18

Click here to load reader

Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

  • Upload
    habib

  • View
    223

  • Download
    5

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Habib Attia

Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien.In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°41-42, 1986. pp. 264-280.

Citer ce document / Cite this document :

Attia Habib. Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien. In: Revue de l'Occident musulman et de laMéditerranée, N°41-42, 1986. pp. 264-280.

doi : 10.3406/remmm.1986.2123

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1986_num_41_1_2123

Page 2: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Habib Att/a

PROBLÉMATIQUE DU DÉVELOPPEMENT DU NORD-OUEST TUNISIEN

La région du nord-ouest de la Tunisie pose le plus grand paradoxe régional tunisien : cette région agricole réputée l'une des plus privilégiées et des plus riches de la Tunisie est aussi la région humaine la plus pauvre relativement aux autres régions tunisiennes : c'est la région où l'espérance de vie à la naissance est la plus courte (56 ans-moy. nat. 60 ans). Cette région telle qu'elle est définie regroupe les quatre gouvernorats de Béja, Jendouba, Le Kef et Siliana; elle s'étale sur 16 256 km2, soit 10,4 % de l'espace national, alors que sa population de 1 068 000 habitants en 1980 représente 16,8 % de la population tunisienne.

1. APPAUVRISSEMENT ET DÉSTRUCTURATION DES SOCIÉTÉS ET DE L'ESPACE

De toutes les régions tunisiennes les populations du nord-ouest sont celles qui ont été le plus profondément traumatisées, paupérisées et déracinées au cours de l'évolution récente de la société tunisienne.

L'analyse de ce procès de déstructuration des hommes et de leur espace ne relève guère d'une pure curiosité académique, elle est au contraire absolument indispensable pour la clarification et la compréhension des causes profondes du sous- développement régional.

1.1. Pouvoir beylical et asservissement de la paysannerie

La crise structurelle dans laquelle s'est enlisé le pouvoir beylical s'est traduite

ROMM 41-42, 1986

Page 3: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 265

entre autres par un effondrement démographique de la population tunisienne. Cette réduction brutale de la population dans le nord-ouest de la Tunisie a entraîné un effondrement de l'agriculture céréalière et une forte régression de la production du blé au moment même où l'essor du commerce méditerranéen des céréales a créé une excellente conjoncture pour la réalisation de revenus lucratifs par l'exportation du blé.

Aussi, à la veille de la colonisation la première cause de la régression de la production agricole c'est la pénurie de la force de travail, c'est-à-dire des hommes, et non de la terre. Cette situation est à l'origine d'une dégradation des rapports sociaux de production dont les conséquences négatives constituent encore aujourd'hui l'un des principaux freins au développement agricole de la région.

En effet, cette mutation régressive s'est traduite par la destruction d'une large partie de la paysannerie libre dans les plaines céréalières du nord-ouest; ces occupants ancestraux/ftfcfan qui exploitaient à leur compte de père en fils leurs terres ont été transformés massivement par le pouvoir beylical et ses agents en une masse de locataires précaristes sur leurs propres terres et plus généralement en khames (métayer au quint).

Cet asservissement des populations paysannes dans les plaines céréalières de la Friguia, quoique inégal dans l'espace, correspond aux intérêts convergents des hauts dignitaires civils, militaires et religieux ainsi que des notabilités urbaines et locales du régime beylical qui accaparaient d'énormes henchirs (domaines) céréaliers d'une part et les négociants étrangers d'autres part.

Cette mainmise du pouvoir central et des propriétaires citadins sur la paysannerie a été renforcée et aggravée par le décret pris en 1874 par le premier ministre Khereddine qui transforme le khames en un véritable serf au service du propriétaire.

Ainsi, comme l'ont montré de nombreux travaux universitaires1, la généralisation du khatnessa et des locataires précaristes au détriment de la paysannerie a provoqué une cassure entre la terre et ceux qui la travaillent et favorisé le drainage systématique des richesses créées dans les campagnes au profit du pouvoir central de ces dignitaires et des propriétaires citadins : cette ponction permanente des richesses régionales est l'une des causes principales de la déstructuration de la paysannerie du nord-ouest, de son appauvrissement et de l'enkylose des campagnes par ailleurs potentiellement riches du nord-ouest, particulièrement au profit de Tunis où se trouve le pouvoir politique et ses privilégiés.

1.2. Paysannerie en situation coloniale : paupérisation et accumulation des blocages

C'est pendant la période coloniale que se sont développés et cristallisés tous les blocages et ruptures qui sont les causes directes de la crise sociale et économique profonde que connaît actuellement la région.

La différence principale entre la période beylicale et la phase coloniale est le passage de la grande exploitation latifundiaire à l'exploitation capitaliste qui substitue au facteur travail humain dominant dans le latifundium le facteur capital dans l'exploitation moderne : avec la mécanisation de la céréaliculture ce n'est plus l'homme (qui est rare) mais la terre qui devient de loin la première source d'enrichissement.

La révolution technologique introduite dans les campagnes du nord-ouest de la

Page 4: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

266 / H. Attia

Tunisie est caractérisée par la généralisation de la monoculture céréalière dans le cadre d'un assolement biennal de dix-huit mois avec jachère travaillée, système de production encore reproduit actuellement par certains gros exploitants extensivistes.

En effet, la concentration des terres des plaines, le défrichement des versants forestiers, la généralisation de la location fermage, la multiplication d'entrepreneurs agricoles exploitant les terres des petits paysans prises en location, l'extraordinaire réduction du travail grâce à une hypermécanisation alors même que la région connaissait un essor démographique accéléré se sont traduits par la paupérisation massive de la petite paysannerie et la prolétarisation des anciens khames, transformés en ouvriers saisonniers.

De même a-t-on assisté au déracinement massif de la paysannerie des plaines et son refoulement vers les zones montagneuses ou dans les régions les plus sèches du Haut Tell où leur paupérisation s'est accompagnée de la substitution massive du gourbis misérable à la tente du céréaliculteur-pasteur.

Ainsi, qu'il s'agisse du dualisme entre les montagnes surpeuplées et dégradées et les plaines sous-peuplées et sous-exploitées, de la rupture entre le cheptel et la terre, entre le monde rural misérable et sous-équipé et un monde littoral urbanisé et en plein dynamisme, entre une humanité de plus en plus pléthorique et des possibilités de survie régionales de plus en plus réduites..., tout cela était déjà bien en place au moment de l'Indépendance du pays.

1-3. Approche contradictoire du développement régional de la Tunisie indépendante

Au lendemain de l'Indépendance le programme défini dans les perspectives décennales considérait la réduction des inégalités régionales comme l'un de ses objectifs prioritaires.

C'est ainsi que la région du nord-ouest a bénéficié d'un effort sans précédent pour la sauvegarde du milieu écologique, la protection des zones forestières et la lutte contre l'érosion. Par ailleurs, des investissements sociaux bien que modestes par rapport aux réalisations dans les gouvernorats du littoral ont permis d'entamer un vaste programme de scolarisation et de santé publique. Quant à l'industrialisation, la part de la région fut bien modeste et la seule création industrielle d'importance fut la sucrerie de Béja.

L'effort principal fut consacré à la modernisation de l'agriculture et la transformation des anciennes fermes coloniales élargies aux moyens et petits exploitants voisins en coopératives de production.

Cette réforme agraire partielle par la base avait pour objectif principalement le dépassement des ruptures héritées de l'agriculture coloniale et cela par l'intensification et la diversification des systèmes de culture ainsi que l'intégration d'un élevage intensif au sein des exploitations.

A la suite des difficultés multiples auxquelles se heurtèrent les coopératives, l'expérience telle qu'elle se déroulait jusqu'alors fut arrêtée, et la plupart des terres des petits paysans brutalement «libérés» mais sans moyens, servirent à agrandir les exploitations de gros exploitants mécanisés ou même de simples entrepreneurs qui profitèrent des crédits bancaires pour se livrer à une céréaliculture extensive comme « au bon vieux temps de la colonisation ». Quelles que soient les difficultés multiples

Page 5: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 267

auxquelles s'est heurtée l'expérience des coopératives de production agricole, la cause de loin la plus déterminante quant à leur échec est la contradiction fondamentale entre ce grand projet de restructuration et de développement de l'agriculture régionale d'une part, et d'autre part le maintien et même l'aggravation des relations structurelles de prélèvements excessifs et d'accumulation abusive aux dépens de la paysannerie et cela par le blocage quasiment total des prix à la production des trois principaux produits agricoles de la région : céréales, viande et lait ainsi que par la stagnation des salaires agricoles.

Alors que les prix des principaux produits agricoles du nord-ouest stagnent, leurs coûts de production ne cessent d'augmenter malgré les subventions; par ailleurs, les prix de nombreux produits de première nécessité d'origine industrielle ont plus que doublé et même triplé : ainsi la détérioration des termes d'échanges entre le nord-ouest et le littoral s'accélère, l'agglomération tunisoise qui joue un rôle de premier plan dans ces échanges en est la principale bénéficiaire mais aussi la principale «victime» dans la mesure où elle supporte l'essentiel de l'exode rural originaire du nord-ouest alors que ses capacités d'accueil et d'intégration sont plus que saturées.

Le drainage systématique à des prix dérisoires de toutes les richesses du nord-ouest au profit du littoral se traduit par l'absence de toute accumulation et de toute possibilité de développement régional. Ainsi, la pauvreté du nord-ouest n'est guère la résultante de contraintes naturelles qui sont cependant réelles, mais elle est fondamentalement le résultat de ces rapports de dépendance et de domination par l'agglomération tunisoise.

2. IDENTIFICATION DES BLOCAGES ACTUELS AU DÉVELOPPEMENT

2.1. Une société rurale traumatisée et déstructurée

L'asservissement puis la dépossession, la paupérisation et le maintien des populations du nord-ouest dans des rapports de prélèvement alors même que la population connaît un essor démographique sans précédent (elle a presque doublé depuis l'après-guerre) sont les causes principales de la déstructuration et du déracinement qui caractérisent l'immense majorité des populations du nord-ouest.

2.1.1. Une société rurale paupérisée Cette population presque exclusivement rurale à l'indépendance du pays (85 %)

est encore largement dominante actuellement puisqu'elle représente les 3/4 de l'ensemble de la population. Malgré un exode rural important qui s'est accéléré depuis les années 1950 et a connu un accroissement massif depuis l'Indépendance (en particulier à partir des années 1960), contrairement à ce que l'on pourrait s'imaginer, la masse de la population rurale s'accroît en valeur absolue : c'est ainsi qu'elle a augmenté de 250 000 habitants depuis 1956 et de 180 000 habitants depuis 1966. Près du tiers de cette population rurale de près de 800 000 habitants est concentré dans les régions montagneuses et forestières de la Kroumirie et des Amdoun où la densité absolue dépasse, dans certains secteurs, 276 habitants au km2, si l'on considère uniquement les clairières cultivables. D'après une enquête portant sur 412 douars et concernant 5 810 foyers dans les trois délégations de Ghardimaou,

Page 6: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

268 / H. Attia

Fernana, Aïn-Draham (47 000 habitants), sur 6 000 chefs de familles, les 2/3 sont des micro-exploitants (moins de 3 ha) ou tout simplement des ayants-droit. Sur 8 000 jeunes, 25 % sont des salariés et autant de journaliers occasionnels ou de chômeurs, 50 % des jeunes sont des émigrés définitifs à l'étranger ou à Tunis, et parmi ces derniers dominent les saisonniers. Sur les 15 000 enfants, 5 000 sont des «défaillants» scolaires et demandeurs de formation et d'emplois2.

La paupérisation massive de la population rurale est telle que par rapport aux 800 000 ruraux, 60 % seulement vivent dans des exploitations agricoles2. Ainsi, 40 % des ruraux sont des paysans sans terre ou plutôt des micro-copropriétaires qui font partie de ce peuple des «ayants-droit», drôle d'euphémisme. Parmi les 60 800 exploitants, 50 % ont moins de 5 ha et 20 % moins de 10 ha, l'ensemble, soit 70 % des exploitants, dispose de 15 % des terres situées le plus souvent dans les zones montagneuses et pulvérisées en une multitude de micro-parcelles, c'est l'une des contraintes principales à la restructuration d'une paysannerie viable. Par ailleurs, un millier d'exploitants (1,5 %) de plus de 100 ha totalisent 413 000 ha et disposent de 40 % des meilleurs terres (dont 141 coopératives et 5 fermes domaniales totalisant 129 100 ha)3.

2.1.2. Une paysannerie en dissolution accélérée Cette paupérisation massive amplifiée par l'explosion démographique sans

urbanisation-industrialisation progressive de la région a transformé la majorité de cette population rurale, vivant dans une région à monoculture céréaliêre, en une masse flottante qui constitue une réserve de main-d'œuvre saisonnière pour les grandes exploitations et les chantiers de construction du littoral : de toutes les populations tunisiennes, ce sont les populations du nord-ouest qui ont été le plus profondément traumatisées et maintenues dans une pauvreté larvée sans aucune possibilité d'accumulation, annihilant de ce fait irrémédiablement toute possibilité d'une authentique paysannerie susceptible d'intégrer les progrès techniques et de participer au développement régional. Cette carence de traditions paysannes, résultat des rapports sociaux de production pré-coloniaux et coloniaux, qui ont transformé la paysannerie libre en une armée de serfs puis en une réserve de main-d'œuvre saisonnière, constitue aujourd'hui l'un des blocages majeurs à la restructuration de la population rurale et au développement agricole.

La politique contradictoire de développement suivie depuis l'Indépendance caractérisée par l'intégration d'une partie de la petite paysannerie des plaines dans les coopératives, l'embrigadement de la majorité dans des chantiers de chômage, et la multiplication dans le cadre des actions de développement rural de projets d'assistance directe, ont développé et aggravé chez une population déjà profondément traumatisée et déresponsabilisée une attitude d'attentisme et une mentalité «d'assisté» absolument contradictoire avec l'exigence d'un esprit d'initiative, de créativité et d'âpreté au travail qui caractérisent le vrai esprit paysan. Plus grave, la dévalorisation des produits et du travail agricoles a parachevé la dépréciation du travail de la terre : aussi, toute action de développement et d'intensification de l'agriculture doit être définie en fonction de cette contrainte première et admettre comme postulat de base que le développement de l'agriculture est dorénavant impossible sans l'incitation et la motivation des paysans; c'est un des problèmes majeurs auquel il faudra apporter des réponses adaptées aux conditions de la région, qu'il s'agisse des prix ou des salaires agricoles ou des différentes politiques de crédits ou d'encouragement.

Page 7: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 269

Une politique de discrimination nationale sur le plan des salaires, des avantages sociaux et de l'équipement à l'égard du monde rural est la preuve tangible que les préjugés à l'égard du travail de la terre et du monde paysan, hérités de périodes et de sociétés révolues sont encore bien vivaces. Une révolution dans les esprits et dans les faits s'impose en toute priorité.

2-2. Une urbanisation déficiente, une industrie à peine existante

La population urbaine du nord-ouest a plus que doublé depuis 1966 et représente 25 % de la population régionale; cette croissance exceptionnelle est plus l'expression de la crise profonde des sociétés rurales que de la vitalité urbaine : bien que cette croissance massive et brutale des centres urbains régionaux et locaux soit le résultat de la déstructuration des sociétés rurales, elle est aussi l'expression du procès de restructuration et de l'émergence d'une société urbaine encore étriquée mais hautement significative quant au rôle que doit jouer l'urbanisation volontaire, maîtrisée et structurante dans le développement du nord-ouest. C'est à travers la radioscopie de leur déficience et de leur pathologie qui s'exprime dans l'espace par les énormes quartiers populaires sous-équipés et souvent insalubres que l'on voit l'extraordinaire besoin d'urbanisation de la région. Bien que tous les centres urbains témoignent de leur incapacité d'intégration professionnelle et résidentielle, ils génèrent une infinité de petits emplois et de métiers qui permettent à une large partie des déracinés ruraux de s'intégrer dans des structures d'emplois appelés à tort marginaux alors qu'ils sont hautement utilitaires.

Par ailleurs, quelles que soient les carences de ces centres urbains et l'importance du chômage qu'on y observe (15 à 20 %), ils procurent à leurs populations un niveau de vie nettement supérieur à ce qu'elles avaient dans leurs terroirs d'origine (50 % des ruraux vivent en dessous du seuil de 120 dinars par personne et par an, alors que dans le milieu urbain ce taux tombe à 17,6 %). Les services (enseignement, santé...), malgré leurs insuffisances, sont perçus favorablement par les ruraux immigrés par comparaison avec ce que leur offraient leurs régions d'origine. Même si le rôle de structuration spatiale et de dynamisation régionale de ces villes reste embryonnaire, elles induisent discrètement et lentement la naissance d'une élite locale dynamique qui constitue un des principaux points d'ancrage pour les projets de changement et de promotion régionale.

Ces signes de positivités nouvelles que nous avons déchiffrés à travers les carences et les insuffisances de cette urbanisation que d'aucuns qualifient de sauvage, mais qui est en fait le signe d'une restructuration inachevée et difficile risquent de s'altérer si un schéma d'urbanisation épaulé par un programme d'industrialisation n'est pas élaboré et réalisé au niveau de l'ensemble de la région économique du nord tunisien.

La structuration des villes, l'amélioration de leurs capacités d'intégration professionnelle, résidentielle, sociale et culturelle est une nécessité vitale pour le devenir de la région du nord-ouest et cela dans la mesure même où l'intensification et la restructuration des sociétés montagnardes exigent un allégement de la pression démographique et un transfert des populations d'une façon planifiée et organisée : le risque et le danger qui menacent la viabilité même des villes régionales du nord-ouest faute d'une intervention volontariste à la dimension des problèmes qui s'y posent et du rôle historique qu'elles jouent dans la difficile restructuration

Page 8: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

270 / H. Attia

des sociétés et des espaces du nord-ouest tunisien sont plus que réels. D'où l'impérieuse nécessité d'analyser les blocages à l'expansion d'une vie urbaine régionale dynamisante et structurante, puis de transformer ces villes «relais» pour l'émigration vers l'agglomération tunisoise en véritables capitales régionales.

2.3. Une industrie à peine existante

Dans cette région le taux de chômage est le double de la moyenne nationale, il concerne 23,4 % de la population active masculine et si l'on considérait seulement le 1/3 des femmes d'âge actif et disponibles pour le travail ce taux grimperait à 42 %, ce qui témoigne de l'ampleur du sous-emploi aggravé par la prépon- dérence de la monoculture céréalière mécanisée caractérisée par un emploi réduit et saisonnier.

Cet énorme déséquilibre entre la force de travail disponible et les possibilités réduites du secteur agricole qui mobilise cependant plus de 50 % de la population active occupée (alors que le taux national est de 36,3 % seulement) ne peut être réduit que grâce à une urbanisation audacieuse, génératrice d'emplois de type urbain, mais aussi au développement d'un véritable secteur industriel intégré d'une part à la production régionale, d'autre part aux possibilités du marché national et même international.

Or, le développement du secteur industriel dans la région reste extrêmement réduit, il se limite à un secteur minier en pleine crise et à quelques unités industrielles isolées, telle la sucrerie de Béja inaugurée pendant les années 1960 et en cours de doublement à Bou Salem, ou la toute récente cimenterie de Tajerouine. Le secteur privé reste rudimentaire faute de capitaux et d'entrepreneurs de la région. La carence de l'infrastructure régionale constitue un obstacle majeur qui décourage toute velléité d'investissement extérieur (national ou étranger) dans la région.

La faiblesse du secteur industriel public et le caractère élémentaire des entreprises privées généralement de petit format à investissements réduits et génératrices de peu d'emplois (textiles, yaourts, carrelage, minoterie, plastique, briqueterie, pâtes alimentaires) apparaît à travers les résultats du dernier recensement industriel : seulement 4 % des entreprises industrielles assurant 5 % des emplois et 2,7 % de la valeur ajoutée de l'ensemble du secteur industriel national se trouvent dans la région.

Par ailleurs, l'analyse des implantations industrielles entre 1973 et 1978 montre que la part de la région est seulement de 4,6 %. Quant aux prévisions d'investissements industriels par le VIe plan dans la région, ils sont respectivement de 6,7 % pour les industries manufacturières et de 7,7 % pour les industries non manufacturières permettant la création de quelque 1 751 emplois, soit une moyenne de 350 emplois par an!

Il est évident que les prévisions du VIe plan ne permettent guère d'espérer l'amorce d'une industrialisation qui puisse avoir un effet d'entraînement et de croissance régionale; constitue cependant une lueur d'espoir la décision politique récente d'implanter une unité phosphatière à Sra Ouertane (démarrage au cours du VIIe plan, création à l'horizon 1991 de 5 000 emplois directs dont 3 500 dans la région du Kef, investissement global de 1 500 milliards de dollars). Un véritable démarrage industriel du nord-ouest ne peut être que le fait d'une décision politique et d'une action volontariste de la part de l'État auquel revient la responsabilité de

Page 9: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien / 271

la création de quelques complexes industriels de base à définir, autour desquels des entreprises privées de sous-traitance ou de valorisation pourraient s'organiser, créant ainsi progressivement un tissu industriel diffus dans la région. La réalisation en cours d'une usine pour la fabrication de moteurs diesel à Sakiet-Sidi-Youssef, dans la région du Kef, ainsi que d'une usine pour la production de ciment blanc à Fériana au sud de Kasserine, dans le cadre d'une coopération tuniso-algérienne, annonce peut-être la structuration d'un axe industriel frontalier.

2.4. Intensification agricole et contraintes cumulatives

Urbanisation et industrialisation en tant que perspectives pour la restructuration régionale, posent des problêmes de déficience ou de carence; par contre, les blocages à l'intensification de l'agriculture sont plus complexes, résultent de l'évolution socio-historique et sont pour l'essentiel de ce fait des blocages de nature structurelle. Ces blocages structurels sont confortés par d'autres freins conjoncturels, leurs effets cumulatifs contrarient les actions d'intensification agricole et créent une série de situations paradoxales qui sont autant les conséquences que les causes des difficultés du développement de l'agriculture qui constitue pourtant l'essentiel des richesses de la région.

2.4.1. Extraodinaire diversité des milieux écologiques, grande monotonie des paysages céréaliers

La région du nord-ouest présente une grande hétérogénéité des milieux écologiques compliquée par l'extraordinaire diversité des micro-milieux édaphiques et micro-climatiques

En effet, si la moyenne pluviométrique est de l'ordre de 1 500 millimètres en Kroumirie, l'isoyète des 400 millimètres limite la dorsale au sud et marque la transition vers la steppe; de même, au point de vue thermique on observe de violents contrastes par exemple entre les régimes thermiques des vallées intra-telliennes (par exemple la vallée moyenne de la Medjerda) aux amplitudes thermiques extrêmes (plus de 50°C), dominées par des massifs plus ou moins élevés et plus ou moins boisés où règne un climat plutôt méditerranéen tempéré au nord et la dorsale de Maktar à Thala où prédomine une nette tendance à la continentalisation.

Les contrastes thermiques sont amplifiés par la diversité du relief étage où les crêtes montagneuses boisées dominent de larges plateaux vallonnés au sol profond, ce sont les sraâ qui constituent d'excellentes terres labourables. Ces terroirs intermédiaires dominent les plaines par des versants aux sols généralement argileux et de ce fait extrêmement sensibles à l'érosion et au ravinement sous l'action conjuguée des pluies torrentielles, des défrichements abusifs et des labours souvent mécanisés et effectués dans le sens de la pente pour respecter la morphologie agraire laniérée des parcelles. Ces versants fragiles sont soumis à la monoculture céréa- lière mécanisée et sont de ce fait l'objet d'une érosion spectaculaire et catastrophique qui alimente l'envasement des barrages.

Les piémonts présentent des milieux édaphiques extrêmement variés selon leur nature morphologique et pédologique : glacis encroûtés, cônes conglomératiques aux sols squelettiques ou bien épandages sablo-limoneux, ardh hamri à vocation arbustive et cependant emblavés; ces piémonts, selon leur exposition aux vents du nord-ouest pluvieux et à l'ensoleillement, offrent une infinité de micro-climats

Page 10: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

272 / H. Attia

et sont ainsi propices à une polyculture extrêmement variée alors qu'ils sont actuellement dans leur majorité eux aussi soumis à une céréaliculture dominante qui ignore la diversité des milieux édaphiques et présente de ce fait des rendements généralement médiocres à cause de leur grande hétérogénéité alors que les petits vergers familiaux qui enserrent les douars concentrés dans ces zones de piémont, témoignent de grandes possibilités de l'extension de vergers fruitiers et des diversifications par rapport à une monoculture réductrice.

C'est dans les grandes plaines alluviales où s'étalent à perte de vue les champs de céréales dont les immenses tâches vertes alternent avec les vastes étendues aux sols dénudés qui constituent les jachères travaillées, que cette monoculture céréa- lière mécanisée et dépeuplante perpétue le modèle extensif colonial et témoigne des difficultés structurelles à l'intensification dont la progression extrêmement lente et inégale géographiquement (plus avancée dans les plaines de Béja et Jendouba que dans les plaines du Kef-Siliana) semble cependant s'accélérer ces toutes dernières années à la suite de l'amélioration des prix du lait et de la viande. Les lenteurs de l'intensification apparaissent à travers l'occupation des terres labourables (comme en témoigne le tableau ci-après) : la moitié des terres sont occupées par les céréales et 25 % par les jachères, soit 75 % des terres labourables :

Occupation des terres labourables (en milliers d'ha.)

Gouvernorats céréales légumes fourrages Aut. cult. mar. ind.

jachère Total terres

labourées

Béja + Jendouba I (+ 600 mm) 47% 23% 10% 10% 20% 436=100% Kef + Siliana

(400 à 600 mm) 56% 1% 5% 5% 33% 664=100% Total nord-ouest 50% 8% 7% 10% 25% 11001 = 100%

1. Dont 24 000 ha irrigués.

La diversification est plus avancée dans les wilaya de Béja-Jendouba qui se rattachent à la zone sub-humide. Cependant le fait que 20 % des terres soient en jachère, soit le double des 10 000 ha réservés aux cultures fourragères, traduit d'une façon évidente l'effet négatif du blocage des prix du lait et de la viande, mais le fait aussi que les cultures intensives à emploi élevé soient extrêmement réduites puisque les superficies des cultures maraîchères, industrielles et arbustives ne dépassent guère les 10 % soit la moitié des terres en jachère.

En fait, la prépondérance de l'assolement céréalier avec jachère est la conséquence d'une inertie structurelle liée à la prépondérance des grandes exploitations exten- sives de tradition coloniale et au comportement vivrier des petites exploitations familiales.

Cette négation de la diversité écologique par la généralisation abusive de la céréa- culture associée surtout chez les petits et moyens exploitants à un élevage extensif est un fait, mais on peut se demander si elle ne correspond pas à la régression

Page 11: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 273

vécue par la paysannerie du nord-ouest dans la mesure où l'on observe partout dans les paysages les témoins d'une vieille polyculture méditerranéenne, à l'image de ce qui existe encore aujourd'hui dans les terroirs villageois de la région de Bizerte ou du Cap Bon?

En effet, les terroirs des antiques dechra accrochées aux sources pérennes qu'on retrouve à travers l'ensemble du nord-ouest, qu'il s'agisse de Téboursouk, du Kef ou de Nebeur au nord ou bien des dizaines de dechra dans la dorsale comme Mak- tar ou la Kesra, Elles, etc., sont absolument identiques par leur organisation et leur système de culture au terroir des villages du nord-est : on peut se demander aussi si la régression de la polyculture et la dégradation de cette économie villageoise signalées par plusieurs chroniqueurs et chercheurs comme étant contemporaines de la grande crise du xixe siècle, ne sont pas aussi la résultante de cette profonde déstructuration de la paysannerie du nord-ouest et de sa soumission aux intérêts et aux objectifs des grands propriétaires fonciers, négociants en céréales ainsi que du pouvoir central, toujours soucieux d'éviter les ruptures de réserves de grains génératrices de famines et de désordre... Les vénérables oliviers qui parsèment souvent les champs de céréales en différentes parties du Haut Tell ne seraient- ils pas les témoins de vastes plantations oléicoles, étant donné la haute valeur marchande de l'huile à l'époque?

Ceci nous amène à nous interroger aussi sur cette fameuse vocation céréaliêre du nord-ouest; les études phytoécologiques4 ont démontré que la superficie plan- table (795 000 ha) équivaut à 75 % de la superficie cultivable. L'intensification et le développement agricole du nord-ouest impliquent la diversification des systèmes de cultures afin d'arrêter la catastrophe écologique provoquée par l'extension céréaliêre dans la région, et de réduire les aléas inhérents à toute monoculture exclusive, de renforcer et régulariser l'emploi permanent et de favoriser la promotion d'une paysannerie enracinée au terroir.

2.4.2. Montagnes forestières fragiles et surpeuplées Deuxième paradoxe de la région du nord-ouest, la répartition de la population

est juste à «l'envers» de ce qu'elle devrait être. En effet si l'on condidère les densités des populations rurales exclusivement, l'on remarque que, à l'exception de la moyenne Mejerda, toutes les autres plaines céréaliêres, en particulier celles du Haut Tell, sont des zones de très faible peuplement (moins de 40 et même 30 habitants au km2), alors que les zones montagneuses qui les encadrent présentent des densités par rapport à la superficie agricole qui dépassent généralement les 60 habitants au km2 (Haut Tell); dans les massifs Kroumirs et des Amdoun les densités varient de 80 à 150 habitants au km2 et si l'on considère uniquement les terres cultivables des clairières, la densité grimpe jusqu'à 276 habitants au km2.

D'où un important exode rural vers l'agglomération tunisoise principalement, soit directement soit à travers les villes-relais régionales : donc c'est au niveau de ces foyers d'exode rural que se posent les problèmes humains les plus aigus dans la mesure où la majorité des 800 000 ruraux sont concentrés dans ces secteurs deshérités. On a vu que 60 % seulement de cette population rurale vit dans des exploitations, les 40% restants appartiennent à des familles sans terre ou plutôt à cette catégorie de micro-copropriétaires vivant en dehors de l'exploitation et qui font

Page 12: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

274 / H. Attia

partie de cette catégorie sociale pléthorique des «ayants-droit». Il est évident que pour la plupart de ces microexploitants le revenu agricole ne

peut assurer la survie de la famille et c'est aux enfants d'aller travailler dans les chantiers forestiers ou pour la plupart comme manœuvre en bâtiment dans les grands chantiers de l'agglomération tunisoise, ou plus récemment dans les chantiers de l'hôtellerie touristique du Sahel : en Kroumirie rares sont les familles dont une ou deux jeunes filles ne sont pas employées de maison à Tunis, de sorte que les transferts de salaires assurent dans certains secteurs particulièrement déshérités les 3/4 des revenus familiaux.

Ces quelques indications permettent de prendre conscience de la difficuté d'existence dans ces zones montagneuses enclavées, sous-équipées où les conditions de vie extrêment dures particulièrement l'hiver quand les populations mal habillées, sous-alimentées, doivent supporter les rigueurs du froid et de la neige; aussi est-il compréhensible que les jeunes, scolarisés ou non, cherchent à s'en aller. L'objectif du développement dans ces zones montagneuses doit être certes de désenclaver ces zones, de leur apporter l'électricité, l'eau, la route, l'école, etc., mais ces investissements seront vains s'ils sont disproportionnés par rapport aux possibilités de vie dans des conditions de viabilité minimales que pourrait leur offrir la région, en supposant qu'un programme permettant la restructuration de petites et moyennes exploitations de polycultures et d'élevage améliorés, appuyés par un vaste programme de petite hydraulique multiforme, soit énergiquement réalisé.

2.4.3. Plaines alluviales riches mais sous-exploitées, structures de production dominantes peu productives

Aux zones montagneuses surpeuplées et surexploitées s'opposent les plaines riches alluviales intratelliennes où domine encore la grande exploitation mécanisée qui renforce son emprise sur la terre par le système du métayage-location.

La production agricole de ces plaines joue un rôle vital dans la production des aliments de base du pays. Malgré les progrès réalisés, en particulier depuis ces dernières années, pour l'amélioration des rendements, l'extension des cultures fourragères, le développement et l'intensification de l'élevage ainsi que l'extension récente des cultures irriguées, les résultats acquis et les performances réalisées restent bien en deçà des prévisions des planificateurs et surtout des potentialités de ces plaines alluviales.

Cette situation est inégale selon les différentes plaines intratelliennes où les conditions écologiques et sociales varient, elle est aussi différente en fonction des multiples et différentes structures d'exploitation : de la petite à la grande exploitation privée, U.C.P., fermes domaniales. Ces différentes structures de production agricole introduisent une grande hétérogénéité dans les stratégies, les attitudes, et par suite dans les résultats et les réalisations par rapport aux objectifs nationaux de développement agricole.

a) La grande exploitation privée : La grande exploitation est dominante dans toutes les plaines par la superficie qu'elle

exploite. Les 870 exploitations supérieures à 100 ha du secteur privé disposent de près de 300 000 ha, soit 1,3 % des exploitants et 28 % de la S.A.U.5.

L'origine de ces grandes propriétés est multiple. Certaines descendent des grandes

Page 13: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 275

familles de la période pré-coloniale; d'autres sont de constitution plus récente, c'est par exemple le cas dans les plaines du Kef pour 73 % des propriétés de 3 à 500 ha et 42,5 % de celles de 500 à 1 000 ha6. Par ailleurs, ces grandes exploitations sont généralement constituées autour d'un noyau en toute propriété de terres prises en métayage ou en location auprès de la multitude d'exploitants ne disposant pas d'une assiette foncière suffisante ou des moyens de production nécessaires et qui s'en vont gonfler le cortège des émigrés ou des travailleurs saisonniers. Ce système de location-métayage pratiqué à grande échelle par les gros exploitants suréquipés en tracteurs ou tout simplement par les entrepreneurs en céréalicul- ture a pris une grande ampleur après la «libération» des petits propriétaires des coopératives. C'est le cas par exemple, dans les plaines du gouvernorat du Kef, de 51 % des terres des exploitations supérieures à 100 ha7, de 33 % dans le gouvernorat de Béja.

Quant aux systèmes de culture, à l'exception de quelques cas de gros exploitants intensificateurs, en particulier dans les régions de Bousalem et Béja, la majorité des grands exploitants, parfois absentéistes et exerçant d'autres activités lucratives, perpétue le système colonial caractérisé par la monoculture céréalière avec jachère travaillée et sans aucune intégration de l'élevage à l'exploitation.

Par ailleurs, les gros exploitants disposent de leur propre matériel (80 % sont autosuffisants) mais ne pratiquent pas des façons culturales d'une manière adéquate. Bien que l'utilisation des semences sélectionnées, des engrais et surtout des désherbants soit en progression grâce aux subventions de l'État, leur utilisation reste insuffisante et les rendements s'en ressentent sérieusement; ainsi les rendements obtenus en 1980 par ces exploitants sont en moyenne respectivement de 12 qx pour le blé dur, 17 qx pour le blé tendre et 10 qx pour l'orge; contre re

spectivement 47, 43 et 43 obtenus, lors de la campagne 1980-81, sur la ferme modèle de Frétissa située à 15 km au sud de Mateur. Ces rendements-ci ne sont guère exceptionnels et correspondent presque à la moyenne des rendements moyens des quatre dernières années, sauf pour le blé tendre, pour lequel le rendement moyen est de 47 qx : la différence énorme entre les deux témoigne des possibilités réelles d'une amélioration de la production céréalière en Tunisie du nord-ouest. Ce système semi-extensif se traduit par ailleurs par la réduction de l'emploi permanent et l'appel surtout à la main-d'œuvre saisonnière, ce qui explique les inévitables ruptures; le taux d'emplois par hectare tombe de 1 homme pour 36 hectares en moyenne pour les exploitations de 100 à 200 ha à 1 emploi pour 76 ha pour les exploitations supérieures à 500 ha8.

b) Coopératives et fermes domaniales : Héritières de la colonisation, les coopératives et les fermes domaniales occupent

près de 130 000 ha dans le nord-ouest et représentent 12 % des meilleures terres cultivables.

Les fermes domaniales, au nombre de 5, totalisant 14 000 ha, ont été transformées en agro-combinats où, grâce à des investissement importants, un grand effort d'intensification est en cours; il faut remarquer que ces agro-combinats héritiers des meilleurs domaines coloniaux de la région ont réussi à maintenir un haut niveau d'intensification et sont destinés à jouer un rôle stratégique dans la production massive laitière et fruitière. Ils disposent d'importants périmètres irrigués et sont donc susceptibles d'être des centres d'intensification optimale et de jouer un rôle

Page 14: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

276 / H. Attia

de promotion régionale. Cependant, il faut remarquer que malgré les investissements relativement importants dont elles disposent, ces grosses unités qui ont «patiné» jusque vers 1977 et qui amorcent depuis un net redressement sont loin de réaliser les performances attendues, aussi bien en ce qui concerne les rendements que le rythme de l'intensification : trop lourdes à gérer, elles souffrent, malgré leur autonomie de principe, de pesanteurs bureaucratiques et continuent à poser problême.

Il en est de même des coopératives de production qui occupent une place importante dans la région, surtout à Béja et à Siliana. Au nombre de 134, ces U.C.P. totalisent 112 500 ha, dont 90 640 de terres labourables. Malgré les ambiguïtés persistantes qui continuent à entourer le statut juridique des coopérateurs, les insuffisances criardes des investissements et l'obligation pour les coopératives de développer des cultures fourragères, betteravières ainsi que céréalières alors que les prix ont stagné jusqu'à ces dernières années, la majorité des coopératives ont réussi à assainir leur situation financière mais cela au détriment de la situation des coopérateurs dont les conditions matérielles et morales laissent à désirer. La situation des coopératives est actuellement caractérisée par une très grande hétérogénéité des performances et, malgré les améliorations sensibles réalisées, des rendements et une intensification nettement insuffisants. De même l'intégration de l'élevage à l'exploitation reste faible faute de crédits suffisants. C'est ainsi que dans les 38 U.C.P. de Béja (près de 50 000 ha), c'est seulement depuis janvier 1980 qu'on a commencé à acquérir des génisses de race (2 321 têtes).

Récemment les autorités tunisiennes ont décidé de louer d'anciennes coopératives à des groupements financiers privés.

c) Moyennes et petites exploitations familiales : Ce qui caractérise la situation de ces moyennes et petites exploitations familial

es, c'est l'extraordinaire hétérogénéité des niveaux d'intensification liés aux structures familiales de ces exploitations (souvent dans l'indivision), et principalement à l'insuffisance de moyens de production qu'aggravent les difficultés d'accès aux crédits et l'incommensurable lenteur de toute démarche auprès des différents organismes de crédit ou d'assistance. De même, faute de moyens de transport et en l'absence de coopératives de services, les moyens et petits exploitants sont toujours contrariés dans la réalisation de leurs plans culturaux au moment de l'achat des inputs ou de la location d'une tracteur faute de centres de vente suffisants ou de cellules de matériel agricole opérationnels et efficaces.

Pourtant, de nombreuses mesures ont été prises pour suppléer aux difficultés d'accès aux crédits bancaires, renforcer les services de vulgarisation et les encourager dans leur effort d'intensification. Mais les réalisations dans ce domaine bien que de plus en plus renforcées restent très largement insuffisantes et ne concernent qu'une fraction infime de cette partie la plus vivante et la plus dynamique de la paysannerie tunisienne.

2.4.4. Un potentiel hydraulique très important, une valorisation très insuffisante Autre paradoxe de l'agriculture du nord-ouest, la région qui constitue le château-

d'eau du pays a, jusqu'à une date toute récente, très peu bénéficié de ses propres richesses hydrauliques.

En effet, à l'Indépendance, il y avait à peine 2 000 ha irrigués dont la plupart

Page 15: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 277

étaient le fait de petits paysans de la plaine de Jendouba-Ghardimaou. La création de périmètres publics irrigués a commencé à la fin des années 1960. Le premier périmètre d'importance de Badrouna-Sidi Smaïl au sud de Bousalem, d'une superficie de 3 200 ha date de 1972, à la même époque les cultures irriguées dans les plaines de la moyenne Medjerda s'élevaient à 4 475 ha. Les surfaces irriguées ont, en 1984, atteint 24 000 ha dans l'ensemble du nord-ouest de la Tunisie, ce qui marque les progrès réalisés depuis 1972 mais montre aussi le faible développement du secteur irrigué en regard des richesses hydrauliques de la région.

Les résultats de l'enquête sur les périmètres irrigués réalisée par le ministère de l' Agriculture au cours de la campagne agricole 1980-81, révèlent le faible taux d'utilisation des périmètres équipés : moins de 50 %.

Le secteur irrigué lié à la petite exploitation familiale à partir des oueds ou des puits de surface, apparaît plus dynamique et plus productif que les périmètres publics irrigués, cette situation valable pour l'ensemble de la Tunisie pose le problème de l'affectation des investissements disponibles entre les deux secteurs. Or, jusqu'à présent la petite hydraulique reste «le parent pauvre» malgré ses performances sur le plan de la productivité, de la valorisation du travail familial et de son rôle dans le développement régional. Une certaine prise de conscience de cette réalité commence à se manifester.

En ce qui concerne les Périmètres Publics Irrigués (P.P.I.), que moins de 50 % des superficies irrigables soient, malgré des investissements par hectare très élevés (5 000 dinars), effectivement irrigués peut trouver son explication dans le caractère trop récent du démarrage de ces périmètres.

Cependant la situation n'est guère plus brillante dans des périmètres plus anciens, comme celui de Badrouna-Sidi Smaïl, qui a démarré il y a une dizaine d'années. De plus le faible taux d'exploitation des P.P.I, est aggravé par un très faible taux d'intensification : les quantités d'eau vendues représentent à peine plus que 1/1 0e des quantités d'eau qui auraient dû être consommées d'après les prévisions de mise en valeur : cela traduit un deuxième niveau de sous-valorisation et de gaspillage de l'eau retenue dans des barrages extrêmement coûteux, ce qui a pour conséquence d'alourdir en fait le prix de revient du mètre cube d'eau qui est déjà en soi bien élevé et fourni presque gratuitement aux exploitants (qui paient un prix modique représentant à peine le coût d'exploitation).

Le très faible niveau d'intensification des terres cultivées dans les P.P.I, de l'Office dejendouba est révélé d'une façon éloquente par le système des cultures qui apparemment ne diffèrent guère de ce qui se passe en sec dans la mesure où la céréali- culture reste largement dominante et occupe 42 % des superficies irriguées; elle devient prépondérante chez les gros exploitants de plus de 30 ha et occupe 80 % des terres irriguées : en fait, ces 42 % des terres consacrées aux cultures céréalières ne peuvent pas être considérées comme terres irriguées dans la mesure où les exploitants procèdent à une ou deux irrigations de complément si besoin est.

Les cultures maraîchères d'été occupent 18 % des terres mais plus de la moitié est consacrée aux melons et aux pastèques, alors que le programme d'extension de la culture des pommes de terre est négligé; les cultures maraîchères d'hiver restent très faibles (5 %) et témoignent du gaspillage insupportable de l'eau alors qu'on pourrait l'utiliser pour développer l'irrigation de complément pour les cultures céréalières et fourragères et réduire les contraintes climatiques. Certes, cette proposition formulée par S. El Amami suppose une planification au niveau régio-

Page 16: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

278 / H. Attia

nal et la maîtrise simultanée â l'irrigation des façons culturales, de la généralisations des semences sélectionnées appropriées, du désherbage aux polyvalents et de l'utilisation suffisante des différents types d'engrais, sans quoi les rendements resteront faibles (32 qx pour le blé dur et 36 qx pour le blé tendre, soit nettement moins que les rendements obtenus en sec dans la ferme modèle de Frétissa). Là où toutes ces conditions ont été réunies les rendements ont atteint 60 qx.

L'aspect le plus désolant dans ces P.P.I, est la faible diffusion des cultures fourragères (11 %) alors qu'elles devaient jouer, en principe, un rôle stratégique déterminant. Il en est de même en ce qui concerne les cultures de betteraves sucrières (7 %) dont les réalisations ont atteint 65 % des prévisions. Il faut noter ici que les grands agriculteurs privés à Bou-Heurtma et Badrouna-Sidi Smaïl qui occupent 5 186 ha n'ont fait que 236 ha de betterave soit 2,6 % de leurs superficies9.

Il est certain que parmi les nombreuses contraintes qui ont été inventoriées, sur lesquelles on insiste le plus souvent généralement et qui sont d'ordre technique ou financier (inputs, vulgarisation, crédits, commercialisation, etc.), le principal facteur responsable de la sous-exploitation des terres irriguées demeure le régime foncier. En effet, aussi bien l'émiettement et la dispersion des parcelles que, surtout, la prépondérance de la grande propriété foncière au sein de ces périmètres irrigués constituent un blocage de nature structurelle à la valorisation et à l'intensification de ces terres.

En effet, les études consacrées à tous les périmètres publics irrigués ont montré que, toutes conditions égales par ailleurs, le taux d'intensification est principalement fonction de la structure de la propriété, il est d'autant plus faible que la part de la grande propriété augmente; certains évoquent la nécessité du facteur temps pour la «maturation» du périmètre irrigué, cela est certain mais le fait que dans la Basse Vallée de la Medjerda le taux d'intensification tombe systématiquement à moins de 50 % dans les exploitations supérieures à 20 ha montre bien que le blocage est de nature structurelle et que, comme tout blocage de cette nature, seules des mesures appropriées souvent de nature politique peuvent le résoudre.

3. PROPOSITIONS POUR UN SCHÉMA DE DÉVELOPPEMENT DU NORD-OUEST

L'analyse des blocages et l'ampleur des problèmes du sous-emploi, la surcharge du secteur agricole, la déficience du secteur industriel, les faiblesses structurelles d'une urbanisation qui connaît une croissance accélérée, les lacunes d'une infrastructure paralysante et inhibitrice se traduisent par des phénomènes de déstructuration cumulatifs aussi bien des sociétés rurales qu'urbaines. Ces processus de déstructuration en cours sont dominants par rapport aux signes de restructuration qu'on observe aussi bien dans le secteur agricole à travers l'émergence encore embryonnaire d'une paysannerie familiale dynamique ou l'affirmation de certaines grandes exploitations privées ou du secteur organisé, que dans le secteur industriel où l'on constate malgré les difficultés évoquées l'émergence bien que limitée d'un certain nombre d'entreprises industrielles de moyen et petit format là où n'a jamais existé une tradition industrielle. Mais ce processus de restructuration s'observe encore d'une façon plus affirmée dans l'espace urbain malgré ses faiblesses dans la mesure où émerge une élite régionale ouverte et agressive qui tranche totale-

Page 17: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

Développement du nord-ouest tunisien I 279

ment avec l'horizon étriqué et la soumission désespérée qui caractérisent la majorité des anciennes générations. La complexité et la gravité des problèmes qui se posent exigent leur prise en charge simultanée dans leur diversité, d'où la nécessité d'une planification multisectorielle.

Bien que la stratégie du développement du nord-ouest doive être multisectorielle, l'intensification et la diversification des systèmes de culture ainsi que la valorisation de la production agricole et la promotion de la paysannerie constituent V épine dorsale du développement et de l'aménagement du territoire du nord-ouest. En effet, l'intensification d'une richesse existente permet, grâce à l'amélioration de la production et de sa valorisation (système de prix, transformation, etc.), de favoriser l'épargne familiale, celle des entreprises agricoles, et l'induction d'un développement urbain et industriel grâce au transfert en provenance du secteur agricole à l'image de ce qui se passe dans le cap Bon.

Il est évident que cette intensification prioritaire de l'agriculture, et plus particulièrement la restructuration et la sauvegarde puis l'intensification de l'agriculture familiale des zones montagneuses, ainsi que la préservation des terres agricoles et des barrages de l'érosion accélérée, supposent un allégement progressif de la surcharge démographique de zones comme le massif Kroumir, le pays Amdoun ou les massifs de la région de Siliana; d'où la nécessaire urbanisation-industrialisation qui doit être subordonnée aux exigences du développement agricole.

Cette urbanisation-industrialisation en tant que support et appui complémentaires au développement agricole de la région doit être structurée dans un schéma d'aménagement du territoire qui cristallise dans l'espace cette harmonisation solidaire entre l'agriculture et l'industrie d'une part, l'espace rural et l'espace urbain d'autre part. Ce schéma d'aménagement doit se traduire, à partir des villes régionales, par l'organisation progressive et la structuration d'un modèle d'aménagement du territoire qui permet toutes les formes de fluidité entre la ville régionale, les petites villes locales (dont la croissance est très rapide et qui devraient être structurées), les villages existants ou à promouvoir, ainsi que l'indispensable et nécessaire habitat dispersé en intercalaire par rapport au réseau villes-villages.

Ce schéma d'aménagement de l'espace concrétise le schéma de développement multisectoriel et permet grâce à cette interférence et cette fluidité entre centres urbains, villages et douars le renforcement de la stratégie familiale dans la recherche de revenus familiaux composites grâce à la complémentarité entre revenus agricoles et revenus extra-agricoles. Ce schéma permet aussi, grâce à cette occupation diffuse de l'espace, d'éviter les conséquences négatives de la désertification de ces régions répulsives, et leur valorisation optimale compte tenu de leurs contraintes et de leurs spécificités écologiques.

Page 18: Problématique du développement du Nord-Ouest tunisien

280 / H. Attia

NOTES

1. A. Kassab, Évolution de la vie rurale dans les régions de la moyenne Medjerda, Université Tunis, 1979. — Jean Poncet, La colonisation et l'agriculture européennes en Tunisie depuis 1881, Paris, Mouton, 1961.

2. Projet «clairières forestières», gouvern. Jendouba, Off. N.O. 198. 3. Enqu. agr. de base 1980 et ann. stat. agr. 1980, dir. Plan. stat. agr. 4. Carte phytoécologique au 1/200» publiée par H.N.R.A.T., Tunis, 1967-68. 5. Annuaire des statistiques agricoles 1980, Ministère de l'Agriculture, Tunis, juin 1982. 6. E. Makhlouf, Structures agraires et modernisation de l'agriculture dans les plaines du Kef, Thèse

de 3e cycle, Strasbourg, 1968. 7. Planification agricole régionale : gouvernorat du Kef. Projet tuniso-hollandais, Tunis, 1975. 8. Étude des possibilités d'intensification des moyennes et grandes exploitations du nord.

SOGET Développement. Direction de la Prod, vég., Tunis, 1981. 9. Rapport d'activité annuel 1980-81. Office de mise en valeur des périmètres irrigués de

Jendouba.