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Université de Rouen UFR des Sciences de l’Homme et de la Société De la consommation à la reconquête de l’estime de soi Mémoire de Master 1 de sciences de l’éducation Septembre 2010 Mémoire présenté par : GOT Anabelle Mémoire dirigé par : BONCOURT Martine

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Université de Rouen UFR des Sciences de l’Homme et de la Société

De la consommation à la reconquête de l’estime de soi

Mémoire de Master 1 de sciences de l’éducation Septembre 2010

Mémoire présenté par : GOT Anabelle Mémoire dirigé par : BONCOURT Martine

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION p 1

Ière Partie : La société de consommation et ses fonctions p 3

I/ L’évolution de la société de consommation p 4

I-1/ La naissance des marchés de masse p 4

I-2/ La consommation de masse p 5

I-3/ L’hyperconsommation p 6

I-4/ Les différentes approches de la consommation p 8

II/ Les fonctions de la consommation p 9

II-1/ La fonction sociale de la consommation p 9

II-2/ La fonction de la consommation dans la construction identitaire p 13

II-3/ La fonction hédonique de la consommation p 15

II-4/ Le paradoxe de la consommation p 16

IIème Partie : Le conseil en économie sociale familiale p 19

I/ De l’enseignement ménager à l’économie sociale familiale p 19

I-1/ Les origines de l’économie sociale familiale p 19

I-2/ La naissance de l’économie sociale familiale p 21

I-3/ Conseiller en Economie sociale familiale : que nous disent les mots p 23

II/ Le métier de conseillère en économie sociale familiale p 25

II-1/ Une formation et des compétences qui définissent une identité p 25

II-2/ Composition du marché de l’emploi p 27

II-3/ Les diverses pratiques professionnelles des conseillères p 28

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IIIème Partie : L’AEB pour une reconquête de l’estime de soi p 30

I/ L’AEB une particularité des conseillères en économie sociale familiale p 30

I-1/ Origine et objectifs de l’AEB p 30

I-2/ Le contexte d’intervention de la profession p 31

II-3/ Déroulement de l’action p 33

II/ L’estime de soi p 35

II-1/ Les piliers de l’estime de soi p 35

II-2/ Une estime de soi ou des estimes de soi ? p 36

II-3/ Pourquoi et comment modifier son estime de soi ? p 38

II-4/ Comment l’AEB peut-elle agir sur l’estime de soi ? p 40

CONCLUSION p 43

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INTRODUCTION

La consommation, pourrait se définir comme le fait de se procurer des biens et des services dans le but de satisfaire ses besoins ou ses envies, qu’ils soient essentiels ou conditionnés par la société. Aujourd’hui, nous vivons incontestablement dans une société de consommation, voire d’hyperconsommation. Tant que la consommation est destinée à satisfaire les besoins les plus primaires elle est parfaitement distincte de l’hyperconsommation. Pour bien comprendre cette différence on peut se référer à la pyramide des besoins humains définis par Abraham MASLOW dans les années 1940. Tout en bas de la pyramide se trouve les besoins physiologiques (l’eau, la nourriture) et, au dessus, la sécurité et la protection. Une fois ces besoins assouvis, l’être humain tire satisfaction des sentiments de reconnaissance et d’affection, d’estime de soi et d’accomplissement. Lorsque l’acquisition des biens et des services se substitue à la satisfaction des besoins indispensables à la vie, la consommation devient hyperconsommation.

Désormais, nous avons souvent l’impression que l’objectif primordial des Nations comme des Hommes est la réussite financière, le fait de dépasser ses concurrents. Pourtant, plusieurs études ont révélées que, « dans les pays où le revenu annuel moyen par habitant est supérieur à 20 000 dollars, il n’y a aucune corrélation entre l’augmentation des revenus et le bien-être des populations »*. Ces études montrent également qu’une grande partie des habitants des pays capitalistes, se sentent insatisfaits, et ce quelque soit leur pouvoir d’achat, car ils sont minés par le faits que d’autres personnes gagnent et dépensent plus qu’eux. Ce ne serait donc pas la privation, le manque objectif qui compteraient, mais le fait d’avoir une situation inférieure, financièrement du moins, à d’autres. Ainsi, malgré l’augmentation des richesses, du pouvoir d’achat, il y a comme une éternelle insatisfaction car il y aura toujours des personnes qui seront en capacité de gagner, consommer davantage.

Pourtant, et dans un souci de participer pleinement à cette société de consommation, l’envie impérieuse de consommer domine les citoyens. Certains sont prêts à tout pour se donner les moyens d’acheter toujours plus. C’est également ce qui pousse certains à consommer au dessus de leurs moyens, à s’endetter, voire se surendetter.

* ETZIONI A., « Libérons-nous de l’hyperconsommation ! », dans Courrier international, Hors-série Octobre-novembre-décembre 2009, p 22-25.

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Je suis actuellement en disponibilité, mais durant mon activité de conseillère en économie sociale et familiale, j’ai été quotidiennement confrontée à des personnes dont la situation financière était des plus critiques. Parfois les personnes avaient connu une situation financière parfaitement stable et s’était dégradée suite à un changement de situation (passage à la retraite, séparation) ou à un accident de la vie (chômage, décès). Alors, soit il était difficile pour la personne de s’adapter à ce nouveau rythme de vie et il fallait du temps et un accompagnement pour l’amener à réussir à modifier ses habitudes, soit la situation n’était réellement plus équilibrée et justifiait l’ouverture de droits légaux ou la sollicitation de dispositifs d’aide sociale. Mais parfois aussi, de part leurs comportements de consommation, les personnes s’étaient elles-mêmes mises dans des difficultés financières. Pour participer à la société de consommation, pour avoir le sentiment d’exister, pour combler des manques ou pour éviter des conflits aves les enfants - en cas d’un refus d’achat par exemple -, les personnes continuaient de consommer et souvent au dessus de leurs moyens financiers réels allant jusqu’à s’endetter, voire se surendetter. C’est alors tout un travail qu’il fallait mettre en place pour les amener à comprendre leur fonctionnement, à identifier le problème, à redéfinir leurs priorités (le paiement des charges courantes en particulier), à rééquilibrer leur budget en vue d’assainir leur situation financière et retrouver une certaine stabilité et autonomie.

Quelque soit le motif qui ait amené les personnes à s’adresser au service social avec une demande d’aide financière, tant matérielle qu’humaine, ces personnes semblaient n’avoir, dans la plupart des cas, qu’une très faible estime d’elles-mêmes. D’une part parce que le simple fait d’aller demander de l’aide dans un service social est une démarche difficile à effectuer car elle montre une difficulté qu’il est parfois difficile à reconnaître, à accepter, d’autre part, elle traduit une incapacité, même momentanée, à pouvoir agir seul ce qui signifie un manque d’autonomie, un manque de confiance en soi, une image de soi dévalorisante.

Toutefois, à chaque fois que la relation de confiance a pu se mettre en place et par la même occasion l’action éducative budgétaire, les personnes ont pu à terme reprendre en main leur situation de manière autonome et retrouver ainsi une meilleure estime d’elles-mêmes, ce qui a incontestablement eu des effets positifs dans d’autres domaines (démarches d’insertion sociale et professionnelle, relations familiales notamment).

C’est donc tout ce processus que j’ai cherché à comprendre. D’une part, comment en sommes-nous arrivés à accorder tant d’importance au matériel, à consommer toujours plus et souvent toujours plus de superflu ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour participer à cette société et pourquoi ? D’autre part, j’ai souhaité identifier les effets, tant de l’hyperconsommation que de l’action éducative budgétaire, sur l’estime de soi des individus. C’est ainsi que j’ai été conduite à poser la problématique suivante : « Comment l’aide éducative budgétaire permet-elle de restaurer une estime de soi atteinte par les effets de la société de consommation actuelle ? »

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1ère Partie : La société de consommation et ses fonctions

Depuis la nuit des temps, l’Homme s’est préoccupé de quatre choses : assurer une transcendance à son existence, assurer sa subsistance, assurer la perpétuation de son espèce et son bien-être. Les différentes civilisations qui se sont succédé se sont majoritairement organisées pour assurer chacune à sa manière et selon les circonstances ces quatre priorités vitales. Au nombre des progrès, nous pouvons considérer que l’invention de l’agriculture a été le véritable point de départ de ce que qu’il est convenu d’appeler la civilisation. Au nombre des désastres, on compte les guerres et inventions des armes qui en sont le corollaire. Entre guerre et prospérité, les humains ont tant bien que mal traversé les siècles, découvrant peu à peu les moyens et les techniques pour améliorer leur vie quotidienne.

Le XXème siècle, dont les effets se prolongent et s’amplifient dans le XXIème, représente un bouleversement radical dans l’histoire de l’humanité. Même s’il est vrai que de l’homme a toujours témoigné d’une attirance compréhensible pour une certaine forme de superflu, la part dévolue à la transcendance c'est-à-dire à la recherche de l’union avec l’ordre cosmique est restée très largement majoritaire. La recherche de transcendance constituait pour la majorité des humains le but de l’existence. Le bouleversement apporté par le XXème siècle, amorcé dès la fin du XIXème avec la révolution industrielle, a été d’inverser les propositions en donnant de plus en plus d’importance au superflu et de moins en moins à la transcendance.

La « société de consommation », expression qui, selon Jean BAUDRILLARD*, apparaît pour la première fois dans les années 1920, désigne donc une civilisation qui fonde son économie non plus sur la production du nécessaire, mais sur celle du superflu. Elle accorde aux pratiques de consommation une importance fondatrice de sens, de valeur et de finalité existentielle de ses membres. Elle s’est développée en transformant un droit à la consommation en un devoir de consommer. La consommation est devenue non plus une nécessité, mais un mode de vie, de comportement et de culture.

La société de consommation est considérée comme une évolution, que nous allons ici étudier. Elle est composée de trois cycles principaux que sont la naissance des marchés de masse, la consommation de masse pour arriver à l’hyperconsommation. C’est Gilles LIPOVETSKY** qui nous a permis de retracer ici cette évolution.

*BAUDRILLARD J., La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Edition Denoël, Collection Folio/essais, 1986.

**LIPOVETSKY, G., Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2009.

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I/ L’EVOLUTION DE LA SOCIETE DE CONSOMMATION

I-1/ La naissance des marchés de masse

Ce premier cycle de l’ère de la société de consommation commence autour des années 1860 et s’achève avec la seconde Guerre-Mondiale. Durant cette période, la production de masse s’est doublée de l’invention du commerce de masse. En effet, les infrastructures modernes de transport et de communication ont rendu possible les grands marchés nationaux. En augmentant la régularité, le volume et la vitesse des transports vers les usines et vers les villes, les réseaux ferroviaires en particulier ont permis l’essor du commerce à grande échelle, l’écoulement régulier des quantités massives de produits, la gestion des flux d’un stade de la production à l’autre. L’élévation de la vitesse et de la quantité des flux ont entraîné l’augmentation de la productivité avec des coûts plus faibles et ont ainsi ouvert la voie à la production de masse. D’autant plus que les techniques de fabrication à processus continu ont permis de produire en très grandes séries des marchandises standardisées qui, emballées par de petites quantités et sous nom de marques, ont pu être distribuées à l’échelle nationale, à un prix unitaire beaucoup plus faible. L’âge moderne de la consommation est porteur d’un projet, celui de la démocratisation de l’accès aux biens marchands.

Cependant, le capitalisme de consommation n’est pas né mécaniquement de techniques industrielles capables de produire en grandes séries des marchandises standardisées. Il est aussi une construction culturelle et sociale qui a requis l’éducation des consommateurs en même temps que l’esprit visionnaire d’entrepreneurs créatifs.

En France, le Printemps est fondé en 1865 et le Bon Marché en 1869. Le grand magasin constitue la première grande révolution commerciale moderne inaugurant l’âge de la distribution de masse. Les grands magasins ont mis l’accent sur la rotation rapide des stocks et une pratique de bas prix en vue d’un volume d’affaire élevé fondé sur la vente à grande échelle. Ces nouveaux entrepreneurs ont considérablement accru la variété des produits proposés aux clients. En vendant à bas prix et fixes, en étiquetant les prix, le grand magasin rompt avec les traditions commerciales du passé, notamment avec le rituel coutumier du marchandage sur les articles.

Mais le grand magasin ne vend pas seulement des articles. Il cherche à séduire, à attirer la clientèle par les qualités esthétiques de ses vitrines, de ses présentoirs. Il s’emploie à stimuler le besoin de consommer, à exciter le goût des nouveautés et de la mode par des stratégies de séduction. En parallèle, par l’intermédiaire de publicités, d’animations et de riches décorations, les grands magasins ont enclenché un processus de démocratisation du désir. Impressionner, susciter l’imagination, le désir, présenter l’achat comme un plaisir sont les principaux instruments de la promotion de la consommation en art de vivre et emblème du bonheur moderne.

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I-2/ La consommation de masse

C’est vraiment à partir de 1945, au sortir de la seconde Guerre-Mondiale, que la société de consommation va rapidement se développer. Elle se répand en Europe à la faveur de l’image très positive laissée par l’Amérique libératrice et victorieuse. Au cours de cette phase, qui durera presque 30 ans, s’édifie à proprement parlé la société de consommation comme projet de société et but suprême des sociétés occidentales. Une nouvelle société naît, dans laquelle la croissance, l’amélioration des conditions de vie, les objets phares de la consommation (automobile, télévision, appareils électroménagers) deviennent les critères par excellence du progrès. Accroître le produit national brut et augmenter le niveau de vie de tous fait figure d’ardente obligation : toute une société se mobilise autour du projet d’aménager un quotidien confortable et facile, synonyme de bonheur.

Avec la forte croissance économique et l’élévation du niveau de vie qui marque les Trente Glorieuses, ce ne sont plus les minorités bourgeoises mais le plus grand nombre qui dispose d’un pouvoir d’achat, d’un revenu dépassant le strict minimum requis pour subvenir aux besoins essentiels. La dimension de choix, les motivations individuelles, les facteurs psychologiques vont exercer une influence de plus en plus déterminante, les ménages étant en mesure de consommer au-delà de la simple couverture de leurs besoins physiologiques. Par ailleurs, l’accès au crédit est facilité et encouragé afin de permettre d’acheter encore plus, de réaliser ses désirs sans attendre. Pour la première fois, les masses accèdent à une demande matérielle plus intériorisée et plus individualisée, à un mode de vie associé autrefois aux élites sociales. Ainsi, se développe une nouvelle morale et une nouvelle psychologie dans laquelle il n’est plus nécessaire d’économiser pour pouvoir acheter. Peu à peu, les anciennes résistances culturelles aux frivolités de la vie matérielle marchande s’effritent. La société de consommation a crée, l’envie permanente de biens marchands, le virus de l’achat, la passion de la nouveauté, un mode de vie davantage centré sur les valeurs matérielles. D’autant plus que le développement des grandes surfaces en libre service et la pratique du discount sont venus répondre à cette exigence. Le grand commerce connaît une croissance fulgurante : le premier supermarché s’ouvre en France en 1957, le premier hypermarché ouvre ses portes en 1963 sous l’enseigne Carrefour. La grande distribution rend possible des pratiques et un univers de liberté individuelle, un univers d’achat qui est marqué par le principe de libre disposition de soi. Elle n’a pas fonctionné seulement comme un agent de démocratisation de la consommation, elle a contribué, à son niveau, à l’individualisation des pratiques d’achat, des goûts et des exigences.

En plus de la mobilité et de la voiture, le loisir apparaît comme le deuxième élément stratégique pour comprendre la société de consommation de la France dans les années 1960. Il s’inscrit dans un mouvement qui dure depuis cent cinquante ans, celui de la baisse du temps de travail. Le principal bénéficiaire de ce changement en France est le secteur tertiaire qui est passé entre 1950 et 1970 de 35% à 45 %*. Ainsi, la société Française s’est rapprochée d’une économie de service qui conditionne le développement et la consommation du loisir de masse.

*DESJEUX D., La consommation, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

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L’avènement du temps libre est lui-même concomitant au développement du logement urbain. Le logement de masse représente le troisième élément de la société de consommation. Il permet le développement de la décoration, de la rénovation des cuisines et salles de bains, parallèlement à la mise en place de l’électricité, du gaz et de l’eau courante nécessaires au fonctionnement des technologies du quotidien, et tout particulièrement du réfrigérateur, de la cuisinière et de la machine à laver le linge.

I-3/ L’hyperconsommation

A partir des années 1970, c’est le troisième acte de la société de consommation qui se joue sur la scène des sociétés développées. Le système économique a besoin de toujours plus pour se nourrir. Il ne cherche pas uniquement à assurer son existence, il cherche une perpétuelle expansion. Aussi, afin de contrecarrer le ralentissement de la consommation lié à la saturation des marchés domestiques des biens de consommations durables, et de mieux répondre aux besoins individualisés des consommateurs, les industriels ont mis en œuvre de nouveaux modes de stimulations de la demande fondée sur la fragmentation des marchés, la multiplication des produits et leurs déclinaisons en de nombreuses variantes à partir de composants identiques. Le système de production de masse a donc cédé le pas à une logique de prolifération de la variété. On ne se contente plus de produire le nécessaire, on produit également le superflu.

Pour stimuler la consommation, les acteurs de l’offre ne cherchent plus seulement à produire des articles, ils renouvellent plus vite les modèles, les démodent en proposant des versions plus performantes ou légèrement différentes. Il s’agit de séduire par la nouveauté, d’accélérer les lancements de produits, de réduire les délais de conceptions et de mises sur le marché des produits nouveaux pour tenir les consommateurs en haleine. Découvrant les vertus de la publicité, la facilité avec laquelle l’effet « nouveauté » provoque des vagues d’achats massifs et des modes, les industriels s’attachent à inventer des gadgets qui vont finir par devenir des objets de consommation courante. On ne mesure pas à quel point la télévision joue un rôle essentiel dans la manipulation des consciences non seulement à travers la quantité de messages publicitaires qu’elle diffuse, mais aussi avec un grand nombre d’émissions destinées à augmenter le consumérisme : le juste prix, la roue de la fortune … toutes ces émissions, d’une manière ou d’une autre, ramènent le téléspectateur à l’image que le bonheur passe par la consommation.

Il est aussi intéressant de voir comment les consommateurs se précipitent sur les nouveautés et acceptent de payer le prix fort pour répondre à l’effet de mode. Il y a là quelque chose qui relèverait pour l’auteur d’une sorte de névrose collective : « ce besoin de vouloir à tout prix suivre la mode, imiter autrui, abdiquer de sa liberté de penser et de choisir par soi-même »*. La nouveauté devient une quête perpétuelle des industries, une obsession des acheteurs.

* LIPOVETSKY, G., Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2009.

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Par ailleurs, en investissant l’espace nocturne, l’économie hyper marchande abolit tous les temps, institue la commercialisation illimitée des échanges, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. La société d’hyperconsommation, loin d’épuiser le système du désir et de la consommation, s’emploie, non sans succès, à le maintenir en veille permanente, en élargissant son rythme temporel. Cette logique du turbo-consumérisme trouve son accomplissement parfait dans les nouvelles technologies grâce aux achats en ligne. C’est le temps du zéro délai, du « ce que je veux, où je veux, quand je veux ».

Autrefois, les biens marchands fonctionnaient comme des symboles de statut. En période d’hyperconsommation, les motivations privées, la recherche de satisfaction l’emportent de beaucoup sur les finalités plus distinctives. Nous achetons moins ceci ou cela pour afficher une position sociale, qu’en vue de satisfactions émotionnelles et corporelles, sensorielles et esthétiques, relationnelles et sanitaires, ludiques et distractives. Le goût du renouvellement permanent dans la consommation n’a plus de limite sociale, il s’est propagé dans toutes les couches et dans toutes les catégories d’âge. Chacun est enclin à prétendre à ce qu’il y a de meilleur et de plus beau, à porter ses regards vers les marques et les produits de qualité. Tout le monde considère avoir droit au meilleur et aspire à vivre mieux dans les meilleures conditions. C’est à présent la quête des bonheurs privés, l’optimisation de nos moyens corporels et relationnels, la santé illimitée qui sous-tendent la dynamique consumériste.

Toutefois, pour Gilles LIPOVETSKY, « le constat est banal, au fur et à mesure que nos sociétés s’enrichissent, surgissent sans cesse de nouvelles envies de consommer. Plus on consomme, plus on veut consommer : l’époque de l’abondance est inséparable d’un élargissement indéfini de la sphère des satisfactions désirées et d’une incapacité à résorber les appétits de consommation, toute saturation d’un besoin s’accompagnant aussitôt d’une nouvelle demande »*.

Bien que les activités marchandes occupent une place de plus en plus importante dans notre vie, le rapport à soi et aux autres ne se réduit pas à des activités consuméristes. L’homme moderne vit littéralement dévoré par les préoccupations. Pourtant la psychologie montre que l’accoutumance de préoccupations quotidiennes finit par engendrer des angoisses, des dépressions nerveuses, et par les effets psychosomatiques des maladies d’épuisement. Devant l’appel de la société de consommation pour acheter ceci ou cela, ne faudrait-il pas se recentrer sur nous-mêmes et nos réels besoins ? Peu importe si les autres l’achètent ou non, nous n’avons pas tous les mêmes besoins et pourrions au contraire tirer notre fierté de ne pas faire comme les autres.

* LIPOVETSKY, G., Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2009.

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I-4/ Les différentes approches de la consommation

Les trente dernières années ont donné lieu à une multiplication des approches de la consommation. Avec le développement du « consumer research » et la création au milieu des années 1970 du « Journal of Consumer Research », la consommation ne renvoie plus uniquement à un phénomène économique d’optimisation de l’utilité en fonction de ressources limitées. Elle rend désormais également compte d’un phénomène existentiel englobant des dimensions affectives, hédonistes, émotionnelles, symboliques et donc sociales.

Pour l’économiste, au travers des actes de consommation, il y a une recherche d’utilité. Pour désirer tel ou tel bien spécifique de consommation il faut au préalable en avoir définit des critères d’utilité. Cette approche, développée dans la seconde moitié du XIX ème siècle, tente de rendre compte du processus individuel de décision d’achat comme un choix rationnel fondé sur une capacité de l’individu à hiérarchiser ses préférences, à évaluer l’ensemble des offres possibles et à optimiser sa satisfaction en fonction de ressources limitées.

Le psychologue lui, s’attache davantage à prendre en compte la « motivation ». Cette théorie un peu plus complexe montre une sorte de nécessité pré existante mal définie.

Les sociologues ne remettent pas en doute le postulat que l’être individuel est doué de besoins et porté par la nature à les satisfaire, qu’il est censé savoir ce qu’il veut. Ils admettent aussi qu’il y a une dynamique sociale de ce postulat qui mettrait en jeu des modèles de conformité et de concurrence tirés du contexte de groupe.

Pour Jean BAUDRILLARD trois positions peuvent donc se dégagent :

‐ pour Marshall, les besoins sont interdépendants et rationnels ;

‐ pour Galbraith, les choix sont imposés par persuasion ;

‐ pour Gervasi, les besoins sont interdépendants et résultent d’un apprentissage, « les choix ne sont pas faits au hasard, mais socialement contrôlés, et reflètent le modèle culturel au sein duquel ils sont effectués. On ne produit ni ne consomme n’importe quels biens : ils doivent avoir quelque signification au regard d’un système de valeur. »*.

*Cité dans BAUBRILLARD J., La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Editions Denoël, Collection Folio/Essais, 1986.

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Il y a donc une différence significative entre économistes et sociologues. Le choix « rationnel » des premiers est devenu le choix de conformité des seconds. En focalisant son analyse sur le besoin et l’utilité, l’économie semble être passée à côté du principal moteur de la consommation qui est le désir. Selon René Girard, « le désir ne peut se concevoir que de manière triangulaire : l’individu désire un objet parce que l’autre, les autres le désirent et, en le désirant, le lui désignent comme désirable. Ce qui fascine dans l’objet du désir est qu’il apparaisse comme objet du désir de la part d’une autre personne. Il n’y a donc pas de spontanéité du désir. L’objet ne peut capter seul mon attention »*. C’est le paradoxe fondamental de la société de consommation de prôner le nouveau et l’inédit alors même qu’il ne se reconnaît que dans l’autre. Selon l’approche sociologique, nous pouvons avancer l’hypothèse que, si l’on admet que le besoin n’est jamais tant le besoin de tel objet que le besoin de différence, alors nous comprendrons qu’il ne puisse jamais y avoir de satisfaction accomplie.

Toutefois, il ne faut pas négliger les apports des psychologues, notamment ceux de Galbraith, pour qui « les besoins sont en réalité le fruit de la production. Sans le système productiviste, un grand nombre de besoins n’existeraient pas »**. Il entend ainsi qu’en produisant tel bien ou tel service, les entreprises produisent parallèlement tous les moyens de les faire accepter, et produisent au fond les besoins qui assurent leur existence. Sous apparence de respecter les goûts du consommateur, l’offre, par le simple fait qu’elle tend à annuler tout ou partie des autres manières de satisfactions possibles, contribue à imposer une certaine manière de satisfaire ce besoin. La production s’arrangerait pour ne faire émerger et ne satisfaire que les besoins qui lui seraient adéquats. Selon cette logique, il n’y a pas, il ne peut y avoir de besoins autonomes. Il n’y a pas de place pour les finalités individuelles dans le système. Parce que le système ne produit que pour ses propres besoins, il se retranche d’autant plus systématiquement derrière l’alibi des besoins individuels.

II/ LES FONCTIONS DE LA CONSOMMATION

II-1/ La fonction sociale de la consommation

L’hypothèse de la fonction sociale de la consommation consiste à supposer que la progression constante de la consommation est en réalité un mécanisme social régulateur, propre à la société industrielle, qui contribue à stabiliser le système social.

*Cité dans HEILBRUNN B., La consommation et ses sociologies, Paris, Armand Colin, 2005, p 23.

**Cité dans BAUBRILLARD J., La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Editions Denoël, Collection Folio/Essais, 1986, p 94.

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Le champ social de la consommation est un champ social bien structuré. Les biens, les besoins mais aussi les particularités culturelles, passent d’un groupe modèle, d’une élite vers les autres catégories sociales au fur et à mesure de la promotion relative de celle-ci. Ainsi, les besoins, comme les objets et des biens, sont d’abord socialement sélectifs : les besoins et leurs satisfactions transitent progressivement entre les classes sociales tout en maintenant une certaine distance dans la différenciation par les signes. C’est pour compenser la perte des signes distinctifs antérieurs que se fait l’innovation. Elle permet de restituer la distance sociale. Si bien que l’émergence des besoins des classes moyennes et inférieures sont toujours, passibles d’un retard, d’un décalage tant temporel que culturel par rapport à ceux des classes supérieures.

‐ La consommation comme facteur d’intégration

En France, Pierre Bourdieu montre l’importance du mécanisme de différenciation sociale, toutes classes confondues, à partir de l’étude de la consommation des biens culturels. Il met l’accent sur le processus de différenciation, de domination et de distinction sociale entre les classes. Il montre notamment comment un goût que l’on croit personnel relève en réalité d’un effet d’appartenance sociale.

Dans cette perspective, les individus s’efforcent d’améliorer leur position sociale à travers la manipulation de biens tentant de répondre aux représentations culturelles qui correspondent à leur position dans le champ social.

Au début du XXème siècle, Maurice HALBWACHS traite de la consommation comme d’un fait social. Il montre que les classes ne peuvent exister que dans des sociétés hiérarchisées et que cette hiérarchie sociale s’exprime à travers des niveaux de vie, des niveaux de dépenses et donc à travers la consommation propre à chaque classe. Il note notamment qu’à revenu égal, des ouvriers et des employés n’ont pas la même consommation. Il en déduit que ce sont des mouvements de montée ou de descente sociale qui sont à la source de ces irrégularités. Un ouvrier qui monte socialement garderait un certain temps son comportement antérieur, ce qui permettrait d’expliquer qu’à revenu égal à celui d’un employé, il aura encore le comportement d’un ouvrier.

Cependant, l’apport le plus important de HALBWACHS se situe dans le concept de disposition sociale, un des concepts clés de la sociologie de la consommation à l’échelle macro sociale. Selon lui, une partie des comportements s’explique par des effets d’appartenance sociale, comme l’âge, le sexe, la catégorie socio professionnelle, le revenu, le niveau de diplôme.

Il fonde sa sociologie sur l’étude des besoins. Les besoins et leur traduction en consommation seraient le reflet de la culture propre à chaque catégorie sociale. La consommation est donc vue ici comme une construction sociale et traduit la représentation collective que la société se fait d’elle-même. Pour lui, consommer ce n’est pas seulement dépenser, ni acquérir des biens matériels, c’est bel et bien prendre part à la vie sociale.

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La modernité de l’apport de Maurice HALBWACHS se situe aussi donc dans sa vision de la consommation comme un facteur d’inclusion ou d’exclusion sociale. Etre exclu de la consommation s’est se vivre exclu de la société. Une des ironies de l’époque est que les exclus de la consommation sont eux-mêmes des espèces d’hyper consommateurs. Privé de participation au monde du travail, en proie au désœuvrement et à l’ennui, les individus les moins nantis recherchent des compensations dans la consommation, dans l’acquisition de biens et de services, parfois même au détriment de ce qui le plus utile.

D’autant plus que cette fonction sociale de la consommation dépasse de loin les individus et s’impose à eux selon une contrainte sociale inconsciente. Aujourd’hui, la consommation est contrainte et institutionnalisée non pas comme un droit ou un plaisir, mais comme un devoir du citoyen. Cela expliquerait par exemple, une partie des situations de surendettement aujourd’hui. Cet impératif passe dans la mentalité, dans l’éthique et l’idéologie quotidienne sous forme de libération des besoins, d’épanouissement de l’individu, de jouissance, d’abondance. Or, les besoins et les satisfactions des consommateurs sont des forces productives, aujourd’hui contraintes et rationnalisées. Tout le système d’échange se structure, sur la base d’une dénégation de la jouissance.

Pourtant, l’émulation par la consommation n’a pas que des désavantages pour les individus. Si elle impose un renouvellement quelque peu stéréotypé des modes de vie, elle fournit des repères aux jugements individuels, des objectifs aux aspirations des consommateurs et surtout des groupes de références qui sont nécessaires à la construction des identités personnelles et qui répondent aux besoins d’appartenance à une communauté.

‐ La consommation comme facteur de conformisme

Selon Erich Fromm, pour « assurer le bon fonctionnement d’une société donnée, ces membres doivent acquérir un type de caractère qui leur fasse vouloir agir exactement comme ils doivent agir en tant que membre de cette société ou d’une de ces classes. Il faut qu’ils désirent ce que, objectivement, il est nécessaire qu’ils fassent. La pression extérieure se trouve alors remplacée par la contrainte intérieur, et par une énergie particulière qui est canalisée par les traits du caractère »*. Le conformisme est l’une des modalités de l’influence sociale et se manifeste par le fait que l’individu modifie ses comportements, ses attitudes, ses opinions, pour les mettre en harmonie avec ce qu’il pense être approprié dans le groupe au sein duquel il est inséré ou souhaite être accepté.

*FROMM Erich, « Individual and social origins of neurosis », American sociological review, IX, P 380.

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Dans une société de consommation où l’accessibilité des produits ne cesse de progresser, que faut-il consommer si l’on veut conserver son appartenance à son niveau de référence habituel ? La réponse semble simple, on doit imiter ses semblables. A ce niveau, la publicité joue un rôle essentiel. Parce qu’elle donne l’occasion de se reconnaître et de s’affirmer aux travers des produits, elle modifie nos valeurs en influençant nos préférences pour un produit ou pour un autre. Le scénario publicitaire le plus courant et efficace consiste à nous montrer que les gens qui nous ressemblent, ou auxquels on voudrait ressembler, possèdent tel ou tel produit, faisant l’hypothèse que nous aurons envie de nous conformer à ce qui nous est proposé comme modèle. Bien que les classes sociales élevées continuent de donner un modèle, les strates sociales inférieures ne sont pas tenues de suivre leurs comportements. La mise à jour des produits classant s’effectue de façon autonome à chaque niveau, par contagion entre les foyers du même niveau. Si l’un d’eux achète un nouveau modèle de voiture, peut-être faudra t’il que les autres à leur tour, prévoient un tel achat. La probabilité de cette acquisition se renforce si d’autres ménages du même niveau passent, eux aussi, à l’acte. La consommation progresse donc de façon autonome à tous les niveaux sociaux. Son renouvellement n’est pas motivé par l’originalité ou l’individualisation, mais par le souci de ne pas se laisser distancier dans ce domaine par les personnes de son propre milieu. D’autant plus que les individus sont en permanence engagés dans une logique de comparaison entre eux d’où une surenchère effrénée à l’accumulation de biens.

La consommation de masse a donc bien une fonction latente, puisque sa finalité sociale s’affirme à l’insu des acteurs individuels qui en subissent alors les effets. Leur environnement se transformant matériellement, les individus découvrent ensuite les avantages personnels qu’ils peuvent tirer de ses transformations et en deviennent ensuite les promoteurs actifs. En tant que consommateurs, ils participent alors au jeu collectif qui se met en place.

La conformité n’est pas l’égalisation des statuts, l’homogénéisation des groupes, c’est le fait d’avoir en commun les mêmes valeurs, le même code, de partager les mêmes signes qui vous font différents tous ensemble, de tel autre groupe. C’est la différence d’avec l’autre groupe qui fait la parité des membres d’un groupe.

‐ La consommation comme facteur de socialisation

Les biens de consommation jouent un rôle important dans le processus de socialisation, dans lequel les jeunes sont particulièrement engagés. Les biens de consommation vont être utilisés tout à la fois comme des objets de complicité entre les générations, comme des objets de distanciation familiale et comme des objets d’intégration au groupe de pairs. Les biens de consommation sont mobilisés en même temps comme moyen de transgression et d’autonomie vis-à-vis des adultes et de conformité, de dépendance par rapport au groupe de pairs.

Ainsi, la consommation renvoie à un ensemble de pratiques qui permettent à l’enfant, à l’adolescent, de construire son identité à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. La cour de

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récréation est un autre lieu de socialisation cristallisant des modes d’influences. Elle joue un rôle dans la construction identitaire parce que les enfants, les adolescents, peuvent y développer leurs propres valeurs en étant confrontés à des individus semblables. L’objet de consommation représente alors un signe, un élément de langage qui permet de témoigner de valeurs communes. En achetant telle ou telle marque, l’adolescent fait un choix qui le distingue du monde de ses parents. Il affirme des préférences et des goûts qui le définissent, il s’approprie un code. Si le logo revêt une telle importance c’est qu’il permet une appartenance revendiquée et non plus par une appartenance reçue comme un destin social, familial. C’est en ce sens que l’achat est vécu comme l’expression d’une identité.

II-2/ La fonction de la consommation dans la construction identitaire

L’entrée massive des biens de consommation dans la sphère domestique est souvent considérée comme une source de bien-être par l’amélioration du confort quotidien. Mais les possessions matérielles, en prenant place dans la vie quotidienne, contribuent également à structurer l’identité des individus. On peut penser qu’au-delà de leur fonctions hédoniques évidentes, objets et marques ont pour fonction essentielle de remplir des identités de plus en plus évidées et dénudées du fait de l’abandon de sens de la tradition de la communauté. Dans son analyse de la crise des identités, Claude DUBAR* propose l’idée selon laquelle cette crise est la conséquence des pertes des identités communautaires et le glissement vers des identités qualifiées de sociétaires. Ces dernières présentent la caractéristique d’imposer une diversité de rôles alors que l’identité communautaire est caractérisée par un héritage de rôles généralement limités. L’identité sociétaire est caractérisée par la multiplication des rôles dans la vie quotidienne et leur invention. Les rôles sociaux n’étant plus transmis par la communauté, ils doivent être appropriés afin que l’individu puisse s’inscrire dans le corps social. Dans ces conditions, l’attachement à certains biens matériels ou certaines marques peut-être la conséquence directe de la difficulté à gérer et à signifier un positionnement social. En effet, les marques sont susceptibles de susciter des comportements qui outrepassent les attentes traditionnelles des consommateurs et notamment un désir de relation immédiate et de liens d’affection, de désir de connexion collective, un désir d’expérience, d’un sentiment d’appartenir à quelque chose. Ce type de comportement concoure au développement de véritables communautés de marques qui participent à la construction sociale de la marque. Cette approche montre la capacité à raisonner en termes de communautés signifiantes, c'est-à-dire le regroupement d’individus autour d’un intérêt, d’une émotion ou d’une passion. De plus, le rôle de la marque permet de mettre en évidence deux stratégies identitaires : d’une part une stratégie d’assimilation qui tend à renforcer ce sentiment d’appartenance d’un individu à un groupe de référence censé contribuer très fortement à la façon dont il se perçoit et donc il est perçu, et d’autre part, une stratégie de distribution car l’individu va se porter vers des marques ou produits au statut confidentiel ou qui représentent certains traits d’originalité.

___________________________________________________________________________*Dubar C., La crise des identités, l’interprétation d’une mutation, Paris, Presses universitaires de France, seconde édition, 2001.

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L’une des théories pour envisager le sens et l’importance des possessions matérielles est la théorie de l’extension du soi forgée par Russel BELK*. Il montre que les possessions jouent un rôle déterminant dans le sens du soi des individus, dans la mesure ou les individus s’investissent psychologiquement dans leurs possessions, ou pour le moins pour certaines d’entre-elles. Ainsi une perte non-intentionnelle de possession est souvent perçue comme une diminution de soi.

Si les objets participent à la vie sociale, on peut également considérer qu’ils ont une véritable vie sociale, acquérant ou perdant de la valeur, changeant de sens, devenant peut-être un jour non –échangeables pour redevenir ensuite de simples biens porteurs de valeur d’usage. Les objets créent une identité sociale, sont porteurs d’influences interpersonnelles. Ils suivent des trajectoires par lesquelles leur signification se transforme. Les objets peuvent avoir plusieurs significations. La première est instrumentale, ils rendent service et on attend d’eux une certaine performance quelle soit technique, émotionnelle ou sociale. Mais les biens matériels ne sont pas seulement utilisés pour accomplir des tâches, ils agissent aussi comme des marqueurs de relations sociales. De la sorte, une partie de leur utilité tient au fait qu’ils sont porteurs de sens. C’est en acquérant, utilisant et échangeant de tels biens que les individus ont véritablement une vie sociale.

La seconde signification est mémorielle. L’objet est un également un dépôt de la mémoire personnelle et familiale. Tous les objets sont pour chacun d’entre nous chargé d’histoire. Ils peuvent ainsi être porteurs d’émotion et de stabilité affective par la mise en place d’un environnement familier.

L’objet, enfin, est marqueur d’identité et participe à la communication non-verbale. Il peut servir à exprimer ou à extérioriser certains traits de caractère. Ils jouent un rôle dans la façon dont les individus définissent ce qu’ils sont, ont été ou voudraient être. Il nous faut donc envisager l’objet comme un opérateur de transmission d’un patrimoine idéologique mais aussi de valeur, de gestes, de rituels.

Alors que la consommation est devenue centrale dans la façon dont les individus élaborent leur identité sociale, ce qui peut réunir beaucoup de personnes aujourd’hui c’est de consommer la même chose et au même moment. Ainsi, le fait que la consommation puisse exprimer l’identité des individus est un fait relativement établi et sert de base à l’ensemble des théories développées sur la société de consommation. Elle peut même servir à assoir la signature d’une marque : « En Devernoy, je suis moi ». Mais cela renvoie à postuler que l’identité n’est pas établie et qu’elle doit être conçue comme un processus différentiel et temporel. Cela renvoie à la capacité du consommateur à se mettre en récit à travers des choix de consommation.

*Belk R., « Possessions and extended self », Journal of consumer research, September 1988, p 139-168

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II- 3/ La fonction hédonique de la consommation

Désormais, dans une société d’abondance comme la nôtre, les achats plaisir prennent souvent le pas sur les achats de nécessité. Les attentes émotionnelles et hédonistes sont déterminantes dans le choix des biens et des services consommés. L’approche hédonique, est celle par laquelle les désirs émotionnels prennent le pas sur les motivations utilitaires et pour lesquelles les individus projettent une signification sur les objets qui dépassent leurs attributs réels. Ceci permet de prendre en compte les motivations non-rationnelles des pratiques de consommation. De nombreux facteurs alimentent ce torrent consumériste hédonique. Parmi ceux-ci, le délitement des liens sociaux et familiaux, le recul du sentiment d’appartenance à une communauté, la montée du sentiment d’incertitude, jouent un rôle incontestable, car ils accentuent aussi le sentiment d’isolement et d’insécurité. C’est cet état de solitude, qui sous-tend une partie des furies consommatrices, celles qui permettent de se faire plaisir, de s’offrir des petits bonheurs compensant le manque d’amour, de liens ou de reconnaissance. Plus les liens sociaux et interindividuels deviennent fragiles, plus le consumérisme fait rage comme évasion, refuge, palliant la solitude et les sentiments d’incomplétude. Mais rien n’illustre mieux la dimension hédoniste que le rôle croissant des loisirs. Les dépenses liées au secteur des loisirs, de la culture et de la communication occupent une place grandissante dans le budget des ménages. Cette prépondérance des loisirs à conduit certains analystes à parler d’un nouveau capitalisme centré non plus sur la production matérielle mais sur le divertissement et les marchandises culturelles. Au-delà des produits et des équipements finis, les industries de loisirs travaillent aujourd’hui sur la dimension participative et affective de la consommation en multipliant les occasions de vivre des expériences directes. Il ne s’agit plus seulement de vendre des services, il faut offrir du vécu, de l’inattendu, de l’extraordinaire capables de générer de l’émotion, du lien, des affects, des sensations. L’important n’est plus tant d’accumuler des choses, que d’intensifier le présent vécu.

Ainsi, si l’hédoniste classique cherche à répéter des expériences qu’il sait agréable, l’hédoniste moderne expérimente un hiatus entre désir et consommations avec les joies et rêveries à propos de nouvelles expériences. Ces fantasmes, notamment de l’acquisition de biens et de services, ne peuvent jamais être totalement satisfaits et génèrent en permanence de nouveaux besoins. Une fois que vous avez fait une nouvelle acquisition, il en faut toujours davantage pour rester eu même niveau de satisfaction. C’est ce processus que les psychologues Philip BRICKMAN et Donald CAMPBELL ont baptisé le « tapis de la course hédoniste ». « Quelle que soit la vitesse à laquelle l’individu court, il ne peut arrêter s’il désire éprouver le même niveau de plaisir, mais en même temps il n’ira jamais nulle part. En psychologie, ce processus est appelé « adaptation ». Si l’adaptation est complète, seuls les nouveaux stimuli peuvent augmenter le niveau de bien-être. Quand la situation redevient stable, nous revenons à notre niveau de bonheur initial. »*

* SCHWARTZ B., Le paradoxe du choix. Et si la culture de l’abondance nous éloignait du bonheur ?, Paris, Marabout, 2006.

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L’économiste Tibor SCITOVSKY* a exploré certaines des conséquences du phénomène d’adaptation. Selon lui, les être humains recherchent le plaisir. Lorsqu’ils consomment, ils éprouvent du plaisir tant que ce qu’ils consomment est nouveau. Or, nombre de biens, en particulier les biens durables n’occasionnent des plaisirs qu’au moment de l’acquisition ou des premières mises en marche. Ensuite, ils n’assurent plus qu’un confort sans joie. La déception est la conséquence de cette transformation du plaisir en confort. Après que la brève période d’enthousiasme et de plaisir réel s’est estompée, l’objet reste dans l’environnement immédiat. Si nous n’anticipons pas le fait que nous allons immanquablement nous habituer à nos possessions matérielles, nous les surinvestissons. Or, l’existence peut se trouver totalement pervertie par l’obsession du travail et du gain, au détriment d’autres objectifs bien plus importants. Le secret du bonheur consisterait donc à rechercher ces choses positives dont on ne se lasse pas et auxquelles on ne s’adapte jamais complètement.

II-4/ Le paradoxe de la consommation

Tout le discours sur les besoins repose sur une idéologie, celle de la propension naturelle au bonheur qui est la référence absolue de la société de consommation. Celle force idéologique de la notion de bonheur vient, du mythe de l’égalité qui incarne les sociétés modernes. La société de consommation en accroissant le volume de biens vise une égalisation automatique par la quantité et un niveau d’équilibre final qui serait celui du bien-être pour tous. Pourtant, dès le début de la consommation de masse, des observateurs notaient que l’élévation du niveau de vie au lieu de s’accompagner de joie et d’enthousiasme, générait plutôt morosité et insatisfaction du plus grand nombre. En effet, la « mécanique infernale » des besoins condamnerait le consommateur à vivre dans un état de manque perpétuel, à voir reculer la quiétude et la jouissance véritable au profit d’une insatisfaction chronique. « Enfermé dans l’univers des choses, éprouvant une soiffe inextinguible de jouissances et de nouveautés, désirant toujours plus que ce qu’il ne peut s’offrir, le consommateur est l’esclave d’un jeu à bilan négatif dans lequel les insatisfactions ne font que s’approfondir. A peine un besoin est-il comblé qu’un nouveau surgit, relançant le sentiment de privation et de paupérisation psychologique. »** Aujourd’hui, il est un fait certain que nos sociétés sont de plus en plus riches et pourtant les inquiétudes, les déceptions, les insécurités sociales et personnelles grandissent.

*SCITOVSKY T., L’économie sans joie, Paris, Calmann-Lévy, 1986.

** LIPOVETSKY G., Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2006.

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La culture occidentale prône l’amour de la liberté, de l’autodétermination et de la liberté, et l’on renâcle à l’idée de poser des limites. Mais augmenter les possibilités n’accroît pas nécessairement la liberté. A l’inverse nous pourrions mieux profiter de notre liberté en apprenant à bien discerner l’essentiel et en nous libérant d’un surcroît de souci en laissant de côté ce qui est accessoire. Car selon SCHARWTZ, « vouloir jouir à tout prix de toutes les offres débouche sur de mauvaise décision, provoque anxiété, stress, insatisfaction et même dépression clinique. Même avec un nombre limité d’options, faire un choix demande un travail. Alors que le nombre d’options augmente, l’effort requis pour prendre la bonne décision s’accroît »*. Par ailleurs, après une décision d’achat, on y repense, et parfois on la regrette. Dans ce cas, pourquoi le consommateur n’arrive-t-il pas à ignorer, à renoncer purement et simplement une partie de l’offre ?

Dans les années 1970, l’économiste Tibor SCITOVSKY, dans son livre intitulé « L’économie sans joie » explique que les personnes ne sont pas heureuses, alors qu’elles ont tout l’argent dont elles ont besoin, à cause de l’ennui. De même, philosophes et sociologues n’ont pas manqué d’interpréter la propension à acheter comme un nouvel opium du peuple destiné à compenser l’ennui au travail, les défaillances de la mobilité sociale, le malheur de la solitude. « Je souffre donc j’achète » : plus l’individu est isolé et frustré, plus il cherche des consolations dans les bonheurs immédiats de la marchandise. La consommation n’exerce son emprise que parce qu’elle a la capacité d’étourdir, d’endormir, de s’offrir comme palliatif aux désirs déçus de l’homme moderne. L’observation montre chaque jour que l’on achète d’autant plus lorsque l’on est en manque d’amour, le shopping permettant de combler un vide, de réduire le mal-être dont on est la proie. Mais, alors que les uns baignent dans une atmosphère de consommation effrénée, les autres connaissent la dégradation de leur niveau de vie, les privations les plus incessantes sur les postes les plus essentiels du budget, le ras le bol et les difficultés quotidiennes, l’humiliation ressentie à faire appel à l’aide sociale. Jusqu’alors la pauvreté concernait traditionnellement des groupes sociaux stables et identifiés, parvenant à subsister grâce aux solidarités de voisinage. Cette époque est révolue. Les populations invalidées de la société post industrielle ne constituent plus un groupe social déterminé. Chômeurs de longue durée, mères seules travaillant à temps partiel, jeunes sans qualification, il existe toute une multitude de situations et de cheminements particuliers. Dans cette variété de situations, la conscience de classe, la solidarité de groupe, les destins communs n’existent plus. Des millions de personnes vivent dans l’extrême angoisse, l’incertitude des lendemains, avec l’anxiété et la crainte de ne pas pouvoir payer le loyer ou les charges afférentes, d’être dans une incapacité de rembourser les emprunts.

Serge PAUGAM qui s’est longtemps attaché à étudier la pauvreté montre bien qu’elle ne se réduit pas à l’insuffisance de ressources. Elle correspond à « un statut spécifique, inférieur et dévalorisant, marquant profondément l’identité de ceux qui en font l’expérience »**. Symbole de l’échec social, elle est aussi ce qui dégrade le rapport à soi et à la vie en général

* SCHWARTZ B., Le paradoxe du choix. Et si la culture de l’abondance nous éloignait du bonheur ?, Paris, Marabout, 2006. **PAUGAM S., La disqualification sociale, PUF, 4ème Edition, 2009.

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en favorisant l’anxiété, la dépression et le manque d’estime de soi. Empêchant toute anticipation, la pauvreté matérielle se vit comme un manque d’autonomie et de projet, une obsession de survie, un sentiment d’échec et de chute sociale. Dans la société d’hyperconsommation, la précarité ne fait que creuser davantage le désarroi psychologique et le sentiment d’avoir raté sa vie. Par ailleurs, la fréquentation des services sociaux est éprouvante et se traduit souvent par un sentiment de déchéance et d’humiliation. Dans certains cas, c’est à ce moment que l’individu prend conscience qu’il n’a peut-être pas été à la hauteur de ce qu’il aurait du être. A l’angoisse des découverts bancaires s’ajoute enfin chez beaucoup de parents la culpabilité de ne pouvoir offrir une vie décente et normale à leurs enfants. La résurgence de la misère extérieure ne progresse qu’en parallèle avec la misère intérieure ou existentielle.

Autant d’aspects qui font de la société d’hyperconsommation une civilisation du bonheur paradoxal. Or, pour la plupart d’entre nous, en dépit des désirs d’argent de plus en plus exprimés, c’est moins l’acquisition des choses pour soi et vis-à-vis des autres qui conditionne nos plus grands bonheurs et nos plus grands malheurs. Ce sont les autres, beaucoup plus que les choses qui suscitent les passions les plus immodérées, les joies mais aussi les douleurs les plus vives.

En définitive, le coût majeur de la société de consommation est le sentiment d’insécurité généralisé qu’elle engendre. Dans cette croissance rapide qui génère inévitablement des tensions inflationnistes, une fraction non négligeable de la population ne parvient pas à soutenir ce rythme. Ceux-là deviennent des laissés pour compte. Et ceux qui restent dans la course et parviennent au mode de vie proposé ne le font qu’au prix d’un effort qui les laisse diminués. Si bien que la société se voit contrainte d’amortir les coûts sociaux de la croissance en redistribuant une partie de la production intérieure brute au profit d’investissement sociaux, mais cela ne vient pas compenser les coûts au niveau individuel en termes d’estime de soi.

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2ème Partie : Le conseil en économie sociale familiale

L’appellation « conseiller en économie sociale et familiale » est relativement récente. Elle remonte au début des années soixante-dix et s’est substituée à une autre plus ancienne, celle de « moniteur d’enseignement ménager ». Cette transformation de l’appellation, si l’on s’en tient uniquement aux termes, met en jeu à la fois un mode d’intervention et un domaine d’application. Mais comment l’enseignement ménager a-t-il pu se transformer en « économie sociale et familiale » et s’inscrire résolument dans la sphère du travail social ?

Tout comme les civilisations, les professions sont mortelles. Elles naissent, se développent, se transforment et parfois disparaissent. Cette dynamique ou cette démographie des professions qui traduit des évolutions tant des sociétés que des professionnels est relativement mal connue. Cette méconnaissance est d’autant plus préjudiciable dans le cas des conseillers en économie sociale familiale, - et d’une façon plus générale dans le cas des travailleurs sociaux -, qu’on les dit parfois menacés dans leur existence professionnelle par des nouveaux « intervenants sociaux ». Une profession peut donc mourir, par disparition de son domaine d’intervention ou de son utilité sociale, par non-renouvellement de son expertise ou obsolescence de sa déontologie. L’enseignement ménager, s’il a été confronté à ses trois défis semble avoir su en sortir indemne, même fortifié.

I / DE l’ENSEIGNEMENT MENAGER A L’ECONOMIE SOCIALE FAMILIALE

I-1/ Les origines de l’enseignement ménager

Au XVIIème siècle, Madame De Maintenon a créé l’école de Saint Cyr. En même temps qu’elles apprennent les bonnes manières, celles qui étaient en honneur à la cour, les jeunes filles de la noblesse désargentée apprennent les principes en vigueur, les façons et moyens de s’y conformer et d’y souscrire au moindre coût.

Napoléon, fit de même pour les filles de ses officiers mort au combat.

En 1978, Jean-Marie Barbier*, retrace l’histoire des pratiques domestiques et montre qu’entre le XVI et le XIXème siècle s’est constitué tout un ensemble de savoir et de savoir-faire dont l’objet est la transformation des comportements et des techniques appliquées dans la gestion de la vie domestique. Cela fait donc près de quatre siècles que le ménager, ou l’art de gérer les contraintes domestiques, fait l’objet d’un apprentissage et d’une théorisation.

*BARBIER J-M, Le quotidien et son économie, Thèse Université Paris-V, 1978.

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Néanmoins, s’est avec le développement du capitalisme et du salariat que l’enseignement ménager va prendre son essor. La notion de quotidien, entendue comme l’espace de reproduction de la force de travail, va s’autonomiser de la production. La segmentation du temps et de l’espace va acquérir son individualité et développer sa spécialisation. Dès lors, l’enseignement ménager va trouver tout son sens et se définir dans des pratiques relatives à la reproduction autonome de la force de travail. Et cela dans un double aspect, à la fois physique, au sens où la force de travail renvoie effectivement à la faculté de mettre en œuvre une mécanique musculaire, physique efficace, et moral, au sens où la mise en œuvre de cette force exige une certaine représentation du travail et de sa valeur. C’est aussi le développement des connaissances en matière d’hygiène, d’alimentation, de prévention médicale, dont le lieu d’actualisation et l’espace d’expérimentation vont être le logement, qui va permettre à cet enseignement ménager, dans sa double dimension pratique et morale, de se développer.

Il s’agissait en quelque sorte par l’enseignement ménager de résoudre le problème suivant : comment faire des bonnes ménagères de jeunes filles, puis de femmes, qui n’étaient pas nécessairement promises au rôle de femme au foyer, et donc de ménagères ? Cela renvoie inévitablement à une certaine conception du rôle et de la fonction de la femme au sein de la famille et plus généralement au sein de la société. Elle est liée avec une certaine image de l’épouse et de la mère dévouée et silencieuse, active et réservée, efficace et discrète, consciencieuse et pleine d’abnégation. Elle correspond à une image idéale de la femme au foyer. Le ménage est conçu comme une entreprise de production, d’entretien et de gestion de la famille et de son environnement. Il est recherché le maximum d’efficacité et d’efficience, et l’optimisation des ressources, pour le bien-être et l’épanouissement de tous les membres du foyer. Il ne s’agit pas d’apprendre pour apprendre. Il faut être efficace, pratique, c'est-à-dire faire en sorte que les jeunes filles développent des comportements en matière d’hygiène, d’alimentation, d’entretien domestique. La pédagogie développée articule ainsi étroitement apprentissage et morale.

Durant le XIXème siècle, et notamment à sa fin, s’est ainsi peu à peu constitué l’objet propre de l’économie sociale familiale, qu’une des fondatrices de l’enseignement ménager, A. MOLL WEISS, définit ainsi : « La partie matérielle de la vie, celle qui tend à produire avec les ressources les plus restreintes la plus grande somme de bien-être possible, et de laquelle dépendent le bonheur et la prospérité de la famille »*.

Mais comment cet « enseignement ménager » s’adressant dans un cadre scolaire à des jeunes filles scolarisées ou en fin d’âge scolaire, et dispensé par un corps enseignant relevant ou soumis pour l’essentiel à la tutelle de l’Education nationale, va-t-il se transformer en une « économie sociale familiale » relevant du domaine de l’action sociale, s’adressant prioritairement à des publics adultes et mis en œuvre par des travailleurs sociaux ?

*ABALLEA F., BENJAMIN I., MENARD F., Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale, Paris, Editions La Découverte, 1999.

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I-2/ Naissance de l’économie sociale familiale

On a déjà souligné le paradoxe selon lequel, conçu pour les jeunes filles de la bourgeoisie, l’enseignement ménager s’est en réalité prioritairement adressé aux jeunes filles des classes modestes. Même s’il change de public, l’enseignement ménager n’a pour autant pas changé de modèle de référence, celui de l’épouse-mère au foyer, maîtresse de maison qui règne sur son intérieur pendant que le mari travaille à l’extérieur.

C’est dans la nécessité de concilier à la fois une activité professionnelle et les activités domestiques des femmes qu’il faut trouver l’explication du développement de l’enseignement ménager. Et de ce fait, en changeant de public, il change de sens. Ainsi, si les travaux d’aiguille pouvaient être un moyen de valoriser l’épouse bourgeoise confinée dans son intérieur en lui donnant le sentiment de participer à la production de biens, ils sont pour l’ouvrière ménagère un moyen d’assurer les fins de mois en économisant lors des achats et en faisant durer. L’apprentissage de l’ingéniosité de faire avec peu, d’accommoder les restes, de restaurer les vêtements prend toute son importance.

Dès le départ donc, selon les auteurs de « Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale », « l’enseignement ménager s’inscrit dans une optique de régulation sociale générale, correspondant à l’état d’une société dans laquelle le capitalisme exploite durement la force de travail, la rétribuant faiblement tout en lui demandant d’être efficace . C’est un moyen d’améliorer l’ordinaire du travailleur et de sa famille sans peser sur les coûts de production, et de permettre ainsi l’accumulation primitive du capital »*. En ce sens, l’enseignement ménager relève déjà de la sphère du social. Il est conçu comme moyen d’assurer la reproduction en permettant d’ajuster les ressources aux besoins et inversement. Il participe à une idéologie qui repose sur la croyance dans le progrès, dans les bienfaits de la science, dans les vertus de l’éducation et de l’enseignement. Par ailleurs, en s’engageant ainsi dans cette démarche de domestication de la vie privée, il véhicule, inculque même, une morale dont l’objectif est de garantir autant que faire se peut la paix sociale, le maintien de l’ordre social et économique, c'est-à-dire la reproduction sociale.

Néanmoins, le développement de l’enseignement ménager s’inscrit dans un mouvement plus vaste. L’ouverture de centres ménagers coïncide avec le développement du logement social, de l’enseignement obligatoire, de la prophylaxie sociale, des crèches, des visiteuses médicales.

En même temps s’instaure pour cet enseignement une double tutelle, celle de l’Education Nationale mais aussi celle du ministère de la population, qui deviendra plus tard ministère des Affaires Sociales. Dès le départ donc, l’enseignement ménager et l’action sociale sont étroitement liés dans cette double tutelle.

*ABALLEA F., BENJAMIN I., MENARD F. « Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale », Paris, Editions La Découverte, 1999.

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Pourtant, un tel enseignement était traversé de trop de contradictions ou de tension pour qu’il puisse perdurer ainsi. C’est ce qui va se produire dans les années soixante, l’obligeant à choisir entre ses orientations formatrices et son orientation d’action sociale. Les raisons qui ont conduit l’enseignement ménager à se réformer sont multiples : prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans qui enlève une partie du public de l’enseignement ménager postscolaire, augmentation du niveau de culture générale et d’instruction de la population, notamment féminine, qui rend sans objet une partie du contenu de l’enseignement, changement du rôle et de représentation du statut de la femme consécutivement au développement de son insertion professionnelle et à l’action des mouvements féministes, changement aussi dans la conception de l’enseignement.

Toutefois toute cette évolution ne va pas être linéaire. Les années soixante vont être marquée par un mouvement de réformes continues, accélérées mais hésitantes du système éducatif, comme si l’évolution de la société allait plus vite que la transformation des institutions. Comme pour inaugurer une ère nouvelle qui s’ouvre, l’arrêté du 27 avril 1960 crée le brevet de technicien de conseillère ménagère ouvert aux moniteurs et aux professeurs d’enseignement ménager familial. Selon l’article premier de ce nouveau diplôme, le brevet sanctionnait « une formation à caractère social, économique et technique en vue d’assurer des services d’information dans le cadre familial et collectif ». Si l’objet reste le « ménager », le mode d’intervention et par là le type d’expertise change. De l’enseignement on est passé au conseil, mais sitôt publié il est déjà considéré comme obsolète.

L’arrêté du 13 juin 1969 crée le brevet de technicien supérieur d’économie sociale familiale. Cette fois-ci la rupture au niveau de la dénomination et de l’objet est plus radicale. L’objectif est clair, libérer la femme des contraintes domestiques en la conseillant dans l’organisation et la gestion de la maison, pour lui libérer du temps fortement occupé par de nombreuses activités dont, de plus en plus souvent, des activités professionnelles. Il faut lui permettre de tirer le meilleur profit des nouvelles conditions de logement et la diffusion de l’électroménager, éventuellement en lui conseillant d’abandonner ses anciennes façons de faire.

A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, cette version techniciste, qui prend peut en compte les différenciations sociales et culturelles, la diversité des situations et des aspirations, va être peu à peu dépassée. Ce n’est qu’avec la création, en 1973, du diplôme d’Etat de conseiller en économie sociale familiale, ouvert aux possesseurs du BTS, que l’orientation vers le travail social s’officialise. L’arrêté du 9 mai 1973 précise en effet que « le conseiller en économie sociale familiale est un travailleur social qui concourt à la formation et à l’information des adultes pour les aider à résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Son activité spécifique s’insère dans le cadre de l’action sociale en collaboration avec les autres travailleurs sociaux » (article premier).

La nouvelle formation de conseiller en ESF garde cependant de ses origines un certain nombre de traces. D’abord, la formation conserve son caractère dual : le BTS est délivré par l’Education Nationale, alors que le diplôme d’Etat en ESF relève du ministère des Affaires sociales. Il s’ensuit que, au moins dans les deux premières années, la formation prend un

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caractère plus technique que professionnel. La démarche déductive prime sur la démarche inductive. On n’apprend plus le soin aux enfants, mais la puériculture, plus la confection des repas mais l’alimentation, la nutrition, plus la prévention et le maintien de la santé mais la biologie et la physiologie, plus la maintenance des appareils électroménager mais l’électricité, plus la couture mais l’habillement, la mode. La spécificité pédagogique de l’enseignement ménager a complètement disparu, sans qu’une nouvelle orientation, sauf en troisième année, n’apparaisse clairement. Et même durant cette troisième année, l’enseignement reste en grande partie théorique, en référence notamment aux sciences sociales et procédurales, mettant l’accent sur la méthode.

L’objet de l’intervention des CESF a fait l’objet de nombreuses transformations. Elle s’est déplacée du ménage au sein du logement et du foyer vers la prise en compte et la maîtrise des processus d’intégration sociale dans une société bousculée par les changements et qui craint qu’un nombre trop important de laissés-pour-compte n’hypothèque sa dynamique. Du logement on passe l’intégration dans le quartier puis la ville, de la prévention au développement, de la survie au bien-être, de l’autoproduction au bien acheter, de la préparation au travail à la gestion des loisirs. L’expertise s’est transformée. On prend davantage en compte les circonstances globales, les différences individuelles. On impose moins, on cherche davantage à inciter, à susciter des façons de faire. Les modes d’intervention ont du s’adapter au fur et à mesure que l’on s’adressait à des publics plus adultes, mieux ou plus longtemps scolarisés, moins féminins, dont l’univers social se réduisait de moins en moins à celui de la famille. Mais c’est aussi le système de référence qui s’est modifié. La morale a fait place à une déontologie se référant aux valeurs emblématiques du travail social : autonomisation, participation, visée éducative, neutralité, refus de l’assistanat, refus de la discrimination.

Peu à peu, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix se constitue ainsi un nouveau champ professionnel, une nouvelle professionnalité qui, sans rompre totalement avec l’enseignement ménager, n’en acquiert pas moins une consistance originale et singulière.

I-3 / Conseiller en Economie sociale familiale : que nous disent les mots

La dénomination même d’une profession peut définir son objet. Afin de comprendre à la fois son champ d’intervention et les éléments moteurs de sa dynamique, nous pouvons interroger ses quatre vocables. Car une dénomination, surtout si elle se substitue à une précédente, comme s’est le cas à propos de « conseiller en économie sociale et familiale », traduit sans doute le projet de ses auteurs, leurs ambitions, leurs conceptions du domaine d’action de la profession et de son développement.

Le mot « conseiller » véhicule une certaine idée de la modernité et est très souvent valorisé. Dans le cadre du travail social, cette valorisation peut résider dans le fait qu’il rompt avec le sous-tendu par d’autres vocables tels qu’« assistanat » et « assistance ». Conseiller se n’est pas assister. Conseiller, c’est, d’une certaine façon, se positionner dans un rapport de

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différence égalitaire. Il y a bien différence car pour pouvoir conseiller il faut au préalable avoir acquis des savoirs, de l’expérience, que l’autre n’a pas. Généralement, le conseiller a une pratique bien définie qui s’appuie autant sur des savoirs théoriques que sur une méthode logique. Sa compétence serait ainsi fondée aussi bien en théorie qu’en pratique, et c’est elle qui lui donnerait capacité mais aussi légitimité à agir. Mais le rapport se veut égalitaire puisque le conseiller reconnaît à son interlocuteur la capacité à assimiler ses conseils et donc ainsi à devenir en quelque sorte son égal. S’il y a différence, elle n’est conçue que comme limitée à un domaine spécifique et temporaire. C’est cela qui pourrait expliquer que le recours à un conseiller et l’acceptation de son aide ne seraient vécus ni comme dévalorisant ni comme assujettissant. En effet, à aucun moment le conseiller ne se substitue à son interlocuteur pour agir, il lui reconnaît la capacité à faire. Ainsi, il ne menace pas l’autonomie des personnes, qui demeurent, en théorie, libres de suivre ou non son conseil. C’est lui aussi qui permettrait l’autonomisation du demandeur, capable suite au conseil, d’agir par lui-même sur la base des principes formalisés et des situations inventoriées. En ce sens on peut dire que le conseil se veut non seulement aidant mais formateur, qualifiant.

L’« économie » est dans le sens commun un mot qui dénote rationalité, réalisme et efficacité. L’économie renvoie à l’utilisation optimale des ressources pour atteindre des objectifs déterminés au préalable. Ce mot s’oppose au social, souvent entendu en période de crise notamment comme revendication irréaliste, utopique et onéreuse. Etre un professionnel de l’économique, consisterait à trouver les solutions les plus adaptées pour résoudre le décalage entre les besoins et les moyens.

En réalité, si l’on consulte les lexicographes, nous nous apercevons que le mot « économie » possède en réalité deux sens différents. C’est d’abord « l’art de bien administrer une maison » (économie domestique), de gérer les biens d’un particulier (économie privée) ou de l’Etat (économie publique ou politique). Mais « économie » signifie aussi à partir du XVIIème siècle, « organisation des divers éléments d’un ensemble ». Dans la dénomination « économie sociale et familiale », le mot « économie » pourrait regrouper ces deux sens. Il pourrait renvoyer à l’art de gérer au mieux ses ressources, son budget familial, mais aussi à l’art de bien organiser la vie quotidienne de manière à ce que tous les besoins individuels et sociaux de la personne soient satisfaits. C’est en ce sens que l’on peut dire que le conseiller en économie sociale et familiale est un spécialiste de la quotidienneté.

Dans une acceptation descriptive, le mot « social » renvoie aux relations des individus à l’intérieur des groupes et, par extension, à l’intérieur de la société. La revendication des conseillers en économie sociale familiale à être considérés comme des travailleurs sociaux est donc hautement significative. Elle rend compte du processus de professionnalisation qu’ils ont su mettre en œuvre, des champs professionnels qu’ils investissent et du type d’employeurs qui les embauchent.

Le qualificatif « familial » accolé au mot « économie » peut évoquer un champ d’intervention très large. L’économie familiale concerne en effet la vie quotidienne des personnes dans leur parcours de vie. Elle concerne ainsi des domaines aussi variés que la santé (l’alimentation, l’hygiène), le logement (accès, maintien, maîtrise des énergies), la

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consommation (gestion du budget, prévention sur surendettement), l’insertion sociale et professionnelle.

Si l’on compare ainsi les deux dénominations « économie sociale familiale » et « enseignement ménager », la rupture paraît grande. Mais une identité professionnelle ne se réduit pas à ses caractéristiques principales. Elle est aussi déterminée par des caractéristiques secondaires qui lui sont associées. Il faut par exemple prendre en considération que, selon les dernières études réalisées, plus de 98% des conseillers en économie sociale familiale sont en réalité des femmes* (c’est pourquoi, désormais nous parlerons de conseillères, et non de conseillers en économie sociale familiale). Pour comprendre l’objet pratique de l’économie sociale familiale il faut considérer ce caractère, secondaire par rapport au statut professionnel, mais dominant. Il détermine une certaine représentation de la fonction tant chez ceux qui l’exercent que chez ceux et celles qui y ont recours.

II/ LE METIER DE CONSEILLERE EN ECONOMIE SOCIAL FAMILIAL

II-1/ Une formation et des compétences qui définissent l’identité professionnelle

La formation est ouverte aux étudiants ayant déjà obtenu un BTS en économie sociale et familiale, ainsi qu’aux titulaires d’un Diplôme universitaire de technologie de carrières sociales, d’un Diplôme d’Etat d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé ou de jeunes enfants. Elle se fait en un an et comprend 480 heures de formation théorique réparties en six unités de formation (sociologie, psychopédagogie, économie, action sociale, vie quotidienne et méthodologie) et 360 heures de stages pratiques sur site qualifiant. L’examen final est constitué de trois épreuves : un travail écrit, la soutenance d’un mémoire et la présentation d’un rapport de stage. Après réussite, les candidats obtiennent le Diplôme d’Etat de Conseiller en Economie Social Familial, également accessible par validation des acquis d’expérience. Il est ensuite possible de poursuivre le cursus vers une formation de niveau I ou II tels que le Diplôme d’Etat en ingénierie sociale ou le Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Directeur d’Etablissement Social. Certaines conseillères accèdent également, après quelques années d’expérience à des postes de responsabilité ou d’encadrement, notamment de conseiller socio éducatif de la fonction publique territoriale ou hospitalière.

Comme les éducateurs spécialisés et les assistantes sociales, les CESF sont des travailleurs sociaux de niveau II. S’ils partagent des compétences, les aptitudes particulières des CESF résident dans l’accent mis sur la gestion quotidienne, ainsi que sur ces capacités à mener des activités collectives.

*Enquête sur « Les formations aux professions sociales en 2005 », www.travail-solidarité.gouv.fr/études-recherche-et-statistiques consulté le 13 mars 2010.

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Dans le cadre de leurs activités quotidiennes, les conseillères se veulent centrées sur le concret : le quotidien, l’économie domestique, les problèmes matériels de la vie de tous les jours. Le concret s’applique tant dans l’appréciation des problèmes que dans les réponses apportées. Elles tentent de faire face au problème de fond et de trouver des solutions dans le concret de l’action. Cette façon d’agir est souvent mise en avant par les employeurs comme un atout d’efficacité, une arme face à l’impuissance, avec toutefois le risque de s’épuiser dans l’action et de trop croire à la vertu des techniques, des outils. Néanmoins, cette efficacité dans l’action est revendiquée par les conseillères elles-mêmes à travers une appropriation des compétences en matière de méthodologie d’intervention. Au service d’une problématique de l’agir elles vont ainsi être valorisées par leurs compétences en matière d’animation, de coordination et de méthodologie de projet.

Les conseillères sont aussi très attachées à la valeur éducative de leur intervention, qui se distingue du rôle d’assistance. Elles aident les personnes, les familles à se prendre en charge. Les conseillères interviennent dans un projet éducatif bien établi. A partir de là, un certain nombre de conditions paraissent importantes à leur yeux : pouvoir agir à moyen ou long terme en dépassant le ponctuel et l’urgent, pouvoir intervenir directement auprès des familles dans le cadre d’un suivi régulier.

Pour mener leurs actions, un certain nombre de compétences et de savoirs sont nécessaires. Il est en premier lieu indispensable de savoir établir le contact avec le demandeur. Souvent le premier contact, ne serait-ce qu’avec le service social lui-même est déterminant. La première prise de contact est essentielle, tout comme les qualités relationnelles à mobiliser tout au long de l’accompagnement. Afin de traiter leurs différents problèmes, il faut avoir acquis des techniques d’entretien, savoir mobiliser et transmettre les informations utiles dans les domaines de la vie quotidienne et de la vie sociale. Plus que la distribution d’informations mémorisées ou immédiatement disponibles, les conseillères doivent s’appuyer sur un savoir-faire indispensable en matière recherche d’informations et de traduction de langage. Il faut entendre par là le fait de transmettre les informations utiles de manière efficace, de savoir les rendre accessibles et compréhensibles. Une bonne capacité à parler de la vie quotidienne dans un langage de la vie quotidienne constitue l’une des ressources essentielles de ce qui peut-être appelé l’activité de médiation. Les fonctions de médiation consistent notamment à rechercher, par le dialogue et l’échange, un minimum d’accords, un compromis où chacun est respecté dans son identité, tout en se rapprochant de l’autre. Elles nécessitent également une capacité à utiliser des réseaux d’intervenants sociaux et d’administrations, ce qui suppose une bonne connaissance des interlocuteurs ressources, des institutions et de leur logique de fonctionnement.

Le travail des CESF requiert aussi des capacités à analyser les situations individuelles ou familiales, à évaluer leurs droits mais aussi leurs besoins, et ce au-delà de leur demande initiale. Une capacité à mesurer les évolutions et à évaluer les résultats est une compétence essentielle à la constitution d’une expertise forte. Celle-ci requiert que l’on puisse effectuer un travail réflexif sur sa propre pratique. Parfois difficile, tant à effectuer qu’à accepter, ce travail d’analyse de la pratique est de plus en plus souvent encadré par des commissions de régulation, de suivi de situations. Le nom et les modalités de fonctionnement peuvent varier

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mais l’idée est toujours d’apporter un autre regard, une autre expertise permettant de mieux comprendre la situation, de permettre de prendre du recul, de la distance professionnelle.

Enfin, si l’on se réfère au référentiel métier*, la CESF doit également savoir prendre du recul par rapport à sa pratique professionnelle et elle-même. Elle doit cerner et prendre conscience de ses cadres de référence en tant qu’individu. C’est cette réflexion, cette compréhension de soi-même qui permettra d’aller à la découverte du cadre de référence de l’autre. Elle facilitera les attitudes professionnelles de respect (croire en la dignité humaine, son caractère unique, son droit de choisir et en ses potentialités à y arriver), l’authenticité (rester soi-même), les capacités à recevoir les émotions des autres tout en gardant la distance nécessaire, accepter les confrontations.

II-2/ Composition du marché de l’emploi

Longtemps méconnue, la profession de conseillères en ESF a fait l’objet de très peu d’enquête, de statistique permettant d’identifier les employeurs de ces professionnelles et leurs profils de postes. Toutefois, selon ABALLEA, BENJAMIN, et MENARD** les débouchés sont nombreux.

Suite aux lois de décentralisation, les collectivités territoriales se sont vues confiées les principales missions dans le domaine de l’action sociale. Alors que les Caisses d’Allocations Familiales (CAF) et les Mutualités Sociales Agricoles (MSA) constituaient les principaux débouchés, ce sont désormais les collectivités territoriales qui apparaissent comme les principaux employeurs des conseillères en économie sociale et familiale. La définition des statuts de CESF en hôpital devrait par ailleurs ouvrir des perspectives dans la fonction publique hospitalière.

Parmi les offres en progression nous pouvons également citer les organismes privés sanitaires et sociaux : association familiale, Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale, foyers de jeunes travailleurs, foyers pour personnes handicapées …. L’ensemble de ces structures reconnaissent aux CESF des compétences particulières en matière de gestion de la vie quotidienne et d’action éducative budgétaire, particulièrement pertinentes dans le cadre de leurs actions. Le recours aux CESF semble donc répondre à une demande réelle d’une compétence spécifique. Pouvoir travailler sur les différents domaines de la vie pour plus d’autonomie des personnes prises en charge trouve ici tout son sens.

*Référentiel du Diplôme d’Etat de conseiller en économie sociale familiale consulté sur http://www.isfp.net/cces/ref_conseiller-esf.asp. le 13 Mars 2010.

**ABALLEA F., BENJAMIN I., MENARD F., Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale, Paris, Editions La Découverte, 1999.

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Egalement signalées comme des recruteurs en hausse, les associations de tutelle et de sauvegarde de justice, ainsi que toutes les offres dans le domaine du logement et de l’habitat. Si ces offres augmentent elles tendent aussi à se diversifier. En effet, les bailleurs sociaux élargissent les fonctions des CESF qui ne sont plus uniquement en charge de traiter les situations d’impayés de loyers. Elles ont un rôle dans le dépistage des situations de familles en grande difficulté d’insertion sociale, et mènent désormais les suivis éducatifs globaux et de plus en plus d’actions d’informations, de prévention en direction de leurs locataires. Par ailleurs, les PACT-ARIM (Protection Amélioration Conservation et Transformations-Association de Restauration Immobilières), les structures de cautionnement et d’aide à l’insertion par le logement ont également de plus en plus recours aux CESF.

Selon les auteurs, l’enseignement semble aussi conserver une place importante dans les débouchés. Les conseillères ESF sont embauchées dans les établissements d’enseignement général de l’Education nationale, dans les établissements agricoles, principalement pour l’enseignement sanitaire et social.

Enfin, les emplois au sein des services sociaux des entreprises semblent en baisse et deviendraient même quasiment inexistants.

Il est incontestable donc, au vu du développement des offres, que les conseillères ont réussi à s’adapter, mais aussi à donner une image au fil du temps d’une profession capable de renouveler sa pratique professionnelle dans le champ social et de trouver une nouvelle utilité. Elles ont su rompre avec une certaine image du travail social, et offrir une expertise suffisamment large pour affronter la diversité des situations, et suffisamment technique et précise pour affirmer une identité professionnelle spécifique. Elles ont développé des systèmes de références allant au-delà de la relation individuelle d’aide pour s’inscrire dans des actions plus collectives de traitement des problématiques repérées et de gestion des dispositifs multi partenariaux.

II-3/ Les diverses pratiques professionnelles des CESF

Dans cette tentative d’identification des diverses activités des CESF, les auteurs de « Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale »* ont été confrontés à une difficulté. En effet, parmi la multiplicité des situations d’emploi, des profils de poste bien distincts et évidents sont difficilement identifiables. A côté de quelques emplois types, bien identifiés par quelques traits forts, existe tout un éparpillement de profils de « travailleurs sociaux » plus ou moins différenciés.

* ABALLEA F., BENJAMIN I., MENARD F., Le métier de conseiller(ère) en économie sociale familiale, Paris, Editions La Découverte, 1999.

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Nous sommes donc face à un véritable problème pour décrire et caractériser l’exercice professionnel concret des CESF. Si l’on s’en tient au descriptif des missions qui leurs sont confiées et qui sont étroitement dépendantes des appartenances institutionnelles, nous pouvons repérer quatre grands domaines d’acticités :

‐ Activités d’aide et action éducatives individualisées

‐ Activités éducatives et socio-éducatives collectives

‐ Activités d’ingénierie sociale et technique

‐ Activités administratives et gestionnaires

Les activités d’aide et action éducatives individualisées constituent le domaine d’activité le plus important des CESF par le temps qu’il mobilise et l’investissement personnel qu’il suppose. Ce domaine est de plus en plus développé quels que soient les postes occupés. Accueil, écoute, évaluation, information, orientation sont les premières missions dévolues aux conseillères. Elles assurent par ailleurs un suivi éducatif des situations. Une place prépondérante est ici accordée à une action éducative à moyen ou long terme, centrée sur l’organisation de la vie sociale. Les conseillères développent des activités de conseil et d’action éducative individualisés, par rapport à des situations de difficultés spécifiques pour lesquelles elles recherchent des solutions concrètes dans le cadre d’une action globale qui touche l’ensemble de l’organisation de la vie quotidienne et domestique. Le domaine prioritaire d’intervention est l’action éducative budgétaire que nous développeront plus loin. A celle-ci s’ajoute toutes les actions dans le domaine du logement, que ce soit en faveur de l’aide à l’accès ou du maintien, ou encore, la maîtrise des dépenses d’énergie, le conseil pour l’achat, le fonctionnement ou l’entretien des appareils électro ménagers. Enfin, il s’agit également d’action en direction de l’insertion sociale et professionnelle ou encore de l’alimentation, la santé. Dans ce cadre, les conseillères ont développé une pratique de la contractualisation. Ceci permet de déterminer ce qui revient à chacun, mais aussi de responsabiliser tant le professionnel que la personne dans l’action à mener. Ce contrat, établi à un moment donné, permet de définir des objectifs de travail, après avoir abouti à un accord souvent négocié, mais permet aussi une évaluation commune du travail réalisé.

Les conseillères assurent aussi le suivi technique des dossiers : évaluations des besoins, traitement de la demande et constitution du dossier, suivi du cheminement administratif et démarches afférentes, contrôle, évaluation. Elles ont ainsi également une fonction de médiation en direction des administrations et divers organismes sociaux. Cette fonction est de même nature que la fonction d’orientation, mais avec une prise en charge et une assistance plus forte puisque les conseillères vont parfois jusqu’à accompagner physiquement les personnes dans leurs démarches.

Mais voyons maintenant plus particulièrement leur spécificité.

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3ème Partie : L’AEB pour une reconquête de l’estime de soi

I/ L’ACTION EDUCATIVE BUDGETAIRE : UNE PARTICULARITE DES CESF

I-1/ Origine et objectifs de l’AEB

Face au surendettement de certaines familles, a une demande systématique et régulière de demande d’aide financière mettant en évidence une méconnaissance des règles de gestion d’un budget, ou a une demande volontaire des familles d’être soutenues dans ce domaine, la Caisse d’Allocations Familiales a pensé en 1966 à utiliser des professionnels pour traiter des difficultés budgétaires. Apprendre aux personnes en difficulté à gérer leur budget est le cœur du métier de ce professionnel.

L’action éducative budgétaire se mène dans un cadre éducatif, non dans l’urgence, avec un contrat de projet et vise la valorisation et/ou l’appropriation de compétences par les personnes, les familles. L’intervention privilégie la participation active et permanente des usagers, l’expression de leurs besoins, l’émergence de leurs potentialités, afin qu’ils puissent progressivement accéder à leur autonomie et à la maîtrise de leur environnement domestique. Cette action s’inscrit dans un cadre préventif comme curatif car l’intervention des CESF porte à la fois sur le traitement des difficultés immédiates et sur une action éducative à plus long terme pour une acquisition par les personnes de notions de gestion de budget dans le cadre d’un accompagnement. Elle a pour but d’amener la famille, la personne, vers une capacité à se prendre en charge, à s’autonomiser. D’un point de vue financier, l’action n’a pas la prétention d’arrêter les demandes d’aides financières, mais de faire prendre conscience que ces demandes ne sont pas une fin en soi, et que, en adoptant un autre comportement, d’autres habitudes, la personne pourrait faire face seule, sans avoir recours à l’intervention de l’aide sociale.

Enfin, cette action, de part ses caractéristiques, mais aussi par une pratique de la visite à domicile très développée chez les conseillères, permet d’appréhender le contexte social de la famille dans sa globalité (cadre de vie, santé, enfant, vie sociale) et permet de mieux comprendre le fonctionnement familial, ses difficultés, pour déterminer aux mieux les objectifs d’intervention.

Mais comprendre ce qui est en jeu dans la relation d’aide, revient probablement, dans un premier temps à se poser la question de ce qui est en jeu dans la relation à autrui. Cet autre, il faut d’abord le connaître, le percevoir en tant qu’individu singulier, comprendre son parcours. Cette rencontre ne doit rien au hasard. Elle intervient à la suite d’une difficulté, d’une déviance, source de gêne et de malaise qui conduit une personne à prendre contact avec un service social pour demander de l’aide et cela n’a rien d’anodin. Cette difficulté, il s’agira de l’identifier, de la nommer et de la prendre en charge dans le respect de l’autre, de ses besoins, de ses capacités. Le travailleur social, au travers de cette relation d’aide devra

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parvenir à mobiliser les personnes, en tant qu’acteur. Il y a une idée de sujet, dont il faut encourager les comportements d’autonomie. Ce dont il s’agit, c’est d’accompagner les démarches, de développer des compétences, de favoriser les potentialités. Il s’agit également de développer des capacités d’adaptation, d’anticipation, de permettre de se débrouiller seul ou de savoir faire appel à d’autres, de composer avec les exigences de la réalité pour réussir à répondre à ses besoins de la façon la plus satisfaisante possible en fonction de ses ressources. C’est permettre d’atteindre le plus haut niveau d’autonomie, en travaillant notamment sur la confiance en soi, sa capacité à agir sur son environnement. Pour réaliser cet objectif, l’outil principal réside dans la relation interpersonnelle dont il apparaît nécessaire qu’elle soit portée par une dynamique de mouvement.

I-2/ Le contexte d’intervention de la profession

En tant que partie prenante du travail social, la profession de conseillère en économie sociale familiale a été marquée ces dernières années par les profonds changements du contexte de l’intervention sociale. Le contexte économique et social s’est vu affecté par un ancrage et un approfondissement de la crise. Les modes de vie ont profondément évolué modifiant les relations aux choses et aux personnes. Les réponses aux exigences et besoins nées de ce contexte ont pris globalement cinq directions : des actions spécifiques sur les revenus des personnes en difficulté, des actions spécifiques sur le logement en matière d’aide à l’accès et au maintien, des mesures de protection des personnes et familles vulnérables, des actions spécifiques sur l’emploi, des actions plus globales du développement social local (actions de formation, mises en place d’ateliers).

Par ailleurs, les conseillères interviennent dans un contexte juridico-administratif et politique complètement transformé, puisqu’avec la décentralisation l’action sociale est passée pour l’essentiel aux mains des Conseils Généraux et de leurs services sociaux. La décentralisation a eu un effet beaucoup plus important qu’on ne l’a parfois cru sur la structuration du champ de l’action sociale et sur l’évolution du travail social lui-même. De nouveaux impératifs ont été dégagés qui ont recentré le travail sur l’individuel (plus que sur le communautaire), sur l’assistance ponctuelle (plus que sur l’action à long terme), sur le curatif (plus que le préventif), sur la solution partielle (au détriment de l’approche globale), sur la recherche de l’efficience (autant que le recherche de l’efficacité), sur le socio-économique (plus que le socioculturel), sur la logique de droit (et pas seulement celle du besoin). Or, on peut se demander si l’économie sociale familiale, qui, elle, semble être restée un peu en marge du vaste mouvement de refondation de l’action sociale des décennies soixante et soixante-dix, ne se trouve pas plus en phase aujourd’hui avec les orientations dominantes que les autres catégories de travailleurs sociaux.

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Nous avons déjà vu que, avec la constitution de la profession dans le champ de l’ESF et du travail social, nous sommes passés d’un public composé majoritairement de jeunes filles scolaires et d’adolescentes à un public adulte essentiellement féminin. Par la suite, la montée des problèmes d’emploi, de pauvreté et de précarité à contribué à de nouvelles transformations du public des CESF, qui s’est largement diversifié. Dans un premier temps un glissement s’est opéré du public « femme » à un « tout public » beaucoup plus large composé aussi bien de personnes isolées que de familles, de femmes que d’hommes, de jeunes que de personnes âgées, ou personnes handicapées, en activité ou non. Et maintenant, de plus en plus on s’éloigne du versant préventif du métier pour se focaliser sur l’aspect curatif, avec des interventions auprès de publics en grande difficulté qui se composent de multiples groupes plus spécifiques : bénéficiaires du RMI, jeunes chômeurs en difficulté, ménages endettés ou expulsés, femmes seules sans ressources …

Une autre conséquence, plus globale, liée aux mutations du contexte politique et juridique de l’intervention sociale, concerne à la fois les modalités et les finalités du travail social. Les CESF, comme les autres travailleurs sociaux, interviennent désormais de plus en plus dans le cadre de politiques publiques, nationales ou locales, et dans une proximité plus grande avec les décideurs, d’où un encadrement et une finalisation plus forte du travail social sous la pression plus directe des contingences politiques.

Enfin, il y a également eu des modifications du regard social porté sur la pauvreté, l’exclusion. La prise de conscience d’une nouvelle pauvreté au début des années 1980, fut le révélateur de la crise des mécanismes de socialisation par le travail salarié et de leur encadrement par la protection sociale issue de la libération. Pendant plus d’une décennie, la société Française s’est rassemblée autour de l’idée que la solidarité devait pallier au mieux la crise des mécanismes assurantiels. Par exemple, l’instauration de la loi sur le RMI (Revenu Minimum d’Insertion) a montré une volonté du législateur de rompre avec la demande de contrepartie de l’assistance sans ambiguïté : l’insertion était un droit, et sa mise en œuvre engageait l’institution. Du point de vue de l’allocataire, le versement de l’allocation était un objectif et non un préalable au versement de l’allocation. L’adoption de la loi de lutte contre les exclusions du 28 Février 1998 est venue renforcer un certain nombre de droits sociaux.

Toutefois, selon Nicolas DUVOUX*, « dans l’ensemble des pays Européens depuis vingt ans, les représentations de la pauvreté se sont transformées et ont davantage mis en évidence des facteurs individuels par rapport aux causes structurelles. Alors que l’Etat-providence atténuait la responsabilité individuelle dans la régulation de la question sociale, tout se passe comme si nous assistions à un retour des mauvais pauvres ». Ainsi, après plus de trente ans de mise en œuvre de mesures de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, les personnes prises en charge ont commencé à faire figure, non plus de victimes, mais de privilégiés. La solidarité Nationale apparaît comme coûteuse et peu efficace. Cette société de

*DUVOUX N., L’autonomie des assistés, Paris, Presses Universitaires de France, Le lien social, 2009.

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plus en plus exigeante envers les individus développe de surcroît une certaine culpabilité à ses membres. Ainsi, si les individus ont tendance à penser qu’ils sont responsables de leur situation, cette attitude serait, en grande partie, une réponse à la norme à laquelle l’institution attend qu’ils se conforment.

I-3/ Déroulement de l’action

Avec le développement de l’intervention des CESF auprès de publics en situation financière de plus en plus précaire, les conseillères sont régulièrement amenés à se demander notamment dans quelles mesures il existe des conditions « normales » pour proposer des interventions AEB et des conditions dans lesquelles de telles interventions n’auraient plus aucune signification. Par exemple, la question est souvent posée de savoir s’il existe un seuil de ressources en deçà duquel une intervention de conseillère en vue d’une action budgétaire n’a pas de sens. Face à ce problème il n’y a pas de réponse collective précise de la profession. Deux grands principes sont néanmoins revendiqués, qui doivent finaliser l’action. Il s’agit tout d’abord d’un principe de volontariat et de contractualisation des rapports avec la conseillère. Cette action ne peut se mener qu’avec l’accord et la participation active des personnes. On ne peut et ne doit faire à la place, ou imposer, mais au contraire accompagner, suggérer. Un second principe serait que l’AEB ne peut en aucune façon apparaître comme un palliatif à l’absence de ressources. Même sans code déontologique affirmé, les conseillères semblent posséder un certain nombre de valeurs communes, qui structure leur approche professionnelle.

Généralement les familles, les personnes, sont déjà connues d’un travailleur social, le plus souvent l’assistante sociale de secteur. Il est donc indispensable qu’assistante sociale et conseillère en économie sociale familiale se concertent et analysent ensemble les situations pour distinguer notamment les situations dont le problème est exclusivement budgétaire, des situations à problèmes multiples nécessitant un traitement diversifié. C’est ainsi que dans la pratique, des suivis sont assurés exclusivement par la CESF et d’autres en binôme. Ce binôme peut prendre différentes formes qu’il faut au préalable bien définir pour que chacun trouve sa place et qu’il garde sa pertinence. D’ailleurs, la complémentarité de ces deux professionnelles est souvent défendue.

Une fois la prise de contact établie, la CESF va découvrir le contexte social de la famille, faire un état des lieux de la situation financière et déterminer avec la personne le projet d’action dans le cadre d’un contrat. Cette notion de contrat apparaît souvent comme un moyen de restaurer la confiance que les individus ont en eux-mêmes et celle qu’ils portent à ceux qui sont en charge de les accompagner. Mais pour que l’action puisse se mener, il est indispensable d’établir une relation de confiance car il est difficile d’aborder ce thème si confidentiel et personnel. L’argent apparaît encore en France comme un sujet tabou. Si la relation de confiance s’installe, une coopération ou du moins une acceptation de l’intervention peut s’établir alors. Il est donc important de prendre le temps de bien expliquer le motif de

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l’orientation vers cet accompagnement, ses objectifs, de considérer la personne, son environnement, de comprendre ses préoccupations, motivations, fonctionnement et de respecter la confidentialité des informations.

L’objectif de la mise à plat de la situation financière est de faire prendre conscience au ménage de son budget. Voir la réalité de la situation, accepter ce qui est, juste pour le moment, est la seule manière de pouvoir éventuellement changer, modifier les choses, en retrouvant des pistes, des stratégies, des solutions. Accepter ce qui est, « c’est devenir conscient, chercher à voir comment faire face, chercher des moyens d’améliorer la situation. C’est parfois n’avoir d’autre choix que de faire le deuil de ce qui était, ce qui aurait pu être pour vivre autant que possible la réalité de l’instant et tenter de lui donner du sens » *. Mettre à plat un budget n’est donc pas seulement poser des chiffres sur un papier, c’est l’étape, par la prise de conscience qu’elle doit susciter, qui va permettre de donner du sens à l’action qui doit être menée. C’est ce sens trouvé qui doit permettre aux individus de faire de manière durable les efforts, démarches en vue d’une amélioration de leur situation. C’est aussi une étape qui doit responsabiliser les individus dans les choix qu’ils ont à faire. Il ne s’agit en aucun cas pour le travailleur social d’imposer ses propres solutions. Pour que ce travail puisse fonctionner il faut obtenir l’adhésion de la personne. En d’autres termes, c’est à elle de choisir, de décider si elle s’engage ou non dans les démarches proposées. Par ces choix, la personne va s’affirmer, exprimer son identité, sa personnalité et quelque part définir un nouveau projet de vie. A chaque décision prise, à chaque démarche réalisée et menée à son terme, la personne atteste de son autonomie, peut se considérer responsable de ses actes, et prendre conscience qu’elle peut agir favorablement sur son environnement. Il se joue donc ici quelque chose d’important pour le bien-être des personnes qui dépend notamment de sa capacité à exercer un contrôle sur son environnement mais aussi le fait d’en être conscient.

Il s’agira ensuite de repérer les charges compressibles et les charges incompressibles, de rationaliser le budget en mensualisant et prévoyant les dépenses, en mettant en place des plans d’apurement des dettes. Il faut aussi informer, conseiller, orienter, accompagner les individus dans les démarches administratives, favoriser leur expression pour mieux comprendre le fonctionnement du ménage, valoriser son potentiel et les amener ainsi à plus d’autonomie.

Il n’y a pas de méthode unique pour mener cette action. Comme chaque professionnel est différent tant dans son rapport à l’argent que dans sa manière de conduire l’action, chaque budget est différent et surtout chaque famille a un fonctionnement différent. Néanmoins, dans tous les cas, il faudra pouvoir faire un bilan de l’action : la personne a-t-elle pu prendre en charge son budget de façon autonome ? A-t-elle toujours recours à des aides ? A-t-elle trouvé une certaine tranquillité d’esprit ? A-t-elle pu se libérer de toutes ces préoccupations pour se consacrer à son insertion qui nécessite une entière disponibilité ? Peut-elle mieux penser à l’avenir et la réalisation de ses projets ? Peut-elle réagir plus facilement aux imprévus ou périodes plus difficiles ? Quels sont les changements produits dans les relations familiales, et dans les rapports à elle-même ?

*POLETTI R., DOBBS B., Accepter ce qui est, Paris, Jouvence, 2005.

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II/ L’ESTIME DE SOI

Le concept d’estime de soi occupe une place importante dans l’imaginaire occidental, en particulier aux Etats-Unis, où le mot « self-esteem » fait partie du vocabulaire courant. En France, nous avons longtemps préféré parler d’amour propre, qui témoigne d’une vision plus affective du rapport à soi. Le verbe « estimer » vient en effet du latin oestimare, « évaluer », dont la signification est double : à la fois « déterminer la valeur de » et « avoir une opinion sur ». L’estime de soi est définie par Josiane DE SAINT PAUL comme « l’évaluation positive de soi-même, fondée sur la conscience de sa propre valeur et de son importance inaliénable en tant qu’être humain. Une personne qui s’estime se traite avec bienveillance et se sent digne d’être aimée et d’être heureuse. L’estime de soi est également fondée sur le sentiment de sécurité que donne la certitude de pouvoir utiliser son libre arbitre, ses capacités et ses facultés d’apprentissage pour faire face de façon responsable et efficace aux évènements et aux défis de la vie »*. Il s’agit d’une évaluation c’est à dire d’un jugement de valeur à propos de soi et qui suppose d’avoir une représentation de soi. Celle-ci, plus large que l’estime de soi inclut un nombre important de représentations partielles comme notre apparence physique, nos traits de caractère, nos compétences, notre position sociale. Cette représentation de soi ne peut-être évaluée que par rapport à quelque chose qui sert de mesure : c’est l’idéal du moi. C’est ce que la personne voudrait être ou être capable faire. C’est un modèle interne auquel elle va chercher à se conformer. Si l’idéal est trop parfait, si la représentation est idéaliste, l’écart est trop grand et cet idéal devient inaccessible. Le sujet se sent alors impuissant et perd son estime de lui-même. Lorsque ce regard-jugement est négatif il engendre souffrance et désagréments dans notre quotidien. En revanche, lorsqu’il est positif il permet de s’aimer soi-même, de se respecter. Au regard des capacités, il permettrait de penser clairement, par soi-même, de faire des choix dans le respect de ses propres opinions et d’agir en accord avec ses choix. Le niveau de notre estime de soi semble donc avoir des conséquences profondes dans tous les domaines de notre vie. Il a également un retentissement sur nos attentes, les résultats que nous obtenons, ainsi que sur notre attitude globale. Si l’individu croit en lui, il agira de telle façon que dans la plupart des cas il réussira, ce qui confirmera sa croyance qu’il avait bien raison de croire en lui. A l’inverse, s’il doute profondément de lui, de sa valeur, il risque de ne rien entreprendre ou de partir battu d’avance. Dans ces conditions on comprend pourquoi de nombreux philosophes et psychologues s’accordent à penser que l’estime de soi est nécessaire à l’équilibre des êtres humains et que la confiance en soi est le moteur nécessaire à l’épanouissement et à la réussite personnelle et sociale. L’estime de soi paraît donc comme essentielle à notre santé physique et morale, à notre capacité d’adaptation, à notre efficacité et épanouissement. ___________________________________________________________________________*De Saint Paul J., Estime de soi, confiance en soi. Les fondements de notre équilibre personnel et social, Paris, Inter Editions, 1999.

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Avoir confiance en soi, être sûr de soi, être content de soi …, voici les termes et

expressions les plus employés dans le langage courant pour désigner l’estime de soi. En réalité, selon LELORD et ANDRE * l’estime de soi repose sur trois composantes : la confiance en soi, la vision de soi et l’amour de soi. Le bon dosage de chacune de ces composantes est indispensable à l’obtention d’une estime de soi harmonieuse.

II-1/ Les piliers de l’estime de soi

L’amour de soi est l’élément le plus important. Une personne qui est consciente de sa

valeur et de celle des autres et qui est capable de manifester son acceptation d’elle-même est également capable de s’aimer. S’accepter, c’est d’abord se reconnaître. C’est accepter ses pensées, ses émotions, ses comportements, ses défauts. Si s’estimer implique de s’évaluer, s’aimer ne souffre aucune condition. Cela repose sur l’idée que, simplement, en tant qu’être humain, nous sommes dignes d’amour et de respect. On s’aime malgré nos défauts et nos limites, malgré nos difficultés et nos échecs. On sait aujourd’hui que l’amour de soi dépend en grande partie de l’amour que notre famille nous a prodigué pendant notre enfance. Les carences d’estime de soi qui prennent leur source à ce niveau sont sans doute les plus difficiles à rattraper. On les retrouve dans ce que les psychiatres appellent « les troubles de la personnalité », c’est à dire chez des sujets dont la manière d’être avec les autres les pousse régulièrement au conflit ou à l’échec. L’acceptation de soi permet de prendre en compte ses pensées, ses opinions et donc de vivre en accord avec ses valeurs. Si nous trahissons nos valeurs, nous perdons la face à nos propres yeux et perdons notre intégrité. S’aimer soi même est donc bien le socle de l’estime de soi, son constituant le plus profond et le plus intime. Il explique que nous puissions résister à l’adversité et nous reconstruire après un échec. Il n’empêche ni la souffrance ni le doute en cas de difficulté, mais il permet de rebondir. Pourtant, il n’est jamais facile de cerner chez une personne, au-delà de son masque social, le degré exact de l’amour qu’elle se porte. La vision de soi, le regard que l’on porte sur soi, que l’on a de ses qualités et de ses défauts est le deuxième pilier de l’estime de soi. Il ne s’agit pas seulement de la connaissance de soi ; l’important n’est pas la réalité des choses, mais la conviction et l’acceptation de ce que l’on est, que l’on est porteur de qualités et de défauts, de potentialités ou de limitations. C’est aussi le regard que l’on a sur notre corps et son acceptation qui est loin d’être facilité par un certain nombre de facteurs culturels qui, notamment au travers de la publicité, véhiculent des idéaux de beauté. Le refus de son apparence physique, peut-être le reflet d’un malaise bien plus important que les chirurgiens esthétiques connaissent bien. Positive, la vision de soi est une force puissante qui nous permet d’atteindre nos objectifs malgré les difficultés. Au contraire, une estime de nous-mêmes déficiente, une vision de soi trop limitée ou timorée nous fera perdre du temps avant que nous trouvions notre « voie » * LELORD F., ANDRE C., L’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2001.

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Ce regard que nous portons sur nous même, nous le devons pour l’essentiel à notre environnement familial et, en particulier, aux projets que nos parents formaient pour nous. Dans certains cas, l’enfant est chargé inconsciemment par ses parents d’accomplir ce qu’ils n’ont pas su ou pas pu réaliser dans leur vie. De tels projets sont légitimes, à condition que la pression sur l’enfant ne soit pas trop forte et tienne compte de ses désirs et capacités propres. Faute de quoi la tâche sera impossible pour l’enfant, qui sera victime de son incapacité à réaliser la grande vision que ses parents caressaient pour lui. Le fait de ne pas prendre en compte les doutes et les inquiétudes de l’enfant peut entraîner, ultérieurement, une profonde vulnérabilité de l’estime de soi.

Troisième composante de l’estime de soi, la confiance en soi s’applique surtout à nos actes. Selon le Larousse, la confiance en soi est un « sentiment d’assurance et de sécurité à propos de soi ». Etre confiant, c’est penser que l’on est capable d’agir de manière adéquate dans les situations importantes. Elle renvoie à une « agréable certitude de posséder les capacités nécessaires pour compter sur soi, prendre soin de soi et faire face aux aléas de la vie »*. Contrairement à l’amour de soi et, surtout, à la vision de soi, la confiance en soi n’est pas difficile à identifier. Il suffit pour cela de fréquenter la personne, d’observer comment elle se comporte dans des situations nouvelles et imprévues. La confiance en soi peut donc sembler moins fondamentale et c’est en partie vrai. Toutefois, son rôle est primordial dans la mesure ou l’estime de soi a besoin d’actes pour se maintenir ou se développer : de petits succès au quotidien sont nécessaires à notre équilibre psychologique. Cette confiance en soi vient principalement du mode d’éducation qui nous a été prodigué. Les échecs sont-ils présentés comme une chose possible mais non catastrophique ? L’enfant est-il récompensé autant pour avoir essayé que pour avoir réussi ? Comment lui apprend-on à tirer des leçons de ses difficultés ? Ne pas redouter outre mesure l’inconnu ou l’adversité témoigne d’un bon niveau de confiance en soi. Certes, une confiance en soi insuffisante ne constitue pas un handicap insurmontable. Mais les personnes qui en souffrent sont souvent victimes d’inhibition, sensible notamment dans les actes de la vie quotidienne.

Ces trois composantes de l’estime de soi entretiennent généralement des liens d’interdépendance. L’amour de soi (se respecter quoi qu’il advienne, écouter ses besoins et ses aspirations) facilite incontestablement une vision positive de soi (croire en ses capacités, se projeter dans l’avenir) qui, à son tour, influence favorablement la confiance en soi (agir sans crainte excessive de l’échec et du jugement d’autrui).

L’estime de soi est donc une évaluation positive de soi-même, fondée sur la conscience de sa propre valeur et de son importance inaliénable en tant qu’être humain. Elle est également fondée sur le sentiment de sécurité qui donne la certitude de pouvoir utiliser son libre arbitre, ses capacités et ses facultés d’apprendre pour faire face de façon responsable et efficace aux évènements et défis de la vie.

*De Saint Paul J., Estime de soi, confiance en soi. Les fondements de notre équilibre personnel et social, Paris, Inter Editions, 1999.

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Au travers de toutes nos activités, nous recherchons le plus souvent à satisfaire deux

grands besoins, également indispensables à notre estime de soi : nous sentir aimés et nous sentir compétents. Dans tous les domaines nous attendons la satisfaction conjointe de ces deux besoins. En effet, la satisfaction de l’un sans l’autre ne comblera pas nos attentes. Ces nourritures nécessaires à notre ego sont d’autant plus nécessaires que l’estime de soi n’est pas donnée une fois pour toute. Elle est une dimension de notre personnalité éminemment mobile : plus ou moins haute, plus ou moins stable, elle a besoin d’être régulièrement alimentée II-2/ Une estime de soi ou des estimes de soi ?

Certains chercheurs pensent que l’estime de soi est en fait l’addition de plusieurs estimes de soi, spécifiques à différents domaines, qui peuvent fonctionner de manière relativement indépendante les unes des autres. Par exemple, on peut avoir une bonne estime de soi dans le domaine professionnel et une moins bonne en matière sentimentale. Selon les circonstances et les interlocuteurs, le sentiment de valeur personnelle pourrait alors varier considérablement. En revanche, pour d’autres chercheurs, il est impossible de compartimenter l’estime de soi : difficile d’en avoir une bonne dans un domaine sans que cela ne bénéficie au domaine voisin. Inversement, une estime de soi médiocre dans un secteur altérera forcément notre niveau global de satisfaction de nous-mêmes. L’estime de soi ne peut alors être vue que comme un regard global sur soi-même.

Le niveau d’estime de soi ne suffit pas à expliquer l’ensemble des réactions d’un individu. Il est nécessaire de prendre en compte son degré de résistance aux évènements quotidiens, tant il est vrai que l’estime de soi est l’objet de fluctuations. En corrélant le niveau et la stabilité de l’estime de soi, on aboutit selon LELORD et ANDRE* à une classification en quatre catégories qui permet de mieux comprendre tout un ensemble de réactions. Il existerait une haute estime de soi stable et une instable. De même il en existe une basse stable et une basse instable. Les circonstances et les événements extérieurs ont peu d’influence sur l’estime de soi du sujet lorsque celle-ci est haute et stable. Ce dernier ne consacre donc pas beaucoup de temps et d’énergie à la défense ou à la promotion de son image. En revanche, bien qu’élevée, l’estime de soi instable peut ici subir des à-coups importants, notamment si les sujets sont placés dans un contexte compétitif ou déstabilisant. Ils réagissent alors avec vigueur à la critique et à l’échec, qu’ils perçoivent comme autant de menaces. Ils pratiquent alors l’autopromotion en mettant en avant leur succès ou leurs qualités de manière excessive. * LELORD F., ANDRE C., L’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2001.

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Cette nouvelle classification met en évidence deux profils bien distincts. D’un côté, les individus émotionnellement stables, qui ne se décontenancent pas facilement face à l’adversité et qui gardent une certaine cohérence dans leurs propos et dans leur conduite, que le contexte soit favorable ou défavorable. De l’autre, les sujets plus vulnérables, qui se sentent plus facilement agressés et remis en question quand ils se trouvent dans des contextes hostiles ou tout simplement critiques.

L’estime de soi basse et instable est sensible et réactive aux événements extérieurs, qu’ils soient positifs ou négatifs. Elle passe régulièrement, à la suite de succès ou de satisfactions, par des phases où elle est plus élevée qu’à l’habitude. Cependant, ces succès sont souvent labiles, et son niveau redescend peu après, quand de nouvelles difficultés surgissent. Les sujets qui entrent dans cette catégorie font des efforts pour se donner à eux-mêmes et aux autres une meilleure image. La basse estime de soi stable est peu mobilisée par les événements extérieurs, mêmes favorables. Le sujet semble consacrer peu d’efforts à la promotion de son image et de son estime, dont il accepte et subit en quelque sorte le bas niveau. Les sujets dont l’estime de soi est basse et instable semblent désireux d’améliorer leur condition et agissent en conséquence. Ceux dont l’estime de soi est basse et stable paraissent, quant à eux, « résignés ». Ils fournissent peu d’efforts pour se valoriser à leurs yeux ou à ceux des autres.

II-3/ Pourquoi et comment modifier son estime de soi ?

La question est déjà de savoir s’il est possible de modifier son estime de soi une fois atteint l’âge adulte. Nombreux sont ceux qui n’y croient pas. Pour eux, l’estime de soi fait partie de ces traits psychologiques qui sont donnés une fois pour toute. Pourtant une étude récente montre que des changements peuvent intervenir. Cette étude a pu établir notamment une corrélation entre l’augmentation de l’estime de soi et une amélioration des relations interpersonnelles et du statut professionnel.

Pourquoi tenter de modifier une estime de soi ? Comme nous l’avons vu précédemment, le niveau global d’estime de soi influence considérablement nos choix de vie. Ainsi, on a pu montrer qu’une haute estime de soi est associée à des stratégies de recherche de développement personnel et d’acceptation des risques, tandis qu’une basse estime de soi engendre plutôt des stratégies de protection et d’évitement. Autrement dit, la personne à haute estime de soi a envie de réussir, là où celle à basse estime de soi a peur d’échouer. Il est clair que ces deux stratégies ont des conséquences spécifiques sur le long terme. Le niveau d’estime de soi a des conséquences sur les décisions que nous prenons, le choix des relations que nous entretenons et les résultats que nous obtenons. En effet, les personnes présentant une faible estime d’elle-même rencontrent souvent des difficultés d’adaptation. Les changements, source de doute et d’inquiétude, les déstabilisent, leur font peur, car elles n’ont pas la certitude de pouvoir compter sur leurs propres ressources. Par manque d’assurance,

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elles ont peur d’agir, de s’affirmer et ont tendance à se conformer aux désirs des autres au détriment parfois de leurs besoins personnels. Elles ont aussi des difficultés à reconnaître leurs erreurs et donc à les corriger, à voire une manière de faire autrement. D’un point de vue relationnel, les personnes à faible estime d’elles-mêmes ont généralement des difficultés de communication. Elles ne livrent pas facilement leurs idées, leurs sentiments, leurs désirs, n’accordant qu’une très faible importance à leurs opinions. Enfin, ne reconnaissant pas leur valeur, elles ont du mal à croire en l’amour de l’autre, ce qui les conduit à vivre dans un sentiment d’insécurité permanente. Au-delà donc de l’estime de soi à proprement parlé, il s’agit donc d’agir sur les capacités des individus à s’autoproclamer, à s’émanciper, à s’autonomiser. En reconnaissant et en acceptant ce qu’ils sont, en identifiant et en affirmant leurs réels besoins et attentes, en reconnaissant leur capacité à agir pour leur satisfaction, les individus pourront retrouver un certain bien-être qui leur permettra de modifier leurs relations pour un épanouissement personnel et une émancipation dans la plus grande autonomie possible.

Selon LELORD et ANDRE* pour modifier son estime de soi, il est possible de porter ses efforts sur trois points principaux ; changer son rapport à soi-même, changer son rapport à l’action, et changer son rapport aux autres. Chacun de ces points ayant une importance particulière. Se connaître est la première des règles en matière d’estime de soi. Elle concerne aussi bien le regard que l’on se porte, que notre manière de se présenter aux autres. Pour cela, il faut être honnête envers soi-même. Il faut accepter ses sentiments, reconnaître ses émotions, mais aussi s’accepter soi-même avec nos qualités et nos défauts. Le second point sur lequel il est possible d’intervenir pour modifier son estime de soi est le rapport à l’action. En effet, les actes sont la dynamique d’entretien de l’estime de soi. La vie quotidienne nous fournit une foule d’objectifs, mêmes modestes, qui une fois atteints, nous permettent de ressentir une certaine satisfaction qui traduit l’amélioration de l’estime de soi. Cependant, avant d’agir, il est nécessaire d’accepter l’idée de l’échec. D’une manière générale personne n’aime l’échec. Mais l’important sont les enseignements que l’on peut en tirer. Enfin, le troisième point à changer est son rapport aux autres. Après avoir appris à se connaître on peut s’affirmer. On peut exprimer ce que l’on pense, ce que l’on veut, ce que l’on ressent tout en respectant les autres. C’est pouvoir dire non sans agressivité, demander quelque chose sans toujours s’excuser, répondre avec calme à une critique. S’affirmer ne sert pas seulement à obtenir ce que l’on veut, c’est aussi se sentir bien dans sa peau et développer son estime de soi. L’empathie est également un puissant moteur du développement de l’estime de soi. Cette capacité à écouter et à ressentir le point de vue des autres, à chercher à les comprendre nous permet de rester proche des autres et d’être accepté par eux. Pour finir, il faut savoir s’appuyer sur le soutien social, c’est à dire les relations que nous entretenons avec les personnes de notre entourage, et l’aide que nous en retirons. * LELORD F., ANDRE C., L’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2001.

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Cependant, avant de pouvoir effectuer ce travail sur soi-même, il faut être conscient de l’existence de l’estime de soi, de son niveau et de l’importance qu’elle présente au quotidien. Nombre de personnes n’ont pas cette connaissance et utilisent, sans toujours en avoir conscience, d’autres moyens qui permettent de préserver son estime de soi. La reconnaissance sociale par exemple est très liée à l’estime de soi car le sentiment d’être intégré témoigne d’un minimum d’acceptation par des semblables. Les personnes à basse estime de soi sont donc particulièrement attirées par cette recherche d’acceptation, d’identification. En travail social on constate bien ce phénomène. Il convient donc de se demander comment le travail social, au travers de la relation d’aide et plus particulièrement dans le cadre d’une action éducative budgétaire, peut aider les personnes à rehausser leur estime d’elles-mêmes.

II-4/ Comment l’action éducative budgétaire peut-elle agir sur l’estime de soi ?

Comme nous l’avons vu précédemment, dans l’ensemble des pays Européens depuis plus de vingt ans, les représentations de la pauvreté se sont transformées et ont davantage mis en avant des facteurs individuels par rapport aux causes structurelles. En réponse à la norme à laquelle l’institution attend qu’ils se conforment, les individus ont tendance à penser qu’ils sont responsables de leur situation. Ils se présentent généralement dans les services sociaux avec une mauvaise estime d’eux-mêmes. D’une part par le coût que représente pour l’image de soi le fait d’être suivi par un travailleur social et d’autre part par ce sentiment d’échec qui les envahit du fait de ne pas être en capacité d’y arriver seuls, d’avoir manqué quelque chose qui atteint leur niveau de confiance.

Dès lors, il apparaît indispensable pour les conseillères, et tous les travailleurs sociaux de manière générale, d’agir de manière à restaurer cette estime de soi défaillante car c’est à cette condition que les personnes pourront retrouver un équilibre durable. Mais comment faire et comment cela se joue-t-il dans le cadre d’une action éducative budgétaire ?

Que ce soit de manière consciente ou inconsciente, pour pouvons dire que l’action éducative budgétaire permet d’intervenir sur les trois domaines qui permettent d’améliorer l’estime de soi, à savoir : le rapport à soi-même, le rapport à l’action et le rapport aux autres, ceux-ci étant directement liés.

De plus en plus souvent les travailleurs sociaux expriment un sentiment d’impuissance face à certaines situations d’extrême précarité. Manque de temps, manque de moyens ou même, pour les plus sincères, manque de préparation à la confrontation à ces situations sont régulièrement mis en cause. Mais finalement parfois, peu importe l’aide matérielle concrète qui peut-être apportée. Certes, il est loin d’être satisfaisant, même acceptable de laisser des personnes, ou des familles démunies livrées à elles-mêmes. Mais ne serait-ce que le fait de se rendre disponible dans le temps et l’écoute qui vont lui être accordée, c’est prendre en considération la personne, la reconnaître en tant qu’être singulier. C’est créer un contexte de communication favorable qui doit lui permettre de s’exprimer sur elle-même, son parcours, ses difficultés, ses demandes. Et on sait à quel point la parole peut-être libératrice. C’est ainsi lui reconnaître de l’importance qui doit la rassurer sur sa valeur, le fait qu’elle « mérite » de l’attention.

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Par ailleurs, en permettant aux personnes de mettre à plat leur situation, de les aider à l’analyser en prenant du recul, il apparaît plus clairement les possibilités qui s’offrent à elles. Identifier et reconnaître un problème de gestion budgétaire c’est savoir sur quoi agir. C’est renvoyer aussi à la personne sa responsabilité et donc ses possibilités d’action. Cela permet, de voir des perspectives et dans la plupart des situations de retrouver une certaine confiance en l’avenir. Alors qu’auparavant elles ne voyaient plus comment faire, se sentaient impuissantes et avaient souvent « baissé les bras », elles peuvent désormais se replacer dans une dynamique, source de changements, d’autant plus qu’elles sont soutenues et accompagnées dans les démarches. Si la constitution d’un dossier de surendettement, par exemple, n’est qu’un outil de l’action éducative budgétaire, il constitue bien une perspective. Si la personne en relève, elle ne sera plus livrée à elle-même face à ses créanciers. C’est une commission qui se chargera pour elle d’établir un plan de redressement avec eux en accord avec sa situation financière. Le plan établi va prévoir de manière très précise à qui et combien rembourser chaque mois. Les créanciers acceptant ce plan ne peuvent plus exercer de pression pour obtenir le recouvrement des sommes impayées. La personne retrouve une stabilité financière qui lui permet de retrouver la maîtrise de sa situation, qui va aussi lui donner une sécurité nécessaire à l’accomplissement d’autre projet, de retour à l’emploi par exemple.

Ces changements concernent tant le rapport que les personnes entretiennent avec elles-mêmes, qu’avec l’action ou encore aux autres. Voyant des perspectives, les personnes peuvent choisir, décider par elles-mêmes du nouveau projet de vie qu’elles se définissent et ainsi s’affirmer, se responsabiliser. Sachant ce qu’elles veulent, il leur est plus facile de reprendre en main leur situation et elles sont plus aptes à agir pour accomplir les démarches nécessaires. Elles retrouvent ainsi une certaine autonomie. Enfin, en retrouvant confiance et avec la volonté d’accomplir les démarches, les personnes peuvent modifier leurs rapports aux autres, tant leur rapport aux administrations que leur rapport à leurs proches, familles et amis. Au regard des démarches administratives par exemple, les personnes rencontrent souvent des difficultés à les réaliser. En étant accompagnées et surtout en trouvant du sens à la démarche, les difficultés, les « blocages » sont souvent levés. Tout devient plus facile, moins conflictuel et la communication peut s’établir dans un contexte plus serein, plus constructif. Il est très fréquent également de voir à quel point cela a des effets positifs sur les relations familiales tant au sein du couple, qu’avec les enfants. C’est un nouveau projet qui se définit où chacun des membres à une place à jouer. S’il est compris et accepté de tous, il se mènera d’autant plus facilement et d’autant plus harmonieusement que tous seront près à faire les efforts nécessaires.

L’action éducative budgétaire peut donc agir sur l’estime de soi des personnes qui en sont bénéficiaires pour en améliorer son niveau. Mais il semble qu’ils y aient d’autres conséquences positives qui y sont directement liées. Celles de permettre aux personnes de s’autoproclamer, de s’affirmer, de s’autonomiser, qui sont en soit les objectifs du travail social.

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CONCLUSION

Nous venons d’étudier trois concepts : la société de consommation, l’action éducative budgétaire et l’estime de soi. Le lien établi entre ceux-ci a clairement été motivé par ma profession de conseillère en économie sociale familiale. Durant l’exercice de ce métier, j’ai été a de nombreuses reprises interpellée par ces personnes qui allaient jusqu’à se mettre dans des situations financières les plus critiques de par leur comportement de consommation. Certes, nous vivons une crise économique qui n’a fait que précariser davantage les populations les plus fragiles. De plus en plus d’individus, de familles, connaissent quotidiennement des difficultés, voire sont dans l’impossibilité, de faire face à leurs besoins les plus essentiels à la vie. Néanmoins, c’est ici à une autre catégorie de personnes que j’ai souhaité m’intéresser. Celle des personnes, familles qui pourraient parvenir à faire face à leurs besoins mais qui n’y arrivent pas. Nous exclurons donc les personnes qui relèvent, ou pour le moins relèveraient, d’une mesure de protection. Car malgré tout, une frange de la population fréquentant les services sociaux, sont en difficulté financière soit par méconnaissance des règles de base de la gestion budgétaire, soit par des comportements inadaptés. Mais nos comportements ne sont pas le fruit du hasard, ils servent à satisfaire nos besoins, nos désirs, qu’ils soient conscients ou non. Il y a toujours des raisons personnelles derrières nos actes. A aucun moment il ne s’agit donc d’incriminer ces personnes, mais de comprendre ce qui les conduit à agir de la sorte. Ainsi, lorsque nous étudions la société de consommation, son histoire et ses fonctions, nous pouvons davantage comprendre l’impact qu’elle a sur la grande majorité d’entre nous.

Si par la création de nombreux biens matériels la société de consommation a considérablement amélioré notre confort de vie, elle a également libéré la femme d’une certaine image et de diverses tâches domestiques. Néanmoins, son impact ne s’arrête pas là.

Le système de production a progressivement mis en place les moyens d’assurer sa perpétuation et sa croissance en créant sans cesse, pour les consommateurs, de nouveaux besoins et en les séduisant en permanence par la nouveauté. Ainsi, les consommateurs veulent toujours plus et désormais, consommer fait figure d’ardente obligation, au risque de se vivre exclu de cette société qui nous est proposée. Consommer c’est accéder à des biens, à des services qui permettent d’affirmer une identité, des goûts, des préférences par rapport à sa famille et par rapport à son groupe de pairs. C’est s’identifier à un groupe social et ce d’autant plus que chaque catégorie sociale a des pratiques de consommation propres qui permettent de donner à leurs membres des codes, des valeurs, des repères. Consommer c’est également pouvoir accéder à des plaisirs, des expériences, des petits bonheurs.

Toutefois, la société de consommation, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’a pas permis que des avancées. Au-delà des dégâts considérables qui sont observés au regard de l’environnement, c’est également sur les individus qu’elle peut parfois agir de manière néfaste. Tout d’abord, en créant une multitude de produits, nous sommes confrontés à une multitude de choix qui non seulement demande du temps, de l’énergie, mais sont aussi source

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de stress, d’angoisse. Ensuite, la mobilité, le délitement des liens sociaux, l’éclatement des familles, la perte des valeurs de solidarité, le développement de l’individualité, nous ont considérablement affaibli. Pour certains consommer c’est devenu la recherche d’un statut, le fait de combler des identités, des manques. C’est rechercher sans cesse de nouvelles expériences pour combler des existences de plus en plus vidées de sens. Et les personnes les plus fragilisées, notamment par une absence d’activité professionnelle, en sont davantage les victimes. C’est ainsi qu’elles se présentent parfois comme des hyperconsommateurs. Pourtant, une telle consommation ne peut provoquer qu’insatisfactions parce que surgiront sans cesse de nouveaux produits, et donc de nouveaux besoins qui ne seront donc jamais totalement satisfaits, mais aussi par la perte de sens et les difficultés financières qu’elle peut entraîner.

C’est dans ce contexte que le travail des conseillères en économie sociale familiale, en particulier dans le cadre de l’action éducative budgétaire à trouvé tout son sens. Aider les personnes, les familles à prendre du recul par rapport à leur situation, à identifier leur fonctionnement ou dysfonctionnement, c’est les aider à définir un nouveau projet de vie qui n’est plus basé sur la satisfaction d’un besoin immédiat, mais sur l’assurance de la satisfaction des besoins essentiels à la vie (s’assurer un toit, la satisfaction des besoins alimentaires notamment) et se fixer des objectifs sur du plus long terme. C’est permettre aux personnes, aux familles de reprendre leur situation en main, tant au regard des choix qui sont fait que dans leur gestion budgétaire. Travailler sur la gestion budgétaire c’est à terme permettre de travailler sur la notion d’épargne qui peut sécuriser et permettre de mieux faire face au imprévus, mais aussi permettre un départ en vacances pour la famille par exemple, alors que cela n’avait pas été possible jusque là.

Si cette action a pour objectif de développer des compétences techniques chez les personnes en termes de gestion budgétaire et de vie quotidienne, on voit bien que ses effets vont au-delà. Au travers de cette action, les personnes peuvent retrouver une certaine confiance dans l’avenir, une certaine sécurité, une stabilité nécessaires pour entreprendre des démarches et pouvoir se projeter. Il s’agit donc bien évidemment d’agir favorablement sur l’estime que les personnes ont d’elles-mêmes, mais c’est aussi les aider à s’autonomiser, s’affirmer, à conduire un projet visant un bien-être sur et une plus grande satisfaction dans la durée.

Si ces éléments restent de nature théorique, il s’agira dans un second temps de répondre, et ce dans la pratique, dans le concret de l’action cher aux conseillères, à la problématique suivante : « Comment l’action éducative budgétaire permet-elle de restaurer une image de soi atteinte par les effets de la société de consommation actuelle ? ». Une hypothèse de travail qui peut-être formulée est : « La forme d’intervention de l’AEB, basée sur le conseil, le refus de l’assistance, le concret, permet à d’agir sur les différents piliers de l’estime de soi pour en améliorer à terme son niveau ».

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De la consommation à la reconquête de l’estime de soi

La société de consommation dans laquelle nous vivons actuellement a permis de nombreuses améliorations, notamment au regard de notre qualité de vie. Si l’approche économique repose sur des idées présentées comme allant de soi : l’offre et la demande sont indépendantes, les individus sont rationnels, ils connaissent leurs besoins et savent parfaitement déterminer les critères d’utilité des biens et services pour y répondre. Pour les psychologues et sociologues en revanche, cela est loin d’être aussi simple. Aussi, se sont-ils attachés à étudier les facteurs de motivations dans les pratiques d’achat et les diverses fonctions de la consommation (sociale, identitaire et hédonique) que nous présenterons ici.

Le marché de l’offre semble entièrement construit par le système de production lui-même qui assure ainsi sa croissance et perpétuation. Le peuple consommateur est désormais contraint de consommer, plus et toujours plus, au risque d’être, ou du moins de se vivre, comme exclu de la société qui nous est ainsi proposée. Et cela conduit à toujours plus de perte de sens, d’insatisfactions, et à contraindre les plus fragiles et les plus démunis à vivre des situations financières d’extrême précarité.

C’est dans ce contexte, et pour tenter de compenser les effets de la société de consommation sur l’estime de soi des individus, que les conseillères en économie sociale familiale tentent d’agir dans le cadre d’une de leurs actions ici proposée : l’action éducative budgétaire. Et nous verrons au combien les bienfaits sont nombreux en termes bien évidemment d’estime de soi, mais également d’accès à plus d’autonomie et de capacité à se proclamer.

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