yeux. L’aspect du visage

était triomphant, comme chez ceux qui se croient empereur, pape

ou Dieu, et méprisent les ignorants de leur grandeur.

— Oui, continua cet homme — et sa voix s’étouff ait à mesure

qu’elle voulait devenir plus forte — vous avez écrit tout ce que

savent les autres et la plupart des choses qu’ils peuvent rêver ;

mais je suis plus grand. Je peux, si Poe le veut, créer des mondes

en rotation et des sphères enfl ammées et hurlantes, avec le son

d’une matière qui ne possède pas d’âme ; et j’ai surpassé Lucifer

en ceci que je puis forcer les choses inorganisées à des blasphèmes.

Jour et nuit, à ma volonté, des peaux qui furent vivantes et

des métaux qui ne le sont peut-être pas encore, profèrent des

paroles inanimées ; et s’il est vrai que la voix crée des univers dans

l’espace, ceux que je lui fais créer sont des mondes morts avant

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Le Roi au masque d’or

d’avoir vécu. Dans ma maison gît un Béhémoth qui beugle à

l’indication de ma main ; j’ai inventé une machine à parler.

Je suivis l’homme qui se dirigeait vers la porte. Nous passâmes par

des voies fréquentées, des rues turbulentes ; puis nous parvînmes aux

faubourgs de la ville, tandis que les becs de gaz s’allumaient un à un

derrière nous. Devant la poterne basse d’un mur noirci, l’homme

s’arrêta, et tira un verrou. Nous pénétrâmes dans une cour obscure

et silencieuse. Et là mon cœur fut plein d’angoisse : car j’entendais

des gémissements, des cris grinçants et des paroles syllabisées, qui

semblaient mugies par un gosier béant. Et ces paroles n’avaient

aucune nuance, ainsi que la voix de mon guide, si bien que, dans cet

agrandissement démesuré des sonorités vocales, je ne reconnaissais

rien d’humain.

L’homme me fi t entrer dans une salle que je ne pus regarder, tant

elle me parut terrible par le monstre qui s’y dressait. Car il y avait

à son centre, élevée jusqu’au plafond, une gorge géante, distendue

et grivelée, avec des replis de peau noire qui pendaient et se gon-

fl aient, un souffl e de tempête souterraine ; et deux lèvres énormes

qui tremblaient au-dessus. Et parmi des grincements de roues, et

des cris de fi l en métal, on voyait frémir ces monceaux de cuir, et les

lèvres gigantesques bâillaient avec hésitation ; puis, au fond rouge du

gouff re qui s’ouvrait, un immense lobe charnu s’agitait, se relevait, se

dandinait, se tendait en haut, en bas, à droite, à gauche ; une rafale

de vent bouff ant éclatait dans la machine, et des paroles articulées

jaillissaient, poussées par une voie extra-humaine. Les explosions

des consonnes étaient terrifi antes ; car le P et le B, semblables

au V, s’échappaient direct ement au ras des bords labiaux enfl és et

noirs : ils paraissaient naître sous nos yeux ; le D et le T s’élançaient

sous la masse hargneuse supérieure du cuir qui se rebroussait ; et

l’R, longuement préparé, avait un sinistre roulement. Les voyelles,

brusquement modifi ées, giclaient de la gueule béante comme des

jets de trompe. Le bégaiement de l’S et du CH dépassait en horreur

des mutilations prodigieuses.

— Voici, dit l’homme en posant sa main sur l’épaule d’une

petite femme maigre, contrefaite et nerveuse, l’âme qui fait

mouvoir le clavier de ma machine. Elle exécute sur mon piano

des morceaux de parole humaine. Je l’ai dressée à l’admiration

de ma volonté : ses notes sont des bégaiements, ses gammes et

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Marcel Schwob

exercices, le de l’école, ses études, les fables de

ma composition, ses fugues, mes pièces lyriques et mes poésies,

ses symphonies, ma philosophie blasphématoire. Vous voyez les

touches qui portent dans leur alphabet syllabique, sur leur triple

rangée, tous les misérables signes de la pensée humaine. Je produis

concurremment, et sans que la damnation intervienne, la thèse et

l’antithèse des vérités de l’homme et de son Dieu.

Il plaça la petite femme au clavier, derrière la machine. « Écoutez »,

dit-il de sa voix étouff ée.

Et la souffl erie se mit en mouvement sous les pédales ; les plis

pendant à la gorge se gonfl èrent ; les lèvres monstrueuses tressailli-

rent et bâillèrent ; la langue travailla, et le mugissement de la parole

articulée fi t explosion :

--- -,

hurla la machine.

— Ceci est un mensonge, fi t l’homme. C’est le mensonge des

livres qu’on dit sacrés. J’ai étudié des années et des années ; j’ai ouvert

des gorges dans les salles de dissect ion ; j’ai entendu les voix, les cris,

les pleurs, les sanglots et les prêches ; je les ai mathématiquement

mesurés ; je les ai retirés de moi-même et des autres ; j’ai brisé ma

propre voix dans mes eff orts ; et, tant j’ai habité avec ma machine,

je parle sans nuances comme elle ; car la nuance appartient à l’âme,

et je l’ai supprimée. Voici la vérité et la nouvelle parole. Et il cria, au

plus haut de sa voix — mais la phrase retentit comme un murmure

rauque :

— La Machine va dire :

’ .

Et la souffl erie se mit en mouvement sous les pédales ; les plis

pendant à la gorge se gonfl èrent ; les lèvres monstrueuses tressailli-

rent et bâillèrent, la langue travailla, et la parole fi t explosion dans

un monstrueux bégaiement :

- - -.

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Le Roi au masque d’or

Il y eut un déchirement extraordinaire dans les fi ls, un craquement

de rouages, un aff aissement de la gorge, un fl étrissement universel

des cuirs, une fusée d’air qui emporta les touches syllabiques en

débris ; et je ne pus savoir si la machine s’était refusée au blasphème,

ou si l’exécutante de paroles avait introduit dans le mécanisme un

principe de destruct ion : car la petite femme contrefaite avait dis-

paru, et l’homme, dont les rides sillonnaient la fi gure totalement

tendue, agitait les doigts avec fureur devant sa bouche muette ; ayant

défi nitivement perdu la voix.

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Marcel Schwob

Blanche la Sanglante

À Paul Margueritte

A Guillaume de Flavy se sentit las des guerres et de la

politique, il voulut augmenter son héritage et prendre femme.

C’était un grand homme, et fort, large des épaules, mamelu et velu

de poitrine ; posant ses deux mains sur deux chevaliers armés, il

les faisait plier jusqu’à terre. Il chaussait ses houseaux et passait lui-

même dans la glèbe, à travers la boue, frappant de sa main épaisse le

dos des hommes crottés qui se courbaient parmi les sillons. Sa face

carrée était rouge par le sang qui lui battait toujours les tempes, et

les os des viandes craquaient entre ses mâchoires.

Près de Reims, il vit un jour, chevauchant à la lisière de ses prairies,

les champs de Robert d’Ovrebreuc. Il mit pied à terre et entra dans

la grande salle de la maison. Les huches, rangées le long des murs,

vastes, propres à cacher les gens, avaient un air minable ; la table

du ménage était boiteuse, les ferrailles du foyer rouillées, la broche

enduite d’un demi-pouce de crasse. On voyait çà et là un tablier

de cordonnier, des alênes, des marteaux plats ; et dans un coin un

homme, jambes croisées, tirait l’aiguille sur une chemise de grosse

toile. Mais accroupie sur les pierres de l’âtre, le regard étonné, clair,

des cheveux d’or semés autour de sa fi gure pâle, une petite fi lle

tournait sa tête vers Guillaume de Flavy. Elle pouvait avoir dix ans ;

sa poitrine était plate, ses membres grêles, ses mains menues ; et la

bouche était celle d’une femme, tranchée dans la face pâle comme

une coupure saignante.

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Le Roi au masque d’or

C’était Blanche d’Ovrebreuc ; son père était devenu, peu de

jours avant, par succession, vicomte d’Acy. Le dos rond, la barbe

longue, les mains rendues aptes seulement aux outils, il avait, en

considérant ses fi efs, l’aspect surpris et inquiet d’un homme qui

manie un objet dangereux. L’écuyer anglais Jacques de Béthune,

qui servait sous Luxembourg, était déjà venu demander la fi lle, et

son père, incertain, ne savait s’il fallait attendre mieux. Les terres de

succession étaient grevées de trois cent mille écus ; l’ancien vicomte

d’Acy en devait, de sa personne, bien dix mille ; peut-être les Anglais

ou les Luxembourgeois s’arrangeraient-ils de cela.

Mais ce fut Guillaume de Flavy qui emporta la petite Blanche.

Il paya les dettes pour garder les terres. L’ayant épousée par juste

mariage, il promit de ne l’épouser vraiment que dans trois ans. Ainsi,

homme de grande mine, il mit la main sur les fi efs d’Acy et sur

un être grêle, sauvage, enfant. Trois mois après, la petite Blanche,

les sourcils froncés, l’œil pâle, errait par le château comme une

chatte malade, ayant connu les épousailles cruelles de Guillaume

de Flavy.

Elle ne comprenait pas, et ne pouvait comprendre. Elle était bien

diff érente d’âge et de forme. L’homme était dur pour elle, comme

pour son barbier : quand il s’était essuyé la bouche, à table, du revers

de la main, il jetait les viandes dont il ne voulait plus à la fi gure de

ce barbier obséquieux. Il hurlait et jurait continuellement, ayant

gardé le gouvernement de son vin et des mangeailles. Il ramenait

les plats devant lui, laissant aux deux bouts de la table le père et la

mère de Blanche, une mère qui avait déjà la tête branlante et des os

qui lui faisaient des encoignures au corps : elle vivota quelque temps,

presque sans manger, presque sans parler, ancienne, inintelligible,

devint blafarde et mourut. Le père, ayant dépéri comme s’il avait

pris du poison, signa des act es pour Flavy, après boire, il avait

abandonné les terres, chargées de dettes, et se frottait les mains,

en chantonnant, pour sa bonne rente viagère. Mais, ne mangeant

plus, il voulut avoir l’argent, cria faiblement, pauvre créature eff arée,

composa de son écriture tremblée un rôle de plaintes pour le roi.

Guillaume saisit les papiers au passage, le vieux gémit ; les valets le

mirent en basse-fosse et, l’ouvrant au soleil un mois plus tard, ils

trouvèrent un cadavre sec, les dents fi xées dans un soulier dont les

rats avaient rongé la pointe.

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Marcel Schwob

La petite Blanche devint extraordinairement gourmande. Elle

mangeait des sucreries à en mourir, et sa bouche sanglante était

gorgée de pâtes rondes et de crèmes. Penchée sur la table, les yeux

près des viandes, elle dévorait rapidement, avec un regard toujours

limpide ; puis elle buvait de grands traits de vin, pineau ou morillon,

la tête en arrière ; on voyait passer sur sa fi gure une onde de plaisir ;

elle renversait un gobelet de vin dans sa bouche ouverte largement

en dessous, le gardait sans l’avaler, les joues gonfl ées, et le faisait

gicler d’elle dans le visage des convives, comme une fontaine vivante.

Chancelante après le repas, elle se levait, et, prise de vin, elle se

mettait debout contre le mur, comme un homme.

Ses façons plurent au bâtard d’Aurbandac, noir et malfaisant,

dont les sourcils se joignaient en ligne au-dessus du nez. Il venait

souvent vers Flavy, dont il était le parent ; et dont il attendait

impatiemment les terres. Étant souple, nerveux, les jarrets d’acier,

les poignets forts, il regardait d’un air narquois le corps pesant de

Guillaume. Mais la petite Blanche n’en était pas touchée. Il lui parla

dès lors avec délicatesse de ses robes ; s’étonna de lui voir encore sa

toilette de noces (car il la trouvait grandie depuis) ; il cita de petites

bourgeoises qui avaient des robes d’écarlate, de Malines ou de fi n

vair, fourrées de bon gris, à grandes manches, avec un chaperon

dont la longue cruche laissait pendre un tissu de soie rouge ou verte,

qui traînait jusqu’à terre. Elle écouta comme si on lui parlait d’un

costume de poupée. Alors le bâtard d’Aurbandac lui fi t raison, le

verre en main, et la fi t boire et rire, et lui donna des sucreries, raillant

son mari, de sorte qu’elle éclaboussait le vin comme un oiseau qui

se baigne, en battant des ailes dans une ornière pleine.

Le barbier, dont la face longue portait des marques d’os de gigot,

se penchait entre eux ; et il mit sa tête avec celle du bâtard. Ils com-

plotèrent de prendre le château ; que ce serait le bâtard qui l’aurait,

la femme étant à merci de chacun par son innocence, pourvu qu’elle

eût la clef de la cave et du garde-manger.

Un soir Guillaume de Flavy, trébuchant sur le seuil, se heurta

la fi gure : il se fi t une plaie qui lui ouvrait la joue et le nez. Il cria

pour avoir le barbier, qui apporta presque aussitôt des toiles ointes,

d’une singulière odeur. La nuit passant, la fi gure de Guillaume

enfl a ; la peau était blanche et tendue, avec des traînées brunes ; les

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Le Roi au masque d’or

yeux proéminents pleuraient sans cesse, et la blessure avait le hideux

aspect des chairs mortifi ées.

Toute la matinée il resta dans un fauteuil, hurlant de douleur ;

la petite Blanche semblait terrifi ée, tant qu’elle oublia de boire ;

et elle regardait Guillaume de l’autre bout de la chambre avec

ses yeux transparents, tandis que sa bouche, très rouge, remuait,

faiblement.

À peine Guillaume fut-il monté dormir, veillé par l’écuyer

Bastoigne, que le château retentit de mille bruits légers. Blanche

écoutait, l’oreille à la porte, un doigt sur les lèvres. On entendait des

heurts étouff és de cottes de mailles, de sourds choquements d’armes,

le guichet de la grosse poterne qui grinçait, un grésillement inaccou-

tumé dans la cour ; quelques lueurs incertaines de falots passaient

et repassaient. Cependant les torches de résine, dans la grande salle

où les pièces de viande étaient encore dressées, brûlaient avec une

fl amme droite et un long fi let fumeux à travers l’air calme.

Blanche monta doucement de son pas d’enfant vers la chambre

de son mari : il dormait sur le dos, sa fi gure enfl ée, entourée de

bandages, tournée vers les poutres supérieures. Bastoigne sortit parce,

que Blanche allait se mettre au lit. Elle s’y faufi la en eff et et saisit la

hideuse tête sous son bras, en la fl attant. Guillaume respirait avec

diffi culté, à souffl es inégaux. Alors la petite Blanche se jeta en travers,

prit l’oreiller, le maintint solidement sur la fi gure emmaillotée, et fi t

glisser un judas, ordinairement scellé au-dessus du lit.

La tête noire du bâtard y passa : il rampait avec précaution. D’un

bond, il fut à genoux sur la poitrine de Guillaume et lui assena sur la

tête, deux, trois coups, avec un bâton fendu qu’il traînait. L’homme

émergea des draps et un cri horrible jaillit de sa bouche tuméfi ée.

Mais le barbier, sortant sous les sangles, saisit à bras-le-corps

Bastoigne qui ouvrait la porte ; et le bâtard trancha la gorge de

Guillaume avec une langue-de-bœuf qu’il avait à la ceinture. Le

corps se redressa et roula par terre, entraînant la petite Blanche ; elle

resta sur le sol, gisant sous le cadavre chaud, recevant le sang tiède

qui lui coulait dans le cou, parce que sa robe était prise sous son mari

agonisant, et qu’elle n’était pas assez forte pour se dégager.

Le barbier prévenant aida la petite Blanche à se relever, pendant

que le bâtard se ruait à la fenêtre ; et comme Blanche d’Ovrebreuc,

vicomtesse d’Acy, était religieuse, elle essuya sa bouche et la fi gure

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Marcel Schwob

de son mari avec son chaperon de Picardie, le lui mit sur sa face

gonfl ée et dit de sa voix enfantine trois Pater et un Ave parmi

les cris des hommes du bâtard d’Aurbandac, qui cherchaient les

coff res d’avoine.

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Le Roi au masque d’or

La Grande-Brière

À Paul Hervieu

A routes encaissées, sillonnées d’ornières boueuses

où la carriole cahotait, où le cheval relevait rudement du cul,

où le cocher qui fumait sa pipe courte jurait et tapait son grand

chapeau sautant au vent, des terres stériles s’étendirent devant nous,

semées de pierres grises. Les ajoncs y poussaient par bouquets, avec

des genêts rares. Plus loin le sol descendait par une pente régulière

et devenait vaseux ; de grandes mares s’ouvraient sur les côtés du

chemin et les hideuses grenouilles s’y plongeaient à corps perdu.

La ferme, chapée de chaume moisi, s’allongeait entre deux masures

basses sur un tapis de paille hachée, détrempée de purin.

Une femme parut à la porte, le tablier relevé ; elle nous regarda

d’un air soupçonneux, et quand nous entrâmes, elle marmotta des

paroles malignes. Le sol était de terre battue ; les poutres noires qui

couraient le long du plafond portaient des pains ronds dorés. Les

andouilles pendaient par rangées et des quartiers de salé s’entassaient

sur une travée. Dans la fenêtre, deux ouvrières jetaient la navette

sous un métier à tisser, où les fi ls se croisaient et se décroisaient à

chaque battement de la mécanique. L’une d’elles avait un grand

pli dans le front, des yeux noirs encavés sous des sourcils durs ; les

seins paraissaient petits, mais fermes, dans le corsage à lacets ; tout

le corps était d’une maigreur gracieuse.

D’une mine revêche la paysanne donna du beurre, poussa le

chapeau de la table posée sur un coff re, coupa des liches de pain,

cassa ses œufs dans un plat de terre jaune. Quand nous demandâmes

à « aller en marais », elle nous regarda avec fureur et appela son

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Marcel Schwob

homme. Il était derrière la porte, dans l’étable à bœufs ; son pantalon

effi loqué pendait autour de ses sabots cerclés de fer, et deux larges

bretelles soutenaient la ceinture à mi-poitrine. Sa fi gure était mince

et inquiète ; ses yeux erraient perpétuellement vers tous les objets ;

il caressait ses favoris blancs avec crainte.

— Dans le marais, que vous voulez aller ? demanda-t-il. À quoi

faire ? V’là les eaux qui sont basses ; c’est du patouillage que de virer

là-dedans. À moins qu’il y aurait deux gaff es ; j’pourrons point seul,

ben sûr.

— Prends Marianne quat’et toi, dit la femme. Alle est forte, à

c’te heure. L’une des couseuses, qui avait le pli dans le front, leva

le nez.

— C’est toujours pas après le canard que vous venez, reprit

l’homme. Pardon, excuse, des fois. Parce qu’il y en a pas encore

— quéque bande dans la rouche, peut-être ben. — Et pis toi, dit-il

à la couseuse, t’as pas évu les chasse-marées à c’te nuit ? Tu veux ben

venir aux « demoiselles de Pornichet » ?

Marianne fronça le sourcil et rajusta sa robe. Le paysan se tourna

vers nous et continua : « C’est un malheur. V’là eune fi lle qu’est

ben venue, et qu’a censément la tête tournée. Alle travaille dans

eune maison, devers là, chez des fumelles de Paris. Ça lui prend à la

minuit ; c’est un poids qu’alle a sus la poitrine. A’s’tourne, a’s’retourne

— ça fait rien. A’bise sa Gouaille sur son lit, alle la magne, aile

la roule dans ses pocres, alle lui fait des amiquiés comme à eune

personne, a’va lui quéri des migeots dans l’guernier, pour lui sucrer

le bec — et pis alle la bigeotte encore, alle lui dit des mots, que ça

fait pitié. A’n’entend rien et ses yeux sont fermés, qu’il y a de pis…

— Après, jusqu’à la mariénée, la v’là partie à dormi. Son promis,

qu’alle a de l’an passé, a’veut p’us le souff ri. A’pleure des fois ; alle

dit qu’a’voudrait ben s’marier quat’et lui, mais qu’c’est p’us possible.

Ça nous tourne les sangs. »

Elle semblait ne pas l’entendre, et nous attendait, sur le seuil,

avec les armements du bachot. C’était une embarcation à fond

plat, fraîchement goudronnée. L’homme nous poussa vers le chenal

étroit, sinueux, qui menait au large du marécage. L’eau était noire, à

cause du sol — une tourbière brune creusée de sillons tourmentés. À

mesure que nous glissions au ras des nénuphars, la plaine s’étendait

à droite et à gauche, couverte au loin d’ajoncs jaunâtres et de rouche

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Le Roi au masque d’or

verte ; les grandes tiges fl exibles se courbaient par masses sous le vent.

Comme une prairie sauvage à moitié inondée, la Grande-Brière

s’allongeait jusqu’à l’horizon avec ses hautes herbes frissonnantes. De

loin en loin le bachot raclait la tourbe et butait contre un terre-plein

chevelu, d’où s’élançait la rouche ; on le retournait, et il glissait de

nouveau parmi les tiges rousses de nénuphars et les herbes rouges

d’eau douce. Un ciel pâle, cendré, jetait sur la Brière une lumière

tamisée ; des vols d’oiseaux partaient au-dessus des roseaux, avec

des cris rauques.

Par places, les rayons vaporeux du soleil faisaient parmi les pieds

d’herbages des miroirs blancs et vagues ; l’eau tremblait entre les

tiges ; les roseaux se croisaient sur les mottes de tourbes, et les racines

blanches qui affl euraient semblaient des paquets d’anguilles pâles

mortes d’ennui.

— On verra pas de demoiselles, dit le paysan. Sa fi lle se retourna

sur le coup et montra une volée de bêtes, à droite. Nos fusils étaient

prêts : la salve n’amena qu’un oiseau qui s’abattit lentement, décri-

vant une spirale dans l’air. Quand il toucha l’eau froide, il se mit

à sautiller, battant la surface de l’aile, criant vers la lumière. Les

jambes nues, l’homme alla le pêcher ; il le tenait par la patte rouge.

La « demoiselle de Pornichet » avait le corps gris tendre, la tête noire,

le bec rose et long, avec des narines effi lées. À ses cris la bande de

ses sœurs vint planer au-dessus du bateau — une nuée de sœurs

qui piaillaient, tournoyant et s’abaissant, se relevant brusquement

pour fuir à tire-d’aile jusqu’à être des points noirs dans la cendre

roussâtre du ciel, puis grossissant peu à peu jusqu’à courir sur nous,

les ailes éployées, le bec ouvert, menaçantes et éperdues.

Bientôt la « demoiselle » se balança au bout d’une gaff e, fi chée

dans la tourbe ; attachée par une patte elle tournait lamentablement

et agitait son moignon d’aile, poussant par son bec béant des appels

désespérés. La troupe entière, attirée, répondait par des plaintes ;

une pointe se détachait d’en haut et l’oiseau extrême tâchait de la

délivrer. Nous tirions cependant et les « demoiselles » tombaient par

grands cercles, plongeant dans l’eau avec la tête noire et le bec rouge

qui hochaient par l’agonie. La chaîne ailée des autres, serpentant sur

nos têtes, pleurait toujours.

— Ça s’entraide, les demoiselles, dit l’homme. C’est plus

maniable à tuer. Comme il parlait, au fond du chenal opposé, parut

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Marcel Schwob

une barque verte, semblable à un animal né dans la rouche et qui

habiterait la Brière. On distinguait un homme debout, à l’avant, et,

derrière, une petite tache noire et rouge devait être un chapeau de

femme. « V’là ta maîtresse, reprit le paysan, a’vient en Brière avant

de partir à Paris se marier. Ça serait point de mauvais exemple pour

té de prendre un homme. »

Le cri sauvage qui jaillit des lèvres de Marianne arrêta ses paroles.

Elle était appuyée sur sa gaff e ; ses yeux noirs dardaient des fl ammes

— la ride de son front était profondément creusée. « Ah ! aile s’en

va ! cria-t-elle. Ah ! aile mène son amoureux en Brière ! Et moi, où

donc j’irai ? C’est pas des choses à faire. J’avais un promis — j’en

ai plus — j’sis maigre à c’theure, et pis osseuse — j’ons la tête virée

— c’est aile qui en est cause. N’y a pas de chasse-marée — c’est la

Parisienne ; n’y a pas de couaille — c’est la Parisienne. A’m’a jeté un

sort ; je ne pouvais pas durer sans aile, et je peux pas encore. Mais

a’partira point, non dà, point du tout. Je la ferai rester, mé ! »

Aff aissée sur la banquette, elle pleurait par grandes secousses, la

fi gure cachée dans sa jupe, et la mine du paysan était devenue plus

inquiète, et nous nous regardions en silence, ne sachant que penser.

L’homme poussait le bateau à coups de gaff e — et tout à coup un

vol de canards partit lourdement de la rouche. Le temps de prendre

la canardière, on ne voyait plus que cinq points au fond du ciel.

Attirées par le départ, des « demoiselles de Pornichet » fi laient par

couples en avant et en arrière.

La barque verte approchait maintenant ; elle était droit devant

nous. La jeune fi lle, assise en arrière, portait une robe gris clair

avec un col rouge à larges bords, et un chapeau noir mousquetaire ;

elle avait des cheveux blonds qui tombaient en frisons. Marianne

cessa graduellement de sangloter ; elle se mordit les lèvres quelques

instants et dit soudain

— J’vas essayer d’en tuer, moi aussi, eune demoiselle de Porni-

chet !

Elle étendit le bras, saisit la canardière, épaula et fi t feu. L’act e

fut brusque et cruel. La jeune fi lle de la barque poussa un cri aigu,

suivi de plaintes chevrotantes ; elle tomba, la tête penchée, comme

un oiseau abattu — et son col rouge était soulevé par le râle. Nous

avions saisi — trop tard — le bras de Marianne, dont la fi gure était

paisible et cynique, le front pur et sans ride. Le soleil, baissant à

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Le Roi au masque d’or

l’horizon, ensanglantait la cendre du ciel et coupait la touche verte

de refl ets roses. La coupole de nuages se dorait à son sommet ; un

cercle de brume cintrait la prairie ronde ; les derniers refl ets du jour

dansaient sur la Grande-Brière. L’immensité désolée des herbages

ondulants sur la tourbière inondée fuyait à perte de vue. Les

« demoiselles de Pornichet » tournaient éplorées, en criant, autour

de la jeune fi lle morte, et tiraillaient sa robe de leur bec rouge. Alors

Marianne se mit à rire et dit : « Ça s’entraide, les demoiselles. C’est

plus maniable à tuer. Allons, tirez ! »

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Marcel Schwob

Les Faux-Saulniers

À Charles Maurras

J puis dire comment je vins à ramer sur les galères du roi,

car il y a trop de honte. Mais qu’on choisisse parmi les cinq

manières de gens qui écrivent sur l’eau avec des plumes de quinze

pieds, Turcs, protestants, faux-saulniers, déserteurs et voleurs : et que

chacun prenne le pire, j’ai peut-être été cela. Je connais les galères

de Marseille ; le roi Soleil en tient vingt-quatre, et les forçats y sont

heureux. En mer il y a grande chaleur, et sueur, et vermine, et les

chaînes sont lourdes à traîner, et l’odeur de la sentine donne la peste,

mais au port, moyennant deux liards à l’algousin et au Turc, cinq

liards au pertuisanier qui les mène, ils peuvent aller en ville, voir

leurs femmes et ouvrir échoppe sur la rade. Dans l’Océan, il y a six

galères, et j’eus le malheur d’y passer. Là nous souff rions la brume,

et la pluie, et les grosses lames de fond qui nous faisaient sauter la

rame, à cinq, des mains, et des paquets de mer qui trempaient notre

biscuit : et le froid nous donnait faim ; nous n’avions que notre

soupe de dix heures, la « jafl e », de l’eau chaude avec un peu d’huile

et de haricots, et le « pichrone » de vin maigre qu’on nous versait à

la chiourme ne nous réchauff ait pas.

Le pont de la galère est plat ; tout le long court un grand banc,

où chevauchent les trois « comites », qui nous battent à la verge ;

chaque fois qu’elle tombe, elle frappe trois hommes. Sous le pont,

nous comptons six chambres pour les munitions et la bouche, que

nous appelons Gavon, Scandelat, Campagne, Paillot, Taverne et

Chambre d’Avant. Puis il y a une autre chambre étroite et noire,

percée seulement par une écoutille de deux pieds carrés ; aux deux

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Le Roi au masque d’or

bouts, deux estrades, les « tollards » ; trois pieds de haut entre les

tollards et le pont ; une baille au milieu. C’est l’hôpital de la galère.

Les malades se couchent sur les tollards, avec leurs chaînes ; et, quand

ils ont la fi èvre, ils battent le pont de la tête et des quatre membres ;

il faut ramper parmi les mourants et tenir la fi gure détournée de

la baille.

Nos camarades sur l’Océan vert étaient faux-saulniers ; car le sel

est cher sur les côtes bretonnes, la pinte y valant près de deux écus ;

tandis qu’en Bourgogne on l’achète à meilleur compte. Ceux donc

qui apportent en Bretagne leur provision venant d’une autre pro-

vince, sont traîtres pour la gabelle. Le roi les fait prendre, marquer,

et les envoie avec nous. Il n’y avait pas de déserteurs : ils sont faciles à

reconnaître, par leur fi gure où les grandes plaies ne sèchent jamais au

soleil ; ils se sont coupé le nez pour échapper au service, et la vermine

les ronge entre les deux yeux. Mais nous avions quelques joyeux

compagnons de la matte, qui ne désespèrent jamais ; ils portent la

tape, qui est une jolie fl eur de lys, au front ou sur l’épaule, et parfois

le collier rouge de la corde du gibet.

Les faux-saulniers enduraient mieux que nous, étant accou tumés

au ciel gris, à la mer jaune et verte ; mais ils ne riaient jamais, parce

qu’ils étaient toujours révoltés. Aussi ceux qui avaient été avec nous

à Marseille n’allaient point en ville avec les pertuisaniers dans les

maisons blanches du port où il y a des femmes à galériens : car on

disait qu’ils restaient fi dèles durant leur temps de peine à des fi lles

farouches qui avaient vécu avec eux parmi les meules de sel.

La nuit du Mardi gras notre galère La Superbe était par le

travers des côtes du pays gallot. Le capitaine, M. d’Antigny, avec les

offi ciers, avait invité nos trois « comites » et nous étions librement

couchés sur le pont, heureux de pouvoir nous gratter sous nos vestes

rouges et nos chemises de grosse toile, de pouvoir ôter nos bonnets

et frotter nos têtes rases aux bastingages. D’ordinaire, la nuit, il

fallait supporter les démangeaisons sans bouger ; le cliquetis de la

chaîne réveillait les offi ciers, et la verge s’abattait sur nos pauvres

camarades.

Quatre faux-saulniers étaient étendus dans la chambre aux

tollards, cruellement liés, le corps saignant, ils avaient reçu dans la

journée la corde à nœuds, allongés nus sur notre canon de bronze,

le Coursier ; et nous les entendions gémir sous le pont.

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Marcel Schwob

J’allais m’assoupir, quand le Vogue-avant, auquel j’étais enchaîné,

me toucha sur l’épaule. Chacun de nous est attaché à un Turc ; et

nous les appelons Vogue-avant parce qu’ils tiennent le bout de la

rame, étant plus experts que nous, comme maîtres-rameurs que le

roi achète pour les galères. « Regarde, me dit le Vogue-avant ; il y a

des brûlots en mer. »

La brume était légère : mais on ne voyait pas les côtes. Rien

qu’une longue ligne d’écume lumineuse, et, par endroits, comme

des feux blancs qui semblaient pétiller, jaunir et verdir.

Dans la Méditerranée, la guerre m’avait accoutumé aux brûlots.

Les brigantines du duc de Savoie, qui croisaient contre nous, sortant

de Villa-Franca, de Saint-Hospitio et d’Oneglia, les lançaient la nuit,

à la dérive, et nous les coulions avec le Coursier qui tire des boulets

de trente-six livres.

Mais ici, sur l’Océan, je ne savais plus rien. Les brûlots que je

connaissais étaient rouges et mouvants : tandis que les feux que

nous voyions étaient fi xes, de lueur blanche, avec de brusques

traînées jaunes. La mer avait de grandes ondulations calmes ; le

pilote veillait près du fanal, à l’avant, et, du milieu de la tente qui

couvrait le pont entre les deux mâts, une seule lampe à huile pendait

en balançant. Tout était si tranquille que ce ne pouvait être des

fl ammes de détresse.

Je me roulai près du Vogue-avant, et nous soulevâmes notre

chaîne, chacun d’une main. Tendant l’oreille, il nous parut que les

canots ballottaient contre la quille. Nous avançâmes en rampant

jusqu’à tribord, qui regardait terre, et la tête au-dessus du bastingage,

nous vîmes le caïque, le long canot, qui se détachait lentement de la

galère ; plein d’hommes accroupis, vêtus de chemises blanches avec

des masques rouges. L’un d’eux repoussait lentement le caïque de la

carène, avec une longue rame. « Hélas ! pensai-je, les faux-saulniers

s’échappent, par cette nuit sans garde ! » Mais le Vogue-avant

m’entraîna vers le bâbord. Nous marchâmes lentement entre les

corps endormis, serrant notre chaîne des doigts. Le petit canot était

à bâbord.

Nous y fûmes en un instant. Il n’y eut pas un cliquetis, pas un

clapotis. Le Vogue-avant était d’un pays de silence. Et, tournant

autour de la poupe, évitant la lumière du fanal, nous avançâmes

dans le sillage du caïque, qui balançait doucement notre canot.

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Le Roi au masque d’or

Nous tremblions dans l’ombre, de peur d’un coup de rame mala-

droit ou d’un appel. Mais nous voyions plus clairement la frange

lumineuse de la côte et la grève noire où la mer brisait son écume.

Nous voyions aussi les feux blancs, ce qui n’était pas leur couleur

propre, mais celle de grandes masses livides devant lesquelles ils

brûlaient. Et nous entendions le crépitement singulier des fl ammes,

lorsqu’elles lançaient leurs éclats jaunes.

Les masques rouges des hommes du caïque étaient faits de leurs

vestes dont il s’étaient enveloppé la tête, et qu’ils avaient trouées. À

une encablure de la côte, nous vîmes que les masses livides étaient

des meules de sel, allongées en arrière, distantes l’une de l’autre d’en-

viron dix toises ; devant chacune brûlait un feu, et à côté de chaque

feu, nous aperçûmes des femmes qui y jetaient le sel du roi.

Le caïque touchait terre, que nous étions encore dans le ressac.

Les faux-saulniers masqués de rouge bondirent sur la grève, et,

chacun sans doute reconnaissant sa fi lle fi dèle, la saisit soudain ;

une seconde, et ils avaient disparu dans la nuit.

Mais nous, à la vue de cette côte inconnue et désolée, de ces

masses livides de sel et de ces feux crépitants, nous fûmes étreints

d’horreur ; et le Vogue-avant, criant : « Allah ! » se rejeta dans le fond

du canot, sans vouloir aborder.

Cependant que nous hésitions, une fl amme jaillit, avec une

détonation : c’était le Coursier qui tirait l’alarme. Un long gémis-

sement chanté retentit sur la galère ; nos camarades pleuraient

maluré, comme au second appel, quand les offi ciers supérieurs

nous visitent.

Égarés, nous reprîmes les rames, et nous retournâmes vers la

mer.

Le canot siffl ait sur l’eau ; le choc contre la carène nous fi t

chanceler ; nous nous glissâmes dans un sabord ouvert. On enten-

dait le bruit des pieds de tous les galériens sur le pont ; nous nous

mêlâmes à nos camarades, tête basse. Par l’écoutille de la chambre

aux tollards, les quatre fi gures pâles des faux-saulniers enchaînés et

saignants apparaissaient, tordues de désespoir ; car leurs amis les

avaient oubliés ; et sur la Bancasse, le haut-banc d’où le chapelain dit

la messe, et d’où il élève pour nous l’hostie, le capitaine chancelant

levait le fanal du timonier, tandis qu’il faisait défi ler deux à deux,

pour connaître les fuyards, nos compagnons de chaîne.

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Marcel Schwob

La Flûte

À Rachilde

L nous avait poussés très loin des côtes où nous

avions accoutumé de faire la course. Pendant de longues

journées sombres, le navire avait plongé, le nez en avant, à travers

les masses d’eau verte crêtelées d’écume. Le ciel noir semblait se rap-

procher de l’Océan, même au-dessus de nos têtes ; l’horizon seul était

entouré d’une marque livide, et nous errions sur le pont comme des

ombres. Des fanaux pendaient à chaque vergue, et le long de leurs

verres suintaient perpétuellement les gouttes de pluie, si bien que

la lumière en était incertaine. À l’arrière, les hublots de l’habitacle

du timonier luisaient d’un rouge transparent et humide. Les hunes

étaient des demi-cercles d’obscurité, de la noirceur supérieure, dans

les sautes de vent, émergeaient les voiles blêmes. Quelquefois les

lanternes, en se balançant, faisaient se refl éter des lueurs de cuivre

dans les poches d’eau des prélarts qui couvraient les canons.

Nous chassions ainsi sous le vent depuis notre dernière prise. Les

grappins d’abordage pendaient encore le long de la carène ; et l’eau

du ciel avait lavé et massé, en s’écoulant, tous les débris du combat.

Car dans des tas confus gisaient encore des cadavres vêtus d’étoff es

à boutons de métal, des haches, des sabres, des siffl ets, des tronçons

de chaînes et des cordages, avec des boulets ramés ; des mains pâles

étreignaient les crosses de pistolet, les pommeaux d’épée ; des

faces mitraillées, mi-couvertes par les cabans, ballottaient dans les

manœuvres, et on glissait parmi des morts détrempés.

Cet ouragan sinistre nous avait ôté le courage de déblayer. Nous

attendions le jour pour reconnaître nos compagnons, et les coudre

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Le Roi au masque d’or

dans leurs sacs ; et le vaisseau de prise était chargé de rhum. Plusieurs

barriques avaient été amarrées, tant au pied du mât de misaine

qu’au mât d’artimon ; et beaucoup d’entre nous, cramponnés autour,

tendaient leurs gobelets ou leurs bouches aux jets bruns que chaque

coup de tangage faisait jaillir, parmi les ronfl ements liquides.

Si la boussole ne nous trompait pas, le navire courait au sud, mais

l’obscurité et l’horizon désert ne nous donnaient aucun point de

repère pour la carte marine. Une fois nous crûmes voir des élévations

obscures à l’ouest, une autre, des grèves pâles ; mais nous ne savions

si les hauteurs étaient des montagnes ou des falaises et la pâleur des

grèves pouvait être la mer blafarde qui battait des brisants.

À de certains moments nous aperçûmes à travers la pluie fi ne

des feux d’un rouge brumeux, et le capitaine héla au timonier de

les éviter. Car nous nous savions signalés et poursuivis ; et les feux

étaient peut-être des brûlots, ou si nous longions, sans les voir, des

côtes inhospitalières, nous pouvions craindre les signaux traîtres

des naufrageurs.

Nous passâmes le fl euve d’eau chaude qui parcourt l’Océan :

quelque temps, les embruns furent tièdes. Puis nous pénétrâmes

de nouveau dans l’inconnu.

Et c’est alors que le capitaine, ignorant ce que l’avenir nous

réservait, fi t siffl er le rassemblement. Là, dans la nuit, quelques

hommes tenant des lanternes, notre troupe se réunit sur la dunette,

et le capitaine d’armes nous divisa en groupes, et on entendit des

chuchotements ténébreux. Le trésorier tira des numéros d’un sac

à poudre, et nous annonça nos parts. Ainsi chacun reçut ce qui lui

revenait du butin de notre croisière, tant sur les vêtements, tant

sur les provisions, tant sur l’or et l’argent, et les bijoux trouvés aux

mains, aux cous et dans les poches des hommes et femmes des

vaisseaux pillés.

Puis on nous fi t rompre, et nous nous écartâmes silen cieusement.

Ce n’était pas ainsi que le partage se faisait d’ordi naire, mais près

de notre îlot de refuge, à la fi n de l’expédition, le navire gonfl é de

richesses, et parmi des jurons et des querelles sanglantes. Pour la

première fois il n’y eut pas un coup de couteau, pas un pistolet

déchargé.

Après le partage le ciel s’éclaircit graduellement et l’obscurité

commença à s’ouvrir. D’abord des nuages roulèrent, et les brumes

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Marcel Schwob

se déchirèrent ; puis le cercle livide de l’horizon se teignit d’un jaune

plus éclatant ; l’Océan refl éta les choses avec des couleurs moins

sombres. Une tache illuminée marqua le soleil ; quelques rayons

s’épandirent au loin, en éventail. La houle fut orangée, violette

et pourpre ; et des hommes crièrent de joie, parce qu’ils voyaient

fl otter des algues.

Le soir tomba sous un embrasement pesant, et nous fûmes

réveillés par la lumière bleue et pâle du matin dans les mers australes.

Nos yeux inaccoutumés à la blancheur chaude nous faisaient mal,

et nous nous ruâmes aux bastingages, sans rien voir, quand la vigie

annonça : « Terre droit devant. » Une heure après, le ciel étant d’un

bleu épais, nous aperçûmes une ligne brune, à l’extrémité de l’Océan,

avec un liséré d’écume.

On mit le cap dessus. Des oiseaux blancs et rouges rasèrent les

cordages. Les vagues charriaient des bois multicolores. Puis un

point mouvant nous apparut sur la mer très opaque, sous le soleil

incandescent, il semblait rose, et quand il s’approcha, nous vîmes

que c’était un canot ou une pirogue. Cette embarcation n’avait pas

de voile, et elle paraissait dépourvue de rames.

Elle se dirigeait cependant par le travers de nous ; mais, quoiqu’on

la hélât, rien n’y était visible. À mesure que nous avancions, nous

entendions seulement venir avec la brise un son doux et paisible, si

modulé qu’il ne pouvait être confondu avec la plainte de la mer ou

la vibration des cordes tendues à nos voiles. Ce son, d’une tristesse

calme, attira nos compagnons aux deux fl ancs du vaisseau, et nous

regardions curieusement la pirogue.

Comme le gaillard d’avant piquait le fond d’une grande lame, le

mystère de l’embarcation fut éclairci. Elle était en bois de couleur ;

les rames semblaient parties à la dérive, et un vieillard y était couché,

un pied nu posé sur la barre du gouvernail. Sa barbe et ses cheveux

blancs encadraient tout son visage ; sauf un manteau rayé, dont les

pans étaient rabattus sur lui, il n’avait aucun vêtement ; et il tenait

à deux mains une fl ûte dans laquelle il souffl ait.

Nous amarrâmes la pirogue, sans qu’il voulût se déranger : ses

yeux étaient vagues, et peut-être était-il aveugle. Son âge devait être

très grand, car les tendons de ses membres transparaissaient sous la

peau. On le hissa jusque sur le pont et on l’étendit au pied du grand

mât, sur une toile goudronnée.

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Le Roi au masque d’or

Alors, sans cesser de tenir sa fl ûte d’une main contre sa bouche,

il allongea un bras et mania tout autour de lui, en tâtonnant. Et

il mit la main sur la confusion d’armes, de boulets à chaînes et

de cadavres qui tiédissaient au soleil ; il promena ses doigts sur le

tranchant des haches et caressa la chair meurtrie des visages. Puis,

il retira sa main, et les yeux pâles et vides, la fi gure tournée vers le

ciel, il souffl a dans sa fl ûte.

Elle était noire et blanche, et sitôt qu’elle retentit parmi nous,

elle parut un oiseau d’ébène poli, tacheté d’ivoire, et les mains

transparentes voletaient autour, comme des ailes.

Le premier son fut grêle et mince, chevrotant comme la voix que

le vieillard aurait pu avoir, et nos cœurs furent pénétrés du passé, du

souvenir des vieilles qui avaient été nos grand-mères, et du temps

innocent où nous étions enfants. Tout le présent s’enfonça autour

de nous ; et nous hochions la tête en souriant, nos doigts voulaient

faire mouvoir des jouets, et nos lèvres étaient mi-closes, comme

pour des baisers puérils.

Puis le son de la fl ûte enfl a, et ce fut un cri de passion tumul-

tueuse. Devant nos yeux passèrent des choses jaunes et des choses

rouges, la couleur de la chair, la couleur de l’or, et la couleur du

sang. Nos cœurs gonfl èrent, pour répondre à l’unisson, et la folie

des jours qui nous avaient entraînés au crime tourbillonna dans

nos têtes. Et le son de la fl ûte s’accrut, et ce fut la voix sonore des

tempêtes, et l’appel du vent au brisement de la vague, le fracas des

carènes éventrées, le hurlement des hommes qu’on saigne à la gorge,

la terreur des fi gures noircies à la suie, qui montent à l’abordage, le

sabre aux dents, la plainte des boulets ramés et l’explosion d’air des

carcasses de navires qui sombrent. Et nous écoutions en silence, au

milieu de notre propre vie.

Tout à coup le son de la fl ûte fut un vagissement ; on entendit

la lamentation des enfants qui viennent au monde, un cri si faible

et si plaintif qu’il y eut un hurlement d’horreur. Car nous voyions

d’un même moment, les yeux subitement éclairés de l’avenir, ce

que nous ne pouvions plus avoir et ce que nous détruisions éter-

nellement ; la mort de l’espérance pour les errants de la mer, et les

existences futures que nous avions anéanties. Nous-mêmes, sans

femmes, rouges de meurtre, épanouis d’or, nous ne pourrions jamais

entendre la voix des enfants nouveaux ; car nous étions damnés

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Marcel Schwob

au balancement des fl ots, soit que le pont dansât sous nos pieds,

soit que notre tête, coiff ée du bonnet noir, dansât à la corde d’une

vergue : notre vie perdue sans espoir d’en créer d’autres.

Et Hubert, le capitaine d’armes, jura la mort, arracha au vieillard

l’oiseau d’ébène taché de blanc : le son périt, et Hubert jeta la fl ûte

dans la mer. Les yeux vagues du vieil homme tressaillirent, et ses

membres anciens se raidirent, sans qu’on pût rien entendre. Quand

nous le touchâmes, il était déjà froid.

Je ne sais si cet homme étrange appartenait à l’Océan, mais sitôt

qu’il l’eut atteint, quand nous l’envoyâmes rejoindre sa fl ûte, il s’y

enfonça et disparut avec son manteau et sa pirogue ; et jamais plus

le cri d’un enfant qui naît ne parvint à nos oreilles sur la terre ou

sur la mer.

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Le Roi au masque d’or

La Charrette

À Oct ave Mirbeau

— T ’ ? souffl a Charlot à son camarade dont la tête apparut

soudain près du timon de la charrette. Le marchepied luisait comme

un couteau carré. Les buissons noirs semblaient étendre des cen-

taines de bras. Une bouff ée de vent éteignit la lanterne.

— Qui a fait ça ? dit l’homme — sa voix basse pressée. — Charlot,

m’entends-tu ? Pourquoi as-tu éteint ? Je ne vois plus cette chose

luisante…

— Alors viens par ici ; qu’est-ce que t’as ? Charlot lui tendit les

bras, et l’homme se hissa par la roue. — T’es en place, dit-il ; je

touche le cheval. — Mets-le entre nous, sur le banc ; ça sera en

sûreté. Ils ont gueulé, hein ?

L’essieu gémit ; les sabots de la bête claquèrent, et il y eut une son-

nerie de petits grelots qui pendaient au collier et aux blanchets.

— Pas ça, dit l’homme ; bon Dieu, pas ça ! Pourquoi que tu

n’as pas coupé les grelots ? Ça, dans la nuit, ça s’entend. Je ne

supporte plus ce bruit. Déjà assez du couteau que tu as mis après

la charrette.

— Quel couteau ? dit Charlot. C’est la lune qui fait ça sur le

marchepied. Ils s’en doutaient, dis, les vieux, qu’on viendrait leur

prendre ?

— Je ne les avais jamais vus comme ça. Ils couraient de-ci de-là

dans la bauge comme dans une étable à porcs. Ils mettaient le nez

aux quatre fenêtres ; on aurait dit les groins des cochons par les

claires-voies. Il avait son bonnet de nuit, et les cheveux blancs de

la vieille lui pendaient sur la gueule. Ça tremblait et ça ne pouvait

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Marcel Schwob

pas crier. Ça ne grognait même pas. Un coup que je suis entré, ils

avaient l’air des rats blancs qu’on montre en cage, à la foire, et qui

font marcher leurs yeux rouges. Ils levaient le gros dos, dans les

coins.

— Et quand ils ont entendu sonner les pièces ?

— Je n’ai pas trouvé ça tout de suite. Ah, bougre ! C’était rude-

ment caché. Il y avait bien trois cent cinquante piles de vieilles

blouses dessus. Je leur ai dit que c’était pour toi, ton dû, quoi… que

nous en avions besoin pour l’embarquement, que tu leur renverrais

ça en or rouge et en billets verts, quand tu aurais gagné, dans les

bestiaux, là-bas… tous les boniments, tous les boniments… Alors

ils mettaient leurs deux pauvres fi gures l’une contre l’autre : « Nous

ne pouvons pas, qu’ils disaient, non, nous ne pouvons pas. » Ils se

serraient au mur comme deux bêtes qui ont peur.

— T’as eu chaud, avec mes chaussons ? Hein ? Tes pieds auraient

crié ; ils ne t’auraient pas laissé entrer. Je les mettais toujours.

— Pour sûr ! Il étendit les jambes dans la botte de paille dénouée,

qui s’éparpillait sous le siège.

— Ils ont rien dit quand tu es parti ?

— Charlot — pourquoi fais-tu ça ? — Ôte ce couteau ; ça fait

froid…

— Mais je te dis que c’est la lune sur le montoir, mon vieux.

La charrette sortait de l’ombre des haies. La route courait plate

sous la lune, blanche et bleue. Le vent s’était élevé vers les régions

supérieures, et les nuages gris passaient rapidement sur le ciel.

L’homme se prit à dormir, et Charlot le regarda en maniant les

rênes. Sa tête rebondissait sur sa poitrine à tous les cahots. Il avait

saisi le banc de la main droite et s’y cramponnait.

La charrette tressautait et l’homme n’entendait plus les sons aigres

des grelots. Le cheval fuyait parallèlement aux nuages. Il y avait de

longs peupliers gris qui trempaient dans des prairies à demi inondées,

vaguement miroitantes. Les têtes des chênes mutilés avaient poussé

des rameaux écarquillés comme les doigts surjetés d’un homme

qui se noie. Les bouleaux semblaient nus, avec des meurtrissures

blanches. D’étroites bandes herbues frissonnaient et portaient à

l’extrémité un bouquet de roseaux tremblants.

Puis le vent descendit et les nuages s’unirent à l’Occident. Les

peupliers courbés se plaignirent. On entendait susurrer les touff es

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Le Roi au masque d’or

de gui au corps des chênes. L’eau des prés inondés fut clapoteuse,

et les herbes entraînées eurent un balancement inquiet. Un souffl e

passa sur les brins de paille épars dans la charrette et la crinière du

petit cheval se hérissa. Le collier fut secoué, avec tous ses grelots. La

pluie tomba, oblique, acérée.

Charlot la souff rit en silence. Les gouttes pendaient à sa casquette,

et de longues raies humides marquaient son menton. Quand ses

avant-bras furent mouillés, il eut un frémissement le long du dos,

et sentit le besoin de parler. Il toucha son compagnon.

— Quoi, dit l’homme, il n’est pas jour. On a le temps.

— C’est un grain, répondit Charlot, un grain dans la nuit. On

en aura comme ça avant d’être en Amérique.

— Eh ben, oui, dit l’homme. Après ? laisse-moi dormir.

— Moi, je ne peux pas, reprit Charlot. Tout de même — les vieux

ont été rosses — ah ! — c’est eux qui l’ont voulu — mais on en a

pour du temps, en bateau, avant de s’établir là-bas. Qu’est-ce que

tu as pris, dis — écoute ?

— Tu le sais bien, Charlot, ce que j’ai pris. Tout ce que tu avais

dit. Là. Je dors. J’en peux plus.

— Après tout, dit Charlot, j’ai bien tort de me donner du

tourment. Quand il n’y en avait plus, chez eux, il y en a encore. Ils

savent où le terrer, les gueux. J’ai crevé la misère, pendant qu’ils

s’engraissaient de noce. C’est à eux, maintenant, à se faire du

mauvais sang.

Le ciel s’éclaircissait à l’est, et une rafale froide enfl a leurs vête-

ments. La lumière fut rapidement livide. Les brumes s’étiraient sur

l’inondation. L’eau était couleur de plomb. Charlot vit la fi gure de

son compagnon, jaune et bleuâtre aux joues et sous les yeux, avec

un foulard tordu au cou. Sa main avait glissé sur la banquette et y

avait marqué des doigts. Charlot regarda les traces rouges noirâtres

et secoua le dormeur.

— Ah ! assez, dit l’homme. Au point du jour ! Quoi, est-on là ?

qu’est-ce que tu veux ?

— Ça, dit Charlot, comme étranglé. Il y a du sang sur le bois.

— Eh ben, je me serai cogné en montant, dit l’homme en

mâchant ses mots.

— Des doigts, cria Charlot, des doigts rouges ! Tu ne les as

pas…

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Marcel Schwob

— Et comment aurais-tu fait ? Tu demandais s’ils avaient gueulé.

Oui, qu’ils gueulaient, assez pour faire descendre toute la gendar-

merie. Quoi, tu voulais t’en aller avec de l’argent ? Ben, tu l’as.

Le paquet blanc sonnant, entre les deux hommes, s’était embu

sous la pluie, comme avec des taches de lie de vin.

Charlot tira l’homme, lâcha les rênes, et ils chancelèrent tous

deux jusque sur la route. L’homme, à demi renversé, se tint au

marchepied de fer et jura.

— C’est pas tout, dit Charlot, où sont mes chaussons ?

— Ils doivent être dans la paille, là, dit l’homme. On va voir. Ils

fouillèrent des deux côtés, mais ne trouvèrent rien.

Les joues blanches de Charlot tremblaient.

— Tu les as laissés à la maison ! cria-t-il.

— Je me souviens pas, dit l’homme. Peut-être que je les ai quittés,

parce que j’avais patouillé dans le sang. Il regarda ses souliers. Une

ligne rougeâtre divisait la semelle de l’empeigne.

— On va me reconnaître ! cria Charlot. Tu as laissé mes chaussons

dans la chambre !

Mais l’homme ne répondit rien. Il avait pris une poignée de terre

humide, et essuyait les pointes de ses pieds. Charlot fi t le tour de la

charrette et poussa un cri :

— Il y a du sang au montoir !

Le marchepied luisant semblait un couteau d’exécution.

Ils s’agenouillèrent tous deux dans l’ornière profonde ; et tandis

que le cheval les éclaboussait du sabot, sous la lueur blême de l’aube,

ils frottèrent patiemment le tranchant de fer avec de la vase.

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Le Roi au masque d’or

La Cité Dormante ()

À Léon Daudet

L était haute et sombre sous la lueur bleu clair de l’aube.

Le Capitaine au pavillon noir ordonna d’aborder. Parce que

les boussoles avaient été rompues dans la dernière tempête, nous

ne savions plus notre route ni la terre qui s’allongeait devant nous.

L’Océan était si vert que nous aurions pu croire qu’elle venait de

pousser en pleine eau par un enchantement. Mais la vue de la falaise

obscure nous troublait ; ceux qui avaient remué les tarots dans la nuit

et ceux qui étaient ivres de la plante de leur contrée, et ceux qui était

vêtus de façon diverse, quoiqu’il n’y eût pas de femmes à bord, et

ceux qui étaient muets ayant eu la langue clouée, et ceux qui, après

avoir traversé, au-dessus de l’abîme, la planche étroite des fl ibustiers,

étaient demeurés fous de terreur, tous nos camarades noirs ou jaunes,

blancs ou sanglants, appuyés sur les plats-bords, regardaient la terre

nouvelle, tandis que leurs yeux tremblaient.

Étant de tous les pays, de toutes les couleurs, de toutes les

langues, n’ayant pas même les gestes en commun, ils n’étaient liés

que par une passion semblable et des meurtres collect ifs. Car ils

avaient tant coulé de vaisseaux, rougi de bastingages à la tranche

saignante de leurs haches, éventré de soutes avec les leviers de

manœuvre, étranglé silencieusement d’hommes dans leurs hamacs,

. Ces pages ont été trouvées dans un livre oblong à couverture de bois, la plupart des feuillets étaient blancs. Sur la lame supérieure étaient grossièrement gravés deux fémurs surmontés d’un crâne et le livre émergeait du sable d’or d’un désert jusqu’alors inexploré.

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Marcel Schwob

pris d’assaut les galions avec un vaste hurlement, qu’ils s’étaient

unis dans l’act ion, ils étaient semblables à une colonie d’animaux

malfaisants et disparates, habitant une petite île fl ottante, habitués

les uns aux autres, sans conscience, avec un instinct total guidé par

les yeux d’un seul.

Ils agissaient toujours et ne pensaient plus. Ils étaient dans leur

propre foule tout le jour et toute la nuit. Leur navire ne contenait

pas de silence, mais un prodigieux bruissement continu. Sans doute

le silence leur eût été funeste. Ils avaient par les gros temps la lutte

de la manœuvre contre les lames, par le calme l’ivresse sonore et les

chansons discordantes, et le fracas de la bataille quand des vaisseaux

les croisaient.

Le Capitaine au pavillon noir savait tout cela, et le comprenait

seul ; il ne vivait lui-même que dans l’agitation, et son horreur du

silence était telle que pendant les minutes paisibles de la nuit, il tirait

par sa longue robe son compagnon de hamac, afi n d’entendre le son

inarticulé d’une voix humaine.

Les constellations de l’autre hémisphère pâlissaient. Un soleil

incandescent troua la grande nappe du ciel, maintenant d’un bleu

profond, et les Compagnons de la Mer, ayant jeté l’ancre ; poussèrent

les longs canots vers une crique taillée dans la falaise.

Là s’ouvrait un couloir rocheux, dont les murs verticaux sem-

blaient se rejoindre dans l’air, tant ils étaient hauts ; mais au lieu d’y

sentir une fraîcheur souterraine, le Capitaine et ses compagnons

éprouvaient l’oppression d’une extraordinaire chaleur, et les ruisse-

lets d’eau marine qui fi ltraient dans le sable se desséchaient si vite

que la plage entière crépitait avec le sol du couloir.

Ce boyau de roc débouchait dans une campagne plate et stérile,

mamelonnée à l’horizon. Quelques bouquets de plantes grises

croissaient au versant de la falaise ; des bêtes minuscules, brunes,

rondes ou longues, avec de minces ailes frémissantes de gaze, ou de

hautes pattes articulées, bourdonnaient autour des feuilles velues

ou faisaient frissonner la terre en certains points.

La nature inanimée avait perdu la vie mouvante de la mer et le

crépitement du sable ; l’air du large était arrêté par la barrière des

falaises ; les plantes semblaient fi xes comme le roc, et les bêtes brunes,

rampantes ou ailées, se tenaient dans une bande étroite hors de

laquelle il n’y avait plus de mouvement.

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Le Roi au masque d’or

Or, si le Capitaine au pavillon noir n’avait pas songé, malgré

l’ignorance de la contrée où ils étaient, que les dernières indications

des boussoles avaient porté le navire vers le Pays Doré où tous les

Compagnons de la Mer désirent atterrir, il n’eût pas poussé plus loin

l’aventure, et le silence de ces terres l’eût épouvanté.

Mais il pensa que cette côte inconnue était la rive du Pays Doré, et

il dit à ses compagnons des paroles émues qui leur mirent des désirs

variés au cœur. Nous marchâmes tête basse, souff rant du calme ; car

les horreurs de la vie passée, tumultueuses, s’élevaient en nous.

À l’extrémité de la plaine nous rencontrâmes un rempart de sable

d’or étincelant. Un cri s’éleva des lèvres déjà sèches des Compagnons

de la Mer ; un cri brusque, et qui mourut soudain, comme étranglé

dans l’air, parce que dans ce pays où le silence paraissait augmenter,

il n’y avait plus d’écho.

Le Capitaine pensant que cette terre aurifère était plus riche au-

delà des levées de sable, les Compagnons montèrent péniblement ;

le sol fuyait sous nos pas.

Et de l’autre côté, nous eûmes une étrange surprise, car le rempart

de sable était le contrefort des murailles d’une cité, où de gigantes-

ques escaliers descendaient de la route de garde.

Pas un bruit vital ne s’élevait du cœur de cette ville immense. Nos

pas sonnaient tandis que nous passions sur les dalles de marbre, et le

son s’éteignait. La cité n’était pas morte, car les rues étaient pleines

de chars, d’hommes et d’animaux : des boulangers pâles, portant

des pains ronds, des bouchers soute nant au-dessus de leurs têtes des

poitrines rouges de bœufs, des briquetiers courbés sur les chariots

plats où les rangées de briques scintillantes s’entrecroisaient, des

marchands de poissons avec leurs éventaires, des crieuses de salaisons,

haut retroussées, avec des chapeaux de paille piqués sur le sommet

de la tête, des porteurs esclaves agenouillés sous des litières drapées

d’étoff es à fl eurs de métal, des coureurs arrêtés, des femmes voilées

écartant encore du doigt le pli qui couvrait leurs yeux, des chevaux

cabrés, ou tirant, mornes, dans un attelage à chaînes lourdes, des

chiens le museau levé ou les dents au mur. Or toutes ces fi gures

étaient immobiles, comme dans la galerie d’un statuaire qui pétrit

des statues de cire ; leur mouvement était le geste intense de la vie,

brusquement arrêtée ; ils se distinguaient seulement des vivants par

cette immobilité et par leur couleur.

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Marcel Schwob

Car ceux qui avaient eu la face colorée étaient devenus com-

plètement rouges, la chair inject ée ; et ceux qui avaient été pâles

étaient devenus livides, le sang ayant fui vers le cœur ; et ceux dont

le visage autrefois était sombre présentaient maintenant une fi gure

fi xe d’ébène ; et ceux qui avaient eu la peau hâlée au soleil, s’étaient

jaunis brusquement, et leurs joues étaient couleur de citron, en

sorte que parmi ces hommes rouges, blancs, noirs et jaunes, les

Compagnons de la Mer passaient comme des êtres vivants et act ifs

au milieu d’une réunion de peuples morts.

Le terrible calme de cette cité nous faisait hâter le pas, agiter

les bras, crier des paroles confuses, rire, pleurer, hocher la tête à la

manière des aliénés ; nous pensions qu’un de ces hommes qui avaient

été en chair peut-être nous répondrait ; nous pensions que cette

agitation fact ice arrêterait nos réfl exions sinistres, nous pensions

nous délivrer de la malédict ion du silence. Mais les grandes portes

abandonnées bâillaient sur notre route ; les fenêtres étaient comme

des yeux fermés ; les tourelles de guetteurs sur les toits s’allongeaient

indolemment vers le ciel. L’air semblait avoir un poids de chose

corporelle ; les oiseaux, planant sur les rues, au bord des murs, entre

les pilastres, les mouches, immobiles et suspendues, paraissaient des

bêtes varicolores emprisonnées dans un bloc de cristal.

Et la somnolence de cette cité dormante mit dans nos membres

une profonde lassitude. L’horreur du silence nous enveloppa. Nous

qui cherchions dans la vie act ive l’oubli de nos crimes, nous qui

buvions l’eau du Léthé, teinte par les poisons narcotiques et le

sang, nous qui poussions de vague en vague sur la mer déferlante

une existence toujours nouvelle, nous fûmes assujettis en quelques

instants par des liens invincibles.

Or, le silence qui s’emparait de nous rendit les Compagnons

de la Mer délirants. Et parmi les peuples aux quatre couleurs qui

nous regardaient fi xement, immobiles, ils choisirent dans leur fuite

eff rayée chacun le souvenir de sa patrie lointaine ; ceux d’Asie étrei-

gnirent les hommes jaunes, et eurent leur couleur safranée de cire

impure ; et ceux d’Afrique saisirent les hommes noirs, et devinrent

sombres comme l’ébène ; et ceux du pays situé par-delà l’Atlantide

embrassèrent les hommes rouges et furent des statues d’acajou ; et

ceux de la terre d’Europe jetèrent leurs bras autour des hommes

blancs et leur visage devint couleur de cire vierge.

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Le Roi au masque d’or

Mais moi, le Capitaine au pavillon noir, qui n’ai pas de patrie, ni

de souvenirs qui puissent me faire souff rir le silence tandis que ma

pensée veille, je m’élançai terrifi é loin des Compagnons de la Mer,

hors de la cité dormante ; et malgré le sommeil et l’aff reuse lassitude

qui me gagne, je vais essayer de retrouver par les ondulations du

sable doré, l’Océan vert qui s’agite éternellement et secoue son

écume.

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Marcel Schwob

Le Pays Bleu

À Oscar Wilde

D ville de province que je ne saurais plus retrouver, les

rues montantes sont vieilles et les maisons vêtues d’ardoises.

La pluie coule le long des pilotis sculptés et ses gouttes tombent à la

même place, avec le même son. Les petites fenêtres rondes se sont

enfoncées dans les murs, comme pour se garer des coups. Il n’y a

de hardi, parmi ces ruelles, que le lierre à la pointe des portes et la

mousse à la crête des murs : car les feuilles sombres et luisantes du

lierre avancent leurs dents, et la mousse ose envelopper les grosses

pierres extérieures de son velours jaune — mais les êtres sont aussi

fugitifs que l’ombre des fumées.

Là sont encore des fanaux rougeâtres attachés aux linteaux, et

des chandelles minces dans les chandeliers d’étain, et des paquets

d’allumettes soufrées, et de petits carreaux pleins d’ombre et de

poussière derrière lesquels dorment d’étranges petits fl acons où les

liqueurs étaient autrefois vertes et bleues. Des cornettes froncées

tremblent aux vitres, et parfois on aperçoit de pâles visages d’enfants

et des doigts frêles qui agitent un pantin décoloré, une oie de bois

ou une balle demi-bariolée.

Là, un soir d’hiver, sous un porche noir, une petite main froide se

glissa dans la mienne, et une voix d’enfant murmura à mon oreille :

« Viens ! » Nous montâmes un escalier dont les marches vacillaient,

il était tordu en spirale et une corde servait de rampe ; les fenêtres

étaient jaunes de lune et une porte solitaire battait, agitée par le vent.

La petite main froide me serrait le poignet.

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Le Roi au masque d’or

Quand nous entrâmes dans la chambre, fermée de quatre plan-

ches disjointes, avec un loquet de fi celle, une chandelle bruissante

fut allumée et fi chée dans une bouteille. À côté de moi, tenant ma

main, était une fi llette de treize ans ; ses cheveux fi ns couleur d’or

tombaient sur ses épaules et ses yeux noirs brillaient de satisfact ion.

Mais elle était maigre et menue, et sa peau avait la nuance que

donne la faim.

— Je m’appelle Maïe, dit-elle, et, tendant le doigt : « Pas que tu

as eu peur, aff reux monstre, quand je t’ai pris la main ? »

Puis, elle me mena autour de la chambre. — « Bonjour, ma

belle glace, dit-elle ; tu es un peu cassée, mais ça ne fait rien. Voilà

un ami très gentil que je te présente. — Bonjour, ma vilaine table,

qui n’a que trois pattes ; tu es vilaine, mais je t’aime tout de même.

— Bonjour, ma cruche, qui n’a plus de gueule ; ça ne m’empêchera

pas de t’embrasser pour boire ton eau. — Bonjour, mon chez-moi,

je te salue syndicalement : aujourd’hui j’ai de la société. »

J’avais mis, je crois, un peu d’argent sur la pauvre table. Maïe

me sauta au cou. « Tu veux bien, dit-elle, je vais chercher un grand

pain, un pain de six livres. — Au revoir, mon chez-moi : soyez

sage pendant mon absence ; il y a un vieux cahier d’images dans

le coin. »

Elle remonta gravement, le menton sur le pain poudré de farine,

les deux bras dessous, et les mains tenant son tablier gonfl é. Elle

fi t tout rouler par terre. « Vois-tu, dit-elle, j’ai acheté des marrons ;

comme ça je ne serai pas en peine ; ça bourre, ça nourrit, et j’en ai

pour mon hiver. » Elle les rangea un à un, à plat, dans le tiroir de la

table, leur rit avant de le fermer et s’assit sur le lit. Puis elle prit le

grand pain et mordit à même le croûton ; à mesure qu’elle mangeait,

sa petite fi gure avançait dans la brèche et elle me regardait sans cesse,

pour voir si je me moquais d’elle.

Quand elle eut mangé, elle soupira. « J’avais faim, dit-elle. Et

Michel aussi, probable. Où est-il encore, ce garnement ? — Tu sais,

Michel est un petit garçon très malheureux, qui n’a plus ni mère, ni

père ; il est aff reux ; il est bossu ; il m’aide à faire mon feu et va me

chercher mon eau ; ça fait qu’il mange avec moi, et je lui donne des

sous, quand j’en ai. »

On entendit un cliquetis de sabots, et la fi celle du loquet tres-

saillit. — « Le voilà », dit Maïe. Je vis entrer un avorton blême, les

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mains et le nez noirs de charbon, sa culotte courte ouverte au vent :

il me tira la langue et me fi t une longue grimace avec sa bouche.

— « Allons, Michel, reste tranquille, dit Maïe. Tu ferais mieux

d’écouter Monsieur qui te parle. Va vite. » Michel remonta avec la

bouteille de vin doux que je lui demandais.

Le petit poêle de fonte avait été rempli et allumé. Il y avait un peu

de bois de démolition, encore taché de ciment. Les châtaignes rôtis-

saient sur le couvercle : Maïe les avait mordues, pour leur donner de

l’air. Elles éclataient parfois et Maïe les grondait : « Vilains marrons,

voulez-vous bien ne pas sauter ? » Cependant elle recousait la dou-

blure de fi nette d’un corsage. L’aiguille y passait avec un crissement

doux. La lueur du poêle tombait sur ses mains agiles, et faisait briller

l’étoff e. Michel, accroupi, fermait les yeux à la chaleur.

— Je couds, je couds, dit Maïe. J’aurai cinq sous. Pas, c’est bien

payé ? Donne-moi un peu de vin doux, monstre. Bois le fond : je

ne veux être ni mariée ni pendue.

Dans son langage enfantin elle me conta sa vie. Elle ne savait

ni bien, ni mal. Elle avait erré dans la campagne, avec d’horribles

garçons, pour jouer la comédie. À neuf ans, elle était princesse au

fond d’une grange, les pieds nus dans la paille, et une couronne de

papier d’or sur la tête. Elle savait encore des tirades de ses rôles, et

m’en récita. « Oh ! il y avait une belle pièce, dit-elle. Ça s’appelait, je

crois, le Pays Bleu. On ne voyait pas qu’il était bleu, mais on se fi gu-

rait, tu comprends. Les montagnes étaient bleues, les arbres bleus,

l’herbe bleue et les bêtes bleues. Et je disais : « Prince, voici le palais

du roi mon père ; il est d’acier fort et la porte de fer rouge, gardée

par un dragon à triple gueule. Si vous voulez obtenir ma main… »

Hou — c’est un marron qui vient de sauter. Michel, épluche donc

les marrons au lieu de dormir. Est-ce que c’est vrai qu’il y a un pays

bleu ? Je suis sûre que j’y serais ; mais on a mis en prison tous les gars

qui jouaient avec moi. On prétend qu’ils volaient dans les maisons.

Un jour un garde est venu, et il leur a dit, et il leur a dit… ça ne fait

rien, je ne me rappelle plus — mais je ne les ai pas revus. Et depuis

je demeure en ville ; mais c’est triste. Il pleut tout le temps. On ne

voit que des ardoises et des petites boutiques noires.

Ainsi elle jasait ; puis elle se mit en colère : « Michel, je t’ai

défendu de salir la chambre avec tes épluchures. Ramasse-les. Oh

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Le Roi au masque d’or

gueux ! Tiens ! » Elle ôta une bottine et la lui jeta à la tête. Sa fi gure

était rouge, et ses yeux étincelants.

— Tu ne peux pas te fi gurer comme il est méchant. J’en endure

avec lui !

Cependant, je dus quitter la petite Maïe ; mais je promis de

revenir. Je la voyais chaque jour, et elle cousait sans cesse, devant

son poêle. Maintenant elle assemblait de singuliers costumes avec

des chiff ons de couleur. Sa peau reprenait de la vie ; Maïe mangeait

enfi n. Mais elle devenait triste, à mesure que la misère s’en allait.

Elle regardait tomber la pluie. « Monstre, vilain monstre », disait-

elle, l’œil vide et les lèvres molles. Une fois, entrebâillant la porte,

je la vis devant la glace brisée, ses cheveux d’or sur les seins à peine

formés, une couronne de papier découpée avec des ciseaux sur la

tête. Quand elle m’entendit, elle la cacha. « Michel est méchant,

dit-elle : il ferait un beau dragon. »

L’hiver touchait à sa fi n. Le ciel était encore sombre, mais quel-

ques rayons faisaient luire le bord des ardoises. La pluie tombait

moins dru.

Un soir, je trouvai la chambre vide. Il n’y avait plus ni table, ni

chaise, ni poêle, ni cruche. En regardant par la fenêtre, il me sembla

que des épaules contournées disparaissaient au fond de la cour. Et,

à la lueur du rat de cave qui me servait pour monter l’escalier, je

vis une pancarte épinglée au mur, avec ces mots écrits en grosses

lettres :

B, -. M M

.

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Marcel Schwob

Le Retour au Bercail

À Catulle Mendès

C’ dimanche après midi et les cloches sonnaient. Le

soleil éclairait la moitié des rues montantes qui menaient au

bal. On y voyait passer des bandes de fi lles en cheveux, un ruban au

cou, avec le nœud tourné sur le côté ; elles riaient et jacassaient en se

tenant les bras. Passant devant le garde municipal, elles le saluaient

d’un air moqueur et entraient dans la salle de danse.

La lumière crue qui tombait du plafond exagérait la pâleur du

visage des femmes. Elles tournaient par couples dans le grand carré

autour duquel refl uait une bande d’hommes serrés. Sur les bancs,

dans l’enceinte réservée à la danse, des familles entières étaient

assises, les mères, enveloppées d’un fi chu noir, tenant parfois un

enfant dans les bras ; des petits garçons et des petites fi lles de trois

ou quatre ans qui suçaient des sucres d’orge ou qui, cramponnés aux

jupes, écarquillaient les yeux. De temps à autre une fi lle, tordant la

queue de sa robe, venait se rasseoir près d’eux. L’une, avec sa masse

de cheveux châtains relevée en cimier de casque, le buste droit, les

épaules pleines, portait la tête en impératrice, ayant le nez busqué,

la bouche arquée, le sourire plein de défi . Elle dansait le quadrille

en soulevant à peine son jupon de deux doigts et passait parmi les

entrechats des danseurs, le masque blême. Elle semblait ignorante de

tous les gestes et de toutes les provocations et son léger balancement

sur les hanches était un salut à peine consenti par sa fi erté.

Soudain il se fi t un grand tumulte dans la salle. Une armée de

nouveaux venus avait envahi l’entrée. Ils étaient accoutrés de la

façon la plus étrange et paraissaient monter de la foire du boulevard

Rochechouart. En tête marchait un pitre coiff é d’un gibus trop bas,

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Le Roi au masque d’or

sa face colorée était complètement glabre et sa bouche mince des-

cendait aux coins vers le pli des joues. Il portait un long habit jaune

tacheté en léopard dont les boutons étaient une multitude de petits

miroirs. Puis venaient confusément des clowns bleus et rouges, des

pierrots blancs aux yeux noircis sous la farine, des lutteurs avec des

maillots lâches, un caleçon de peau, des bras tatoués et des bracelets

de fourrure aux poignets et aux chevilles, des ballerines dont les

jupes de gaze étaient semées de découpures noir et or ; des arlequins

moulés dans un collant fait de losanges multicolores, à ceinture de

cuir, à souliers ouverts ; ils avaient des membres nerveux, cinglaient

l’air d’une batte, et, sous leur bicorne, un loup d’étoff e, par les trous

duquel leurs yeux pétillaient, rendait leur fi gure railleuse ; des crieurs

de boniment, à houppelande bariolée, des banquistes et des joueurs

de gobelet, des montreurs d’entre-sort, des faiseurs de poids, des

équilibristes et des jongleurs, des nains et des naines, des vendeurs

de secrets, des arracheurs de dents, des jocrisses et des paillasses. Et

parmi cette foule il y avait une drôle de petite créature qui pouvait

être âgée de vingt-cinq ou de soixante ans, qui tortillait son buste

développé sur une paire de jambes trop courtes, et se dandinait

comme un oison.

Enfi n une troupe de femmes turques, blondes et brunes, s’était

ruée sur le parquet de danse ; elles agitaient leurs larges pantalons

de satin, les faisaient bouff er, levaient leurs bras, un peu jaunes,

secouaient leurs vestes courtes, les doigts passés dans leurs grandes

ceintures, et entre-choquaient toutes les piécettes sonnantes et les

oripeaux de leurs cheveux.

L’une, habillée tout de rouge, avec des sequins dorés sur le front,

avait des cheveux noirs en frisons ; elle était souple et se mit tout

de suite à danser, la tête penchée. Elle souriait aux avances, pliait

eff rontément les mains, levait la jambe en chahuteuse, haussait les

épaules pour une Carmen qui faisait le grand écart à un bout de la

salle, donnait, sur les bras de ceux qui ne prenaient pas garde aux

fi gures du quadrille, des coups secs avec le revers de la main, parlait

en zézayant, le nez retroussé au vent, et quêtant les regards du pitre

couvert de petits miroirs.

Et, de l’autre côté, casquée de ses cheveux, avec ses grands yeux

calmes, son nez en lame mince, son profi l impérial, ses mouvements

sobres, la danseuse fi ère continuait le quadrille. Le pitre la vit aus-

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Marcel Schwob

sitôt, louvoya vers elle et, lui faisant face, lança d’extraordinaires

coups de pied, tandis que ses bras s’écartaient et s’abaissaient comme

des ailes de moulin.

Elle le regardait avec beaucoup de sang-froid, tandis que la petite

Orientale rouge lui jetait des œillades furieuses. Finalement, comme

la musique du quadrille cessait, le pitre empoigna la danseuse blême

par la taille et la porta dans le fond de la salle, où sous une sorte de

voûte, on servait des consommations à des tables de bois. Elle ne

cria pas, elle ne fi t pas d’eff ort pour se dégager : mais elle fouettait

rapidement de ses doigts la fi gure du pitre qui grimaçait.

Elle se laissa asseoir sur un banc sans mot dire, trempa ses lèvres

dans un verre de punch, et regarda fi xement dans le vague un point

mystérieux, au-dessus de la tête du pitre qui étalait ses manches,

faisait claquer son chapeau à ressort, clignait des yeux et étincelait

de toutes ses glaces.

Cependant la brune, avec sa veste et son pantalon rouges, s’était

enfuie vers l’entrée, secouée par de grands sanglots. Elle ne cessait

de dire : « Je veux m’en aller, je veux m’en aller ! » Puis elle s’aff aissa

sur une chaise, devant une petite table peinte : ses larmes traçaient

des ruisseaux noirs dans la poudre de riz qui couvrait sa fi gure et

elle déchirait son mouchoir avec ses dents.

J’étais là, et j’essayai de lui parler pour la consoler. Mais elle

me repoussa des deux bras et continua de sangloter ; ses épaules

remontaient par saccades, à cause des hoquets, et elle s’enfonçait la

fi gure entre les mains. Enfi n, parmi ses pleurs, elle me dit qu’elle

aimait ce pitre à la folie — mais que sa conduite prouvait bien qu’il

était un ingrat ; puis elle se mit en colère, et cria des injures ; puis

elle pleura de nouveau, et elle remuait toujours la tête en disant :

« Je veux m’en aller, je veux m’en aller ! »

Enfi n, elle vida son cœur, et voici ce qu’elle dit : « J’ai assez de

ton Paris qui mange, qui dévore, qui vomit tout ; les maisons sont

remplies de femmes qui meurent et d’hommes qui les exploitent ;

tous les hôtels sont de terribles repaires ; tous les cafés sont des antres

où quelque bête vous guette. Quand on s’amuse, on a du bois peint

ou du gaz sur la tête ; quand on rit, on éclabousse sa poudre et on

fait craquer sa peinture ; quand on pleure, on n’a pas d’endroit où on

puisse poser sa tête sans entendre un ricanement. Si vous êtes malade,

vous trouvez l’hôpital avec ses lits blancs qui ont déjà l’air de linceuls.

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Le Roi au masque d’or

Vous êtes salie avant d’avoir aimé ; et si vous aimez, une autre vous

trahit. Les rues sont pleines d’aff amés de pain et d’amour. On vole

partout, ici. On vole dans votre poche et on vole dans votre cœur.

Personne n’a rien d’assuré ; rien n’est solide, même pas les vêtements

(elle mettait son costume en lambeaux). Personne n’a pitié de vous ;

ni les hommes qui rient, ni les femmes qui vous en veulent, ni les

terribles enfants, plus cruels que tous. J’ai vu une femme, par une

nuit d’hiver, sous une porte cochère, avec une troupe de jeunes gens

qui la raillaient, et la malheureuse pleurait, pleurait. On n’a pas le

temps d’avoir pitié. À peine si on a le temps de faire pitié. On passe

du salon d’un café au trottoir de la devanture, et puis au tas que

les balayeurs enlèvent le matin. C’est très vite fait : trois ans, quatre

ans — à la hotte, tout ça !

« Je veux m’en aller. Je retournerai chez nous, à la cam pagne. »

Je lui demandai ce qu’elle était, là-bas.

— Ce que je suis ? Gardeuse de cochons, sauf vot’respect . Ah !

comme je vais m’amuser ! Vous ne savez pas ? On a le ciel bleu sur

la tête, du bon air, de la bonne eau, du bon pain. Il y a Piârre qui

me donnera du lait. Nous prendrons des cigales dans les champs.

Nous leur tresserons des cages, à l’ombre. Nous fouetterons toutes

nos bêtes, les noires et blanches surtout, qui ont une queue tortillée

et qui sont goinfres. Nous verrons coucher le soleil. Nous serons

pleins de boue, crottés, rouges, contents…

Et l’odalisque s’enfuyant, gagna la porte et disparut. Alors, parmi

les lustres qui s’allumaient, parmi la fumée des cigares qui montait

sous le plafond, je crus voir Paris embrasé par un immense coucher

de soleil, avec des refl ets sanglants aux bals et aux cafés, tandis que

sur les routes blanches, un peu rosées sous les derniers rayons, on

voyait s’éloigner, vers leurs provinces, des fi les de petites gardeuses

de cochons, retour de la capitale, avec le mouchoir aux yeux et le

baluchon sur l’épaule.

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Marcel Schwob

Cruchette

À W.-G.-C. Byvanck

— A - encore un peu d’eau dans la cache, frangin ? — je me

meurs… dit Jambe-de-Laine.

— Nib de lance, répondit Silo ; mais Cruchette va venir.

Les cailloux semblaient rouges, tant le soleil ensanglantait les

yeux. La bruyère était sèche ; les clochettes bleues s’abattaient sur la

mousse brûlée. Il y avait un petit bois de chênes-nains, au bout de

la lande, et le cri des oiseaux y sonnait frais. Assis parmi les meules

pierreuses, Silo et Jambe-de-Laine, épuisés de chaleur, frappaient

mollement les cailloux de leurs masses de plomb.

— Eh ben, si t’avais été Joyeux, Petite-Jambe, dit Silo, t’aurais

crampsé sur la route ou au fond d’un trou. Hardi, la gradaille va

rappliquer ; t’as des bras de lait, pauvre petit homme. Tiens, j’te vas

éclater ton fade d’cailloux. Gare, j’pique au tas.

— J’ai mal, dit Jambe-de-Laine, soulevant à peine sa tête pâle.

— Va donc, soldat, reprit Silo, est-ce qu’on meurt dans les

champs de pierres ? Voilà Cruchette ; n’y a pas de fouant ; tout est

franc comme l’or ; nous allons boire, enfi n !

Derrière les monceaux de cailloux parut la fi gure craintive d’une

fi lle brune ; elle guetta les alentours, s’essuya les joues et apporta

une cruche à l’ombre de la meule où travaillaient Silo et Jambe-

de-Laine.

— Cruchette, Cruchette, dit Silo, mon copain est malade.

Donne-lui un coup d’eau fraîche ; c’est un bon garçon, il a de la

peine. Je vas vous laisser ; si le sergent vient, défi lez-vous par le fossé :

moi je vas refaire le manche à ma masse.

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Le Roi au masque d’or

Cruchette se glissa timidement jusqu’aux pierres. Le bourgeron

levé sur le pot, Jambe-de-Laine y but longtemps ; puis il regarda les

yeux de la fi lle. « Et c’est tout ? » dit-il.

— Comme tu voudras, répondit Cruchette.

On ne les surveillait pas beaucoup. Les sergents passaient toutes

les heures, sachant que les hommes punis de prison préfèrent le

travail de cailloux au peloton de chasse. De l’appel du matin à

l’appel du soir, le calot baissé sur les yeux, ils maniaient la masse de

plomb et rentraient dans la prison pendant la nuit. Silo ayant servi

en Afrique, connaissait les compagnies où l’on peine sous le revolver.

Il avait la fi gure osseuse et tannée, des membres longs et l’œil féroce.

Jambe-de-Laine venait on ne sait d’où. Il était faible, paresseux et

lâche. Mais son sourire était tendre, ses yeux pleins de charme et sa

démarche très nonchalante.

Silo et Jambe-de-Laine devinrent comme deux frères. L’ancien,

qui avait sué dans des trous au pays du soleil, eut pour le jeune une

grande sollicitude. D’ordinaire il doublait son travail en cassant les

pierres de Jambe-de-Laine. Et lorsque celle qu’ils avaient appelée

Cruchette apparaissait, vers le milieu du jour, Silo la menait vers

« le petit frère qui avait les foies blancs ».

— Tiens Cruchette, disait-il — et, crachant de côté : « Petit, voilà

de quoi boire, passe ta peine. »

Et d’où venait Cruchette ? Comme un papillon qui vole autour

d’une chandelle, cette fi lle à la cruche errait parmi les prisonniers.

Elle leur tendait le pot et la bouche ; elle ne parlait presque pas, et

pleurait avec les plus jeunes. Quelquefois elle avait des genêts dans

les cheveux, les mains terreuses, les seins parfumés de foin. Si elle

se sentait les joues rouges, elle les appuyait au ventre brun de sa

cruche pour les pâlir. Elle paraissait aimer son pays et ses landes

pierreuses.

— Cruchette, lui dit Jambe-de-Laine, étendu dans le fossé, une

main derrière la tête, ce n’est pas une vie. J’ai encore quarante jours

à tirer. Veux-tu nous en aller ?

Cruchette le regarda avec de grands yeux.

— Oui, reprit Jambe-de-Laine, on en a parlé déjà avec Silo. La

mer n’est pas loin et ça le connaît. Il y a une crique par là. On

démarrera un canot. Nous irons en Angleterre. Sur les quais de

là-bas, on trouvera bien à s’embaucher. J’apprendrai le métier. Ça

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Marcel Schwob

nous mènera dans les Indes où les hommes sont couleur de cuivre.

Si nous avons de la chance, nous irons dans leurs montagnes qui

sont pleines d’or et nous ferons ce que nous voudrons.

Cruchette secoua la tête. Deux gouttelettes transparentes coulè-

rent sur ses joues. Jambe-de-Laine lui caressa les cheveux. « Laisse-

moi pleurer, dit-elle ; ça me fera du bien. Comment veux-tu que

j’aille ? Mes pieds sont nus. On me chassera de tous les bateaux. Je

ne sais pas ce que c’est que les Indes ; ici j’aime mes fl eurs jaunes

et mes hommes qui travaillent dans les cailloux, et je leur donne à

boire. Mais tu ne t’en iras pas, petit ami ? »

Jambe-de-Laine haussa les épaules.

L’heure chaude passait. Silo siffl a doucement, pour avertir que

le sergent arrivait. Tous deux, accroupis, soulevèrent la masse et

l’abattirent avec un roulement de pierres. Puis les ombres s’allon-

gèrent. On entendit des voix. Au commandement, des hommes

en bourgerons se levèrent, et vinrent en fi le déposer aux pieds du

chef d’escouade leurs marteaux de plomb. Puis se forma la colonne

par quatre, pour entrer au quartier. On ne fi t pas l’appel avant de

remettre les soldats en prison où les gamelles pleines étaient rangées

sur les bat-fl ancs. Mais le soir, quand le commandant de poste,

lanterne au poing, compta ses prisonniers dans la salle dallée, il lui

manquait deux hommes : Jambe-de-Laine et Silo.

Ils avaient roulé leurs bourgerons et leurs calots sous les pierres.

Nu-tête, la chemise ouverte, ils suivaient la lisière de la route vers

la mer. La brise de la nuit souffl ait. Jambe-de-Laine marchait plus

lentement :

— Allons, dit Silo, t’es plus dans la peine, mon gars ; t’as des

plumes aux pattes, comme les chouans qui volent le soir.

L’air était salé. Ils ne dirent plus rien, tandis que leurs godillots

faisaient crier la terre sèche. Les haies blanches de brume noircis-

saient derrière eux. À l’horizon des moulins à vent sombres faisaient

tourner leurs ailes encore un peu rougies de soleil.

— Et Cruchette ? dit Silo tout à coup. — Va donc — nous en

retrouverons, dans les Indes, des Cruchettes avec des yeux doux.

Mais mon gars, maintenant t’es plus dans la peine, y aura part à

deux. Jambe-de-Laine ne répondit pas. Il était las, peut-être. La

lande s’abaissait, grise, vers la mer ; on entendait les lames qui

brisaient. Par le sentier de ronde, Silo mena son camarade à la

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Le Roi au masque d’or

petite crique où une barque, rames rentrées, était couchée, sur le

sable. Comme ils s’approchaient, de l’intérieur de la barque surgit

une forme féminine :

— Je m’en vas avec vous, dit-elle en riant à travers ses pleurs.

— Cruchette, dit Jambe-de-Laine, viens-nous-en ! Cruchette

est venue !

— Pour moi, mon gars, répondit Silo d’une voix profonde.

— Pour moi, mon vieux, cria Jambe-de-Laine.

— Dis donc, on n’est plus sur les cailloux, ici.

— On fait ce qu’on veut ; j’ai plus besoin de toi.

— Cruchette, dit Silo.

— Cruchette, dit Jambe-de-Laine.

Et elle courut entre eux deux : car l’un en face de l’autre, près de

la barque et du fl ot qui tremblait, à la lueur de la lune montante, ils

avaient tiré leurs couteaux blancs.