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LES LIVRES POUR ENFANTS EN ESPAGNE... MAIS PAS TOUT À FAIT EN ESPAGNOL par Teresa Duran * Pour les Français, accoutumés à un centralisme linguistique et éditorial encore très timidement battu en brèche, la première surprise offerte par les livres d'Espagne, c'est la vitalité des différentes langues et le nombre des éditions régionales. Teresa Duran, s'appuyant sur l'analyse historique et les métamorphoses culturelles d'aujourd'hui, explique les raisons de cette situation si originale et en évoque les principaux effets. E ntrons tout de suite dans le vif du sujet : le livre pour enfants en Espagne n'est pas, aujourd'hui, un genre de livres écrit, édité ou lu en espagnol seulement. Il faut considérer non seulement ce qui est écrit, édité et lu en castillan, (avec un tirage moyen de 3 000 à 8 000 exemplaires, et un public lec- teur qui comprend l'Espagne et aussi l'Amé- rique latine) mais aussi la présence émergente et croissante de ce qui est écrit, édité et lu en galicien, basque, ou catalan, (avec un tirage moyen par titre de 1 500 à 3 000 exemplaires et un public de jeunes et d'enfants qui, globa- lement a voisine les deux millions de lecteurs, tous dans le territoire de l'Etat espagnol). Qu'est-ce que c'est cette histoire ? Vous êtes en train de me raconter des blagues ! Mais pas du tout, monsieur ! Et alors ? Et alors ça dépend de ce que vous entendez par « espagnol »... Si le terme « espagnol » vous renvoie à une langue, alors il s'agit d'une édition pour enfants qui a des auteurs, des illustrateurs, des éditeurs, des lecteurs, etc. en castillan. Mais si, en disant « espagnol », vous voulez dire une carte d'identité ou un passeport qui délimite des frontières dans une carte en couleurs, alors, là !... Là c'est plus compliqué, parce que cette carte d'identité peut masquer diffé- rentes nationalités : notamment les Basques, les Catalans, les Galiciens, les Asturiens, les Valenciens, les Majorquins, les Canariens, les Asturiens, les... * Teresa Duran est spécialiste du livre pour enfants : enseignante, critique, écrivain, illustratrice... N°192 AVRIL 2000/67

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LES LIVRES POUR ENFANTSEN ESPAGNE...

MAIS PAS TOUT À FAITEN ESPAGNOL

par Teresa Duran *

Pour les Français, accoutumés à un centralisme linguistiqueet éditorial encore très timidement battu en brèche,

la première surprise offerte par les livres d'Espagne, c'est la vitalitédes différentes langues et le nombre des éditions régionales.

Teresa Duran, s'appuyant sur l'analyse historiqueet les métamorphoses culturelles d'aujourd'hui, explique les raisons

de cette situation si originale et en évoque les principaux effets.

E ntrons tout de suite dans le vif du sujet :le livre pour enfants en Espagne n'est

pas, aujourd'hui, un genre de livres écrit,édité ou lu en espagnol seulement. Il fautconsidérer non seulement ce qui est écrit,édité et lu en castillan, (avec un tirage moyende 3 000 à 8 000 exemplaires, et un public lec-teur qui comprend l'Espagne et aussi l'Amé-rique latine) mais aussi la présence émergenteet croissante de ce qui est écrit, édité et lu engalicien, basque, ou catalan, (avec un tiragemoyen par titre de 1 500 à 3 000 exemplaireset un public de jeunes et d'enfants qui, globa-lement a voisine les deux millions de lecteurs,tous dans le territoire de l'Etat espagnol).Qu'est-ce que c'est cette histoire ? Vous êtesen train de me raconter des blagues !

Mais pas du tout, monsieur !Et alors ?Et alors ça dépend de ce que vous entendezpar « espagnol »... Si le terme « espagnol »vous renvoie à une langue, alors il s'agitd 'une édition pour enfants qui a desauteurs, des illustrateurs, des éditeurs, deslecteurs, etc. en castillan. Mais si, en disant« espagnol », vous voulez dire une carted'identité ou un passeport qui délimite desfrontières dans une carte en couleurs, alors,là !... Là c'est plus compliqué, parce quecette carte d'identité peut masquer diffé-rentes nationalités : notamment les Basques,les Catalans, les Galiciens, les Asturiens, lesValenciens, les Majorquins, les Canariens,les Asturiens, les...

* Teresa Duran est spécialiste du livre pour enfants : enseignante, critique, écrivain, illustratrice...

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' AFRIQUE

Oh, la là ! Vous m'embêtez, madame, avec cediscours nationaliste !Désolée, monsieur. A La Revue des livrespour enfants ils n'ont trouvé que moi pourvous parler de ce thème. Je vais essayer de lefaire avec un brin d'humour, mais, à votretour, essayez de me lire sans parti pris, s'ilvous plaît.D'ailleurs c'est un thème très délicat et trèscomplexe, fort difficile à exposer clairement,d'autant plus que je l'écris dans la langue deDescartes, et que les cartésiens peuvent s'yperdre. Essayons...Tout d'abord, pour bien entreprendre ladistinction entre espagnol comme langue etcomme territoire politique, il faudrait arri-ver à comprendre la distinction entre ce quiest logique et ce qui est réaliste. On paieraitfort pour que la logique et la réalité soient lamême chose ! Ce qui peut arriver, maisn'arrive pas toujours, et même qui n'arrivepas toujours partout, en même temps.D'accord ? Alors, on y va !

On y va, à petits pas, dans la main de MadameHistoire. Madame Histoire est une dame quin'est jamais pressée, je dirais même qu'elle estpresque toujours en retard. Donc, MadameHistoire, si elle se trouvait devant vous, vousexpliquerait qu'aujourd'hui l'Espagne - levaste territoire que vous avez au sud desPyrénées, et qui a la forme d'une peau de tau-reau dans les cartes géographiques - est unEtat assez décentralisé, dont les compétencespolitiques, et par conséquent culturelles etéducatives, sont divisées entre dix-sept com-munautés autonomes. Certaines de ces auto-nomies portent, fièrement, et à juste titre, lenom de « communautés historiques ». Pour-quoi ? (et c'est ici que Madame Histoire sou-rit). Parce que, précisément, elles ont une his-toire propre, donc un passé commun, bâtiautour d'une langue, d'un territoire quiimplique de gérer les ressources économiqueset sociales, d'une organisation avec ses gloireset ses misères, d'usages et de droits, qui peu-vent, ou bien n'avoir jamais été abolis, ou

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bien avoir été rétablis après la dictature dugénéral Franco. Cette langue, ces droits, cesusages sont tellement vivants et dynamiquesqu'à présent, certains partis politiques envi-sagent même une Espagne organisée commeun Etat fédéral, mais ça, c'est MonsieurFutur qui le dira et pas Madame Histoire quiest toujours penchée sur le passé.En bonne logique Madame Histoire vousdemanderait de reculer jusqu'avant l'èremoderne, quand les communautés auto-nomes de l'Espagne étaient des royaumes. Ily a peu de chances pour que vous ayez étu-dié l'histoire d'Espagne au XVe siècle,quand Isabelle la catholique de Castille etFerdinand d'Aragon se sont unis en mariage.Leurs descendants ont hérité de la totalitédu territoire péninsulaire, mais - et ça nes'écrit pas souvent dans les livres étrangersni dans les scénarios cinématographiques desfilms sur la conquête des Amériques - àcondition de respecter les lois, les langues etles usages des différents royaumes. Ça a étéainsi jusqu'à la fin de la dynastie des Habs-bourgs et ce n'est qu'avec l'avènement desBourbons, en 1715, que la plupart de cesdroits ont été abolis et que l'on a proclamé lecastillan comme unique langue officielle.Depuis lors, d'un point de vue légal, cas-tillan et espagnol pourraient devenir syno-nymes. Mais...

Mais quoi, encore ! - rouspétez vous.Mais vous oubliez, monsieur, qu'une chose estla loi et une autre chose la réalité. Il ne fautpas oublier que l'Espagne du XVIIIe sièclen'était pas une nation riche, ni cultivée. Peude gens apprenaient à lire ou à écrire, peu degens frémissaient d'espoir à la vue des mouve-ments et idées encyclopédistes qui avaientcours en France, peu de gens participaient àl'idéal de fraternité ou d'égalité de la Révolu-tion voisine. En revanche, beaucoup de gensvoyaient dans les réformes napoléoniennes unoutrage contre les traditions du pays. Des tra-ditions qui passaient de père en fils, de mère

en fille, oralement. Alors, on a claqué la porteau nez du frère de Napoléon, et on a continuédans le train-train d'un quotidien de plus enplus érodé par des guerres de succession. Cen'est qu'en 1857 que la loi, à nouveau, a dûrappeler qu'il y avait une langue officielle etqu'il fallait l'apprendre à l'école, parce quece n'est qu'en 1857 que l'école est devenueobligatoire. Et encore, quelle école !Comment trouver des maîtres qui sachentbien apprendre l'espagnol, s'ils sont cata-lans, ou basques, ou majorquins, s'ils sontmal payés et presque dépourvus d'instruc-tion ? Ma grand-mère, paysanne, née en1894 dans un petit village pas du tout perdudans les montagnes, mais à moins de 20 kmde Barcelone, se souvenait fort bien de samaîtresse qui, en espagnol, ne savait que lesprières, et elle se souvenait aussi des pitre-ries que les garçons du pays faisaient aupauvre maître castillan qui s'efforçait dedonner des cours dans une langue qui faisaitéclater de rire ses élèves dès le premier mot,puisqu'ils ne la comprenaient pas.Tout cela, monsieur, veut vous faire com-prendre que, entre ce qui est officiel et cequi est réel, dans un pays pauvre comme l'aété le mien, il peut y avoir un abîme. Et quela situation actuelle, quand on publie dansplus de quatre langues des livres pour lesenfants qui habitent dans l'ensemble del'Etat espagnol, n'est que le résultat d'unealphabétisation en castillan trop récente et,à cause de cela, assez superficielle du pointde vue social et générationnel. Tout cela,monsieur, veut vous faire comprendre aussique les langues d'un territoire peuvent fortbien coexister paisiblement tant que l'unesert pour ce qui est écrit, pour les « chosesofficielles » - le testament, les registres...que, d'ailleurs, on n'utilise pas chaque jour- et que l'autre, celle qui est parlée, sertpour communiquer, pour se raconter, pourse rencontrer plus loyalement que légale-ment. Mais cet état de choses change quand,

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dans la société contemporaine, l'écrit prendle dessus sur le parlé.En Espagne cette métamorphose a heu toutau long du XXe siècle, et elle se passe encrise, à travers deux dictatures militaires,une sanglante guerre civile et un phénomèned'immigrations internes dues à l'industriali-sation, plus accusé dans les années 60 quisont, précisément, les années de l'implanta-tion des mass média.Oh, la, la ! C'est peut-être trop mouvementépour des langues minoritaires !, nous ditMadame Histoire en se tenant la tête.Effrayée, elle se retire de la scène et laisse laplace à Madame Littérature, qui prend leflambeau du discours de cette façon.Si vous étiez écrivain, monsieur, vous aime-riez la langue, de la même façon qu'un bonartisan aime ses outils : la précision de lagrammaire - ses imprécisions et ses ambiva-lences aussi ! - ; la justesse presque arithmé-tique de l'orthographe ; la force expressivede la syntaxe ; les reflets nuancés des adjec-tifs, la couleur des modes ; les refrains frap-pants ; les trucs espiègles des onomatopées ;l'acuité des verbes... et, souvent, ce jeu decache-cache ou d'attrape-moi qui se produitquand on veut dire quelque chose et l'on nes'en sort pas. Vous l'aimeriez tellement cettelangue, monsieur, que vous seriez ravi de lamontrer aux autres, domptée, travaillée parvous. Vous la montreriez aux autres, dansune histoire ou un poème publiés en milliersd'exemplaires, parce que votre langue estaussi la leur, parce que vous en êtes l'héri-tier et que vous vous sentez le devoir de lapartager, de lui faire prendre aux quatrevents cet héritage fécondé par vous... Mais sion vous empêchait de publier, monsieur,alors, ça serait fichu, n'est-ce pas ? Si pen-dant dix, vingt, trente, ou même quaranteans, on vous empêchait de publier, ça seraitterrible, parce que, ou bien vous ne pourriezplus que la parler, votre langue, et alorsvous n'êtes plus un écrivain, ou bien vous

devriez vous réfugier sous le parapluie d'uneautre langue, plus majoritaire, plus officielle,plus large. Alors, vous découvririez que vosoutils résistent, que c'est peut-être bien,mais que ce n'est pas la même chose. C'estattirant, et cela peut même sonner juste,mais il y a des accords qui ne rendent pas,tout comme un violoniste qui jouerait dusaxophone parce que les instruments à cordesont interdits ou ne sont plus à la mode. Lalangue que vous aimez, monsieur, est pourquelque chose dans l'original, là où s'est pro-duit aisément, spontanément, fraîchement, lemiracle de l'empathie communicative entre letexte et les lecteurs.

Vous me comprenez très bien, monsieur,parce que vous êtes en train de me lire enfrançais et pas en anglais qui est,aujourd'hui, cette espèce de langue « passe-partout » qui sert à viser le public le pluslarge du globe. Or, si aujourd'hui un écrivainveut un grand public, il fera mieux d'écrireen anglais, c'est pratique, ça peut même lerendre riche, mais ça appauvrit énormémentsa langue et celle de ses amis, de sa famille, deson pays, qui voient ainsi son talent dévier àson plus grand profit, mais, hélas, aux dépensde sa langue d'origine, qui s'affaiblit si elleperd ses auteurs, ses lecteurs.Et c'est de ceux-ci que l'on doit s'entretenirmaintenant, monsieur - interrompt MadamePédagogie, si menue, mais si importante -.Tandis que pour un écrivain le dilemme estmoral - dû à un choix personnel ou à uneimposition politique -, le lecteur, pour lire, abesoin d'une seule chose, humble mais gran-diose : il a besoin d'apprendre. Et onapprend à lire à l'école. Dès qu'un enfant aappris la mécanique de l'alphabet, il peut, entoute logique, entreprendre la lecture den'importe quel texte, que ce soit le TractatusLogico-Philosoficus de Wittgenstein oul'annuaire téléphonique, mais il y a peu dechances qu'il y trouve un plaisir quel-conque. Si les mots ne lui disent rien, s'ils

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LUT

ill. Isidro Ferrer, eu couverture de la revue CLIJ, n°93,1997

n'appellent pas son émotion, ses joies, sesangoisses, ses désirs, son monde référentiel,ses rêves utopiques, ce n'est pas la peine deles déchiffrer. Et pas seulement les mots,monsieur, les images relient tout aussi lesenfants à leur entourage. Cette liaison, mon-sieur, est tout à fait fondamentale pour quel'action de lire devienne ce que l'on appellele plaisir de lire, plaisir qui en cache unautre, dont on parle moins, mais qui est toutaussi motivant et qui est le plaisir de savoir.Savoir c'est joli, monsieur, mais on ne saitque ce que l'on connaît et, pour donnerforme mentale à ce savoir, à ces connais-sances, on jouit d'un instrument précieux :le langage. Un langage qui se concrétise dèsl'aube de nos jours dans la langue maternelle.En résumé, monsieur, c'est à l'école que l'onapprend à lire : mais à lire quoi ?

En Espagne, l'école post-franquiste, les dif-férentes écoles des différentes autonomies,pédagogiquement renouvelées, se sont toutde suite interrogées : faut-il que les enfantsapprennent à lire avec el ingenioso hidalgoDore Quijote de la Mancha, gloire de la litté-rature universelle, ou vaut-il mieux qu'ilsapprennent à lire à partir de ce qui est à leurportée pour arriver demain, aisément, mon-tant de plaisir en plaisir, au sommet ?Oui, monsieur, l'école a joué un grand rôledans Féclosion de la littérature de jeunesse enEspagne, notamment depuis les années 70,quand la plupart des régions autonomes sesont tournées vers le modèle de la Catalognequi avait déjà abordé cette voie bien avant laguerre civile (entre 1906 et 1939 plus de 2 000titres pour enfants y ont été édités, et dans lesbibliothèques publiques on faisait une grande

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place au livre pour enfants), et qui a reprisavec audace l'édition pour la jeunesse dès quela dictature s'est assouplie à partir de 1962.Entre les années 70 et 80 les ikastolas basquesont été déterminantes pour faire jaillir une lit-térature qui compte aujourd'hui quelques-unsdes plus grands noms de tout l'Etat. Et onpourrait dire exactement la même chose de lafertile Galice, peut-être un peu plus tard, maisavec une grande force. Après l'avènement dela démocratie, les différents gouvernementsautonomes (qui ne sont pas tous de la mêmecouleur politique) ont mis le plus grand soin àrattraper le temps perdu, et c'est partout enEspagne, que ce soit dans les régions cas-tillanes, en Galice, Euskadi, ou les trois PaïsosCatalans - que les relations entre l'école et leslivres pour enfants ont été fécondes et trèsdynamiques. Cette relation passait à traversl'édition des manuels scolaires, très soucieuxd'enraciner l'enfant dans son entourage. Lesgrandes maisons d'édition pour enfants ont,en Espagne, deux branches qui se donnentsupport mutuel : le manuel scolaire et le livrelittéraire.

Voilà comment, monsieur, ces trois dames,Madame Histoire, Madame Littérature etMadame Pédagogie sont devenues les TroisGrâces marraines d'une littérature espagnoled'enfance et de jeunesse qui ne correspondpas, exactement, à une littérature en espagnol.Mais qui correspond, très exactement, à unelittérature d'un niveau qualitatif très digne,d'autant plus que cette qualité est le fruitd'une compétence dynamique et émergeante.Si mes paroles ne vous convainquent pas,monsieur, essayons de faire parler leschiffres : que dire de cette montée de la litté-rature pour les enfants et les jeunes basquesqui passe de 286 livres en 1979 à 2 785 en1994 dont 248 sont des premières éditions,606 des réimpressions et 1 931 des traduc-tions ? Que dire de ces 24 maisons d'éditionqui en Galice s'occupent de livres pourenfants et jeunes, avec un total - en 1998 - de

1 059 livres de fiction (75%) et 361 de non fic-tion, ce qui, puisque le tirage dépasse norma-lement les 2 500 exemplaires, permet d'esti-mer à trois millions et demi le total des livressur le marché ? Que dire devant ces 2 232titres en catalan édités en 1998 qui représen-tent un chiffre absolu de 6 220 402 livres surle marché, soit 18% de la production totale,et 15% du volume de ventes de tout l'Étatespagnol ? Un État où, la même année 1998,on a édité 5 439 livres pour enfants au total.A vous de faire la corrélation monsieur,puisque en toute logique, vous comprenezbien que ce bal de chiffres n'est pas possiblesans l'existence de jeunes lecteurs avides.Des livres et des lecteurs, ça se comprend :c'est une liaison assez évidente. Mais, commevous le savez, ils ont besoin de ces intermé-diaires que l'on appelle « prescripteurs ».C'est sûrement là qu'il y a un problème. Sil'on envisage le terme prescripteur (oh ! quec'est laid comme terme !) au sens le pluslarge, on peut y mettre les éditeurs, lesbibliothécaires, les centres de documenta-tion, les moyens de diffusion, les distribu-teurs, etc. : tout ce qui permettrait une infra-structure informative et logistique solide etpuissante, efficace pour toute l'effervescencedu livre d'enfance et de jeunesse en Espagne(et pour le livre pour adultes aussi !) et, sin-cèrement, je ne crois pas que ce soit réussi.En principe, chaque communauté a desréseaux de bibliothèques, des réseaux com-merciaux, des réseaux de presse et d'infor-mation ainsi que des réseaux scolairespropres (les uns plus compétents que lesautres, mais enfin...) ; on n'a cependant pasencore réussi à établir de liens équilibrésd'échange culturel, ou même d'échange com-mercial entre les communautés linguistiques.Les réseaux informatiques pourraient nous yaider, mais qui devrait les prendre encharge ? Voici quelques exemples pour don-ner une idée de la manière dont ça se passe.J'habite Barcelone, j'aime lire, je vais chez le

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libraire, j'y trouve des livres pour enfants encastillan bien sûr ; en catalan, bien sûr ; avecun peu de chance, des livres en majorquin eten valencien (puisque c'est du catalan aussi),mais pas du tout de livres en galicien ou enbasque. Si j'habite Madrid, je n'y trouve quedes livres en castillan. Si j'habite Bilbao, jepeux trouver du castillan et du basque, maispas de galicien ou de catalan, etc. Donc,avoir accès à ce qui se publie en Espagne ence moment, n'est pas facile.Je suis bibliothécaire à Valence, je donne lapréférence aux éditions locales, donc envalencien et en castillan, et peut-être aussien catalan et en majorquin, puisque c'estassez proche et que c'est bien édité. Jem'intéresse aussi à quelques titres en galicienpuisque c'est compréhensible et si je réussis àles trouver, il me faudrait quelques titres enarabe et en chinois pour les immigrés. Mais ily a peu de chances pour que je dépense monbudget avec des livres basques, parce quec'est une langue trop difficile que personne neconnaît à Valence. Avec tous les livres quej'ai, j'entreprends un guide bibliographique,

et là, c'est le galimatias, puisque je peux avoirla même histoire, en trois langues, chez deuxéditeurs, avec deux illustrateurs en mêmetemps. Heureusement qu'existe l'ISBN !Je suis professeur et je travaille dans un petitvillage andalou où il n'y a pas de bibliothèqueet même pas de librairie. Je suis donc trèsconscient de l'importance qu'ont les quelqueslivres que mes élèves vont pouvoir lire àl'école. En plus des facilités et des lots quem'offre ma communauté, je profite de la visitedes vendeurs de manuels scolaires pour leurdemander quelques titres de leurs fonds. Ilssont en castillan, bien sûr. Je ne fais pas dechichis pour les autres langues, en tout cas, siparmi ce qui m'est envoyé il y a quelques tra-ductions du catalan, galicien ou basque oucastillan, tant mieux.

Je suis écrivain à Santiago. J'écris en gali-cien. J'apporte mon original chez l'éditeur.Il le trouve magnifique (il faut toujours êtreoptimiste !). Cas numéro un : il publie montexte broché à cause du tirage, avec des illus-trations en noir et blanc, puisque toute lacollection est comme ça. Le livre obtient unsuccès local et, quelque temps après, est tra-duit en castillan ou en d'autres langues. Casnuméro deux : l'éditeur me dit qu'il seraitbien de faire illustrer mon texte par telleillustratrice basque, mais que, pour qu'ellenuance bien l'histoire, il faudrait une toutesimple traduction en castillan, en vis-à-vis,pour qu'elle comprenne. Je le fais. Çamarche, c'est un succès presque local quipeut avoir la même suite que dans le casnuméro un. Cas numéro trois : mon éditeurfait partie d'une grande entreprise implan-tée dans tout le pays qui a construit soncapital avec des manuels scolaires. Cettegrande entreprise a créé des filiales d'éditiondans les quatre langues de l'État. Donc, monéditeur est la patron d'une de ces filiales. Ilprend mon original, il le défend devant sescollègues à l'occasion des réunions d'entre-prise et ils décident de co-éditer le livre

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presque en même temps (on laisse parexemple une marge de six mois à l'édition enlangue originale pour que l'édition castillanen'efface pas l'édition en galicien). Ils choisis-sent l'illustrateur et les trois traducteurs etils publient ce livre avec de grands moyens.Ça marche et c'est un succès partout. Jedeviens célèbre, et l'on me décerne le prixnational. Ole ! (Tant que l'on y est, il fautsouligner quelles capacités de dosage, d'équi-libre diplomatique il faut pour composer unjury littéraire espagnol : ses membres doiventêtre aussi polyglottes que possible, le membrebasque du jury s'efforçant de convaincre lesautres de la qualité des livres en euskera).Je suis un spécialiste et j'habite Madrid. Ilm'est assez facile d'avoir des informations surle livre de jeunesse en castillan. Mais je neréussis pas aussi facilement à avoir accès àl'information statistique ou culturelle sur cequi se fait dans d'autres langues si je n'ai pasde correspondants privés ou d'abonnementaux revues spécialisées, comme CLIJ - plusgénérale que locale, Peonza - Cantabria -,Fada Morgana - pour ce qui est galicien et quin'oublie pas le reste -, les bulletins du collectifbasque Galzagorri ou le bulletin des bibliothé-caires navarrois TK - pour ce qui est basque -,Faristol - pour ce qui est catalan -, quiessaient, avec peu de moyens, de m'informer.Or, pour croiser ces informations, puisqueces revues ne se complètent pas et qu'ellesont des dates de parution différentes, il m'estfort difficile de me faire une idée globale dece qui se passe dans le territoire espagnol, etd'en tirer des conclusions fiables pour mesétudes. Le ministère de la Culture (toujoursavec cet affreux ton condescendant pour cequi concerne la culture d'enfance) m'appellesouvent, mais, pour certaines demandes, jedois passer le relais à mes collègues catalansou galiciens. Je rêve, avec eux, d'un énormecentre de documentation et d'informationbien pourvu ou, mieux encore, d'un réseaude centres de documentation et d'informa-

tion (pas seulement on Une) où je trouveraistout, où j'aurais, toucherais et verrais tout,du plus ancien au plus moderne, du plusprospectif au plus analytique, avec du per-sonnel spécialisé aussi efficace que celui,aussi privé que moi, de la FundacionGermân Sânchez Ruipérez - qui d'ailleurs,se trouve seulement à Salamanque.Tout cela demande, à tous, une énergie, unargent et un temps fou. Mais, somme toute,ce sont le temps et l'obligation de répondreavec une énergie créatrice renouvelée auxdéfis d'une réalité complexe, certes, maisoptimiste, qui ont donné naissance à cetterosé des vents que forment les quatre languesde la littérature espagnole actuelle. Et, sou-venez-vous : « c'est le temps que tu as perdupour ta rosé qui fait ta rosé si importante ».Notre rosé à nous, cette rosé littéraire desquatre vents linguistiques, est peut-êtreunique au monde, puisque c'est elle que l'ona arrosée. Puisque c'est elle qu'on a misesous globe, puisque c'est elle qu'on a abritée.Puisque c'est elle dont on a tué les chenilles.Puisque c'est elle qu'on a écoutée seplaindre, ou se vanter, ou même quelquefoisse taire. Puisque c'est notre rosé, et que, entant qu'Européens, c'est aussi la vôtre.Pour elle, maintenant, monsieur, s'il vousplaît... dessinez-lui un mouton ! I

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