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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6 431 MISE AU POINT Pharmacocinétique et pharmacodynamique en anesthésie-réanimation Claude Meistelman (photo), Etienne Junke L’administration d’un agent anes- thésique a pour objectif d’atteindre une concentration adéquate au site d’action afin d’obtenir l’effet clini- que recherché. La relation dose- effet peut être décomposée en deux étapes (figure 1) : – l’étape pharmacocinétique qui décrit la relation entre la dose administrée et l’évolution des concentrations (le plus souvent plasmatiques, mais pas toujours) ; – l’étape pharmacodynamique qui étudie la relation entre concentrations et effet pharmacologique. Dans cet article, plutôt que décrire de complexes équations, nous nous intéressions aux mécanismes et aux paramètres les plus utiles à l’anesthésiste dans sa pratique clinique. BASES DE PHARMACOCINÉTIQUE Le devenir d’un médicament dans l’organisme dépend de phénomènes d’absorption, de distribution et d’élimination. Distribution Après une injection intravasculaire, un agent anesthésique se distribue dans les différents organes et compartiments liqui- diens de l’organisme. La distribution dépend des propriétés physicochimiques de l’agent en cause, du gradient de concen- tration, des liaisons aux protéines plasmatiques et de la per- fusion sanguine. Par exemple, les curares se distribuent peu dans l’organisme car ce sont des molécules assez volumineu- ses, très ionisées au pH plasmatique et peu liposoluble alors que le fentanyl, très lipophile, diffuse dans les graisses et a un volume de distribution beaucoup plus important. La distribution dépend également des conditions hémodyna- miques et des débits sanguins régionaux pour les médica- ments les plus liposolubles, tels le thiopental ou le propofol. Le débit de perfusion cérébrale, de 15 à 20 fois celui du tissu adipeux, fait que ces agents se distribuent d’abord dans le cerveau et provoquent une perte de conscience rapide. C’est leur redistribution secondaire dans le tissu adipeux qui entraîne une baisse des concentrations cérébrales et le réveil, les phénomènes d’élimination étant beaucoup plus lents. Points essentiels • Après une dose unique, les processus de redistribution des agents anesthésiques entre le cerveau et les tissus moins bien vascularisés jouent un rôle plus important dans la disparition des effets cliniques que les mécanismes d’élimination. • Pour les agents anesthésiques, le plus souvent, la demi-vie d’élimi- nation n’est pas le paramètre qui régit la durée d’action clinique. • La demi-vie contextuelle est un paramètre global prenant simul- tanément en compte les phénomènes de distribution, d’élimination et la durée de perfusion. Elle est, pour ces raisons, beaucoup plus utile pour comparer différents agents anesthésiques et faire un choix raisonné. • Le « time to peak effect », ou temps nécessaire à l’obtention du pic d’action, est le meilleur reflet du délai d’action d’un médicament. • La durée d’action clinique dépend du temps de décroissance de la concentration au site effet. • Les systèmes de type AIVOC (anesthésie intraveineuse à objectif de concentration) facilitent la prescription des agents anesthésiques en substituant à la notion de dose administrée celle de concentra- tion recherchée. Figure 1. Représentation des différentes étapes impliquées dans la relation dose-effet.

Pharmacocinétique et pharmacodynamique en anesthésie-réanimation

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6 431

M I S E A U P O I N T

Pharmacocinétique et pharmacodynamique en anesthésie-réanimationClaude Meistelman (photo), Etienne Junke

L’administration d’un agent anes-thésique a pour objectif d’atteindreune concentration adéquate au sited’action afin d’obtenir l’effet clini-que recherché. La relation dose-effet peut être décomposée en deuxétapes (figure 1) :– l’étape pharmacocinétique qui décritla relation entre la dose administrée etl’évolution des concentrations (le plus

souvent plasmatiques, mais pas toujours) ;– l’étape pharmacodynamique qui étudie la relation entreconcentrations et effet pharmacologique.Dans cet article, plutôt que décrire de complexes équations,nous nous intéressions aux mécanismes et aux paramètresles plus utiles à l’anesthésiste dans sa pratique clinique.

BASES DE PHARMACOCINÉTIQUE

Le devenir d’un médicament dans l’organisme dépend dephénomènes d’absorption, de distribution et d’élimination.

DistributionAprès une injection intravasculaire, un agent anesthésique sedistribue dans les différents organes et compartiments liqui-

diens de l’organisme. La distribution dépend des propriétésphysicochimiques de l’agent en cause, du gradient de concen-tration, des liaisons aux protéines plasmatiques et de la per-fusion sanguine. Par exemple, les curares se distribuent peudans l’organisme car ce sont des molécules assez volumineu-ses, très ionisées au pH plasmatique et peu liposoluble alorsque le fentanyl, très lipophile, diffuse dans les graisses et a unvolume de distribution beaucoup plus important.

La distribution dépend également des conditions hémodyna-miques et des débits sanguins régionaux pour les médica-ments les plus liposolubles, tels le thiopental ou le propofol.Le débit de perfusion cérébrale, de 15 à 20 fois celui du tissuadipeux, fait que ces agents se distribuent d’abord dans lecerveau et provoquent une perte de conscience rapide.C’est leur redistribution secondaire dans le tissu adipeux quientraîne une baisse des concentrations cérébrales et leréveil, les phénomènes d’élimination étant beaucoup pluslents.

Points essentiels• Après une dose unique, les processus de redistribution des agentsanesthésiques entre le cerveau et les tissus moins bien vascularisésjouent un rôle plus important dans la disparition des effets cliniquesque les mécanismes d’élimination.• Pour les agents anesthésiques, le plus souvent, la demi-vie d’élimi-nation n’est pas le paramètre qui régit la durée d’action clinique.• La demi-vie contextuelle est un paramètre global prenant simul-tanément en compte les phénomènes de distribution, d’éliminationet la durée de perfusion. Elle est, pour ces raisons, beaucoup plusutile pour comparer différents agents anesthésiques et faire unchoix raisonné.• Le « time to peak effect », ou temps nécessaire à l’obtention du picd’action, est le meilleur reflet du délai d’action d’un médicament.• La durée d’action clinique dépend du temps de décroissance de laconcentration au site effet.• Les systèmes de type AIVOC (anesthésie intraveineuse à objectifde concentration) facilitent la prescription des agents anesthésiquesen substituant à la notion de dose administrée celle de concentra-tion recherchée. Figure 1. Représentation des différentes étapes impliquées dans la

relation dose-effet.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6432Élimination

L’élimination d’un médicament de l’organisme peut se fairepar métabolisation ou excrétion, ces deux mécanismes étantcomplémentaires. Si les phénomènes de distribution déjà vussont essentiels pour expliquer la baisse initiale des concen-trations, les mécanismes d’élimination contribuent à la phasefinale de décroissance des concentrations plasmatiques etfinalement à la disparition du médicament de l’organisme.

MétabolisationLes biotransformations sont assurées par deux types de réac-tions enzymatiques. Les réactions de type I comprennent lesréactions d’hydrolyse, d’oxydation et de réduction. La majo-rité des agents anesthésiques oxydés dans le foie le sont pardes enzymes du groupe des cytochromes P450. Il existe unevariabilité interindividuelle de l’activité de ces cytochromesvis-à-vis de certains médicaments. Ainsi, l’alfentanil est méta-bolisé spécifiquement dans le foie par le cytochrome P450

3A4, dont l’activité peut varier d’un facteur 1 à 20, ce quipeut expliquer les différences importantes d’élimination etde durée d’action de l’alfentanil d’un patient à un autre.L’hydrolyse peut être due à des estérases plasmatiques (suc-cinylcholine, mivacurium) ou tissulaires (rémifentanil). Iln’existe pas de déficit connu en estérases tissulaires, mais undéficit hétérozygote ou homozygote en pseudocholinestéra-ses plasmatiques prolongera la durée d’action de la succinyl-choline ou du mivacurium. Parfois, les biotransformationstransforment un produit inactif ou prodrogue en agent sta-ble et pharmacologiquement actif. C’est le cas du propacé-tamol, pharmacologiquement inactif, qui est hydrolysé parles estérases plasmatiques en paracétamol.

Les réactions de conjugaison ou de phase II rendent plushydrosolubles les médicaments afin de faciliter leur élimina-tion par le foie ou le rein.

Certains curares (atracurium, cisatracurium) subissent unedégradation originale par la voie de Hofmann. Cette dégrada-tion a lieu dans le plasma, sans participation du foie, du reinni d’enzymes plasmatiques. Il s’agit d’une dégradation pro-gressive de la molécule en fonction du pH plasmatique et dela température.

Les métabolites produits dans l’organisme suite à la dégrada-tion de médicaments sont le plus souvent sans effets pharma-cologiques ou nettement moins puissants que la moléculemère, mais tel n’est pas toujours le cas. Ainsi, la morphine estmétabolisée en morphine-6-glucuronide, dotée de propriétésanalgésiques et qui peut s’accumuler en cas d’insuffisancerénale.

Clairance d’organeLa clairance (Cl) indique la capacité d’un organe à épurertotalement un volume de liquide d’un médicament, en géné-ral le sang ou le plasma, par unité de temps.

équation 1

où Q est le débit sanguin de l’organe considéré et E un coef-ficient d’extraction qui n’a pas d’unité et varie entre 0 et 1.E exprime la capacité d’un organe à capter le médicamentconsidéré.

Quand E est compris entre 0,7 et 1, le médicament est dità fort coefficient d’extraction et la clairance est directementproportionnelle au débit sanguin de l’organe qui élimine leproduit. C’est le cas du propofol ou de la lidocaïne dontl’élimination hépatique peut diminuer en cas de baisse dudébit sanguin hépatique. Quand E est inférieur à 0,3, lemédicament est dit à faible coefficient d’extraction, et laclairance est dite « débit indépendant ». Elle dépend alorsdes capacités métaboliques ou de sécrétion de l’organe con-sidéré. Pour une substance telle l’alfentanil, dont le coeffi-cient d’extraction hépatique est inférieur à 0,3, la clairancehépatique dépend de la clairance intrinsèque qui peutvarier en cas d’atteinte hépatique ou d’induction enzymati-que.

MODÈLES PHARMACOCINÉTIQUES

En fonction des courbes de décroissance des concentra-tions d’un médicament dans le temps, un modèle va assimi-ler l’organisme à 1, 2 ou plusieurs compartiments distinctsmais reliés entre eux, le médicament s’échangeant entre lesdifférents compartiments. On peut faire une analogie avecun système hydraulique fait de plusieurs réservoirs commu-niquant entre eux. Le médicament serait représenté par del’eau versée dans le réservoir central avant de venir remplirles autres réservoirs (figure 2). La vitesse de passage entre

˙ ⋅=

Figure 2. Modèle pharmacocinétique à 2 ou 3 compartiments. Leschéma supérieur représente un modèle à trois compartiments avecadministration et élimination à partir du compartiment central. Leschéma inférieur représente l’analogie avec un modèle hydraulique,la hauteur d’eau dans chacun des trois réservoirs représentant laconcentration du médicament dans les trois compartiments.

.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6 433ces différents réservoirs dépend du calibre des tuyaux lesreliant entre eux.

Modèle monocompartimentalDans le modèle monocompartimental, après bolus IV, ladécroissance des concentrations se fait de façon monoex-ponentielle. L’organisme est assimilé à un seul comparti-ment de volume V, aussi appelé volume de distribution, àpartir duquel le médicament est régulièrement éliminé.La concentration évolue dans le temps en fonction de laconcentration initiale et de la vitesse d’élimination repré-sentée par une constante de temps (k10). La clairance (Cl),qui représente l’élimination, est proportionnelle au volumede ce compartiment et à la constante d’élimination.

Cl = k10 . V équation 2Le modèle monocompartimental est utile pour expliquercertains principes de pharmacocinétique, mais il ne décritpas de manière satisfaisante l’évolution des concentrationsdes agents anesthésiques.

Modèles multicompartimentauxDans la pratique, après administration intraveineuse, ladécroissance des concentrations plasmatiques en fonctiondu temps peut être décrite comme une somme d’exponentiel-les mais la majorité des modèles se limite à 2 ou 3 comparti-ments, c’est-à-dire, toujours par analogie avec notre modèlehydraulique, à 2 ou 3 réservoirs reliés entre eux. L’élimina-tion se fait quasiment toujours à partir du seul comparti-ment central (1).Dans un modèle à deux compartiments, la concentrationdans le compartiment 1 décroît très rapidement, en raisonde l’élimination et de la diffusion vers le compartiment 2.Au bout d’un certain temps, la concentration baisse réguliè-rement mais plus lentement en raison du flux de retour dumédicament du compartiment 2 vers le compartiment 1.Dans un modèle à trois compartiments, la concentrationdans le compartiment central baisse initialement rapidementen raison de la distribution dans le compartiment 2 qui estsouvent constitué, mais pas obligatoirement, des tissus bienvascularisés. La seconde phase de décroissance, ou distribu-tion lente, dépend de l’équilibre du compartiment central lecompartiment 3, correspondant à des tissus s’équilibrantplus lentement car moins bien vascularisés ou ayant moinsd’affinité pour le médicament. Ensuite, la concentrationplasmatique diminue plus lentement. La décroissance desconcentrations est à partir de cette étape due à l’éliminationirréversible du médicament de l’organisme, et il devient pos-sible de déterminer la demi-vie terminale.Plusieurs paramètres permettent de décrire la distributionet l’élimination d’un médicament. Ce sont les volumes dedistribution et les clairances, qui sont aussi appelés paramè-tres primaires :

– les volumes de distribution correspondent à des volumeshypothétiques dans lesquels l’agent anesthésique se distri-buerait uniformément. V1 correspond au volume du compar-timent central : plus ce volume de distribution est grand, plusla concentration atteinte sera faible pour une dose donnée.En reprenant une fois de plus notre modèle hydraulique, sion assimile la hauteur de liquide dans les différents réservoirsà un instant donné à la concentration de médicament dansles différents compartiments, les volumes des réservoirs cor-respondent aux volumes de distribution. La somme des diffé-rents volumes (V1 + V2 dans un système bicompartimental,V1 + V2 + V3 dans un système à 3 compartiments) corres-pond au volume apparent de distribution à l’équilibre ouVdss. Un Vdss élevé traduit souvent un stockage dans les tissusplus que dans le compartiment central. Il peut expliquer lalenteur d’élimination d’un médicament, car seule une petitequantité sera présente dans le sang pour être directement éli-minée. À l’opposé, l’alfentanil qui a un petit volume de dis-tribution verra une partie importante de sa quantité totalerester dans le compartiment central, ce qui permet son élimi-nation rapide ;

– la clairance d’élimination (k10.V1) correspond à l’ensem-ble des phénomènes de métabolisation et d’excrétion, ceuxci se déroulant habituellement dans le compartiment cen-tral. La vitesse à laquelle l’agent s’élimine de l’organismeconditionne en partie la décroissance des concentrations aucours du temps. Dans notre modèle hydraulique, c’est letuyau issu du réservoir V1, qui permet à l’eau de s’écoulerhors du système ;

– dans le modèle bicompartimental les vitesses de transfertentre le compartiment central et les différents compartimentspériphériques tels k12.V1 et k21.V2 sont appelées clairancesintercompartimentales. Par analogie, elles correspondent auxdiamètres des canalisations reliant les différents réservoirs dumodèle hydraulique.

Demi-vie d’élimination et demi-vie contextuelle (figure 3)

À partir des paramètres estimés, on peut déterminer desparamètres dérivés dont les demi-vies. La demi-vie d’élimi-nation est le temps nécessaire pour que la concentrationplasmatique ou sanguine diminue de 50 % à partir dumoment où il existe un équilibre entre les différents com-partiments, ce qui peut prendre plusieurs heures. La demi-vie d’élimination a tendance à surestimer le temps néces-saire pour que les concentrations baissent de 50 % et on nepeut tenir compte que de la borne supérieure. Ainsi, lademi-vie d’élimination du propofol est d’environ 6 heureschez l’adulte alors que sa durée d’action en cas de bolusn’est que de quelques minutes : la disparition de ses effetsest essentiellement liée aux phénomènes de redistributiondéjà décrits.

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Pour pallier les insuffisances de la demi-vie d’élimination,un paramètre tenant compte de l’ensemble des phénomè-nes de distribution et d’élimination a été proposé. C’est lademi-vie contextuelle qui est le temps nécessaire pourque la concentration plasmatique dimi-nue de 50 % à l’arrêt d’une perfusionayant maintenu une concentrationplasmatique stable. La demi-vie contex-tuelle tient compte de la durée d’admi-nistration et de l’importance relativedes phénomènes de distribution etd’élimination (2). Plus les phénomènesde redistribution et le Vdss sont impor-tants, plus il existe un risque d’allonge-ment de la demi-vie contextuelle. Celledu propofol est d’environ 3 minutes encas de perfusion courte, mais elleatteint une vingtaine de minutes aprèsune administration de quelques heures. Ce faible allonge-ment s’explique par une élimination de l’organisme beau-coup plus rapide que les phénomènes de redistribution.La demi-vie contextuelle du sufentanil est aux environs de20 minutes pour des durées de perfusion inférieures à4 heures, puis elle s’allonge par la suite, en raison du rem-plissage des compartiments périphériques. En revanche,la demi-vie contextuelle du fentanyl atteint déjà 150 minu-tes après 4 heures d’administration car le fentanyl a uncompartiment périphérique (V3) très important dont laredistribution va contribuer à maintenir une concentra-tion élevée dans le compartiment central à l’arrêt del’administration. Le rémifentanil a une demi-vie contex-tuelle brève, de l’ordre de 4 minutes, même en casd’administration prolongée, car d’une part son volume dedistribution est faible par rapport à celui des autres mor-phiniques, d’autre part son élimination est très rapide (3).

RELATION DOSE-EFFET

L’apparition de l’effet clinique d’un agent anesthésique(perte de conscience, analgésie) quel qu’il soit, est retar-dée par rapport au pic de concentration plasmatique car lesang n’est pas le site d’action du médicament. Celui-ci doittraverser des membranes et se fixer sur ses récepteurspour développer son effet pharmacologique. Le site où agitle médicament est appelé site d’action ou biophase. Cedernier est représenté sous forme d’un compartiment vir-tuel de très petite taille (Ve). Par définition, ce comparti-ment est d’une taille si négligeable qu’il ne peut influencerl’évolution des concentrations plasmatiques. Il est appelé« compartiment effet » (4, 5).Après un bolus, l’évolution des concentrations dans lecompartiment effet dépend de la cinétique plasmatique (enparticulier la distribution) et d’une constante de temps appe-lée ke0 qui traduit le temps nécessaire à l’équilibration desconcentrations entre le sang et le compartiment effet. Par défi-nition, la t / ke0 est le temps nécessaire pour que la concentra-tion dans le compartiment effet atteigne 50 % de la

concentration plasmatique quand cettedernière est maintenue constante. À titred’exemple, la t / ke0 est respectivement de1,2 ; 1,3 et 6,2 minutes pour l’alfentanil, lerémifentanil et le sufentanil. La t / ke0 estsouvent confondue avec un autre paramè-tre : le délai d’obtention du pic d’actionou « time to peak effect » (6). Celui-ci estle temps nécessaire pour obtenir, aprèsun bolus, l’effet clinique maximal. Le délaid’obtention du pic d’action dépend pourbeaucoup de la ke0 mais aussi de la distri-bution initiale de l’agent considéré. Le

« time to peak effect » est de 1,4 minute pour l’alfentanil, de1,3 minute pour le rémifentanil et de 5,6 minutes pour lesufentanil. Ce paramètre est fondamental en pratique cliniquecar il permet de synchroniser l’injection de l’agent anesthési-que et du morphinique afin d’obtenir l’effet maximal de cha-que médicament au même moment (5).

APPLICATIONS PRATIQUES

Délai d’actionLe délai d’action d’un agent anesthésique dépend aussi dela dose injectée. L’administration d’une faible dose peutne pas avoir d’effet pharmacologique car on restera sousle seuil des concentrations efficaces. L’administration dedoses supra-thérapeutiques peut à l’opposé raccourcir ledélai d’action, mais au prix d’un risque de surdosage.L’exemple typique est celui de l’injection d’une dose de

Figure 3. Demi-vie contextuelle des morphinomimétiques et desagents anesthésiques intraveineux (2).

La demi-vie contextuelle est le temps nécessaire

pour que la concentration plasmatique diminue de 50 %

à l’arrêt d’une perfusion ayant maintenu

une concentration plasmatique stable.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6 435curare non dépolarisant égale à 8 fois la DA95 qui permettrad’intuber plus vite le patient en raccourcissant le délaid’action par saturation plus rapide des récepteurs de lajonction neuromusculaire, mais au prix d’une prolongationde la durée d’action (7).Le calcul de la dose initiale, nécessaire à obtenir une concen-tration efficace et l’effet recherché, repose sur les paramètrescinétiques déjà vus. Le but est de donner une dose D qui per-mettra d’obtenir, après dilution dans un volume V, la concen-tration recherchée. Ce calcul peut être basé sur lecompartiment central (dose de charge = concentration

× V1)ce qui fait courir un risque de sous-dosage en raison de la dif-fusion rapide du médicament par redistribution dans les autrescompartiments. Il peut être basé sur le volume apparent dedistribution (dose de charge = concentration

× Vdss), mai il y aalors un risque de surdosage plasmatique car il faut attendreplusieurs minutes avant d’atteindre l’équilibre entre les diffé-rents compartiments. Pour pallier ce problème, le concept devolume de distribution au moment de l’effet maximal, ouVdeffetmax, a été introduit. Sachant que la concentration plasma-tique et la concentration au site effet sont identiques lors del’effet maximal, on peut facilement calculer le Vdeffetmax :

équation 3

Le Vdeffetmax est de 7 l pour l’alfentanil et de 89 l pour lesufentanil. Ainsi, pour obtenir une concentration initiale desufentanil de 0,3 ng/ml au site effet, il faudra administrerenviron 25

μg de sufentanil, l’effet maximal étant obtenu en5 à 6 minutes.

Durée d’actionLa diminution des concentrations au site effet gouverne leréveil de l’anesthésie, la disparition de l’analgésie ou ladécurarisation. À l’arrêt de l’administration, la baisse desconcentrations va dépendre de l’excrétion mais aussi dela redistribution des compartiments périphériques versle compartiment central. L’importance relative de ces phé-nomènes dépend de la durée de perfusion et du degré deremplissage des différents comparti-ments. Comme a été définie la demi-viecontextuelle, ou temps nécessaire pourque la concentration plasmatique dimi-nue de 50 % à l’arrêt d’une perfusion,on peut définir le « relevant effect-sitedecrement time » ou temps de décrois-sance de 20 %, 50 % ou 80 % de la con-centration au site effet à l’arrêt de laperfusion (8). En cas de sédation ou d’anesthésie légère, letemps de décroissance de 20 % de la concentration estintéressant pour prédire le temps nécessaire au réveil. Enrevanche, lors d’une anesthésie plus profonde avec desconcentrations d’agent anesthésique ou de morphinique

plus importantes (chirurgie viscérale lourde ou cardiaque),le temps de décroissance de 50 % voire 80 % de la concen-tration au site effet sera plus adapté pour prédire le tempsnécessaire au réveil du patient ou à la disparition d’un effetpharmacologique.Ce dernier paramètre peut être calculé par les logicielsd’AIVOC à partir de la concentration dite « de réveil » choi-sie par l’anesthésiste.

Modes d’administration

Bolus et perfusion (figure 4)Si l’administration de bolus répétés en cours d’anesthésie estd’une grande facilité, elle n’est pas satisfaisante d’un pointde vue pharmacocinétique en raison de l’instabilité desconcentrations dans le compartiment central ou dans lecompartiment effet. Il est relativement simple de calculer ladose initiale, mais déterminer les doses et les intervalles deréinjections est un problème plus complexe, en raison de laparticipation simultanée des phénomènes de distribution etd’élimination.Il est tentant d’utiliser une simple perfusion continue

d’agent anesthésique pour obtenir desconcentrations stables dans le temps. Ladistribution de l’agent anesthésique vase faire simultanément à son élimination,ce qui explique que cinq demi-vies d’éli-mination environ soient nécessairesavant d’obtenir un équilibre entre leplasma et les compartiments périphéri-ques, avec des concentrations stables.

L’administration d’une perfusion continue sans dose decharge expose à un risque de sous-dosage et n’est qu’excep-tionnellement utilisée en pratique clinique.Pour pallier ces difficultés, il a été proposé au début desannées 1980 un schéma d’administration basé sur les phéno-

------------------------------------------=

Figure 4. Modèle pharmacocinétique à trois compartiments avecadjonction d’un compartiment effet.

L’administrationd’une perfusion continue,

sans dose de charge, expose à un risque de sous-dosage.

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2005, 9, 6436mènes pharmacocinétiques déjà discutés. Le schéma, appeléBET pour bolus-élimination-transfert, permet d’obtenir ini-tialement la concentration recherchée grâce à un bolus. Uneperfusion prenant en compte à la fois les phénomènes detransfert entre les compartiments et l’élimination est ensuitedébutée, afin de maintenir constante la concentration plas-matique. On diminue ensuite le débit de perfusion demanière exponentielle au fur et à mesure du remplissage descompartiments périphériques, pour ne plus prendre encompte que l’élimination quand les différents comparti-ments sont à l’équilibre. C’est ce type de schéma que réali-sent intuitivement les anesthésistes avec le propofol quand,après avoir administré une dose de charge pour obtenirl’effet initial, ils instaurent une perfusion dont le débit estprogressivement diminué dans le temps pour éviter un sur-dosage.

Anesthésie intraveineuse à objectif de concentration

Le schéma BET n’est utilisable que si on ne vise à obtenirqu’une seule concentration cible, alors que la pratique anes-thésique impose habituellement de faire varier la concentra-tion plasmatique ou dans le compartiment cible en fonctiondes différentes phases de l’intervention et des besoins dupatient. Le développement de l’informatique et la mise aupoint d’algorithmes de calcul prenant en compte les paramè-tres pharmacocinétiques et les données du patient ont per-mis d’administrer les agents anesthésiques intraveineux enanesthésie à objectif de concentration ou AIVOC. Dans cecas, la prescription ne se fait plus en terme de dose à admi-nistrer mais de concentration souhaitée dans le comparti-ment central ou dans le compartiment effet (9). Toutes les10 à 15 secondes, la concentration prédite est mise à jourpar le logiciel (10). C’est le programme informatique qui cal-cule en temps réel les bolus et les débits de perfusion néces-saires pour atteindre la concentration recherchée, en tenantcompte de l’équilibration progressive entre la concentrationplasmatique et les concentrations tissulaires. Au fur et àmesure que les compartiments périphériques se remplis-sent, le débit de perfusion diminue progressivement afin demaintenir une concentration plasmatique stable. Chezl’homme, quand les données pharmacocinétiques sont fia-bles, la concentration plasmatique réelle peut varier de 20 à30 % par rapport à la concentration plasmatique prédite, cequi est tout à fait acceptable dans notre pratique clinique(11). Pour diminuer la variabilité, il peut être utile de rajou-ter au modèle différentes covariables telles l’âge (12), lesexe, le poids voire la masse maigre. La concentration plas-matique souhaitée peut être augmentée rapidement par unbolus supplémentaire et une augmentation du débit de per-fusion qui tiendront compte de la concentration de départ etdu degré de remplissage des différents compartiments. Pour

abaisser la concentration en période de moindre stimulationou lors du réveil, le système arrête l’administration jusqu’àl’obtention de la concentration souhaitée et calcule le nou-veau débit nécessaire pour maintenir la concentration sou-haitée.

Comme nous l’avons signalé, le site d’action des agentsanesthésiques n’est pas le compartiment central. La concen-tration plasmatique n’est pas la cible idéale pour obtenirl’effet pharmacologique recherché car dans les premièresminutes il existe un déséquilibre entre la concentrationplasmatique et celle du compartiment effet, cette dernièresuivant avec retard l’évolution des concentrations plasmati-ques. Certains algorithmes de calcul permettent d’atteindreet de maintenir une concentration stable directement auniveau du site d’action. En utilisant ce principe, la concen-tration dans le compartiment effet est atteinte plus rapide-ment, mais au prix d’un surdosage initial dans lecompartiment plasmatique afin d’augmenter le gradient deconcentration sang-compartiment effet. Plus on souhaiteatteindre rapidement la valeur cible dans le compartimenteffet, plus le surdosage plasmatique sera important. Enrevanche, au bout de quelques minutes à la concentrationsouhaitée, le système va être à l’équilibre et la concentra-tion plasmatique sera égale à la concentration dans lecompartiment effet. Le choix d’agents anesthésiques ayantune constante d’équilibration entre le plasma et le site effetcourt minimise le risque de surdosage et raccourcit le délainécessaire à l’obtention de l’équilibre entre concentrationsplasmatique et au site effet. ■

RÉFÉRENCES

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Tirés à part : Claude MEISTELMAN,Service d’Anesthésie réanimation,

Hôpitaux de Brabois,rue du Morvan,

54500 Vandœuvre.