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http://lamyline.lamy.fr Numéro 108 I Octobre 2013 RLDC I 37 RLDC 5234 Sous la direction scientifique de Françoise DEKEUWER-DÉFOSSEZ, Agrégée des Facultés de droit, Professeur à la Faculté libre de droit de Lille PERSONNES ET FAMILLE L a Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour) s’est prononcée sur plusieurs affaires d’objec- tion de conscience portant sur des sujets aussi divers que l’avortement, la chasse, le service militaire, les unions homo- sexuelles, le serment religieux. Elle pourrait être saisie à l’avenir de cas d’objection aux transfusions sanguines ou à la vaccination. Le pluralisme éthique et l’individualisme croissant dans la socié- té, lié à l’effacement des valeurs traditionnellement partagées, encouragent les individus à opposer leur conscience à la norme sociale et affaiblissent, corrélativement, la capacité du corps social à justifier l’imposition de cette norme, d’autant plus lorsque la société a renoncé à lier loi et morale, droit et justice. La question est donc complexe. Plus de 20 000 élus municipaux français, dont de nombreux maires, se sont déclarés opposés à la célébration de mariage entre per- sonnes de même sexe (Pétition nominative en ligne sur www. mairespourlenfance.fr/). La Cour de Strasbourg sera certainement amenée à se prononcer sur leur cas. Elle est actuellement saisie du cas d’un juge espagnol accusé d’avoir entravé la procédure d’adoption d’un enfant par la compagne de sa mère (CEDH, aff. 20448/11, Ferrin Calamita c/ Espagne). L’objection de conscience n’est pas à proprement parler une notion juridique, elle serait même de prime abord plutôt anti-juridique, en ce qu’elle prétend à l’existence d’un droit à ne pas respecter la loi. Sa définition est malaisée. Elle met en cause la légitimité et l’au- torité de la loi positive ainsi que la cohésion sociale. Sa définition est complexe et son respect dépend de la conception en vigueur de la démocratie et de la liberté de conscience et de religion (I). La jurisprudence de la Cour en la matière est encore en voie de construction. L’étude des cas sur lesquels la Cour s’est prononcée permet cependant de dégager quelques critères d’appréciation qui seraient applicables aux cas futurs des élus municipaux (II). Naturellement, il ne s’agit pas de prévoir ce que la Cour dira lors- qu’elle sera saisie par un maire objecteur, car ses jugements sont toujours d’espèce et dépendent aussi de facteurs politiques et de l’aléa de la composition des chambres (v. par exemple, CEDH, 19 févr. 2013, aff. 19010/07, X et autres c/ Autriche, Puppinck G., Les fondements d’un droit à l’adoption par les couples de même sexe selon la CEDH, RLDC 2013/104, n° 5090). I – LIBERTÉ RELIGIEUSE ET OBJECTION DE CONSCIENCE A – Démocratie et liberté religieuse L’objection de conscience met en cause la légitimité de la loi et la cohésion sociale. Parce qu’elle confronte une conscience indivi- duelle à la norme sociale, son appréhension par le droit dépend, dans une large mesure, de l’idée que la société veut avoir d’elle- même et de la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il convient de souligner d’emblée que la Cour ne partage pas la mystique républicaine française de la loi reine et d’une volon- té générale englobant fictivement l’ensemble du corps social (v. Letteron R., Clause de conscience du maire, mariage homosexuel, et hérésie juridique, consultable sur son blog : http://libertescheries.blogspot.fr, 16 oct. 2012). La Cour admet volontiers que la loi puisse être oppressive et n’être que l’expression d’une volonté majoritaire de circonstance. Le modèle de référence de la Cour est la démocratie et non la République ; plus encore, il s’agit d’une démocratie pluraliste et individualiste, et la Cour se méfie des conceptions générales que l’État peut vouloir imposer aux individus, en particulier en matière de valeurs. Selon la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, la Convention) et la jurisprudence de la Cour, une « société démocratique » est caractérisée par « le pluralisme, la tolérance L’objection de conscience des maires et la CEDH La CEDH s’est prononcée sur plusieurs affaires d’objection de conscience. Il en ressort que les maires objecteurs peuvent se prévaloir de la protection offerte par l’article 9 de la Convention. Selon le courant dominant de sa jurisprudence, cette protection oblige l’État à instituer un mécanisme permettant de concilier les droits et intérêts concurrents en cause. La sensibilité politique de la matière pourrait cependant inciter la Cour à accorder aux autorités nationales une large marge d’appréciation. Par Grégor PUPPINCK Docteur en droit, Directeur du European Centre for Law and Justice (ECLJ), Expert auprès du Conseil de l’Europe 108 Octobre

L'objection de conscience des maires devant la CEDH

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Numéro 108 I Octobre 2013 RLDC I 37

RLDC 5234

Sous la direction scientifi que de Françoise DEKEUWER-DÉFOSSEZ,Agrégée des Facultés de droit, Professeur à la Faculté libre de droit de Lille

PERSONNES ET FAMILLE

L a Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour) s’est prononcée sur plusieurs affaires d’objec-tion de conscience portant sur des sujets aussi divers que

l’avortement, la chasse, le service militaire, les unions homo-sexuelles, le serment religieux. Elle pourrait être saisie à l’avenir de cas d’objection aux transfusions sanguines ou à la vaccination. Le pluralisme éthique et l’individualisme croissant dans la socié-té, lié à l’effacement des valeurs traditionnellement partagées, encouragent les individus à opposer leur conscience à la norme sociale et affaiblissent, corrélativement, la capacité du corps social à justifi er l’imposition de cette norme, d’autant plus lorsque la société a renoncé à lier loi et morale, droit et justice. La question est donc complexe.

Plus de 20 000 élus municipaux français, dont de nombreux maires, se sont déclarés opposés à la célébration de mariage entre per-sonnes de même sexe (Pétition nominative en ligne sur www.mairespourlenfance.fr/). La Cour de Strasbourg sera certainement amenée à se prononcer sur leur cas. Elle est actuellement saisie du cas d’un juge espagnol accusé d’avoir entravé la procédure d’adoption d’un enfant par la compagne de sa mère (CEDH, aff. 20448/11, Ferrin Calamita c/ Espagne).

L’objection de conscience n’est pas à proprement parler une notion juridique, elle serait même de prime abord plutôt anti-juridique, en ce qu’elle prétend à l’existence d’un droit à ne pas respecter la loi. Sa défi nition est malaisée. Elle met en cause la légitimité et l’au-torité de la loi positive ainsi que la cohésion sociale. Sa défi nition est complexe et son respect dépend de la conception en vigueur de la démocratie et de la liberté de conscience et de religion (I).

La jurisprudence de la Cour en la matière est encore en voie de construction. L’étude des cas sur lesquels la Cour s’est prononcée permet cependant de dégager quelques critères d’appréciation qui seraient applicables aux cas futurs des élus municipaux (II).

Naturellement, il ne s’agit pas de prévoir ce que la Cour dira lors-qu’elle sera saisie par un maire objecteur, car ses jugements sont toujours d’espèce et dépendent aussi de facteurs politiques et de l’aléa de la composition des chambres (v. par exemple, CEDH, 19 févr. 2013, aff. 19010/07, X et autres c/ Autriche, Puppinck G., Les fondements d’un droit à l’adoption par les couples de même sexe selon la CEDH, RLDC 2013/104, n° 5090).

I – LIBERTÉ RELIGIEUSE ET OBJECTION DE CONSCIENCE

A – Démocratie et liberté religieuse

L’objection de conscience met en cause la légitimité de la loi et la cohésion sociale. Parce qu’elle confronte une conscience indivi-duelle à la norme sociale, son appréhension par le droit dépend, dans une large mesure, de l’idée que la société veut avoir d’elle-même et de la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Il convient de souligner d’emblée que la Cour ne partage pas la mystique républicaine française de la loi reine et d’une volon-té générale englobant fi ctivement l’ensemble du corps social (v. Letteron  R., Clause de conscience du maire, mariage homosexuel, et hérésie juridique, consultable sur son blog  : http://libertescheries.blogspot.fr, 16 oct. 2012).

La Cour admet volontiers que la loi puisse être oppressive et n’être que l’expression d’une volonté majoritaire de circonstance. Le modèle de référence de la Cour est la démocratie et non la République  ; plus encore, il s’agit d’une démocratie pluraliste et individualiste, et la Cour se méfi e des conceptions générales que l’État peut vouloir imposer aux individus, en particulier en matière de valeurs.

Selon la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, la Convention) et la jurisprudence de la Cour, une «  société démocratique  » est caractérisée par «  le pluralisme, la tolérance

L’objection de conscience des maires et la CEDHLa CEDH s’est prononcée sur plusieurs affaires d’objection de conscience. Il en ressort que les maires objecteurs peuvent se prévaloir de la protection offerte par l’article 9 de la Convention. Selon le courant dominant de sa jurisprudence, cette protection oblige l’État à instituer un mécanisme permettant de concilier les droits et intérêts concurrents en cause. La sensibilité politique de la matière pourrait cependant inciter la Cour à accorder aux autorités nationales une large marge d’appréciation.

Par Grégor PUPPINCK

Docteur en droit,Directeur du European Centre for Law and Justice (ECLJ),Expert auprès du Conseil de l’Europe

108 Octobre