Supplément Le Monde des livres 2012.02.10

Embed Size (px)

Citation preview

Gary Shteyngart

23Dossier Les populismes a Entretien La tentation de lhomme providentiel a Traverse Trois essais sur un phnomne europen

prire d'insrer Jean Birnbaum

Lamour aprs-demainCet Amricain surdou signe un roman danticipation aussi drle que dsespr

Populisme, pipeau et malfices

4a Littrature

P

Avec Catherine Lpront, lamour file langlaise

5a Littrature

Uwe Tellkamp, un Tour de force au pays de la Stasi

Gary Shteyngart, chez lui, New York, en fvrier.PASCAL PERICH POUR LE MONDE

6un New York en proie au rchauffement climatique, Lenny Abramov, fils dimmigrs juifs sovitiques, 39 ans, travaille pour une compagnie qui se consacre la recherche de limmortalit. Il tombe amoureux dEunice Park, sa cadette de quinze ans, filiforme fille de Corens, et tente de se dbrouiller avec le monde dans lequel ils voluent. Un monde o les livres en papier sont tenus pour des objets rpugnants. O nul ne se dplace sans son pprt , cousin du Smartphone, qui permet de verbaler avec autrui et livre toutes les donnes sur son propritaire tat du compte en banque, taux de cholestrol, et mme baisabilit Lhistoire damour belle et super triste de ces personnages, au milieu ne ) de Gary Shteyngart, prend videmmentpourmodle le1984deGeorge Orwell. A ceci prs que chacun est devenu son propre Big Brother. Super triste histoire damour dcrit une dictature de la transparence qui sexerce dans tous les domaines de lexistence, mme vestimentaire. En tenant son journal, Lenny comme le Winston Smith de 1984 ou le D-503 du Nous autres dIevgueni Zamiatine (1920), grande rfrence du genre rsiste la disparition de lintimit et de la pense, cette manie devenue archaque parce quelle ramne les tres humains lide de leur mort. Gary Shteyngart est convaincu que ses crises dasthme si mal soignes dans lURSS de son enfance lont rendu conscient trs jeune de [sa] condition de mortel . Et puisque, comme le dit Lenny, le vrai sujet de la sciencefiction, cest la mort , Super triste histoire damour est, au-del dun roman sur lhyperconnectivit, le rchauffement climatique, les promesses non tenues de lAmrique ses immigrs ou la beaut de New York, un livre tenaill par la finitude. Celle de la puissance amricaine comme celle de la possibilit de lamour, menace par lincommunicabilit. Celle, aussi, de la littrature, tenue pour inutile dans une poque bombarde de donnes. Gary Shteyngart ne se contente pas de rendre hommage cette grande blesse sur le mode de la dploration. Il combat cette extinction programme en livrant bataille avec sa drlerie et son intelligence, clbrant lindispensable inutilit de la littrature en mme temps quil en donne un exemple rjouissant. Et rappelle au passage que les crivains asthmatiques sont parfois ceux qui ont le plus de souffle. pSuper triste histoire damour

a Histoire

dun livre Les Annes fastes , de Chan Koonchung

Raphalle Leyris

I

l faudra un jour faire le compte de ce que la littrature doit lasthme. Un sicle aprs celles dupetit Proust,lescrises dtouffement ont pouss le jeune Gary Shteyngart, consign la maison, inventer ses premires histoires. Lenfant de constitution fragile, n Leningrad en 1972 et exil aux EtatsUnis 7 ans, a trouv avec lcriture un passe-temps formidable , raconte-t-il. Depuis, il est devenu lun des crivains amricains les plus talentueux de sa gnration. Dans ces jeunesannes o linvention lui servait de jeu, il a forg le rapport jubilatoire la littrature dont tmoignaient dj ses deux premiers romans, Trait de savoir-vivre lusage des jeunes Russes et Absurdistan (LOlivier, 2005 et 2008). Deux satires djantes, qui dployaientune nergie et unhumour renversants pour mettre en scne de jeunes hommes issus du monde postsovitique projets aux Etats-Unis. SiSuper triste histoiredamour achve dimposer Shteyngart comme lun desauteurs les plus inventifs du paysage littraire amricain, ce nest plus sur le mode hnaurme de la farce, mais surcelui, mlancoliqueet inquiet, de la contre-utopie. Le monde, confie-t-il lors de son passage Paris, est devenu trop sombre pour se payer le luxe de la satire pure. Il va aussi trop vite pour quun crivain puisse le dcrire sans faire courir son livre le risque de lobsolescence immdiate. Shteyngart a donc inscrit son troisime roman dans la veine de la science-fiction. Mais le futur quil raconte, cest demain . Dans Super triste histoire damour, les Etats-Unis, domins par un autoritaire parti bipartisan , et en guerre contre le Venezuela, ont perdu leurs derniers attributs de superpuissance le dollar est index sur le yuan. Dans

7a Grand

artout travers lEurope, le concert des nations tourne au charivari populiste. Mais en tendant loreille, il est possible de distinguer des modulations au sein du brouhaha. A louest du continent, des dmagogues new age font entendre une ritournelle qui rompt avec la bande-son des annes1930 : Marine Le Pen, entre deux (faux) pas de valse avec les pangermanistes viennois, se rclame de la Rpublique laque; quant au Nerlandais Geert Wilders, il met en avant sa dfense de la civilisation occidentale et son attachement aux droits individuels conquis dans les annes 1960-1970. Lun comme lautre placent leur combat sur le terrain de lidentit culturelle et de la lutte contre lislamisation , en se gardant bien dentonner les rengaines biologisantes de leurs ans. Vrai changement de rpertoire, ou pur pipeau? Cest la question pose par plusieurs essais, dont nous rendons compte dans un dossier de deux pages. A lEst, dautres tribuns renouent avec des leitmotivs plus familiers. Ils assument lhritage nationaliste du XXe sicle et ne reculent pas devant un bon vieil hymne bott. Dans ce vacarme europen, les grosses caisses hongroises sont les plus retentissantes. A Budapest, des miliciens vtus de noir chantent les bienfaits de lpuration ethnique. Prs dun sicle a pass depuis le trait de Versailles, mais ces nostalgiques de la Grande Hongrie rvent encore de revanche. Dans leur ligne de mire, comme la grande poque, les crivains tratres la patrie. A commencer par le Prix Nobel Imre Kertsz. Tandis quune poigne dexcits brlent ses romans lors de petits autodafs entre amis, dautres esprits, plus mesurs, aimeraient simplement les voir proscrits des bibliothques. Si ces voix trouvent de lcho, cest quelles peuvent compter sur lorchestration bienveillante de lactuel premier ministre, Viktor Orban. Celui-l mme que Kertsz, dans lentretien quil a accord au Monde des livres , nomme le joueur de flte . p

entretien

Le monde est devenu trop sombre pour se payer le luxe de la satire pure de leffondrement de lempire amricain, est raconte alternativement par le journal de Lenny et par les changes dEunice avec ses proches sur le rseau social GlobAdo. Auregard dsempar, autodprciatif et sarcastique du premier, ses citations de Trois annes de Tchekhov et des chansons de Whitney Houston, rpond le langage de la seconde, fait de sigles, de raccourcis et didiomes cocassement approximatifs ( Pas de quoi fouetter un ours ). Cette juxtapositiondedeuxmodesdexpression si diffrents, qui tmoigne du foss entre les gnrations, est lun des immensesplaisirsde ceroman.Leslangues, les registres (journal, mails, chats, flash dinfos) et les sujets sy tlescopent, pour coller au plus prs dun monde o nous passons notre temps sauter dun sujet lautre, en ayant perdu toute capacit de concentration , dit lauteur. La contre-utopie numrique, sauce au chou ( le point culinaire commun entre les immigrations russe et coren-

Imre Kertsz, prix Nobel de littrature, voque son dsarroi face la situation politique de la Hongrie

Photo Francesca Montovani

8a Le

Stphanie Polack

feuilleton Eric Chevillard aime le Sauvage blanc de Franois Garde

Comme un frreSTPHANIE POLACK

9a Mlange

Un numro de voltige. Emily Barnett, Les Inrockuptibles

des genres Polar et Trans|Posie

10

Une qute intime, une plonge convaincante dans les annes 1950, et le portrait vif dune femme qui tente de prendre le contrle de sa vie. Raphalle Leyris, Le Monde des Livres

a Rencontre

(Super Sad True Love Story), de Gary Shteyngart, traduit de langlais (Etats-Unis) par Stphane Roques, LOlivier, 410 p., 24 .

Ivan Jablonka, un historien sur les traces de ses grands-parents

Un deuxime roman clatant. Clmentine Godszal, ELLE

Cahier du Monde N 20857 dat Vendredi 10 fvrier 2012 - Ne peut tre vendu sparment

2

Dossier

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Lhomme providentiel en appelle au peuple et se prsente comme le dernier recours. Lhistorien Jean Garrigues dresse son portrait travers les ges

La nostalgie dun pouvoir fortentretienPropos recueillis par Julie Clarini

L

historien Jean Garrigues, professeur luniversit dOrlans et spcialiste dhistoire politique, sest intress au mythe du sauveur, notamment travers la figure de Boulanger (Le Gnral Boulanger, Perrin, 1999). Dans son nouvel ouvrage, il analyse les moments o la Rpublique a t tente par le recours un homme providentiel. Quand lhomme providentiel surgit-il ? Quand la socit traverse une priodededsarroisocial,conomique ou moral, et quelle connat une crise de confiance envers ses lites. Cest par rapport cette situation exceptionnelle que va merger une figure dans une posture dextriorit, disolement. Je dirais quil faut que ce soit quelquun qui se distingue absolument, soit parce que cest un hros militaire (Napolon) , soit parce que cest lhritier dune lgende (Louis-Napolon) ou encore parce quil est un homme politiquequiincarnelepatriotisme,comme Gambetta, Clemenceau ou de Gaulle. Mais a peut tre aussi le vieillard appel la rescousse, dont le prestige est au-dessus des autres : Adolphe Thiers, Gaston Doumergue (aprs la crise de fvrier 1934), Ptain, ou mme de Gaulle en 1958. Cela correspond une pulsion de rassemblement : on est la recherche dune solution qui permette de passer au-del des divisions. Les lites traditionnelles sont renvoyes leurs clivages, donc leur impuissance. Quel lien le mythe providentiel entretient-il avec le populisme ? Quelle que soit la famille idologique dont il se rclame, le discours delhomme providentiel est un discoursdappelaupeuple.Cestrcurrent. Lappel au peuple par-dessus et contre les lites, lide dune dfense des aspirations populaires, rapproche le mythe de lhomme providentiel du populisme. Mais il faut distinguer entre ceux qui sont la remorque du peuple, qui cher-

chent ladquation avec leur base, comme Boulanger ou Poujade par exemple,et ceux quine sont pas tributaires de cette adhsion populaire:lesgrandsrpublicains,Gambetta, Mends France ou de Gaulle en 1958 ne tiennent pas des discours qui sont conditionns par ladhsion du plus grand nombre. Ils entretiennent un lien intime, de proximit, avec le peuple, ils sont lobjet dune vnration, mais ils ont des desseins pour la France, ils ont des visions politiques. Finalement, ce qui signe lhomme providentiel populiste, cest la protestation, car il ne se dtermine que par rapport elle. Vous discernez des types diffrents dhommes providentiels, en fonction des poques. Laconjonctureesttrsimportante pour comprendre le type de lhomme providentiel qui surgit. Onvoitque,danslentre-deux-guerres, ce qui domine, cest la peur, et donc la difficult faire merger un grand dessein. Cest lpoque de Poincar, en 1924. La socit est dans une posture dfensive. Il faut attendre la reconstruction pour avoir un Mends, un de Gaulle, porteurs de grands projets. De mme, je pense que si on compare ltat des mentalits collectives en 2012 par rapport 2007, on comprend pourquoi ce qui tait possible en 2007,lmergencedefiguresquifaisaient rejouer cette mythologie (Sarkozy-Bonarparte, Royal-Jeanne dArc, Bayrou-de Gaulle), ne lest plus dans la priode de frilosit qui est la ntre. Il y avait alors une pulsion collective de renouveau, de rgnration, un tout est possible . Aujourdhui dans cette dsillusioncollective,silyavaitunhomme providentiel, il serait de nature dfensive, experte, rassembleuse, mais pas positive. La priode actuelle nest donc pas favorable lmergence dun leader protestataire ? Je pense que les hommes et femmes politiques trop marqus nont pas la capacit de rassemblement quiestau curde lhistoire franaise de lhomme providentiel. Quelle que soit son origine politique, il doit avoir la capacit de passer pardessus les clivages traditionnels, de briser les frontires idologiques. Or, cest trs difficile pour des personnalits issues de lextrme droite. On voit bien que, dans lentredeux-guerres, ceux qui ont tent de construire une aventure dhomme providentiel en venant de cette extrme droite ont chou, parce que le clivage tait trop fort. En revanche, de Gaulle en 1958 rencontre les rticences dune partie de la gauche, alors quune autre se rallie lui.Gambetta qui, dans les annes 1870, tait peru comme un homme de gauche, tait malgr touttrs respectpartoute unepar-

tie de la classe politique de droite, monarchiste, qui reconnaissait ses qualits dhomme dEtat, puis il a t suivi par un lectorat modr paysan. Nest-ce pas tonnant que le thme du redressement apparaisse dans la bouche de Marine Le Pen comme dans celle de Franois Hollande ? La notion de redressement puise ses origines directes dans le ptainisme, et mme dans la droite et lextrme droite de lentredeux-guerres. Il fallait rgnrer une France qui tombait, qui se perdait dans lesprit de jouissance celui du Front populaire, en fait. Mais la rgnration dun Ptain se faisait par un retour au pass, la diffrence de Marine Le Pen, qui sinscrit culturellement davantage dans la veine des Rnovateurs des annes 1920-1930. Quant Franois Hollande, cest tonnant de lentendre parler de redressement . De mme que Les Hommes son ide de providentiels. renchanHistoire dune fascination franaise, ter le rve de Jean Garrigues, franais Seuil, 480 p., 24 . esten rupture avec la culture de la gauche trs mfiante envers le mythe providentiel ; en revanche, avec la revendication de la normalit , il est fidle sa famille politique. Lextrme gauche reste-elle seule impermable au mythe providentiel ? Oui, cest un refus permanent. Au nom de la Rvolution franaise, populaire et parlementaire. Noublions pas que lhomme providentiel, cest quand mme la nostalgie dun pouvoir fort, qui tait celuidumonarquedelAncienRgime,mmesicestplusoumoinsformul,plusoumoinsimplicite. Cest ce pouvoir immanent qui chappe aux contraintes du dbat entre les partis.Ne serait-ce que dans le vocabulaire religieux, on senracine dans la tradition chrtienne lie la lgitimation du monarque. Le mythe du grand homme est une faon de relire une histoire de grandeur qui exorcise les peurs du prsent, une manire de saccrocher au roman national qui a prcd la Rvolution franaise. Puis, par une sorte de rebond mythologique, cest une faon de se raccrocher ce que fut Napolon, puis Clemenceau en 1917, etc. On fait fonctionner un jeu de rfrences : Clemenceause rfreGambetta,de Gaulle se rfre Clemenceau et Bayrou aujourdhui de Gaulle. Un homme providentiel nest donc pas ncessairement un danger pour la dmocratie ? Absolument pas ; prcisment, ce qui ma intress, cest que des grands rpublicains comme Gambetta ou Mends aient pu se retrouver dans la peau de lhomme providentiel. Mais ces hommes-l nagissent que le temps de la crise : ils viennentcomblerunvidedmocratique parce que, prcisment, il ny a pas de solution qui merge du fonctionnement rgulier des institutions. Cest le thme du nud gordien tranch par Alexandre. Dautre part, nous sommes dans un paysquiaunsolidevcudmocratique. Contrairement dautres, o les barrires tombent plus vite, une personnalit avec un discours radical ne pourra pas, je pense, obtenir le pouvoir en France ; lhomme providentiel, oui, condition quil reste dans les rails de la culture dmocratique, condition quil rassemble autour de la Rpublique. p

Une tentation rpublicaineSI LE MYTHE DU SAUVEUR anime les courants populistes, inversement, lhomme providentiel nest pas toujours un populiste. Dans son essai Les Hommes providentiels. Histoire dune fascination franaise (Seuil), Jean Garrigues rappelle que de grands rpublicains ont pris, parfois contre leur gr, le costume du prophte ou du messie, comme Gambetta en 1870 ou Mends France en 1954. Autrement dit, lhomme providentiel nest pas une fascination de droite, mais il imprgne tout limaginaire politique rpublicain, quand bien mme la gauche manifeste une plus grande dfiance son gard. Mais pourquoi lhistoire de la dmocratie franaise est-elle ce point scande par le recours au surhomme ? Le tri mmoriel a consacr Pinay plutt que Lamartine, mais ils furent des dizaines esprer embrasser une carrire de sauveur, dans cette priode qui va de Napolon Charles de Gaulle. De son enqute sur ses conditions dmergence, lhistorien dduit que lhomme providentiel apparat comme un mode de rgulation priodique des antagonismes sociaux et politique que le systme dmocratique na pas su rsoudre .

Le gnral Boulanger (1837-1891).GIANNI DAGLI ORTI/THE PICTURE DESK/THE ART ARCHIVE

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Dossier TraverseLes Ennemis intimes de la dmocratiede Tzvetan Todorov, Robert Laffont, Versilio , 248 p., 20 Lancien critique structuraliste, pass lhistoire des ides et lanalyse politique, semporte contre une dmocratie quil chrit mais juge pervertie par le libralisme. Plaant sa diatribe sous les patronages de saint Augustin et de Plage (Ve s.), il fonde ses espoirs sur une cologie sociale dont lvocation suffit faire oublier les travers du nolibralisme le plus dbrid.

3

Le Sens du peupleLa gauche, la dmocratie, le populisme de Laurent Bouvet, Gallimard, Le Dbat , 296 p., 18,50 Pourfendeur dun Parti socialiste qui, selon lui, a lch ceux quil avait mission de dfendre, Laurent Bouvet appuie sa thse sur une analyse historique des trois peuples le souverain en dmocratie, les classes domines, la nation rassemble et des rapports de la gauche avec ces trois figures. Souvent contestable, toujours stimulant, son livre sera la rfrence du conservatisme social et rpublicain.

Le Nouveau National-Populismede Pierre-Andr Taguieff, CNRS ditions, 110 p., 6 Expert de ce quil a dfini comme un style politique , quil observe et analyse depuis plus de trente ans, lauteur prsente, dans ce texte court et incisif, une caractrisation des nouveaux partis populistes europens. Il propose dapprivoiser le nopopulisme en acceptant de discuter avec lui, plutt que de spuiser le diaboliser sans parvenir le rduire.

Sadressant ceux qui souffrent de la mondialisation et de la comptition conomique, des mouvements se rclament du peuple contre les lites. Trois essais analysent leur signification

Lalerte populiste, un dfi dmocratiqueMarine Le Pen chantant La Marseille , en janvier, Bordeaux.

Patrick Jarreau

OLIVIER LABAN-MATTEI/ NEUS POUR LE MOND E

F

aut-il en avoir peur? Seulement peur ? Lhistoire commande de sen mfier et, aujourdhui, le Tea Party amricain et les mouvements xnophobes dEurope fontcraindre quedesforcespolitiques agressives ne trouvent un appui populaire suffisant pour accder au pouvoir. Mais le populisme nest-il quun danger dsigner, un adversaire combattre, ou bien est-il aussi un signal entendre? Lune des caractristiques propres au populisme contemporain est que, la diffrence de ses devanciers russe et nordamricain du XIXe sicle, sud-amricain du XXe, il nest pas revendiqu par ceux qui le pratiquent. Ils sont les premiers savoir que leur posture inquite mesure quelle sduit. En France, Jean-Luc Mlenchon est le seul assumer laccusation de populisme, mais cette transgression, proclame haut et fort, est cousue de fil blanc. Lancien snateur et ministre socialiste veut obtenir des commentateurs un certificat dexclusion. Populiste est aujourdhui, en Europe eten tout cas en France, un jugement ngatif, presque une insulte. Il nen est pas ainsi partout. Aux Etats-Unis, le populisme fait partie du rpertoire politique acceptable. Opposer le sentiment ou la revendication populaires aux lites est une arme dont lusage par un politicien, dmocrate ou rpublicain, ne choque personne, car le peuple peut en effet avoir des intrts ou des priorits autres que celles des puissances conomiques, des autorits administratives ou judiciaires, des gouvernants. Il revient aux grands partis et leurs candidatssoit de capter ces attentes et dy rpondre, soit de les neutraliser. Au contraire, les totalitarismes qui ont mis lEurope feu et sang y ont disqualifi le populisme. Ils ont mme provoqu leffacement du peuple, crit Laurent Bouvet dans Le Sens du peuple, au profit de la socit. La promotion des peuples, rsultant la fois de la diffusion de la dmocratie et de laffirmation des nationalits, au XIXe sicle, a dbouch, aprs la premire guerre mondiale, sur celle des masses, supports du communisme en Russie et des fascismes en Europe occidentale. Les dsastres qui en ont rsult vingt ans plus tard ont amen les citoyens des dmocraties victorieuses se dtourner de la croyance dans les bienfaits de la multitude unie, pour sintresser plutt ceux du progrs conomique et de lpanouissement individuel. Mai-68 est, en France, le moment o la disparition du peuple fut acte , alors mme que le Quartier latin simaginait rejouer les journes rvolutionnaires du sicle prcdent. Le livre de Laurent Bouvet expose, dans leur riche varit, des analyses qui aboutissent toutes, avec des perspectives diffrentes, au constat dune sparation entre la gauche et le peuple, dun oubli ou dun rejet de celui-ci par celle-l. Lmergence politique de jeunes issus du baby-boom protestant contre une socit qui ne leur fait pas suffisamment de place a selon lui transform la gauche. Celle-ci a conserv, jusquen 1983, un discours et une pratique de classe nationalisation, planification, autogestion, droits sociaux et syn-

dicaux , mais elle sest convertie en ralit, dans la mme priode, aux ides librales, qui placent lindividu au centre de la socit au lieu quil sintgre la collectivit politique, sociale et nationale. Selon Bouvet, aprs le tournant de la rigueur, prsent mensongrement comme une parenthse, le Parti socialiste a mis sa politique conomique en accord avec ses choix de socit. Le procs fait aux baby-boomeurs est le mme aux Etats-Unis. L-bas aussi, les jeunes contestataires des annes 1960-1970 sont accuss davoir dtourn le Parti dmocrate de son alliance historique avec

Lune des caractristiques propres au populisme contemporain est quil nest pas revendiqu par ceux qui le pratiquentla classe ouvrire blanche, laquelle, du coup, prta loreille aux rpublicains, de Ronald Reagan George Bush junior. Le mouvement noconservateur est n en raction labandon, par les dmocrates, des idaux nationalistes (anticommunistes) et plbiens quils avaient ports, de Franklin Roosevelt Lyndon Johnson. Lennui pour cette thse est que le mme Johnson, prsident de la guerre du Vietnam, imposa la fois les lois sociales de la grande socit et la reconnaissance des droits civiques des Noirs, ce qui montre que la fidlit la majorit et la justice pour les minorits peuvent aussi sarticuler lune lautre.

La gauche franaise, cest--dire le Parti socialiste et, dans une certaine mesure, son concurrent cologiste, sont-ils responsables, par dfaut, de lmergence et de la persistance de ce que Pierre-Andr Taguieff a caractris comme le nationalpopulisme ? Pour Bouvet, la gauche a nourri elle-mme cet ennemi mortel de ses renoncements et de ses insuffisances , en dlaissant des aspirations populaires telles que le travail, bien sr, mais aussi lidentit nationale, le modle dautorit social-familial, le sens de lappartenance et de la protection collectives, etc. . Taguieff, lui, incrimine la fois la droite et la gauche, estimant que, mprises par lune autant quepar lautre, les classes populaires ont t pousses vers le Front national . Ces deux auteurs, qui sentre-citent logieusement, jugent la gauche franaise coupable davoir lu un peuple de substitution celui quelle a renonc dfendre, les immigrs prenant la place des ouvriers et des employs autochtones. Cependant, le national-populisme, sil sinscrit dans les particularits de chaque pays, a une dimension europenne. Cest unproduitdeschecsconomiques etpolitiques de la construction europenne, qui entretiennent le rejet de celle-ci par une partie de la population. Ce nest pas un hasard si les deux pays qui, par rfrendum, en 2005, ont refus le trait constitutionnel europen, la France et les Pays-Bas, ont en commun la pression quexerce, sur leurviepolitique,uneextrmedroitexnophobe. LEurope est condamne pour son impuissance protger sescitoyens contre les effets ngatifs de la mondialisation et pour son refus dentrer en conflit avec des civilisations diffrentes, autrement dit de combattre la prsence et lextension, sur son sol, de la religion musulmane.

Sur ce point, Tzvetan Todorov soppose au populisme, quil tend rduire la xnophobie, ce rejet de ceux den face qui, selon Taguieff, sajoute souvent, mais pas toujours, lhostilit contre ceux den haut. Au terme de lample critique quil dploie contre les socits occidentales, le livre de Todorov donne penser que la dmocratie doit certes se mfier de ses ennemis intimes , mais tout autant se garder de ses faux amis. Toutefois, sil partage nombre de rpulsions populistes face aux socits daujourdhui, sil est intarissable dans sa haine du libralisme, prfix bien sr no et ultra , Todorov saccorde dfendre les mmes droits humains que ses ennemis libraux, ce qui est, au final, rassurant. Face au populisme, on nest pas plus avanc. Marine Le Pen change-t-elle la donne ou donne-t-elle le change ? Ainsi Taguieff formule-t-il la question laquelle personne ne parvient rpondre aujourdhui. Probablement la prsidente du Front national nen sait-elle rien ellemme, alors quelle a dcid de rapprocher son parti de ces mouvements nopopulistes dEurope du Nord qui nont pas grand-chose voir avec lextrme droite totalitaire du sicle dernier et dont le ferment est identitaire et antimusulman. Selon Taguieff, le pire qui puisse arriver ces dmagogues serait dtre admis dans le jeu politique normal, plutt que dtre dispenss de dmontrer leur aptitude rsoudre les problmes quils dnoncent. Rien nindique, toutefois, que le FN mariniste soit prt des alliances. Sauf, naturellement, sil les dirige. Mais alors, pour la dmocratie, il sera trop tard. pVoir aussi les pages Dbats du Monde dat du vendredi 10 fvrier.

A lire aussiEtude dun paradoxeIl y a quelque chose dtrange au royaume de la dmocratie : quand le peuple proteste, il y a toujours quelquun pour expliquer que cest seulement un petit groupe, quil est manipul, quil na pas bien compris la situation. Ainsi, l mme o le peuple est rput souverain, il est souponn, ds quil se fait entendre, dtre minoritaire, instrumentalis ou imbcile. Dans ce paradoxe de la crainte, le philosophe Marc Crpon diagnostique ce quil dnomme la dmophobie . Son analyse met en lumire comment cette question rapproche des penseurs que par ailleurs tout semble opposer. Ainsi Badiou et Finkielkraut sont-ils atteints de cette dmophobie qui pargne Derrida ou Rancire. Chemin faisant, de Nietzsche nos jours, Marc Crpon rassemble des lments de rponse cette question : parmi les philosophes, qui a peur de la dmocratie et pourquoi ? Cet essai utile par temps lectoraux se clt par lvocation de trois thmes-cls dun avenir dmocratique : lhospitalit envers les trangers, la limitation des oligarchies et la menace dhomognisation gnrale. p Roger-Pol Droita Elections. De la dmophobie,

de Marc Crpon, Hermann, Le Bel Aujourdhui , 128 p., 17 .

4

Littrature CritiquesSans oublier

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Sous la plume lgante de Catherine Lpront, une femme mystrieuse nourrit les fantasmes dune famille clate. Suspense

Lamourfile langlaiseVincent Roy

Le quadruple A Annabelle, Armelle, Alice et Angle. Les quatre surs dune fratrie quitable (quatre gars, quatre filles) ont la mme initiale. Cest sans doute leur seul vrai point commun. De Nabelle , qui entend rgenter le berceau de la famille, la cadette, Alice, mre suprieure qui secourt les filles perdues et quitte lhabit 70 ans pour sabandonner aux plaisirs salutaires de lamour , les parcours, tels que les dcouvre leur neveu, ne manquent pas de bravoures infimes et de bassesses rptes. Mais cest moins la traverse du sicle travers une saga familiale qui retient que la facture de ce rcit. En douze moments, lis un lieu et agencs sans souci chronologique, Antoine Piazza joue du romanesque dans le terreau mmoriel. Depuis Les Ronces (2006, d. du Rouergue), lcrivain ne puise qu son histoire personnelle. Cette geste terrible, rendue au plus juste sans jamais juger, dit la matrise de Piazza. p Philippe-Jean Catinchia Le Chiffre des surs, dAntoine Piazza,

S

i le roman est une aventure, cest moins pour ce quil raconte que par la faon dont il le raconte. Chez Catherine Lpront, depuis Le Tour du domaine (Gallimard, 1983), jusquau Beau Visage de lennemi (Seuil, 2010), le tissu du texte impressionne davantage par la qualit de son fil que pour ses motifs. Il est tout dune pice : les descriptions sont brodes dans la narration. La phrase tresse ensemble le dcor et lintrigue, laquelle devient un lment du dcor comme si la trame avait seule le pouvoir de donner une couleur ltoffe du rcit. Tout lart de Catherine Lpront rside dans ce mtier de tisserand : avec LAnglaise, elle broche les motions de ses personnages, comme de la soie sauvage dans le beau velours bleu-vert dun paysage marin dont elle nuance, grce la lumire, les reflets. Nous sommes Saint-M., au bord de la mer, probablement en Normandie, dans une datcha occupe par une famille au charme tchkhovien . Demble, cest

d. du Rouergue, La Brune , 240 p., 18 ..

Don Quichotte moderneJusqualors aucun rat ntait venu ralentir lascension de Ludovic Haguenau. Brillant avocat, aussi admir que redout, tout semblait russir ce quadragnaire, divorc et pre dun petit garon. Or, en quelques mois, la mcanique de la russite sest grippe sur le souvenir dun morceau de salade coince entre les dents dune jeune femme Dsaronn par une parole malheureuse qui gratigne sa rputation, Ludovic voit resurgir les vieux dmons du doute et de la honte. De gaffes en maladresses, dchecs professionnels en dboires sentimentaux, rien ds lors ne va arrter la spirale dpressive o senfonce chaque jour un peu plus cet homme apeur et lunaire. A travers les cogitations nvrotico-comiques de ce Don Quichotte moderne, Sibylle Grimbert confirme, aprs Le vent tourne (Lo Scheer, 2011), quelle est une satiriste dont le mordant et la finesse de trait nont dgale que la tendresse quelle porte aux tres gars. p Christine Rousseaua La Conqute du monde, de Sibylle Grimbert,

AMANI WILLETT/ GALLERYSTOCK.COM

Combien vorace et imprieux demeure, toute fin, le dsir dans la description du jardin quil fautchercherlesressortsdelhistoire de LAnglaise : L-bas, seul sur unepetiteterrasse depelouse raseet dun vert brillant, le mme bouleau nain pleureur que devant la maison, mais qui prenait ici une tout autre allure, plus dramatique mais dansante, une esquisse de chorgraphe, des branches entrelaces de telle manire deux branches principales quon aurait dit que plusieurs tres tentaient darracher lun lautre deux amants streignant perdument, deux amants dont la passion aurait t interdite. Un drame se profile, une tragdie ? Voyons les personnages, et dabord les trois occupants de la datcha : Emile H., 64 ans et clibataire, dcorateur dintrieur, sa mre, Elisabeth alias May Flors, son nom de rsistante , Agns (lune des cinq demi-surs dEmile). Puis Lonore, une adolescente qui prend, dans locan, des bains

de lumire , le docteur Novembre, vieil original (un ami dElisabeth), et Chagrin damour, la jeune locataire du docteur, laquelle porte bien le sobriquet dont on laffuble. Toute cette petite noblesse de plage mne une existence confortable jusquau dimanche de Pques, quand Emile, qui entretient toute sa famille, annonce quil a invit pour lt une Anglaise intresse par la maison d ct. On spcule sur cette femme mystrieuse dont Emile serait amoureux en secret ; on renchrit sur son charme dltre ; on lui prte de sordides intentions

(elle en voudrait largent dEmile), alors mme quon ne la connat pas, quon ne sait rien delle. LAnglaise a t rapidement aperuede dos. Elle tait vtuedun jupon, dune blouse aux manches bouffantes et serre la taille, ses cheveux taient ramens dans un chignon roul bas sur la nuque, elle portaitunetoledesoieseulsindices. Sa silhouette nourrit tous les fantasmes. Elle pose, en quelque sorte, lnigme de lamour et du dsir. Elle rvle les autres personnagesde lapiceochacun joue, en somme, de lautre ct du dcor. Le drame sourd comme la mer monte, non pas de front mais en quelque sorte prcde delle-

Extrait Mais enfin, ctait la datcha, voici le cur de la datcha, avait dclar le docteur Novembre en arrivant sur le plancher de chne. Ctait dune grande beaut, un lieu comme Chagrin damour nen avait jamais vu, dune perfection un peu angoissante, ou peut-tre dune prsence un peu angoissante, si forte quelle relguait tous ceux qui ce jour-l envahissaient les lieux au rang de figurants, presque daccessoires du grand jardin paysager de petits personnages quon aurait placs pour donner une ide, relativement une hauteur dhomme, des tailles respectives des arbres et arbustes, de la dnivellation du terrain, des distances entre la datcha et la rivire ou la gigantesque haie forme par des arbres serrs les uns contre les autres, des rsineux faonns par les vents dominants dont ils protgeaient le domaine, paraissant dos courb, tte rentre lintrieur, avec quelque chose de valeureux et dopinitre, dinvincible dans la vote ptrifie quils formaient en bas de la maison, du ct de la mer, un rempart de gigantesques gardiens vgtaux aux branches entrelaces. LAnglaise, page 27

mme, sous les espces de coules deau qui enlaaient les bancs de sable, puis drobaient la vue les bancs de sable les plus lointains et recomposaient()unnouveaupaysage, on aurait dit le delta dun fleuve gigantesque, dont les eaux auraient fini aspires, ici, et jusquau centre de la terre. La mer procdait ainsi en douceur, tout en vitements et contournements puis en submersion dobstacles. Catherine Lpront aspire son lecteur jusquau centre de sa tragdie. Endouceur, et sansquil yprenne garde. Sa phrase procde par contournements, par vitements. Cest ainsi quelle nous emporte sous des flots profonds de sensations, dans lpaisseur des sentiments.Elle montre combien vorace et imprieux demeure, toute fin, le dsir . LAnglaise est le roman dun homme qui a consacr sa vie ce que reprsente pour lui une passion . Cest dans cette magnifique reprsentation que Catherine Lpront excelle. Et elle nous bouscule en nous expliquant que le rve, par essence volatil , dun amour, ne survit pas, en dfinitive, la ralit du dsir. La passion, pour Catherine Lpront, est une mise en scne de soi. pLAnglaise,

Lo Scheer, 308 p., 19 .

Un roman doutre-tombeTrois dmnagements valent un incendie. Pas besoin ici datteindre ce chiffre fatidique. Brice, la cinquantaine bien leste, quitte son appartement lyonnais pour sinstaller dans le Vivarais. Il a fait ce projet avec sa jeune pouse, Emma. L-bas, il continuera peindre des toiles invendables () et illustrer des livres pour enfants assommants . Et puis il lattendra, car Emma est reporter de guerre. Sauf que cette fois-ci, elle nest pas rentre. Et Brice ne veut pas croire aux mauvaises nouvelles. Pascal Garnier nous a quitts en 2010. Cartons est le roman de ses derniers moments. Une autobiographie posthume de ses ides noires. Dans le garage de sa maison, Brice ventre les caisses de son pass. Et pitine les souvenirs. Il picole, se clochardise. Se lie damiti avec une trange jeune femme. Accepte quon le prenne pour un autre et soublie finalement tout fait. Cest ricanant, dsespr. Ecrit avec ce talent inou quavait Garnier de nous faire prouver la pauvre humanit. Celle de nos chagrins impossibles consoler. p Xavier Houssina Cartons, de Pascal Garnier,

de Catherine Lpront, Seuil, 258 p., 18,50 .

Zulma, 160 p., 17,50 .

Ecrivain numrique par anticipationQue faire de cet objet high-tech quest La Liseuse? Sen emparer avec humour et posie, rpond loulipien Paul Fournelhostile, elle ne maime pas Si je me regarde dans le miroir, avec ma tablette sous le menton, jai lair dun spectre. Je suis le fantme du lecteur que je fus. Nouvelliste, explorateur de genres littraires, Paul Fournel a t diteur, avant de devenir attach culturel au Caire puis Londres. Face la rvolution technologique qui dissocie le texte et le livre, il a choisi dvoquer, sous une forme romanesque dlicieusement satirique, un milieu quil a observ de lintrieur. Son personnage, Robert Dubois, dirige une maison ddition qui, quoique rachete par un groupe, porte encore son nom. Il continue prsider le comit de lecture, djeuner rue du Dragon, Paris, avec ses auteurs avant que la cuisine mitonne de Mme Martin ne laisse place aux sushis. On trouvera ici une des plus belles pages jamais crites sur lartichaut, ce lgume mditatif qui a ses rgles dlgance et se dguste mieux dans la solitude. Mais aussi de jolis portraits dcrivains, avec leurs travers, leurs inquitudes, leur talent. Regroup lors dun mariage et dun enterrement, ce petit monde constitue une foule de Semp . le texte que tu publies, il a dj fait un pas vers sa premire ternit. Avec laide du narrateur, puisque la littrature ne cesse de modifier son champ et ses formes , les mmes , qui ont le got du jeu, fomentent un projet secret, intitul Au coin du bois. Pour devenir des diteurslectroniques de grand chemin , ils demandent aux auteurs de la maison de crer des feuilletons quotidiens, des texticules , des pomes. Voil qui ressemble fort aux pratiques de lOulipo, dont Paul Fournel est le prsident. Na-t-il pas t lui-mme un crivain lectronique par anticipation , en regroupant dans Poils de Cairote (2004) une mosaque de 500 chroniques quotidiennes ? Ce fieff joueur a crit LHistoire vritable de Guignol (1975), Guignol quil acclame au parc des Buttes-Chaumont dans un DVD collectif, LOulipo court les rues de Paris (POL, 25 ). Ici et l, on rend hommage Queneau, on aimerait avoir lappui de Perec, on ressuscite La Cinquantaine Saint-Quentin (1989), de Jacques Bens, un petit opus si parfaitement dpressif quil en est drle . La Liseuse, enfin, est un roman oulipien qui obit certaines contraintes : une sextine de 180 000 signes, variation gante sur une forme potique du XIIe sicle et une boule de neige fondante , puisque le monde de Robert Dubois, progressivement, se rduit. Mais il nest pas ncessaire de sen aviser pour prendre plaisir ce roman plein dhumour dsabus, cette ultime clbration des livres de papier. La page nest pas tourne, la vie vaut toujours la peine dtre lue . Sous une forme ou sous une autre. Quimporte ? pLa Liseuse,

Monique Petillon

L

a liseuse ? Une silhouette gracieuse, celle dune femme absorbe dans la lecture cest ainsi que lont reprsente Fragonard et Renoir, non sans une certaine sensualit. Celle qui donne son titre au roman de Paul Fournel voque, sous la douceur du nom, un objet fig : la tablette lectronique quune stagiaire, Valentine, apporte un jour au narrateur, Robert Dubois. Pour cet diteur chevronn, qui a pass sa vie dans un silence de vieux papier , lcran mangeur de pages modifie la physiologie de la lecture. Je me retrouve cliner ma liseuse. Elle est noire, elle est froide, elle est

Des diteurs lectroniques de grand chemin Dubois, lhomme des marges et de la mine de plomb du livre solide annot au crayon gommable , se demande ce que deviendront les textes quand chacun, sur sa liseuse, pourra les modifier sa guise, changer la madeleine de Proust en petit-beurre Lu, () ajouter ici et l quelques gags dsopilants dans Bernanos . Il devinepourtant que souvrentdes possibilits infinies pour les jeunes stagiaires, qui il essaie de transmettre son enthousiasme. Lire, bien sr. Tout, tout le temps. Et puis aimer trs fort. Si tu aimes trs fort

de Paul Fournel, POL, 218 p., 16 .

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Critiques LittratureSans oublier Ce chirurgien fait la chronique des sept dernires annes de la RDA. Un roman exceptionnel

5

Effondrement dun rvePouce est un enfant de lutopie : il est n en 1968, premier bb dune communaut. Il est aussi un fils de la dsillusion : ladolescence, il a vu cette Arcadia , et les rves dgalit et de libert quelle portait, seffondrer. En voquant la vie l-bas, et le destin de ceux qui y ont particip, travers les yeux de son personnage, Lauren Groff (remarque pour Fugues, un recueil de nouvelles publi chez 10/18, 328 p.,8,10 )vite le folklore et le cynisme. La juste distance o elle place le lecteur contribue faire de ce deuxime roman un livre dlicatement profond, partag entre la douceur de lcriture et lpret avec laquelle Groff explore notre incapacit tre la hauteur de nos aspirations. p Raphalle Leyris a Arcadia, de Lauren Groff,traduit de langlais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, Plon, Feux croiss , 326 p., 22 .

LeTourdeforce dUwe Tellkamptaines. Il dvorait les histoires dIndiens du romancier populaire Karl May, ou celle de lexpdition du Kon-Tiki (1947) dans le Pacifique. Lectures dautant plus fascinantes quun simple aller Paris tait de lordre du rve. Mais lexotisme appliqu lEst ne dcouvre pas dle au trsor. Sept ans. Le chiffre nest pas sans rappeler sept autres annes : celles que Hans Castorp, le hros de Thomas Mann dans La Montagne magique, passe dans un sanatorium de Davos, la veille de la premire guerre mondiale. Comme le hros de Mann, Christian Hoffmann, fils dun mdecin de Dresde, est ici le protagoniste dune saga typique du grand roman allemand de Theodor Fontane Gnter Grass ou du fameux roman de culture goethen. Sauf que la culture dont il sagit dans La Tour a pour contexte un univers qui se dlite, des valeurs officielles auxquelles personne ne croit mais qunonnent des fonctionnaires tatillons qui lon doit soumettre la moindre dmarche : remplacer un chauffe-eau, obtenir des rations de pansement supplmentaires, vrifier quun violon nest pas susceptible dtrerang au patrimoine de l Etat des ouvriers et des paysans et donc confisqu, etc.

Nicolas Weill

Incident de parcoursJonathan Buckley ou lart de la fausse piste son meilleur. Borderline (qui reparat chez Rivages poche, 396 p., 9,50 ) tait une enqute faite de chausse-trapes et de culs-de-sac, un roman qui se parait des oripeaux du thriller pour mieux se rvler en ballade mlancolique sur les masques qui constituent une identit. Contact fonctionne sur le mme principe. Ce quil commence par nous prsenter comme son sujet (linquitant Sam, vtran dIrak, est-il bien, comme il le prtend, le fils n dune liaison adultrine du paisible Dominic Pattison ?) nest quun prtexte, le point de dpart dune mditation subtile autour de la mmoire et des strates dont un individu est compos. Jonathan Buckley distille le malaise avec une matrise identique celle quil dploie pour dcrire une vie sur le point de vaciller.p R.L. a Contact, de Jonathan Buckley, traduit de langlaispar Martine Aubert, Rivages, 288 p., 22 .

C

Le chant du cosmosN en 1925 au Nicaragua dans une famille aise, Ernesto Cardenal a frquent des universits Mexico et New York, avant de devenir moine trappiste. Pour mener de front combat politique, vocations religieuse et culturelle, il a fond, dans larchipel de Solentiname, une communaut idale voque par Cortzar. Paralllement aux Pomes de la rvolution (204 p., 14 ), on dcouvre la varit de son inspiration dans une nouvelle dition dOraison pour Marilyn Monroe : des Epigrammes (1961) la clbration de la civilisation inca, dans Le Secret du MachuPicchu . Le recueil se clt sur La Parole , extrait du splendide Cantique cosmique (1989), que le traducteur Claude Couffon compare aux livres dheures enlumins des moines du Moyen Age. p Monique Petillona Oraison pour Marilyn Monroe et autres pomes,

dErnesto Cardenal, traduit de lespagnol (Nicaragua) par Claude Couffon, Le Temps des cerises, 198 p., 10 .

omment raconter lhistoire dun pays encapsul dans le temps et dans lespace comme le fut la Rpublique dmocratique allemande (RDA) ? Certes, il ny a pas si longtemps que lAllemagne du socialisme rel a disparu. Mais plus de vingt ans aprs la chute du mur de Berlin, son histoire, les penses et sensations intimesde ses citoyens sont restes bien des gards impntrables, mme pour les Allemands daujourdhui. Grce soit donc rendue ce vritable chef-duvre quest La Tour, car il nous les fait partager sans lindcent frisson dOstalgie qui accompagne parfois ces reconstitutions. Son auteur, Uwe Tellkamp, est un chirurgien devenu crivain. N en 1968, il appartient la dernire gnration dont ladolescence et la formation ont eu pour cadre cette terre rfrigre . Il a fait son service militaire (de trois ans) comme tankiste pendant la rvolution de 1989 en refusant de tirer sur la foule. Son roman, La Tour, publi en 2008 et admirablement traduit par Olivier Mannoni, est bien plus quune chronique romance des sept dernires annes de la RDA, depuis la mort de Brejnev jusqu lultime dissolution. Par son style qui emprunte au registre fantastique autant que par ses cts rugueux ou oniriques, ce roman ne se contente pas de raconter. Comme Proust, que lauteur revendique comme un de ses nombreux pres , lavait fait pour la Belle Epoque, il enchsse dans les mots le souvenir dun monde englouti qui navait plus dexistence que dans les mmoires. Car la RDA disparue a quelque chose dexotique. Dans ses lectures denfant, le jeune Tellkamp raffolait, dailleurs, de contres loin-

JEAN-FRANOIS JOLY POUR LE MONDE

Province du faux-semblant Luxuriantetapisserie depersonnages, ourdie de mille et une sayntes et situations, ponctue de digressions potiques, La Tour redonne vie cette Allemagne fantme. Elle en fait respirer lair vici par les rejets mphitiques et les pots dchappement, fait plonger dans son brouillard jauntre , dans le froid qui frotte les joues comme du papier de verre . On entend le crachotement des tlviseurs, le vacarme incessant, le foot omniprsent. On surprend, sous lesfoulards discrets des jeunes EstAllemandes, les iroquois punks des annes 1980. De la RDA, Uwe Tellkamp dresse un inventaire. Les objets matriels redeviennent sous sa main exp-

rience, souffrance, travail. Le baromtre offert par le fils son pre au dbut du livre encore une allusion La Montagne magique symbolise par exemple ltat de pression laquelle est soumise la vie quotidienne des habitants de la province pdagogique . Province du faux-semblant galement. Le pre La Tour (Der Turm), de Christian, le dUwe Tellkamp, mdecin-chef traduit de lallemand Richard Hoffpar Olivier Mannoni, mann, plutt Grasset, 966 p., 25 . hostile au rgime, ne complte-t-il pas lducation de son fils en lui apprenant mentir face au miroir ? Derrire un galitarisme de faade, une bourgeoisie survit, forte surtout dun capital culturel. La musique classique (Christian joue du violoncelle), lamour des livres pouss jusqu labsurde (on fait desconcours et cest qui dvorera le plus de pages quotidiennement) remplacent la fortune en

nature et servent de signes de distinction et dopposition. Le funiculaire du premier chapitreemmnelelecteurdansunquartier privilgi de la Dresde communiste. Dans ce quartier de la Tour, observatoire de lensemble de la socit, latmosphre est frondeuse, mais les espaces de libert sy paient au prix de compromis poisseux, de lobligation de rapporter les conversations la Stasi et dune mfiance gnralise. Recherche du temps perdu et autobiographie, ceromana aussitcompos partir de centaines de tmoignages, dexpriences vcues et de correspondances recueillis au fil des ans. Paysages imaginaires et rels sy confondent comme dans LArchipel du Goulag, un livre que les personnages de La Tour enfouissent dans la doublure de leurs parkas lafoiredulivredeLeipzigpuisrecopient en samizdat. La Tour se dresse, tel un monument dantimmoire contre loubli. p

Lidentit par accidentLeroman de lIrlandais Dermot Bolger explore lhistoire sombre des adoptions forcespantdesdialoguestroplongs,tantdespassages entiers et surtout lexpurgeant du trop-plein de colre et de ressentiment qui habitait son personnage et, sans doute, le jeune romancier quil tait alors. Riendelisse oudesagepour autantdans cette Seconde vie nouvelle version, qui pouse au plus intime les tourments dun homme en qute de son identit et dans lombre duquel se dessine lerrance dchirante dune mre contrainte labandon. quer que jtais revenu la vie diffrent de celui que javais t, et que jtais incapable de me focaliser sur la petite rpublique damour que nous avions soigneusement construite avec Geraldine ? Pour renouer avec sa famille et renatre cette nouvelle vie qui soffre lui, cet homme sans identit va se mettre en qute de son pass et de sa mre biologique. Quarante ans plus tt, celle-ci la abandonn dans un couvent alors quil navait que six semaines. Une mre fantme qui naura pourtant de cesse, ronge par la honte et la culpabilit, derrer au bord dun vide impossible combler. Dunebancelautre,aufildecechasscrois introspectif douloureux et mouvant, baign de brumes et de mystres dont tous Une seconde vie (A Second Life), ne seront pas percs, de Dermot Bolger, Dermot Bolger exorcise traduit de langlais le sombre pass irlan(Irlande) par dais : celui dune socit Marie-Hlne Dumas, qui, soumise au culte Jolle Losfeld, 258 p., 21 . de larespectabilit , laissa lEglise organiser la disparition de milliers de bbs arrachs des bras de pcheresses qui, disait-on, on offrait ainsi une seconde vie p

Dominique Fabre Il faudrait sarracher le cur Lcriture de Dominique Fabre refuse les effets de manches, prfrant la description minutieuse et les accords mineurs pour retenir le temps de ces vies ordinaires, superbement incarnes. Christine Ferniot, Tlrama

Christine Rousseau

C

est avecToute lafamille sur la jete du paradis (Jolle Losfeld, 2008), somptueuse fresque familiale et historique rvlant le pass mconnu des pionniers du communisme irlandais unegageure dans unpays domin par lEglise que lon avait quitt Dermot Bolger. Si, aujourdhui, le romancier, pote et dramaturge poursuit son travail dexploration sans concession de lhistoire irlandaise, il le fait cette fois dans une veine plus intimiste avec Une seconde vie, qui lest en effet plus dun titre. Aprs lavoir publi avec succs en 1993 puis traduit notamment en France sous le titre Le Ventre de lange (Le Passage), Dermot Bolger, jugeant son texte imparfait , dcida den interdire la rdition. Prenant en compte les changements de mentalit dela socitirlandaise,ilattendprsdedixsept ans pour le rcrire de fond en comble, comme il lexplique en prambule, cou-

Un tabou collectif A limage dun pays qui rigea un pais murdesilenceautourdesquestionsdadoption qui firent pendant deux dcennies (1950-1970) la fortune de lEglise catholique avec la complicit de lEtat , Sean Blake,photographedublinois,marietprede deux enfants, a bti son existence sur un tabou collectif. Et une bance qui se rouvre sous le choc dun violent accident de la route dont il rchappe de justesse, aprs avoir t dclar cliniquement mort. Ebranl par cette exprience, Sean pressent au rveil quil est devenu tranger lui-mme et aux siens. Ctait comme si je navais plus eu le moindre rapport avec mon ancienne existence. Comment expli-

ditions de lOlivier

6

Histoire dun livre

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Danger: anticipationDans son roman crit en 2009, Chan Koonchung aimagin une vague de rpressionsabattant sur les dissidents chinois en fvrier2011. Elle a bien eu lieutorche olympique Paris, le tremblement de terre, et puis la crise financire que leur impact sur la mentalit des Chinois lui a sembl dcisif. Malgr la crise, on voyait la Chine continuer senrichir, et le Parti se montrer de plus en plus confiant dans ses capacits. Au point de se dire quil tait temps de donner aux dissidents une leon, car personne nallait broncher en Occident, explique-t-il. Lcrivain dcide de situer son rcit quelques annes dans le futur, afin de [se] sentir plus libre dans son dcryptage de la Chine. Lancien producteur passe quatre mois crire son roman, en matine lui qui se dcrit comme un oiseau de nuit , puisant parmile matriel accumul dans les lais pas dun officiel corrompu. Au contraire, il fallait quelquun dassez raisonnable et intelligent. Chan Koonchung, dont les parents ont fui la Chine de Mao pour sinstaller dans la colonie britannique alors quil tait enfant, est familier des mutations idologiques dont est issu le modle chinois des annes 2010. Etudiant Hongkong dans les annes 1970, il a fait partie de ceux qui se sont passionnspourlemarxismemaisont dnonc le maosme. Il a poursuivi ensuite Boston son exploration du structuralisme et du marxisme occidental et en a tir son premier ouvrage, un Trait de marxisme et de critique littraire , en 1982. Quand son diteur publie Les Annes fastes Hongkong en octobre 2009 puis Tawan, la presse chinoise librale sempare vite du brlot avant que la censure le lui interdise : on linterviewe, les premiers articles sortent. Des diteurs de Rpublique populaire lapprochent, frtillants. Il leur conseille de lire dabord le livre aucun ne reviendra le voir, sauf un, qui publiera son premier roman de fiction, Nothing Happened (1999), sur un mercenaire du management qui sillonne lAsie. Chan Koonchung porte donc son livre quelques intellectuels amis en mains propres tel le philosophe Xu Youyu. Il est mme invit par un cadre du Parti la retraite, aux ides certes librales, qui organise une causerie en petit comit

Brice Pedroletti Pkin, correspondant

V

oil deux ans et demi que Chan Koonchung a crit Les Annesfastes.Aujourdhui, ce Hongkongais de 60 ans, cheveux gris mi-longs et lunettes rondes, vit toujours Pkin. Malgr les rpercussions qua eues ici cette contre-utopie non autorise centresurlaChinede2013(olapopulation semble avoir tout oubli dune rpression qui sest abattue sur le pays en fvrier 2011), il na eu aucunennui.Non quilcherchespcialement faire profil bas. Mais il se considre avant tout comme un observateur. Je ne signe pas de ptitions politiques. Et puis je ncris mme pas sur Weibo [le Twitter chinois] , dclare-t-il dans ce caf-librairie de lest de Pkin qui ne dpareillerait pas dans son roman. Les siges sont en ska et plastique blanc ; derrire les grandes baies vitres, les gratte-ciel du CBD, le Central Business District de la capitale, svanouissent dans le smog. Le jour de la rencontre, en ce premier mois du Dragon, cela va faire bientt un an quune vague de rpression particulirement brutale est passe sur les milieux de la dissidence chinoise en fvrier 2011 ! et les a dvasts. Parlez de cette bauche chinoise de mouvement du jasmin aux autres clients de la Trends Lounge, et ils vous regarderont avec des yeux bahis Le frisson de la science-fiction trs court terme, cest qu peine le roman crit, sorti, traduit, voil, 2011, on y est dj. Cest pourtant en 2008 que Chan Koonchung a eu le dclic de son roman. Il stait install Pkin huit ans auparavant, aprs avoir mont et vendu une tlvision satellite Tawan, avec lintention de se mettre un nouveau roman son troisime, en sus de ses nombreux scnarios pour le cinma et la tlvision. Il avait alors enchan les faux dparts en criture. Mais il y eut tant dvnements marquants lanne des Jeux olympiques il numre : le soulvement au Tibet, lincident de la

Pkin, 2008.KATHARINA HESSE

Lauteur est invit par un cadre du Parti communiste la retraite, aux ides certes libralesdivers milieux quil frquente Pkin. Lao Chen, le narrateur principal, lui ressemble mais emprunte galement beaucoup un crivain tawanais de Pkin, dvoile-t-il. He Dongsheng, le cadre dirigeant qui expliquera dans le livre les rouages de la gouvernance du parti, est un mlange de plusieurs individus : A Pkin, on ne sait jamais qui on va rencontrer un dner, et vous vous trouvez parfois discuter de la Chine avec des cadres du Parti. Je ne vou-

autour de louvrage : On ne peut plus dire que vous les Tawanais (sic) ne comprenez rien ce qui se passe chez nous ! , lui dit-on. Sur Internet, des versions pirates, transcrites en chinois simplifi lesHongkongaisutilisentlesidogrammestraditionnels,commencent circuler. Chan Koonchung en repche une et corrige les erreurs de frappe. Cest alors quun activiste du Web lui apporte son aide. Il sestdbrouillpourdiffusermaversion, on la trouvait partout , dit-il. Toute rfrence au roman a ensui-

te disparu dans la presse, et un site qui permettait de commander les versions hongkongaises a t ferm. Chan Koonchung voit-il se raliser la contre-utopie quil avait imagine ? Les vrais rebelles et les loyalistes forcens du rgime sont aussi rares les uns que les autres. La plupartdesgenssontdesconformistes malgr eux, soupire-t-il. Mais on ne sait jamais ce quil peut arriver. Tous ces jeunes, qui voient effacer ou bloquer ce quils crivent, ils savent que Big Brother les regarde. Et a ne leur plat pas p

Extrait Un mois a disparu. Oui, vous avez bien entendu, un mois entier a disparu, vapor, introuvable. Je veux dire, normalement fvrier succde janvier, puis vient mars, et ensuite avril et ainsi de suite. Mais cette fois, cest comme si mars arrivait aprs janvier, ou avril aprs fvrier. Ce que jessaye de dire, cest que lon a saut tout un mois. Laisse tomber, ne cherchons pas comprendre, ai-je dit Fang Caodi. a ne vaut pas la peine de sen soucier, la vie est bien trop courte et pnible, pensons plutt profiter de la vie tant que nous le pouvons. Mme si javais eu lesprit assez retors pour y parvenir, Fang naurait pas chang davis. Il faut pourtant le reconnatre, si lon cherchait retrouver ce mois disparu, Fang Caodi serait la personne idale. Les Annes fastes, pages 29-30

Lamnsie collective est confortableEN 2013, A PKIN, Lao Chen, un crivain tawanais dun certain ge, tombe par hasard sur danciennes connaissances dont les comportements et les obsessions lintriguent : elles prtendent quon ne trouve plus aucune trace de ce qui sest pass en Chine durant le mois de fvrier 2011. Lui-mme est parfaitement heureux dans un systme qui lui semble le meilleur du monde. La crise financire a dvast lOccident, et seule lconomie chinoise est en pleine croissance. Le pays est entr dans l ge dor de la prosprit et du contentement aprs que le Parti communiste a oblig les pargnants consommer. Toute trace de dissidence a disparu, tandis que les mdias et les livres dhistoire ont t totalement expurgs des vnements drangeants. Lune des anciennes connaissances de Lao Chen est une femme dont il nignore pas le pass de contestataire. Il saperoit quil prouve toujours des sentiments pour elle. Il part sa recherche et, la tte de toute une tribu de sceptiques, reconstitue le puzzle des vnements manquants. Rares sont les romans danticipation politique sur la Chine daujourdhui. Celui-ci permet dapprhender plusieurs facettes dun modle peine caricatur. On pense au 1984 dOrwell, et au Meilleur des mondes dHuxley : il a fallu Chan Koonchung les relire, aprs lcriture des Annes fastes, pour se rendre compte, ditil, combien il leur tait redevable. p B. Pe.Les Annes fastes,

de Chan Koonchung, traduit du chinois par Denis Bnjam, prface de Julia Lowell, Grasset, 416 p., 20 .

La vie Littraire Pierre Assouline

Guerre et paix chez les traducteursDostoevski, Les Carnets du soussol, moins quil ne sagisse de La Voix souterraine, de Du fond du souterrain, de Mmoires crits dans un souterrain, de Notes dun souterrain, ou mme du Sous-sol, allez savoir. publie dans une nouvelle traduction loccasion du 40e anniversaire de la collection. On la toujours connu comme Gatsby le magnifique, titre invent par le traducteur Victor Llona en 1926, malgr la rcente tentative de jivarisation de Julie Wolkenstein qui a os intituler simplement sa version Gatsby. De toute faon, Fitzgerald voulait intituler son histoire Trimalchion West Egg (son diteur a tenu bon, et il a bien fait). Il est vrai quil y a quelque chose dun prince florentin de la Renaissance dans ce magnifique. Le dernier traducteur en date, Philippe Jaworski, reconnat quil est impossible dcoller du titre : Il faut sy faire. Aprs tout, le flamboyant adjectif, sil ne sapplique quimparfaitement au personnage, sied merveilleusement au roman. Mais pour ldition de La Pliade, le traducteur a dbaptis Le Dernier Nabab et rtabli le seul titre figurant sur le dactylogramme : Stahr, du nom du hros. Ce qui est certes moins attrayant mais plus honnte: Quand on sait la difficult quavait Fitzgerald se dcider pour un titre et sy tenir, on ne peut que sinterdire de trancher pour lui. Jai retenu le seul titre que porte le tapuscrit qui sert ltablissement du texte, explique-t-il. Autre cas de figure : La Pliade des Romans de Virginia Woolf, paratre en mars. On y trouve notamment lun de ses chefsduvre, To the Lighthouse, rendu par La Promenade au phare depuis sa parution chez Stock en 1929. Plus rcemment, il y a eu Voyage au phare, ou mme, quasi ddicatoire, Au Phare. Franoise Pellan, qui vient de le traduire, a toujours jug le premier et plus clbre titre franais trop mou, bavard, inadquat et donc trompeur. Elle souhaitait donner lide de llan et du mouvement tout en conservant une structure identique celle de To the Lighthouse : prposition, article et nom. Ce sera donc Vers le Phare. En noubliant jamais que Virginia Woolf crivait toujours Phare avec une majuscule, manire dinsister sur sa dimension mtaphorique. De toute faon, un ami qui lui demandait ce quelle avait voulu dire par l, elle rpondit: Nothing ( rien , encore que). p

Q

uon se le dise : le travail et lapport du traducteur commencent ds le titre du livre quil est charg de transporter dune langue lautre. Le texte, cest vident ; pas le titre. On en crdite le plus souvent lauteur ou lditeur. Et pourtant Gallimard a d laisser en ltat le titre original du grand roman dEmily Bront, bien que Wuthering Heights soit notoirement imprononable pour les Franais, plutt que de se rsigner de mdiocres et insatisfaisants Les Hauts des Quatre-Vents, Hauteplainte, Heurtebise et autres Hurlemont (!) au motif que Les Hauts de Hurlevent (titre magnifique et authentique invention) est la proprit des hritiers de Frdric Delebecque, traducteur de ldition de 1925. Il est vrai que lon se dispute surtout la paternit de titres de classiques modernes promis au succs ternel (autant en emportent les ventes).

Cela ne va jamais de soi : Under the Volcano a mis des annes pour passer dAu-dessous du volcan Sous le volcan, mais nombre de sectateurs de Malcolm Lowry rsistent encore, baroud dhonneur dautant plus vain que les initis appellent le roman le Volcan . A lheure o nous mettons sous presse, les vieux partisans de Guerre et paix nont toujours pas dsarm face la jeune garde de La Guerre et la Paix. Quant Frdric Boyer, il a frl lexcommunication littraire pour avoir os mtamorphoser Les Confessions en Les Aveux, au risque de donner saint Augustin les accents dAnnie Ernaux. Parfois, tant de traducteurs se sont succd au chevet dune mme uvre, chacun la rebaptisant son gr, quon ne relve mme plus, ce qui ne fait pas laffaire des libraires affairs chercher lintrouvable, pourtant sous leurs yeux : le cas dun des plus grands livres de

Samarrer au rel La conscration guette le traducteur dont la paternit est reconnue lorsquil cre par la mme occasion un nologisme appel entrer un jour par lusage dans le dictionnaire. Ainsi dintranquillit , que Franoise Laye a fini par trouver lorsquelle a d restituer en franais le splendide Livro do Desassossego, de Fernando Pessoa, et exprimer ds le titre cette incapacit samarrer au rel pour tre quelque chose ou quelquun. Inpuisable, la liste des titres problme est ractive ces jours-ci par deux vieilles connaissances. Il y a dabord The Great Gastby, de F.Scott Fitzgerald, que Folio

CRIVAINSpublient de nouveaux auteursPour vos envois de manuscrits : Service ML - 11 cours Vitton 69452 Lyon Cedex 06 Tl: 04 37 43 61 75 http://www.editions-baudelaire.com

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Grand entretien

7

Propos recueillis par Florence Noiville Berlin, envoye spciale

I

l reoit en chaussons, appuy sur sa canne, et prvient non sans humour : Une des consquences de mes mdications nest pas que je sois mort, comme on aurait pu sy attendre, mais que je cherche mes mots. Premier Prix Nobel hongrois de littrature en 2002, Imre Kertsz est lauteur dEtre sans destin, Le Chercheur de traces, LHolocauste comme culture (Actes Sud). A 82 ans, ce rescap des camps a bien voulu sexprimer en hongrois sur la Hongrie daujourdhui et sa conception du rle de lcrivain. Quel regard portez-vous sur la Hongrie de Viktor Orban ? Cela fait dix ans que je vis Berlin, loin des affaires politiques hongroises. Nanmoins, si vous voulez comprendre, il faut vous rfrer au peintre Marcel Duchamp. Il disait : Il ny a pas de solution parce quil ny a pas de problme. Ce bon mot sapplique parfaitement la Hongrie. Rien de nouveau dans ce pays. Le chef qui fascine : on est aujourdhui dans la mme situation qu lpoquede JanosKadar (1956-1988). La Hongrie est envote par Orban comme par le joueur de flte dHamelin. Cela renvoie quelque chose de trs profond. Et, chez moi, un vritable doute Un doute ? Je me demande si ce pays a fait un choix entre Asie et Occident. Noubliez pas que les Hongrois descendent de tribus dorigine asiatique installes au cur de lEurope au IXe sicle. A lcole, les petits Hongroisapprennent que leurs anctres sont venus des steppes du sud de lOural pour dvelopper le bassin des Carpates. Et qu la mme poque, ils ont adopt le christianisme. Tous les Hongrois ont donc en tte ce double jeu dappartenance. Cette contradiction aussi. Car les normes dune socit chrtienne sont diffrentes de celles dune socit clanique.Sijinsistesurcettedoublepolarit, cest quelle me semble au fondement de la situation actuelle. Aprs soixante-dix ans dautoritarisme, dHorthy (1920-1944) Kadar, on aurait pu penser que les Hongrois auraient cur de dfendre une dmocratie chrement conquise Je ne suis pas historien, mais la Hongrie est un pays o il ny a jamais eu de dmocratie. Au sens ocelle-ci nestpas un systme politique mais un processus organique mobilisant une socit entire. Dans le cas hongrois, ce dveloppement a t bloqu par la monte de lEmpire ottoman au XVIe sicle. Et ce retard na jamais t rattrap. En termes historiques, attendre de ce pays quon y trouve la dmocratie na quasiment pas de sens. Do votre conclusion surraliste la Duchamp ? Oui. La question que je me pose, cest: pourquoi la Hongrie sest-elle toujours trompe ? Rappelez-vous. A lheure o la rvolution grondait en Europe, la Hongrie soutenait Marie-Thrse! A partir du XVIe sicle,lepays vaappartenir successivement au bloc ottoman, au bloc des Habsbourg puis au bloc sovitique. Chaque fois, il essaiera de jouer un

Imre Kertsz.OLIVIER ROLLER/ FEDEPHOTO

LaHongrieest unefatalitjeu dans le bloc qui la aspir. En apparence, il sen tirera bien. Mais en apparence seulement. Sous Kadar, sil apparat comme la baraque la plus gaie du camp socialiste, cest au prix de la ngation de la rvolution de 1956 et dune politique dendettement qui lui cotera cher. La situation actuelle nest quuneillustration supplmentaire de cettepropension lerreur. LEtat hongrois choisit aujourdhui de sopposer lEurope au nom de la dfense des intrts nationaux, ce qui peut donner limpression dun retour la souverainet. Mais, une fois de plus, il se trompe. Rien de nouveau. Pas de problme. Et pas de solution puisque pas de problme. On peroit votre ironie. Ny a-t-il nanmoins rien faire ? Il y a une dizaine dannes, jai rencontr dans un avion un jeune Hongrois avec un passeport allemand. Il vivait ltranger mais venaitde passer un semestre luniversit de Budapest. Il ma expliqu avec dgot quel point les tudiants, dj cette poque, taient partisans de lextrme droite. Partout dans le monde, disait-il, les tudiants taient de gauche. Il ny avait quen Hongrie quil avait rencontr une jeunesse conformiste et fasciste. Nous avons cherch une explication.En vain. Toutne sexpliquepas. Parfois, il faut accepter les faits. La Hongrie est une fatalit qui na ni sens ni explication et qui est unique en Europe. Les Hongrois se cramponnent leur destine. Ils finiront sans doute par chouer sans comprendre pourquoi.

Seuls rgnent les motions, le romantisme, le sentimentalisme. Comment voyez-vous lavenir ? Certains jours, je me dis quen secret, les Hongrois sentent quon va dans la mauvaise direction. Et quOrban va chouer aprs tout, dans les annes 1940, la situation duTyrolduSudsemblaittoutaussi inextricable. Or, on est parvenu un accord. Mais on ne peut carter aucune hypothse. Il est possible aussi que la Hongrie bascule dans le chaos extrme. Ce serait une tragdie, mais lorsque le peuple ne se retrouve pas dans la politique et quelconomieestdansuneimpasse, la menace est srieuse. La questiondelarpressiontziganeestaussi importante que celle de lantismitisme. Si on continue ainsi brimer systmatiquement les Tziganes, ils finiront par perdre patience. On les aura acculs la violence. Quels sont vos projets ? Sur son lit de mort, Bartok disait: Je pars avec des valises pleines. Dans mes valises moi, il y a mon Journal, que je poursuis mme si, avec ma maladie, il mest devenudifficiledetaperlamachine. Et puis un nouveau roman, qui sintitule en hongrois Vegso Kocsma [ LUltime Auberge ] De quoi parle-t-il ? De tout. Si je russis le terminer, cesera, aprsKaddish pour lenfant qui ne natra pas et Liquidation (Actes Sud, 1995 et 2004), le point dorgue dune trilogie. Ces trois livres sinscrivent dans un temps cyclique. Ils formeront un cercle. Lultime auberge, est-ce la mort ? Non Non, voyons Rien daussi srieux que a ! pTraduit par Paul Gradvohl

A82ans,lcrivainImreKertsz, prixNobel2002,aacceptde recevoirLe Mondedeslivres. Ilvoquesondsarroiface lasituationdunpaysgangrn parlaculturedelahaine

Sud,voirci-contre]a,pourlapremirefois,suscitdesractionsdesympathie. Cela laisserait-il entendre quela Hongrie ne suit pas en bloc le joueur de flte ? Cela ma fait penser en tout cas cette boutade de Karl Kraus : La situation est dsespre mais pas srieuse. Vous ne vous tes jamais senti une responsabilit publique ? Je nai jamais t un homme dengagement. Jenvie lcrivain au verbe rare.Lcrivain inflexible qui, mmepargrostemps,mne sabarque en solitaire. Lorsquelle est devenue un pays libre et prtendument dmocratique, la Hongrie ma enferm dans la case judit . Elle ne tenait compte ni de mon exprience vcue ni de ma production littraire. Cela ma rendu incapable de dvelopper le moindre sentiment de solidarit nationale. Cest triste, parce que cela corrobore le vieux prjug qui veut que le juif ne sintresse pas au Hongrois . Mais tout est jeudedupesdanslasituationpubliqueactuelle.Dansle champsmantiqueaussi.Aucunmot,aucuneformulation, na de signification relle. La raison na pas droit de cit.

Vous avez t dport Auschwitz 15 ans. Pouvez-vous considrer lantismitisme hongrois comme une fatalit? Auschwitz, la Shoah, cette page de lHistoire na pas t travaille en Hongrie. Nul examen de conscience. Ce pays ne sest jamais demand pourquoi il tait systmatiquement du mauvais ct de lHistoire. Mon ami lcrivain Peter Nadas vient de publier une grande analyse dans le magazine hongrois ES [dcembre 2011].Ilexplique quelautoritarisme de la Hongrie dcoule de lesprit de la province . Sa base, ce sont les lignes, les clans. La rpublique ne lintresse pas. Elle sappuie sur un rseau clrical solide qui cultive lesprit patriarcal. La haine des juifs (2% de la population) comme celle des Tziganes (environ 7 %) est ncessairepourimposer unevision clanique et primitive de la nation. Peut-on tablir un parallle avec les annes 1930 ? En Hongrie, oui. Il y a des pages l-dessus dans mon Journal. Des images. La rampe de lescalator du

mtro Budapest couverte daffiches du mme vert quutilise le Parti des croix flches : Ni gauche ni droite, chrtien et hongrois , et, dessous, le sigle du parti dextrme droite. Ces visions me rappellent mon enfance. En 1938, nous collectionnions les affichettes lectorales desCroixflches:desjuifsenhautde-forme et queue-de-pie qui sautaient comme des punaises au passage dun rouleau compresseur Souffrez-vous de ce climat ? Bien sr. Cela me fait mal. Jai quelques amis de droite Budapest, mais je ne peux les contacter que secrtement. Il y a comme une gne entre nous. Je leur fais courir un risque. Ce nest pas bien vu dentretenir des relations chaleureuses avec moi. Rappelez-vous le dchanement de violence au moment de mon prix Nobel. On me reprochait dtre le seul Nobel hongrois alors mme que je ne glorifiais pas la hungaritude . Aprs Un autre, on ma attaqu cause de limage sombre que je donnais du pays. On sest mme demand si jtais un vrai crivain hongrois Par ailleurs, la culture de la haine est telle quil est trs difficile de dire ces amis que je parle aussi avec des gens de gauche. Navez-vous pas envie de prendre la plume pour protester ? Jai 82 ans. Je suis malade. Ma raction a t de minstaller ici, Berlin. Agir ? Je ne peux le faire que par lcriture. Or quand je le fais, cela na aucune influence ou cela me vaut des condamnations. A une exception prs toutefois. La sortie enHongrielandernierdemonJournal[paratre enfranaischezActes

ExtraitSauvegarde, le journal de Imre Kertsz crit au dbut des annes 2000, paratra en septembre (Actes Sud). Prmonitoire : 16 octobre 2001. Quelle est singulire cette Hongrie chrtienne, nationale, irrdente et dmocratique ! Elle ne rappelle ni le pays des grands Hongrois du XIXe sicle, ni la dmocratie, ni la libert, mais la pire Hongrie prfasciste. 17 septembre 2002. Hier la tlvision. La monte quotidienne de la barbarie est frappante ; pas moyen de la suivre. Je ne comprends mme plus leur langue. 5 mars 2003. La profonde nause que ma donne la rception de mon Nobel en Hongrie. Mes amis svertuent me convaincre de ne pas prendre au srieux ces ignominies. Elles reflteraient la jalousie impuissante des intellectuels de droite. Je ne le crois pas. Mon esprit ne serait pas sain si je ny percevais la rage implacable que la horde ressent lencontre de ceux qui ont une autre odeur, les trangers de cur, pour employer leur vocabulaire. Jai droit cette nause qui me prserve de lindignit.

8

ChroniquesA titre particulierLe feuilleton

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Retour vers le futurdEric Chevillard

Wajdi Mouawad, metteur en scne

Da Cunha, un Turner du dsertCEST UN LIVRE AHURISSANT. Une installation dart contemporain, pour ne pas dire une performance. Un rcif contre lequel schoue lide dune littrature compartimente. Devant votre bibliothque, vous ne saurez o ranger ce livre tant il sempare, pour mieux les dfaire, de nos malheureuses et rudimentaires alvoles : roman, posie, essai, philosophie, etc. Hautes terres, dEuclides da Cunha, crit entre 1897 et 1901, est une uvre phare de la littrature brsilienne. Elle donne naissance au mythe ncessaire pour que tout un peuple puisse soulever les crotes du silence sur les ecchymoses de la mmoire. Rhizomateuse, elle entremle les aspects historiques, anthropologiques, potiques, gologiques et romanesques de son poque. De chapitre en chapitre, ils prolifrent, sintercalent, se rappellent les uns aux autres pour mieux cerner ltonnante identit de ce peuple dont les origines sont dvoiles ici travers un vnement majeur que lauteur nous relate : la guerre des Canudos. Compose de trois parties ( La terre , Les hommes , La lutte ), cest donc une uvre historique qui retrace laffrontement entre des paysans du village de Canudos, perdu au milieu de la rgion la plus aride du Brsil, et larme de cette jeune Rpublique qui vient, en cette fin de XIXe sicle, dabolir lesclavage et rve des bienfaits du progrs. Pour parvenir ses fins, lauteur se veut aussi anthropologue et tente, en se fondant sur des donnes scientifiques odieuses, de dresser un portrait des courants fondateurs du peuple brsilien. Et cest effroyable lire. Car en ayant recours au clivage racial, da Cunha ne craint pas daffirmer lexistence de races suprieurs et dcrte le mtissage comme le pire des flaux puisquil mne, par le mlange des races, lasschement de leurs qualits. Pourtant, potique, luvre lest aussi, tant lauteur injecte de puissance lyrique dans les descriptions des paysages, des hommes et de leurs conflits. Devant pareilles visions, on songe un Turner des dserts sans comprendre comment lauteur sy est pris pour que des phrases aussi longues, dcrivant des processus gologiques aussi obtus, soient traverses par une telle force potique. Or, malgr ses diffrents aspects, ses beauts et ses tnbres, luvre se lit comme une fiction philosophique, o le mysticisme le plus brutal confronte, en une guerre civile haletante, le progrs le plus violent.

U

ne bonne ide de roman, o trouver cela encore ? Limagination, force de tourner en rond, finit comme le chat par rencontrer sa queue. Heureux les crateurs des grands mythes littraires, arrivs les premiers sur les terres vierges ! Tout crivain pense secrtement quil les aurait conus aussi bien sil avait eu la chance de natre au premier matin du monde, quand tout restait inventer. Il se leurre sans doute, mais ne lui tons pas ses regrets, ils peuvent se rvler fconds. Les mythes, en effet, pour ne pas se figer, doivent tre revisits rgulirement, revivifis. Eternelle jeunesse de la littrature, y compris de ses monuments, tandis que nul ne fera jamais tourner la Grande Pyramide sur sa pointe, par exemple. Il reste cependant trouver un nouvel angle dattaque et cest alors que limagination sort de sa nuit pour proposer des combinaisons indites. Celle autour de laquelle Franois Garde a construit son premier roman, Ce quil advint du sauvage blanc, est particulirement pertinente, qui confronte le mythe de Robinson et la naissance de lanthropologie, incarns par deux personnages juste assez caricaturaux pour tre exemplaires. Au dpart, il y a une histoire vraie, un drame de la mer survenu au milieu du XIXe sicle. La golette Saint-Paul, en route pour Java, jette lancre dans une anse de la cte australienne et envoie des hommes terre chercher de leau. Au retour de la chaloupe, un homme manque, le jeune mousse Narcisse Pelletier, qui sest aventur trop loin pour entendre le rappel. Abandonn l, il vivra dix-huit ans dans une tribu dAborignes, avant dtre recueilli par un autre navire et de regagner la France. Franois Garde ou plutt ne garde, si je puisme permettre,que le nom de lagolette, celui du mousse et les grandes lignes factuelles de son histoire. Pour le reste, il invente. Il invente les ractions de Narcisse, mme sil nous ferait presque croire quil les observe et les enregistre, dissimul dans son ombre. Il invente la suite des vnements, sa rencontre avec la tribu de sauvages terme en vigueur lpoque , son adaptation aux rudes conditions de la contre, les heures et les jours de ce marin adolescent, fils dun bottier venden, brutalement prcipit dans un monde auquel il ne comprend rien. Mais Franois Garde invente aussi, en contrepoint,la figuretout aussi intressantedOctave deVallombrun,jeune aristocratepris de science etdexplorations, ethnographe primitif, auquel le gouverneur de Sydney confie le rescap tout juste ramen la civilisation, hbt, amnsique, en qui on a fini par reconnatre un de ses compatriotes. Contrepoint mais aussi contretemps savamment orchestr par lauteur

JEAN-FRANOIS MARTIN

puisque, ds lors, nous allons lire en alternancele rcit de la vie de Narcisseparmi les sauvages et les rapports quOctave adresse au prsident de la Socit de gographie, dans lesquels il consigne rigoureusement les tapes de la difficile radaptation ou rducation de celui quil considre la fois comme un sujet dtude et un lve. Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la golette Saint-Paul ! , crie tout vent le malheureux mousse dans les premiers temps de son sjour, mais ce pauvre tendard reste en berne, aussi drisoire et incongru sur ce rivage quune bannire toile sur le sol lunaire. Il ny rencontre

Sil est avr quun sauvage adopt par la civilisation se conforme bientt ses usages, linverse ne devrait pas se vrifierdabord que la solitude, la faim et la soif. A demi mort, il est secouru par une vieille femme taciturne, dpourvue de toute forme daffectivit telle du moins que celleci sexprime en Vende. Elle le nourrit (de lzard), calme ses fivres, soigne sa blessure quand les hommes de la tribu lui arrachent lanneau de son oreille. Ce rcit ne couvre que les premiers temps du sjour de Narcisse. Le lecteur devine pourtant quil se sera finalement

intgr, au prix dune amnsie totale de son pass. Il a oubli sa langue maternelle, il est couvert de tatouages, on comprend aussi quil sest attach la vieille comme sa mre et quil a eu deux enfants. Cette rgression tonne Octave : sil est avr quun sauvage adopt par la civilisation se conforme bientt ses usages ce qui dmontre, selon lui, la supriorit du Blanc sur le sauvage , linverse ne devrait pas se vrifier. Avec la distance, le personnage dOctave nous semble tout aussi fascinant et bizarre, dire vrai, que son protg. Cest un fils des Lumires, un esprit curieux, ouvert on songe en lisant ses lettres au mmoire de Jacques Itard sur Victor, lenfant sauvage de lAveyron, mais il demeure imbu de certains prjugs de son temps. Si attach soit-il Narcisse, il tient pour certain qu un scientifique ne peut sarrter un simple sentiment deffroi ou de sympathie . La recherche scientifique est mon seul mobile , dit-il encore. Et la prsentation de Narcisse devant lassemble de savants borns, jaloux et vtilleurs de la Socit de gographie permet Franois Garde dinstruire le procs de larrogance occidentale sans lui opposer navement la figure stupide du bon sauvage . Octave, bafou et lch par les siens, se retrouve seul son tour. Narcisse en le regardant pourrait se croire pench sur les eaux miroitantes du Pacifique. pCe quil advint du sauvage blanc,

Brutalit sublime La lecture est exigeante, mais elle nous concasse en nous offrant des illuminations littraires avant de nous jeter dans des tunnels abjects de pense. Des paradoxes apparaissent peu peu au cur du rcit des combats. Le lecteur est dsempar devant cet auteur, tmoin comme correspondant de guerre de ce conflit, qui nhsite pas, ds lors quil quitte le terrain thorique pour entrer dans le fourneau de la guerre, se contredire en accordant ceux quil avait accabls des pires maux du fait de leur mtissage et de linfriorit de leur race, les qualits les plus grandes et les plus lumineuses. Des trois parties de ce livre unique, la premire est la plus dpaysante. La terre . Cest elle quil faut lire en gardant courage et en ne stonnant pas de ne croiser nul humain sur le chemin des pages, puisquil ne sagit que de larges descriptions gologiques de la terre o aura lieu la lutte. Cest magnifique, comme cette averse qui svapore dans lair avant de toucher le sol sous leffet de la chaleur et remonte vers les nuages pour chuter aussitt. Elle prouve, au-del de tout, le pouvoir de la langue sur la complexit des vnements : il y aura toujours des mots qui sauront dire la brutalit sublime de la nature, ses scheresses, ses ruissellements et ses drives, ses tremblements et ses brlures, puisquils sont, depuis que la parole existe, mtaphore de lhumanit en marche. pHautes terres (La guerre de Canudos) (Os Sertes), dEuclides da Cunha, traduit du portugais par Jorge Coli et Antoine Seel, Mtaili, 640 p., 25 .

de Franois Garde, Gallimard, 336 p., 21,50

Sans interditlouis-georges TinEVIDEMMENT, Jean-Philippe Domecq a un peu raison, et cest trs agaant. Sa thse est claire : La gauche naime pas le pouvoir. Elle naime pas a. Pas vraiment Dans le contexte dune campagne prsidentielle, pareille allgation est faite pour choquer. Comment ? Mais enfin, que dit-il ? En ce moment mme, ne voit-on pas tous les jours des candidats de gauche qui se battent pour tre lus ? Certes, mais Jean-Philippe Domecq se place sur la longue dure, or, de ce point de vue, son hypothse semble confirme par lhistoire, car la gauche est rarement au pouvoir : Huit dix fois moins que la droite en deux sicles. Le fait est vrai, vrifiable, comptable exactement en France et dans la plupart des pays dEurope. Ainsi, additionnons le Cartel des gauches en 1924, le Front populaire, les sept mois de Mends France et les quelques mois de

Psychanalyse de la gaucheGuy Mollet : avant 1981, on arrive peine cinq ans de gauche en France. Le constat est frappant, et mme alarmant. Au fond de la mentalit de gauche, il y a que le pouvoir salit, crit Jean-Philippe Domecq. Elle na pas tort. Mais la psychanalyse de la gauche franaise, qui semblait tre le propos initial du livre, devient bientt un rquisitoire politique contre la gauche de la gauche. En effet, selon lauteur, cest elle qui est responsable des checs rpts de la gauche en France. Evidemment, le 21 avril 2002 et llimination de Lionel Jospin au premier tour de la prsidentielle semblent conforter cette thse. Nestce pas la dispersion des voix de gauche qui a caus cette dbcle ? Autre cas dcole, les lections de 2000 remportes par George Bush face Al Gore. Certes, il y eut ce dcompte ahurissant, les bulletins mal lisibles, les dcisions trs partisanes de la Cour suprme en Floride et la victoire trs discutable des rpublicains, avec 537 voix davance. Mais, ajoute lauteur, 2 934 410 lecteurs de gauche votrent pour un candidat cologiste qui navait aucune chance de gagner. Rsultat: ceux qui dsapprouvaient Bush au nom de ce candidat cologiste, Nader, paulrent ceux qui approuvaient Bush. Dernier exemple, cette voix qui manqua Prodi, le 24 janvier 2008, celle dun chef de micro-parti, lors dun vote de confiance qui ramena Berlusconi au pouvoir. dans certains cas. Car enfin, imputer la division de la gauche depuis deux sicles la seule gauche de la gauche est un peu sommaire. Cest oublier une longue histoire de conflits douloureux, au cours desquels la gauche radicale a souvent t non seulement trahie par la gauche modre, mais parfois mme rprime, y compris dans le sang, comme ce fut le cas en 1848. Mais laissons le pass. Aujourdhui, si la gauche entend gagner, elle se doit dtre unie. Or, quels que soient lloquence et le talent de Jean-Philippe Domecq, ce nest pas en affirmant que la gauche de la gauche est seule responsable des checs passs quil pourra contribuer crer un climat favorable lunion quil appelle de ses vux. pCette obscure envie de perdre gauche,

AgendaaLe 13fvrier : printemps littraire LilleDes diteurs venus du Maghreb et deux jeunes crivains, Kaouther Adimi (LEnvers des autres, Actes Sud, 2011) et Yamen Manai (La Srnade dIbrahim Santos, Elyzad, 2011), dbattent du rle de la littrature dans les bouleversements politiques que connaissent les pays arabes, lauditorium du Palais des Beaux-Arts de Lille. A 18 h 30.

a Le 13fvrier : lart franais de lHistoireLa revue Etudes organise au Centre Svres (Paris 6e) une confrence-dbat sur les liens entre la littrature et lHistoire, autour dAlexis Jenni et de LArt franais de la guerre (Gallimard), couronn par le prix Goncourt. A partir de 19h 30. Rens. : 01-44-39-48-48.

aLe 14fvrier : Paulhan labbaye dArdenneDe lancien directeur de la NRF, lex-journaliste au Monde Patrick Kechichian a tir un portrait subtil dans Paulhan et son contraire (Gallimard, LUn et lautre ). Au cours dune soire lIMEC-Abbaye dArdenne (Calvados), il voquera cette figure lors dune conversation avec lcrivain et diteur J.-B. Pontalis.A 20 heures. Rens. : 02-31-29-52-37.

Des conflits douloureux Tous ces arguments permettent Jean-Philippe Domecq de dnoncer le bovarysme de gauche , la gauche dinsatisfaction, de dception permanente, dexigence idale , qui constitue en dfinitive une forme de btise stratgique , ni plus ni moins. La thse est forte, dfendue avec panache non sans mauvaise foi,

Les Editions Perse recherchent de nouveaux auteursEnvoyez vos manuscrits : Editions Perse 29 rue de Bassano 75008 Paris Tl. 01 47 23 52 88 www.editions-persee.fr

de Jean-Philippe Domecq, Denol, Impacts, 144 p., 12 .

0123Vendredi 10 fvrier 2012

Mlange des genresTrans|Posie

9

Victor del Arbol met en scne quatre dcennies de violences en Espagne

Un puzzle aux pices de sangfamille et pouse en fuite dun chef de la Phalange, est rattrape puis sacrifie par les sbires du nouveau rgime. Le tout sous les yeux de son fils, garonnet fragile qui prfrera lcher la main de sa bienfaitrice pour la promesse paternelle et perverse dun sabre de samoura. Mai 1981, Maria est lagonie sur un lit dhpital. Alors que le pays observe avec espoir et angoisse les derniers spasmes de la dictature, cette jeune avocate tente de comprendre comment, en croyant confondre un policier violent lors dun procs, elle na t en ralit que le jouet cass dune manipulation plus vaste. A travers le parcours de ces deux femmes, ce sont La Tristesse quatre dcennies du samoura (La Tristeza del de violences prisamourai), ves et de crimes de Victor del Arbol, dEtat qui sentreActes Sud, Actes mlent, comme noirs , traduit de sortis dune tragilespagnol par Claude que bote de PanBleton, 350 p., 22,50 . dore. Puzzle aux pices de sang, La Tristesse du samoura est un roman de la maldiction dans lequel les hommes taient capables de tuer ceux quils aimaient et dembrasser ceux quils hass