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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1975 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 11 avr. 2020 17:08 Criminologie La famille et la délinquance dans trois sphères culturelles Emerson Douyon Délinquance juvénile au Québec Volume 8, numéro 1-2, 1975 URI : https://id.erudit.org/iderudit/017039ar DOI : https://doi.org/10.7202/017039ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0316-0041 (imprimé) 1492-1367 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Douyon, E. (1975). La famille et la délinquance dans trois sphères culturelles. Criminologie, 8 (1-2), 85–99. https://doi.org/10.7202/017039ar

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1975 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 11 avr. 2020 17:08

Criminologie

La famille et la délinquance dans trois sphères culturellesEmerson Douyon

Délinquance juvénile au QuébecVolume 8, numéro 1-2, 1975

URI : https://id.erudit.org/iderudit/017039arDOI : https://doi.org/10.7202/017039ar

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Éditeur(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0316-0041 (imprimé)1492-1367 (numérique)

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Citer cet articleDouyon, E. (1975). La famille et la délinquance dans trois sphères culturelles.Criminologie, 8 (1-2), 85–99. https://doi.org/10.7202/017039ar

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LA FAMILLE ET LA DÉLINQUANCEDANS TROIS SPHÈRES CULTURELLES

Emerson Douyon

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INTRODUCTION

La famille est un système complet. Elle comprend une anato-mie (cellules, sous-groupes, satellites, structure hiérarchique dupouvoir), une physologie (moyens de communications avec si-gnaux, codes, symboles, langage verbal ou gestuel), une psycho-pathologie (mécanismes de défense, modes de neutralisation desconflits, symptômes et pathogénie). Il existe aussi une forme dethérapie appropriée au cas de la famille.

Selon Cattell (1950), on peut compter jusqu'à quatorze typesde relations fondamentales dans la famille. Si nous y ajoutonsles différentes modalités secondaires qui relient entre eux lesmembres, nous pouvons nous faire une idée approximative de larichesse des interactions au sein de la famille. Tout individu estle produit final de ce réseau relationnel diffus et complexe.

Lieu privilégié de rencontre entre le domaine du personnelet celui du socio-culturel, la famille initie à l'apprentissage et à lapratique de valeurs essentielles tels la tolérance à la frustration,l'identité personnelle, le sens de la propriété, de la solidarité, dela hiérarchie. D'un nourrisson polymorphe et asocial, elle en faitun « candidat à l'humanité ». Pour que la famille joue pleinementson rôle d'agent socialisateur et de matrice d'identification, il estimpératif qu'elle forme un cadre de référence stable et une sourcede sécurité pour l'enfant.

Au mythe de la famille unie fonctionnant comme un blocsans fissures, Jules Renard a opposé dans « Poil de Carotte > uneimage sensiblement plus réaliste à certains égards pour un crimi-

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nologue. La famille serait plutôt cette « réunion forcée, sous lemême toit, de quelques personnes qui ne peuvent pas se sentir ».(cité par Porot 1963). D'un foyer irradiant l'amour elle peut setransformer en un « nœud de vipères •» ou en une structure alié-natrice d'invalidation. Dans ce cas la famille, loin d'engendrer unsentiment d'appartenance et une image consistante de soi, diffuseplutôt une impression obsédante d'aliénation. Vie de famille ouavenue royale vers la déviance, telle est la problématique.

A. ÉVOLUTION OU CRISEDE LA FAMILLE OCCIDENTALE

La famille, selon Philippe Ariès (1962, 1969) était autre-fois une grande communauté intégrée, sans clivage marqué entreles adultes et les jeunes. Au cours de l'histoire, l'écart entre lesparents et les enfants s'est considérablement élargi au point decréer ces « classes d'âges » qui souffrent de plus en plus d'unsentiment d'aliénation au sein de la structure familiale.

D'autre part, l'emprise de la famille sur la quotidienneté del'existence semble relativement récente. L'intervention de la famillejadis limitée aux périodes de crise interne devient davantage géné-ralisée. Depuis la deuxième moitié du dix-huitième siècle, la famillese fait envahissante et annexe de nouveaux domaines dans lasociété capitaliste occidentale.

Où conduire cette évolution ? Les plus pessimistes commeDavid Cooper (1972) pensent que c'est une structure appelée àdisparaître et à être remplacée par d'autres « structures d'éle-vage », comme les Kibboutz en Israël ou les nouvelles « commu-nautés » en Occident. On cherche de plus en plus des alternativesà la famille nucléaire patricentrique. On veut renoncer à « féti-chiser la consanguinité » selon le mot de Cooper. Ce qu'on repro-che essentiellement à la famille traditionnelle de l'occident, c'estd'être le prototype des institutions totalitaires. Au lieu que cesoit la Société qui agit sur la famille, c'est plutôt l'organisationfamiliale qui tend à se reproduire aux différents niveaux de lastructure sociale, tels les écoles, l'université, le monde du travail.

On a coutume de dresser un parallèle entre l'aliénation men-tale, l'aliénation familiale et l'aliénation sociale. Et on pense quec'est la famille qui est à la source de ces trois formes d'aliénation.On met en particulier l'accent sur l'aspect endoctrinement de lafamille. Celle-ci est un « système colloïdal » qui étouffe à ce

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point l'autonomie, l'initiative, la créativité et la spontanéité, quedès la fin de l'enfance, l'individu y atteint un point de stagnation(Cooper 1972). Au lieu de se développer selon sa ligne à lui,celui-ci se trouve enfermé dans un certain nombre de rôles selondes scénarios fixés à l'avance.

Dans cette même perspective, Ronald Laing (1972) a insti-tué une sévère critique de la politique de la famille. Celle-ci luiapparaît en effet comme une suite de drames qui tendent à repro-duire des situations passées. Telle structure qui a prévalu dansla famille d'origine vise à se répéter dans la famille élective. Ainsiva le processus sur plusieurs générations. D'où un « échafau-dage tubulaire répété à l'infini » (Hochmann, 1971). Sous pré-texte que le fils tient du père qui ressemble au grand-père lequelétait tout le portrait de l'arrière grand-père, on projette sur lesjeunes de vieux rôles déjà assumés par des morts. Et progres-sivement chacun se trouve pris dans un nœud dont il parvientdifficilement à se dégager.

B. LE RÔLE CRIMINOGÈNE DE LA FAMILLE

La famille peut être perturbée dans sa structure ou dansson fonctionnement. Les vicissitudes de la vie familiale hypo-thèquent alors l'évolution affective de l'enfant. Entre la famille etle déviant, il existe une relation dialectique. Nous allons d'abordexpliciter cette relation dans le cas de la délinquance et en réfé-rence au contexte Occidental et Québécois, (Garigue, 1970).

D'un point de vue structural, les recherches sur le rôle cri-minogène de la famille fournissent des résultats apparemment con-tradictoires. Le rapport classique des Glueck (1968) sur les fa-milles des délinquants en Amérique du Nord indique dans quatre-vingt-dix pour cent des cas étudiés la présence de valeurs déviantesau sein de ces familles. Les délinquants proviennent aussi deuxfois plus souvent de familles dissociées que les non-délinquants.

La question de la dissociation familiale a été particulière-ment soulignée dans la genèse de la délinquance. La rupture desliens familiaux causée par la mort, l'abandon, le divorce ou uneforme quelconque de carence parentale, outre qu'elle provoqueun effondrement de la structure d'autorité et des cadres de réfé-rence, peut également orienter vers la recherche de contact avecles agents criminogènes du milieu. La conduite délictuelle peut seprésenter alors comme un exutoire aux tensions familiales.

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Toutefois d'autres enquêtes comme celles de Christie, deNye et Short (voir Muchielli, 1968), affirment respectivement soitque la majorité des délinquants viennent de familles normalementconstituées, soit que ces familles gardent leur unité malgré leurs« dissensions » cachées. La désintégration familiale ouverte, pu-blique, consacrée par le divorce par exemple, ne serait pas directe-ment en cause dans le développement d'une personnalité disso-ciale.

À cet égard, il faut citer le témoignage autorisé de LouiseDespert (1957) qui a dressé le tableau clinique des « enfants dudivorce ». On y retrouve parmi les symptômes le sentiment deculpabilité, la réaction d'apathie, les difficultés scolaires, la régres-sion émotionnelle, le refuge dans la maladie, les délits de com-pensation affective tels que fugue, prostitution, vol.

Le « divorce émotionnel » qui a précédé la rupture légaleserait le principal facteur de trouble. Car souvent un divorcelégal peut jouer un rôle libérateur quant à une tension devenueinsupportable pour les enfants. Le divorce n'exerce son effet dis-solvant que lorsqu'il y a absence totale de compensation commedans le cas d'un placement institutionnel. L'enfant peut alors sepercevoir comme « un être de trop ». Le divorce devient un alibipour rationaliser les échecs et les troubles d'adaptation.

Il est possible cependant que les perturbations attribuées audivorce aient été la conséquence des réactions sociales d'autrefois.Puisque le divorce devient une institution normale au même titreque le mariage dans notre société, son acceptation par des secteursde plus en plus étendus de la population en diminue « l'impact »sur la personnalité des enfants. C'est à la lumière de toutes cesconsidérations qu'il faut réévaluer les apparentes contradictionsdes enquêtes statistiques et des rapports cliniques sur le rôle dela dissociation familiale dans la genèse de la délinquance.

Si l'on se place maintenant dans une perspective fonction-nelle pour expliquer les rapports entre la famille et la délinquance,on comprend mieux pourquoi la famille de type occidental estsource d'aliénation et de déviance.

Ce qu'il faut d'abord retenir de cette structure, c'est que lafamille constitue un milieu ambigu. La meilleure illustration dece fait est celle du « dessin de la famille ». On sait que le dessinenfantin n'est pas une copie ou une reproduction pure et simplede la réalité, mais la projection d'un modèle intérieur. Or lors-

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qu'on demande aux frères et sœurs de représenter la famille,chacun projette son image intériorisée de la famille. Cette « struc-ture fantasmatique » peut être une fleur, une tombe, une prisonou un château, selon Laing (1972).

On voit donc qu'à côté de la famille objective, réelle, telleque perçue par les autres, il y a la famille subjective ou ce grou-pement intériorisé, tel que saisi et interprété par celui qui y avécu. Dès lors ce n'est pas tant l'aspect objectif de la familleque certaines attitudes des parents telles que senties par l'enfantqu'il convient de retenir dans une explication causale de la délin-quance.

Ces attitudes peuvent s'articuler autour de deux conceptsde base, qui nous paraissent particulièrement éclairants pour com-prendre les relations entre la famille et la délinquance.

Le premier de ces concepts est celui du « postulat fusion-nel » qui gouverne le fonctionnement familial pathologique. Cepostulat tel que défini par Jacques Hochmann (1971) énonce que« nous, membres de la famille, sommes tous identiques, pensons,sentons de même et sommes parfaitement transparents les unsaux autres ».

Le postulat fusionnel pose la famille comme une unité sym-biotique où il est interdit à un membre de se différencier del'ensemble. La famille est un bloc qui doit s'efforcer de masquerses lézardes. En dépit des apparences contraires, elle doit fonc-tionner comme un mécanisme d'uniformisation et de « confor-misation ».

Un exemple de ce postulat est la personnification des rôles.« La mère personnifie en l'un de ses enfants une partie d'elle-même, lui fait jouer un des rôles de son théâtre intime », ditHochmann (1971, p. 168). Elle souhaite que chacun soit le pro-longement des autres. Si tous les enfants étaient pareils et réali-saient les désirs ou idéaux des parents, ce serait tellement plusfacile !

La délinquance figure une révolte contre cette tendancefusionnelle de la famille. Elle représente une tentative pour sedifférencier ou pour sortir de la confusion. Comme l'exprimait sibien un jeune de Boscoville à qui l'on venait d'apprendre qu'unautre membre de la famille commence à tourner mal. « Un délin-quant dans la famille, c'est assez... Il veillera à ce qu'il n'y ait

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pas deux >. (Mailloux, 1972). Il veut à tout prix se différencierdes autres et n'entend nullement devenir à son tour un pôle defusion.

Le second concept auquel nous faisions allusion est celui del'« identité négative » ou du « mouton noir de la famille ». SelonNoël Mailloux (1972) au Québec, comme ailleurs en occident,les parents se font un portrait anticipé de l'enfant et de son iden-tité future.

Cette attente peut être négative, c'est-à-dire, caractérisée parun manque de confiance. L'enfant est sans cesse confronté à uneimage dévalorisante de lui-même qu'il est amené progressivementà intérioriser. Il devient peu à peu le méchant, l'incapable, lemouton noir de la famille.

Une telle image projetée par les parents et de plus en plusassumée par l'enfant est cause d'angoisse. Pour se défendre contrecette angoisse existentielle, le jeune aura tendance à répéter defaçon compulsive le comportement négatif attendu de lui.

L'identité négative sera diffusée plus tard aux autres milieux.À l'école l'enfant en retirera des bénéfices secondaires grâce àun début de réputation comme dur. Il se retire de la compétition,refusera de changer et aura tendance à interpréter tous ses échecsen fonction d'une constitution perverse précoce. Il deviendra lemauvais garçon exactement tel qu'on le lui avait souvent répété.« Çà fait cinq ans, me disait un adolescent, que ma mère meparlait du Mont-Saint-Antoine. Eh ! bien, aujourd'hui j'y suis...je n'aurais jamais imaginé qu'elle pourrait deviner si juste.

On peut suggérer à un enfant soit un idéal du moi négatif(Mon Dieu, ça commence mal ! J'espère que tu ne seras pas unvagabond), soit une conduite déviante (fais tes bagages et tâchede trouver mieux ailleurs). Beaucoup de vols et de fugues fontsuite à de pareilles interprétations ou invitations. Il arrive aussiqu'à l'occasion de la moindre faute, l'enfant se voit menacé d'unemauvaise fin comme son oncle, ou son cousin un tel qui jadis afait la honte de la famille. Comment peut-on espérer qu'un enfantfasse quelque chose de bon après qu'on lui a répété : tu n'es bonà rien. Par leurs pronostics optimistes ou pessimistes, les parentsconditionnent notre avenir. Comme l'a justement souligné un psy-chanalyste, nous devenons bons ou mauvais selon les fantasmesde nos parents à notre égard.

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Ronald Laing (1972) a systématisé ces différents schémasexplicatifs de la délinquance de la manière suivante. On peutamener quelqu'un à incarner ses projections. Il suffit, commedans l'hypnose, d'indiquer à l'enfant ce qu'il est et il prend placedans l'espace ainsi défini. On l'induit à être méchant en définis-sant comme méchant ce qu'il fait. « Les parents sont surpris parun enfant qui fait x quand il lui disent de faire y tout en luisuggérant qu'il est x » (Laing, 1972, p. 101). Cette inductionhypnotique conditionne l'apprentissage de la délinquance au seinde la famille.

C. FAMILLE, MODÈLES CULTURELS ET DÉVIANCE

Dans le développement de toute société, la famille a toujoursété considérée comme une modalité significative. Cependant il n'ya qu'en Occident où l'on entend parler d'une crise de la famille.Celle-ci serait responsable de toutes les formes d'aliénation et derévolte qui sont diffusées ensuite dans la société globale. LorsqueCooper (1972) prétend que nous n'avons besoin ni de mère, nide père, mais d'attention maternelle ou paternelle, il évoque sansdoute, par delà ce paradoxe apparent, la possibilité d'autres« structures d'élevage » qui compenseraient les ratages des fonc-tions parentales. À côté de la famille nucléaire, urbanisée, tech-niquement sophistiquée, compétitive, hiérarchisée, fondée sur lapuissance paternelle et la politique du mâle au détriment du « Droitde la mère », telle que la société québécoise nous en offre unéchantillon occidental parfait, il existe d'autres archétypes de lafamille comme dans certains pays socialistes et le Tiers-Monde.Nous nous limiterons aux modèles du Kibboutz Israélien et dulignage africain pour fins de comparaison.

D. LA COMMUNAUTÉ KIBBOUTZ

La communauté agricole Kibboutz est une expérience d'édu-cation de groupe en milieu naturel. D'origine allemande et d'inspi-ration socialiste, elle dérive d'un mouvement de révolte des jeunescontre l'autoritarisme de la famille bourgeoise occidentale.

Le Kibboutz postule le développement harmonieux de lacollectivité avant l'épanouissement de la personne. La famillen'est plus l'intermédiaire indispensable entre l'enfant et la société.Elle est remplacée par un ensemble relationnel plus large où le

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« groupe de pairs » joue dès les premières semaines de la vie lepremier rôle formateur et socialisateur assumé ailleurs par lecouple parental. La projection d'une génération sur l'autre setrouve neutralisée à cause de cette solution de continuité entre lesadultes et les jeunes.

L'éducation communautaire du Kibboutz est fondée sur unenouvelle éthique de la société. Ni compétition, ni propriété privée,ni niveau d'aspiration excédant les possibilités de l'être ou leslimites de l'avoir. Aucune orthodoxie religieuse, aucun exclusi-visme parental, mais égalitalisme absolu et liberté d'initiative. Lafamille traditionnelle ou monocellulaire à l'occidentale est boule-versée dans ses fondements essentiels.

À la famille unie s'est substituée la communauté unifiée.En vertu d'une délégation du pouvoir parental, le Kibboutz primele groupe qui passe avant les parents. Où sont les crises d'antan,nées de l'interaction entre les parents et l'enfant et qui selon Erick-son (1954) conditionnent le développement normal de la person-nalité ?

Ces crises existent mais s'expriment selon des modalités diffé-rentes. La mère garde un rôle indispensable pour l'allaitementnaturel. Ici se limite son importance. Dès le quatrième jour deleur naissance, les enfants vivent non dans une maison familialemais dans un foyer de groupe. Ce maternage est multiple. Plusde mère captatrice symbolisant le mythe du sacrifice sur l'autelde la famille.

À côté de la mère nourricière qui se retire progressivementpour devenir intermittente, prennent place les figures changeantesdes « metapelets > ou celles qui « prennent soin » des bébés etdes jeunes avec compétence. Les relations durables avec la mêmepersonne sont modifiées. La metapelet, la mère et le groupe despairs partagent respectivement les fonctions de dispenser les soinséducatifs, de combler les besoins affectifs et de fournir la sourcede sécurité. La mère n'étant plus accaparée par les soins phy-siques à donner et le souci des frustrations à infliger devient plusdisponible pour améliorer la qualité de sa présence.

Quant au père, il a perdu son piédestal traditionnel. Sapaternité devient une œuvre partagée. Il est symboliquement lepère de chaque enfant lequel est le fils du Kibboutz. Tous béné-ficient également de son aide, de sa protection et de sa présenceréconfortante. Au lieu d'être le rival craint et respecté, le bourreau

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familial ou le tyran domestique qui fait trembler femme et enfantssous sa double puissance mâle et paternelle comme l'archétypedu père occidental le suggère trop souvent, il est et demeure avanttout le premier et le plus expérimenté des camarades. Il ne s'im-pose à personne et ne domine personne.

Dans cette nouvelle conception de la parenté, le conceptd'autorité se trouve dilué. Le père ne personnifie plus la Loi oula Règle de manière exclusive et privilégiée. La Metapelet devientle « porteur de l'interdit » et la pression du groupe des pairs aplus de poids que la parole du père. Plus qu'aux parents, c'estau Kibboutz que le jeune s'identifie. Cette structure de la parentédevient le dépositaire des premières valeurs.

Les résultats de l'éducation communautaire au Kibboutzsont controversés. Comparée à la personnalité des jeunes qué-bécois, celle de l'enfant du Kibboutz peut apparaître plus maté-rialiste, plus prosaïque, moins démonstrative. Elle manque derelief et d'ouverture sur le monde extérieur. Le sens de l'intimitéet le goût de l'introspection lui font défaut. Comme l'enfant duKibboutz n'a jamais été seul, il est porté vers le groupe et l'actioncollective. C'est une personnalité très socialisée, mais dépourvuede mystère et de profondeur. Elle est uniformisée au niveau dela moyenne et ne frappe ni par ses déficiences ni par ses hyper-trophies.

Tous les observateurs de la vie au Kibboutz ont été frappéspar ce passif dans le bilan de leur évaluation. Par contre, tout enreconnaissant ce caractère de société hermétique peu ouverte auxinnovations qui caractérise le Kibboutz, certains spécialistes del'analyse de la conduite humaine, tels Bruno Bettelheim (1971),sont revenus enthousiasmés par cette expérience communautaire.L'enfant du Kibboutz serait un enfant heureux et bien adapté àla société égalitaire qui encadre ses expériences.

Le Kibboutz protège d'abord l'individu contre les effetsnégatifs du mauvais maternage ou du paternalisme excessif oudéficient de la famille occidentale. À la carence parentale par-tielle, elle supplée par un maternage diversifié dans un cadreunique, au sein d'un groupe permanent et stimulant. Puisqu'iln'y a ni attachement exclusif au couple parental, ni rivalité etambivalence en fonction du sexe des parents, l'œdipe et ses effetsdévastateurs sont neutralisés. Du même coup la rivalité frater-nelle et la lutte pour les faveurs et les privilèges, au sein de la

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famille occidentale, se trouvent éliminés. Le surmoi n'est plusindividuel, mais collectif. Le sentiment de culpabilité, qui procèdeailleurs d'un processus d'intériorisation des défenses parentales,ne renvoie ici qu'aux valeurs du groupe.

Comme ces valeurs sont en accord avec celles des parents,celles de l'École et celles du milieu, elles engendrent une cohé-rence interne du Moi. Aussi ne trouve-t-on à l'intérieur du Kib-boutz aucun type marqué de déviance, soit sous la forme de ma-ladie mentale, soit sous la forme d'une conduite délictuelle ou dedésengagement. Pour tous, la vie prend sens et valeur. Commechacun y retrouve sa vraie place, personne ne connaît de crised'identité, d'expérience d'aliénation, ni de penchant vers uneculture de retrait, une sous-culture ou une contre-culture.

Bref, le Kibboutz, contrairement aux prévisions les plus pessi-mistes, accélère le processus de développement dans certains deses aspects essentiels. Il suscite l'accès à une autonomie plusprécoce et installe la coopération là où étaient la contrainte, laconvoitise, le conflit et la compétition. Si cette expérience de viecommunautaire n'est pas créatrice d'originalité, elle demeure unematrice d'équilibre et de normalité.

E. LE GROUPE PARENTAL AFRICAIN

La communauté Kibboutz peut être comparée à divers pointsde vue à la famille africaine traditionnelle. Celle-ci, contrairementà la cellule familiale occidentale, ne se réduit pas au père, à lamère et aux enfants. L'unité de vie sociale n'est pas le groupe-ment domestique restreint mais le « clan » qui se subdivise en« lignages ». La parenté peut être patrilinéaire ou agnatique, ma-trilinéaire ou utérine.

Dans ces structures familiales, l'autorité n'est pas nécessaire-ment détenue par le père. Elle peut, selon le cas, ressortir à lafonction de l'oncle maternel ou du doyen d'âge dans la commu-nauté. De plus, la parenté africaine est dite classificatoire. SelonNicolas (1968), cette structure réfère au « principe » selon lequeltous les membres d'une génération, au sein d'un groupe déter-miné, sont considérés comme des frères ou des sœurs ». Unindividu peut posséder également plusieurs pères ou plusieurs fils.Cette parenté qui est à la fois cadre de résidence, unité politique,économique et religieuse est souvent modifiée par la polygamiequi y introduit d'autres modalités relationnelles.

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Henri CoUomb (1965) a souligné avec raison la puissancedu sentiment d'appartenance au groupe chez l'enfant africain.Dès sa naissance celui-ci est inséré dans un réseau relation-nel qui déborde largement le cadre de la famille, telle que nousla connaissons en Occident. D'abord en contact physique avecla mère de façon plus intime que l'enfant du Kibboutz, le jeuneafricain sera plus tard pris en charge par la fratrie et la « classed'âge » qui l'aideront à passer au travers de l'Oedipe avec infini-ment moins de difficultés que l'enfant de l'Occident. De plus,l'agressivité du jeune africain sera très tôt canalisée à travers unensemble de rites et de coutumes claniques qui auront pour fonc-tion de sécuriser l'individu et de le soumettre au contrôle dugroupe parental élargi.

Comme l'enfant du Kibboutz, le fils ou la fille du lignagen'auront jamais connu ni carence affective, ni solitude, ni rejetou abandon, ni aliénation ni crise d'identité. Son développementsera axé sur la solidarité et la fidélité au groupe. Dans les deuxcas, la délinquance est un faux problème. Tant que la commu-nauté de base reste intégrée et n'est pas contaminée par les formesd'aliénation introduites sous le couvert de l'urbanisation et dudéveloppement accéléré, elle sera exempte de ces multiples formesd'inadaption juvénile qui expliquent les périodiques remises enquestion de nos « structures d'élevage ».

CONCLUSION

La presse mondiale (voir, La Presse, 9 octobre 1974) arécemment fait écho au cas David. Il s'agit de cet enfant améri-cain, de trois ans, qui souffre d'une affection génétique rare. Nepouvant fabriquer les anticorps nécessaires à la défense de sonorganisme, il a été placé dès sa naissance dans un globe deplastique stérilisé relié à des pièces aseptisées. Or, cet enfant del'avis des spécialistes, s'est développé d'une façon heureuse etéquilibrée, en dépit de l'isolement intégral, des expériences cons-tantes de privation sensorielle et d'absence de contact physiqueavec sa mère. Son univers familial se réduit, depuis trois ans, àcette sphère de plastique.

Voilà remise en question toute notre vision de « l'épigé-nèse » ou du développement de la personnalité. Spitz (1968),Bowlby (1954) et Erickson (1954) ont bien montré l'influencede la stimulation sensorielle, affective et sociale sur les premières

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années de l'existence en vue d'un développement ultérieur sainet harmonieux. Même si le cas rapporté est unique dans lesannales de la médecine et des sciences humaines, il invite à desérieuses réflexions sur plusieurs points, en particulier sur le rôlede la famille dans l'évolution psychologique.

Ce rôle nous apparaît de plus en plus controversé à la suitedu rapport précité et de notre mise en relation de la famille et dela délinquance dans trois climats sociaux différents. Tout celaprouve qu'il existe d'autres modèles biologiques et sociaux dedéveloppement que ceux postulés par la psychanalyse ou dérivésde l'observation de la famille occidentale. L'essentiel est de mettretoute orthodoxie épistémologique entre parenthèses et de garderouverte notre perspective sur d'autres faits inexplorés, ou surd'autres valeurs à découvrir.

La « commune » chinoise elle aussi pourrait être citée com-me modèle d'organisation familiale et sociale. Elle non plus, aumême titre que la communauté Kibboutz ou le village africain,ne secrète pas la délinquance. Notre structure familiale, celle duQuébec, comme celle du monde occidental dans son ensemble,recèle au contraire un redoutable potentiel criminogène.

Faut-il souhaiter un réaménagement dans notre mode « grou-pai » d'existence ? Notre structure familiale n'est pas parfaite,celle des autres non plus. Mais les effets de notre côté sont sidésastreux dans certains cas, qu'on peut commencer à regarderailleurs comment s'y prennent les autres. Surtout pas de placagemécanique d'une structure d'ensemble sur une autre mais adap-tation réciproque et nécessaire réajustement, telle devrait être larègle. On envie peut-être notre productivité, notre rythme de vie,notre élan vers la liberté, l'« expansivité » de notre personnalité.Nous envions certainement leur sagesse, leur sérénité, leur con-trôle, et surtout leur modèle d'équilibre et d'adaptation.

Page 15: La famille et la délinquance dans trois sphères culturelles · David Cooper (1972) ... Dans cette même perspective, Ronald Laing (1972) a insti-tué une sévère critique de la

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