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Un mythe a la peau rouge Sur la piste des Indiens dans la littérature pour la jeunesse par Muriel Carminati et Patrick Spens "Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs." Arthur Rimbaud Depuis près de deux siècles la figure du « Peau Rouge » ne cesse de nourrir l'imaginaire occidental. Muriel Carminati et Patrick Spens montrent pourquoi et comment ont évolué les représentations des Indiens dans la littérature de jeunesse. Cet article a reçu en 2002 le Prix critique Charles Perrault du meilleur article inédit. Nous remercions les auteurs qui ont accepté d'en rédiger une version abrégée pour la présente publication. "Libre enfant, toujours tu chériras l'Indien !" Ê e Roman de Bas-de-cuir et en parti- / culier Le Dernier des Mohicans L» (1826) de J. Fenimore Cooper est le livre fondateur d'un véritable mythe lit- téraire et culturel de l'Occident : celui des Peaux-Rouges d'Amérique. C'est là l'une des incarnations les plus atta- chantes dans l'art occidental de l'idée du sauvage, à la fois cruel, parfaitement intégré à son milieu naturel et doué d'une force morale intacte. Dès le milieu du XIX e siècle, l'imaginaire indien va s'imposer comme l'espace de l'aventure par excellence. Le peintre américain Georges Catlin expose par exemple à Paris ces flamboyants por- traits de sachems mandans, comanches ou kansas, qui lui valent les commentaires élogieux de Baudelaire 1 . Et le rêve d'er- rance du Bateau ivre n'est exaucé que LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N°210 dossier

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Un mythea la peau rouge

Sur la piste des Indiens

dans la littérature pour la jeunessepar Muriel Carminati et Patrick Spens

"Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour ciblesLes ayant cloués nus aux poteaux de couleurs." Arthur Rimbaud

Depuis près de deux sièclesla figure du « Peau Rouge »ne cesse de nourrir l'imaginaireoccidental.Muriel Carminati et PatrickSpens montrent pourquoiet comment ont évoluéles représentations des Indiensdans la littérature de jeunesse.

Cet article a reçu en 2002 le Prix critique Charles

Perrault du meilleur article inédit. Nous remercions les

auteurs qui ont accepté d'en rédiger une version abrégée

pour la présente publication.

"Libre enfant, toujours tu chériras l'Indien !"

Ê e Roman de Bas-de-cuir et en parti-/ culier Le Dernier des MohicansL» (1826) de J. Fenimore Cooper est le

livre fondateur d'un véritable mythe lit-téraire et culturel de l'Occident : celuides Peaux-Rouges d'Amérique. C'est làl'une des incarnations les plus atta-chantes dans l'art occidental de l'idéedu sauvage, à la fois cruel, parfaitementintégré à son milieu naturel et douéd'une force morale intacte.Dès le milieu du XIXe siècle, l'imaginaireindien va s'imposer comme l'espace del'aventure par excellence. Le peintreaméricain Georges Catlin expose parexemple à Paris ces flamboyants por-traits de sachems mandans, comanchesou kansas, qui lui valent les commentairesélogieux de Baudelaire1. Et le rêve d'er-rance du Bateau ivre n'est exaucé que

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par l'attaque inaugurale des « Peaux-Rouges criards » libérant le chaland deshaleurs qui le retenaient à « l'Europeaux anciens parapets ». Cette vision al'arbitraire des songes enfantins qu'aupréalable ont alimentés tant de publica-tions populaires. Des recherches enbibliothèque2 ont bien montré l'impactet le succès d'auteurs tels que le capitaineMayne Reid ou Gustave Aimard, voya-geurs et aventuriers eux-mêmes autantqu'imitateurs de Cooper.Jouets, panoplies, figurines conquerrontles foyers et exerceront une fascinationsingulière sur des générations successives.Auguste Renoir a fait le portrait de sonfils jouant avec ses Indiens3. Le cinéasteHans Jûrgen Syberberg dédie plusieursfilms dans les années soixante-dix à l'in-fluence majeure du romancier pour lajeunesse Karl May, spécialiste desIndiens4. Enfin, c'est le cinéma quiconsacre l'importance culturelle de l'ima-gerie peau-rouge avec l'extraordinaireexpansion du western, véhicule d'uneforme de classicisme du récit filmique.Bien sûr les Indiens ne sont pas à euxseuls tout le western mais ils en repré-sentent à coup sûr le cœur mystérieux etpoétique. Et un film comme Danse avecles loups de Kevin Costner (1991) montreque leur seule présence peut produire debelles résurgences de ce genre qu'ondisait épuisé.Mais quel pacte secret lie donc les jeunesà ces Peaux-Rouges si fascinants ? Est-celeur gestuelle, ces cris et ces dansesautour des feux et des totems, ou bienleurs objets dépouillés, leurs dessins hié-ratiques et élémentaires, leurs cuirs fran-gés qui en imposent ? À moins que lesenfants n'entrent en sympathie avec ceuxqui, comme dans un jeu, se cachent,guettent, sont à l'affût et échangent des

Quatre-Ours (Four Bears, chef mandan), peinture par Catlin

in : P. Jacquin : La Terre des Peaux-Rouges, Gallimard (Découvertes Gallimard)

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signes de fumée énigmatiques ? Les cow-boys, avec leur souci de l'argent, leurspréoccupations vulgaires, leur bassessede cœur, ressemblent un peu trop auxadultes. Et puis il y a aussi cette relationsymbiotique à l'animal, en l'occurrencele cheval, qui souvent fait rêver d'unevie libre et aventureuse.

Une chorégraphie figéeNous pourrions, pour présenter les chosessimplement, parler de deux périodesbien différentes dans l'expression de laréalité culturelle des Amérindiens.Jusqu'à l'âge d'or du western, vers la findes années cinquante, avant tout peut-être parce que leur rôle reste secondairedans l'univers du Far West, qui est fon-damentalement l'épopée fondatriced'une nation blanche sûre d'elle-même,les Indiens sont décrits de l'extérieur à tra-vers une sorte de chorégraphie qui se fixetrès vite en un certain nombre de motifs,visuels, comme les danses de guerre, lespeintures et les coiffes de plumes, les tipiset les chasses aux bisons, les tenuescolorées ; ou sonores, comme les hurle-ments lors des attaques de diligences etde convois et le langage fleuri et imagéoù la « langue fourchue » des « Visages-Pâles » rivalise avec celle toujoursconcrète et sans détour des disciples du« Grand Manitou ».Sur le plan historique, deux périodessont essentiellement représentées : larivalité anglo-française autour des GrandsLacs qui voit la disparition rapide des tri-bus orientales, durant le dix-huitièmesiècle et puis celle bien plus courte maismythologiquement fondamentale de laruée vers l'Ouest et des grandes guerresindiennes, où Sioux, Apaches et autresComanches donnent du fil à retordre aux« Tuniques bleues ».

La plupart des récits passent par cer-tains épisodes obligés : enlèvements defemmes blanches, massacres de pion-niers, conseils tribaux où l'on fume lecalumet, prisonniers attachés au poteaude torture, scalps... Non que ces scènesne soient pas authentiques mais elles per-sistent comme ce qui a frappé l'envahis-seur blanc et ce qu'il a traduit d'un com-portement dont il ne percevait guère lacohérence ni la pertinence (« des mœursde sauvages ! »). Cette vision paternalisteet décorative a longtemps gardé soncharme, en particulier auprès du jeunepublic, même si elle s'est de plus enplus infléchie sous l'influence d'un dis-cours de culpabilité. Les autochtones ysèment l'effroi mais recueillent, en tantque perdants éternels, la sympathie etl'admiration désintéressée. Leur réputa-tion de courage mais hélas également degoût pour l'alcool et de naïveté supersti-tieuse s'y est établie auprès du grandpublic.Nous retrouvons par exemple tous ceslieux communs dans Tintin en Amérique(1945) d'Hergé. Nous sommes dans ledomaine de la parodie et nos Indiens nesont plus qu'une réalité codée dont on semoque. À la fin, comme par un clind'œil aux discours défendant la causeindigène, des spéculateurs sont prêts àracheter à Tintin 100 000 $ la réserveparce qu'on y a découvert du pétrolemais, quand ils apprennent que lesIndiens en sont propriétaires, ils ne leuren proposent plus que 25 $ en traitantleur sachem de vieux hibou ! Tout l'al-bum est en fait une satire du roi dollar etune réactivation des préjugés populairescontre les États-Unis5.Mais ce registre satirique reste rare.D'ailleurs le western, dans sa versioncinématographique, connaîtra son âge

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d'or dans les années cinquante (Ford,Hawkes, Mann, Aldrich...), avant que laguerre et la contre-culture n'y insufflentun parti pris de contestation, comme parexemple dans Le Soldat Bleu de RalphNelson où l'on fait clairement allusionaux crimes de guerre du Vietnam. Puisce sera au tour du western-spaghetti desubvertir les codes. Les Indiens y sontmoins présents, la remise en cause desvaleurs morales ne concernant en réalitéque la société urbaine et blanche engénéral.Finalement peut-être la meilleure syn-thèse de toute la culture du westerna-t-elle été opérée par des auteurs fran-çais de bandes dessinées, Jean-MichelCharlier et Jean Giraud, avec leur sériedu Lieutenant Blueberry. En près d'unevingtaine d'albums, aux scénarios tou-jours soignés et complexes, tous lesaspects du Far West sont traités6. Lehéros et ses compagnons Red Neck etMcClure, d'abord liés à l'armée nordiste,s'affranchissent de plus en plus de lasociété établie pour explorer la frangepionnière du territoire. D'éclaireur,Blueberry se mue insensiblement en jus-ticier autonome ou en coureur de prairie.Le ralliement à la cause indienne duhéros, qui est aussi l'évaluateur moral del'univers fictionnel, est bien sûr très clairmais un destin judicieusement mis enscène démontre aussi le rôle ambigujoué par ces irréguliers précurseurs du« progrès » que leur éthique et leur inté-gration au milieu naturel rendent assezproches des Indiens mais dont pourtantils finissent par trahir les intérêts histo-riques. Par là sont révélées les limites dugenre thématique du western sous toutesses formes : les Indiens ne peuvent qu'yêtre cantonnés au rôle d'éternels oppo-sants ou de victimes pleines de panache

j vieilhibou!...Vous avez une'| demi-heure pour fdirevos paquets et quitter

le pays!...

Le Visage-Pâle jest-il fou?...

Hergé : Tintin en Amérique, Casterman

Un des albums de la célèbre série du Lieutenant Blueberry chez Dargaud

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car ce sont les nouveaux Américains quisont censés capter l'attention et susciterl'identification. S'il n'en a jamais ététout à fait ainsi avec le jeune public, soli-daire des Indiens, l'évolution ne pourrasurvenir qu'avec l'émergence d'unevision plus ethnologique où le point devue « peau-rouge » va enfin trouver droitde cité.

Une vision renouvelée de l'intérieurDans toutes les œuvres récentes que nousallons maintenant analyser, il semble eneffet qu'une conscience de l'indianitéémerge, et même si certaines structurespropres au roman du Far West demeurent,l'histoire de la conquête de l'Ouest aulieu d'être transcrite comme une entre-prise héroïque se mue sinon en crime dumoins en un tragique et brutal épisodede destruction d'une forme de vie har-monieuse et noble.Il en est ainsi par exemple dans lesdeux albums consacrés à Sitting Bull7

parus récemment : il s'agit de deuxautobiographies fictives exprimant lepoint de vue du chef sioux. Les« Visages-Pâles » n'y interviennent quecomme une calamité incompréhensible,porteuse d'apocalypse. Et si HortenseDufour, à notre sens, déforme les per-spectives par son insistance sur les sen-timents amoureux, romantisme un peudéplacé, Michel Piquemal en revanchenous livre une vision très précise de lacivilisation des grandes plaines à bisonsdu Middle West. Et ces récits devien-nent un véritable réquisitoire quand lesglorieux vainqueurs de Little Big Hornsont pourchassés et traités en sous-hommes pour être parqués dans desréserves et y attendre la mort. Il est tou-tefois dommage que les circonstancesexactes de la mort du chef Lakota ne

soient pas fidèlement rapportées parHortense Dufour. Michel Piquemal,plus véridique, conclut, lui, sur unhymne à la nature magique telle quel'entrevoit la conception chamaniquedes Amérindiens :« Le Grand Esprit ne nous a pas faitspour travailler mais pour vivre de lachasse. Il y a du pouvoir dans le bison,mais il n'y en a pas dans leur bétail àcornes. Il y a du pouvoir dans une anti-lope, pas dans une chèvre ou un mou-ton. J'ai le nom du bison. Je ne seraijamais comme une bête domestiquequ'on parque...Ils veulent que nous oubliions le pouvoirdu cercle »...L'opposition ici n'est pas tant écono-mique ou ethnique que religieuse. Et c'estbien d'un intérêt renouvelé pour la spiri-tualité des populations indiennes qu'il estquestion dans nombre de nos récits.D'abord leur culture apparaît liée aumonde du rêve et des esprits. Dans Lapiste de l'ombre de Patrick Raynal8, unjeune Français, parti rejoindre son onclearchéologue au Nouveau-Mexique, estsauvé des eaux par l'intervention d'undieu de l'antique peuple des Anasazisqui le suit comme son ombre. Il en est demême pour Lune Bondissante, la jeuneLakota et son tendre ennemi, l'ApacheRenard qui tremble, que le grand hiboublanc guide sur le « chemin de la vie ».9

Dans le récit éponyme de LeighSauerwein, Huchté10, le jeune Indien aupied déformé, doit trouver sa place et sonrôle dans la tribu en observant la naturequi l'entoure. À défaut de devenir guer-rier, il devra découvrir le talent qui lui estpropre : dresseur de chevaux. Tabloka,son père, lui aura d'abord murmuré àl'oreille le secret capital : il fait partie de« la grande famille des choses vivantes ».

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Huchté l'indien, III, U. Landis, Bayard Jeunesse

L'union avec la nature passe souventpour nos jeunes héros par la relationavec un compagnon animal comme lecheval. Ainsi dans Petit Indien Terre deneige, un papoose, au lieu de s'apitoyersur son handicap, apprend à soigner unmustang, lui aussi diminué, et devientgrâce à lui un habile chasseur11. DansNuage Volant, un descendant des Lakotaévoque le rôle capital joué par Tempête,le cheval qui lui fut offert, dans l'initia-tion d'un jeune guerrier12.Enfin, dans un conte magistralementillustré, c'est par le thème de l'erranceque s'approfondit le lien noué par lepetit Ushi13 avec son environnement :son grand-père pour fuir l'avancée desBlancs assoiffés d'or le pousse à effec-tuer une longue marche jusqu'au pôleNord où il se confrontera aux espritstotémiques de l'élan, de l'aigle, du loup,du renard blanc, du morse et enfin del'ours, qui sera son ultime protecteur.Même si l'action tient un peu du contede fée, la vision animiste et panthéisteexprimée ici sonne juste. C'est le caségalement de la série de Derib et Jobconsacrée aux aventures savoureuses deYakari14 parmi la faune de la prairie. Ensomme, ce qui est un des motifs obligésde la littérature enfantine, l'humanisa-tion de l'animal, est dans le cadre de l'é-vocation des Peaux-Rouges un thèmeparticulièrement bien venu.

La confrontation des deux mondesCette révélation du mode de penserauthentique des peuples autochtonesd'Amérique a certainement été facilitéepar l'intervention sur le plan littéraire deconteurs d'origine indienne15 et, sur ceplan, la littérature pour la jeunesse auraconnu un sort parallèle à celui du romanpolicier16. En France, William Camus,

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d'origine iroquoise et de mère française,a joué un rôle d'initiateur : ses Mémoiresd'un sauvage évoquent de façon lumi-neuse sa jeunesse dans la province gla-ciale du Yukon canadien et décrivent enparticulier le rude apprentissage de laconduite des attelages de huskies ouencore la proximité parfois extraordinaireentre hommes et bêtes sauvages17. Dansun roman de science-fiction18, écrit encollaboration avec le spécialiste ChristianGrenier, il imagine la Terre en l'an 6112,partagée entre, d'une part, de grandesmétropoles sous atmosphère contrôlée etpeuplées de plusieurs centaines demillions d'habitants et, d'autre part,une nature désolée par une pollutionancienne. Dans celle-ci, une tribu deCheyennes survivants a seule su conser-ver de vieux remèdes, qui finalementsauveront l'humanité d'une épidémiemeurtrière. Le symbole est assez clair :l'identité indienne passe par un rapportdirect à la nature et cela peut constituerune sauvegarde pour le genre humain.Car, à briser ainsi tout lien avec les réali-tés de la vie comme nous Occidentaux lefaisons, nous risquons de perdre le sensmême de ce qui nous définit commeêtres vivants.Ce livre nous amène à l'autre grandepréoccupation de nos récits : la confron-tation des mondes blanc et indien ; maisalors que la place de l'univers amérin-dien était réduite à quelques épisodescolorés dans le western traditionnel, lesrécits contemporains ont très nettementtendance à conférer à ces deux réalitésperçues comme contradictoires unedignité au moins égale. Les Deux mondesde William Camus19 par exemple montrel'excursion de trois « Indiens libres » duNord canadien dans une réserve prochede Québec, à l'occasion d'une compéti-

tion sportive intertribale. Le choc cultu-rel entre les modes de vie et les expé-riences est tel que le jeune Long-Talon,déboussolé, connaîtra un tragique acci-dent automobile. Celui-ci résume par sabrutalité la violence et le danger de la fas-cination pour les technologies modernes.Ce livre met en scène avec une remar-quable économie de moyens le fosséabyssal qui s'est creusé entre le passé etl'âge contemporain. Les rapportsanciens à la nature étaient en effet carac-térisés par l'effort et la rareté. La moder-nité, elle, est devenue synonyme devacuité consommatrice. L'être perd cons-cience de sa propre valeur du fait que lafacilité triomphe dans tous les domainestechniques en même temps que les rela-tions humaines se distendent.La comparaison des deux sociétés trouveaussi sa traduction dans le roman histo-rique. Ainsi, dans les deux récits del'Américaine Lynda Durrant, FauconBlanc et Ma vie chez les Indiens20, lemême motif de l'enfant blanc élevé parles Peaux-Rouges est traité, et ce auXVIIIe siècle dans les États de l'Est. Parune sorte de retour à l'Amérique deCooper, la romancière revient aux sourcesdu mythe et se livre à une relecture cri-tique.Emporté loin de chez lui par desMohicans à l'âge de quatre ans, FauconBlanc a oublié son ancienne identité et ilest tout entier voué à l'apprentissage dumonde sauvage qui est devenu le sien.Quand son père le remet en contactavec un pasteur blanc et son épouse,l'expérience se solde par un échec : lesméthodes d'enseignement dans leursécheresse marquent bien que les jeunesIndiens sont considérés comme une pâteà modeler plutôt que comme des êtresconscients ; de plus, le pasteur a l'inten-

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tion de ne jamais remettre l'enfant àcelui qui le lui a confié et de l'emmenerà Boston. L'enfant prend son petit frèrepar la main et s'enfuit...Mary Campbell, elle, a déjà douze ansquand les Delaware la ravissent à safamille pour qu'elle remplace la petitefille du grand sachem. Pour elle, l'édu-cation indienne sera bien plus péniblemais elle finira par admettre que cetteépreuve lui a forgé une nouvelle person-nalité, partagée entre deux cultures21.Ces deux récits expriment un réel intérêtpour l'existence simple et droite qui futcelle des premiers Américains. LyndaDurrant a mené une solide enquête surle plan matériel et permet au jeune lec-teur de comprendre les valeurs et lamentalité indiennes. Cette visée ethnolo-gique rend un véritable hommage à unecivilisation à laquelle la plupart desBlancs ne surent attribuer que bien peude mérites, trop enfermés qu'ils étaientdans leurs préjugés.Paul Fleischman22, lui aussi, soulignel'étroitesse des certitudes puritaines et lefanatisme des premiers colons anglais.Il met même en avant des faits peuconnus : les premiers Indiens furent cap-turés de manière arbitraire et traitéscomme des esclaves. Et le jeuneWeetasket devenu William, s'il est unapprenti imprimeur intelligent, ne seheurte pas moins à la mesquinerie etl'hostilité des autorités de Boston.

Utopie éducative (ou manière deconclure)En vérité, la société des Blancs souffrebeaucoup sur le plan humain de la com-paraison avec celle des « sauvages ». Sinous nous plaçons sur le plan de l'édu-cation par exemple, et l'on sait l'impor-tance du thème de l'initiation dans la lit-

térature jeunesse, on constate un déficitcertain du côté de l'école moderne, avecson enseignement trop étranger à la vieconcrète. C'est peut-être cette difficulténotable dans la transmission actuelle desvaleurs et des connaissances quiexplique le renouveau d'intérêt pourl'indianité et son monde animiste et éco-logiste. Son équilibre, sa structurationquasi organique en fait une sorte d'uto-pie sur le plan éducatif. Toute connais-sance même magique s'y inscrit à la foiscomme expérience vécue et comme héri-tage assumé. L'existence est la promessed'une sorte de compagnonnage avectout le vivant.

À ce titre, la piste des Peaux-Rouges nerisque pas plus de s'effacer que cette nos-talgie qui en nous s'attise à mesure que leprogrès souffle comme un vent tempé-tueux et irrésistible. Laissons donc lesenfants la suivre pour qu'ils y prennent legoût d'une nature intacte et d'une véri-table liberté...

Tous nos remerciements à Patricia Durupt et à sa sym-

pathique équipe de la médiathèque de Nancy - section

Jeunesse.

1. Charles Baudelaire, VI « De quelques coloristes », Salon

de 1846, Œuvres complètes, p. 658, Laffont (Bouquins).

2. Cf. A. Corbin, « Du capitaine Mayne Reid à Victor

Margueritte ; l'évolution des lectures populaires sous la

IIIe République », Cahiers des Annales de Normandie,

n°24, 1992.

3. Claude Renoir jouant (1906).

4. Cet écrivain allemand (1842-1912) se rendit extrê-

mement populaire en publiant plus de quatre-vingts

romans ou récits de voyage se déroulant pendant la

conquête de l'Ouest : Winnetou (1893-1910) ou encore

Le Trésor du lac d'argent (1894).

5. L'humoriste britannique Alan Coren a renoué plus

récemment avec cette veine comique, mais, au lieu de

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frapper les Indiens, ses traits s'adressent plutôt à l'armée

américaine : un officier nommé Olivier de la

Gargouillouche y paraît plus soucieux d'élégance vesti-

mentaire et de propreté que de rigueur guerrière et lais-

se trois recrues inexpérimentées affronter seules le

redoutable Nuage Qui Danse : Arthur contre les Sioux,

Gallimard Jeunesse, 1977, (Folio Junior).

6. Tant par la précision des décors et des accessoires que

par la connaissance des faits historiques, cette série est

précieuse mais elle est aussi un bilan visuel et scénogra-

phique du genre western. En somme on pourrait dire qu'il

s'agit d'une sorte de • Comédie humaine • du Far West !

La Cinquième saison, III. M. Daniau, Seuil Jeunesse

7. Respectivement : Michel Piquemal, III. Jame's

Prunier : Moi, Sitting Bull, Albin Michel, 1995 et

Hortense Dufour, III. Marc Daniau : La Cinquième sai-

son. Le Seuil Jeunesse, 1996.

8. Raynal Patrick, III. Emmanuel Moynot : La Piste de

l'ombre. Je Bouquine, Avril 2000, n°194, Bayard

Jeunesse.

9. Pascale Hédelin, III. Jack Manini : Sur la piste de

l'Apache, Les Aventuriers, n°36, Mars 2001, Milan

Presse, p. 65.

10. Leigh Sauerwein, III. Urs Landis : Huchté l'indien,

Bayard Poche, 1992 (J'aime lire).

11 . Géraldine Elschner et Monika Schliephack : Petit

Indien Terre-de-neige, Nord-Sud, 1998.

12. S.D. Nelson : Nuage Volant, Éditions du Sorbier,

1999.

13. Fred Bernard et François Roca : Ushi, Albin Michel

Jeunesse, 2000.

14. Derib et Job : série Yakari, Éditions du Lombard,

1975-2001.

15. On pourra lire par exemple : Chef Lelooska : Le Grand

Livre de sagesse indienne, Albin Michel Jeunesse, 1997.

16. Dans ce domaine, on connaît en effet l'apport

d'écrivains comme Tony Hillerman (Navajo), James

Welch (Blackfoot) ou Sherman Alexie (Spokane).

17. Celui-Qui-S'assoit-Partout, le narrateur raconte par

exemple sa cohabitation pacifique avec deux ours et une

horde de loups qui l'ont adopté comme l'un des leurs, in :

William Camus : Mémoires d'un sauvage, Syros, 1994.

18. William Camus et Christian Grenier : Cheyennes

6112, Gallimard, 1984 (Folio Junior).

19. William Camus : Les 2 Mondes, Duculot, 1986

(Travelling).

20. Livre de Poche Jeunesse, Hachette, 1999 et 2000.

2 1 . Dans Jessica, Leigh Sauerwein met en scène le

choix délibéré d'une jeune pionnière de s'unir à un

Indien, malgré l'opposition de ses parents. C'est là une

autre manière de briser un véritable tabou à l'intérieur du

monde du western.

22. Paul Fleischman : Saturnalia, Flammarion, 1996

(Castor Poche).

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