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1 Travail de fin d’études DEA en gestion de l’environnement IGEAT-ULB 2001-2003 Critique des conditions de la durabilité : application aux indices de développement durable Bruno Kestemont Sous la direction du Prof Edwin Zaccaï (CEDD-IGEAT-ULB) Président du jury : Prof Walter Hecq (CEESE-ULB) Membres du jury : Prof Christian Vandermotten (IGEAT-ULB) Prof Pierre Cornut (IGEAT-ULB) Prof Daou Joiris (Centre d’Anthropologie culturelle – ULB)

Critique des conditions de la durabilité : application aux ... · MODELES ECONOMIQUES DU DEVELOPPEMENT ... Base de comparaison des pays ... ANALYSE ET COMPARAISON DE QUELQUES INDICES.....170

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Travail de fin d’études DEA en gestion de l’environnement IGEAT-ULB 2001-2003

Critique des conditions de la durabilité : application aux indices de développement

durable

Bruno Kestemont Sous la direction du Prof Edwin Zaccaï (CEDD-IGEAT-ULB) Président du jury : Prof Walter Hecq (CEESE-ULB) Membres du jury : Prof Christian Vandermotten (IGEAT-ULB) Prof Pierre Cornut (IGEAT-ULB) Prof Daou Joiris (Centre d’Anthropologie culturelle – ULB)

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REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier vivement le professeur Edwin Zaccaï de m’avoir fait confiance initialement, puis de m’avoir conseillé, orienté judicieusement et encore encouragé puis relu pendant la préparation de ce travail. Je suis un pur produit du CEESE, où le professeur Walter Hecq m’a aidé à faire mes premiers pas dans la recherche sur les indicateurs et modèles d’environnement et de développement durable, et qui n’a jamais refusé, depuis, de m’abreuver de ses connaissances étendues et de ses conseils. Les professeurs Daou Joiris et Christian Vandermotten m’ont donné chacun dans leur domaine des conseils et orientations déterminantes pour les voies que j’ai décidé de creuser, quoiqu’il me reste pas mal de chemin à parcourir dans leur direction. Je pense que feu le professeur Paul Duvigneaud avait réussi à m’enseigner la fibre du « développement durable » avant qu’on n’en parle en ces termes. En me laissant partir étudier les flux écologiques d’un village indien, en guise de mémoire d’agronomie, il devait peut-être se douter du « choc » de ce genre de vécu sur les certitudes de l’occidental rationnel « écologiste » et « développeur » bien trempé que j’étais à la fin de mes études. Le véritable enseignement, je le dois au peuple de Guinée-Bissau, en particulier mes homologues guinéens et mes voisins balantes de Caboxanque ainsi qu’à leurs interprètes culturels que furent Channah Bentein et Dominique Temple. Il me faut dans cette optique encore remercier tous les partenaires des projets « suivis » par ma femme et qui passent à la maison se confronter à mes questions parfois saugrenues sur le développement durable en Afrique: Assane Diop, Sogi Ndiaye, Juliette Compaore, Hortense Yameogo, Gabriel Sobgo, Zéphyrin Belemzigri etc. Je n’oublie pas Véronique Wemaere ni le Dr.Moussa Badji, respectivement ma femme et mon cousin à plaisanterie qui, en bons cerveaux du développement, ne se laissent pas impressionner par le premier argument théorique venu. Cela ne se fait pas, mais je vais quand même remercier feu ma grand-mère, pour un sens étonnant des générations passées et futures, et ma mère et encore ma femme pour le sens des générations présentes que je néglige parfois. Je dois enfin tout particulièrement remercier le Dr. Marc Totté d’avoir accepté de lire le manuscrit et de discuter plusieurs des thèses avancées. Je suis redevable à mon employeur, l’Etat belge, pour m’avoir attribué un crédit de formation pour la réalisation de ce travail. Je m’arrangerai pour que ce travail ne tombe pas dans les mains des oubliés.

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L’AUTEUR Ingénieur agronome « tropical » de l’ULB après avoir séjourné 6 mois dans un village indien pour un mémoire en écologie humaine, BK a ensuite travaillé à un projet de crédit rural dans le Sud de la Guinée-Bissau. Il y a séjourné pendant 2 ans et demi dans un village de riziculteurs balantes à partir duquel il a visité une centaine de villages des 13 ethnies différentes. Il revint comme chercheur au Centre d’Economie politique de l’ULB où il mena pendant 4 ans une étude (néoclassique) des disparités de développement en Belgique. Dans le même temps, il suivit les cours de la licence en Civilisation africaine. Il se consacra aussi à plusieurs études, avec le Professeur Hecq, sur les échanges de droits de polluer et les émissions atmosphériques du secteur énergétique. Il travailla ensuite trois ans comme consultant, en particulier au sein de la DG-Environnement (Task-Force de l’Agence européenne de l’environnement) sous la direction du professeur Bourdeau, puis pour le Forum international de bioéthique, l’Agence européenne de l’environnement et des bureaux d’étude en environnement. Las de courir après les contrats, il revint à l’ULB (CEESE) pour une banque de métadonnées sur le développement durable. Il est aujourd’hui responsable des statistiques de l’environnement à l’INS et réalise des études pour Eurostat.

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TABLE DES MATIERES

PREAMBULE ...............................................................................................................8 INTRODUCTION GENERALE..............................................................9 Objectifs.......................................................................................................................11

Objectif général........................................................................................................11 Objectif spécifique ...................................................................................................11 Résultats attendus.....................................................................................................13

HYPOTHESES............................................................................................................14 Introduction..............................................................................................................14 Hypothèses implicites ..............................................................................................14 Les mobiles du commanditaire ................................................................................16 Hypothèses explicites...............................................................................................17

Hypothèses sur les théories du développement économique...............................17 Hypothèses philosophiques..................................................................................17 Hypothèses sur les indicateurs et la science : ......................................................18

PREMIERE PARTIE : MODELES ECONOMIQUES DU DEVELOPPEMENT INSOUTENABLE ...........................................................................................20 INTRODUCTION .......................................................................................................21 CHAPITRE I. LA PLACE DE L’ECONOMIE DANS LE DEVELOPPEMENT DURABLE...................................................................................................................22

Introduction..............................................................................................................22 Définition du développement durable..................................................................22

Le rôle central de l’économie ..................................................................................23 Délimitation du domaine d’intervention de l’économie ......................................24 Différentes manières d’étendre le domaine d’action de la science économique ?..............................................................................................................................27

La victoire du modèle néoclassique : est-elle méritée ? ..........................................29 Conclusion ...............................................................................................................31

CHAPITRE II. LA THEORIE NEOCLASSIQUE......................................................32 Introduction..............................................................................................................32 Rappel des hypothèses de la théorie néoclassique...................................................32

L’utilitarisme........................................................................................................33 L’hypothèse de croissance infinie........................................................................34 Hypothèse de rationalité des acteurs, et hypothèse d’efficience informationnelle des marchés. .........................................................................................................34

Le domaine d’intervention de l’économie de l’environnement ...............................38 Quelques exemples récents d’avatars de la théorie néoclassique ............................40

Les recettes du FMI créent la pauvreté ................................................................40 Les règlements de l’OMC menacent la survie écologique et la sécurité alimentaire............................................................................................................41 La démocratie suivant le modèle néoclassique....................................................42 Les limites de l’internalisation des coûts sociaux et environnementaux .............43 Les limites de la dématérialisation de l’économie. ..............................................45

Conclusion ...............................................................................................................46 CHAPITRE III. QUELLES ALTERNATIVES ? .......................................................48

Nouveaux modèles économiques.............................................................................48

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Le modèle chinois ....................................................................................................50 Economie écologique (le lien entre environnement et économie)...........................51 Conclusion ...............................................................................................................51

DEUXIEME PARTIE : ELARGIR LES HORIZONS.........................................................................................................53 INTRODUCTION .......................................................................................................54 CHAPITRE I. MÉTHODE DE RECHERCHE POUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE...................................................................................................................55

Introduction..............................................................................................................55 Le processus politique : l’indispensable participation .............................................55 Modes de participation dans la prise de décision.....................................................57 Le processus scientifique : ouvrir le débat...............................................................57 La recherche participative........................................................................................59 Méthode ...................................................................................................................62

Méthode de participation … virtuelle ..................................................................62 CHAPITRE II. L’ÉCONOMIE DE RÉCIPROCITÉ ..................................................66

De l’observation anthropologique à la réciprocité...................................................66 La sphère relationnelle .............................................................................................66 La réciprocité ...........................................................................................................68 L’économie de réciprocité, la réciprocité dans l’économie, et les générations futures..................................................................................................................................71 Ce qui compte dans la réciprocité, c’est la relation elle-même, non ses protagonistes..................................................................................................................................75 Réciprocité et charité ...............................................................................................77 Réciprocité, animisme, religions et environnement.................................................78 Les critiques du modèle de l’identité culturelle .......................................................79 L’exercice du droit des peuples à l’autodétermination ............................................80 La réciprocité dans l’Afrique moderne ....................................................................83 La réciprocité dans l’Afrique rurale.........................................................................84 L’approche de la vieillesse en occident ...................................................................88 La réciprocité dans la culture occidentale................................................................89 Echanges intéressés dans les économies de réciprocité ...........................................89 Le monde moderne est-il dans une phase avancée de développement ? .................91 L’enseignement de Darwin ......................................................................................92 Les peuples réciproques sont-ils anhistoriques? ......................................................94

Résistance chez les Balantes................................................................................94 Enseignements .....................................................................................................97

Mais la culture occidentale est-elle vraiment dominée par l’économie marchande ?..................................................................................................................................97 … et par la raison ? ................................................................................................100 Conclusion .............................................................................................................100

CHAPITRE III. INTÉGRATION DES DIMENSIONS DU DÉVELOPPEMENT DURABLE.................................................................................................................102

Introduction............................................................................................................102 Modèles, langage commun, unités communes et réductionnisme.........................102 Quelques enseignements de la robotique...............................................................104 Outils politiques .....................................................................................................106 Outils mathématiques : comment agréger des dimensions différentes ..................107

Le coût de l’addition des pommes et des poires ................................................107

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Modèle étendu, avec externalités et internalités. ...............................................109 L’intégration de plusieurs dimensions ...............................................................110

L’indispensable prise en compte du « reste du monde » ......................................111 Externalités et internalités..................................................................................111

Conclusion .............................................................................................................113 CHAPITRE IV. VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES EXTERNALITÉS ? ...115

Introduction............................................................................................................115 Modèle général à une dimension ...........................................................................115

Les stocks sous un nouveau regard....................................................................116 Les externalités/internalités ne sont pas symétriques ........................................117 Il n’est pas possible de symétriser les relations entre dimensions .....................118

Généralisation du modèle d’externalités, à plusieurs dimensions .........................119 Les externalités ne sont pas additives ................................................................119 Toute substitution a un coût...............................................................................120

Premiers enseignements.........................................................................................121 Principe de non substituabilité ...........................................................................121 L’hypothèse d’externalitsé/internalités additionnelles négatives ......................122

Conclusions............................................................................................................123 TROISIEME PARTIE : INDICES ET INDICATEURS DE DEVELOPPEMENT DURABLE .........................................................................................................126 INTRODUCTION .....................................................................................................127 CHAPITRE I. APPROCHES PRINCIPALES POUR MESURER LE DEVELOPPEMENT DURABLE .............................................................................128

Les jeux d’indicateurs ............................................................................................128 Le PIB et les comptes nationaux étendus ..............................................................133

Le PIB ................................................................................................................133 Les comptes nationaux étendus .........................................................................134

Les systèmes de comptabilité environnementale et sociale...................................135 Les comptes biophysiques .....................................................................................138 Les indices à poids égaux ......................................................................................138 Les indices à poids inégaux ...................................................................................138

Le problème de pondération ..............................................................................139 Les analyses d’éco-efficience ................................................................................141

CHAPITRE II. CRITIQUES COMMUNES A LA PLUPART DES ESSAIS D’INDICATEURS DE DEVELOPPEMENT DURABLE .......................................142

Introduction............................................................................................................142 Les préférences ne sont pas linéaires .....................................................................142 Problèmes de responsabilité et d’affectation .........................................................145 Responsabilités en horizons successifs..................................................................150 Etude de cas. La crédibilité de l’Environmental Sustainability Index du World Economic Forum : entre perception et réalité........................................................153

Choix des variables ............................................................................................153 Base de comparaison des pays...........................................................................154 Méthode d’agrégation d’indicateurs différents ..................................................154 Imports/exports de problèmes environnementaux .............................................155 Méthode d’estimation des changements au cours du temps ..............................155 Estimation des données manquantes..................................................................156 Crédibilité des variables de base........................................................................156

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Qu’en est-il d’autres variables ? ........................................................................158 Impact des erreurs sur le classement..................................................................159 Pourquoi un tel succès ?.....................................................................................159 Impacts secondaires de l’ESI.............................................................................160 Conclusion .........................................................................................................160

Conclusion sur les indicateurs et indices ...............................................................160 CHAPITRE III. EXEMPLES DE PRISE EN COMPTE DU « RESTE DU MONDE »....................................................................................................................................162

Introduction............................................................................................................162 NAMEA et la répartition des émissions suivant les producteurs ou les consommateurs ......................................................................................................162 Approche des émissions intégrées dans les produits .............................................164 Empreinte écologique, déficit écologique..............................................................168 Conclusion .............................................................................................................169

CHAPITRE IV. ANALYSE ET COMPARAISON DE QUELQUES INDICES.....170 Introduction............................................................................................................170 Des classements opposés .......................................................................................170 L’horizon de quelques indices courants.................................................................173 Conclusions préliminaires......................................................................................174

CONCLUSION ...............................................................................................176 ANNEXES ..........................................................................................................179 ANNEXE I : Modèles de développement selon Bajoit .............................................180

L’évolution des modèles de développement d’après Guy Bajoit (adapté d’Iteco, 2003, Bajoit 1990 et 1997).................................................................................180 Parenté entre théories du développement et idéologies de l’industrialisation (Bajoit, 1990) .....................................................................................................181 Discussion ..........................................................................................................181

ANNEXE II: ajustements structurels en Guinée-Bissau. ..........................................183 ANNEXE III : Economie et durabilité: conflit ou convergences? ............................187 ANNEXE IV : Les célèbres Bijagos, coupés du monde?..........................................192 ANNEXE V : La puissance intrinsèque de l’Avoir ...................................................197 ANNEXE VI : La propriété privée ............................................................................199 BIBLIOGRAPHIE........................................................................................203

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PREAMBULE Ce travail de fin d’étude de DEA est conçu comme une version préliminaire de la thèse de doctorat dans laquelle il s’inscrit. Il est par conséquent incomplet. En particulier, les chapitres sont ouverts à toute critique et suggestion: des lectures peuvent encore en renforcer ou en nuancer l’argumentation. Le travail est en outre loin d’avoir abouti à sa fin. Après avoir critiqué l’existant et proposé des voies de recherche, il reste à : -approfondir l’analyse des indices actuels -définir de manière plus exacte des critères d’évaluation des indices ou indicateurs de durabilité globale ; -étudier la faisabilité d’un « social footprint », voir d’un « footprint » tout court en terme de durabilité globale; Nous espérons être alors à même d’aider la recherche d’indices de développement durable à se focaliser ou au moins à éviter les voies probablement sans issues du style du « PIB vert ».

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INTRODUCTION GENERALE On assiste aujourd’hui, dans les sphères de décision ayant un impact planétaire, à une poussée néolibérale sans précédent, fort critiquée par le courant altermondialiste, les groupes de pression écologistes et les pays du tiers monde, mais peu entravée dans la pratique. Ces mouvements contestataires, dans leur diversité, n’ont en effet apparemment aucune alternative mobilisatrice sous la main. Il ne suffit en effet pas seulement de critiquer, mais aussi de donner de l’espoir, un projet de société. Le développement durable pourrait être la base de cette alternative, même si – ou parce que – ses contours sont assez flous. La pensée néolibérale tend à réduire l’implication de l’Etat, donc des régulations, au strict minimum « pour favoriser une concurrence parfaite ». Avec ou sans l’aide des Etats capitalistes, elle se répand dans les sphères de décision. Sur le plan économique, elle s’inspire de la théorie néoclassique. Or, cette théorie repose, nous le verrons, sur des fondements fragiles. Le plus préoccupant est sans doute qu’elle ignore les « externalités » sociales et environnementales, spatiales et temporelles. Autrement dit, l’application orthodoxe et dogmatique de la théorie néoclassique peut mener : -à l’épuisement des ressources naturelles ; -à la saturation des capacités de renouvellement de l’environnement (pollutions) ; -à des catastrophes distributionnelles (famines, etc) ; -à des problèmes éthiques divers ; -à la perte de diversité en général (biodiversité, diversité culturelle, …) ; -à des conflits violents; -à des accidents d’impact planétaire (nucléaire, effet de serre, trou d’ozone, …) ; -à l’explosion démographique ; -à l’oubli des générations futures. Bref, la durabilité du développement n’est pas inscrite dans la théorie néoclassique. Après avoir rapidement passé en revue quelques théories économiques alternatives, nous chercherons à identifier la meilleure méthode de travail possible pour contribuer à la recherche sur une problématique à cheval entre la connaissance scientifique et la négociation politique. Nous verrons alors si la théorie de la réciprocité ne peut pas servir de point de départ vers une théorie établissant les liens entre les sphères sociales, économiques et environnementales. L’anthropologie montre des exemples d’intégration des différents aspects du développement durable dans de nombreuses cultures. Le problème d’intégration de dimensions « incomparables » n’est pas une sinécure. Surtout s’il s’agit de trouver des indicateurs ou indices montrant le chemin du développement durable de manière simple et persuasive. Ceci nous mènera naturellement à creuser la notion d’externalité : ce concept n’est-il pas générique à la problématique du développement durable ? Nous tenterons sans grande conviction de formuler une théorie générale des externalités et verrons quels

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enseignements on peut en tirer : le développement durable peut-il être mis en formules ? Quelques initiatives permettant la « prise en compte du reste du monde » seront présentées à titre d’exemple et comme source d’inspiration pour le futur. Ces exemples seront choisis dans le domaine de l’environnement, comme souvent dans ce travail de DEA en « gestion de l’environnement ». L’objectif est cependant de dépasser la dualité économie-environnement. Une théorie générale n’est pas encore à l’ordre du jour, mais ces initiatives vont peut-être dans la bonne direction. La construction d’indicateurs de développement durable joue un rôle de véhicule d’information, de catalyseur de débats et de construction culturelle d’un projet de société commun à l’ensemble de l’Humanité. Les indices, en particulier ceux qui opèrent des classements entre pays plus ou moins « modèles » sur la voie du développement durable, comme l’Empreinte écologique du WWF ou l’ESI (environmental sustainability index) du Forum économique mondial, ont en particulier une force de communication qui en font des catalyseurs médiatiques puissants. Une analyse critique de certains d’entre eux nous permettra de « sentir » en pratique à quels écueils supplémentaires on peut s’attendre. Un petit tableau tentera ensuite de dessiner les contours flous de critères devant permettre de tester la pertinence des différents indices pour le développement durable. Cette partie du travail servira en fait surtout à discuter vers quelle direction la recherche d’indices pourrait s’orienter, mais sans conclusion définitive.

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Objectifs Objectif général Ce mémoire est une contribution à la création d’outils destinés à aider les décideurs au sens large (y compris le grand public) à adopter un mode de développement qui soit durable au niveau local mais surtout au niveau global, càd qui ne mette pas en danger l’Humanité d’aujourd’hui, par exemple à l’autre bout de la planète, ni les générations futures. Objectif spécifique L'objectif est de mettre en place un cadre d’analyse permettant de dégager des alternatives aux indices socio-économiques ou environnementaux les plus populaires pour tenter d'établir une prise en compte plus complète de différentes composantes du développement durable, en particulier les externalités spatio-générationnelles et les points de vue culturels. Beaucoup d’indices ou indicateurs représentent des agrégations ou proxies. Nous allons essayer d’expliciter les théories sous-jacentes de quelques indices de développement durable et analyser leur prise en compte des différentes externalités. Le terme « externalités » sera défini au sens le plus large, incluant toute influence, négative ou positive d’une évolution sur : -d’autres lieux (le reste du monde), d’un point de vue géographique, en particulier le tiers monde ; -d’autres temps, en particulier les générations futures ; -d’autres domaines (par exemple, impact du marchand sur le non marchand, de l’économique sur l’environnemental, du culturel sur l’économique etc.) -et ce à des horizons différents L’idée maîtresse est que tout modèle de développement, qu’il soit élaboré ou non, est limité par son cadre de référence et ses hypothèses, et ne permet pas d’observer ce qu’il ne prévoit pas et qu’on appellera externalités. Le terme désigne à l’origine tout impact d’une décision économique marchande sur d’autres sphères « sans valeur marchande», par exemple la qualité de l’air. Mais une décision de protection du tigre, sur base écologique, engendrera également des « externalités » sur la sphère économique (par exemple, un coût d’opportunité des forêts protégées, non disponibles pour des activités marchandes). L’élaboration de normes de production pour un pays donné peut entraîner une délocalisation vers d’autres pays aux normes moins sévères (exemple : travail des enfants, normes environnementales), auquel cas la croissance peut se faire au détriment d’autres pays. La croissance d’un pays peut également se faire au prix d’une acculturation, de la perte de valeurs éthiques fondamentales. Notre thèse est que beaucoup d’indicateurs sont biaisés par leur négligence des externalités (spatiales en particulier), ce qui peut renforcer artificiellement des conclusions opérationnelles prédéterminées et « non durables ». Les méthodes et indices de la littérature seront donc présélectionnés en vue d’un test futur suivant des points de vues spatiaux, culturels, philosophiques et contextuels

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contrastés. Soumis au « regard de l’autre », ils révéleront peut-être des forces et faiblesses en tant qu’outils soi-disant « scientifiques », « universels », ou « exportables ». Nous partirons du postulat qu’un bon modèle de développement durable, et les indicateurs qui en découlent, devraient résister au test d’universalité pour la portion où cette universalité est indispensable (le niveau global). En effet, l’objectif supérieur étant universel (« sauver la planète », « sauver l’humanité »), il doit exister, par delà l’inévitable diversité spatiale et temporelle, par delà le « pluriversalisme nécessairement relatif » (Latouche, 2001), des conditions communes, des règles de vie minimales applicables à tous, une sorte de « dix commandements » pour que l’humanité puisse se développer de manière équitable et soutenable. Les psychologues, les anthropologues et même les généticiens savent bien que des « structures élémentaires » unissent les humanités les plus diverses. Si par contre il faut choisir des indicateurs adaptés aux contextes1 c’est qu’il n’existe pas de théorie suffisamment robuste du développement durable global. A partir de ces utopiques « indicateurs incontestables », construits sur le socle élémentaire commun, il devrait être possible de construire un indice synthétique, aussi parlant que l’Ecological footprint ou que l’Environmental sustainability index, mais moins facile à critiquer ou, au moins, lançant le débat dans d’autres directions.

1 adaptés à l’échelle, aux conditions du lieu, au public visé et à chaque niveau de soutenabilité (voir Zaccaï, 2002 p. 217),

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Résultats attendus A partir de l’explication de quelques modèles et indices courants, nous espérons construire in fine des critères d’évaluation des indices, ou une typologie permettant d’en situer les domaines de pertinence. La manière dont sont prises en compte les différentes formes d’externalités interviendra dans ces critères. Après avoir mis en évidence les principales limites des cadres conceptuels courants du développement durable, nous tenterons de présenter des voies d’amélioration sur base des apports de la théorie de la réciprocité. L’intégration des différentes théories sociales, économiques et écologiques à un modèle de développement durable sera à peine abordée dans le cadre restreint de ce mémoire. Une rapide analyse des principaux indices devrait permettre de dresser un cadre conceptuel pour la détermination future d’indices de développement durable prenant en compte les horizons plus ou moins lointains : « reste du monde » sur le plan géographique, générationnel et thématique.

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HYPOTHESES Introduction Le développement durable est à la croisée de la Science et du Politique: -De la Science parce qu’il se déroule sous certaines contraintes objectives, mesurables scientifiquement, comme par exemple l’épuisement des ressources naturelles. -Du Politique parce qu’il s’agit d’un projet de société. Le caractère subjectif du développement durable impose une délimitation du sujet suivant des hypothèses et choix de valeurs propres à chacun. Les conclusions seront différentes suivant que, par exemple, on attache la plus haute valeur à l’égalité ou à la liberté individuelle, au respect de traditions ou à la performance etc2. On ne pourrait donc pas parler de développement durable sans poser un cadre de travail, une « vision du monde ». Comme la science doit garder une image de neutralité, les enjeux de chacun s’expriment parfois dans la manière d’orienter les recherches ou de présenter les résultats. Il faut donc trouver une méthode scientifique, en sciences du développement durable, qui permette d’éviter autant que possible l’écueil de la fausse objectivité. Nous commencerons donc par poser nos hypothèses de travail. Pour rompre avec la tradition, et pour répondre à la préoccupation de nombreux auteurs issus des pays du Tiers Monde, abordons pour commencer le problème de notre propre référentiel culturel. Hypothèses implicites La culture du chercheur et les mobiles du commanditaire peuvent influencer les résultats. Exposer ces modèles implicites sur papier peut contribuer à éviter quelques pièges de fausses vérités. La culture et l’histoire de vie de chacun déterminent une manière de voir le monde qui lui est propre. Il semble généralement admis que de grandes « cultures », voire « civilisations » transcendent la culture de chacun. Verhelst (1996) définit la culture comme « l’ensemble complexe des solutions qu’une société humaine hérite, adopte ou invente pour relever les défis de son environnement ». Nous partirons du postulat que chacun a non pas une mais des appartenances culturelles, sa culture personnelle se situant à la croisée de plusieurs cultures.

2 On partira du principe qu’il «n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné » (Latouche, 2001).

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« Les contours des cultures sont flous, indéfinis, interpénétrés (…) et évoluent sans cesse de sorte qu’il est impossible de définir à quelle culture quelqu’un appartient (de Sardan, 1995, p.71).

Les linguistes ont montré que la langue était un support de culture3. Si la nature (le contexte de vie matérielle et social) intervient également dans la culture4, Godelier (1984) a montré que la culture déterminait plus la manière d’appréhender la nature que l’inverse. Les replis identitaires auxquels on assiste en période de crise s’articulent souvent autour de religions ou de langues5 (sinon de race ou de prétextes éthiques travestis). La formation et l’expérience de vie façonnent également une partie importante de la culture de chacun. Les universitaires du monde entier trouvent facilement des terrains d’entente. De même, les paysans ou les chasseurs-cueilleurs, les chefs d’état ou les esclaves, les adultes ou les enfants, les hommes ou les femmes, les dominants ou les exclus ont, de manière transversale, des « zones de culture » semblables. Par la culture de chacun, j’entends donc ici une perception particulière, à la croisée entre son genre, son appartenance linguistique, philosophique ou religieuse, sociale, son âge, son statut familial, son histoire personnelle, mais aussi ses conditions matérielles ou sa « classe sociale ». Les groupes culturels sont donc nécessairement diffus, et l’identification culturelle est en partie conjoncturelle et historique. Tous ces groupes culturels diffus ont des codes et des représentations de « parties du monde » qui combinées, font la représentation du monde de chacun. Si l’on combine les 6800 langues dans le monde (UNESCO, 2001), les deux sexes, et toutes ces composantes, cela fait beaucoup de « groupes culturels » (parfois minuscules) très différents les uns des autres. Les chercheurs n’y échappent pas. Ils font déjà partie, pour la plupart, des « scientifiques », ce qui biaise certainement leur réflexion6. 3 Les trois classes de substantifs (féminin/masculin/neutre) des langues européennes structurent inconsciemment le monde d’une autre manière que les 14 classes bantoues par exemple (Grégoire, 1989). Leenhardt (1947) s’appuie sur la langue pour décrire les fondements de la culture canaque qui se trahit tant par le choix du vocabulaire (ce que l’on nomme et ce que l’on ne distingue pas, les analogies) que de la grammaire (manières différentes d’exprimer notre « possessif » par exemple). 4 Pour Marx , ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement, leur être social qui détermine leur conscience (Politzer, 1936, p. 209). La notion de classes sociales en est à mon avis une vision réductrice. 5 Le conflit iraquien suscite l’appel à la solidarité « arabe » ou « musulmane ». L’alliance occidentale se trouve fracturée et des voix s’élèvent pour la remplacer par l’Anglosphère, qui constituerait une uniformité de civilisation, un « empire de liberté » (Ponnuru, 2003). 6 Des théoriciens affirment que les étudiants étrangers aux USA sont des « immigrants de l’Empire puis des émigrants de l’Empire » véhiculant ses valeurs – en particulier, « les économistes viennent apprendre à croire au libre-échange, les juristes et les politologues viennent apprendre à croire à la démocratie libérale et à l’Etat de droit » (Kurth, 2003). Le comportement moderne, occidental, de la plupart des élites du Tiers Monde, voir des Nations-Unies, pourrait refléter ce point de vue. Comment dès lors ne pas considérer comme Feyerabend (1979, p.332) que la Science « n’est qu’une des nombreuses formes de pensées qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure ? ». Tout dépend bien entendu comment on définit le mot « science ». On l’entend ici de manière très normative, telle qu’elle est institutionnalisée dans les universités, et qui s’oppose aux disciplines dites « douces ». Zimmerman (1971, p. 54) considère que « la science est inévitablement politique » et explique le scientisme américain par la « conviction que la science était bonne pour le

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D’autre part, l’appartenance des chercheurs et des développeurs au monde moderne (d’autant plus s’il s’agit de chercheurs occidentaux), biaise aussi certainement leur réflexion. Bajoit (1990) relève que les quatre principales théories sociologiques et politiques du développement sont toutes issues du modèle culturel des sociétés industrielles et, à ce titre, ethnocentristes. Les mobiles du commanditaire Le commanditaire est celui qui pose les questions auxquelles une recherche doit apporter des réponses. Mais « il est bien certain par ailleurs que la manière même de poser les questions interdit parfois la réponse ou fait que la réponse est interprétable autrement » (Godelier, 1977). Comme nous avons vu que la science du développement durable ne peut pas prétendre à l’objectivité, il est légitime de se poser la question des mobiles du commanditaire de toute étude. Les perceptions de l’environnement peuvent varier fortement, même en restant scientifiques, suivant les convictions des chercheurs (voir Zaccaï et al, 2003) ou des commanditaires. De même, toute étude sur le développement porte en elle des a priori sur la validité des indicateurs utilisés. Ce travail est influencé par les conceptions de l’écologie économique (Faucheux,1995), avec une forte préoccupation tiers-mondiste. Autant l’Environnementaliste sceptique (Lomborg, 2001) et beaucoup de conseillers économiques américains influents semblent croire aux vertus écologiques du seul marché, autant ce courant de pensée part du postulat que le développement durable ne peut se faire sans intervention d’autres formes de pouvoirs. Si ce travail arrivait à refléter ce qu’un paysan « pauvre et déconnecté » (Sachs et al, 2002) aurait « commandité » en matière d’indicateurs de développement durable, une partie des objectifs serait atteint. De même que dans un service public, on s’efforce d’être au service de chacun, on essayera dans cette recherche d’être au service de ce paysan moyen improbable de l’autre bout du monde, et des « générations futures ». Vaste programme pour lequel nous nous joignons aux millions de gens séduits par le concept mobilisateur de « développement durable ».

bien-être à long terme du capitalisme américain, et ce qui était bon pour la capitalisme américain était bon pour l’humanité » tout en dénonçant le caractère parfois monstrueux de l’utilitarisme ou du dogmatisme scientifique (recherche de La Vérité, rationalisme froid) dans l’Occident du XXè siècle. On pourrait aussi définir la science comme « un ensemble de méthodes pour augmenter la réflexivité et qui peut prendre différentes formes selon les cultures » (Totté, 2003).

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Hypothèses explicites En plus des hypothèses implicites ou inconscientes liées à la culture, la science, la manière de poser les questions ou les mobiles du commanditaire, le présent travail repose sur une série d’hypothèses sans lesquelles le raisonnement qui suit ne tiendrait plus. Au moins, si le lecteur ne croit vraiment pas à ces hypothèses, il ne perdra pas son temps à lire la suite7. A quelques exceptions près marquées d’un « * », nous ne démontrerons pas ces hypothèses qui ont été démontrées ou développées par ailleurs8. Contentons-nous pour l’instant d’une simple liste. Hypothèses sur les théories du développement économique -notre développement actuel n’est pas durable (voir Rees, Daly, Lux, etc)* -le modèle économique néoclassique ne peut, intrinsèquement, pas mener au développement durable (voir Goldsmith, Faucheux etc) * -l’internalisation des coûts sociaux et environnementaux inter ou intragénérationnels est un emplâtre sur une jambe de bois*; -il faut donc trouver des alternatives (voir Faucheux et Noël)* -ces alternatives sont possibles, elles passent par une théorie englobante qui dépasse la seule sphère marchande (voir Passet etc) -les notions de capital total (et de capacité de charge) ont un rôle à jouer dans la définition du développement durable, sous certaines conditions* -l’économie écologique propose une voie intéressante (voir Rees, Faucheux etc) -les théories d’empreinte écologique peuvent être généralisées à une théorie d’empreinte multidimensionnelle (notamment empreinte sociale et empreinte temporelle) Hypothèses philosophiques Commençons par trois hypothèses apparemment contradictoires9 : -il existe, au-delà des différences culturelles, des principes humains fondamentaux sur lesquels on peut asseoir une théorie générale du bien être et du développement durable10 -principe de relativité générale du concept de développement (voir Zaccaï, 2002), ce qui risque de mettre à mal l’hypothèse précédente* 7 Si les hypothèses néoclassiques avaient été rappelées à chaque démonstration, que de temps l’humanité aurait gagné ! 8 Pour l’essentiel, on se reportera aux publications de la mouvance « Ecological economics » ou la publication « L’Ecologiste », version française de « The Ecologist ». 9 Une manière de résoudre leur contradiction apparente serait de penser qu’il devrait y avoir un principe général de développement durable auquel tout le monde pourrait adhérer, du type : un développement qui ne mette pas en cause la survie de la collectivité la plus large (mondiale) et qui prend des formes très différentes selon les cultures et l’appréhension des limites temporelles et spatiales de cette « collectivité ». Selon cette acceptation, les USA auraient par exemple une définition très restreinte liée à des « limites » exiguës : c’est avant tout le développement des USA et aujourd’hui. Le troisième principe dit, suivant cette conception, que le politique est primordial pour réguler les intérêts divergents et les rapports de force qui « orientent » les manières de penser ce développement (Totté, 2003). 10 hypothèses partagées par Sen, 1999, et le courant utilitariste par exemple, mais que nous devrons vérifier

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-la science ne pourra jamais maîtriser le développement durable : celui-ci sera toujours un art politique dans lequel intuition, participation et négociations sont inévitables (principe d’irréductibilité à une vérité unique, principe de subjectivité)*; Nos autres hypothèses philosophiques sont, dans le désordre : -la fin est dans les moyens et, pour le développement durable, aucun horizon ne peut être sacrifié : si l’éthique est indispensable pour les finalités, elle l’est aussi pour les moyens d’y arriver.* -la participation aux prises de décision est essentielle au processus de développement durable (voir Bauler, 2003)* -cette participation est également nécessaire à la recherche d’un développement durable* -principe de transition scientifique (impact culturel différé des innovations majeures de connaissance fondamentale) : la majorité des décideurs (du public aux scientifiques) baignent dans une atmosphère culturelle correspondant aux connaissances scientifiques d’il y a plus d’une génération (ex : darwinisme social, théories économiques, évolutionnisme en anthropologie culturelle etc), et le savant n’y échappe pas nécessairement, en dehors de sa spécialité. Cette particularité a des implications sur la décision et sur la recherche multidisciplinaire ;*11 -quelle que soit la théorie, on ne devrait jamais perdre de vue les hypothèses sous-jacentes.* -le « reste du monde » (au sens le plus large) doit être pris en compte pour la durabilité* Hypothèses sur les indicateurs et la science : -les indicateurs sont un outil utile d’aide à la décision, mais ils doivent être développés dans ce cadre englobant -le développement d’indicateurs de développement durable est une affaire de science et de politique (voir Boulanger et al, 2003, p. 6). -ils ne peuvent représenter qu’un modèle imparfait de la réalité12 -il n’est pas possible de construire un indice unique parfait* (Zaccaï, 2002, Vandermotten et Marissal, 1998), mais les indicateurs peuvent servir dans un contexte d’aide multicritère et multiacteurs à la décision (voir Vincke, 1989); -hypothèse optimiste du capital de connaissance: si le capital de connaissance (pas seulement scientifique) augmente, le potentiel de développement durable s’agrandit ; -les préférences ne sont pas linéaires*

11 par manque de temps, nous devrons analyser cette hypothèse intuitive dans un prochain travail. Il semble par exemple que les économistes surestiment les capacités de la science (Keyfitz, 1994), que les notions d’économie du commun des mortels restent limitées aux grands principes économiques développés par A. Smith en 1776, que la théorie évolutionniste, dépassée en anthropologie, influence encore beaucoup de décideurs, que des théories racistes du début du siècle continuent à alimenter des interprétations « sérieuses », que la théorie économique néoclassique elle-même est devenue la base d’une grand partie des politiques économiques alors que la nouvelle génération de chercheurs tend à la remettre en cause 12 « Mais il faut à ce moment-là que le modèle explique tout ce qui a été collecté sur le terrain, tout. La description empirique devrait être expliquée, reproduite dans un modèle, et non pas appauvrie dans un modèle. Un modèle ne doit pas laisser tomber la moitié des faits. » (Godelier, 1977).

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-le développement durable est un processus autoévolutif et d’autoéducation; il se pourrait que des indicateurs (auto)évolutifs en logique floue13 puissent nous aider à cerner le « comportement » du développement durable14 -il y a des indicateurs « durables », utiles sur le long terme, et des indicateurs conjoncturels, indispensables sur le court terme -des critères de robustesse inter dimensionnelle peuvent aider à sélectionner un noyau dur d’indicateurs plus ou moins « durables » (nécessité de tester les indicateurs dans un cadre multidimensionnel, notamment interculturel)*

13 Càd où un gradient de probabilité d’être sur un chemin de développement durable remplace la notion habituelle de « bon » ou « mauvais » (voir Faucheux et Noël, 1995, pp. 320-328). Ce point est lié à la non linéarité des préférences, à laquelle on a ajouté un processus d’auto-apprentissage, d’autosugestion (donc d’autocorrélation : ce que l’on pense aujourd’hui est lié à ce que l’on pensait hier, indépendamment de toute « vérité » objective). 14 L’idée est inspirée de ce qui se passe en robotique, où d’après Floreano (2002), l'autoévolution (même simplement logicielle) est la clé de l'intelligence, la modélisation classique étant trop faible pour résoudre des problèmes complexes. La recherche d’une solution peut être déterministe (modélisation) ou au contraire aléatoire ; le dernier cas est illustré par le comportement des fourmis. Or les indicateurs relèvent habituellement de la modélisation. Mais comme ils s’appliquent à un système complexe, une voie à creuser serait peut-être des formes de modélisation simplistes (règles de base) appliquée de manière aléatoire au système. Remarquons que la théorie néoclassique relève sans doute de cette dernière catégorie.

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PREMIERE PARTIE : MODELES ECONOMIQUES DU DEVELOPPEMENT

INSOUTENABLE

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INTRODUCTION Les théories économiques jouent aujourd’hui un rôle majeur pour justifier un nombre croissant de décisions sur le développement. Nous allons analyser la place que tient l’économie dans le concept de développement durable. Nous verrons comment, et pourquoi, la théorie néoclassique a pris une position hégémonique, alors même qu’elle pourrait bien être, par essence, la théorie du développement insoutenable. Après avoir rappelé que ses hypothèses fondamentales ne se vérifient pas dans le monde réel, nous donneront quelques exemples de ses avatars ayant eu le plus d’impact sur la vie des gens, comme la politique des institutions de Breton Wood. Mais la théorie néoclassique a également des ramifications jusque dans le domaine de la gestion de l’environnement ( et bien entendu du social). Nous poserons un regard critique sur les théories de l’économie de l’environnement et les solutions qu’elles suggèrent. Nous terminerons cette partie en présentant succinctement quelques théories alternatives susceptibles, si pas de mener au développement durable, au moins d’aider à limiter les dégâts.

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CHAPITRE I. LA PLACE DE L’ECONOMIE DANS LE DEVELOPPEMENT DURABLE

Introduction Définition du développement durable Il y a des dizaines de définitions différentes du développement durable. Si ces définitions sont en partie déterminées par le contexte de leur production, elles comportent cependant certains éléments communs (Zaccaï, 2002, 30) :

« … elles mettent toutes en relation les activités du présent et du futur dans une recherche d’équilibre (au minimum), et si possible d’amélioration, pour le futur (…) . Mais au-delà de ce noyau minimal, certaines mettent en évidence le respect des conditions environnementales, d’autres des conditions relatives au développement, et portant tantôt sur la non décroissance, la coordination, l’équité, l’amélioration des conditions de vie, ou sur d’autres aspects encore ».

Limitons-nous à une des définitions les plus citées d’un point de vue global, celle de Brundtland :

« le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs15».

Cette définition est suffisamment ouverte que pour permettre de multiples interprétations. Zaccaï (2002) montre bien à quel point les différentes définitions du développement durable, et les « conditions » de sa mise en place, dépendent des contextes culturels au sens large (notamment la discipline des auteurs). Il retient quatre caractéristiques opérationnelles comme « lignes de débats » à laquelle il en ajoute une cinquième (p. 39):

« -promotion de la protection de l’environnement ; -vision mondiale ; -souci de l’équilibre entre présent et futur ; -recherche d’intégration entre différentes composantes du développement -affirmation de la nouveauté du projet de développement durable16 »

Nous nous tiendrons à cette conception en nous concentrant sur la vision mondiale et le souci d’équilibre dans toutes les dimensions. En particulier, une des conditions du développement durable nous intéresse plus particulièrement : c’est que le développement, à quelque échelle que ce soit, doit être avant tout endogène et appuyé 15 Sustainable development is development that meets the needs of the present without compromising the ability of future generations to meet their own needs (WCED, 1987, 43). 16 Cette dernière caractéristique attire l’attention sur le caractère intemporel du questionnement sur le développement durable, notion qui tombe sous le sens commun (Stengers, 1999, 32-33) mais qui est affirmé haut et fort comme un nouveau paradigme pour mobiliser l’humanité autour d’un projet commun, à l’échelle mondiale.

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par des échanges équitables, càd excluant la prédation sur quelque dimension externe que ce soit. En particulier, le développement ne doit pas se faire au détriment de l’environnement ou d’autres sociétés présentes ou futures (ou même passées). Dans un tel système, chacune des dimensions doit avoir, concrètement ou virtuellement, droit au chapitre. Le rôle central de l’économie Les théories économiques sont probablement celles qui ont eu ces derniers temps, en tant que telles, le plus d’influence sur les décisions. Songeons à la guerre froide, lutte idéologique et géopolitique certes, mais surtout lutte entre deux conceptions différentes de l’économie. L’actuelle offensive néolibérale au niveau planétaire en reste l’illustration. Comme le caractère hégémonique des théories économiques représente selon nous un des risques les plus élevé – non le seul - pour le développement durable, nous nous y attarderons quelque peu. Les théories scientifiques sur la formation du trou d’ozone, par exemple, sont également importantes, mais elles ne s’imposent pas comme modèle pour gérer tous les aspects de la vie des gens. Du point de vue du rôle central de l’économie, la « prise en compte du reste du monde » concerne pour commencer les autres disciplines scientifiques comme par exemple les sphères sociales et environnementales. Les autres « restes du monde », par exemple les générations futures ou les autres pays, seront traités plus loin. Commençons donc par déterminer la zone de pertinence des théories économiques, quelles qu’elles soient.

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Délimitation du domaine d’intervention de l’économie

Faucheux et al (1995) font clairement la distinction entre ce qui relève de l’économie et le reste. Pour Passet (1979), la nature, l’économie et la société sont des sphères séparées ayant des impacts l’une sur l’autre. La sphère économique est strictement contenue dans des limites au-delà desquelles elle ne peut pas apporter de solution, sauf à apporter des artifices, dans le cadre des théories « standard » de l’économie de l’environnement dont ces auteurs expliquent clairement les limites ou les contradictions.

Les trois sphères17 (d’après Passet, 1979)

Remarquons que l’économie18 n’englobe pas le reste. Mais sa croissance peut se faire au détriment des autres sphères. Les fondateurs de la science économique considéraient la nature et l’économie comme deux sphères pouvant être gérées séparément (Faucheux, 1995). L’homme puisait dans des ressources infinies et rejetait des déchets dans un environnement infini. Il leur suffisait d’optimiser le fonctionnement de la sphère économique sans se soucier de l’environnement, du moins tant que celui-ci ne présentait pas de limites ou de préjudices directement assimilables en terme de préférences par l’homme. La première limite est apparue d’un point de vue biologique (il fallait bien une limite à la croissance démographique). Mais la confiance dans le progrès technico-économique permettait d’entretenir l’espoir d’une croissance infinie (on finirait par envahir l’espace, les abysses etc.). Avec Malthus, puis avec le Club de Rome (Meadows, 1972), on prit 17 La biosphère est en fait un concept écologique proche de ce qu’on entend communément par le mot « nature », qui est l’ensemble des écosystèmes, incluant donc les êtres vivants, la partie de l’environnement physique nécessaire à leur survie, ainsi que leurs relations. Par extension, on l’appellera aujourd’hui « environnement » en référence à la zone d’influence actuelle ou potentielle de l’homme. La noosphère ou plus péjorativement la technosphère est la biosphère transformée par l’homme où les paysages naturels sont remplacés par des écosystèmes agricoles, urbains ou industriels. Pour Teilhard de Chardin, la noosphère se limite à la somme des connaissances et doctrines (information) accumulées au cours des siècles par l’espèce humaine (Duvigneaud, 1972). 18 Elle ne concerne en première approximation que les échanges marchands ou chaque interlocuteur ne recherche que son intérêt égoïste.

Biosphère

Sphère socio-culturelle

Sphère économique

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conscience que la nature ne pourrait pas indéfiniment supporter la croissance économique (au moins dans ses aspects matériels). L’environnement devenant un problème, les économistes ont voulu s’y intéresser, créant des théories sur l’économie de l’environnement basés sur les théories précédentes (voir Faucheux 1998 pour l’historique, l’exposé et les limites de ces théories). Toutes ces théories comportent des contradictions internes et externes :

-des contradictions internes avec la doctrine économique à laquelle elles apportent des aménagements ad hoc dénués de fondements théoriques ; -des contradictions externes en négligeant les fondements théoriques expliquant le fonctionnement des autres sphères.

Faucheux et les économistes écologiques proposent donc de recentrer l’économie sur son domaine d’intervention (la sphère marchande), et d’accepter le principe de la décision multicritères (multidisciplinaire) pour tout problème de développement dans une perspective de développement englobant plusieurs sphères simultanément.

Pour qu’un problème donné relève uniquement de la sphère économique, et puisse être résolu par une théorie économique, il faut que tous ses éléments relèvent de la sphère économique. Ceci suppose une série de conditions sur chacun de ces éléments, conditions que nous résumons dans l’arbre ci-dessous.

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Délimitation du domaine d’ intervention de l’économie19

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Toute action économique est susceptible d’avoir des répercussions sur les autres sphères. On les a appelé externalités dans la mesure où ce sont précisément des impacts extérieurs à l’échange marchand, car « d’une nature telle qu’un paiement ne puisse être imposé à ceux qui en bénéficient ni une compensation prélevée au profit de ceux qui en souffrent » (Pigou, 1920). Elles peuvent être positives ou négatives et représentent d’après Pigou la différence entre le coût social et le coût privé (Faucheux, 1995).

19 Pour une discussion de l’importance opérationnelle de la notion de propriété privée, voir annexe. 20 Biens ou services pour lesquels la consommation n’est pas exclusive (plusieurs agents peuvent consommer sans inconvénient le même bien) ou sur lequel on constate une impossibilité théorique ou contingente de définir des droits d’usage exclusifs (biens collectifs : soleil, information de base, pollution diffuse, biens et services hors du temps présent) 21 il n’y a pas de consensus pour autoriser l’appropriation (ex : source d’eau potable, découverte, être humain, médicament générique, tout se qui relève légalement du « domaine public » gratuit non exclusif ou inviolable : eaux internationales, Arctique, « patrimoine de l’humanité ») 22 Bois sacré, stèle matrimoniale, biens/services collectifs gratuits non cessibles, réserve naturelle, majorité du territoire africain 23 (ex : propriété collective ou privée, gisements, droits de polluer), brevets (ex : OGM)

Concerne un bien ou service appropriable?

Concerne un propriétaire?

non

oui

non

oui

Peut faire l’objet d’échange marchand et de substitution ? non

oui

Sphère économique (marchande) Hors de la sphère économique

-modèle classique -> main invisible -modèle marxiste -> planification -modèle keynésien -> demande -modèle néoclassique - > concurrence

externalités

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Différentes manières d’étendre le domaine d’action de la science économique ?

La science économique est peu à peu devenue un outil de pouvoir dans les sociétés modernes. Que l’on songe aux grands clivages politiques: ils se basent aujourd’hui beaucoup sur une différence de théories économiques, auxquelles on a ajouté une couche idéologique.

Aujourd’hui, on peut dire que la théorie économique néoclassique a « vaincu » toutes les autres théories en même temps que s’imposait la puissance des Etats qui l’ont mis en oeuvre. Cependant, l’idéologie qui l’accompagne semble avoir perdu le contact avec ses fondements théoriques. Attaqué de toutes part (tant sur le plan éthique que sur le plan de la durabilité), les théoriciens néolibéraux cherchent aujourd’hui à adapter la théorie pour qu’elle puisse confirmer si pas étendre son domaine de pertinence. En sapant les fondements mêmes de la théorie (contradictions internes), certaines tentatives peuvent mener à une situation « stalinienne » où la politique perd progressivement tout fondement scientifique.

Le graphe ci-dessous montre quelques uns des outils permettant d’étendre artificiellement le domaine d’intervention de la sphère économique.

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Quelques méthodes pour augmenter la zone d’influence de l’économie

On voit que même avec la pire volonté du monde, il restera toujours des domaines d’interventions inaccessibles à l’économie (la pensée par exemple). D’autre part, on voit que toute tentative d’étendre la zone de pertinence de la sphère économique demande nécessairement de passer par des phases historiques en contradiction avec le modèle lui-même, quel qu’il soit. Or, comme les générations se succèdent, ce processus demande un éternel recommencement : même après des années de dictature, aucune hypothèse économique ne sera jamais vérifiée en dehors de la sphère marchande.

Par exemple, pour approprier ce qui n’est pas appropriable, il n’y a pas d’autre solution que de limiter les libertés, les droits de l’homme et l’égalité des chances. Ce qui est une contradiction avec la théorie néoclassique qui part de l’hypothèse de libre accès au marché(en particulier de la main d’œuvre), mais aussi avec les théories marxiste et keynésienne (qui misent sur l’égalité).

Pour internaliser les coûts externes, il faudrait prendre des mesures hors marché (déterminer un coût social sous forme de taxe, ou interdire pour créer un coût indirect), en contradiction avec la doctrine. Pour marchandiser envers et contre tout, il faut aller à l’encontre de la volonté des acteurs eux-mêmes, et forcer les élasticités réelles de substitution, nouvelles contradictions. Pour assurer l’avènement d’un

Concerne un bien ou service appropriable?

Concerne un propriétaire?

non

oui

non

oui

Peut faire l’objet d’échange marchand et de substitution ? non

oui

Sphère économique (marchande) Hors de la sphère économique

-modèle classique -> main invisible -modèle marxiste -> planification -modèle keynésien -> demande -modèle néoclassique - > concurrence

Exclure (privation des libertés) : -fermeture des frontières, nationalisme -génocide, infanticide, racisme, tribalisme, fondamentalisme, séparatisme, ségrégations -colonialisme, esclavagisme, drogues, mutilations

Approprier : -envahir ; enfermer, isoler, délimiter -définir des droits de propriété exclusive, breveter, sécuriser, exclure

-marchandiser, internaliser, estimer -endoctriner, civiliser, laïciser, changer l’éthique, libéraliser ou nationaliser

externalités

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marché de concurrence libre et parfaite, il faut pénaliser les Etats ou les individus « conservateurs », et accepter le principe de la constitution libre de monopoles ou de cartels allant eux-mêmes contre cet idéal.

De même pour d’autres modèles, on observe souvent une contradiction entre la genèse et l’objectif. Arriver à la société communiste nécessitait la « dictature du prolétariat » qui s’est souvent avérée être une dictature sur le prolétariat sans que jamais ne se dessine l’heureux lendemain attendu. Marx lui-même critiquait le collectivisme qu’il appelait « communisme vulgaire », dans la mesure où il s’agissait d’une socialisation de la propriété privée, soit la forme la plus aliénée de l’évolution économique et sociale du monde occidental (Temple, 1987c).

« Le premier dépassement positif de la propriété privée, le communisme vulgaire, n’est qu’une manifestation de l’ignominie de la propriété privée (…) En niant partout la personnalité de l’homme, ce communisme-là n’est autre que l’expression conséquente de la propriété privée qui est elle-même cette négation.» (Marx, 1844).

Toute tentative d’augmenter la zone de compétence de l’économie est donc non seulement vouée à l’échec, mais très risquée sur le plan éthique. La fin ne peut pas justifier les moyens, au contraire : le but, c’est le chemin.

Pour cette raison, il se trouve de moins en moins d’économistes pour revendiquer l’hégémonie de l’économie pour la résolution des problèmes nationaux. La conséquence pratique est que des indicateurs non économiques restent indispensables, et que les décisions optimales du monde réel ne sont toujours ni purement technocratiques (calculées par des économistes savants), ni laissées à la « main invisible » du marché.

La victoire du modèle néoclassique : est-elle méritée ?

« D’une manière générale, les effets positifs du système de marché sont largement admis aujourd’hui, bien plus qu’il y a une dizaine d’années » (Sen, 1999, 2003 p.44).

« La crédibilité de ce modèle néo-libéral, compétitiviste, dérégulateur, anti-étatique, explose littéralement après la chute du mur de Berlin. Il triomphe et apparaît aujourd’hui comme le seul détenteur d’une légitimité mondiale. Ce qui fait dire que nous sommes dans un régime de pensée unique » (Bajoit, 1997, p. 22).

« L’histoire est passée sur (les autres) conceptions. Pourtant, elle ne les a pas invalidées scientifiquement – on ne peut pas affirmer qu’elles soient fausses - , mais elle les a rendues peu à peu non pertinentes. (…) On observe depuis une vingtaine d’années un grand affaiblissement de la croyance en l’Etat comme acteur du développement » (Bajoit, 1997, p. 21).

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Les Etats qui ont obtenu les meilleurs résultats en terme de croissance économique et d’amélioration des conditions de vie sont incontestablement des Etats ayant opté au moins en partie le marché concurrentiel. Le fait que le PIB par habitant soit en moyenne corrélé avec les indicateurs sociaux en est un signe. La victoire du libéralisme et, de manière générale, de la « civilisation occidentale » sur les autres civilisations semble inéluctable (voir annexes sur le recul des cultures). Mais quelle est la cause de cette « évidente » efficacité ?

« (Pour les économistes), un mécanisme de marché concurrentiel favorise un niveau d’efficacité qu’un système centralisé serait incapable d’obtenir, à la fois pour des raisons d’économie d’information (sur le marché, chaque acteur peut remplir son rôle en disposant de peu de savoir) et de compatibilité des objectifs (sur le marché encore, toutes les actions fragmentaires se complètent) ». (Sen , 1999, 2003 p.45).

Malheureusement, cette interprétation théorique de la victoire du libéralisme ne tient plus la route dès lors que l’on regarde de plus près les résultats au Sud de la planète, où les Etats les plus libéraux se sont cassés les dents les uns après les autres (par exemple l’Argentine, le Brésil etc). L’échec des ajustements structurels prônés par le FMI et la Banque mondiale dans les pays du Sud (voir Stiglitz, 2002, et annexe 2) et la nécessité de plus en plus grande du libéralisme d’en venir à la force pour limiter les libertés (d’immigration) ou pour assurer l’accroissement de ses ressources (pétrolières) achève de ternir cet enthousiasme. De plus, le marché concurrentiel mène à des bons résultats agrégatifs mais il n’en assure pas la redistribution (Sen, 1999). Dans une économie de marché dérégulée, la pauvreté moderne (Bengoa, 2000) peut se développer sous couvert d’un revenu par habitant élevé. Nous postulons qu’ il existe une deuxième explication de l’efficacité du marché concurrentiel. C’est que le marché concurrentiel bénéficie par essence24 de ses externalités négatives sur les trois sphères du développement durable : -la sphère sociale (perte d’éthique, accroissement des inégalités) ; -la sphère environnementale (voir Rees, Faucheux, Daly etc) ; -la sphère économique (les autres modèles économiques, ainsi que les pays concurrentiels les plus faibles)

… et sur les générations futures.

24 une de ces sources intrinsèques, à part l’autisme des hypothèses sous-jascentes décrites plus loin, est peut-être la puissance de l’avoir (voir annexe) et l’avantage comparatif de l’égoïsme sur l’altruisme, que nous discuterons plus loin.

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Conclusion Même si le développement durable concerne différentes sphères et dimensions, force est de constater que l’horizon proche et la sphère économique dominent aujourd’hui largement les processus de décision. Nous avons tenté d’analyser pourquoi l’économie, en particulier avec la théorie néoclassique, s’est imposée comme discipline dominant les décisions d’enjeu planétaire. Nous avons postulé que la théorie néoclassique tient autant son succès de ses qualités intrinsèques que du support géopolitique et culturel dont ses défenseurs ont pu bénéficier. Nous avons suggéré que l’économie a une propension à étendre sa sphère de responsabilité au détriment d’autres sphères, que ce soit l’environnement, le social ou des horizons spatiaux et temporels éloignés.

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CHAPITRE II. LA THEORIE NEOCLASSIQUE Introduction La théorie néoclassique fait aujourd’hui foi en économie. Elle prétend même, non sans quelque tricherie avec ses propres « principes fondamentaux », s’occuper de l’environnement, du social, du futur, bref du développement durable. Nous allons voir sur quelles hypothèses fondamentales elle repose et mettre en évidence leur extrême fragilité. Il se pourrait que la théorie néoclassique et les présupposés culturels sur lesquels elle s’appuie, soient la principale cause de la non durabilité des décisions de ces trente dernières années. Les adaptations de la théorie, comme l’internalisation de ses coûts externes et la privatisation à outrance, pourraient n’être que des emplâtres sur des jambes de bois. Outre les incohérences internes relatives à la doctrine elle-même – et qui infirment ses recommandations – nous verrons que son application dogmatique peut mener à des résultats sans précédent en ce qui concerne l’échelle, la gravité et les problèmes éthiques qu’ils soulèvent. Rappel des hypothèses de la théorie néoclassique Les différentes théories de l’économie de l’environnement découlent toutes de la théorie néoclassique (Faucheux,1995). Ces théories permettent de développer les instruments dits « économiques » de gestion de l’environnement et du social, instruments en pleine extension (OCDE, 1999) dans le cadre du principe du « pollueur-payeur » dont la connotation éthique ne doit pas faire illusion25. Il est donc intéressant de se poser quelques questions sur les hypothèses fondamentales de la théorie néoclassique. En voici quelques unes (d’après Rees, 2001 – les italiques sont de nous): -concurrence parfaite (libre circulation des facteurs de production); -infinité d’acteurs rationnels ; -connaissance parfaite des marchés présents et futurs par tous les acteurs ; -infinité de marchés futurs ; -réduction des marges de production et de consommation26 ; -société marchande27 Pour Rees (2001), l'économie conventionnelle ne peut pas résoudre la crise écologique, pas plus qu’elle ne peut résoudre la crise du bien-être. L’annexe 4 reprend le résumé d’une de ses conférences où il dénonce une série de limites des modèles économiques dominants pour arriver à présenter une vision plus globale de 25 En pratique, cette notion permet aux seuls riches de polluer et d’épuiser les ressources naturelles. 26 A la limite, les marges tendent vers zéro, et avec elles tout incitant pour tout acteur : l’équilibre parétien ainsi défini arrête le développement et même toute activité puisqu’il n’y a plus aucune motivation 27 Nous verrons qu’il s’agit d’une hypothèse forte, au regard de la réalité sociale

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l’économie, dans la ligne de l’économie écologique dont il sera souvent fait mention dans notre travail. Nous proposons dans les chapitres qui suivent de voir plus en détail certaines des hypothèses fondamentales de la théorie néoclassique, et de l’économie marchande en général. Nous chercherons ensuite à savoir quels modèles alternatifs peuvent permettre de prendre de la hauteur pour percevoir le développement durable au delà de la seule sphère marchande. Ce n’est que quand nous aurons pris suffisamment de recul, nous pourrons commencer à nous interroger sur les indices ou indicateurs pertinents d’un point de vue global. L’utilitarisme La somme des utilités des acteurs est sensée maximiser l’utilité globale. Toute la théorie néoclassique repose sur cette théorie de la justice, fondée sur l’égoïsme primaire des agents. La théorie utilitariste a la vie la plus dure en Occident, où l’idéal d’altruisme est paradoxalement le plus fort28. L’altruisme lui-même se résumerait théoriquement (mais contre-intuitivement) à un égoïsme intelligent29. On interprétera tout acte généreux en terme d’intérêt individuel. L’utilitarisme tente de nier la part sociale qui est en nous, alors que le dogme utilitariste nous rend incompréhensibles nos propres attitudes « irrationnelles », les attitudes d’autrui, la théorie économique d’Aristote et même le comportement des animaux sociaux. Les expériences comportementales en théorie des jeux ne trouvent qu’entre 20 à 30% d’individus complètement égoïstes (Fehr et Gächter, 2000). Cette trop faible proportion déforce le caractère prétendument universel de l’utilitarisme, qui s’est trop directement inspirée de la théorie de l’évolution de Darwin (darwinisme social). Sen (2003, p.87) reconnaît des vertus opérationnelles à l’utilitarisme30, mais en souligne les limites importantes, dont notamment : -l’indifférence distributionnelle (il oublie la répartition de ses bienfaits) ; -un total désintérêt pour les droits, les libertés et les autres questions non liées à l’utilité; -son adaptation au conditionnement mental (l’utilité dépend du contexte et est dès lors très injuste pour les personnes dont les conditions d’existence sont très pénibles et qui, par adaptation, « se satisfont de peu »). Je reviendrai sur l’importance de l’éthique. La troisième critique ne concerne pas seulement les plus démunis. A l’autre bout de l’échelle sociale, cette relativité du 28 Totté (2003) propose de traiter cette question sur le mode schizophrénique : l’Occident recherchant autant le profit individuel que l’altruisme humanitaire, le « don de soi », comme par réaction, et jusqu’à l’interventionnisme de l’œuvre civilisatrice ou du communisme. Cette confusion entre Humanitaire ou Altruisme et Solidarité et Réciprocité, beaucoup plus rare dans les autres cultures, est traitée par certains auteurs (Tarik Dahon) comme une dérive culturaliste. 29 L’altruisme se résumerait à un calcul égoïste inconscient, ou à la recherche de satisfaction morale (raisonnement un peu tordu reléguant le besoin social au second plan). 30 comme l’importance donnée aux résultats et l’exigence de prendre en compte le bien-être des gens concernés

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bien-être mène à la course aux dépenses de prestige tant dans la société marchande31 que dans les sociétés traditionnelles (Brekke et al., 2003). Cette caractéristique du comportement humain ne mène pas seulement à une déficience du marché à satisfaire le bien-être général32. Il met également en péril l’environnement, dans la mesure où, pour reprendre la vieille formule économique «les besoins sont illimités »33. L’hypothèse de croissance infinie La théorie de la croissance postule une croissance infinie (pour répondre aux besoins illimités). Suite aux critiques du Club de Rome (Meadows et al, 1972), Solow (1973) répond que la dématérialisation de l’économie permet une croissance infinie. Lux (2003) résume la littérature à ce sujet, démontre qu’il n’y a en pratique et théoriquement à la marge pas de croissance sans croissance matérielle, rappelle les limites sociales à la croissance et conclut avec Daly (1993) que la théorie de la croissance soutenable est un théorème impossible. Hypothèse de rationalité des acteurs, et hypothèse d’efficience informationnelle des marchés.

Contre l’hypothèse de la rationalité des acteurs, on peut opposer l’évidence de leur irrationalité. La vérité est que les acteurs agissent avec un mélange de rationalité et d’irrationalité, de pulsions, ou d’émotions. L’approche psychologique du marketing, des techniques de vente et de la publicité démontrent à souhait que ce qui compte, c’est de convaincre l’acheteur potentiel de prendre la décision d’acheter, « sur un coup de tête » et parfois pour des raisons subliminales, inconscientes, autant que pour des raisons objectives. Il est évident que la qualité ou l’apparence du vendeur, de la devanture ou de l’emballage ont un rôle essentiel à jouer, fort éloigné de l’utilité intrinsèque du produit. Cette utilité intrinsèque est elle-même ambiguë quand il s’agit par exemple de biens de prestige ou de conformation sociale. Les « biais » de perception statistique des acteurs sont quasi systématiques. La théorie du prospect de Kahneman et Tversky (1979) sur les décisions des gens en condition d’incertitude, et Kahneman ( 2003) relèvent par exemple que les gens sont souvent en proie à des illusions cognitives: -l’aversion au risque est plus forte quand il s’agit de gains que de perte (l’asymétrie peut aller du simple au double)34 ; -les gens apprécient et évaluent plutôt les changements de situation que les situations ; -il y a un effet de possession sur les objets : on n’attache pas la même valeur à un objet suivant qu’on le possède ou non35 ; 31 Easterlin (1974), Hirsch (1976), Frank (1999) etc. 32 sous certaines conditions économiques, les coûts sociaux de la croissance économique peuvent ainsi dépasser ses bénéfices humains (Hirsch, 1976, Daly, 1977). 33 Le fait même que des milliardaires puissent exister en est une illustration. La mondialisation permet aux milliardaires du monde entier de se côtoyer et de se comparer entre eux, ce qui pousse la dépense un peu plus loin : dans la Haute, pour épater les copains, il faut se payer un voyage dans l’espace, alors qu’au village, un « modeste » Potlach aurait suffi. 34 on préfère un gain certain à une probabilité de gain, mais on préfère une probabilité de perte à une perte certaine. Ce phénomène rend généralement les négociations difficiles car on surestime les pertes par rapport aux gains. 35 indépendamment de la « valeur sentimentale » d’un objet par exemple

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-on a tendance à surpondérer les événements à faible probabilité et à souspondérer les événements à forte probabilité ; -les préférences sont plutôt relatives qu’absolues36 Enfin, comme nous le verrons plus loin, les gens ont une propension à punir « à perte » les comportements déviants et à récompenser, même sans avantage individuel direct ou différé, les personnes perçues comme altruistes. D’autre part, l’hypothèse d’efficience informationnelle des marchés considère que le marché compense l’impossible « information parfaite » des acteurs individuels. Si un grand nombre d’acteurs (idéalement une infinité d’acteurs) connaissent chacun une partie de l’information, la somme de leurs actions et supposée intégrer l’ensemble de l’information et leurs lacunes se compenser. Le marché retrouverait ainsi l’information parfaite nécessaire à la théorie néoclassique.

Mais même en cas de rationalité optimale des acteurs individuels, la société dans son ensemble, comme somme des décisions de chacun, peut adopter des choix irrationnels. Si l’on considère la bourse comme l’exemple type de la détermination de valeur par une « infinité » d’acteurs informés, force est de constater que cette hypothèse ne tient pas. Les bulles spéculatives37 et les crash boursiers qui les suivent (comme en 1929 et 1987) apparaissent en effet comme des aberrations, des dysfonctionnement manifestes du système de formation des prix par conjonction de l’offre et de la demande. Shiller (2000) montre que les crashes boursiers de 1929 et 1987 ont tous deux été précédés par une surévaluation record des actions américaines par rapport à leur valeur fondamentale38.

Les bulles spéculatives se retrouvent encore plus fréquemment pour les entreprises en particulier, même si leur santé financière et leurs perspectives sont évidemment mieux connues que la bourse en général. Orléan (2003) en donne plusieurs exemples, où le cours s’écarte parfois énormément de la valeur fondamentale de l’entreprise. Il est déjà édifiant que la bourse américaine dans son ensemble39, entre 1881 et nos jours, a toujours été surévaluée de 5 à plus de 40% de sa valeur fondamentale calculée sur les profits des dix dernières années. Cette surévaluation chronique serait-elle la mesure du goût du jeu de nos acteurs « rationnels » ? Les bulles spéculatives et les crashes boursiers ont en tout cas peu de rapport avec l’information objective détenue par les acteurs.

36 la théorie du choix rationnel postule que celui qui a 3 millions d’euros comme fortune actuelle a la même espérance d’utilité qu’il ait eu hier 5 millions d’euros ou 2 millions alors qu’en réalité, l’un est malheureux, l’autre est heureux ; on juge la différence de gain entre 50 et 100 euros plus importante qu’entre 1050 et 1100 euros ; on est prêt à perdre 10 minutes pour acheter un objet dans un magasin qui fait une ristourne de 5 euros sur un objet qui en vaut 10, alors qu’on ne le ferait pas pour une ristourne de 5 euroe sur un objet qui en vaut 100 ; on croit qu’il y a une différence plus importante entre 0% et 10% de chances d’obtenir un résultat qu’entre 30 et 40%, etc. Ce genre d’illusions cognitives est bien connu des statisticiens professionnels, qui n’y échappent d’ailleurs pas ! 37 situations ou le cours observé s’écarte durablement de la valeur réelle des entreprises, ou valeur fondamentale (Orléan, 2003) 38 en 1987, à une époque que l’on aurait pu penser plus rationnelle, la surélévation battait paradoxalement largement le record de 1929 (plus de 40% contre une trentaine de pourcents en 1929). 39 indice Stabdard & Poor 500

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On peut expliquer ce phénomène par le fait que les opérateurs intègrent dans leurs décisions une anticipation de la valeur future des entreprises. Une anticipation relève par essence d’une information incomplète40. En fait, l’évolution des cours de bourse a une apparence irrationnelle, voire chaotique41. Les crashes boursiers sont souvent perçus par le public comme l’effet d’une soudaine folie collective42. Mais cette « évidence » populaire ne suffit pas à entamer la croyance indéfectible des économistes néoclassiques en la rationalité des acteurs. Orléan (2003) relève ainsi que les acteurs boursiers « ne se déterminent pas seulement en fonction de la valeur fondamentale mais surtout en fonction de l’évolution attendue des cours ». Plus précisément, « sur un marché financier, chacun se détermine non pas à partir de son estimation de la valeur fondamentale mais à partir de ce qu’il pense que les autres vont faire. On parlera de rationalité « autoréférentielle pour désigner cette forme de rationalité tournée exclusivement vers les opinions des autres ». De quoi sauver de justesse l’hypothèse de rationalité des opérateurs boursiers.

Cette rationalité autoréférentielle de la bourse n’est pas du tout, comme on pourrait le penser, un accident, mais relève d’une tendance comportementale structurelle que l’on peut reproduire en laboratoire. Si l’on donne expérimentalement à une action fictive une valeur fondamentale connue de tous les joueurs et qu’on laisse fluctuer l’action en promettant de la racheter à cette valeur, il se produit invariablement une bulle spéculative haussière43 se terminant par un réajustement (crash) rapide juste avant la fin du jeu (Noussair, 2001). Or tout au long du jeu, les individus savent parfaitement que la valeur fondamentale est constante.

L’énigme peut s’expliquer de la manière suivante (Orléan, 2003) : un individu est rationnellement amené à acquérir le titre à un prix supérieur à sa valeur fondamentale dès lors qu’il pense que d’autres sont prêts à l’acquérir à un prix encore supérieur dans le futur. Les autres pensent de même et le cours monte en même temps que le risque, jusqu’à ce que, peu avant l’échéance, chacun se précipite pour ne pas vendre le dernier.

En bourse, les incertitudes sur la valeur fondamentale et sur le futur s’ajoutent à ce phénomène «autoréférentiel ». Le cours est alors encore moins prévisible. L’art pour les acteurs sera toujours de « prendre leur bénéfice » juste avant la chute du cours, quelles qu’en soient les causes. En matière de placements boursiers, deux écoles se côtoient: une école fondamentalistes (ne jurant que par la valeur fondamentale) et une « vieille » école d’opérateurs plus intuitifs s’aidant éventuellement de graphes d’évolution boursière (Sluys, 1991). Cette dernière méthode, qui peut sembler plus artistique, moins rationnelle, s’appuie justement sur l’hypothèse de rationalité parfaite du marché (y compris les tendances spéculatives). En quelque sorte, pour être bon spéculateur en bourse, il faut croire à la rationalité autoréférentielle. Sur un marché financier, on fait du profit quand on réussit à prévoir l’évolution de l’opinion du groupe. « Pas plus qu’un homme politique, le gestionnaire ou l’analyste ne peut avoir

40 sauf à admettre que les opérateurs peuvent prédire l’avenir, mais le déterminisme est passé de mode 41 On peut reproduire sans difficulté, par la formule auto corrélative de Lorenz, une courbe chaotique de type boursier, et même y faire apparaître des comportements apparemment cycliques comme on en observe en économie, sans que cela ne prouve formellement, bien entendu, que la bourse suive une loi chaotique. 42 ce qui suffirait à rejeter l’hypothèse de rationalité 43 atteignant une vingtaine de pourcents de surévaluation

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raison contre l’opinion majoritaire de ses électeurs : c’est le marché qui vote. C’est pourquoi il importe, au-delà de l’étude des entreprises, de prendre conscience des courants d’opinion qui peuvent agiter la bourse » (Balley, 1987). Orléan souligne44 « qu’une telle instabilité mimétique se trouve durablement réduite et encadrée lorsque émerge un modèle d’évaluation économique reconnu par tous comme légitime ». La croyance dans les possibilités de l’Internet pour la vente par correspondance est un exemple d’une telle « convention » reconnue par tous et qui engendra le boum de la « nouvelle économie » (Start up informatiques).

« Tant que les évolutions économiques constatées sont conformes à la convention, celle-ci perdure. Lorsque des anomalies s’accumulent, l’incertitude renaît, et le mimétisme se fait à nouveau sentir ».

La « convention » elle-même n’est que conviction visionnaire, imparfaite.

La théorie des jeux en situation de rationalité et d’information parfaite démontre déjà théoriquement les faillites du marché issues de l’incertitude sur les décisions des autres acteurs (voir le célèbre « dilemme du prisonnier »)45. Mais non seulement les acteurs ne peuvent pas être considérés comme parfaitement rationnels, mais de plus, l’information en situation de concurrence est forcément imparfaite. Le biais d’information est une des caractéristiques fondamentales du marché, car il est généré par le marché lui-même. L’acteur « concurrent » a toujours intérêt à savoir et ne pas enseigner, « voir et ne pas être vu », même à brouiller les pistes de ses adversaires (ou de ses clients) par de fausses informations ou à créer des alliances partielles sous forme de cartels.

En effet, la majeure partie du bénéfice de la spéculation commerciale provient d’avantages informationnels aussi minimes soient-ils. Un marchand peut gagner en vingt minutes autant qu’un paysan en 6 mois si ce dernier arrive éperdu avec un chargement périssable sur un marché dont il ne connaît pas les rouages : le marchand lui achète son chargement et le revend vingt minutes plus tard deux fois plus cher à l’opérateur qui était justement en manque de ce produit. Les méfaits de la spéculation financière internationale est aujourd’hui largement reconnue, même si on ne sait pas encore très bien comment la juguler (terme qui fait frémir, par définition, les néoclassiques).

La seule timide intervention proposée, la taxe « Tobin » , relève pourtant des outils économiques - les seuls à avoir droit de cité dans les milieux économiques conventionnels – mais n’arrive même pas à s’imposer.

Le rôle stratégique de l’information (« voir et ne pas être vu ») explique d’ailleurs la puissance occidentale actuelle, si l’on en juge par les positions de l’Office de

44 un peu en contradiction avec l’expérience de Noussair 45 deux complices interrogés séparément ont toujours intérêt à avouer contre une réduction de peine, alors que d’un point de vue collectif, leur solution optimale est de nier solidairement en bloc (voir Demange et Ponssard, 1994, 16). Cet exemple montre que la seule incertitude suffit à rendre des solutions individuelles non optimales d’un point de vue collectif. Remarquons qu’un esprit de solidarité ou d’amitié assortie d’une confiance forte, permettrait dans ce cas d’arriver à la solution optimale, comme on le verra plus loin avec la théorie de la réciprocité. La théorie des jeux suffit à démontrer la non durabilité du régime de concurrence parfaite.

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l’Evaluation technique américain qui prétend que grâce à la révolution technologique en cours dans le domaine de l’informationnel, des économies de ressources de l’ordre de 40 à 60% pourraient devenir faisables dans un avenir proche aux USA, sans aucun sacrifice de croissance46 (Faucheux et Noël, 1995, 261). Il ne s’agit malheureusement pas nécessairement d’avantages pour l’humanité, mais surtout d’avantages comparatifs qui n’ont rien à voir avec le développement durable.

En conclusion de tout ceci, on peut dire que même dans le bastion de l’économie marchande qu’est la bourse, la rationalité des acteurs et leur information optimale ne mènent ni à la rationalité du marché, ni à son efficience informationnelle, ni à son efficacité.

Les sources de la « compétitivité » du marché sur les autres systèmes doivent être trouvées ailleurs.

Le domaine d’intervention de l’économie de l’environnement

En plus des limites propres à chacune de des théories de l’environnement (souvent, comme dans le cas de l’internalisation des coûts, des contradictions avec les hypothèses fondamentales de la théorie néoclassique), elles souffrent toutes des limites intrinsèques de la théorie néoclassique pour laquelle, rappelons-le, tout ce qui est externe au marché ne saurait avoir d’existence économique.

L’économie de l’environnement ne peut donc s’appliquer que dans des cas bien précis, dont quelques uns sont résumés dans l’arbre ci-dessous. Pour les autres cas, seule une approche multidisciplinaire est actuellement envisageable. Dans le domaine social, Sen (2003, p. 191) arrive à la même conclusion que les résultats du marché – dont la principale vertu est l’efficacité - sont tributaires de son encadrement économique et social. Le mode de décision est alors multidimensionnel, ou multicritère (voir Vincke, 1989), et ne peut pas se résumer à une optimisation d’un paramètre unique comme la valeur marchande.

Le choix d’une théorie économique plutôt qu’une autre peut se résumer dans l’arbre suivant, qui délimite les cas pour lesquels la théorie néoclassique est applicable, donc où l’on peut s’en remettre aux vertus du marché. Rappelons que le problème considéré doit d’abord avoir passé le cap de l’arbre de décision exposé plus haut, et donc relever exclusivement de la sphère marchande.

46 Je ne sais pas sur quoi se base ce calcul. J’imagine qu’on espère une meilleure gestion des flux matériels et une dématérialisation accrue des échanges (télétravail ?). Il serait intéressant de voir dans quelle mesure ce chiffre inclut les potentialités accrues liées à une fracture informationnelle croissante avec les pays tiers, autrement dit l’espionnage commercial officiel (Echelon) ou implicite.

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Domaine d’application de la théorie néoclassique dans la sphère marchande

47

48

49 47 Voir Lux (2003), Fehr et Gächter (2000), Fehr et al (2002). 48 Ils ont des différences de capacités physiques, de pouvoir d’achat, ou d’accès aux ressources 49 comme l’optimum parétien est inégalitaire, on en revient au temps t+1 à la condition précédente.

Il existe une fonction d’utilité manifestant la préférence pour chaque acteur

Chaque acteur cherche à maximiser son utilité personnelle

La somme des utilités des acteurs maximise l’utilité globale

Le prix reflète la préférence des acteurs

Les acteurs sont rationnels

Le marché est parfaitement informé (efficience informationnelle)

Il y a une infinité d’agents économiques

Les acteurs concernés sont libres et égaux

nonoui

-Optimum parétien

-Loi du plus fort-famines

non

non

non

non

non

non

non

On peut affirmer qu’il n’y a pas d’externalités

non

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L’arbre de décision ci-dessus indique dans quels cas on peut utiliser la théorie néoclassique dans la sphère marchande pour atteindre la satisfaction du plus grand nombre (étant entendu que nous avons déterminé à l’aide de l’arbre plus haut que le problème relevait de la sphère marchande). Ce tableau semble fort exclusif. Il ne signifie pas que la théorie économique ne s’applique à aucun problème : de nombreux problèmes d’optimisation font en pratique appel à certains outils de la théorie économique, en particulier pour des entreprises évoluant en contexte concurrentiel débridé. Il ne saurait en être de même dans un contexte de gestion de la société dans son ensemble. Les dirigeants du FMI ou des USA l’oublient parfois. Le monde n’est pas un modèle de concurrence pure et parfaite où une infinité d’acteurs parfaitement informés cherchent exclusivement à augmenter leur profit égoïste sous forme monétaire en toute loyauté éthique. Quelques exemples récents d’avatars de la théorie néoclassique

Sans entrer dans le détail pour l’instant, nous vous proposons de survoler rapidement quelques exemples d’avatars de la théorie néoclassique. Nous nous contenterons de citer quelques sources susceptibles de faire valoir le caractère plausible d’une de nos hypothèses : la théorie néoclassique porte en elle les germes de la pauvreté, du sous-développement et de la dégradation de l’environnement. Les recettes du FMI créent la pauvreté Au cours des années 70, des banques commerciales ont accordé aux pays en voie de développement de larges emprunts, principalement gaspillés par des dictateurs, des régimes militaires ou des gouvernements incompétents ou corrompus. Pour les aider à sortir de la « crise de la dette », le FMI et la banque mondiale sont alors venu à leur rescousse, à condition qu’ils acceptent de mettre en œuvre des politiques d’ajustement structurel (PAS). La priorité du FMI est la stabilité financière et monétaire avant tout. Ses recettes se résument à l’application de la théorie néoclassique : création de conditions de concurrence libre et parfaite, ouverture des frontières, désengagement de l’Etat, création d’une bourgeoisie consommatrice et encouragement des productions marchandes (d’exportation). Je résume dans l’annexe 3 ce que cela a donné en Guinée-Bissau : déstructuration des services publics, délabrement des infrastructures, apparition de la famine, de la prostitution, de la délinquance violente, « feu de paille » du secteur privé rapidement mis en faillite, et finalement : la guerre civile. Laissons la parole à Cavanagh et al (2001) pour ce qui est du résultat dans le reste du monde50:

50 Pour une analyse plus approfondie, voir Stiglitz, 2002.

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« Les programmes d’ajustement structurel du FMI ont provoqué une catastrophe sociale, économique et écologique dans plus de cent pays durant les vingt dernières années »

« Piégés par la nécessité de rembourser des dettes considérables, la plupart des gouvernements des PVD (représentant 70% de la population mondiale) se sont retrouvés sans autre choix que d’accepter la mise en œuvre de ces réformes en l’échange de l’aide du FMI. Il en est résulté la ruine de leur économie, la compression des budgets consacrés aux écoles et aux hôpitaux, l’accroissement de la pauvreté et de la faim ainsi que la destruction de l’environnement ».

« L’approche du FMI purement basée sur le marché a contribué à mettre plus d’un milliard de personnes au chômage ou en sous-emploi, soit plus de 30% de la force de travail mondial ».

« D’après la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, même si l’on ne considère que les années 80, les dépenses de santé des pays africains ayant conclu un accord avec le FMI et la Banque mondiale ont baissé de 50% »

Et les auteurs de citer des chiffres pour différents pays sporadiquement « modèles » du FMI : augmentation du taux de chômage au Sénégal de 25% en 1991 à 44% en 1996, diminution du salaire minimum à Haïti à 2,40 USD en 1997, soit 19.5% de ce qu’il était en 1971, diminution du nombre d’inscriptions dans les écoles primaires zambiennes de 96% au milieu des années 80 à 77% aujourd’hui, diminution de 50% du financement destiné à la mise en place de législation protégeant l’environnement au Brésil, exploitation accélérée des ressources naturelles en Guyane, « où 10% de la surface du pays et des forêts sont en majorité des concessions d’abattage de bois qui détruisent les forêts et ravagent la terre », etc.

« 80% des enfants souffrant de malnutrition vivent dans les pays où l’agriculture a été réorientée vers l’exportation ».

« En fait, de 1980 à 1997, la dette des pays à faible revenu s’est accrue de 544% et celle des pays à revenu intermédiaire de 481% ».

Pour Welch (2001), l’objectif de l’initiative de la Banque mondiale et du FMI sur la dette n’est donc pas de l’annuler, mais de la rendre « soutenable » ! Et Bello (2001) de conclure que «tous les programmes d’ajustement structurels devraient être démantelés immédiatement » et de se demander « Avons-nous vraiment besoin du FMI ? Puisque, comme nous l’avons amèrement découvert, des enfants meurent de faim à cause de ses actions ». Les règlements de l’OMC menacent la survie écologique et la sécurité alimentaire La deuxième grande institution qui promeut la libéralisation de l’économie mondiale, c’est bien entendu l’OMC.

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Shiva (2001) rappelle que l’agriculture occupe 45% des actifs au niveau mondial et démontre le danger pour la sécurité alimentaire de la libéralisation internationale de l’agriculture. « le volet agricole de l’OMC est le plus grand programme au monde de création de réfugiés ». Partant de la conviction que « les bénéfices des multinationales ne peuvent s’accroître qu’en détruisant les systèmes autosuffisants », Shiva relève l’impossibilité d’assurer la sécurité alimentaire pour les pays signataires des règles agricoles de l’OMC et conclut que : « La mondialisation des échanges conduit au génocide ». Pour elle, le brevetage du vivant51 est triplement pervers : -moralement pervers, car les organismes vivants se font eux-mêmes, et ne peuvent donc être « créés » par tel ou tel inventeur ; -pervers dans la mesure où il criminalise le partage ou la sauvegarde des semences par les paysans ; -pervers dans la mesure où il encourage le biopiratage (vol de la biodiversité et du savoir indigène par les brevets). Or « 70% des semences en Inde sont conservées ou partagées avec un voisin, et 70% des soins sont basés sur la médecine indigène qui utilise les plantes du cru ». Et Shiva de conclure que « les règlements de l’OMC violent les droits de l’homme et menacent la survie écologique. Ils violent les lois de la justice et de la durabilité. Ils sont en état de guerre contre les peuples de la planète ». La démocratie suivant le modèle néoclassique La vision démocratique du modèle néoclassique peut se résumer à « un dollar - une voix », puisque c’est par la monnaie et les prix que se prennent les décisions de la « main invisible » au bénéfice de « tous » (mais pas de chacun). On n’attirera jamais assez l’attention sur cette limite gravissime du modèle néoclassique, qui exclut par définition toute personne sans revenu monétaire du processus de décision, et qui pondère les avis des autres en fonction de leur pouvoir d’achat. Idéalement, pour que le modèle de la main invisible fonctionne de manière optimale, l’Etat devrait se trouver réduit à sa plus simple expression. En toute logique, les institutions mondiales chargées de mettre en place ce système séduisant (passons sur la contradiction de leur existence) se devaient de donner l’exemple. La conception de la démocratie à la BM, à l’OMC et au FMI est donc logique avec le modèle dont ils font la promotion : leurs décisions sont prises au prorata de la contribution financière, « puisqu’on y vote à un dollar-une voix » (Bertrand, 2001) !

51 Comme nous l’avons vu, c’est une des manière de faire entrer artificiellement dans la sphère marchande ce qui en est naturellement exclu

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L’OMC dispose d’atouts d’un véritable Etat quasi mondial. C’est même « la seule autorité politique mondiale effective » (Petrella,2001). Il a notamment un système d’information élaboré couvrant les politiques économiques, sociales, culturelles, environnementales et sanitaires des pays, dont les données sont bien entendu regroupées aux frais des contribuables de chaque Etat membre. Il dispose également d’un véritable tribunal (ORD) ayant le pouvoir de contrôle et de sanctions sur les Etats.

« Seul l’ORD dispose du pouvoir de faire changer des législations nationales (…). L’OMC concentre en son sein des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, concentration qui en font une institution d’autant plus puissante qu’elle n’est soumise à aucun contrôle. Cette organisation est la seule, au niveau mondial, qui soit en mesure d’ignorer la souveraineté des Etats et de leur imposer de modifier leurs normes nationales et locales. » (Jennar, 2001).

En toute logique technocratique, « c’est le Conseil général de l’OMC, non l’Assemblée de Ministres, qui a statutairement le monopole de l’interprétation des textes » (Bertrand, 2001).

« Les experts (de l’ORD) sont désignés pour un cas spécifique, ce qui est contraire au principe de l’inamovibilité des magistrats, un des principes fondamentaux constitutifs de l’indépendance des juges. Le fait que ces experts peuvent être choisis par le directeur général de l’OMC est un élément supplémentaire de suspicion. Le caractère confidentiel des délibérations (…) constitue un autre manquement aux principes généraux du droit ». (Jennar, 2001).

On voit que ces experts qui servent de juges sont choisis suivant les lois du marché par un OMC considéré comme une firme privée, et qu’ils travaillent dans le secret des affaires. C’est logique. Telle est la conception de l’Etat mondial suivant la culture néoclassique. On est loin de l’évolution spontanée d’un marché concurrentiel parfait évoluant spontanément vers un optimum. Ces quelques exemples montrent ce que peut donner en pratique, au niveau mondial, l’application aveugle de la théorie néoclassique, théorie économique mais qui a des ramifications jusque dans les autres éléments de la gestion publique. Ces résultats non concluants sur le plan théorique et pratique appellent des alternatives. Les limites de l’internalisation des coûts sociaux et environnementaux Depuis les critiques fondamentales démontrant le caractère non soutenable de l’application de la théorie néoclassique (voir Lux, 2003), différentes théories ont vu le jour pour pouvoir continuer à bénéficier de l’efficacité supposée du modèle néolibéral (voir Faucheux et Noël, 1995). Ces tentatives ont donné l’essor à la discipline de l’économie de l’environnement dans le monde académique.

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Aujourd’hui, ces différentes théories sont suffisamment mûres et disposent de suffisamment d’experts pour inspirer l’agenda politique, comme le montre l’affirmation suivante (CE DG IV-concurrence, 2000):

« L’internalisation des coûts environnementaux et les instruments d’action fondés sur les lois du marché constituent les meilleurs moyens d’atteindre les objectifs environnementaux. Elle contribue à la vérité des prix»

Cette affirmation est en décalage avec l’état actuel de la recherche en économie de l’environnement. Le sujet reste en effet fort controversé sur le plan scientifique, tant par les économistes néoclassiques orthodoxes que par les économistes écologistes. La technologie, les techniques de l’économie de l’environnement et l’augmentation d’externalités diverses, notamment spatiales, nous permettent en fait de reculer l’échéance où il faudra inévitablement composer avec la finitude de l’environnement et les processus irréversibles, et les limites sociales à la croissance. Le débat porte aujourd’hui plus sur l’importance de l’éloignement de ces limites que sur leur réalité: entre le catastrophisme des uns (comme le Club de Rome) et l’optimisme des autres (comme Lomborg, 2001), il y a une marge de temps pendant laquelle on peut mettre en œuvre différents « outils économiques » résultant de la théorie néoclassique appliquée au développement durable : internalisation des coûts par une taxation verte, application du principe du « pollueur-payeur », échange de droits de polluer etc. Indépendamment de son horizon (temporel, spatial, thématique) de pertinence, l’internalisation des externalités se heurte à deux problèmes majeurs : -un problème de mesure ; -un problème éthique La littérature montre de nombreux exemples de l’impossibilité de trouver une valeur fiable des coûts ou des bénéfices environnementaux (voir Faucheux et Noël, 1995) ou sociaux. Ces difficultés pratiques sont également liées à des difficultés d’ordre éthique : peut-on froidement décréter la disparition d’une espèce, ou d’un être humain ? Ces deux problèmes d’estimation de coûts « hors marché » et de limites d’ordre éthique peuvent s’illustrer par l’exemple de la valeur de la vie humaine (Hecq, 1998, p. 14, Drèze, 1999). Dans un cadre américain, Guenter trouve dans la littérature des valeurs comprises entre 83.000 et 300.000.000 US $. (voir tableau). Valeur de la vie humaine (en US $ 1990) Méthode de calcul Valeurs (en US $ 1990) Indemnités juridiques accordées par des tribunaux pour décès par erreur

562.000 -12.760.00052

Dépenses médicales 141.000 -4.222.000 Couverture d’assurance-vie 130.700 -3.356.000

Salaires d’une carrière et investissements 960.000 -2.670.000 Résumé de la littérature pour intervention de sauvetage 1.297.000-191.000.000 Consentement à payer 83.000 -18.400.00053 52 Basé sur la moyenne pondérée de cas de décès infantiles et pour lesquels le jury a déterminé l’espérance de vie perdue

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Approche du capital humain 201.000 -1.124.000 Valeurs utilisées par le gouvernement fédéral 2.000.000-300.000.00054 Moyenne des décisions juridiques 672.000 -7.089.00055 Une quinzaine d’autres administrations américaines 3.000.000-6.000.000 Victimes du 11 septembre (moyenne 1.600.000) 720.000-3.500.000 (Source : Guenter, 1997, Drèze, 2003, et calculs) Le programme ExternE retient pour l’Europe une « valeur statistique » de 3.100.000 EUR par vie humaine, mais tend à considérer plutôt les années de vie perdues par rapport à l’espérance de vie, (Fierens et al, 1998) au taux de 98.000 EUR par année de vie perdue (Hurley et al, 1997). La valeur officielle de la vie humaine dans les différents pays européens varie de 1 à 10. Mais on constatera immédiatement la faiblesse conceptuelle de l’estimation monétaire de la vie humaine. Celle-ci est en effet globalement proportionnelle au revenu par habitant, ce qui ne manque pas de poser un problème éthique (Drèze, 1999, Zaccaï et al, 2003). La vie d’un Boshiman autarcique du Kalahari, vivant en marge de l’économie marchande, serait-elle égale à zéro par définition ? La vie d’un vieillard au seuil d’une mort naturelle aurait-elle également une valeur nulle (Drèze, 1999)? Si l’on se base sur l’espérance de vie, la vie d’un nouveau-né vaut-elle plus que celle d’un enfant de 10 ans56 ? Bill Gates aurait-il la valeur de son revenu ? Que vaut la vie d’un condamné à mort américain quand on sait que la société est prête à payer pour l’exécuter : a-t-elle une valeur négative ? Un soldat irakien pendant la guerre du Golfe vaut-il, en négatif, le prix que les USA ont dû dépenser pour le tuer ? ou en positif le prix que l’Iraq a dépensé pour le défendre ? Une nouvelle naissance aurait-elle une valeur négative dans un pays confronté à la croissance démographique et positive dans un pays confronté au problème de vieillissement (Drèze, 1992)? La valeur de la vie humaine a une grande influence sur les résultats des estimations des coûts sociaux des atteintes à l’environnement (Fierens et al, 1998). Mais la monétarisation des coûts environnementaux proprement dits ne sont pas plus aisés, en particulier pour ce qui concerne les domaines relevant du futur, ou plus généralement de l’incertitude et de l’irréversibilité: effet de serre (ibidem), le risque nucléaire, la biodiversité (Faucheux et Noël, 1995) etc. Les limites de la dématérialisation de l’économie. La dématérialisation de l’économie (voir p. ex. Bartelmus, 2003) est une autre réponse aux limites à la croissance. Cette solution occupe aujourd’hui l’agenda politique des grandes organisations internationales comme l’OCDE et l’UE.

53 Basé sur les résultats publiés de Landefeld (Landefeld et Seskin, 1982) 54 Basé sur les études de Miller (1989) et Cohen (1980) 55 Les valeurs de 191.000.000 et 300.000.000 US $ étaient considérées comme exceptionnelles et donc exclues. 56 Cropper et al (1994) déduisent d’enquêtes sur le consentement à payer que sauver un jeune de 20 ans équivaudrait à sauver sept aînés de 60 ans.

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La dématérialisation de l’économie se manifesterait par le découplage de l’économique et de l’environnemental (on ne parle pas du social) par un facteur X57. En pratique, on observe un découplage pour les émissions de SO2 par exemple, mais le CO2, les déchets, l’épuisement des ressources naturelles, les produits toxiques, les espaces disponibles restent problématiques. En réduisant les inputs matériels de l’économie, on réduirait les outputs (émissions) mais aussi les stocks accumulés sous forme de capital. Le problème de la dématérialisation, c’est qu’elle n’est possible que pour la part non matérielle des besoins fondamentaux. Il reste quand même 6 milliards d’habitants à nourrir, loger, chauffer. Ensuite, même avec les meilleures avancées technologiques pour le recyclage par exemple, il restera toujours à la marge une part de pertes matérielles à tous processus, sans compter bien entendu les besoins économiques et matériels nécessaires au recyclage lui-même, avec des rendements décroissants, et aux réseaux nécessaires à l’économie «virtuelle ». Enfin, la notion de découplage ne remet pas en question la notion de croissance (du marchand). On peut se demander si ce n’est justement pas la partie immatérielle de la croissance économique qui devrait être remise en cause, d’un point de vue éthique : quelles sont les externalités sociales de la dématérialisation ? La dématérialisation totale de l’économie suppose à la marge une substituabilité parfaite entre tous les services fournis par l’environnement et la sphère économique (technique), ce qui ne se vérifie pas dans la pratique (voir résumés de Cleveland, 1998, Ayres et al, 1998). Une dimension qualitative doit être ajoutée à cette « dématérialisation » car une tonne de terre n’est évidemment pas équivalente à une tonne de déchets radioactifs58. Bartelmus (2003) propose donc d’ajouter à ce concept celui de « détoxification ». La dématérialisation de l’économie est donc un objectif politique utile au développement durable, mais elle ne fait que reculer l’échéance : quand toutes les possibilités techniques auront été trouvées, qu’elles seront utilisées à leur optimum, et que les ressources matérielles épuisables auront été épuisées, on atteindra un niveau de vie déterminé par la limite de flux matériel et énergétique inépuisable à notre échelle de temps : le flux que peut procurer l’environnement (en particulier l’énergie solaire, directement et indirectement, la surface). Conclusion Les hypothèses sur lesquelles repose la théorie néoclassique ne sont ni vérifiées universellement, ni même vérifiées dans les bastions du libéralisme que sont l’Occident et par exemple la bourse.

57 le facteur 4 est de doubler le PIB tout en diminuant les besoins matériels par deux (von Weizsäcker et al, 1997). En pratique, les besoins matériels ne diminuent qu’exceptionnellement (voir Bartelmus, 2003). 58 par exemple, le conditionnement des déchets radioactifs réduit drastiquement leurs quantités en poids, mais pas leur dangerosité. Tout traitement de déchets (par exemple l’incinération de déchets non dangereux) produit des déchets secondaires dangereux sous forme de scories d’incinération.

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Nous avons présenté, à l’aide de quelques exemples retentissants, une vision sombre du potentiel de la théorie néoclassique pour mener au développement durable. Il semble que cette théorie ne puisse pas mener au développement durable. Tout au plus peut-elle servir d’appoint à d’autres politiques, plus volontaristes, à mener sur d’autres fronts que ceux de l’économie marchande.

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CHAPITRE III. QUELLES ALTERNATIVES ? Nouveaux modèles économiques Si la théorie néoclassique contient en elle les germes de la pauvreté et de la dégradation de l’environnement et si ses « aménagements » en économie de l’environnement ne peuvent servir que pour des problèmes marginaux ou pour un horizon relativement court, que faire ? Le modèle keynésien, consumériste et également matérialiste, a lui aussi montré ses limites : la consommation de masse, si elle a permis le développement, ne constitue pas une alternative viable pour l’ensemble de la planète, sauf si elle arrive à se dématérialiser, ce qui semble au moins utopique comme nous l’avons vu plus haut. Le marxisme matérialiste a lui aussi sous-estimé l’importance de la nature59 et de la culture de l’homme, maîtresses en partie « irrationnelles » de sa destinée. Entre ces deux grandes tendances, libéralisme sauvage et « dictature du prolétariat », la chute du mur de Berlin et la montée en hyper puissance des USA semblent avoir désigné le vainqueur. Il semble acquis que le marché est le plus efficace. Mais efficace pour quoi au juste ? Sen (2003, p. 45) souligne que ce qui compte, ce n’est pas le résultat agrégatif60, mais le résultat compréhensif (prenant en compte les processus à travers lesquels ils ont été obtenus). La victoire économique des USA sur l’URSS ne suffit pas à consacrer le néolibéralisme comme modèle de développement 61. A l’inverse, la victoire économique chinoise sur l’Inde ou la Russie libérale ne démontre pas la supériorité du modèle marxiste. Obtenir le meilleur résultat économique ou le développement durable par la dictature ne serait pas très convainquant. Sen postule donc une « nouvelle théorie économique » basée sur le concept étendu de Liberté instrumentale. Il s’agit en fait d’une approche basée sur les capacités des individus. Pour lui il est essentiel de prendre en compte cinq types de libertés instrumentales : libertés politiques, facilités économiques, opportunités sociales, garanties de transparence et sécurité protectrice (Sen, 1999). Si l’on pousse la notion de liberté dans toutes ses dimensions, on arrive en effet à la répartition équitable du pouvoir (ou au moins des « chances », ce qui n’est pas tout à fait la même chose) et on retombe sur la notion centrale de participation. Relevons en particulier que liberté signifie accès à l’information (donc Education), Santé,

59 comme semblent le montrer les piètres performances environnementales de son industrie (voir Stanners et Bourdeau, 1995). 60 càd les résultats finaux, sans tenir compte des manières d’y arriver (Sen, 1999) 61 soulignons que la compétition Est-Ouest n’opposait pas seulement deux modèles économiques, mais aussi deux puissances impérialistes en course pour l’appropriation des ressources mondiales et prêtes à beaucoup de sacrifices – y compris internes - pour y arriver. Les premières étapes de cette course étaient Berlin et Tokyo en 45-46. La guerre « froide » (pas pour le tiers monde !) en était le prolongement.

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Répartition des richesses etc. Le PNUD (2000) se réfère aux droits de l’homme pour énumérer en page de couverture : « -liberté de vivre sans souffrir de discrimination ; -liberté de vivre sans souffrir de la peur ; -liberté d’exprimer son opinion ; -liberté de vivre à l’abris du besoin ; -liberté de développer et de réaliser ses potentialités ; -liberté de vivre sans souffrir d’injustice et de violations de la légalité ; -liberté de travailler sans être exploité. » La primauté à la liberté de Sen se détache largement de l’ultra libéralisme en la poussant dans toutes ses dimensions. En effet, la seule « liberté individuelle » abandonnée dans un environnement hétérogène ne mène qu’à la loi du plus fort. Peu importe à un ancien esclave d’avoir retrouvé la liberté si c’était pour mourir de faim ensuite, faute de revenu. Donner la préférence exclusive à une autre forme de liberté (par exemple économique) ne suffit pas non plus. Ce qui compte, c’est de favoriser toutes les formes de liberté simultanément, ou du moins se concentrer sur celles qui sont le plus bafouées ou qui constituent un facteur limitant pour l’individu ou la communauté considérée. Selon Sen (1999) , la réelle efficacité économique vient en fait en premier lieu de la liberté, « dont la science économique était soucieuse à ses origines, mais qu’elle a progressivement oublié pour se concentrer sur la valeur des biens, des revenus et de la richesse ». Une des avancées fondamentales que Marx (1867, 10.3) a reconnu au capitalisme, c’est d’avoir libéré le travailleur (de la féodalité et de l’esclavage). Ces deux auteurs accordent une place plus importante à la liberté qu’à l’utilité. Une des conséquences des analyses de Sen est de refuser toute forme de tradition qui aurait pour effet l’oppression des individus, ce qui évite au moins la récupération politique des « traditions » par des dictateurs (comme en Afrique) et permet de lutter contre des rites avilissants (esclavage, mutilations sexuelles etc). Son modèle ayant un caractère « universaliste » pourrait à ce titre entrer en contradiction avec certains modèles culturalistes basés sur l’encouragement de la réciprocité (voir plus loin). Il repose en effet sur l’individu plus que sur la communauté (Temple, 2002). Reste en effet à déterminer où « la liberté des uns s’arrête à la liberté des autres », et qui y a droit (quelles limites d’âge ? les « personnes morales » sont-elles inclues ? la nature a-t-elle des droits ? comment prendre en compte la liberté des générations futures ? etc). Ce choix ne peut être que le résultat d’un consensus social, où la participation de chacun est nécessaire, et qui s’exprime sous des formes différentes dans chaque culture. Cette participation elle-même risque de ne pas mener à une acceptation du modèle lui-même. En attendant de trancher, retenons le concept de liberté durable comme modèle possible de développement. Les théories de Sen ont contribué à la création de l’IDH ou index de développement humain (PNUD, 2000) sous l’impulsion de l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq dès 1990 (Sen, 1999). Cet index ne prend pas en compte l’environnement, ni la dimension future, mais évoque le principe suivant lequel rien ne peut justifier de

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sacrifier le présent62. Il a ce caractère en commun avec la théorie néoclassique qui est par essence présentiste (Faucheux et Noël, 1995, p.330) :

« Il a fréquemment été remarqué que, dans le cadre de la théorie néoclassique du développement soutenable, l’extension de l’argument d’impatience (c’est-à-dire la préférence nette pour le présent) à la dimension intergénérationnelle est tout à fait discutable. Ceci donne à la génération présente une influence tutélaire sur les générations futures, qui peut apparaître contestable d’un point de vue éthique ».

Ces deux théories s’opposent sur ce point à la théorie de l’Etat stationnaire de Daly (« écologie profonde ») qui vise plutôt à la préservation d’un environnement le même pour toutes les générations. Pour l’écologie profonde, il existe un seuil en-dessous duquel l’environnement, qui est un être vivant autoreproduit, peut mourir et avec lui l’humanité. Cette conception repose sur le bon sens, mais elle « n’est pas sans conséquence du point de vue de l’équité intragénérationnelle» (ibidem). Elle postule en effet , pour l’humanité, d’accepter une forme de sacrifice du présent, comme la régulation des naissances ou la limitation des consommations. On voit que sur ce point, un compromis doit être trouvé entre les générations présentes et les générations futures. Le modèle chinois Il est intéressant de remarquer les excellentes performances économiques de la Chine contemporaine sur le plan de l’agriculture et des petites entreprises, « l’expérience la plus réussie de toutes les politiques économiques de ces vingt dernières années » (Stiglitz, 2003) :

« Les municipalités de villages ont canalisé la précieuse ressource monétaire, financière, vers la création de richesse dans un climat de vive concurrence pour réussir. Les habitants des villages et des villes pouvaient voir ce qui arrivait de leur argent. Ils savaient si on avait créé des emplois et si leur revenu avait augmenté. »

Stiglitz attribue cette performance à la libéralisation dans un contexte de renforcement du capital social, mais sans remettre fondamentalement en cause le libéralisme économique. Temple (2003) au contraire insiste sur le fait qu’il ne s’agit précisément pas de privatisation, mais de retour au système communautaire:

« Au niveau des villages, il n’y a pas d’entreprise privée qui ne soit directement ou indirectement gérée à partir de la communauté villageoise. Pas plus que de privatisation de terres, il n’y a d’entreprise privée qu puisse imposer sa loi à la communauté villageoise, ne serait-ce que du fait que ces entreprises ne sont pas propriétaires mais seulement locataires des terres où elles sont installées. »

62 principe d’ailleurs assez risqué pour le développement durable

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Sen attribue le succès chinois à la primauté d’autres libertés instrumentales comme l’accès aux soins de santé, à l’éducation et au partage des ressources (« malgré le manque de liberté d’expression »63). Temple se demande si le système communautaire (« rendre des comptes ») n’est précisément pas, via le renforcement du capital social, le fondement de la démocratie. La démocratie réelle, la participation, permise par l’ensemble des libertés instrumentales, seraient alors le fondement du développement durable. Comme aime à le rappeler Sen (1999): « il n’y a jamais eu de famines dans une démocratie ». Mais j’ajouterais que des démocraties peuvent être victimes de famines (quand elles sont agressées de l’extérieur), ou au contraire provoquer des famines par ailleurs. La notion de concurrence ou de compétition (même entre Etats), est donc questionnable en raison même des externalités qu’elle provoque. Economie écologique (le lien entre environnement et économie) Se basant sur les critiques des différents modèles économiques, l’écologie économique64 postule qu’ils sont complémentaires, chacun applicables dans des cas particuliers ou en conjonction, mais rejette les modèles extrémistes en tant que tels (par exemple le modèle néoclassique « pur » et le modèle de l’écologie profonde). Cette école se concentre sur l’interaction entre économie et environnement à cause des problèmes particuliers que posent l’environnement (irréversibilité, incertitude etc), mais n’exclut pas d’être étendue au social par la suite.

Conclusion Il ne suffit pas de savoir que la théorie néoclassique ne peut pas mener au développement durable, encore faut-il y trouver des alternatives. Des théories alternatives, plus en nuances, ont vu le jour. Les unes maintiennent la notion fondamentale de liberté individuelle, mais l’étendent aux libertés dans un sens plus large que la seule liberté d’entreprendre. Il s’agit de donner à chacun les capacités nécessaires à l’expression de ces libertés, dans une perspective d’égalité des chances. La notion d’égalité tout court semble reléguée aux oubliettes, mais soit. Une pratique plus qu’une théorie semble particulière au modèle chinois, qui pourrait bien laisser une place, implicitement, à la conjonction de communautarisme et d’individualisme postulée par la théorie de la réciprocité, avec des relents de marxisme et de libéralisme. D’autres théories se penchent moins directement sur l’être humain pour se concentrer d’abord sur les interactions entre économie et environnement (chaque chose en son temps). Dans la mouvance de l’écologie économique, ces théories laissent un place 63 Stiglitz met le même bémol : « ce n’était peut-être pas la démocratie mais … » 64 Voir par exemple les travaux de Passet, Daly, etc. via la Société international d’écologie économique (http://www.euroecolecon.org).

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aux multiples dimensions, et postulent la complémentarité des disciplines, donc les dangers à vouloir résumer le développement à une théorie (donc à un indice) unique. Nous adhérons à cette idée de « prendre prudemment ce qu’il y a de meilleur dans chaque théorie en fonction des circonstances et des besoins ». On part donc du principe qu’une négociation, un arbitrage politique, seront toujours nécessaire entre les trois extrêmes que constituent le « tout au marché » le « tout au social » et le « tout à l’environnement ». Les alternatives au modèle économique dominant ne sont pas encore achevées car elles ne couvrent pas encore tous les aspects du développement durable, comme par exemple l’environnement et le sociétal pour la théorie de Sen, ou le social pour l’économie écologique.

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DEUXIEME PARTIE : ELARGIR LES HORIZONS

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INTRODUCTION De toute évidence, il n’existe aucune théorie à ce jour qui puisse dessiner une voie pour le développement durable. Partant du postulat que pour trouver une solution au développement durable, il faut élargir les horizons de réflexion, nous allons commencer par « faire appel au reste de l’humanité » en réfléchissant sur la méthode de recherche appropriée pour « trouver » les voies du développement durable. La première manière d’élargir l’horizon est de prendre de la hauteur pour au moins essayer de voir ce que l’autre ou l’ailleurs peuvent nous apporter à nous, chercheurs, théoriciens ou « décideurs » enfermés dans notre tour d’ivoire. La deuxième est de laisser l’autre ou le lointain porter un regard sur nous même, et participer à la définition de ce grand projet qu’est le développement durable. Ce premier essai sur la méthode nous fera découvrir l’importance de la réciprocité dans les relations économiques et même dans les relations à l’environnement. Une fois (re)découverte, la réciprocité, essence de l’être social que nous sommes, s’imposera comme faisant partie, comme l’environnement, de l’horizon plus large à prendre en compte pour le développement durable. Cette vision élargie ne s’arrête pas là. Il faut aussi voir « loin » dans le temps (les générations futures) et dans l’espace (le reste du monde) pour retrouver la cohérence même du projet de survie non seulement de l’espèce humaine, mais de l’Humanité. Nous (re)découvrirons que l’horizon élargi n’est pas seulement le but, mais aussi le chemin le plus efficace. La soi-disant « victoire du libéralisme » ne tient que sur l’apport discret de la réciprocité, de l’environnement, du « reste du monde » et des générations futures. Il reste donc à trouver le moyen de faire en sorte que l’horizon élargi ne serve pas seulement de support à un projet conjoncturel, limité à un horizon restreint (le développement « durable » des plus riches des pays les plus riches pendant un siècle ou deux), mais qu’il soit en tant que tel l’objet du développement durable. Pour ce faire, il faut arriver à intégrer les horizons élargis en tant que bénéficiaires, non plus seulement comme producteurs ou esclaves du développement durable de quelques uns. Cette question cruciale de l’intégration, de la prise en compte du « reste du monde » au sens large, càd de toutes les externalités de quelque point de vue qu’on se situe, fera l’objet d’un chapitre entier. Elle pose en effet des problèmes théoriques et méthodologiques importants. Nous verrons ensuite s’il est possible d’élaborer une théorie générale des externalités. Cette approche théorique suggérera que toute tentative d’intégration a un coût non négligeable, ce qui pourrait bien expliquer que l’intégration ne soit pas apparue spontanément dans les théories du développement : il est plus facile de poursuivre des objectifs simplistes que de penser à tout. Le développement durable n’est pas une mince affaire pour les théoriciens. Mais heureusement, la difficulté est surtout de mettre en équation ce que les sociétés humaines font spontanément : penser à tout.

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CHAPITRE I. MÉTHODE DE RECHERCHE POUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Introduction Nous avons formulé, au début de ce travail, l’hypothèse que le développement durable exige la participation la plus large possible, càd multiculturelle. Dans les chapitres qui suivent, nous essayerons de démontrer que la recherche sur le développement durable doit alors également être participative. Comme en pratique, dans le cadre de ce mémoire, cet idéal n’est pas possible à réaliser, il faudra alors proposer une méthode ad hoc qui puisse « mimer » la participation. Le principe sera de se projeter dans le « regard de l’autre », l’autre en question étant aussi différent culturellement que possible du chercheur. Nous avons choisi de faire appel à l’anthropologie et à l’Esprit de Womba, un agriculteur balante traditionnel de Guinée-Bissau. Une méthode somme toute subjective mais qui est assumée et qui permet, par effet miroir, une distanciation par rapport au sujet de la recherche. Nous survolerons successivement l’importance de la participation, quelques modes de participation dans la prise de décision, et la nécessité d’ouvrir le débat scientifique à des profanes, pour conclure sur les avantages de la recherche participative. Nous serons alors prêts pour présenter la méthode de travail de la suite de ce mémoire. Le processus politique : l’indispensable participation Bauler (2003) défend l’idée que la participation est un élément essentiel du développement durable. Le processus, donc la méthode, aurait autant d’importance que les objectifs. « La fin est dans les moyens » pourrait-on dire. Toute recherche d’indicateurs de développement durables devrait donc également se faire dans un processus participatif (Boulanger et al, 2003). C’est par exemple ce qui se passe pour la matrice d’indicateurs de la Commission du Développement durable des Nations unies (United Nations, 2003), ou pour la sélection d’Indicateurs structurels de l’Union européenne (CEC, 2003). Eurostat, pour la sélection de ses indicateurs d’environnement, a consulté des milliers d’experts (Jesinghaus, 1995). Le jeu d’indicateurs de développement durable construit par la France (ifen, 2001) a lui été soumis à consultation du grand public. La plupart des formes de participation impliquent une délégation. Un nombre de plus en plus restreint d’individus sont sensés représenter l’opinion du plus grand nombre. La recherche-participation pose les mêmes problèmes que la démocratie en général. Retenons que, lorsqu’il s’agit de développement durable, le sujet qui nous préoccupe en particulier est le Globe. Dès lors, la participation devrait être universelle. Suivant ce raisonnement, seul un gouvernement mondial, ou toute forme de concertation mondiale, pourrait choisir le cadre global, les objectifs et les indicateurs du développement durable.

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Les travaux « en vase clos », que ce soit au niveau de l’union européenne, d’une ville ou d’un chercheur, souffriraient inévitablement d’un biais de point de vue. Susan George (2000) et le prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque mondiale, Stiglitz (2002), démontrent à souhait comment les décisions en tour d’ivoire des institutions de Breton Wood (FMI, Banque mondiale, OMC) peuvent mener de nombreux pays65 à la catastrophe sociale, économique et environnementale.

La prise de décision, en particulier au sein du FMI « était fondée, semblait-il, sur un curieux mélange d’idéologie, de mauvaise économie, un dogme qui parfois dissimulait à peine des intérêts privés » (ibidem, p.22).

La confiscation du pouvoir des Etats au nom d’intérêts financiers commerciaux et sous l’emprise d’une idéologie archaïque, encouragée par la toute puissance du levier financier et l’inexistence d’un gouvernement mondial démocratique, a mené à des échecs lamentables qui auraient pu être évités si un minimum de participation aux décisions avait pu être assuré des la base au sommet. Stiglitz montre comment le mode de décision au FMI l’a même progressivement mené à encourager des politiques inverses de celles pour lesquelles il avait été créé :

« On l’a créé parce qu’on estimait que les marchés fonctionnaient souvent mal, et le voici devenu le champion fanatique de l’hégémonie du marché. On l’a fondé parce qu’on jugeait nécessaire d’exercer sur les Etats une pression internationale pour les amener à adopter des politiques économiques expansionnistes (…), et voici qu’aujourd’hui, en règle générale, il ne leur fournit des fonds que s’ils mènent des politiques d’austérité (…). Keynes doit se retourner dans sa tombe en voyant ce qu’est devenu son enfant ». (ibidem, p. 37).

Après avoir montré dans l’histoire du capitalisme occidental ou Est asiatique l’indispensable rôle des Etats démocratiques pour doser libre marché et régulation au fil du développement66, Stiglitz (p. 48) constate :

« Malheureusement, nous n’avons pas d’Etat mondial, responsable envers les peuples de tous les pays, pour superviser les progrès de la mondialisation ».

Ce seul exemple illustre à quel point la participation est importante pour le développement mondial, non seulement au niveau politique, mais aussi au niveau des théories économiques elles-mêmes puisqu’elles doivent pouvoir être modulées par feedback populaire en fonction du lieu et de l’histoire.

65 En fait presque tous les pays où ils sont intervenus, en particulier les pays de l’Est, Russie en tête (« en 1990, le PIB de la Chine représentait 60% de celui de la Russie, dix ans plus tard, c’est l’inverse », Stiglitz, 2002). La population rejette sur la libéralisation (non sur la démocratisation) la grave crise économique que traversent la plupart des pays d’Amérique latine (Graham et Sukhtankar, 2003). J’ai moi-même pu observer les effets dévastateurs des ajustements structurels en Guinée-Bissau (voir annexe). 66 Remarquons avec Temple (2002) que sa critique « de l’intérieur du système » ne remet nullement en question le capitalisme lui-même et que l’Etat qu’il revendique n’a pas beaucoup d’autres fonctions que de garantir une libéralisation « loyale » (voir Bajoit, 1997).

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Modes de participation dans la prise de décision Les Etats les plus démocratiques ont inventé des solutions dont la caractéristique commune est que toute décision ou toute norme est le résultat d’un va-et-vient entre « concepteurs » (technocrates) et testeurs (citoyens) par l’intermédiaire de gouvernants élus. La Commission des Nations Unies pour le développement durable peut être considérée comme le forum actuel de recherche participative, plus ou moins démocratique, sur le développement durable et ses indicateurs. Cependant, il faut se souvenir que l’ONU fonctionne sur le principe d’Etats souverains, ce qui laisse peu de pouvoir au citoyen « beta ». Sur le plan politique mondial, on est donc loin de la « participation ». La science a elle aussi un mode de participation plus ou moins mondial. Puisque nous fonctionnons dans le cadre de cette dernière, voyons quelles sont ses limites et aménagements possibles pour qu’elle puisse valablement nous aider à trouver comment mesurer le développement durable. Le processus scientifique : ouvrir le débat Le processus de sélection scientifique implique également un va-et-vient entre différents lecteurs critiques avant que ne puisse s’élaborer une théorie « robuste ». Mais le débat scientifique reste confiné, « spécialisé ». N’y a-t-il pas là un risque important de biais culturel ? Les scientifiques étant aussi des hommes, on peut supposer qu’ils n’échappent pas au nécessaire « bavardage » destiné à assurer la cohérence du groupe dont ils font partie (selon Dunbar, 2001, 65% du temps de conversation est consacré à des sujets sociaux). Chaque journal spécialisé utilise son propre jargon, ses propres références implicites, sa propre vision du monde. De manière générale, on admet qu’un même terroir sera vu différemment par un géographe, un historien, un biologiste, ou un agronome. Au sein d’une même discipline, tel journal scientifique et ses Referees peuvent constituer une tour d’ivoire difficile à percer. A mon affirmation que les conseillers économiques occidentaux font aujourd’hui surtout référence à la théorie économique néoclassique67, une chercheuse me rétorquait qu’on « ne voit plus aujourd’hui aucun chercheur économiste néoclassique – si ce n’est que quelques vieux bonzes des comités de lecture continuent à influencer le contenu de leurs journaux dans ce sens ». Il y a donc visiblement des « tours d’ivoire » jusqu’au sein des disciplines.

67 Stiglitz (2002) montre comment les politiques économiques du FMI par exemple était « en partie fondées sur l ‘hypothèse dépassée selon laquelle le marché aboutit spontanément aux résultats les plus efficaces » (p.20), même s’il nuance l’apport réellement scientifique et disant par ailleurs qu’elle était « un mélange d’idéologie et de mauvaise économie, un dogme qui parfois dissimulait à peine des intérêts privés » (p.22). Barde (1999) constate que les pays de l’OCDE recourent à des instruments économiques de plus en plus diversifiés dans le cadre de leurs politiques environnementales. Les Etats membres de l’UE ont encore reçu tout récemment d’Eurostat, pour commentaires, une proposition de 12 « indicateurs structurels » sensés couvrir 12 domaines différents (économiques, sociaux et environnementaux) mais tous présentés en tant que facteurs d’une fonction de production « utilisée par la DG ECFIN » typiquement néoclassique. L’output potentiel y dépend seulement du travail, du capital, et de la productivité totale de ces facteurs (Eurostat, 2003b).

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Les disciplines n’ont de plus pas le même statut. Un résultat en science exacte n’est-il pas pris plus au sérieux par un ingénieur qu’un résultat en anthropologie par exemple ? La Science n’a pas du tout l’objectivité qu’on lui attribue (Dayan, 1970)68, et est marquée du sceau de la culture. En tant qu’élite rationnelle, le Scientifique est déjà dans une tour d’ivoire par rapport au commun des mortels : des pans entiers de la « raison » lui échappent peut-être à cause de cela. Nous partirons donc du postulat qu’il existe une science inaccessible à Notre Science, inaccessible à la parole (aux symboles, aux formules). Nous postulons que l’intuition – ou le hasard ou peut-être la construction sociale – ont un rôle à jouer dans la recherche sur les développement durable Qu’il n’y a pas de Vérité unique69. Et que si un ensemble fini de Vérités devait exister , elles ne seraient pas entièrement réductible à des formules, à des mots70. Tout comme le principe d’incertitude d’Heisenberg oblige à admettre qu’une partie seulement de la réalité peut-être perçue, de même, on ne pourrait formuler qu’une partie du développement durable. En termes scientifiques, on parlerait de logique floue, de probabilités ou d’incertitude pour admettre qu’il n’y a pas de science « exacte » du développement durable. En linguistique, on reconnaîtra que certains concepts sont intraduisibles71. Les anthropologues avoueront ne pas pouvoir expliquer certains comportements suivant les référentiels occidentaux72. Autrement dit, il existe des savoirs « inaccessibles » au scientifique moyen rationnel. PtahHotep (-2500) disait déjà : « Apprends auprès de celui qui est ignorant comme avec le Savant ». Si l’on accepte cette ouverture de l’esprit scientifique, il faut 68 Dayan démonte notamment le mythe de l’objectivité (l’universalité) de la connaissance scientifique, le mythe du lien entre Vérité et Connaissance quantifiable et reproductible, le mythe de la conception mécaniste, formaliste ou analytique de la nature (également critiqué par Goldsmith, 2001), le mythe de l’indispensable spécialisation des experts, le mythe de l’omnipotence de la science et de la technologie pour résoudre les problèmes de l’homme et le mythe technocratique basé sur le savoir incontesté des experts, seuls aptes à prendre les bonnes décisions. 69 « S’il n’y avait qu’une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème » (Picasso). 70 La recherche de lois fondamentales est un rêve que partagent les scientifiques les plus rationnels et les religieux les plus spirituels. Cela tient de l’esthétique: une formule comme E=mc2 n’est-elle pas esthétique ? La recherche d’une théorie unifiée pour la physique n’a-t-elle pas quelque chose de fascinant ? Rifflet (2000) consacre tout un chapitre à la laïcité occidentale dans son ouvrage « Les mondes du sacré », comme pour nous rappeler la fascination universelle de l’explication simple des grands mystères de l’humanité et de nos origines. Il constate que certaines prémisses du Tao sont « une éblouissante anticipation des théories d’Einstein sur la relativité de l’Espace-temps » (p.580) et il décrit longuement les théories de Prigogine (pp.727-739) en ce qu’elles ont trait à la recherche de sens « sacré ». Et le grand physicien Hawking (1989, p. 213) termine un de ses best-sellers de manière révélatrice : « Cependant, si nous découvrons une théorie complète, elle devrait un jour être compréhensible dans ses grandes lignes par tout le monde, et non pas par une poignée de scientifiques. Alors, nous tout, philosophes, scientifiques et même gens de la rue, serons capables de prendre part à la discussion sur la question de savoir pourquoi l’univers et nous existons. Si nous trouvons la réponse à cette question, ce sera le triomphe ultime de la raison humaine – à ce moment, nous connaîtrons la pensée de Dieu ». 71 Voir le chapitre sur les problèmes de traduction 72 Mauss par exemple, « se reprend sans cesse sur le vocabulaire de l’échange et de l’intérêt, ces mots typiquement européens, dit-il, qui s’appliquent si mal à ce qu’il veut dire. Et il abandonne la parole aux ‘indigènes’, les véritables inventeurs de la réciprocité » (Temple, 1995, p.15).

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admettre que l’intuition de l’Autre (du non scientifique ou du non spécialiste) peut contenir une part de vérité. Si cette intuition est partagée par un grand nombre d’individus, on peut faire l’hypothèse qu’elle contient certainement une part de savoir que la théorie considérée n’arrive pas encore à intégrer. Ce qui nous ramène à l’hypothèse de départ : le développement durable est affaire de Science ET de Politique, pour peu que l’on puisse séparer l’un de l’autre73. La notion de « participation » prend alors tout son sens non seulement en Politique, mais également en Science du développement durable. La recherche participative La recherche participative existe de longue date. Elle porte le nom de « recherche-participation », « recherche-dévelopement » (Lefort et al, 1983, de Sardan, 1995), « recherche-action » ou « recherche en milieu paysan ». Il s’agit de faire participer le « commun des mortels » à une recherche scientifique même fondamentale. Les anthropologues connaissent bien cette méthode, sans laquelle ils n’auraient sans doute pas découvert grand chose : «Au cœur de la pratique anthropologique il y a toujours le souci de l’observation participante, càd (…) d’étudier avec les gens leurs problèmes (…). Cela c’est passer des hommes sujets d’étude à des hommes qui coopèrent à l’étude de leurs problèmes » (Godelier, 1977). En sciences humaines, cette confrontation à « Monsieur tout le monde » relève du bon sens. En Science du développement, de nombreuses ONGs défendent ce point de vue avec insistance, comme principe fondamental du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». L’ENDA GRAF Sahel à Dakar applique cette méthode de recherche participative, au point que les chercheurs-développeurs s’en sont trouvés transformés eux-mêmes (N’Dione, 2001).

« Cela nous amène de plus en plus à utiliser les mêmes outils que ceux que nous découvrons à la base, au contact des groupes ou des acteurs avec qui nous interagissons. Le changement n’est donc pas un phénomène unilatéral ». En fait « le cheminement importe au moins autant que le résultat », explique le responsable de l’association.

Ajoutons donc l’idée qu’il «existe un scientifique en chacun»74. Il faudrait a priori accorder une attention réelle à un doute, une critique formulée par « Monsieur tout le monde » sur telle ou telle théorie75.

73 Bajoit (1990), relève le lien étroit entre théories scientifiques du développement et politiques économiques et sociales des acteurs (voir annexe). 74 Comme le vrai scientifique, ce scientifique « profane » ne saura évidemment pas tout sur le développement durable. Il connaîtra des choses limitées à son contexte «terre à terre», alors que le scientifique connaîtra des choses limitées à son contexte « littéraire ».

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Ceci peut signifier que la théorie est incomplète, mal formulée, comporte des simplifications réductrices, oublie des dimensions etc. Voici un exemple pour appuyer ce propos.

Rizière balante récupérée sur la mangrove (Caboxanque, Guinée-Bissau, 1986)

75 Il ne s’agit pas non plus de tomber dans une espèce de mythe du bon sauvage, mais reconnaître que tout le monde détient (seulement) une part de la connaissance - les éleveurs sur le degré d’appétence des plantes, les agriculteurs sur le sol (état de surface), les pêcheurs sur les périodes (moments) – et que par ailleurs tout le monde n’a pas la même capacité de réflexivité par rapport à sa propre pratique.

A Caboxanque, en Guinée-Bissau, vivent des riziculteurs de l’ethnie balante brassa. Un programme de « recherche en milieu paysan », financé dans les années 80 par l’IRFED et la FAO, cherchait à comprendre comment les Balantes faisaient pour obtenir des rendements à long terme nettement supérieurs à ceux qu’obtenaient les meilleurs experts occidentaux sur ces sols particuliers récupérés sur la mangrove (voir photos). Leur rendement moyen était de 150 quintaux à l’ha, année sur année sans jachère, alors que de nombreux projets de modernisation avaient abouti … à l’acidification irréversible des sols (rendement O année sur année …). Divers essais de variétés venues du monde entier étaient mis en œuvre en station et en milieu paysan. Un doctorant trouva enfin une amélioration possible du système balante : sur base d’études de l’évolution de l’acidité et de la salinité du sol au fil des saisons, il montra que les Balantes auraient avantage à avancer le repiquage des plants de riz d’un mois. Comme la structure du projet le prévoyait, ce résultat fut exposé aux Balantes lors qu’une «restitution ». Ils répondirent simplement : « ah oui, on sait bien qu’il vaut mieux repiquer plus tôt, mais on ne le fait pas parce qu’en repiquant plus tôt, on expose les repiquages aux insectes et oiseaux, plus nombreux dans les champs à cette période ». Si les paysans avaient répondu « nous devons attendre que le chef de terre ait fait les cérémonies utiles et nous ai donné le feu vert », il est probable que les scientifiques auraient pensé qu’il « faut changer les mentalités ».

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Tentative ratée de récupération de terrains sur la mangrove par des experts européens (acidification irréversible du sol en Casamance, Sénégal, 1986). Cet exemple illustre que l’acteur de base a une perception « intégrée » de son sujet. Dans sa perception, qu’elle soit rationnelle ou transcendantale, interviennent diverses formes d’intuition ou de « mémoire collective » consciente ou inconscientes. Mais il est confiné dans sa « spécialisation contextuelle » et une série de dimensions, éventuellement scientifiques, lui échappent si elles ont peu de chance de le concerner. Le scientifique a lui une connaissance approfondie de sa discipline et, même s’il se veut pluridisciplinaire, il est confiné dans « la Science », la Raison ou l’idée qu’il se fait de sa discipline. Il y a peu de chances qu’il prenne en compte des dimensions « irrationnelles », soit qu’il les rejette a priori, soit qu’il ne dispose pas de clé pour les intégrer dans son analyse. Or l’irrationalité (réelle ou supposée) est une caractéristique humaine objective. Même dans ce cadre objectif « élargi », la méthode scientifique souffre donc de lacunes. Toute motivation qui n’a pas pu s’exprimer de manière rationnelle risque d’être exclue de l’analyse scientifique76. Il est dès lors même difficile de résoudre la partie « objective » du développement durable dans un cadre purement scientifique. Le regard de l’Autre reste donc nécessaire non seulement en Politique du développement durable, mais aussi dans la Science du développement durable. Pour tenir compte de ce relativisme politique et scientifique d’une part, et de l’universalisme intrinsèque (sauver la planète sans écraser ses voisins) du projet de développement durable, une théorie d’indicateurs du développement durable doit être acceptable quel que soit le point de vue opéré. En d’autres termes, elle devrait être

76 Une des obsessions de l’anthropologie économique (travaux de Mauss, Sahlins et consorts) a dès lors été d’essayer de démontrer la rationalité des systèmes exotiques pour leur donner droit au chapitre, renforçant indirectement, comme nous le verrons plus loin, le sentiment d’universalisme de l’hypothèse de rationalité des acteurs

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universelle77. Il apparaît que la recherche participative est pour ce sujet un outil approprié pour obliger un minimum de relativisme culturel laissant un maximum de liberté pour les « horizons étroits » et limitant les impératifs universels, pour les horizons élargis, à leur strict minimum. Méthode L’acceptation de l’importance du relativisme culturel en matière de développement durable doit avoir des implications sur la méthode de recherche utilisée pour ce travail. Il s’agirait idéalement de confronter les hypothèses et les premiers résultats à diverses enceintes ou points de vue, pas seulement scientifiques. En tant qu’étudiant, je me trouve cependant devant une difficulté pratique de taille. Comment construire un modèle à vocation « universelle » dans un cadre - une recherche personnelle – qui échappe à la participation générale ? Méthode de participation … virtuelle Vues les contraintes pratiques qui nous empêchent de « consulter large » (au delà d’un cercle social restreint) nous proposons la méthode suivante, non dénuée d’artifices, nous en sommes bien conscients: -recherche bibliographique ; -développement d’un cadre « personnel » -confrontation par projection dans un « regard de l’autre » -confrontation réelle au regard de l’autre. Le troisième point est évidemment le plus périlleux. Il importerait d’arriver, ne serait-ce que virtuellement, à permettre par exemple à un paysan africain illettré quelconque, de participer à la théorisation du développement durable. Avant la confrontation réelle, cette méthode par projection dans des cultures contrastées devrait permettre un premier tri (par élimination) des diverses hypothèses ou indices en « compétition ». Cette méthode repose ici sur des lectures anthropologiques et sur mon expérience personnelle en Afrique. Elle comporte bien entendu des risques (éliminer une théorie par mauvaise traduction78 du « regard de l’autre ») . Mais ces risques ne sont pas plus grands que ceux de la réflexion en vase clos (suivant la « pensée unique »). Peu importe après tout qu’une hypothèse soit réfutée directement par un « primitif » ou par l’anthropologue qui s’en fait l’interprète, par un « illuminé » ou par un « moderne » : ils font tous partie de l’humanité. 77 Au niveau local, Latouche (2001) défendra au contraire l’idée de pluriversalité, assumant que le diversité culturelle est nécessaire et doit mener à la diversité des modèles de développement. Cependant, il faut admettre avec Sen (2003) que certains besoins et droits fondamentaux doivent être reconnus à l’ensemble de l’humanité et que la tradition n’est parfois qu’un prétexte à l’oppression des uns par les autres. Pour concilier ces points de vue, on peut recourir au principe de subsidiarité cher à l’UE, chaque problème devant être résolu à l’échelle appropriée. Nous verrons plus loin que certaines caractéristiques sociales étant universelles, tout espoir n’est pas perdu de trouver des « règles minimales » leur permettant de s’exprimer. 78 Nous reviendrons sur la question de la traduction

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La confrontation directe qui pourrait suivre peut se réaliser de différentes manières coutumières de l’anthropologie culturelle. Soit une confrontation réelle sous forme d’enquête participative (discussions transcrites in extenso, voire représentée dans un document cinématographique). Cette dernière peut être directe (communication dialectique, moyennant les traductions les plus fidèles possibles - ce qui n’est pas évident comme on le verra dans un chapitre dédié aux problèmes de traduction – et discussions sur le thème du développement durable et les indicateurs qui permettent de s’en assurer79). La confrontation peut aussi être indirecte à partir de documents libres comme une biographie d’une personne comme Baba Giwa (1949) dans laquelle toutes les préoccupations humaines égoïstes et altruistes se retrouvent. Enfin, une synthèse sous forme d’études anthropologiques basées sur ce genre de source (par exemple enquête participative à grande échelle) ne serait pas inutile, mais bien sur hors de mes moyens. Pour personnaliser le « regard extérieur » de quelqu’un que nous n’avons pas ou plus l’occasion de rencontrer, nous utiliserons la méthode « naturelle » de consultation mentale d’un individu réel dont on se dit: « qu’en penserait-il ? ». Nous emprunterons par exemple le personnage de Womba80, un agriculteur Balante rassa de Guinée-Bissau.

Il y a dans toute société, en particulier la société balante où la palabre n’est pas un vain mot81, des tenants et des opposants de thèses variées. Un deuxième personnage

79 les termes utilisés n’ont pas besoin d’être jargonnants : tout le monde a une idée sur la manière d’améliorer le vécu des gens de manière viable en tous temps et en tous lieux. Les indicateurs sont des signes exemplatifs qui « montrent » que telle ou telle situation va mieux ou moins bien. Par exemple, en pays balante, la disparition des grands arbres pour faire des pirogues, ou la plus grande fréquence des ruptures de barrages dus à un mauvais entretient due à la fuite de forces vives sont des signes de non durabilité qui n’échappent à personne. L’existence et la redistribution de surplus indigènes, comme lors d’un Canta Po (voir plus loin), sont un signe d’abondance, donc, au moins localement, de développement durable. 80 Womba serait, dans la structuration du pouvoir balante suivant Handem (1986, 126), un chef de concession (Alante n’dã), et à ce titre, participant au Conseil des anciens (« gérontocrates »). 81 Handem (1986) démontre à quel point le système balante, souvent qualifié non sans fondements d’anarchiste et de gérontocratique, est profondément démocratique, avec un jeu de contrepouvoirs et de consultation populaire très élaboré.

L’Esprit de Womba Nan Depa Womba Nan Depa fut notre voisin à Caboxanque, Guinée-Bissau. Nous empruntons son nom pour personnifier un Balante « idéal-type », tel que nous percevons cette population à la fois traditionnelle et encrée dans le monde moderne, dont la particularité est de résister en connaissance de cause à certaines valeurs occidentales dites « universelles » comme l’économie d’échange, au nom de l’éthique balante. Womba aurait pu être un chasseur-cueilleur du Kalahari, un petit commerçant musulman, un prêtre bouddhiste ou une grand-mère occidentale illettrée. Càd toute personne pour qui la réciprocité fonde l’éthique, mais qui doit vivre ou survivre dans un cadre d’économie de plus en plus marchande. Si nous choisissons Womba, c’est parce qu’ayant vécu deux ans et demi dans son village, nous avons pu pendant de longues palabres confronter notre perception occidentale à la perception balante de divers problèmes. Il nous est dès lors permis, non pas de savoir exactement ce que pense Womba, mais de l’imaginer à la lueur du choc culturel de nos contacts de l’époque.

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« type » pourrait intervenir dans la discussion. Ce pourrait d’ailleurs être Womba lui-même « pensant tout haut », mais appelons-le Maudo82.

Il va de soi que ces personnages83 sont aussi caricaturaux que le sont les classes sociales de Marx ou l’homo economicus de la théorie néolibérale. Ils sont cependant indispensables au débat dans la mesure où ils sont sans doute plus représentatifs du reste de l’humanité, « pauvre et déconnectée », que la minorité intellectuelle qui traite du développement. Nous les avons choisi dans la société balante par opportunisme, ce qui est une limite pour en faire un « idéal type » mais peut suffire à ce stade du débat. D’autres regards portés par d’autres points de vue culturels pourront par la suite étayer ou contredire ces critiques. Nous essayerons donc autant que possible pendant les réflexions théoriques de nous poser régulièrement la question : « Et qu’en penseraient Womba et Maudo? »84. Il s’agira d’une méthode de travail pas tellement différente de celle qui vient spontanément lors de réflexions en cercles restreint, où l’on s’imagine ce qu’en penseraient les absents en demandant à des « experts de terrain ». La méthode scientifique elle même prévoit de « donner la parole » aux défenseurs et opposants d’une thèse en discussion. Remarquons que cette méthode est utilisée par les animistes quand ils « entrent en communication avec leurs ancêtres », ou par les 82 La description de Maudo s’inspire de personnages réels. Ses caractéristiques de participation au pouvoir sont documentées par Handem (1986, 126-127). 83 J’écarte volontairement les intellectuels et praticiens du développement africains, dans la mesure où ils ont accès, directement ou indirectement, aux débats internationaux et à la littérature. 84 En pratique, je ne citerai ni l’un ni l’autre, mais on les reconnaîtra dans les quelques exemples encadrés dans cette étude.

L’Esprit de Maudo, Maudo est un jeune lettré de la trentaine récemment initié. A ce titre, il exerce une fonction de maintien de l’ordre dans la société, exécutant les décisions du Conseil. Mais il participe également au Conseil des « anciens » où il tente de défendre une volonté de changement, de modernisation de la société, de développement par l’accès à des outils technologiques appropriés. Pendant la lutte de libération, il aurait été guerilleros. Aujourd’hui, membre du PAIGC et sans doute futur membre du Comité villageois (contact officiel entre village et administration), il tente non sans difficulté de distiller au Conseil une idée de progrès technologique et culturel, en raison des bienfaits qu’il en attend pour l’ensemble. Il est néanmoins limité dans cette voie par sa propre éthique et par la pression sociale profondément égalitariste, qui lui empêche de montrer l’exemple en s’engageant lui-même dans des projets pilotes individuels. S’il avait été un peu plus jeune, il aurait peut-être fait partie du mouvement contestataire des non-initiés, le mouvement jang-jang, harassé par la surcharge de travail et les contraintes sociales imposées par le pouvoir traditionnel. Mais le Conseil des anciens ne lui est pas inconnu. Dès l’adolescence, il avait en effet été plusieurs fois désigné par ses pairs comme chef de groupe d’âge, et avait été consulté à ce titre par le Conseil pour les débats politiques concernant toute la communauté, en particulier l’adhésion à la guerre de libération. Plus tard, sans être chef de groupe, il avait parfois été consulté en raison de ses capacités exceptionnelles prouvées par des actes de bravoure comme des vols spectaculaires, ou en tant que lettré. Maudo est promis à une belle carrière politique tant interne qu’externe car il représente le lien entre modernisme et tradition.

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croyants en prière. Le chef de famille balante, lors d’une séance rituelle favorisant la méditation, s’adresse à son père défunt comme s’il était là, et ce père continue, virtuellement, à le conseiller comme il l’aurait fait. Le chef de famille, en consultant les ancêtres ou les « esprits », adopte en fait une démarche d’expert. Pour cela, il faut que le demandeur arrive à se représenter mentalement son interlocuteur, ce qui est d’autant plus facile qu’il l’a bien connu. De même, le prêtre « interroge Dieu » sur base de ses connaissances théologiques et interprète sa volonté pour des problèmes concrets. Pour les uns comme pour les autres, la conformité de leur représentation mentale du « conseiller absent » est validée par la répétition de l’expérience en double-aveugle (si d’autres « chercheur » arrivent à la même conclusion indépendamment). Il va sans dire que la méthode qui consiste à se faire l’interprète autoproclamé de la pensée d’autrui est assez fragile. Faire appel à l’esprit de Womba n’est qu’une manière imagée de se baser sur mon expérience de terrain. Nous fondons en effet ce « regard de l’autre » sur notre vécu personnel de « choc culturel », en quête du « meilleur développement viable » pendant plusieurs années avec des « développés » , des « développeurs » et la littérature: telle est la « confrontation au regard de l’autre » la plus contrastée à laquelle nous pouvons, dans le cadre de ce travail incomplet, faire référence aujourd’hui.

« … il s’agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l’autre donne du sens à la nôtre » (Latouche, 2001).

Preiswerk (1975) qualifierait cette approche de

« relativisme radical, qui analyse la conception de la vie dans la société traditionnelle ; elle cherchera à éliminer les concepts et valeurs de la culture du chercheur et à se fonder sur ceux de la culture observée ; elle diminuera les risques de déformation de l’objet d’étude mais elle augmentera les difficultés de la communication interculturelle ».

En tant qu’interprète, les anthropologues peuvent contribuer à faciliter cette communication interculturelle. Afin de faciliter la compréhension par des lecteurs d’autres disciplines ou ayant des expériences de choc culturel différentes, je consacrerai quelques chapitres à l’explication de la manière de voir le monde pour un « Balante moyen », auquel je me réfèrerai parfois, ou pour des cultures décrites dans la littérature. La dernière étape de la confrontation serait de faire relire le travail par des anthropologues, puis de l’exposer, si possible, à des personnes d’horizons lointains, ce qui n’entre pas encore dans mes moyens.

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CHAPITRE II. L’ÉCONOMIE DE RÉCIPROCITÉ De l’observation anthropologique à la réciprocité Nous avons servi pendant un mois d’informateur et d’interprète pour une mission d’étude en Guinée-Bissau de Dominique Temple, un anthropologue indianiste. Les questions qu’il posait pour vérifier ses hypothèses pour une théorie universelle de la réciprocité, et les réponses que donnaient les notables Balantes ou Nalus intérrogés fournirent une clé de compréhension de certains comportements économiques "irrationnels" observés par les « développeurs » chez les Balantes brassa bunghe (société agricole d'abondance). Temple (1987) démontra que l’économie balante était basée avant tout sur l’économie de réciprocité, ce qui fut confirmé immédiatement par d’autres chercheurs-acteurs de terrain travaillant en milieu balante (Sydersky85, 1987, Sabourin86, 1988) en complément d’une thèse en anthropologie politique qui s’achevaient à ce moment (voir Handem, 1986). Cette découverte pour nous de la réciprocité comme théorie économique complémentaire - qui résista à quatre ans de recherche économique « néoclassique » menées par la suite en Belgique (voir Kestemont et al, 1992) - est une des motivations de cette thèse. Elle justifie pourquoi nous voudrions pouvoir "tester" tout indicateur à la lueur de sociétés où la réciprocité coexiste avec l'échange jusque dans ses rapports au "reste du monde". La sphère relationnelle Une des caractéristiques de la théorie néoclassique est la disparition complète de la dimension éthique dans la perception des relations économiques. En paraphrasant Beckerman (1992)87, on pourrait résumer la règle de conduite néolibérale par la phrase "... la façon la plus sure d’arriver au développement durable est de devenir riche". La théorie de l’économie de réciprocité renoue, comme nous le verrons, avec les fondements éthiques de l’économie, présents chez ses antiques précurseurs comme Aristote (-350b), et même chez des « matérialistes » comme Marx88. Elle permet de

85 il est resté 4 ans dans la région, travaillant dans un programme de recherche-participation et d’éducation villageoise 86 lui-même auteur d’une thèse sur les Jivaros, il travaillait alors à un programme d’éducation intégrée dans ma région. 87 "... la façon la plus sure d'améliorer votre environnement est de devenir riche" (Beckerman, 1992) 88 Marx (1844) nous laisse le texte suivant: « Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité.

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prendre du recul par rapport à la seule sphère marchande, et renoue le lien entre économie et société. Avant d’expliquer longuement ce qu’est la réciprocité, il est nécessaire de redéfinir l’économie. L’économie retrouve son sens étymologique, càd la gestion de la « maison » de l’homme, autrement dit suivant un concept plus récent, de la technosphère. Nous incluront donc dans cette sphère économique étendue : -les échanges non marchands, tels que le troc ; -l’économie d’autosubsistance, et l’économie informelle (celle qui n’apparaît pas dans les statistiques); -tous les transferts de biens et de services qui ne relèvent pas de l’échange. Nous verrons que le concept de réciprocité concerne toutes ces catégories mais permet une prise en compte de la troisième catégorie, que les théories marchandes n’arrivent pas à expliquer. Enfin, la réciprocité s’étend jusqu’aux relations purement sociales : les rapports humains.

3) J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4) J'aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien.» (Marx, 1844).

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L’économie de réciprocité peut se positionner, dans les trois sphères de Passet, entre la sphère sociale et la sphère économique (marchande) qu’elle englobe en grande partie (à part peut-être la spéculation financière), et jusque dans la sphère environnementale qu’elle peut partiellement recouvrir si l’on se place d’un point de vue culturel animiste, et peut être d’un point de vue de l’écologie profonde (Gaia).

Les quatre sphères L’importance de la réciprocité dans le comportement humain a été mis en évidence dans une abondante littérature en sociologie, ethnologie et anthropologie, ainsi que dans des expériences de psychologues et d’économistes (voir références à partir de 1960 par Falk et Fischbacher, 2000). Nous allons expliquer la théorie de réciprocité par une série d’exemples basés sur notre expérience personnelle et sur la littérature anthropologique et économique La réciprocité Temple et Chabal (1995) dressent une nouvelle interprétation des observations de Mauss et Malinowski sur le don, en tant que forme de rapport économique difficilement explicable par la théorie économique. Le terme « réciprocité » regroupe les différentes formes de relations humaines qui ne se résument pas à un échange. Pour Mauss (1924), le cycle don-contre don est implicitement une forme archaïque de l'échange, quoiqu'il hésite à ce sujet. La réciprocité ne ferait donc pas exception aux théories utilitaristes. Les économistes de l’époque se sont emparés de cette interprétation qui universalisait en quelque sorte les théories économiques classiques. Ces dernières ne prétendaient en effet pas jusque là s’occuper d’autre chose que du système marchand.

Biosphère Réciprocité

Sphère socio-culturelle

Sphère économique

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Mais pour Temple, la réciprocité est par contre l’inverse de l'échange, autrement dit son complémentaire indissociable. Il l'argumente de multiples façons dans diverses publications en prenant des exemples chez les Indiens d’Amazonie (chez qui il a vécu 7 ans), Mauss, Malinowski, Marx, Gorbatchev, Cabral, et Aristote. Sa théorie explique en particulier les comportements "inexplicables par l'échange différé" que j'ai observé chez les Balantes et ailleurs, et dont nous verrons quelques exemples. L’abondante littérature économique expérimentale (bien résumée par Fehr et Gätcher, 2000) aujourd’hui consacrée au gradient de comportements humains entre égoïsme pur, réciprocité et altruisme pur lui donne implicitement raison. On peut déduire de cette littérature un gradient de comportements humains fondamentaux répondant schématiquement au modèle ci-dessous : égoïsme pur----- réciprocité ---- altruisme pur La réciprocité elle-même prend différentes formes et « intensités d’altruisme ». On distingue (Fehr et al, 2002, Sethi et Somanathan, 2003) une forme de réciprocité dénuée sans ambiguïté de tout égoïsme direct ou indirect et qu’ils appellent réciprocité dure :

« Une personne est réciproque dure si elle prête à : -sacrifier des ressources pour être agréable à ceux qui sont agréables (réciprocité positive dure) ; -sacrifier des ressources pour punir ceux qui sont désagréables (réciprocité négative dure)

La caractéristique essentielle de la réciprocité dure est la volonté de sacrifier des ressources pour récompenser les comportements bienveillants (fair) et punir les comportement malveillants (unfair) même si c’est coûteux et que cela ne donne lieu à aucun bénéfice matériel présent ou futur. »

Qu’une action soit perçue comme juste ou injuste dépend des conséquences distributionnelles de l’action par rapport à des actions de référence neutre (Rabin, 1993), et des motivations ou intentions (Falk et Fischbacher, 2000)89. Fehr et al (2002) distinguent la réciprocité dure de l’altruisme pur (bienveillance inconditionnelle) dans la mesure où la réciprocité dure est conditionnelle à la perception qu’on a des autres acteurs. L’altruisme peut être considéré comme une forme extrême de la réciprocité (s’adressant également à des personnes purement égoïstes par exemple), alors que la réciprocité « dure » n’en est qu’une variante. Les comportements observés dans le monde réel combinent égoïsme et réciprocité. Suivant les définitions et les théories, on peut classer, sur une échelle de comportements allant de l’égoïsme à l’altruisme, les zones de pertinence des théories utilitariste d’une part, et des théories de la réciprocité d’autre part. Les grisés du graphe ci-dessous correspondent aux définitions plus ou moins restrictives de l’utilitarisme rationnel (ligne du bas) et de la réciprocité (ligne du haut). L’essentiel à

89 ce dernier point élimine une autre théorie, la théorie de l’aversion à l’iniquité, où les motivations ne jouent aucun rôle (ibidem, p.4)

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noter est que l’utilitarisme est absolument incapable, même au prix de tortueux aménagements, d’expliquer la réciprocité dure. Par contre, la réciprocité ne peut pas expliquer un comportement 100% égoïste, de sorte que les deux théories sont complémentaires. réciprocité égoïsme pur réciprocité dure altruisme

pur utilitarisme Dans diverses conditions expérimentales appliquées à divers pays du Nord90, on observe une proportion tombant rarement en-dessous de 40% et jusqu’à 66% de sujets manifestant des comportements de réciprocité positive dure, contre 20 à 60% de comportement égoïstes (Bolle, 1998 ; Fehr et Falk, 1999, McCabe, Rassenti et Smith, 1998, Charness, 2000, McCabe, Rigdon et Smith, 2000, Abbink, Irlenbusch et Renner, 2000 ; Gächter et Falk, 2001, Fehr et Gächter, 2000), dont 20 à 30% purement égoïstes (Fehr et Gächter, 2000). L’altruisme pur (coopération inconditionnelle avec un partenaire anonyme égoïste) est pratiquement inexistant dans les expériences (Falk et Fischbacher (2000), ce qui est compatible avec la réciprocité dure (la propension à punir les « égoïstes » va à l’encontre du sentiment naturel d’altruisme91). De même, la réciprocité a tendance à disparaître face à un partenaire aléatoire non humain (ibidem) ce qui montre le caractère éminemment social de la réciprocité. Notons que la réciprocité dure observée expérimentalement ne peut pas s’expliquer par d’autres théories dominantes de l’altruisme et de la coopération (Fehr et al, 2002, p. 10) : -ni par la théorie de la sélection parentale car les sujets des expériences savent qu’ils sont étrangers les uns aux autres ; -ni la théorie de l’altruisme réciproque (un altruisme conditionnel à un retour, en fait, une forme d’échange différé) car il n’y a pas de gain futur lié à la coopération manifestée ; -ni par la théorie de la réciprocité indirecte car les sujets sont anonymes et ne se voient pas, ni ne se connaîtront, ce qui implique aucune influence sur la réputation individuelle ; -ni par la théorie des signaux de coûts de traits inobservables pour les mêmes raisons. Comme les sujets interagissent une seule fois sous toutes ces conditions, aucune théorie de l’évolution n’arrive à rationaliser ces comportements. Il s’agit donc bien de comportements « irrationnels » basés sur l’émotion ou tout autre facteur de sociabilité instinctif ou acquis.

90 Autriche, Allemagne, Hongrie, Pays-Bas, Suisse, Russie et USA (Fehr et al, 2002) 91 la résultante peut être un altruisme modéré, l’indifférence, ou une punition modérée

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Nous allons maintenant nous concentrer sur la réciprocité dans son sens le plus large, telle que définie par Temple et Chabal (1995), incluant l’altruisme et excluant les formes pures de calcul différé. L’économie de réciprocité, la réciprocité dans l’économie, et les générations futures La réciprocité intervient dans l’économie totale de deux manières : -elle détermine les forme non marchandes de flux de biens et services (l’économie de réciprocité); -elle contribue à la marche des affaires (l’économie marchande) La réciprocité n’est pas limitée aux « échanges » sociaux (amitié etc) ou aux échanges marchands car elle est elle-même porteuse d'économie en dehors de l’économie marchande (Temple et Chabal, 1995). Elle engendre des flux de biens, motive des modes de production particuliers, peut même engendrer des surproductions et comporter des formes d’aliénations et d’effets pervers (par exemple dans le Potlatch). Elle peut est positive (dons) ou négative (réciprocité de la Vengeance chez les Jivaro). Elle explique le "quiproquo historique" entre amérindiens (qui voulaient dominer par le don) et conquistadors (motivés par l’accumulation), incompréhension réciproque qui a mené les Incas à leur perte. Elle explique l’escroquerie. Elle explique aussi l'ambiguïté des relations Nord-Sud, et le poids de la dette morale que nous avons pour les USA qui nous ont « libérés du fascisme et préservé du communisme » (Verhofstad, 2002). Pour Temple et Chabal, l'échange apparaît quand le lien social passe au second plan. Comme il a toujours existé (voir encart), il serait difficile de le percevoir comme une étape «postérieure» d‘évolution. C'est une solution retenue par tous les peuples quand elle permet des solutions matérielles gagnant-gagnant (suivant les théories économiques) sans investissement social démesuré.

Cet exemple montre qu’il est difficile de concevoir une économie qui ne fasse pas appel aux relations humaines, sauf à la virtualiser en augmentant la distance sociale, comme peut-être dans le capitalisme économétrique.

Hérodote donne un exemple de “commerce à la muette” quasi dénué de relations humaines entre Cartaginois et indigènes d’une contrée en Libye : « lorsqu’ils sont arrivés chez ces hommes et qu’ils ont débarqué leurs marchandises, ils les déposent en rang le long de la grève, se rembarquent sur leurs vaisseaux et font de la fumée ; les indigènes voyant cette fumée, se rendent au bord de la mer, déposent de l’or qu’ils offrent en échange de la cargaison, et s’en retournent à distance ; les Carthaginois débarquent, examinent l’or ; s’il leur paraît équivaloir à la cargaison, ils l’enlèvent et s’en vont ; s’ils ne leur paraît pas équivalent, ils remontent sur leurs vaisseaux et s’y tiennent ; les indigènes s’approchent et ajoutent de l’or à ce qu’ils avaient déposé, jusqu’à ce qu’ils les aient satisfaits. Ni l’une ni l’autre des parties, disent les Carthaginois, ne fraude : eux-mêmes ne touchent pas à l’or avant qu’il ait atteint à leur avis une valeur égale à celle de la cargaison, et les indigènes ne touchent pas aux marchandises avant qu’eux aient pris l’or. » (Hérodote, 1945)

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La réciprocité par contre se définit inévitablement en rapport aux autres (recherche de prestige, valorisation du Nom, valorisation du lien), en rapport à soi-même (production de Sens, d'Etre (humain) pour soi-même, incognito), ou par seule référence au groupe (altruisme pur et réciprocité dure de Fehr et al, 2002). Elle fonde l'éthique. Elle existe dans toutes les sociétés et à toutes les échelles. La norme de réciprocité « n’est pas un élément de culture moins universel et important que le tabou de l’inceste » (Gouldner, 1960). Elle s’applique à toutes les formes de relation, qu’elles comportent ou non des aspects matériels.

« La réciprocité n'est pas seulement la matrice du sentiment d'humanité mais aussi la condition nécessaire de la fonction symbolique. Il existe plusieurs structures élémentaires de réciprocité, chacune génératrice d'un sentiment de soi spécifique qui se traduit par une valeur éthique : la réciprocité binaire est la matrice du sentiment d'amitié, la réciprocité ternaire unilatérale est la matrice du sentiment de responsabilité, la réciprocité ternaire bilatérale est la matrice du sentiment de justice, la réciprocité collective (le partage) est la matrice du sentiment de confiance... »(Temple, 1997c).

Dans le monde moderne, l’économie de réciprocité "persiste" à l’état pur surtout au niveau familial, dans les relations d’amitié et d’amour. En fait, l'homme cherche toujours à "s'humaniser" et à construire de la réciprocité, si nécessaire contre la "main invisible" du marché. Le sursaut anti-mondialisation relève sans doute de la réciprocité. Le refus de recevoir (ou de donner), à la crise d'adolescence, est sans doute une manifestation de la recherche d'une rupture de réciprocité pour "couper le cordon" et se libérer de la relation de don unilatéral des parents pour des relations (de réciprocité) extra-familiales. L'adolescent revendique alors des échanges marchands ou l'indépendance économique avec les parents, mais il s'investit dans le lien aux autres ou la construction de Soi. Notre thèse est que seule la réciprocité - en particulier la réciprocité ternaire ( Temple, 2000) - peut expliquer un aspect fondamental du développement durable: la prise en compte des générations futures. En effet, un auteur dont j’ai perdu la référence écrivait:

"la difficulté du développement durable, c'est que les générations futures ne nous rendront pas ce que nous ferons pour elles. Pourquoi le ferions-nous alors?".

Jonas (1993, p.64) faisait la même constatation :

« L’avenir, qu’a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu’il respecte, lui, mes droits ? »

Chabal (1996) montre que le don désintéressé relève d’une forme de réciprocité, appelée « chemin » (Racine, 1986) ou réciprocité ternaire unilatérale (Temple, 1997c), avec les mêmes caractéristiques fondamentales: recevoir, puis donner à son tour avec intervention d’un « Tiers inclus » (Lupasco, 1974) incarné ou non dans un

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objet ou une personne. Par exemple pour la mère et son nourrisson, recevoir de l’amour et le donner à son tour92. Ou par exemple, se sentir responsable. Dans une perspective d'échange strictement intéressé (marchand ou non), il est impossible d'arriver au développement durable. C'est même exclu car il est impossible d’échanger avec les générations futures! Seule l'éthique ou le « reflexe social » ou le « sentiment de responsabilité » sont dans ce cas déterminants. L’intérêt même que suscite le développement durable est en contradiction avec la théorie utilitariste. Suivant les Sages qui expliquent comment fonctionne la réciprocité dans leur culture « traditionnelle », l'objet (servant de monnaie de réciprocité) "donné" est porteur d'âme (le « tiers inclus », ou l’humanité, ou la « parole »). Après un cycle passant par des tierces personnes, cette âme finit par « revenir » sous forme d'autres objets (dans les cas où il y a obligation de rendre). Ce « retour » peut très bien avoir lieu après la mort si la société qui l’applique a une conception cyclique du temps. Mais de plus, le cycle de dons est une multiplication, en soi, de l'humanité entre ceux qui y participent et peut être perçu comme du « développement » dans une perception non réversible du temps93.

La relation de réciprocité peut être ainsi plus ou moins « sanctifiée » par un objet. Telles les stèles « échangées » contre la femme dans certaines sociétés, ou l’ alliance échangée lors du mariage (on échange deux objets identiques !). Apporter une bouteille de vin ou un bouquet de fleur quand on est invité à un repas relève d’une forme atténuée de ce processus. Offrir des cadeaux lors d’un anniversaire, léguer des objets « porteurs de sens » (comme la collection de timbres soigneusement accumulée) relèvent du support matériel à la réciprocité. De même, un cadeau d’adieu offert à un collègue qui part définitivement peut difficilement se concevoir comme une forme d’échange intéressé. De la même manière, la "terre que nous empruntons à nos enfants" (St-Exupéry) et le capital que nous leur léguons ne sont rien d'autre que notre contribution à la perpétuation de l'Humanité (et inversement si nous léguons des déchets). Il s’agit d’une responsabilité née de la réciprocité ternaire. La terre elle-même est une monnaie de réciprocité, ou peut-être un capital de réciprocité en plus d’un capital naturel! 92 Chabal relève que les relations de réciprocité sont multiples, que l’une peut cacher l’autre. Par exemple, dans la relation maternelle, le rôle de la mère ne se limite par à être un protagoniste du don. Elle incarne aussi le « Tiers » (l’humanité) qui intervient dans toute relation de réciprocité, puisqu’elle a elle-même été enfant. Par ailleurs, l’enfant incarne aussi le Tiers qui est entre l’homme et la femme. 93 La forme « chemin » de la réciprocité ternaire est conciliable avec toute interprétation de la flèche du temps cyclique ou non, mais pas avec une interprétation « réversible » puisque le don est toujours « antérieur » à la réciprocité.

Quand on donne un objet convoité à un Balante, cet objet se retrouvait systématiquement, le lendemain, dans les mains de quelqu'un d'autre. L'objet rare est témoins de la relation entre donateur et donataire, et peut porter le Nom des donateurs successifs si le prestige en vaut la peine (« je l’ai reçu d’Untel qui l’a reçu d’Untel »). Il est vite donné à quelqu’un d’autre soit spontanément, soit sur demande (« tu as un bien joli collier, donne-le moi »). Les Noms eux-mêmes finissent par disparaître, tandis que l’essence plus profonde, l’Humanité et le renforcement des liens, se renouvelle.

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Il peut y avoir dans l’acte altruiste apparent une part intéressée, utilitariste (donner consciemment ou non pour gagner du prestige, pour produire du Sens, par amour-propre, pour bien se faire voir par Dieu ou pour entrer dans l’histoire)94, mais c’est surtout une part instinctive, désintéressée, émotive, qui caractérise l’impossibilité pour tout être vivant de s’extraire complètement de son environnement, qu’il soit matériel ou social. Une théorie qui se veut « universelle » ne peut pas ignorer cette forme de relation qui brasse dans toute société des quantités de biens et de services importants. Il s’avère donc que les flux de biens et de service relèvent plus souvent de la réciprocité que de l’échange « rationnel égoïste ».

« Si la sphère de la circulation est régie par deux principes qui se ramènent à l'échange et à la réciprocité, il en est de même de celle de la production : la plupart des êtres humains produisent davantage pour donner, que pour posséder ». (Temple, 2003).

La littérature économique expérimentale abonde sur le mystère de l’altruisme, de la contribution au bien commun et des motivations profondes des travailleurs à « en faire plus que le minimum requis par le contrat ». Les chefs d’entreprise pensent empiriquement que d’autres motivations que les salaires sont nécessaires, qui doivent « avoir un rapport avec la générosité » (Bewley, 1995, p. 252). Fehr et Gächter (2000) démontrent le rôle de la réciprocité (négative ou positive) comme moteur essentiel direct ou indirect de l’économie marchande elle-même: -pour la participation au bien commun ; -pour le développement de normes sociales95 ; -pour la réalisation des contrats96 ; -pour la motivation des travailleurs97 -pour la stabilité des salaires98, le partage des bénéfices99 -comme fondement de l’imperfection des contrats100 ; 94 l’altruisme par calcul n’entre pas dans la définition de la réciprocité. 95 il y a une littérature écrasante qui montre les normes sociales jouent un rôle décisif dans les problèmes d’action collective et de participation au bien commun (Elster, 1989, Ostrom, 1998). 96 la plupart des contrats étant incomplets (ne définissant pas tout dans les moindres détails), le travailleur a de facto la possibilité d’en faire le moins possible, or on observe qu’il en fait beaucoup plus que ce minimum contractuel, surtout en présence d’un patron ayant lui-même une attitude de réciprocité (en proposant par exemple dès le début un contrat plus avantageux que le marché). 97 L’effort moyen des travailleurs augmente avec le salaire proposé dans le contrat. Mais si le patron applique des incitations explicites, surtout s’il s’agit de pénalités, l’effort moyen de l’ensemble des travailleurs reste faible quel que soit le niveau du salaire (Fehr et Gächter (2000, p.14). Ceci s’explique par « l’effet négatif sur l’atmosphère de travail » (Bewley (1995, p. 252). 98 en cas de récession, les employeurs sont réticents à réduire les salaires (Bewley, 1999) 99 Il y a une corrélation positive entre les opportunités de bénéfice et le niveau de salaire proposé aux travailleurs 100 Ce qui n’est pas écrit relève de paris de réciprocité. Un exemple classique est celui du taxi dans une grande ville (Basu, 1984) : comme le client a peu de chances de retomber plus tard sur le même chauffeur, la théorie utilitariste lui recommanderait de filer sans payer, car le chauffeur le poursuivrait à perte. Mais dans la réalité, il y a des chances que le chauffeur soit prêt à le poursuivre à perte « pour le punir de son incivisme », ce qui relève de la réciprocité dure (Fehr et al, 2002). Le client tient également à être fair-play et à remercier le chauffeur de l’avoir accueilli, ce qui relève de la réciprocité positive.

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Au regard de ce qui précède, il devient exclu sur le plan social de se référer à la seule théorie néoclassique et à la seule sphère marchande pour expliquer les flux de biens et de service, ni bien entendu à la seule théorie utilitariste sur le plan social. Ce qui compte dans la réciprocité, c’est la relation elle-même, non ses protagonistes L’importance dans la réciprocité, c’est plus la relation elle-même que les personnes qui y prennent part ou leur intérêt économique « gagnant-gagnant ». Pour donner un exemple occidental, la dimension d’« échange intéressé » d’un mariage serait caractérisé par « les conjoints », alors que la réciprocité serait caractérisée par « le couple ». Le couple représente plus que la simple somme des deux conjoints. L’Humanité ne se résume pas à la somme de tous les hommes. Aucune théorie économique basée sur l'échange utilitariste ne peut expliquer un comportement "altruiste" à long terme (ou même à longue distance) ou anonyme. Le succès de l’aide d’urgence relève peut-être d’un instinct d’assistance à autrui. D’un point de vue utilitariste, on n’a pas intérêt à porter anonymement assistance à une personne mourant de faim à l’autre bout de la planète. Charness et al (2001) montrent que les gens montrent de l’attention pour les autres, même en cas de distance sociale inhérente à des interactions anonymes via l’internet. Dans une expérience anonyme virtuelle, ils obtiennent 28% de population manifestant de la réciprocité positive contre 43% avec moins de distance sociale. Par contre, il existe également la réciprocité négative, telle que la réciprocité des meurtres chez les Jivaros(Temple et Chabal, 1995) ou la propension à punir, même à perte, des comportements inciviques. Il ne s’agit pas de simple vendetta ou de loi du talion (œil pour œil, dent pour dent, relation de simple échange « négatif »). En effet, d’une part, le mode de réciprocité « chemin » décrit plus haut est le plus fréquent, ce qui ne pourrait s’expliquer par l’échange rationnel. Chez les Jivaros par exemple (Harner, 1972), un clan qui subit un meurtre a reçu de l’ »esprit de meurtre » alors que le clan meurtrier en a perdu. Si le déséquilibre qui en découle dure trop longtemps, c’est le clan meurtrier qui réclame vengeance ! Il a besoin de subir un meurtre pour récupérer son âme de meurtre. Le « don d’âme de meurtre » est, comme pour la réciprocité positive, circulaire, et il est fréquent que la victime se « venge » sur un autre clan « innocent », qui devra lui aussi entrer dans le circuit et éventuellement retomber sur le premier clan. L’intervention de tiers intervient très fréquemment dans la réciprocité. On observe ce genre de scénario dans le monde moderne. Pour retrouver l’équilibre, un coupable peut se faire héros (par exemple se faire moine), et il arrive qu’une victime se fasse bourreau à son tour101, sans qu’il y ait réciprocité directe (exemple : pédophilie). Il est généralement difficile de réaliser cet équilibre de manière bilatérale et l’intervention de tiers est nécessaire102.

101 Il est bien connu que l’on forme les bourreaux en les humiliant. 102 Si un homme torture un innocent, celui-ci acquière une âme de victime. Torturer son coupable ne rétablirait pas l’équilibre puisque celui-ci n’est pas un innocent. Pour retrouver l’équilibre et perdre son âme de victime, ils doit trouver des solutions ingénieuses : soit torturer à son tour un innocent, parent

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Remarquons que les différentes formes de réciprocité coexistent partout (Temple et Chabal montrent que la réciprocité positive est également très forte chez les Jivaros, y compris entre « ennemis »). Tout cela intervient dans la relation privilégiée entre individus ou clans, ou pays (pensons aux relations franco-allemandes à travers l’histoire). Ce type de relation a des impacts déterminants sur les flux économiques, qui ne peuvent pas s’expliquer par les seules théories rationalistes. Pour revenir à la réciprocité positive, que penser en effet des legs, et plus généralement des dons des aînés aux cadets ? Nos enfants peuvent nous "payer en retour" (en assurant nos vieux jours, en nous respectant) sur l'héritage que nous leur laissons, mais nos arrières-arrières petits enfants ne le peuvent pas. Dans ces conditions, seul le recours à Dieu (qui "nous le rendra au centuple" ?) pourrait peut-être encore expliquer en terme utilitariste que nous soyons si préoccupés par les générations futures. En admettant que les « offrandes aux dieux » ou aux défunts (de l’homme de Neandertal aux Aztèques en passant par les Egyptiens) soient un investissement utilitariste, je vois mal en quoi il serait alors dicté par la raison. Aujourd’hui encore, de grands rationalistes scientifiques modernes n’en sont pas moins croyants ou empreints d’idéologie. On pourrait se dire que l’altruisme peut encore s’expliquer de manière rationnelle (paradoxalement) pour celui qui croit en Dieu. Mais comment expliquer les mêmes comportements venant de personnes sans foi ni loi? Comment expliquer le don à l’étranger, ou le don anonyme comme le don de sang ? Pourquoi perdre de l’énergie ou de l’argent pour un paysage, pour les pandas, pour les poulets Bio? Comment expliquer les pulsions salvatrices face au feu, aux marées noires, aux inondations, parfois pour sauver une parcelle futile d’environnement, une plante, un animal, un objet ? Une mère qui se sacrifie instinctivement pour sauver son enfant pourrait très bien le laisser mourir et en faire un autre. Mais son enfant n’est pas remplaçable par un autre, pas plus que la relation particulière qu’elle vit avec lui. Car suivant la réciprocité généralisée, un homme responsable appartient à une structure ternaire cachée, qui fonde sa responsabilité (Chabal, 1996) :

« Un premier don n’est jamais un premier don(…).Un service est toujours rendu (…) (par référence à la dette) que nous contractons en naissant, dont les modernes croient devoir s’affranchir, dont les civilisations orientales ont gardé bien mieux que nous le sens (Malamoud, 1988) ; et quand bien même l’on n’aurait jamais reçu de service, quelqu’un d’autre en aurait reçu. Je donne pour que tu donnes mais pas forcément à moi. Ce n’est peut-être même pas toi qui donneras mais quelqu’un d’autre à quelqu’un d’autre …Une réciprocité discontinue, apparemment discontinue, révélant des interactions cachées, se découvre.(…) C’est d’ailleurs bien comme cela que les gens généreux comprennent leurs actes, qui estiment avoir plus reçu que donné. L’idée de responsabilité est la clé qui permet de résoudre le problème des structures cachées de réciprocité. (…) Son acte est un appel pour qu’autrui soit

du bourreau, soit au contraire en le pardonnant de manière ostensible. Ce dernier cas est un pari : il se peut que le bourreau continue sa tyrannie, ou qu’au contraire il devienne héros pour racheter ses fautes.

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également responsable, et incarne à son tour le Tiers en reproduisant le don. La possibilité d’extension de la réciprocité est ouverte. »

Selon Chabal, le don unilatéral est une provocation à la réponse d’autrui, voire, s’il sort de la communauté, une proposition d’élargir la communauté en une communauté plus large. C’est un pari sur l’humain. Le désarmement unilatéral, la lutte non-violente de Gandhi seraient de bonnes illustrations de ce pari du don. Il s’agit bien d’un pari dans la mesure où la réponse d’autrui (la reproduction du don) est potentialisée par l’acceptation du don. Gandhi ou Mandela ont réussi là où les Incas ont échoué (ce que Temple appelle le quiproquo historique), dans la mesure où les conquistadores n’ont pas « reçu » les dons des indiens en ne les reconnaissant pas comme donataires mais, au mieux comme naïfs, au pire comme « dissimulateurs » ou comme « sauvages ». De même, si nous ne reconnaissons pas les dons de la nature, elle n’entre pas dans notre structure de réciprocité comme elle pourrait l’être dans une société animiste. L’intérêt pour les générations futures relève sans doute du même pari. Il arrive qu’un Grand Homme balante se suicide pour laver un déshonneur qui risque de mettre en péril la famille. Des millions de soldats ont, au long de l’histoire « donné leur vie » pour un avenir meilleur. Les cimetières sont en fait pleins de héros anonymes, sacrifiés à l'autel de l'Humanité. Une théorie globale ne peut les ignorer. Réciprocité et charité Remarquons qu’il faut distinguer la charité, qui est un don d’excédent, du don de réciprocité. Dans ce dernier, le besoin de l’autre est plus important que le besoin de soi-même et on accepte si nécessaire de se déposséder de ce qu’on a de plus cher pour entretenir la « relation ». D’autre part, le don n’engendre pas nécessairement le prestige, comme c’est souvent le cas. Pour que la relation perdure, il faut que le don se reproduise. Les bénéficiaires des projets caritatifs sont entretenus dans une situation inférieure par le fait même du don (recevoir est une obligation mais aussi une soumission, l’inverse du prestige du donateur, ce qui oblige à donner à son tour pour récupérer de l’être). Temple l’exprime bien par un exemple.

“Un jour où j’accostai dans un endroit isolé d’Amazonie où vivait un missionnaire en contact avec une communauté dirigée par un chef légitime, ce dernier me dit: “Ce prêtre est venu ici il y a dix ans apportant avec lui un bateau ; plus tard il apporta un dispensaire ; ensuite une scierie. Pour qu’il demeure encore ici, le temps est venu qu’il donne autre chose : pourrais tu lui suggérer qu’il apporte des tôles ondulées pour les toits car depuis que nous sommes installés ici, les palmiers alentours ont tous été coupés et nous n’avons pas de palmes pour renouveler les toits de nos maisons » Le missionnaire ne se rendait pas copte, semble t’il, que son pouvoir venait uniquement de ses dons. Le jour où ses services disparaîtraient, son pouvoir s’évanouirait. C’est ce que confirmait l’évêque de la région : « Il y a quatre cents ans que nous sommes ici et quand nous partirons, nous pourrons dire qu’il ne restera aucune trace de notre passage » »(Temple, 1986).

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Réciprocité, animisme, religions et environnement Nous allons tenter de voir comment la réciprocité et l’animisme sont également des expressions de l’intérêt inné que porte l’homme pour son environnement matériel. Dans les sociétés animistes, toute forme d’organisation est susceptible d’abriter un esprit avec lequel on peut chercher à entrer en communication. Nous ne parlerons pas des ancêtres, qui sont une extension de la vision « sociale » de l’univers, et qui entrent en jeu pour des relations soit de réciprocité soit d’échange plus ou moins intéressé avec les dieux, mais qui interviennent également en tant que désir de survivance, par les vivants, d’une relation disparue.

« Toutes les sociétés forestières croient en un équilibre global entre les ressources de la nature, les forces surnaturelles et les hommes : les forces surnaturelles favorisent les activités des humains en leur procurant des ressources naturelles, animaux ou plantes. Toutes pensent que l’harmonie de la vie en société et une bonne communication avec les êtres surnaturels, grâce aux rituels et aux spécialistes, permettent l’efficacité des activités de production. En contrepartie, les hommes se donnent comme ligne de conduite de ne pas abuser des ressources de la nature. Les maladies et la mort sont toujours attribuées aux forces surnaturelles et considérées comme des conséquences de la rupture des équilibres entre les hommes, les ressources naturelles et les esprits ». (Bahuchet, 1997).

Prenons le cas du bois sacré. Les bois sacrés existent dans toutes les communautés traditionnelles vivant en savane. Il y a par contre en forêt peu de sites sacrés (Bahuchet, 1997). Le sacré est peut être lié à l’idée de rareté des économistes, sauf qu’il est inaliénable et ne peut en aucun cas entrer dans des relations d’échange. Le bois sacré africain est supposé, pour une raison ou l’autre, être le siège d’un ou de plusieurs esprits qui ne supportent pas d’être dérangés103.

103 J’ai entendu plusieurs fois dire en privé que les initiés eux-mêmes ne « croient » pas toujours au pouvoir réel de ces esprits : « la sorcellerie ne marche que sur ceux qui y croient ». Les esprits sont en fait parfois utilisés par les anciens comme moyen de faire respecter une règle par l’ensemble des non initiés. Par exemple, il est interdit de cueillir les fruits du bien commun (manguiers par exemple) avant que la personne autorisée n’en ait obtenu l’autorisation des esprits, sous peine de vengeance de ceux-ci: ce stratagème permet de commencer la libre cueillette au moment opportun. De même, il arrive de se faire avouer en privé que les bois sacrés sont préservés « en tant que ressource vitale pour la communauté », la référence au sacré n’étant qu’un stratagème « car il serait impossible, sans des moyens importants, de les faire respecter autrement ». Lors de la sortie des Masques dogons, les enfants croient que ceux-ci sont portés par de grands insectes ou des esprits. La tradition de Saint-Nicolas joue un rôle équivalent pour les jeunes enfants en Belgique : tous les adultes « jouent le jeu » même entre eux pour donner une assise à la croyance entretenue. Une bonne sœur catholique africaine avouait en privé, à son frère athée, ne pas croire en Dieu mais être convaincue de l’utilité de sa mission pour les gens.

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Nos réserves naturelles ne sont-elles pas une forme occidentale (« moderne ») de bois sacrés ? La propriété privée elle-même peut jouer ce rôle de protection (la plus grande surface naturelle protégée en Belgique relève du privé). Peu importe le système utilisé pour protéger l’environnement: les « bois sacrés » existent partout et indiquent que l’humanité reconnaît une place à la nature sauvage, que ce soit implicitement ou explicitement. Cette place est plus ou moins disputée avec la nécessité pour l’homme de « lutter contre la (mauvaise) nature », également présente dans toutes les croyances. Beaucoup de cultures animistes donnent à la nature une place importante, reprise sous une forme moderne par le courant de l’ »Ecologie profonde » 104 porté par Lovelock (1979), Devall et Sessions (1985), Goldsmith (2002) etc. Les critiques du modèle de l’identité culturelle L’écologie profonde peut être considérée comme une variante naturaliste du modèle de l’identité culturelle décrit par Bajoit dans le cadre sociologique (voir annexe). La reconnaissance de la réciprocité peut en effet appuyer les thèses « culturalistes » qui refusent l’hypothèse utilitariste et suggèrent en substance : « laissez-les vivre ». Bajoit (1997) rejette le modèle culturaliste – qu’il considère comme une expression ethnocentriste - car il est convaincu qu’il ne permet pas « de guider efficacement le développement d’un pays dans le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est et va devenir ». Kabou (1991) le rejoint sur ce point et se montre particulièrement irritée par le culturalisme105 « auquel les Africains adhèrent, toutes classes sociales confondues » (p.56). Elle dénonce le « vendredisme délirant » (p.59)106 dans lequel sont tombés nombre d’intellectuels africains inspirés par les travaux d’anthropologues « dogonneux » (Césaire, 1955)(p.7) et encouragés par le « gauchisme vert » (p. 58) qu’elle surnomme Babel :

« Babel (…) inquiet de la marche du monde dont il ne cesse de prédire la mort ; angoissé par une civilisation industrielle qu’il ne se résout pourtant pas à quitter ; grand protecteur des ressources naturelles en voie d’extinction parmi lesquelles Vendredi, son petit frère adamique ». (p.69).

Malgré la pertinence sociale de leurs critiques, ces auteurs font selon nous l’erreur d’opposer culture et développement. Pour Kabou, il s’agit même d’un obstacle historique, hérité du « complexe d’infériorité des Africains suite à l’esclavage et la colonisation », dont il convient de sortir rapidement. Elle rejette marxisme, libéralisme et culturalisme et conclut son livre en écrivant « l’Afrique sera rationaliste ou ne sera pas » (p. 205), ce qui semble la jeter dans le rang des modernistes des années 60-70, dont les insuffisances ont justement motivé la naissance des autres

104 Une notion centrale est la notion de « valeur intrinsèque » de l’environnement, indépendamment des hommes, et la reconnaissance de droits, par exemple de « droits de propriétés », à la nature (Faucheux et Noël, 1995) 105 Guisse (1987) définit le culturalisme comme “la survalorisation de la culture considérée comme autonome » 106 « Vendredi symbolise à la fois le bon sauvage et le complexe de dépendance du primitif à l’égard de l’homme blanc » (p.55)

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courants (Bajoit, 1990, voir annexe). L’intérêt de son ouvrage est de démontrer combien les élites africaines elles-mêmes peuvent être hostiles, consciemment ou inconsciemment, au développement « à l’occidental », soit par opportunisme dictatorial (Mobutu), soit pour des raisons qu’elle qualifie de psychologiques en ce qui concerne les intellectuels et théoriciens du développement. Sen, comme nous l’avons vu plus haut, se méfie également des traditions. Sa conception basée sur les capacités individuelles le pousse à rejeter toute forme de tradition qui aurait pour effet l’oppression des individus. L’exercice du droit des peuples à l’autodétermination Sans être aussi virulent que Kabou, on peut reconnaître, à l’appui des critiques des modèles culturalistes, que les sociétés africaines sont, suivant des modalités variables selon que l’on se situe à la ville ou à la campagne, demandeuses d’améliorations et d’appropriation des progrès technologiques et de certains biens de consommation (prenant parfois la forme de biens de prestige). Les Balantes apportent, comme toute société humaine, de multiples exemples de cette appropriation continuelle d’apports extérieurs pour un développement de la société que ce soit sur le plan technique, culturel ou religieux.

Il n’y a pas que la technique qui évolue. Les rites traditionnels balantes eux-même évoluent sans cesse par exemple sur le plan vestimentaire107 . Il a été démontré par ailleurs que les Balantes font preuve également d’un constant remodelage politico-religieux, dont le mouvement jang-jang fut une expression manifeste 108 (Kestemont, 1989). 107 lors des rites de passage de la classe N’gaye à la classe N’Ton, les initiés sont habillés de pagnes imprimés, de lunettes noires et de parapluies à fleur 108 Le mouvement contestataire jang-jang prit l’apparence d’une secte dont les dieux entraient en lutte contre certains fétiches et esprits traditionnels, pour porter des revendications sociales de la classe des jeunes adultes non initiés, qui payaient alors le plus lourd tribu à la communauté à cause du vieillissement de la population rurale. Ce mouvement assez répandu fut réprimé par l’Etat qui se sentait menacé par son côté subversif, et par la baisse de production alimentaire qui en découlait. Cette intervention dans ses affaires internes ne fit que renforcer l’assentiment balante contre le gouvernement.

Une des grandes fiertés de la station de recherche étatique de Caboxanque était le succès de sa semence améliorée de riz Roc5, plus résistante au sel et permettant une récolte précoce. Après quelques années de vulgarisation par le projet de la FAO, les riziculteurs l’avaient adoptée. Cependant, ils ne la cultivaient que sur les terrains marginaux, les plus salés. Ils s’en nourrissaient dès les premières récoltes, en fin de période de soudure, mais leur préféraient dès que possible les récoltes de riz traditionnel. La raison donnée par les villageois était que « ce riz ne remplit pas suffisamment l’estomac; après une heure, on a de nouveau faim ». Les Balantes réservaient ensuite le Roc 5 aux excédents, en particulier à la commercialisation. Malgré ses qualités agronomiques, il s’agissait pour eux d’un riz de second choix sur le plan culinaire. Or, en 86-87, apparut soudain un riz concurrent, qui se répandit comme la poudre, sans aucune intervention des projets. Il s’agissait de la variété Kablac. Cette variété avait semble-t-il été ramenée par un paysan lors d’une visite de rizières en Guinée-Conakri. De main en main et à la faveur des travaux d’entraide collectif, la nouvelle variété s’était diffusée d’elle-même.

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« D’après les Grands Hommes109 eux-mêmes du secteur de Cubucaré, les idées économiques de ce mouvement social (jang-jang) se situaient (…) plus dans la ligne de la logique marchande défendue par les autorités de l’Etat (supression des sacrifices lors des cérémonies, moins de consommation ostentatoire lors des funérailles), et modernisation des excédents pour de nouvelles formes de consommation qui intéressent les femmes et les jeunes». (Sabourin, 1988, p. 92).

Ces exemples montrent qu’il ne faut pas opposer culture et développement. Il ne s’agit pas de choisir l’un OU l’autre. Le mouvement jang-jang était une contestation interne propre à la culture balante et s’inscrivant dans sa logique d’expression : elle ne remettait pas en cause le système animiste en tant que tel. Le développement n’implique pas nécessairement une occidentalisation des esprits, pourvu qu’on ne le limite pas à une définition ethnocentrique. Mais la prise en compte de la culture, qui ne peut se faire qu’en garantissant la participation des intéressés aux décisions qui les concerne, est indispensable au processus de développement. Du point de vue culturaliste, il n’y a pas LE développement, mais LES différentes conceptions du développement. Notre thèse est que quand un projet de développement local communautaire ne fonctionne pas et qu’aucune explication ne peut être trouvée dans des erreurs techniques, il faut y voir un manque d’intérêt collectif, voire la violation des valeurs supérieures de la société à laquelle il s’adresse. C’est en particulier le cas dans les projets économiques (crédit) où l’on observe des détournements. La probabilité d’un détournement individuel est d’autant plus petite qu’il met en péril l’intérêt collectif. De fait, quand il s’agit de décortiqueuses de riz, les Balantes, pourtant réputés « difficiles » et « mauvais payeurs » par les développeurs, remboursent 100% de leur crédit et précipitent même le remboursement pour pouvoir bénéficier d’une machine de réserve (Kestemont, 1989). Les critiques du modèle culturaliste découlent à mon avis d’une perception trop dualiste (occidentale) des paradigmes. Si l’on admet que développement peut être autre que la voie soi-disant « rationaliste » dessinée par l’Occident libéral ou marxiste, le développement n’est plus opposable à la culture, et la culture non occidentale ne fait pas obstacle au développement (au pire, elle fait obstacle aux formes les plus ethnocentriques du développement). Quant à la méfiance de Sen pour des traditions oppressantes, elle peut mener à deux types de compromis : -la théorie de Sen n’entre pas en contradiction avec certaines cultures, comme la culture balante, basée comme on l’a vu sur la compensation et l’équilibrage des droits et devoirs de chacun au long d’une vie (les Balantes vont beaucoup plus loin car ils ont une perspective communautaire, alors que Sen ne considère que les individus);

109 sages ou initiés membres du conseil, ceux-là même dont le pouvoir était interpellé par le mouvement jang-jang

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-pour d’autres systèmes basées sur l’inégalité sociale ou tombés dans des formes aliénées de la réciprocité ou de l’échange, la théorie de Sen peut entrer en conflit et aider les populations concernées à sortir de leur aliénation ; la théorie tombe notamment à point nommé pour le monde moderne110. Voyons ce qu’en pense Temple (1997) :

« Aristote constate cependant que le produit de la réciprocité est la grâce, et que lorsque ce sentiment naît dans une structure de face à face, il devient l'amitié car la grâce fait resplendir le visage d'autrui... Mais il est vrai que si l'on déifie la grâce, que si l'on hypostasie l'amitié, les divinités se disputent le ciel et la terre : chacune donne sa version du bien.... Il ne s'agit donc pas de faire appel à des valeurs transcendantales ni de fonder l'économie ou le politique sur l'éthique définie dans un imaginaire ou l'autre ni de suggérer un ordre de prééminence entre les biens. Il s'agit d'avoir le choix d'engendrer ces biens, la responsabilité, la justice, l'amitié..., par la reconnaissance des différentes structures sociales qui les produisent. Notre attention doit se porter sur les matrices de ces valeurs. Tout imaginaire doit donc être récusé au bénéfice des structures génératrices des valeurs. De la même façon que l'on reconnaît à l'échange de révéler la valeur d'échange et que l'on s'inquiète de ce qu'il ne soit pas capable de produire ni la justice, ni l'amitié, ni même le libre arbitre, ou que l'on s'interroge de savoir à quelles conditions minimales il devrait souscrire pour éviter de conduire au pire, de la même façon nous devons reconnaître aux diverses structures de réciprocité les valeurs dont elles sont les matrices et nous interroger sur les conditions minimales à respecter pour que chacun puisse y participer en toute liberté. »

Dans le prolongement de cette pensée, et à l’opposé de Bajoit, nous pouvons affirmer qu’il existe bel et bien une politique de développement dans tout modèle issu de toute culture. Les sociétés d’une autre culture ne vivent pas isolées du monde. Elles subissent de la part de ce monde, en particulier de la part de la culture occidentale, une pression, une invasion sous différentes formes plus ou moins amicales : de la guerre aux ajustements structurels, de la persuasion idéologique à la publicité « ciblée » sur certaines couches plus fragiles (jeunes en particulier), de l’aide au développement à la charité. Le projet de développement est alors d’aider ces peuples à préserver leur droit à l’autodétermination, soit surtout en luttant « chez nous » contre les offensives inamicales, soit en appuyant ces peuples, à leur demande et à leurs conditions, dans leurs résistances contre tout impérialisme, soit en leur rendant les moyens de réaffirmer certaines valeurs auxquelles ils tiennent, soit en leur permettant de s’approprier des informations, technologies et outils dont ils peuvent avoir besoin pour leur autodétermination. L’essentiel est bien entendu ici de veiller à ce que ceux qui expriment ces demandes soient légitimes chacun à leur niveau de subsidiarité, et que leur développement se fasse sans externalités prédatrices.

110 l’exemple du mouvement jang-jang chez les balantes montre qu’une société de réciprocité suffisamment vivante n’a pas attendu Sen pour se libérer de ses aliénations.

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Ceci étant dit, il importe maintenant de bien dissocier la réciprocité, qui est, comme l’échange intéressé, une caractéristique commune à toutes les cultures111, et culturalisme. Le « mythe du bon sauvage » n’est que l’expression confuse de la méfiance légitime vis-à-vis du prosélytisme utilitariste. S’il s’exprime par un culturalisme contraire (survalorisation d’une autre culture), il mérite sans doute les critiques évoquées plus haut : rien ne sert de remplacer un dogme culturel part un autre. La théorie de la réciprocité permet d’éclairer une des faces cachées de l’humanité, que la théorie utilitariste n’explique pas. Elle représente une base supplémentaire indispensable pour l’explication du développement durable. Car n’oublions pas que ce qui nous préoccupe ici, c’est moins la négociation entre groupes culturels que la viabilité pour la planète entière. Celle-ci est aujourd’hui menacée par le modèle de développement occidental plus que par tout autre (si l’on exclut le problème démographique encore soutenu par certains fondamentalismes). La réciprocité dans l’Afrique moderne Comme après tout, notre perception de la réciprocité est peut-être biaisée par notre séjour dans une peuplade (soi-disant) isolée et « taxée jusqu’à une époque récente d’archaisme, de sauvagerie ou de barbarité » (Handem, 1986), nous avons posé la question de la réciprocité à quelques intellectuels africains (burkinabés et sénégalais) de passage en Belgique (Belemzigri et al, 2003) :

« Pour l’Africain moderne, le don n’est pas désintéressé ou altruiste : il va de soi, il est obligatoire. »

C’est la pression sociale ou simplement l’habitude acquise (par l’éducation) qui imposent les comportements de distribution, l’entraide ou l’entretien de certaines relations. Ce comportement est dans une certaine mesure naturel et donc profondément ancré dans la culture112. On ne donne donc pas par calcul ou par intérêt ou pour une utilité personnelle : au mieux, on agit par habitude, au pire, on agit parce qu’on y est obligé113.

« Bien sûr, on pourrait indirectement dire qu’on y « a intérêt ». Mais en fait, on n’a pas vraiment le choix. L’intérêt personnel intervient dans d’autres types de transactions, qu’elles soient marchandes ou d’échange, voire de don (qui peut alors être interprété un peu abusivement comme un investissement dans le prestige), mais cette explication n’est pas suffisante. »

111 « L'être est donc divers. Mais chacun de ces systèmes est universel, universel par la qualité des valeurs produites, universel parce que le sentiment d'humanité et la culture s'adressent toujours aux autres, universel, enfin, parce que la compréhension de leur genèse permet à chacun d'y participer à loisir » (Temple, 2000). 112 Mes informateurs sont des intellectuels capables de prendre de la distance « occidentale » et d’expliquer leur propre comportement. Ce genre de question posé à un paysan « encré » dans sa culture aurait à mon avis pour réponse un grand point d’interrogation. L’évidence s’explique difficilement. 113 En fait, cette question typiquement occidentale ne se pose même pas

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« Ce qui compte, c’est la relation, non le don. »

« La manière de donner est donc très importante. C’est dans les cas extrêmes que ces aspects ressortent le plus, comme par exemple lors d’un deuil. Prenons-y un exemple : Un homme riche très occupé avait l’habitude, lors de chaque deuil pour un membre de la communauté, de contribuer en se contentant de donner quelques billets, sans plus. Un jour, il eut à déplorer le décès d’un proche. Tous se contentèrent alors de lui donner quelques billets et il resta seul avec sa peine ».

« Le modernisme n’y change pas grand chose, même s’il est vrai qu’en apparence certains semblent, vu de l’extérieur, échapper aux obligations sociales. En fait, on agit par délégation. « C’est le frère aîné ou un parent resté au village qui exécute nos obligations sociales ». Il le fait en notre nom, ou plus exactement au nom de la Famille. Un exemple pour un Africain particulièrement moderne (on dira même « blanc ») d’ailleurs marié à une européenne : Léopold Sedar Senghor. A sa mort, sa femme et le gouvernement voulaient qu’il soit enterré à Dakar, près de leur fils décédé. Son village d’origine fit beaucoup de bruit pour obtenir qu’il soit enterré suivant les traditions, dans son village. Le gouvernement a quand même eu le dernier mot. »

« Les gouvernements sont effectivement peut-être ce qu’il y a de moins traditionnel en Afrique, même s’ils se réclament d’une justification traditionnelle ! Mais à titre privé, même un chef d’Etat n’échappe pas à ses obligations familiales ! Pourtant, un chef d’Etat comme Senghor, couvert d’honneurs, de pouvoir, de richesses et d’occupations, n’a pas vraiment besoin de sa famille. » « On pourrait en dire de même pour certains expatriés qui ont refait leur vie ailleurs et s’en tirent très bien. Et pourtant, le lien et les obligations des intellectuels expatriés ne s’estompent pas. Ils rendent visite à l’occasion, envoient de l’argent à différents parents, et aident comme leur situation le leur permet (par exemple pour leurs études ou en participant à certaines décisions importantes). Mais tous les rites traditionnels sont effectués par les parents restés sur place (d’ailleurs généralement plus compétents pour les assurer). »

La relation elle-même, quelle qu’elle soit, est donc la principale motivation du don. La réciprocité dans l’Afrique rurale Même dans une transaction marchande, la relation peut être recherchée derrière les apparences. Nous avons pu l’expérimenter lors de notre séjour chez les Balantes en Guinée-Bissau.

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De même, après un long marchandage, il se peut qu’un marchand local finisse par vendre à perte pour ne pas perdre la face devant un touriste. La relation est donc primordiale. Il est possible que tout, même les échanges marchands, soient in fine déterminés par la recherche d’Etre114. Or, on n’existe que dans le regard de l’Autre. Plus encore, on n’existe que par les relations que l’on crée ou que l’on entretient (Leenhardt, 1947).

« Je est les liens que je tisse » (Jacquard, 2000). L’Etre peut venir du Prestige (lui-même manifestation de relation de l’Un à la Société). Suivant les cultures, ce prestige peut être obtenu par l’accumulation et l’ostentation de richesse, ou au contraire par sa distribution en moment opportun. Ainsi, chez les Balantes, on acquière du prestige en donnant, soit à une personne en difficulté, soit lors d’une grande fête codifiée comme moment privilégié de raffermissement du lien social (« choro » ou deuil du patriarche par exemple). Dans le monde moderne, le mariage peut être une de ces occasions. Toujours en Guinée Bissau, le prestige ne se limite pas à l’individu. Une famille, un clan ou même un village peut acquérir du prestige.

114 Le marchandage est une institution dans les Souks d’Afrique du Nord, et le sourire de la crémière n’est pas anodin dans le commerce en Europe. Les spécialistes du marketing le savent bien (même s’ils essaient de remplacer le sourire de la crémière par des leurres moins onéreux, comme des personnages de dessin animé imprimés sur les boîtes de céréales pour enfants). Les milliers de petits détaillants qui survivent malgré la concurrence expertes des grandes surfaces en sont une autre illustration.

« Je voulais faire couvrir le toit de ma cuisine, dont le chaume perçait. Un villageois était prêt à m’aider quand on en vint à parler des conditions. Je lui proposais une magnifique couverture brodée comme payement, mais il n’en voulait pas. N’ayant rien d’autre à lui offrir, je lui fis alors remarquer que cette couverture valait au moins 4 fois le prix du travail pour recouvrir mon toit. Il me dit alors qu’il était venu pour se faire un ami, mais c’était mal parti et il valait mieux en rester là » .

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La relation, le prestige, l’Etre, le Nom, peuvent s’appliquer à tout niveau : un individu, une famille, un clan, une ethnie, une culture, voire une espèce (dans les légendes) ou un lieu. En voici une illustration.

Ce qui est remarquable dans cette fête, c’est que pendant de nombreux mois, Caboxanque acquit une Renommée dans tout le pays. Dire que l’on venait de Caboxanque ouvrait toutes les portes (depuis, nous passions par exemple les barrages policiers sans encombre). Le village avait réussi un gain de prestige impressionnant, non par l’accumulation de ses richesses, mais par sa distribution et la manière. Beaucoup de gens avaient visité le village et s’y étaient amusés. Etre capable d’organiser un Canta Pó est un signe de prospérité à la fois matérielle et humaine : l’aide d’autres villages, et la contribution de nombreuses familles à la réussite d’un tel événement était en effet indispensable. Ce genre de fête est, à l’échelle du pays, suffisamment rare pour que le village qui l’organise jouisse de Renom pendant plusieurs années. Ajoutons que d’un point de vue purement humanitaire ou écologique, ce genre de fête « de prestige » permet aux plus pauvres de manger de la viande, et au cheptel de diminuer drastiquement pour la reconstitution des pâturages. Cet exemple montre que le Nom, le prestige ou la réciprocité peuvent couvrir toute entité sociale, de l’individu, à (surtout) sa famille (son Nom), à son clan, à son ethnie, à une autre ethnie ou son pays (confirmé par Sabourin, 1987). N’observe-t-on pas également, dans les relations internationales, la montée ou la diminution en prestige de certains pays ? La propagande et l’aide internationale n’ont-elles pas parfois cette fonction ? Sauf que dans le cas de pays, on ne sait pas clairement si l’intérêt, l’utilité, priment, ou si c’est la réciprocité qui domine. Si la phrase « don du peuple américain » qui figure sur les sacs de l’aide alimentaire « sonne faux » (par exemple en Afghanistan), l’effet recherché est perdu.

Le village de Caboxanque ayant accumulé beaucoup de surplus organisa en 1985 un « Canta pó ». Pendant plusieurs mois, des groupes de jeunes s’affrontent en inventant des chants qu’ils promènent dans le village en essayant de s’attirer toujours plus de spectateurs. En fin de saison sèche, le village bâtit le rappel, de proche en proche, par tambour et via la radio nationale, pour faire venir des spectateurs pour la grande finale. Pendant plusieurs jours, ces « invités » venus par centaines (apportant chacun ce qu’il pouvait porter) mangèrent eu doigt et à l’œil le riz et la viande abondamment préparés par les femmes du village. Il y avait tellement de monde que les puits se tarissaient (dans cette zone où on ne connaît pas de problème d’eau). Sans cesse, les deux groupes de chanteurs qui s’affrontaient parcouraient le village en courant, d’abord divisés en petits groupes, suivis par les supporters qu’ils avaient pu accrocher. Un des chanteurs lance le chant et les « spectateurs » l’entonnent avec lui. Ces chants sont à l’honneur de « sponsors » ou de figures marquantes du village, ou consistent au contraire à dénigrer l’adversaire, non sans humour et dose d’improvisation. Avec quelques collègues balantes, nous avions ainsi offert un porc en grande pompe, ce qui nous valut les louanges des chanteurs du groupe que nous avions choisi, et l’occasion (le devoir) de nous offrir nous-mêmes en spectacle lors de « charges » rythmées au milieu de l’assemblée surexcitée. Une occasion pour nous, l’espace de quelques instants, d’Exister au côté des jeunes chanteurs que nous supportions. Les essaims humains ainsi formés se font et se défont au gré des rencontres. Les convives quittent leur concession pour les suivre quelques instants, pris par le rythme ou par les chants qu’ils commencent à connaître. Au final, des batteurs de tam-tam professionnels viennent renforcer le mouvement. Le village entre en délire. Nul ne peut résister à « prendre parti ». Les petits groupes du départ se rassemblent et il ne reste bientôt plus que deux grands cortèges qui se croisent, tentant d’arracher à l’autre des supporters. Bientôt, un des groupes arrive à unir derrière lui la majorité, et bientôt presque tous les supporters, et marque ainsi sa victoire.

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Une des limites principales, jusqu’à présent, de la réciprocité, c’est que la relation sociale s’atténue à mesure que les horizons deviennent plus lointains115. Mais cela peut peut-être s’atténuer avec la mondialisation, l’internet et surtout une conscience planétaire renforcée par des problèmes vraiment cruciaux comme la survie de l’Humanité ? En Guinée-Bissau toujours, une des choses les plus graves c’est de « salir un Nom » (« daana nome ») que ce soit salir le nom d’un autre par diffamation ou manque de respect (« falta de respeito »), ou se mettre soi-même dans une situation honteuse.

Les balantes n’emprisonnent pas. L’humiliation, le bannissement, voire le suicide par empoisonnement, quand ce n’est pas le simple manque de protection lors de l’Initiation (qui peut entraîner des accidents mortels), sont différentes formes de châtiment des actes déviants (confirmé par Handem, 1986). Ces formes de répression sont liées au gain ou à la perte de prestige, de Nom, pour l’individu et son groupe. Chacun, ainsi, se met en rupture ou en accord avec l’Autre. Cette relation n’est pas automatique. Il ne suffit pas d’acheter le prestige, comme le montrent les quelques exemples ci-dessus. Le prestige peut s’obtenir par l’adresse, le courage, le service rendu à la collectivité, le don, le savoir-vivre et le respect des règles établies. Les relations de réciprocités ne se limitent pas à la redistribution des surplus mais concernent toutes les formes de relations économiques.

«Cette logique de réciprocité (ou solidarité économique) semble liée à l’évolution ou à la permanence des structures communautaires tant au niveau de la gestion de la production, de l’espace local cultivé (terre-forêt-rizières », de l’organisation du travail, comme au niveau de l’utilisation de la production ». (Sabourin, 1988).

Handem (1986) montre que la réciprocité chez les Balantes est source d’équilibrage entre les hommes, tant sur le plan matériel que social, et évite que les inégalités physiques ou historiques ne mènent à l’exploitation des faibles par les forts. Les Balantes seraient sur ce point en accord avec Sen, mais ils vont beaucoup plus loin. L’harmonie et la justice distributive longitudinale (sur la somme d’une vie) sont en effet les fondements de la culture balante, ce qui permet d’expliquer jusqu’à l’exploitation apparente des jeunes par les aînés chez les Balantes (voir exemple dans l’encart).

115 Wemaere (2003) donne l'exemple de la difficulté d'installer des mutuelles de santé en Afrique rurale: la réciprocité doit avoir un visage ou reposer sur un système de confiance.

Lors d’une fête de deuil (choro) à Caboxanqe, un jeune « guerrier » (« niaye ») trop enthousiaste faisait courir des risques à l’assemblée avec son arme qu’il maniait trop fougueusement. Maudo, un des « policiers » (adulte récemment initié) du village vint alors le prendre par les parties génitales et le tira, au rire des demoiselles, hors du quartier.

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L’approche de la vieillesse en occident En est-il tellement différemment dans les sociétés occidentales ? Ou ces sociétés modernes mettent-elles en œuvre d’une autre manière, les mêmes principes fondamentaux ? L’accumulation capitaliste peut favoriser les vieux et ainsi leur garantir une sécurité sociale dans une perspective utilitariste. L’Etat social est une forme de réciprocité, efficace et transversale, déléguée et organisée d’un point de vue matérialiste. Le raisonnement utilitariste poussé suivant la logique de justice libérale (contre les « parasites »), mène aux caisses de pension privées, chacun cotisant pour son propre avenir, indépendamment des relations sociales. Que ce soit par une approche socialiste ou libérale, les modèles occidentaux se caractérisent cependant par l’individualisation et la perte d’identité sociale. Mes visiteurs intellectuels africains me font ainsi remarquer ce qui les choque le plus chez les occidentaux : le sort des personnes âgées. Ils voient dans les films occidentaux que les personnes âgées occidentales ont la même humanité, les mêmes besoins que les vieux116 africains. Ils se comportent avec la même bienveillance paternaliste avec leurs petits enfants. Ils s’épanouissent de la relation avec les enfants.

« Vos vieux n’ont comme les nôtres besoin que d’une seule chose, de la reconnaissance. Cette reconnaissance, cette relation, ce besoin d’exister dans le regard de l’Autre est beaucoup plus important que le bien-être matériel. Le home pour vieillards le mieux équipé, ou le château dans lequel un milliardaire terminerait ses jours, ne sont rien à côté de sa recherche d’existence. Il préfèrerait mourir de faim que de vivre isolé sur une montagne d’or. C’est cela qui nous semble choquant dans le mode de vie occidental : c’est le rapport aux vieux. Je ne dis pas que c’est inhumain. C’est humain, mais il me semble que cela ne correspond pas au besoin fondamental de vos vieux, qui préfèreraient être moins bien soignés, mais mieux considérés ».

116 Le terme « vieux » est péjoratif et évité chez les occidentaux, alors qu’il est empreint de respect chez les Africains.

(ndlr :pour la compréhension du texte, j’ai remplacé les termes indigènes par des termes simplifiés mis en italique) « Chez les Balantes, les rapports de dépendance sont codifiés par des règles de préséance qui obligent les cadets à l’observance d’attitudes de respect et de coopération soumise envers leurs aînés. Pour la logique balante, le rapport de dépendance des cadets vis à vis des aînés traduit objectivement une réciprocité, car les premiers apportent aux derniers leur vigueur physique et reçoivent en retour les bienfaits de la sagesse et des pouvoirs spirituels. La faiblesse des aînés devant la nature est compensée par un accroissement des responsabilités sociales. La vigueur des cadets (…) se doit en effet d’être contrôlée et canalisée par ceux que l’âge avancé a retiré de la compétition physique, mais en leur apportant en retour l’expérience et par voie de conséquence la sagesse. La réciprocité se fonde ici sur l’apport d’une force de travail et la reconnaissance du prestige, de la part des cadets, des aînés, en échange de la protection sociale de ceux-ci. Il y aurait donc réciprocité et complémentarité des statuts conférés aux deux catégories sociales. (Handem, 1986, p.84)

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La réciprocité dans la culture occidentale

« Mais l’idée de Polanyi demeure : toutes les civilisations ont pratiqué durant des millénaires réciprocité et redistribution auxquelles l’échange lui-même était inféodé. Seul le monde occidental a renversé ce rapport dans les temps modernes, et donné la préférence à l’échange. Mauss affirmait déjà que nulle autre société que la nôtre n’est fondée sur l’échange marchand ». (Temple et Chabal, 1995).

« Lorsque la richesse matérielle n’est plus la terre, mais autre chose, comme les revenus capitalistes dans le système industriel, alors tout change ; les formes de dépendances ne sont plus les mêmes et les formes de richesse ne sont plus les mêmes. Dans nos sociétés, la richesse sociale, la place et l’accès des individus à la richesse sociale sous forme d’argent ou d’équivalent, ce qui peut être acheté ou vendu, constitue le phénomène dominant. Mais c’est la seule société où l’économique soit ouvertement dominant. » (Godelier, 1977).

Nous avons cependant vu au chapitre précédent que dans l’Afrique moderne, y compris chez les intellectuels considérés par leur pairs comme « blancs », la réciprocité continue à jouer un rôle déterminant. L’échange marchand y est certes pratiqué, mais dès qu’elle peut s’exprimer, la réciprocité reprend ses droits. J’avancerais l’hypothèse que l’échange marchand s’y impose aujourd’hui à la réciprocité de manière violente, grâce au pouvoir matériel qu’il permet d’accumuler. Le pouvoir que donne l’argent est ambigu. Il peut s’exprimer sous forme de redistribution et donc engendrer un sentiment de redevabilité dans la droite ligne de la réciprocité. Il peut également s’exprimer sous forme d’oppression. La richesse matérielle permet de manier la carotte et le bâton. Aux mains d’égoïstes notoires, elle peut contribuer à favoriser une culture égoïste. Aux mains des sociétés humaines, elle peut favoriser le développement durable. Echanges intéressés dans les économies de réciprocité Pour qu’il soit bien clair qu’il n’y a pas les « primitifs » d’un côté et les « modernes » de l’autre sur un classement entre deux contraires, mais qu’un gradient d’éthique et d’utilitarisme existe partout, voici une anecdote montrant que le calcul utilitariste peut exister dans un contexte de réciprocité.

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Dans cet exemple, l’Ancien ne me proposait rien moins qu’un marchandage commercial de remise ou d’étalement de dette, comme l’aurait fait un bon banquier. Et la manière qu’il envidageait était un don personnel gratuit, sur une grande partie du patrimoine symbolique familial117, à la communauté. Mais le plus intéressant est ce qu’il me dit ensuite, pour m’expliquer sa pensée devant mon étonnement (en Europe, le fautif ne serait pas resté impuni et on se serait remboursé sur ses biens) :

« voyez-vous, l’avantage, c’est que les femmes arrêteraient de m’ennuyer et le village me serait reconnaissant de l’avoir sorti de l’impasse ; mais seulement si cela marche et qu’une décortiqueuse de riz soit installée grâce à moi ».

Le raisonnement utilitariste de cet acte de don « hors tradition » est évident. Ce vieux sage était en train de calculer tout haut ce qu’il lui en coûterait et les bénéfices qu’il en tirerait aussi bien matériellement que socialement. Matériellement, il y perdrait une vache (peut-être la moitié ou un cinquième de sa richesse actuelle). Il faut dire qu’en cas de réussite, il pourrait augurer que le village s’arrange un jour pour lui donner une vache en contre-don. Socialement, il y perdrait peut-être un dixième du prestige familial lors du prochain choro (ayant une vache de moins à sacrifier). Mais il n’y aurait pour lui aucun bénéfice matériel, tout au plus des bénéfices sociaux : son Nom, le nom de sa famille, entrerait peut-être dans l’histoire pour avoir permis l’installation d’une décortiqueuse au village et l’allègement des

117 Les Balantes « capitalisent » des vaches, exclusivement pour pouvoir honorer les deuils des chefs de famille ; ils arrivent en une génération à sacrifier à cette occasion quelques vaches, jusqu’à une dizaine avec un record d’une quarantaine pour un grande famille. Il est extrêmement rare qu’un Balante vende une vache car c’est un signe de misère. Par contre, il peut en prêter ou s’en faire voler …

Le village de Caboxanque où j’habitait était était le plus mal chaussé en ce qui concerne la participation à notre projet : il ne remboursait pas sa dette pour du petit matériel agricole et, par voie de conséquence, il n’avait pas « droit » à d’autres crédits, notamment pour une machine décortiqueuse de riz (à mauvais payeur, notre projet ne prêtait plus). Or, étant un grand village (1800 habitants) et un des plus grands producteurs de riz de la région, une ou plusieurs décortiqueuses auraient été très rentables. Mais nous étions inflexibles pour le crédit et personne n’était prêt à investir pour un achat comptant. La raison du non remboursement était que le responsable avait détourné les sommes remboursées par les paysans et était insolvable pour que le village puisse le forcer à rembourser. La situation était donc bloquée pour le village. Au bout d’un an ou deux, un des responsables du village vint me voir et commença à « penser tout haut » devant moi : « Les femmes me harcèlent sans cesse pour que je trouve une solution qui leur permette de recevoir une décortiqueuse de riz à crédit. Il faut trouver une solution. J’ai une idée pour s’en sortir, dites-moi si cela pourrait marcher : si j’offrait une vache au village et qu’on la vendait, cela nous permettrait de rembourser la moitié de notre dette. Est-ce qu’avec ce geste de bonne volonté, le Crédit rural nous accorderait selon vous un crédit pour une décortiqueuse ? ». Il cherchait à savoir si le fait pour le village de négocier la moitié du remboursement avait une chance d’aboutir.

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tâches pour des centaines de femmes. La famille pourrait en conséquence bénéficier d’un support externe accru pour les travaux des champs118. Mais cette opération était risquée et il fallait être certain que le crédit pour une décortiqueuse serait attribué pour en rendre les résultats visibles au village. Il n’était pas prêt ou pas capable de payer la totalité du crédit, et sans doute pas non plus à partager la gloire avec un autre donateur. Devant mes doutes de la réussite du projet (la règle immuable était un remboursement total), il ne fit pas cette opération cette année. Je ne sait pas si le village finit par rembourser sa dette et obtenir une décortiqueuse les années suivantes, mais je n’en doute pas, car la pression était réelle119 et un village comme Caboxanque, si fier de son nom, ne pourrait y résister longtemps. Cet exemple montre que le calcul rationnel utilitariste peut aussi exister dans la réciprocité elle-même, de manière consciente ou inconsciente. Rien ne me dit que le Vieux en question était influencé par la culture moderne et pervertissait le système. Au contraire, je suis convaincu qu’autant que du temps d’Aristote, ce genre de calcul a toujours coexisté avec l’altruisme « pur » issu de l’instinct de préservation de l’espèce ou de l’intériorisation culturelle. Nous avons vu plus haut qu’il ne faut pas en vouloir la preuve que toute relation de réciprocité correspondrait au schéma utilitariste. Quand bien même ce serait le cas, remarquons que le seul fait que des comportements de type altruiste se perpétuent dans toutes les sociétés suffiraient à remettre en cause les recommandations néolibérales basées sur la marchandisation des échanges. Le monde moderne est-il dans une phase avancée de développement ? Malgré les résistances éthiques, il semble évident que le marché « utilitariste » s’étend irrésistiblement jusque dans les derniers recoins de la planète. Est-ce une preuve de sa supériorité (en terme de civilisation) ? La question mérite d’être posée, car s’il s’agit vraiment d’une forme avancée, historique, de civilisation, il faudrait l’encourager. Le combat que mènent les USA, l ‘UE, le FMI et la plupart des partis de centre-droite pour la libéralisation des marchés, l’ouverture des frontières, la suppression des entraves à la concurrence, la diminution du rôle de l’Etat, sont autant de signes qui montrent que cette idée d’étape « supérieure » de développement est fort répandue. Que ce soit de manière intuitive ou justifiée par une analyse scientifique des résultats, on ne peut pas écarter cette thèse d’un revers de main ou de quelques manifestations altermondialistes. Elle comporte sans doute, comme toute intuition ou conviction, une part de vérité.

118 On a observé une relation entre le bénéfice de l’aide de groupes de travail et le statut de prestige dans le système balante (Sydersky, 1987). 119 Les vieux du village m’avaient déjà fait part de la honte qu’ils ressentaient depuis que le village voisin, Flaak-Injan, avait obtenu une décortiqueuse malgré sa plus petite taille et son moins grand renom. La pression des femmes n’est pas à prendre à la légère dans une société patrilocale : qui voudrait venir se marier dans un village où il n’y a rien ?

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Mais l’expansion de ce modèle est-il la preuve d’une supériorité intrinsèque ? Je pense qu’une supériorité numérique ne prouve pas une supériorité de civilisation. Pour le dire en bref : celui qui gagne une bataille n’a jusque là démontré que sa force brute. S’il nous est permis de penser que le modèle occidental « utilitariste » apporte – ou a apporté - de toute évidence quelque chose à l’humanité, rien ne nous permet de le positionner en tant que modèle historique et permanent, en tant que « étape avancée » de l’histoire. L’enseignement de Darwin Suivant la théorie de l’évolution, le plus fort devrait gagner après une lutte sans merci des « gènes égoïstes ». Nous savons tous que sont apparues les algues bleues, puis les bactéries, puis des êtres pluricellulaires, des poissons, des amphibiens et ainsi de suite jusqu’à l’homme. Nous connaissons l’image célèbre du primate bossu se transformant en homme moderne en quelques pas et quelques traits de crayon. Nous percevons l’émergence de l’humanité comme un stade « le plus avancé » de l’évolution. Pour les religions du Livre, Dieu n’a-t-il pas créé l’homme à son image ? Après Dieu, le Darwinisme social a profondément enraciné nos esprits, et les premiers anthropologues étaient évolutionnistes. A une époque donnée, des Dinosaures pensants auraient pu affirmer la même chose : ils étaient le summum de l’évolution, puisqu’ils s’étaient répandus dans toutes les niches écologiques ou presque, et ils dominaient la plupart des chaînes alimentaires. Ces « évidences » ne résistent bien entendu pas à la réflexion. Non seulement les dinosaures ont disparu, mais les crocodiles sont toujours vivants, de même que les algues vertes, les bactéries, les insectes et les petits mammifères dont ils se nourrissaient. L’analyse scientifique « des faits » ne permet pas de classer hiérarchiquement une espèce par rapport à une autre en terme de « supériorité ». Les quelque 11046 espèces de plantes et animaux aujourd’hui en danger d’extinction (PNUE, 2002) on cependant vécu jusqu’ici : pouvait-on les classer dans un ordre hiérarchique ? N’étaient-elles pas toutes, comme les innombrables espèces qui se portent très bien (à commencer par le virus de la grippe), le résultat suprême d’une évolution de plusieurs milliards d’années ? Si l’on souscrit à la théorie de l’évolution, et que l’on considère que son fonctionnement est valable pour les sociétés humaines, il faut poursuivre le raisonnement et voir si la réciprocité a une chance de survie. En effet, si la théorie utilitariste est valable, les comportements non égoïstes devraient avoir disparu de l’humanité par sélection naturelle.

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Sethi et Somathan (2001) trouvent par modélisation que des individus caractérisés par un comportement de réciprocité peuvent non seulement survivre dans un groupe d’individus matérialistes (purement égoïstes) mais également se multiplier et devenir majoritaires. Ceci a d’autant plus de chances de se produire, même dans le cadre d’interactions sporadiques (donc où l’on peut exclure tout paris sur un bénéfice futur) qu’il existe des individus adoptant une attitude de réciprocité forte (Fehr et al, 2002), càd qu’ils sont prêts à punir « à perte » des individus égoïstes, et à récompenser de manière tout aussi désintéressée des individus altruistes. On observe bien entendu dans la réalité et partout dans le monde, de telles attitudes. Comme résultat et comme moteur de l’évolution, Fehr et Gächter (2000) trouvent dans la littérature de 40 à 66 % d’individus manifestant de tels comportements, contre seulement 20 à 30% d’individus complètement égoïstes dans les situations expérimentales étudiées et quel que soit le pays. Le comportement de réciprocité a donc probablement des racines évolutives très profondes se marquant en terme de compétitivité de groupe. La réciprocité favorise la coopération et la victoire du groupe sur l’environnement ou sur d’autres groupes. En terme individuel, elle est pourtant défavorable, comme reflété dans toutes les conditions expérimentales de la littérature. Alors que d’un point de vue collectif, la réciprocité simple et l’altruisme favorisent la coopération et donc l’efficacité globale, Sethi et Somanathan (2001) ont cependant démontré qu’elle n’empêche pas les égoïstes de profiter individuellement du système. La réciprocité et l’altruisme pur auraient donc dû disparaître par sélection naturelle, mais cela n’a pas été le cas pour l’homme120. C’est la réciprocité forte qui explique le maintien de caractères génétiques favorisant la sociabilité, donc la réciprocité et l’altruisme, chez l’être humain (Fehr et al, 2002). Le groupe ou ses individus peuvent en effet décider de récompenser un pur altruiste ou sa famille, par exemple en lui donnant le statut de chef. Ils peuvent aussi « se débarrasser » d’un irréductible égoïste, comme on l’observe dans toutes les sociétés de manière plus ou moins institutionnalisée et plus ou moins violente (du simple refus d’assistance au bannissement, ce qui pouvait signifier, dans les temps préhistoriques, la mort). La force de la réciprocité est même telle qu’elle peut pousser un individu perçu comme égoïste a sacrifier sa propre vie (donc ses chances de reproduction génétique) pour « racheter » ses fautes au nom de la réciprocité ! En situation expérimentale de concurrence parfaite, sans punition ou récompense, les individus comportant le plus de testostérone ont les tendances les plus égoïstes. Mais cette agressivité ou « témérité » peut également, par pression du groupe, être utilisée à l’avantage de la réciprocité forte, comme dans des guerres ou conflits. Alors, chez les hommes préhistoriques, les réciproques « forts », motivés par les récompenses et punitions du groupe, avaient le dessus sur les égoïstes agressifs qui, de plus, s’éliminaient entre eux. Sethi et Somanathan (2003, p. 24) font remarquer une différence entre les caractères transmis verticalement (entre générations) et les caractères transmis horizontalement. Les facteurs culturels ont une forte propension à se répandre horizontalement. Les transmissions culturelles horizontales sont extrêmement rapides comme le montrent

120 il serait intéressant de vérifier si la théorie utilitariste s’applique à l’orang-outang, notre cousin non sociable

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les expériences (tout individu adapte rapidement son degré d’égoïsme à celui du groupe) alors que les transmissions culturelles verticales peuvent mettre plusieurs générations pour envahir une population121. Il y a donc un fond culturel et génétique général qui détermine des préférences par défaut (entre égoïsme et réciprocité), avec globalement une tendance plus « réciproque » qu’égoïste, et des adaptations rapides au groupe : les réciproques tirant les égoïstes vers plus de réciprocité, et vice-versa (Sethi et Somanathan, 2001). Une abondante littérature expérimentale et théorique est déjà disponible sur les explications de la coexistence de la réciprocité et de l’égoïsme (résumée par Sethi et Somanathan, 2003). Les peuples réciproques sont-ils anhistoriques? La théorie de l’évolution, souvent citée par les adeptes du marché compétitif, sert aussi à justifier une prétendue postériorité de « la civilisation moderne » sur les autres civilisations. La théorie évolutionniste a depuis longtemps été abandonnée dans le domaine culturel par la majorité des anthropologues, même si par habitude, le mot « primitif » est encore utilisé par opposition au « modernisme ». On peut reprocher à certains culturalistes occidentaux de donner l’impression de vouloir préserver des cultures comme pièces de musées, en parquant les gens dans des réserves et sans leur demander leur avis. Les gens qui font ces reproches négligent parfois la volonté de résistance des peuples eux-mêmes, et le rôle d’ambassadeur que peuvent jouer des occidentaux face à ces revendications d’autonomie. Essayons donc une mise au point. Pour les anthropologues modernes, les Boshimans ne vivent pas à « l’âge de pierre » (Sahlins, 1972) mais dans le monde actuel avec lequel ils ne cessent d’évoluer sans nécessairement changer fondamentalement leur mode de vie. Pas plus que les pygmées Aka ne sont ignorants du monde, ni les Inuits, ni les Himbas, ni les Masaï, ni les Jivaros, ni les Yanomami. On trouvera en annexe une anecdote de sur le « mythe du bon sauvage » de coopérants étrangers vis-à-vis de la société Bijago dans les îles au large de la Guinée-Bissau. L’exemple ci-dessous montre que les Balantes résistent intentionnellement et en connaissance de cause au « modernisme » occidental, tout en actualisant leur culture en permanence. Résistance chez les Balantes Les Balantes sont réputés pour avoir été des acteurs importants dans la lutte de libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, menée par Amilcar Cabral et le PAIGC entre 1958 et 1974 contre le colon portugais. Cette lutte dont la phase armée dura près 121 ceci explique le décalage culturel des découvertes scientifiques : la théorie néoclassique basée sur la compétition darwinienne est par exemple diffusée comme culture alors même qu’elle est abandonnée par les chercheurs.

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de 10 ans, fit de la Guinée Bissau un « Vietnam portugais » et entraîna finalement la chute du régime fashiste au Portugal. Donnons la parole à un marxiste hongrois cité par Latouche (1986, p. 112)) :

« Cabral a choisi la région peuplée par les Balantes pour déclencher l’insurrection armée, bien que les Balantes constituassent le groupement ethnique économiquement et socialement le plus arriéré, ne connaissant ni les rapports de subordination de type pré-capitaliste, ni ceux de type capitaliste. Les Balantes seront plus facilement sensibilisés par les militants du PAIGC, car ils ont à défendre leur identité ethnique, religieuse, linguistique, culturelle minée, perturbée, menacée par les Portugais et leurs intermédiaires, les chefs de canton foulahs recrutés dans les milieux islamisés. Face aux exactions, les Balantes constituent un front de refus pour préserver leurs institutions, leur mode de vie et leurs traditions » (Marton).

De fait, les Balantes, riziculteurs « primitifs » représentants actuellement 24% de la population guinéenne, furent capables de combiner armes modernes, traditions (le service militaire dispensait de l’initiation) et développement des campagnes (alphabétisation, hôpitaux etc), car ils en avaient besoin pour venir à bout des agressions portugaises les plus « sophistiquées » (bombardements des villages au napal, séduction de la population dans des villages « guinée heureuse », désinformation etc.). La Guinée-Bissau a réussi sa lutte de libération en l’absence de cadres (seuls 4 universitaires avaient été formés par les Portugais) : les principaux chefs révolutionnaires étaient illétrés. Pradervand (1989, p.39), citant d’autres exemples africains, relève que

« (…) en raison de ce manque aigu de cadres, le fait d’avoir simplement réussi à passer le cap de l’indépendance a déjà été un étonnant tour de force pour certains pays ».

La raison profonde de la victoire du PAIGC sur des Portugais particulièrement tenaces122 s’explique par la capacité exceptionnelle de résistance des peuples dominés, tant aux politiques d’assimilation progressive qu’à la répression. Selon Cabral (1972) :

« L’expérience coloniale de la domination impérialiste en Afrique révèle que (le génocide, la ségrégation raciale et l’apartheid exceptés) la seule solution prétendument positive trouvée par la puissance coloniale pour nier la résistance culturelle du peuple colonisé est l’assimilation. Mais l’échec total de la politique d’assimilation progressive des populations natives est la preuve évidente aussi bien de la fausseté de cette théorie que de la capacité de résistance des peuples dominés123 (…). L’on constate donc que les grandes

122 ils craignaient un précédent qui donne des ailes aux mouvements de libération d’autres pays plus lucratifs comme l’Angola ou le Mozambique 123 Le pourcentage maximum d’asimilés est de 0.3% de la population totale en Guinée-Bissau, après 500 ans de présence civilisatrice et 50 ans de « paix » coloniale (Cabral, 1972).

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masses rurales, de même qu’une fraction importante de la population urbaine (…) demeurent à l’écart, ou presque, de toute influence culturelle de la puissance coloniale (…). Voilà pourquoi le problème d’un « retour aux sources » ou d’une « renaissance culturelle » ne se pose pas ni ne saurait se poser pour les masses populaires : car elles sont porteuses de culture, elles sont la source de la culture et, en même temps, la seule entité vraiment capable de préserver et de créer la culture, de faire l’histoire».

Il ne croyait pas si bien dire. En 1972, Cabral ayant été assassiné par les Portugais, le PAIGC massacra jusqu’au dernier les occupants du fort portugais de Guiledge. En 1974, suite à la révolution portugaise, le pays obtint son indépendance, mais les Balantes n’en restèrent pas là. Le PAIGC devint en effet de plus en plus dictatorial sous la coupe du président Bernardo Vieira, dit Nino, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en 1981. Appuyé par la France, la Banque mondiale et le FMI, Vieira entama un mouvement de libéralisation du pays dans la foulée des ajustements structurels dès 1985 (voir annexe). Lors d’un passage à Catio (chef lieu du Sud à majorité balante), une nuée d’abeilles s’abattit sur lui et l’empêcha de faire son discours, ce qui fut interprété comme une mise en garde des forces de la nature. Depuis, il n’osa plus se rendre dans le Sud du pays, de crainte d’un coup des Balantes qui lui étaient de plus en plus ouvertement hostiles. Fin 1985, Nino fit fusiller le vice-président Paulo Correia (le seul Balante encore au pouvoir) et six compagnons pour conspiration, et emprisonna 2000 personnes. La voie était libre pour les ajustements structurels accompagnés d’un épisode de pseudo-démocratie. Dix ans plus tard, l’armée (majoritairement balante) aidée par la population prit le maquis, renversa Nino et sa clique et instaura une démocratie multipartite. Kumba Yala, un philosophe balante populiste fut élu à une large majorité des voix, non sans quelque manipulation des opinions, dans un pays dévasté124. Il ne parvint pas à sortir le pays de la crise, dissout le parlement avant d’annoncer des élections anticipées et devint de plus en plus autocrate, procédant à des remaniements ministériels incessants et à des arrestations arbitraires d’opposants. Un an plus tard, alors qu’il venait de reporter ces élections pour la quatrième fois, l’armée le renversa sans coup férir pour exiger de nouvelles élections, au grand soulagement de la population. Cet exemple de la naissance difficile d’une « démocratie à l’occidentale » montre l’irréductibilité des ethnies culturellement solides, comme les Balantes, et leur capacité de mobilisation contre toute forme d’oppression ou de domination 125 dès lors qu’elle ne correspond plus à leurs aspirations démocratiques et à leurs systèmes de valeur. Les Balantes ne sont pas prêts à se laisser dominer sans broncher par le premier président venu, qu’il ait été élu ou qu’il ait gagné son pouvoir par la force. Hitler n’aurait pas pu garder le pouvoir en Guinée-Bissau. Cet exemple n’est pas un cas isolé, mais est représentatif de la majorité du monde rural guinéen (et je gage, également dans d’autres pays). Un autre exemple est donné en annexe pour les Bijagos, peuple fort photographié pour ses apparences « authentiques ». Scantamburlo (1991) les a étudiés et conclut son livre par les mots suivants126:

124 le général Mané, qui avait mené le putch contre Nino, tenta un an plus tard de renverser Yala, mais fut tué par les troupes loyalistes. 125 « Nation irréductible à l’hégémonie mandinga et réfracteire à la prénétration de l’Islam, puis plus tard, hostile à la présence européenne » (Handem, 1986). 126 C’est une structure hiérarchisée où le pouvoir est toujours cependant assujetti au contrôle consensuel des anciens (Scantamburlo, 1991), donc une royauté sacrée.

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« Le peuple bijago a changé dans le passé et continue encore à changer, vu ses contacts et aux événements historiques apparus depuis l’indépendance. Ils sont prêts à changer encore dans la mesure où ils en percevront les avantages à en tirer. Toute nouvelle politique doit surtout gagner sa légitimité des plus vieux. Les nouvelles lois doivent respecter les normes et la structure des villages ; sinon les Bijagos résisteront, tout comme ils se sont opposés à l’ingénuité du pouvoir colonial qui les obligeait à tous devenir citoyens portugais. »

Cette conclusion pourrait s’appliquer mot pour mot aux Balantes ou à de nombreuses ethnies rurales africaines. Enseignements Que ces exemples parmi des milliers d’autres puissent montrer une fois encore d’abord que les « cultures traditionnelles » ne sont ni mortes ni anhistoriques127, et que ce que les peuples « primitifs » refusent, ils le refusent consciemment et en connaissance de cause, et pas nécessairement par ignorance ou par esprit rétrograde et conservateur ; enfin qu’ils sont capables, comme le disait Cabral, de mobiliser toutes formes de luttes, à grande échelle et avec des moyens appropriés, pour se sortir des situations qu’ils réprouvent le plus :

« La lutte de libération, qui est l’expression plus complexe de la vigueur culturelle du peuple, de son identité et de sa dignité, enrichit la culture et lui ouvre de nouvelles perspectives de développement. Les manifestations culturelles acquièrent un contenu nouveau et de nouvelles formes d’expression. Elle se tourne ainsi en un instrument puissant d’information et de formation politique, non seulement dans la lutte pour l’indépendance mais encore dans la bataille supérieure pour le progrès » (Cabral).

Enfin, le Blanc de passage ne perçoit pas toujours qu’il a affaire à un ancien émigré de retour au pays, ou un « tirailleur sénégalais » ayant passé 4 ans dans les tranchées en Europe, ou encore un ancien d’Indochine. Les « primitifs » connaissent souvent mieux le monde moderne que le monde moderne ne les connaît. Il reste que tout porte à croire que la résistance des peuples et de leurs alliés « culturalistes » ne suffit pas à contenir l’expansion du « modernisme » occidental. Mais la culture occidentale est-elle vraiment dominée par l’économie marchande ? Pour ce qui est de la propriété, il subsiste dans le droit moderne des pans entiers de patrimoine non accessible à la propriété privée, à commencer par l’air et l’eau. On peut nuancer en disant que le patrimoine commun appartient collectivement à l’Etat et 127 Comme le confirmeront la plupart des auteurs actuels (v. par exemple Diop, 1960, Ki-Zerbo, 1972, Chrétien, 1989 ou Joiris, 1997)

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peut faire l’objet d’une transaction : cession à un autre Etat, à un autre niveau de pouvoir ou au privé (exemple : privatisation de l’eau128). Un bien collectif entré ainsi par la petite porte dans le monde marchand peut l’objet de pratiques commerciales quant à son usufruit (application du principe pollueur-payeur, taxes sur l’utilisation des ressources). En droit international, de vastes zones comme le grand large et l’Antarctique, l’atmosphère, l’espace, des espèces animales voire des sites historiques sont cependant reconnus « patrimoines communs de l’humanité » voire n’appartiennent à personne129. L’offensive que mène l’OMC, les USA et les multinationales pour approprier ce qui n’appartient encore à personne démontre qu’il reste de vastes patrimoines que l’économie marchande n’a pas encore conquis130. Le patrimoine n’est qu’un des facteurs qui peut entrer ou non dans la sphère marchande. Le deuxième facteur est le travail. Une économie marchande peut subsister sur un patrimoine collectif, les gens s’échangeant des services et des biens consommables. Dans la mesure où même dans les pays socialistes, travail et biens de consommation appartiennent à la sphère de l’échange (dite « économique »), on pourrait penser que voilà un domaine où l’économie d’échange explique tout. Rien n’est moins sûr. Nous avons déjà vu qu’Aristote interprétait l’échange marchand en terme de réciprocité. Mauss (1924) cite de nombreux exemples de présence manifeste d’économie de réciprocité dans la société germanique. La relation commerciale elle-même est indissociable d’une relation humaine : il n’y a pas de réel équivalent entre vendeur et acheteur, ce dernier ayant seul l’autorité de réaliser l’échange ou non131. L’échange commercial a peu de place dans l’économie familiale à commencer par l’amour maternel, ni dans les repas entre amis, le bouquet de fleurs ou la bouteille de vin que l’on apporte, l’entraide entre voisins, ou le civisme ordinaire. Dans le cercle plus élargi, il est évident que les résistances diverses à la force de l’Avoir et à la puissance de l’argent sont légion. Que cette résistance soit d’inspiration religieuse, philosophique, rationnelle ou instinctive, elle existe bel et bien partout. La plupart des Institutions (de l’Etat à la famille) en sont l’expression. Sur le plan mondial, elle se traduit en occident par les manifestations altermondialistes, les marches blanches et autres initiatives bénévoles du mouvement associatif, des radios libres ou de l’internet, de même que par la composante humaniste des multinationales (aucune entreprise ne peut subsister durablement sans éthique).

128 Voir Cornut, 2003 129 Voir Pallemaert, 2002 130 Ma thèse est que ce n’est que sur base de ces conquêtes que le néolibéralisme peut encore survivre aujourd’hui 131 Pour Aristote, l’équivalence de l’échange s’exprime autant par la valeur intrinsèque du bien que par le statut des échangeurs, alors que les Modernes la réduisent à une valeur intrinsèque du bien échangé, intersection entre la quantité de travail et l’utilité (Temple, 1995).

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Cette reconnaissance de la réciprocité dans la culture occidentale ne veut pas dire que celle-ci n’est pas imprégnée de culture marchande132. Polanyi (1944) affirmait déjà que « une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché », ce qui met à mal la formule de Lionel Jospin, « oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Latouche (1986, p.161) rappelle en effet que » le développement est une machine sociale ». Pour lui, les miracles allemands et japonais de l’après-guerre (malgré une dette de guerre immense et l’absence de colonies) proviennent des hommes. Autrement dit, que « la machine à créer des richesses était restée intacte, car cette machine n’était pas matérielle ; elle existe d’abord dans l’imaginaire ». D’une certaine manière, Latouche fait du « non marchand » ainsi défini parla culture, un facteur de production comme un autre. Latouche rapporte que les experts ont tendance à croire (non sans fondement) que si vous « mettez des Japonais, des Allemands, des Américains ou des Russes dans tel ou tel pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, vous aurez un nouveau Japon, une nouvelle Allemagne, Amérique ou Russie ». Sans ergoter sur les acquis historiques133, ce point de vue rappelle qu’il y a quelque chose de vrai dans le fait que la culture détermine l’économie autant que l’inverse. Alors qu’au pays la culture s’occidentalise sous l’effet de l’économie, certains milieux immigrés conservent l’essentiel de leur culture malgré la diaspora dont ils ont pu être victimes : le mariage forcé, l’excision, la polygamie et même l’esclavage se pratiquent plus ou moins secrètement en France, et de nombreux immigrés restent sous l’emprise de leurs obligations avec les familles restées au pays134. Les arts, les religions et les débats passionnés ne sont pas morts avec le capitalisme, ni en Europe, ni dans le monde développé, ni dans les nouveaux pays développés, ni nulle part. Les loisirs et même le travail135 restent dominés par des activités gratuites (promenades, farniente, contacts sociaux etc). Dans le monde très marchand de l’entreprise capitaliste, la publicité est plutôt confiée à des artistes qu’à des ingénieurs. Inversement, des pays « traditionalistes » comme le Japon ou l’Arabie saoudite ont très bien pu s’insérer dans le système capitaliste mondial sans perdre l’essentiel de leur identité136.

132 comme on l’a vu dans la difficulté des modernes à comprendre Aristote ou les sociétés traditionnelles 133 Latouche démontre que cet avantage historique dû au pillage des colonies, s’il est déterminant comme condition initiale, reste quantitativement marginal. L’or des Amériques ou le cuivre congolais ne représentent presque rien en pourcentage de la richesse accumulée de l’Occident. 134 Le PNB des îles du Cap-Vert provient en grande partie de ce qu’envoient les émigrés ; le Nord du Maroc vit en grande partie de ce qu’envoient ou investissent les expatriés, ou du « tourisme d’émigrés » , nombre de ruraux africains maintiennent des échanges importants – culturels ou matériels - avec les membres de la famille restés à la campagne, etc. 135 d’après un cours de gestion du temps, on n’utiliserait au bureau que 25% de temps à des tâches réellement productives, le reste étant constitué par du rangement, des contacts humains, de la relaxation etc. 136 Etienne (2003) souligne entre autres que l’Arabie Saoudite, par delà les contraintes du droit musulman comme l’interdiction de l’usure, a bien intériorisé la gestion informatisée de la rente pétrolière et des investissements à l’étranger (p.112).

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La seule conclusion que je voudrais tirer de tout ceci, c’est l’évidence que la réciprocité coexiste avec l’échange marchand, en Occident comme dans les zones les plus reculées de la forêt amazonienne, et qu’une théorie économique « universelle » doit nécessairement prendre en compte ces deux composantes. … et par la raison ? Leenhardt (1947) ne disait pas autre chose dans le domaine immatériel quand il concluait que « toute mentalité comporte un aspect rationnel et un aspect mythique ». Pour lui, ces deux composantes de l’esprit humain sont complémentaires et présentes à des degrés divers dans toutes les cultures. Pereira de Queiros (1971) renchérit en écrivant « qu’il n’y a pas de différence essentielle entre pensée mythique et pensée rationnelle, que toutes deux se retrouvent partout, et qu’il n’y a pas de différences de niveaux et de prééminence de l’une sur l’autre, suivant la société ». Si l’une ou l’autre forme domine, elle mène à des aberrations. Le « primitif » peut être mené à la déchéance en attachant une importance démesurée au mythe, le « moderne » peut y arriver en attachant une importance démesurée au rationnel. Leenhardt (1953, p. 83-110) redéfinit la primitivité :

« Ainsi le caractère de la primitivité n’est pas dans le fait d’une prédominance mythique, mais dans celui de la prédominance absolue de l’un ou de l’autre de ces modes (raison et mythe). Si, chez les archaïques, ce fut la prédominance du mythe, chez les modernes ce peut être au contraire la prédominance de la rationalité qui ramené, non à l’archaïsme authentique, mais à un ordre pire, celui d’une barbarie nouvelle. Rien n’est plus « logique » et donc plus rempli de rationalité que tels exposés lucides de Hitler, ou les plans d’un totalitarisme absolu. Et, à travers cette logique, l’homme ne peut être soi, il revient, par là, à un état de primitivité barbare infiniment plus cruel que ceux qu’il a pu vivre aux origines »137.

Echange, réciprocité, mythe, raison, matériel, immatériel, quantifiable et qualitatif sont des parties indélébiles de l’humanité. Ils doivent pouvoir être pris en compte par les modèles de développement. Conclusion La réciprocité apparaît non seulement indissociable de l’économie marchande, mais également motrice de toute l’économie « cachée » et de la sociabilité de l’être humain. En ce sens, et si l’on interprète l’animisme comme son extension spirituelle à l’environnement, elle peut expliquer le lien entre les différentes sphères du développement durable qui semble s’établir de facto dans de nombreuses sociétés dites primitives.

137 Toutes les guerres de religion confondues ont fait, en deux mille ans, bien moins de morts que celles – laïques – de 1914-1918 et 1940-1945 (Etienne (2003). Peut-on encore parler de rationalité dans la raison meurtrière?

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Nous n’avons cependant pas encore réussi à mettre en évidence l’essence de ce qui pourrait en faire une théorie porteuse de développement durable: peut-être la recherche d’harmonie, d’équilibre avec les êtres et les choses. Peut-être la conscience et l’évaluation systématique des externalités rendues nécessaires à cet équilibrage permanent ? Il reste à découvrir comment un principe commun pourrait émerger, qui soit acceptable à tous les peuples, car les sociétés de réciprocité n’ont pas encore résolu, de par l’étroitesse de leur champs d’action, le problème des longues distances et d’une conscience universelle. Nous faisons l’hypothèse que la réciprocité naît automatiquement de la conscience sociale. Cette dernière dépend de l’horizon des relations sociales, qui dépend elle-même de la communication mise en œuvre. La mondialisation des relations sociales, permise par les voyages autant que par les moyens de communication modernes, seraient dès lors le support d’une conscience « universelle » minimale indépendante de l’universalisme théorique véhiculé par les cultures les plus prosélytes. La vision commune de l’environnement contribue également à raffermir le lien non seulement à un territoire comme de tous temps, mais également à une terre unique et commune à tous, telle qu’elle nous est apparue pour la première fois, en 1968, photographiée de la lune par les cosmonautes de la NASA. Pour résumer, on peut faire l’hypothèse que la mondialisation est le reflet, non pas d’un principe, mais de deux principes fondamentaux : -un principe d’échange rationnel (voir Smith, Ricardo,…) -un principe de réciprocité Ces deux principes se combinent de manière infinie pour former d’une part la diversité culturelle observée, d’autre part les bases du développement durable … ou non durable.

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CHAPITRE III. INTÉGRATION DES DIMENSIONS DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

Introduction Il est bien entendu que le développement durable est par essence intégré : il doit tenir compte de tout. Si à un premier niveau de modélisation, on résume ce tout à des composantes du développement durable (économie, environnement etc.) et à des dimensions (spatiales, temporelles), il nous reste encore à intégrer toutes ces dimensions. Elles sont pourtant elles-même des entités complexes et on se demande comment on pourrait, par exemple, résumer en une ligne, en un chiffre, si l’environnement va mieux ou moins bien, si le bien-être général a augmenté ou diminué, … et même si l’économie réelle (celle des biens produits et des services rendus) s’est améliorée. Cela dépasse le bon sens, et pourtant des gens très sérieux s’y attèlent sans cesse. Il nous faut maintenant de plus intégrer toutes ces « dimensions » par définition irréductibles à une grandeur unique. Ceci afin de pouvoir parler du développement durable, le mesurer. La modélisation est l’outil que nous utilisons tous dès qu’il s’agit de communiquer avec le monde extérieur, en l’occurrence avec les « décideurs », càd idéalement tout le monde. Après un bref rappel du paradoxe de l’information, nous verrons ce que nous apprennent les différents domaines de la modélisation comme la robotique ou la politique, avant de passer en revue quelques outils mathématiques permettant d’intégrer des choses qui n’ont rien à voir entre elles. Tout cela nous fera prendre conscience de l’importance, pour le développement durable, de la notion d’externalité au sens large, à savoir « quel est l’impact sur autrui des décisions prises dans mon horizon restreint, qu’il soit géographique, thématique ou temporel ? ». Autrement dit, quel est l’impact de l’environnement sur l’économie, de l’économie sur le futur, du futur sur la culture etc. De quoi passer de longues soirées au coin du feu. Modèles, langage commun, unités communes et réductionnisme Le paradoxe de l’information (figure 1), c’est que plus on modélise, mieux l’information circule, mais plus elle s’écarte de la réalité. Les indice synthétiques en sont une excellente illustration. Mieux un indice circulera, plus il sera critiquable, éloigné de la réalité. Ce constat ne dispense pas de limiter les dégâts et de choisir un indice le moins biaisé possible.

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Figure 1 : le paradoxe de l’information

(source : Kestemont, 1996) La modélisation n’est pas que mathématique. Elle se structure sous toutes les formes de langage, et la langue n’y échappe pas, comme démontré plus haut dans le cas de la notion même d’échange ou de réciprocité. Ce dernier terme est d’ailleurs souvent compris dans le sens donné par Mauss, à savoir comme une forme différée d’échange, alors que nous avons vu plus haut il s’agit réellement d’une forme totale d’échange social ou mieux, d’une forme de communication humaine, qui peut ou non comporter des éléments matériels. Toute forme de modélisation est donc inévitablement réductionniste, ce qui est vivement critiqué par de nombreux auteurs (p.ex. Goldsmith, 2002).

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Ces critiques sont étayées par les modélisateurs eux-mêmes, au moins dans les débuts de leur discipline. Sen (1999, p.153) déplore le fait que l’on prête aujourd’hui de telles vertus au marché qu’on ne pense même plus à lui demander des comptes, alors qu’il fut un temps où « tout jeune économiste connaissait les limites du marché ». Selon lui, l’hérésie d’hier est la nouvelle superstition et il n’hésite pas à parler de dogme138. Rees (2001) relève d’ailleurs que le discours économique est truffé de termes à consonance plus dogmatique que scientifique (mauvaise gestion, gagner des parts de marchés sur ses concurrents, sous-développement, améliorer ses performances, marquer des points, la doctrine, gérer en bon père de famille…). Sen ajoute qu’aujourd’hui, quiconque s’obstine à mentionner les défauts du marché « trahit un indécrottable passéisme, une inadaptation à l’esprit du temps ». Le marché serait-il devenu chez certains parole de Dieu? Or, la critique des défauts de tout système de modélisation est riche d’enseignements. Quelques enseignements de la robotique Prenons en guise de parabole un exemple où la modestie prévaut encore: la robotique. Un robot doit décrypter, avec un nombre réduit de senseurs, un milieu et ensuite agir. Cela implique une modélisation, une « compréhension », l’utilisation d’indicateurs etc. Rien de bien différent, fondamentalement, que ce que nous cherchons pour comprendre le développement de l’humanité, mais dans un « univers » infiniment moins complexe, éventuellement contrôlé. Riskin (2002) permet de prendre un peu de recul historique et montre que l'apparence d'intelligence des robots est le plus souvent un effet d'illusion, voire de tricherie (même aujourd'hui). Laugier et Mendoza (2002) rappellent que les modèles jouent surtout sur l'illusion, quitte parfois à "tricher" un peu. Le succès de l'ESI (voir annexe), du PIB ou des modèles macroéconomiques ne relèveraient-ils pas de la même illusion ? Rocards (2002) explique par exemple le fonctionnement du célèbre Pathfinder qui s’est promené sur Mars. Soit on télécommande le système pour compenser son manque d'autonomie (c'est donc l'homme qui décide, le "modèle" ne faisant qu'illusion ou s'encombrant de complications inutiles), soit on passe à une méthode différente, où ces modèles déterministes ne jouent plus qu'un rôle "reflexe" et où les commandes ou concepts utilisés sont sémantiquement d'un autre ordre. Pathfinder était un simple engin télécommandé! (même si dans les media, on avait l'impression d'y être avec ce petit ambassadeur terrien sur Mars). Dans les nouvelles générations d'explorateurs martiens, un niveau sémantique différent sera utilisé: "va vers la montagne" plutôt que "avance de 2 mètres, tourne de 5°, avance de 50 cm etc."). Et le robot sera lui-même capable d'éviter les dangers typiques (tomber dans un trou etc.) de manière reflexe, ou prendre des décisions autonomes par essais-apprentissage, ou d'appeler au secours si un événement anormal survient, plutôt qu'envoyer le flux complet des informations qu'il perçoit, à grand frais énergétique, vers la terre avant d'en recevoir des instructions.

138 Remarquons au passage l’ironie de la Raison devenue Dogme.

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On peut concevoir un système d’indicateur suivant cette philosophie : ceux-ci n’intervenant que de manière reflexe pour des domaines bien délimités, et envoyant des « signaux » en cas de problème. Lacroix et Chatila (2002) expliquent que les robots sont confrontés à des données imprécises à la fois sur leur environnement et sur leur position exacte. Cependant, en progressant de manière "intelligente" dans ce dédale, ils peuvent progressivement réduire des incertitudes sur leur environnement, et rétroactivement mieux préciser leur position. Il y a pour cela des méthodes fondamentales qui simplifient la réalité. D'une part l'environnement n'est pas modélisé de manière détaillée, mais bien par les points remarquables, ou points saillants, appelés amers. Un peu comme les phares sur lesquels s'orientent les marins plutôt que de s'amuser à modéliser la côte et les vagues. Si nous rapportons ces concepts à la notion d'indicateurs, on n'utiliserait en fait en pratique que les pics et autres points saillants: par exemple, au lieu d'utiliser toutes les données disponibles, on ne s'intéresserait qu'aux dépassements de seuils ou aux changements brutaux, indicateurs d'un problème potentiel à creuser (faisons ici le rapprochement avec les "signals" de l'AEE). Aussi intéressante pour nous est la conclusion de Lacroix et Chatila (ibidem) suivant laquelle un robot est nettement plus efficace si on utilise des définitions conceptuelles plutôt que descriptives des objets. Traduit dans nos indicateurs, on parlerait plutôt de "quelque chose qui rend l'air malsain" que d'une longue liste d'indicateurs de qualité de l'air. Nos "indicateurs" flous serait alors plus intelligents, plus adaptés à chaque condition locale tout en étant comparables fonctionnellement: tout air irrespirable ou toxique est mauvais, quelle que soit la nature des produits en cause, et il suffit que chaque région adapte ses mesures à la situation locale pour le déterminer (plutôt qu'obliger tout le monde à mesurer ses émissions de SO2 par exemple). D'ailleurs, implicitement, les travaux de synthèse d'indicateurs le font parfois, comme les "gaz à effet de serre" (en unité de "potentiel d'effet de serre") plutôt qu'auparavant le seul "CO2". Les phénomènes de rétroaction sont importants en robotique comme dans le domaine du développement et des indicateurs eux-mêmes. Viéville et Faugeras ( 2002) montrent par exemple que pour arriver à "voir", il faut combiner des informations a priori, des fonctions reflexes (des modèles déterministes) et surtout un processus d'adaptation pour ajuster les hypothèses et pouvoir cibler la recherche d'informations supplémentaires. Dans la vie (Danchin et D. Mange, 2002), l'efficacité vient d'un subtil dosage entre déterminisme (modèle) et hasard, réplication d'information, auto-réparation d'erreurs, autocroissance (ontogénèse) et surtout capacité d'autodéveloppement (d'apprentissage). Bref, c'est dans la méthode élémentaire, la "linguistique" primitive de l'information génétique que repose un ensemble de comportements complexes efficaces - c'est ce language qu'il faudrait arriver à trouver pour le support à la prise de décision, que ce soit via des modèles améliorés ou le système humain tel qu'il fonctionne en réalité. Une solution possible est de miser le pari, càd les logiques floues, les probabilités, avec par exemple les probabilités bayésiennes qui permettent un processus d'apprentissage et in fine un comportement plus adapté à chaque réalité et finalement plus efficace que beaucoup de modèles "rigides" (Bessière et Mazer, 2002). Dans les nouvelles générations d'explorateurs martiens (Rocards, 2002), un niveau sémantique différent sera utilisé: "va vers la montagne" plutôt que "avance de 2

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mètres, tourne de 5°, avance de 50 cm etc."). Et le robot sera lui-même capable d'éviter les dangers typiques (tomber dans un trou etc.) de manière reflexe, ou prendre des décisions autonomes par essais-apprentissage, ou d'appeler au secours si un événement anormal survient, plutôt qu'envoyer le flux complet des informations qu'il perçoit, à grand frais énergétique, vers la terre avant d'en recevoir des instructions. D’un point de vue de l’efficacité des indicateurs de développement durable, on pourrait chercher également à réduire la redondance d’information si, comme nous le verrons ci-dessous, les indicateurs n’avaient pas également un rôle politique et social. La robotique nous enseigne que les modèles déterministes n’ont un rôle à jouer que pour des décisions reflexes et pour poser des balises, l’essentiel des décisions devant plutôt se prendre sur une base plus proche du fonctionnement du cerveau et des réseaux humain : par essais aléatoires, rétroactions et apprentissage. Un modèle d’indicateurs ou de développement pourrait également comporter deux parties : -une partie déterministe (des indicateurs et indices) à rôle de « signal » de dépassement de seuils et balises déterminés par la science ou l’éthique; -une partie « vivante » adaptée au contexte et basé sur la discussion. Bref, un subtile dosage entre planification et libertés ? Outils politiques Dessales (2001) démontre que le langage trouve plutôt son origine dans la politique (s’attirer des alliés potentiels) que dans l’échange d’informations utiles. Le rôle informationnel du langage est donc secondaire après son rôle social, politique et culturel. Le langage articulé a une origine gestuelle (Corballis, 2001). Il assure la même fonction que l’épouillage chez les singes sociaux, à savoir celle de création et d’entretien du lien social, mais de façon beaucoup plus efficace, car il permet d’atteindre trois fois plus d’interlocuteurs simultanément, ce qui permet à nos réseaux, donc à nos groupes sociaux, d’être plus grands (Dunbar, 2001). L’avènement de l’écrit, et plus récemment de l’internet, permet une communication à plus large échelle, quoiqu’elle n’ait probablement pas la même efficacité relationnelle. La recherche d’indicateurs relève de ce processus de communication. Outre son contenu informationnelle, il ne faudrait pas négliger son rôle en tant que support de culture, de référentiel social commun à un groupe humain qui serait l’humanité globale. Nous avons vu l’importance d’un « gouvernement mondial » pour gérer les enjeux planétaires. Un tel gouvernement ne peut pas se contenter d’une représentativité lointaine. Il suppose la création d’un niveau social suprême, celui de l’humanité plurielle, et d’une « parcelle de culture » qui la rassemble et l’entretient. Il me semble en effet difficile d’imaginer un Etat sans nation. La recherche de points communs aux hommes de toutes conditions est un idéal universaliste probablement nécessaire à la détermination d’objectifs planétaires.

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Il est probable que cet universalisme n’existait pas avant l’avènement de la mondialisation, du moins pas avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Les cercles sociaux se construisent en effet de manière excentrique à partir du noyau familial, du village, de la famille élargie, de la nation etc. Les grands empires ont pu se constituer sur base de notions de plus en plus « universelles », qu’ils soient d’essence civilisatrice ou d’essence religieuse. Aujourd’hui encore, plusieurs « universalismes » se recouvrent (modernité, chrétienté, Islam etc), alors que se met difficilement en place un universalisme mondial, à la suite des Nations unies. Pour que le développement durable planétaire soit possible, doit-il exister un minimum de « culture planétaire » qui puisse servir de substrat pour la constitution d’un Etat mondial ? A ce titre, une parcelle de culture commune portée par des codes de langage communs seraient nécessaire. Ces codes de langage commun devraient, tout comme le langage naturel, comporter : -une part informationnelle (qui pourrait être portée par la science ou des indicateurs « universels ») et -une part sociale. Cette indispensable part sociale du langage planétaire ne pourraient sans doute s’acquérir que par des processus de participation divers, mettant en présence des êtres humains en chair et en os capables d’échanger, à côté d’informations objectives, du lien social. Pour ce faire, toutes les formes de communication seraient nécessaires, qu’elles fussent multimédia (sur support) et artistiques, ou «sous forme de réunions et d’échanges dans le cadre d’une société mondialisée. La mondialisation des hommes et le choc des cultures seraient, de ce point de vue, utiles au développement durable. La discussion planétaire perpétuelle (donc la participation) est à mon avis nécessaire au développement durable en tant que phénomène social et en tant que jeu «intelligent » tel que défini plus haut (part aléatoire-autoapprentissage). Cet aspect « libertés » sert également, avec les sciences exactes, à définir les balises (« planifiées ») nécessaires à assurer le développement durable. Outils mathématiques : comment agréger des dimensions différentes Le coût de l’addition des pommes et des poires Soit Qi la quantité d’une variable i. Par exemple, i peut représenter les pommes, ou les poires, ou seulement le goût d’une pomme, ou d’une poire. Les différentes dimensions i coexistent, constituent un tout, mais pas une somme. Les théories écologiques et la théorie sociologique de la réciprocité nous apprennent en effet que les rapports entre les éléments ont une existence propre. Par extension et pour rester dans le cas le plus général, on peut supposer qu’il existe un rapport entre ces rapports eux-mêmes. Par exemple, l’amitié entre deux individus particuliers a quelque chose à voir avec l’amitié entre deux autres individus en d’autres lieux ou d’autres temps. L’Ensemble a une signification intrinsèque, tout comme peut l’avoir un « écosystème » ou l’humanité. Dire que l’ensemble des i inclut également les rapports entre éléments individuels ne suffirait donc pas à couvrir tous les cas

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possibles. Il faudrait également y inclure les rapports entre i et l’ensemble des autres i, le rapport de ces relations entre elles et ainsi de suite indéfiniment. Quelle que soit la teneur de ce que nous désirons inclure comme « éléments » ou dimensions i dans notre modèle général, je vais démontrer que nous nous trouvons toujours devant la même propriété : si nous réduisons les dimensions, donc si nous opérons dans le modèle une “somme sur i”, il y a création, ex nihilo, d’externalités du fait même de la transformation. Les externalités139 sont ici par définition l’impact sur d’autres dimensions, variables ou sphères que celles concernées par la transaction. Les externalités se mesurent dans les unités de l’émetteur, donc celles du système étudié. Par exemple, les externalités du système marchand seront mesurées en terme monétaire (pour pouvoir éventuellement être « internalisées »). Les externalités peuvent être positives ou négatives suivant qu’elles représentent un impact favorable ou défavorable sur d’autres sphères. Les exportations d’un système sont des externalités. Les internalités140 sont, dans la définition que je lui donne, l’impact des autres dimensions, variables ou sphères sur la sphère considérée. Elles peuvent également être positives ou négatives. Suivant cette définition, les importations d’un système sont des internalités. Après ces définitions, commençons nos tentatives d’agrégation par un cas limité à deux dimensions, prenons des pommes et des poires et tentons simplement de combiner Qpommes et Qpoires Choisissons de les combiner de manière additive: Pommes + poires = (pommes et poires)141 + erreurs Il a fallu ajouter un terme d’erreur, car il est évident qu’une somme de pommes et de poires ne peut pas être la même chose que des poires d’un côté, et des pommes de l’autre. On comprend tout de suite que cette erreur est constituée d’externalités et d’internalités, ou plus exactement du solde de changements d’internalités et d’externalités. Pour visualiser cette addition, choisissons un cas pratique parmi d’autres possible: une panade de fruits considérée uniquement du point de vue gustatif (pour bien se limiter à deux dimensions : le goût des pommes et le goût des poires). Nous aurions pu opérer un croisement génétique ou nous contenter de parler des prix. Mais non, nous faisons ici l’hypothèse que la panade représente une bonne manière d’additionner des pommes et de poires. Séparons maintenant l’erreur représentée ci-dessus en deux types d’éléments : ce qu’on y gagne (externalités/internalités positives) et ce qu’on y perd (externalités/internalités négatives). Supprimons pour simplifier le cas des

139 Le terme a été inventé par la théorie économique classique, qui a eu le mérite ainsi de reconnaître ses limites. 140 Le même terme est utilisé par Callon et Latour (1997) dans un autre sens, comme ce qui cadre avec la sphère considérée : tout ce qui et marchand sera alors défini comme une internalité. Le sens est ici défini différemment et se rapproche du sens d’importation. 141 Si on résumait par « fruits », on perdrait encore plus d’information

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internalités, pour lesquelles il est plus difficile ici de trouver un exemple, et ne considérons que le cas des externalités. Il y a donc des externalités positives et des externalités négatives, dont voici un exemple : Pommes + poires = (pommes et poires) + panade – (pommes et poires) On voit que la réduction du nombre de dimensions (de deux à une), par l’addition des pommes et des poires a elle-même généré des externalités positives (la panade, un nouveau produit) et des externalités négatives (la disparition de ses constituants d’origine). L’ensemble « panade – (pommes et poires) » constitue l’externalité totale de l’opération. On s’est concentré ici sur des dimensions très élémentaires (le goût des pommes, le goût des poires, le goût de la panade). Il est évident que si l’on prend un plus grand nombre de caractéristiques des fruits, les impacts de cette addition seront bien plus nombreux. On y a gagné une nouvelle consistance, une nouvelle couleur, mais on y a perdu d’autres caractéristique : la panade ne peut par exemple pas se reproduire à partir d’elle même. Cet exemple des pommes et des poires nous permet d’écrire un modèle de toute réduction de variables: Σi Qi = (Q1, Q2, … Qi) + EΣiQi où EΣiQi représente le solde des externalités engendrées par la simplification Σi Qi en tant que telle. Il représentent les externalités de la réduction de complexité du système ou de sa modélisation. Modèle étendu, avec externalités et internalités. Reprenons pour mémoire la définition des externalités Les externalités sont ici par définition l’impact sur d’autres dimensions ou variables que celles concernées par la transaction. Les externalités se mesurent dans les unités de l’émetteur, donc celles du système étudié. Par exemple, les externalités du système marchand seront mesurées en terme monétaire (pour pouvoir éventuellement être « internalisées »). Les externalités peuvent être positives ou négatives. Et ajoutons-y la notion d’internalité : Les internalités sont par définition ce que la ou les dimensions concernées subissent des autres dimensions. Les internalités ne dépendent pas seulement de l’extérieur, mais également de la manière dont le système considéré y est sensible. Elles seront également mesurées dans les unités du système étudié. Par exemple, les services de la nature sont des internalités pour le système économique. L’air pourra avoir une internalité nulle, de ce point de vue économique, alors que le pétrole aura une valeur marchande, reflétant la manière dont cette internalité est « vécue » dans le système marchand. Les internalités peuvent également être positives ou négatives.

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Lexemple étendu des pommes et des poires nous permet d’écrire un modèle généralisé de toute réduction de variables: Σi Qi = (Q1, Q2, … Qi) + EΣiQi - IΣiQi où EΣiQi - IΣiQi sont respectivement les externalités et les internalités engendrées par la simplification Σi Qi en tant que telle. Ils représentent les externalités/internalités de la réduction de complexité du système ou de sa modélisation. Rappelons que E est la différence entre externalités positives et négatives, et qu’il en va de même pour I (Ne pas confondre E et I). Le théorème énuméré plus haut s’exprime, sous sa forme la plus générale, de la manière suivante : Toute réduction de dimension ou de complexité mène à la création, ex nihilo, d’externalités et d’internalités du fait même de la transformation. Celles-ci peuvent être positives ou négatives. L’intégration de plusieurs dimensions L’exemple des pommes et des poires montre que toute tentative d’agrégation, qu’elle se fasse dans un modèle ou pire, dans la réalité (en substituant une dimension par une autre par exemple), a un coût non négligeable. Or l’exemple ne portait que sur deux petites dimensions (le goût de la pomme et le goût de la poire). Dans la réalité, il y a une infinité de dimensions de ce type. A la limite, chaque critère est une dimension. Et les critères sont eux-mêmes d’une part infinis, d’autre part d’importance variable suivant les points de vue, eux mêmes infinis. Chaque critère a une importance structurelle variable, différente suivant les individus, les contextes, l’époque etc., mais aussi une importance conjoncturelle variable, par exemple pour un même individu. L’hétérogénéité structurelle se manifeste jusque dans l’usage que chacun peut tirer d’un ensemble donné de biens matériels ou d’un niveau donné de revenus. Les avantages – le bien-être et la liberté – que chacun peut tirer de ses revenus réels dépend de toute une série de circonstances contingentes, aussi bien personnelles que sociales (Sen, 1999, pp. 99-101) : -hétérogénéité des personnes ; -diversité de l’environnement ; -disparités de l’environnement social ; -relativité des perspectives ; -distribution au sein de la famille. Mais chaque critère a aussi une importance conjoncturelle variable, par exemple pour un même individu. Quelques semaines avant les élections fédérales belges de 2003, les sondages révélaient que 40% des votants étaient encore indécis. Comme pour la

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bourse, il y a manifestement quelque chose de chaotique, d’imprévisible dans la formulation des préférences essentielles des individus. Même si une tendance de fonds se dessine invariablement, la probabilité d’une surprise n’est jamais nulle. En fait, il est impossible d’établir scientifiquement des comparaisons interpersonnelles de bonheur (Robbins, 1938). L’intégration de différentes « dimensions », voire des milliers de paramètres importants pour le développement durable est donc également impossible. C’est une critique fondamentale évidente de tout système d’indice ou même d’indicateur (ces derniers n’étant eux-même qu’un proxy d’une agrégation implicite de paramètres). Aucune formule d’agrégation ne peut donc mesurer valablement le développement. L’indispensable prise en compte du « reste du monde » Faute de pouvoir intégrer toutes les dimensions du développement durable en une seule et unique approche, on peut vouloir estimer les relations entre ces différentes sphères, ou l’impact des unes sur les autres de manière à pouvoir limiter les impacts négatifs et encourager les synergies, les transactions « gagnant-gagnant ». Ce problème n’est pas nécessairement plus facile que l’intégration pure et simple de toutes les dimensions. Externalités et internalités En première approximation, on peut toujours ignorer le reste du monde et par exemple se concentrer sur la qualité de l’environnement « dans son jardin ». Les politiques de l’environnement ont pour première préoccupation, dans un état démocratique, l’amélioration du cadre de vie des électeurs. Il s’agit du syndrome bien connu NIMBY (not in my backyeard) qui s’applique autant aux pays, régions ou communes qu’au jardin individuel. C’est d’autant plus vrai pour les cultures où la préférence individuelle est le principal moteur de la politique. Les lois viennent compenser cette « imperfection » du marché. Même dans les pays les plus communautaires (ou nationalistes), il reste un NIMBY des entités administratives (not in my country). Le positionnement des centrales nucléaires (près des frontières), ou les conflits autour de l’incinérateur de Drogenbos ou du trajet des avions dans la région de Bruxelles relèvent du même phénomène. Avec la mondialisation culturelle qui tend à rassembler tous les hommes sur le même « village planétaire », il devient de moins en moins facile d’exporter ses problèmes ailleurs. Le phénomène Nimby a fait place à un phénomène AFAPMY (as far as

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possible from my yeard - le plus loin possible de mon jardin). La délocalisation des entreprises polluantes relève de cet AFAPMY142. Politiquement, on peut donc dire qu’historiquement « le reste du monde », au sens géographique, importait peu. L’horizon géographique est resté limité dans les consciences populaires, jusqu’à l’avènement de la société de l’information. Les théories économiques sont nées dans ce contexte. L’approche théorique rejoignait alors l’approche politique locale. Dans les théories économiques, l’environnement extérieur n’existait pas et n’entrait pas dans les calculs. Les économistes classiques en étaient conscients et le mentionnaient explicitement. Le social était alors plus préoccupant et faisait l’objet de revendications. Les économistes avaient pris l’habitude de considérer le social comme une contrainte extérieure. Il suffisait alors de continuer à appliquer la théorie dans le cadre de la sphère marchande, elle même sous contrainte d’un monde social fini. En assumant ses limites, la théorie classique permettait le développement d’un Etat régulateur. C’est dans ce contexte que sont nées à la fois le marxisme et les théories keynésiennes d’intervention de l’Etat dans l’économie. Suite aux crises de ces modèles, les politiciens et les économistes ont progressivement perdu confiance en l’Etat. La pression sociale s’est également relâchée dans les pays riches, probablement parce que la misère n’y était plus aussi criante que du temps de Zola, tandis que dans les pays pauvres, elles étaient jugulées par diverses formes de répression. Le terrain était propice, au sens propre, pour le succès de la théorie néoclassique. Le libéralisme se nourrit peut-être aujourd’hui du contexte favorable laissé par les modèles déchus, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest : capital humain performant (éduqué, en bonne santé, …) et un bon réseau d’infrastructures, avec évidemment des variantes suivant les pays (certains profitent d’un nationalisme motivant, d’autres d’un bon esprit d’entreprise etc). Tous ces pays favorables au libéralisme ont bénéficié dans des mesures variables d’un jeu de libertés procédurales auxquelles Sen fait référence comme condition du développement. Si le libéralisme ne peut pas, dans le futur, reproduire ces acquis, il scie la branche sur laquelle il est assis. Dans cette mesure, il risque de ne pas pouvoir durer. La prise en compte politique de l’environnement est un phénomène plus récent. Suivant les théories précédentes, on pouvait admettre une régulation de l’environnement, en fonction des revendications des citoyens, puisqu’il restait externe à la théorie économique. Les contraintes autour de l’économie de marché s’en trouvaient simplement changées. Mais la théorie néoclassique oublie carrément l’existence de toute externalité. Mieux, elle a une conception hégémonique de la politique, et tend à acquérir une valeur universelle par ses présupposés universalistes autant que par l’absence d’alternatives mobilisatrices. Cette tentation hégémonique mène à un évolution de la doctrine dans le sens suivant :

1) dans un premier temps, ignorance de toute externalité (sociale, environnementale ou générationnelle) : pour la théorie économique

142 Notons qu’il existe un phénomène inverse, parallèle à la dualité externalité/internalité. Il peut très bien arriver que chacun veuille justement que quelque chose arrive « dans son jardin » : installation d’un espace vert en ville, ou d’une usine dans une zone de chômage par exemple. Il n’y a généralement pas unanimité des riverains.

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dominante, le chasseur-cueilleur ou le paysan autarcique de l’autre bout le la planète n’existent pas, pas plus que l’air, l’océan, l’aïeul ou le descendant; tout ce qui peut le toucher est sans valeur. Ce qu’ils peuvent rapporter est gratuit.

2) Dans un deuxième temps, suite à la montée en puissance des critiques, tentative de valider le modèle en internalisant sous une forme ou l’autre, les externalités les plus importantes identifiées : différentes méthodes sont alors testées. Remarquons que l’on oublie encore les internalités définies plus haut, qui sont considérées comme des « dons gratuits de la nature ».

Mais cette approche classique n’est plus suffisante aujourd’hui, et pas seulement pour des raisons éthiques. En effet, alors que tous les systèmes naturels ou politiques sont ouverts, l’horizon des économistes est aujourd’hui fini. Le aménagements opérés dans le cadre des tentatives d’internalisation sont forcément lacunaires. Ils entrent d’ailleurs en contradiction à plus d’un titre avec la théorie elle-même. Internaliser suppose une planification, un calcul, et une connaissance infinie de toutes les externalités, genre de connaissance que la théorie elle-même recommande de laisser au « libre marché ». Ces « aménagements » de la théorie introduit en elle-même un dysfonctionnement et d’autres externalités dues à ce dysfonctionnement, externalités peut être pires que celles qu’ils veulent résoudre. Nous postulons donc qu’il faut sortir de la théorie néoclassique et choisir une voie tracée par les économistes écologiques : -revenir à une conception limitant strictement la sphère marchande au marchand ; -redonner aux autres sphères une existence politique propre, et assumer les négociations politiques entre les intérêts de ces différentes sphères ; -travailler à une théorie « économique » ou plutôt politique globale capable de prendre en compte toutes ces interactions. Conclusion Nous avons vu l’impossibilité d’intégrer dans une seule théorie l’ensemble des impératifs du développement durable. Une notion centrale est cependant apparue : la notion du nécessaire élargissement de l’horizon de travail. On ne peut plus se contenter d’une théorie centrale et de quelques aménagements. Il faut apprendre à travailler en réelle pluridisciplinarité, laisser chaque spécialité, chaque personne, contribuer au débat sur le développement, mais aussi donner une voix, fût-elle virtuelle, à ceux qui n’en on pas : les « pauvres déconnectés », les générations futures, l’environnement, des civilisations diverses. Ce faisant, on peut postuler en conclusion de ce qui précède que chaque « enceinte » devrait travailler avec une attention accrue sur ses propres externalités, ainsi que sur les internalités provenant des autres pour pouvoir négocier des arrangements plus profitables à l’ensemble que la somme des actions individuelles, et surtout, pouvant garantir le long terme. Toute décision devrait prendre en compte « le reste du monde » au sens large. La notion d’externalité, au sens le plus élargi, pourrait être un outil d’analyse central pour le développement durable.

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« … la négligence par les pays riches de leurs impacts environnementaux au delà de leurs frontières pourrait bien être une des principales raisons de l’échec du développement durable durant ces 30 dernières années » (Wackernagel, 2001).

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CHAPITRE IV. VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES EXTERNALITÉS ?

Introduction La globalisation implique que les « imports/exports » (ou internalités/externalités) soient pris en compte dans toute théorie générale. Dans une théorie robuste, on ne peut plus se satisfaire d’externalités nulles au départ. La théorie néoclassique n’est donc pas un bon candidat comme théorie globale, pas plus par exemple que la seule théorie écologique. Nous allons tenter de poser les premiers jalons d’une théorie générale des externalités, et voir ensuite quelles peuvent être ses enseignements pour le développement durable. Pour commencer, reconnaissons que chacune des « sphères de décision » (marchande, écologique, sociale, géographique etc) a :

-des externalités, càd des influences non mesurables en ses propres termes, sur les autres sphères ; -des internalités, càd qu’elle subit des influences des autre sphères, que ce soit sous la forme de contraintes, d’opportunités ou d’impacts

Ces internalités et ces externalités peuvent être soit négatives, soit positives. Internalités et externalités sont toutes différentes de zéro et doivent nécessairement être explicitées d’une manière ou d’une autre et sans approximation réductrice, quel que soit le système de référence (sphère) considéré. Enfin, une contrainte globale s’ajoute à ces contraintes internes à chaque sphère : la somme globale des « externalités/internalités » doit nécessairement s’annuler ou être positif sous peine de «collaps» généralisé. Toutes ces conditions supposent un dialogue entre disciplines, peut-être la recherche d’unités communes de mesure. Ce sera la principale difficulté. Une autre difficulté provient du fait que non seulement on n’arrivera jamais à mettre tout le monde d’accord, mais qu’en plus, en pratique, des rapports de force existeront toujours qui empêcheront un « équilibre » entre les différentes tendances. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Modèle général à une dimension De manière générale, toute grandeur, mesurable ou non (par exemple, produit ou nuisance), en rapport avec une entité considérée peut reposer sur le modèle suivant : Q = Q0 + E – I

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où Q = la quantité totale en rapport avec l’entité considérée; Q0 = quantité nécessaire à l’entité E = externalité (sur les autres entités) I = internalité (provenant des autres entités) D’un point de vue opérationnel, ce que nous appelons « entité considérée » peut par exemple être une sphère d’influence, comme par exemple un pays dont les caractéristiques et l’évolution vont dépendre de décisions que nos indicateurs vont servir à éclairer. D’un point de vue dynamique, Q peut se comprendre comme une production et Q0 comme une Consommation, E comme une exportation et I comme une importation. Ainsi pour des épingles, Q est la production nationale d’épingles, Q0 la consommation nationale, E les exportations et I les importations. De même pour le SO2, Q est l’émission nationale, Q0 l’immission, E le SO2 transfrontière émis et I le SO2 transfrontière reçu. De même pour l’eau, l’énergie, les oiseaux, les individus, … et le revenu national. En cas de bilan global, E et I s’annulent nécessairement et Qmonde = Q0monde : par exemple, la production (l’émission) mondiale = la consommation (immission) mondiale. A première vue, ce modèle ne s’écarte pas fort des modèles économiques ou écologiques habituels, sauf que le lecteur aura remarqué que je n’ai pas parlé de ∆Q pour représenter la production, mais je me suis contenter de faire changer la nature de Q. Le modèle général s’applique à n’importe quelle unité: les épingles suivent la même loi que le SO2, les stocks suivent la même loi que les flux (à temps constant). Remarquons que même dans l’état statique (à tout moment donné), il peut subsister des externalités et des internalités non nulles. La présente d’une menace est gênante en soi, même en l’absence de flux, de même que la seule présence d’un ami est « réconfortante ». L’amitié est d’ailleurs un état d’esprit, à distinguer du geste amical lui-même, qui en est une expression dynamique éventuelle. Les stocks sous un nouveau regard Ceci nous porte à revoir la notion de stock sous une angle différent de celui des modèles économiques ou écologiques habituels, qui ne considèrent que les « réalisations d’externalités », càd les flux (par exemple, exportation), mais considèrent implicitement les stocks d’externalités comme nuls. Pour ces théories, on distingue les stocks des flux. La notion physique de potentiel permet cependant de regarder les stocks sous un autre angle. Si l’on considère le stock comme un potentiel, on peut y intégrer une notion de temps qui n’y était pas. La conception de stock devient alors, comme celle de flux, plus dynamique. Le stock peut alors être considéré comme une externalité pour le futur et une internalité provenant du passé.

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On a alors: Q = Q0 + E – I Avec Q la quantité relevant de l’entité considérée, Q0 la quantité nécessaire à l’existence de l’entité, E les stocks légués au futur et I les stocks hérités du passé. Par exemple, si l’on considère la nature d’un point de vue statique, Q serait la quantité totale de nature contemporaine, Q0 la nature « apprivoisée », nécessaire à notre survie actuelle, E la nature « sauvage » laissée pour le futur et I la nature sauvage héritée du passé. E et I prennent, dans le cas statique, une valeur de potentiel, ou si on veut, de capital (en l’occurrence ici, capital naturel). D’un point de vue dynamique, on retomberait sur la notion de variations de stocks, puisque Q serait la production totale de nature sur la période considérée, Q0 la nature consommée, E la nature produite, et I la nature héritée du passé. L’important est ici d’expliciter les rapports au « reste du monde » au sens large, quelle que soit l’échelle ou le système de valeurs considérés. Seul un système fermé fait l’économie des externalités/internalités qui peuvent s’exprimer sous forme de potentiels ou de flux (imports/exports). Par exemple, au niveau global, il y a peu de chance que du charbon nous soit fourni par l’univers en dehors de la planète (sauf chute d’une météorite de charbon). Et , si les martiens nous sont indifférents, nous ne pouvons plus en dire autant des habitants de l’autre bout de la planète, ni de ceux d’hier ou de demain : ce que nous en pensons d’eux les concerne autant que ce qu’ils pensent de nous. L’introduction de la notion d’externalité/internalité en tant que stock et non plus seulement en tant que flux est essentielle à une compréhension globale. Le modèle général ci-dessus s’applique donc autant aux stocks qu’aux flux. Il permet d’élargir la notion d’externalité à plus de dimensions que la seule dimension « hors de l’économie ». En conclusion, on peut considérer que la notion généralisée d’externalités et d’internalités met en relation: -les disciplines : sphère marchande, sociale, environnementale, … -les horizons temporels ; -les horizons géographiques Nous nous sommes limités ici à une et une seule dimension. Chaque discipline peut utiliser ce modèle dans son propre contexte et dans ses propres unités, mais il n’y aura pas nécessairement équivalence. Les externalités/internalités ne sont pas symétriques On peut d’ores et déjà faire quelques hypothèses sur les propriétés des externalités/internalités, quelle que soit la dimension dans laquelle on l’étudie. En première hypothèse, je suppose que les externalités/internalités ne sont pas symétriques. Par exemple, considérons les relations entre environnement et économie.

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Imaginons la construction d’un parking sur une ancienne forêt vierge inhabitée. Pour simplifier le raisonnement, ne prenons pas en compte la variable « espace », pour ne considérer que ce qui se trouve au-dessus du niveau du sol, et supposons que pour aller plus vite, on a brûlé la forêt sans en retirer de bénéfice financier. D’un point de vue économique, l’externalité est négative et représente la perte de la forêt. Cependant, comme il s’agissait d’une forêt vierge, elle ne rapportait rien. De plus, elle n’avait aucun intérêt biologique dans la mesure où d’autres écosystèmes semblables existent ailleurs. L’externalité est donc nulle du point de vue économique : on n’y perd rien. Imaginons que la vente du bois (internalité positive) compense tout juste les frais d’abattage (internalité négative). Dans le cas considéré, et du point de vue économique, l’internalité et l’externalité de l’opération sont nulles. Voyons maintenant le point de vue de l’environnement, en particulier de l’écosystème concerné. Avant, il n’y avait ni externalité, ni internalité (aucun échange écologique avec la sphère marchande). Lors de la construction du parking, il y a une internalité négative maximale (destruction totale de l’écosystème). Il y a aussi une externalité positive (fourniture de bois hors de la sphère écologique). Dans cet exemple, le penchant de cette internalité écologique « maximale » est une externalité nulle du point de vue marchand. Le penchant d’une l’externalité écologique positive est une internalité économique nulle. Cet exemple suffit à démontrer que les externalités/internalités ne sont pas symétriques. Il n’est pas possible de symétriser les relations entre dimensions Cette propriété d’asymétrie des externalités/internalités suivant les points de vue a des répercussions fâcheuses sur la faisabilité d’une théorie globale d’optimisation du développement durable. En effet, si l’on ne peut pas symétriser les impacts réciproques des interactions entre sphères différentes, il n’est pas possible d’optimiser ces impact pour trouver la meilleure solution suivant les deux points de vue simultanément. On aurait pu s’y attendre suite à l’échec d’intégration totale des différentes sphères dans un système de mesure unique. Il n’est pas possible d’élaborer une théorie unique d’optimisation du développement durable. Par la même occasion, on peut conclure qu’il est impossible de créer un indicateur synthétique du développement durable. Si l’on considère différentes approches possibles et , en fait, une infinité de dimensions, on peut par déduction arriver à la conclusion que tout indicateur synthétique est nécessairement biaisé. En poussant le raisonnement un peu plus loin, on trouve que tout indicateur est biaisé. Il est impossible d’atteindre le développement durable par déduction mathématique. Nous allons néanmoins poursuivre le raisonnement des externalités jusqu’au bout, non pas pour trouver une solution mathématique, mais pour revenir sur les coûts des tentatives d’intégration multidimensionnelles. Par a même occasion, nous en

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profiterons pour écorcher au passage l’hypothèse de substituabilité chère à la théorie néoclassique. Généralisation du modèle d’externalités, à plusieurs dimensions Soit l’unité i qui peut être un peu n’importe quoi : une quantité d’épingles, de SO2, de travaileurs etc. Il y a potentiellement une infinité de dimensions i, biens, services, objets ou idées quelconques. La formule devient Qi = Q0i + Ei – Ii Pour toute réduction de variable Σi, on a alors: Σi Qi = Σi Q0i + E - I où E et I sont des fonctions de Σi Qi et de Σi Q0i Le modèle général est donc autocorrélatif. A ce titre, sous certaines conditions (voir les équations de Lorenz), il pourrait être chaotique, ce qui signifie : -sensible aux conditions initiales ; -susceptible de générer toutes sortes de résultats, y compris des résultats cycliques ou pseudo-déterministes. La théorie néoclassique est un cas particulier où ces fonctions sont supposées additives. Ce qui ne correspond qu’à très peu de cas dans la pratique. Elle peut, comme le modèle l’indique, mener à des semblants de rationalité, et de cette manière « prouver » la validité de ses hypothèses. Le prix de cette illusion est toujours l’oubli de certaines dimensions et l’hypothèse d’externalités nulles. Les externalités ne sont pas additives Remarquons que dans la réduction opérée ci-dessus, on s’est bien gardé d’analyser ce qui se passait pour les externalités. Se sont-elles accumuler ? En fait, il n’en est rien. Les externalités préexistantes ont disparu et ont été remplacées par des externalités propres au nouveau référentiel créé par la réduction des dimensions. Prenons l’exemple de l’alcool et du tabac. On peut considérer qu’indépendamment du plaisirs qu’ils procurent, ils ont tous deux comme externalités négatives de favoriser le cancer du poumon. Cependant, la somme de ces externalités n’est pas la somme de ses composantes prises séparément. Le risque de cancer s’accroît suivant une loi plutôt multiplicative qu’additive quand on combine alcoolisme et tabagisme. On pourrait écrire dans ce cas particulier les formules (toujours en négligeant les internalités qui représenteraient par exemple le tabagisme passif): (1) Qalcool = Q0alcool + Ealcool Et

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(2) Qtabac = Q0tabac + Etabac Combinons maintenant la consommation d’alcool et de tabac. (3) Qalcool + Qtabac = Q0alcool + Q0tabac + E Qalcool+Qtabac Dans cette équation, la loi des externalités considérées étant multiplicative, on a: E Qalcool+Qtabac = Etabac x Ealcool Ce qui donne Qalcool + Qtabac = Q0alcool + Q0tabac + Etabac x Ealcool Qui est fort différent de ce qu’on aurait obtenu par simple addition des deux formules (1) et (2). Les externalités ne sont donc pas additives. On aurait en effet Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + erreur Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + Etabac+alcool - E (tabac, alcool) Etabac + Ealcool = E (tabac, alcool) + Etabac x Ealcool - E (tabac, alcool) Etabac + Ealcool = Etabac x Ealcool L’équation est impossible. Elle montre qu’il n’est pas possible de simplement additionner des externalités dans le modèle général. Il en va de même pour les internalités. En cas d’agrégation de variables ou de dimensions, on change de référentiel et toutes les propriétés changent, en particulier les externalités et internalités, suivant une logique propre irréductible à la somme des logiques préexistantes. Toute substitution a un coût Voyons maintenant ce qu’il adviendrait si l’on essayait de « réduire » la formule Qi = Q0i + Ei – Ii en mélangeant les dimensions. On sent bien que dans un modèle général, on ne peut pas se contenter comme en économie de sommer les pommes et les poires pour faire une « production nationale ». Les dimensions doivent rester séparées.

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Cependant, il y a des équivalences, des facteurs de conversion qui permettent un passage de l’un à l’autre. C’est l’hypothèse néoclassique de substituabilité qui semble parfois vérifiée et peut être utile dans des cadres opérationnels très précis. On peut très bien remplacer du charbon par du pétrole pour sa fonction énergétique. Pour les économistes, le facteur de conversion sera alors fonction des prix relatifs et du pouvoir calorifique. charbon/pétrole = fc( prix, pouvoir calorifique) Pour parfaire ce modèle, il faudrait cependant s’arranger pour inclure dans le prix tout une série d’externalités auxquelles on aura pris soin de donner une valeur « marchande » virtuelle : sécurité d’approvisionnement à plus ou moins long terme, pollution, coûts humains à l’extraction etc. De même, pour chaque paire de biens ou de services, des équivalences sont envisageables, suivant des formules plus ou moins complexes, mais systématiquement au prix d’externalités qu’il faut pouvoir prendre en compte par ailleurs. Par exemple, autant de Kg d’engrais organique sur des plants de tomate correspondront à autant de Kg de N, de P, de K, et d’autres éléments minéraux143 auxquels on aura ajouté une certaine quantité de travail, d’énergie et de savoir-faire, mais au prix, par exemple, de la perte d’autonomie du système « production de tomate », donc, d’un point de vue humain, au prix de la sécurité d’existence. Toute substitution a donc un coût. Premiers enseignements Principe de non substituabilité Aucun modèle ne permet pas de prédire qu’une fonction de substitution existe pour toute paire. La substituabilité n’est qu’un cas particulier, forcément réductionniste, de l’hypothétique théorie générale. Il n’existe pas de substituabilité parfaite, càd substituant parfaitement toutes les fonctions d’un élément. Il est en effet facile pour tout exemple de substitution de trouver des parcelles de non substituabilité à la marge. Par exemple, si je remplace un stylo par un autre identique, non seulement je ne suis pas certain de retrouver les mêmes qualités, mais de plus, l’échange lui-même, pourvu qu’il ait été conscient, a transformé la représentation que je me fais du stylo que j’utilise. Ce n’est peut-être plus « le stylo que j’ai reçu de ma grand-mère ». Si les progrès de la chimie permettent de produire toute une série d’éléments (y compris de l’antimatière !) moyennant plus ou moins d’efforts, si la télévision ou les consoles de jeu peuvent remplacer une partie des besoins sociaux, il restera toujours des parcelles de besoins ou de fonctions qui ne seront pas substituables. Rien ne remplace une mère, dit-on par exemple, et l’intelligence artificielle n’est, dans le domaine des robots, qu’à ses balbutiements. Mais quand on aura trouvé un robot qui

143 On produit des tomates hydroponiques sur base de mélanges d’éléments nutritifs entièrement reconstitués.

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remplace une mère pour certaines des ses fonctions élémentaires, on n’aura pas encore remplacer la mère dans sa globalité. Et si l’on remplace une mère par une mère adoptive, en chair et en os, ce ne sera pas encore la même chose. Un modèle général doit donc prendre en compte le principe de non substituabilité. Il ne peut pas être réductionniste, pas plus que les indices qui en découlent. La substituabilité doit rester un cas particulier du modèle général, applicable dans l’hypothèse explicite d’ externalités globalement positives de la substitution. Par exemple, remplacer l’homme par la machine correspond à un choix généralement « rationnel » si l’on s’en tient à une théorie simplifiée comme la théorie néoclassique. Mais si l’on se place dans un cadre général, on doit procéder en deux temps. D’abord faire une hypothèse subjective d’externalités positives de la substitution, ensuite appliquer le calcul économique néoclassique d’optimisation. La décision ne peut dès lors plus être qualifiée de rationnelle. On est bien dans un cas d’économie politique. De même, en science exacte, on commencera par choisir un modèle (par exemple la mécanique newtonnienne) subjectivement avant de l’appliquer « rationnellement » à un problème donné. Le résultat relèvera en fait de la science … politique dans la mesure où deux chercheurs peuvent choisir deux modèles différents (mécanique quantique, relativité générale), ou le même modèle en « internalisant » plus ou moins d’effets externes comme par exemple les forces de frottement ou les erreurs de mesure. Toute tentative de substitution est un pari probabiliste qui doit être mesuré avec précaution. Ce problème de non substituabilité recoupe celui de non symétrie des externalités et mène aux mêmes conclusions : toute interférence entre dimensions a un coût réel mais non mesurable objectivement. L’hypothèse d’externalitsé/internalités additionnelles négatives A ce problème s’en ajoute un autre : outre les externalités sur des dimensions connues, il existe en outre toujours des externalités sur des dimensions inconnues. Les sphères identifiées jusqu’ici (environnement, social, éconmique) sont en effet des conventions artificielles, elle-mêmes divisibles en sous-sphères tout aussi conventionnelles. Par exemple, on pourrait ajouter une sphère psychologique, ésotérique, géographique, temporelle etc, comme il en existe des milliers dans le réservoir de représentations du monde des diverses cultures en tous lieux et tous temps. Prenons n’importe quel exemple et cherchons d’estimer les « externalités », il sera toujours possible de trouver une externalité à laquelle on n’avait pas pensé précédemment. Toute substitution entraîne donc inévitablement une double augmentation de l’incertitude : -quant aux dimensions transformées ; -quant à la grandeur et au sens de ces transformations.

123

A ce titre, toute substitution (ou toute intégration ou toute internalisation), génère en tant que telle des externalités/internalités, comme nous le verrons plus bas. Je pense que ces externalités/internalités sont toujours globalement négatives. Cette l’hypothèse d’externalité/internalité additionnelle négative, est une généralisation du second principe de la thermodynamique qui dit que « l’entropie de l’univers augmente ». Toute forme de substitution, comme par exemple le réductionnisme ou la modélisation, en particulier la réduction du nombre de dimensions, se ferait au prix d’une croissance des externalités/internalités négatives. Suivant cette hypothèse, il peut être intéressant subjectivement d’internaliser, de substituer ou de modéliser, mais ceci se ferait toujours au détriment d’externalités plus gandes, ailleurs, que le bénéfice local obtenu. De même que la vie s’ordonne en utilisant l’énergie de destruction de l’univers, le développement ne pourrait se faire qu’à un prix supérieur payé par l’extérieur. On peut par exemple concevoir le développement comme un processus prédateur (impérialiste). Le développement économique peut se faire au détriment du développement social ou environnemental, ou l’inverse. Le développement d’un pays peut se faire au détriment des autres suivant des modalités variées : au détriment des ressources naturelles d’un autre pays, ou au détriment de son développement économique, ou social, ou tout à la fois. Il peut se faire au détriment du futur. Cependant, ce genre de conception « prédatrice » ne peut pas rester une règle intemporelle. En effet, l’horizon se rapproche dans toutes les dimensions, et il viendra un temps où il n’y aura plus rien à « piller ». Si entre-temps, on n’a pas pu coloniser l’espace, nous serons alors obligés de nous contenter du seul flux extérieur continu : l’énergie qui nous vient du soleil. Mais il reste bien entendu, pour notre génération, de la marge de manœuvre : les fondamentalistes de tous poils peuvent piller, tuer, détruire « l’extérieur» pour leur propre conception du développement, et ce pendant encore quelques décennies probablement. Mais puisqu’il faudra quand même finir par se satisfaire du flux solaire, autant y penser dès maintenant et voir s’il n’y a pas moyen d’éviter tous ces conflits. Conclusions Nous avons vu que, malheureusement, il était impossible de trouver une théorie générale qui puisse intégrer toutes les dimensions des problématiques intéressant l’humanité. Même si on se limite aux interactions entre sphères, il n’est pas possible de les objectiviser dans un référentiel unique : une interaction de l’économie sur l’environnement ne sera jamais perçue de la même manière par un écologiste ou un économiste. Pourtant, rien ne permettra de déterminer lequel des deux aura raison, car les motivations de chacun seront parfaitement logiques, rationnelles, justifiées dans le référentiel qui est le leur, aussi scientifique pour l’un que pour l’autre.

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D’un point de vue environnementaliste, nous dirions qu’il est temps pour commencer que l’économie descende de son piédestal et retrouve un profil plus approprié à ses véritables capacités : gérer une caisse, une petite entreprise, quelques flux financiers, donner quelques conseils d’optimisation, mais surtout ne pas déterminer l’évolution du monde ! C’est vrai pour la plupart des technocrates, quelle que soit la discipline dont ils se réclament. C’est également vrai pour nous, les scientifiques de l’environnement. Le champs laissé au politique et à l’intuitif doit à nouveau s’élargir. Des nouvelles formes d’Etat, en particulier un Etat mondial, doivent être mis en place sur des bases de négociations et de représentation de l’intérêt de chacun, ce qui passe par un équilibrage du pouvoir de chaque habitant, et une forme de représentation intergénérationnelle et de la nature, qui ne peuvent sans doute provenir que d’une intégration éthique en chacun, donc de l’éducation civique au sens large, d’un renouveau de civilisation probablement plus proche des cultures en perdition que de la culture moderne. La rationalité, l’utilitarisme, la science, doivent redescendre de leur piedestal et se confronter aux autres formes de pensée, à la démocratie « populaire ». Le « petit peuple » dispose en effet non seulement de parcelles de sagesse « populaire », mais aussi et surtout du monopole de la défense de ses propres intérêts. Pour intégrer les différentes dimensions du développement durable, et elles sont nombreuses, il n’y aura jamais de formule miracle. Il sera toujours indispensable de mettre en place des structures de négociation entre intérêts parfois divergents. Aucune analyse monocritère, explicite (modèles) ou implicite (« la main invisible »), ne peut plus mener au développement durable. Les différentes théories et les progrès technologiques ont pris place dans un processus historique, bénéficiant chaque fois d’un contexte favorable et des acquis des modèles passés. Aucun modèle ne peut dès lors en sortir vainqueur et prétendre sortir de l’histoire comme modèle universel intemporel. Il faudra toujours chercher, en fonction du contexte de l’époque, une autre théorie, un autre modèle, d’autres voies de développement. Parfois, on pourra se resservir d’outils passés, parfois il faudra changer d’optique pour progresser. Cette recherche ne peut qu’être participative si on la veut efficace, mais surtout si on la veut éthique. Quelques règles de base peuvent survivre plus longtemps que d’autres. De manière générale, il semble logique de vouloir limiter les externalités négatives de ses propres décisions, et de chercher quand c’est possible des solutions « gagnant gagnant ». Mais dans un contexte culturel donné, il peut y avoir des opportunités « prédatrices », il ne faut pas se le cacher pour ne pas en être victime. Les pays occidentaux l’ont bien compris dans la période récente de l’histoire, d’abord par la

125

colonisation, ensuite par la ruée vers le pétrole et les espaces naturels colonisables. Se défendre contre les stratégies prédatrices d’autrui n’est pas une affaire de science, mais un affaire de politique. Dénoncer la fausse science devient dans ce cadre plus une défense politique que de la recherche fondamentale. Il semble que suffisamment d’auteurs ont aujourd’hui démontré les dangers pour la planète et pour l’humanité dans son ensemble de la théorie néoclassique. Cette dernière apparaît non plus comme une science, mais comme une arme de domination parmi d’autres. Des technocrates ou le petit peuple, endoctrinés par la main invisible mais pas toujours inconsciente, s’en font parfois les alliés contre leurs propres convictions, voire contre leur propre intérêt. Pour limiter les dégâts de la contre information, il ne reste qu’à informer de manière crédible sur les potentialités réelles de la science, en particulier de la science économique, et sur la grandeur réelle de quelques flux importants. Nous avons vu que toutes les externalités ne peuvent pas être prises en compte. Nous nous limiterons à certaines d’entre elles, qui ont été identifiées, et chercherons dans la suite de ce travail, à en évaluer les ordres de grandeur.

126

TROISIEME PARTIE : INDICES ET INDICATEURS DE DEVELOPPEMENT

DURABLE

127

INTRODUCTION Si l’on admet que le développement durable ne peut être conçu que par le cerveau collectif de l’espèce humaine, dans la mesure où tous les yeux et toutes les expériences sont nécessaires pour tout prendre en compte, on ne peut que reconnaître le rôle déterminant de la communication pour nous. Les indicateurs et indices sont un moyen de communication parmi d’autres. Ils ont un impact assez important (mais pas majoritaire comme nous l’avons vu au sujet de la réciprocité), sur ceux qui détiennent le plus de pouvoir de décision : chefs d’Etats ou d’entreprises, ou tout citoyen qui s’informe. La communication se fait en effet toujours sur plusieurs modes, un mode simpliste, codifié, et un mode complexe (au second degré, gestuel, contextuel etc). Nous nous limiterons ici à la partie la plus « statistique » de cette mesure et de cette communication, étant bien entendu que ce n’est pas la principale. Indépendamment des discussions sur le développement durable, des signaux clairs sont également utiles. Ils sont par ailleurs les seuls que puissent comprendre les ordinateurs et modèles qui souvent, aident les « personnes importantes » à préparer des décisions. Nous allons donc passer en revue quelques tentatives de mesurer le développement durable, en nous concentrant sur ce qu’il y a de plus simpliste (les indices de durabilité) et de plus populaire. Le choix des exemples n’est pas justifié autrement que par référence implicite aux parties développées précédemment. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité. L’objectif lointain est de trouver des critères, dans une suite de ce travail, pour qu’un indice ou indicateur puisse relever de la « durabilité » au sens global du terme. A la lueur des parties précédentes, nous allons passer en revue quelques indices et indicateurs existants, et voir dans quelle mesure ils répondent à certains des critères qui nous intéressent. Prennent-ils suffisamment en compte « le reste du monde » sur le plan des trois domaines (sociologique, économique, environnemental) et des différents horizons (dimensions spatiales et temporelles) ?

128

CHAPITRE I. APPROCHES PRINCIPALES POUR MESURER LE DEVELOPPEMENT DURABLE

Quelques-unes des approches principales pour mesurer le développement durable sont reprises ci-dessous (adapté d’après World Bank, 2003, p.16) : -Les jeux d’indicateurs ; -Le PIB et les comptes nationaux étendus ; -Les comptes biophysiques ; -les indices à poids égaux ; -Les indices à poids inégaux ; -Les analyse d’éco-efficience Les jeux d’indicateurs Les jeux d’indicateurs, passage obligé pour l’élaboration d’indices plus synthétiques, sont notamment développés par la Commission des Nations unies pour le développement durable (UN-CSD) ainsi que par de nombreux pays. Ils représentent une première sélection de paramètres qui, publiés l’un à côté de l’autre « indiquent » des aspects différents du développement durable. Il y a potentiellement autant de jeux d’indicateurs que d’entité politique ou d’auteur, chacun ayant sa vision particulière du développement durable. Les atlas géographiques représentent indirectement une sélection d’indicateurs de développement durable dans la mesure où ils couvrent la plupart des problématiques importantes. Il serait intéressant d’en comparer l’évolution dans le temps. L’Atlas du Monde diplomatique (Achcar et al, 2003) traite ainsi dans sa première partie de la mondialisation sous des aspects de culture, de marché, d’armement, de droit, de progrès, de fracture sociale, d’environnement, de progrès sociaux, de tensions et conflits. Un certain nombre d’indicateurs se retrouvent cependant à tous les niveaux, soit parce que les données sont disponibles, soit en raison des influences réciproques144, ou parce qu’un consensus émerge lentement. Le tableau ci-dessous compare les types d’indicateurs retenus par plusieurs pays et par l’union européenne. Jeux d’indicateurs de développement durable dans quelques pays riches UNCSD Categories and themes Austra-

lia Den-mark Finland Korea Nether-

lands Portu-

gal Sweden Switzer- land

United Kingdom

United States

EU struct. indic.

SOCIAL • Equity Poverty ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Gender Equality ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

• Health Nutritional Status ✔✔✔✔

Mortality ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Sanitation ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Drinking Water ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Healthcare Delivery ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Education Education level ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Literacy ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Housing Living Conditions ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

144 en particulier l’Agenda 21 et la Commission des Nations unies pour le développement durable

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• Security Crime ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Population Population Change ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

ENVIRONMENTAL • Atmosphere Climate Change ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Ozone Layer Depletion ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Air Quality ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Land Agriculture ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Forests ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Desertification ✔✔✔✔ Urbanization ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

• Oceans, Seas, and Coasts Coastal Zone ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Fisheries ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Fresh-Water Water Quality ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Water Quantity ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Biodiversity Ecosystems ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Species ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

ECONOMIC • Economic Structure Economic Performance ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Trade ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Financial Status ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Consumption & Production

Patterns

Material Consumption ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Energy Use ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Waste Generation and Management ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Transportation ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

INSTITUTIONAL • Institutional Framework Strategic Implementation of SD ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ International Cooperation ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ • Institutional Capacity Information Access ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Communication and Infrastructure ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Science and Technology ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Disaster Preparedness and Response ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

Source : Hass et al, 2002 Ces listes d’indicateurs sont en discussion permanente en fonction de l’entité considérée et du temps. Après avoir constaté que près de 25000 paramètres environnementaux différents (IBGE, 2001) étaient demandés régulièrement aux Etats par les institutions internationales, l’Agence européenne pour l’Environnement a entamé en 2002-2003 la sélection d’un tronc commun d’indicateurs environnementaux comparables classés entre 12 domaines145. Les Etats membres ont estimé que la moitié des quelques centaines de candidats indicateurs posaient des problèmes de données et les 2/3 des problèmes de définition. Ils en ont néanmoins retenu 77 comme « hautement prioritaires » et en ont proposé 16 nouveaux pour le deuxième tour de sélection (EEA, 2002). Les 13 « indicateurs structurels » de l’UE sont le résultat d’une sélection technico-politique entre les pays membres. Ils sont issus d’une initiative appelée « sustainable development strategy » et ont donc pour vocation officielle de représenter le développement durable (Boulanger et al, 2003, p. 27). 145 agriculture (43 indicateurs), pollution de l’air (24), biodiversité (25), changement climatique (17), énergie (32), pêche (27), trou d’ozone (6), terrestre (43), transport (38), tourisme (55), eau (67), et déchets (29).

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Eurostat a cependant mis sur pied un autre travail de sélection d’indicateurs de développement durable. Dans un document préparatoire (Wolff, 2003) soumis aux statisticiens des Etats membres, Eurostat proposait des thèmes et sous-thèmes légèrement différents pour les indicateurs de développement durable, avec, par rapport aux indicateurs structurels, un accent plus prononcé sur le capital utile (santé, ressources naturelles, infrastructures) et une moindre importance donnée à la qualité de l’environnement (pollution, qualité de l’eau et de l’air, espèces) si ce n’est pour les problèmes environnementaux à tendance irréversible (effet de serre, déchets, produits chimiques). Premier jeu d’indicateurs de développement durable d’Eurostat (SDTF), comparé aux indicateurs structurels de l’UE. UNCSD Categories and themes Eurostat, SDTF themes Eurostat, SDTF

subthemes Eurostat SDTF

EU struct. indic.

SOCIAL • Equity • Poverty and social exclusion Poverty Poverty Poverty by gender and

age ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

Gender Equality Education enrolment by gender, age and category

✔✔✔✔ ✔✔✔✔

Social exclusion Social exclusion ✔✔✔✔ • Health • Public health Nutritional Status Food Safety and Quality Food safety ✔✔✔✔

Environmentally-friendly farming ✔✔✔✔

Mortality Human health protection Life expectancy ✔✔✔✔

Sanitation Infectious diseases and resistance to antibiotics ✔✔✔✔

Drinking Water Healthcare Delivery Heath and safety at work ✔✔✔✔

Civil protection (early warning and emergency) ✔✔✔✔

Chemicals management Minimising long-term impacts to health and environment

✔✔✔✔

• Education • Education level ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Literacy ✔✔✔✔ • Housing • Living Conditions • Security • Crime • Population • Ageing society Population Change Balanced demography Sound population

structure ✔✔✔✔

Immigration and asylum ✔✔✔✔ Caring society Pension systems ✔✔✔✔ Health care systems ✔✔✔✔

ENVIRONMENTAL • Atmosphere • Climate change Climate Change Greenhouse gas emissions GHG emissions

reduction ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

Ozone Layer Depletion Air Quality ✔✔✔✔ Clean energy Energy taxes ✔✔✔✔ Energy efficiency ✔✔✔✔

Renewable energy resources ✔✔✔✔

Nuclear power ✔✔✔✔

• Land • Transport and land use management

Agriculture Balanced regional development Rural development ✔✔✔✔ Urbanization Urban development ✔✔✔✔

Land use Investment in infrastructure ✔✔✔✔

Forests Transport growth Decoupling ✔✔✔✔

Road to rail, water and public transport ✔✔✔✔

✔✔✔✔

Desertification

131

• • Management of natural resources Soil degradation Soil erosion and

contamination ✔✔✔✔

Soil sealing ✔✔✔✔ • Oceans, Seas, and Coasts Coastal Zone Fisheries Healthy marine ecosystems Over-fishing ✔✔✔✔ • Fresh-Water Water Quality

Water Quantity Fresh water resources Protection of surface and ground water resources ✔✔✔✔

• Biodiversity

Ecosystems Biodiversity Protection of habitats and natural systems and biodiversity

✔✔✔✔

Species

ECONOMIC • Economic Structure • Economic growth Economic Performance Economic Performance Economic growth ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Public finances ✔✔✔✔

Employment Employment rate, by gender and age ✔✔✔✔

Trade Financial Status ✔✔✔✔ • Consumption & Production

Patterns • Sustainable production and

consumption

Material Consumption Eco-efficiency Resource use, by resource type (inc. water)

✔✔✔✔

Reducing pollution ✔✔✔✔ Energy Use ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Waste Generation and Management Waste management ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Transportation ✔✔✔✔ ✔✔✔✔

Clean technology New technology for energy, transport, communication etc.

✔✔✔✔

Corporate responsibility Triple bottom line ✔✔✔✔ Consumer awareness Consumer information ✔✔✔✔

INSTITUTIONAL • Institutional Framework • Global partnership Strategic Implementation of SD

Globalisation of trade Market access for least developed countries ✔✔✔✔

International Cooperation Development assistance ODA ✔✔✔✔ Good governance ✔✔✔✔

EU impact to developing countries EU foreign direct investments to developing countries

✔✔✔✔

Resource consumption ✔✔✔✔ • Institutional Capacity • Good governance Participation Public participation ✔✔✔✔ Information Access ✔✔✔✔ Communication and Infrastructure ✔✔✔✔ Science and Technology ✔✔✔✔ ✔✔✔✔ Disaster Preparedness and Response ✔✔✔✔

Source : d’après Hass (2002) et Wolff (2003) Ces jeux d’indicateurs souffrent de manques chroniques. On notera l’absence quasi générale d’une vision qui permette de prendre en compte des interactions entre le local et le global (Boulanger et al, 2003, p. 34). La problématique Nord-Sud n’est par exemple présente que sous la forme des montants de la coopération au développement, quoique le SDTF fasse un peu plus d’efforts dans cette direction. Or suivant notre vision des conditions minimales du développement durable global, ce point est essentiel. Les jeux d’indicateurs ont l’inconvénient du nombre, ce qui les rend politiquement peu visibles (trop d’information tue l’information). Ils servent cependant de base à diverses tentatives d’agrégation suivant le principe de la pyramide d’information (Adriaanse, 1995). Ils restent indispensables comme « information sous-jascente » à laquelle on peut recourir pour une compréhension plus fine de phénomènes qui

132

auraient été mis en évidence par des indices agrégés, à moins qu’ils ne servent eux-mêmes individuellement comme signaux (EEA, 2003) s’ils sont mis en évidence à bon escient.

133

Le PIB et les comptes nationaux étendus Le PIB Devant l’impossibilité, reconnue par la plupart des auteurs modernes, d’établir scientifiquement des comparaisons interpersonnelles de bonheur, les utilitaristes ont cherché à se tirer d’affaire en postulant que les choix reflétaient les préférences des individus. Mais il faut se rendre à l’évidence avec Horace que « il existe autant de préférences que de gens », que chaque personne a une fonction d’utilité, donc de demande, différente (Sen, 1999, 2003 p.97), enfin que la comparaison des revenus réels ne reflète en rien le bien-être individuel ou collectif. Les implications pratiques de ce raisonnement est que même si deux personnes à revenu égal ont une fonction de demande équivalente pour un bien donné, le bonheur ou l’utilité que procurerait ce bien ne seraient jamais le même. Par exemple, un kilo de riz n’apporte pas la même satisfaction à deux pauvres ayant les mêmes fonctions de demande, mais dont le premier, atteint d’une parasitose, préfère deux kilos de riz, alors que l’autre se satisfait d’un kilo. Sen conclut (p. 112) :

« Rien, dans la méthodologie de l’analyse de la demande, y compris la théorie de la préférence révélée, ne permet d’établir des comparaisons interpersonnelles d’utilités ou de bien-être à partir des choix observés et donc, à partir des comparaisons par les revenus réels. »

Le PIB est démoli dans ses fondements les plus profonds. Cependant, il suffit d’entendre à la radio l’enthousiasme des commentateurs économiques pour se rendre compte que non seulement cet indice est bien vivant, mais que sa valeur elle-même présente dans notre société un certain rapport avec les conditions réelles de vie des gens. Cet indice a donc une certaine pertinence pour le marché et ses impacts sociaux (emploi, capitaux, revenus), dans une économie de marché. Il s’agit d’un indice synthétique, puisqu’à la base, il intègre des éléments très disparates reflétés par les préférences marchandes des individus : achats, vente de sa force de travail etc. Malgré les bons services rendus par le PIB dans le passé, on s’accorde à reconnaître les défaillances du système actuel de comptabilité nationale (Faucheux et Noël, 1995, 264), notamment, pour ce qui concerne l’environnement : -les dépenses défensives, consacrées à la restauration de l’environnement, sont assimilées à une élévation du PIB ; -l’épuisement des ressources naturelles n’est pas enregistré convenablement ; -il ne tient pas compte des dégradations environnementales. Et pour ce qui est de l’utilisation du produit national comme baromètre du progrès social (Vandermottent et Marissal, 1998): -il ignore a richesse des liens affectifs, et la jouissance de ce qui n’est pas marchandise ; -il oublie que le capitalisme « a pu en d’autres temps s’appuyer sur des valeurs puritaines d’austérité, d’épargne et d’abstinence » ;

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-il ignore que la croissance puisse se faire au détriment de la qualité de vie des autres ; -il ignore que les rapports marchands se sont souvent imposés, « non par l’évidence de leurs charmes, mais par la contrainte voire par la plus extrême violence, par l’assujettissement à l’impôt, à la rente ou par le mise forcée au travail » ; -il oublie « que des formations communautaires aient pu résister parfois très vigoureusement à leur dissolution par les rapports marchands » Ces critiques acceptées par les économistes néoclassiques les ont menés à chercher à ajuster le PIB. Les comptes nationaux étendus Parmi les initiatives ayant pour principe de présenter un PIB ajusté, citons : Le Green Accounts System of inegrated Environmental and Economic Accounts (SEEA) des Nations unies, qui offre un canevas pour les comptes de l’environnement, en terme monétaire. Le principal apport du SEEA a été de donner naissance aux comptes satellites, en termes physiques, décrits plus loin. L’Adjusted Net Savings de la Banque mondiale (World Bank, 2003, p. 17), qui calcule le changement de richesse totale en déduisant l’épuisement des ressources et les dommages environnementaux146. La croissance du capital total147 et les indicateurs dérivés (indicateur Z de Pearce et Atkinson, 1993, l’épargne véritable ou genuine savings de Hamilton et O’Connor, 1994) partent du même principe de soutenabilité faible, qui suppose une substituabilité parfaite entre différents types de capitaux, et qu’ils soient commensurables (Faucheux et Noël, 1995, p.256). Pour que le développement soit durable, il suffirait que la croissance du capital total soit plus grande ou égale à zéro. Le Genuine Progress Indicator (GPI), et l’Index of Sustainable Economic Welfare (ISEW), développés par le Royaume Uni et d’autres pays (Daly et Cobb 1989, 1994; Stockhammer, Hochreiter et al. 1997; Hamilton 1999; Neumayer 2000). Il s’agit d’un calcul ajusté du PIB reflétant les pertes de bien-être dues à des facteurs environnementaux et sociaux. Les services non monétaires comme le travail au foyer y sont ajoutés, tandis que les dépenses défensives en sont retranchées. L’ISEW inclut également une pondération liée aux inégalités de revenus dans les pays considérés (Zaccaï, 2002). Mentionnons encore le Sustainable net benefit index (Lawn and Sanders 1999), le Net national product (Adger and Grohs 1994), le Sustainable national income index

146 La formule est la suivante : Adjusted net savings = Net domestic savings – energy depletion – mineral depletion – net forest depletion – carbon dioxide damage + education expenditure , where Net domestic savings = Gross domestic savings – Consumption of fixed capital. Tous ces éléments sont donnés en pourcentage du PIB, donc en valeur marchande, ce qui ne manque pas de poser des problèmes d’évaluation. 147 K= Km + Kh + Kn où K=capital total, Km = capital manufacturé ou reproductible, Kh= capital humain ou stock de connaissance ou savoir faire, Kn= capital naturel ou ressources épuisables ou renouvelables et service environnementaux (Faucheux et Noël, 1995, p.256).

135

(Gerlagh, Dellink et al. 2002), et l’Index of Captured Ecosystem Value (Gustavson, Longeran et al. 2002). Ces comptes nationaux étendus relèvent tous des indicateurs de « soutenabilité faible », càd qu’ils découlent de la théorie néoclassique dont ils épousent une ou plusieurs hypothèses fondamentales, notamment la mesurabilité, la possibilité d’estimer et d’internaliser les coûts externes, la substituabilité parfaite des facteurs de production, et en particulier du capital naturel avec le capital économique et humain. Faucheux et Noël (1995, 241-277) en exposent les principales théories et en montrent les limites pratiquement insurmontables en raison de contradictions internes externes à la doctrine. Une des difficultés vient du caractère irréversible de phénomènes naturels, de l’incertitude, du paradoxe de la croissance démographique148 etc. Ces approches de soutenabilité faible peuvent servir dans certains cas bien particuliers (par exemple pour des ressources naturelles abondantes faisant partie du marché, comme le Fer ou le Cuivre)149, mais certainement pas dans le cas général et encore moins pour parler de durabilité autre que purement économique (et encore). A la division des comptes nationaux d’Eurostat (comptes économiques de l’environnement et comptes sociaux), l’idée d’un PIB vert ou « social » a été pratiquement abandonnée, n’ayant pas passé le cap de la confrontation avec les statisticiens des Etats membres150. L’approche des « comptes satellites » développée ci-dessous est par contre en plein essor. Les systèmes de comptabilité environnementale et sociale Devant les difficultés à donner une valeur monétaire aux données environnementales ou sociales, le parti est de plus en plus de donner la préférence à des comptes en unités physiques, mais couplés suivant les mêmes rubriques économiques que les comptes nationaux de manière à pouvoir élaborer des bilans input-output et de faire tourner des modèles d’estimation des impacts directs et indirects de changements de structure économique par exemple. Cette approche qui refuse le mélange des genres mais ne l’empêche pas dans un second temps, assure cependant la mise en concordance de données économiques, environnementales ou sociales, ainsi que les liens avec le monde extérieur (autres pays). Une fois les données environnementales, sociales et économiques réparties par acteur (secteurs économiques, ménages, administration, reste du monde), il devient possible d’analyser en parallèle les performances des acteurs individuellement ou globalement. Un tableau de bord par acteur devient possible, quelle que soit la méthode d’agrégation (ou non) retenue. Ces comptes présentés en parallèle et dans différentes unités permettent de calculer des

148 dans un cadre de concurrence pure et parfaite, la condition de la durabilité est que le taux de progrès technique accroissant l’efficacité du facteur naturel excède le taux de croissance de la population (Faucheux et Noël, 1995, 247 d’après Stiglitz, 1974). Le capital technique de substitution et le progrès technique sont nécessaires pour vaincre la pression sur les ressources due la croissance de la population. Or les modèles de croissance et les études empiriques suggèrent que la croissance de la population favorise le progrès technique et le développement, donc la soutenabilité, ce qui est une contradiction (Faucheux et Noël, 1995, 260). 149 Ces ressources naturelles ont des élasticités de substitution plus grandes que zéro avec le travail et le capital technique (Brown et Field, 1979, 24), ce qui est une des conditions pour que la théorie néoclassique puisse s’appliquer à une croissance soutenable (Faucheux et Noël, 1995, 257). 150 cet exercice est laissé à des modeleurs en dehors des services statistiques (Eurostat, 2003f).

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indicateurs d’intensité (pollution par PIB par exemple), ou de dématérialisation de la production (voir Van Den Berghe et De Villers, 2001). Ils sont appelés comptes satellites dans la mesure où ils ne sont pas intégrés à la comptabilité nationale proprement dite (qui ne se relève qu’en unités monétaires). De cette manière, la comptabilité reste cohérente du point de vue de la sphère marchande, mais la prise en compte des impacts non économiques devient possible sans nécessairement tomber dans le réductionnisme de l’internalisation. On relèvera notamment dans cette catégorie les travaux d’Eurostat inspirés du NAMEA hollandais (National accounting matrixes including environmental accounts) dont on commence à trouver des exemples pour la Belgique (Van Den Berghe et Steyaert, 1999, Vandille et Van Zeebroeck, 2003). Les comptes sociaux SAM (social accounting matrixes) font l’équivalent pour des données sociales comme l’emploi et les bilans sociaux (voir INS, 2000, Fagnoul et Termote, 2002, Eurostat, 2003, Termote et al, 2003). Certains comptes en unités monétaires relèvent également de cette catégorie dans la mesure où ils concernent des dépenses « défensives » donc ne produisant pas nécessairement de la croissance au sens économique. Citons les comptes de dépense pour la protection de l’environnement (voir Kestemont, 1999a, Eurostat, 2001, Lannoye et Vandille, 2002, Eurostat, 2002). Ils commencent à être mis en œuvre par plusieurs pays dans le cadre du programme SERIEE (système européen de rassemblement de l’information économique sur l’environnement) dont la caractéristique est de poursuivre les dépenses du financeur au « producteur de services environnementaux » (voir Eurostat, 1994). Enfin, les comptes satellites se développement dans touts les domaines où il est nécessaire de voir la relation entre différentes « sphères » et la sphère économique, comme par exemple les rapports entre agriculture et environnement (voir Verhaegen et al, 2002), le compte des déchets, les comptes énergétiques, le compte des taxes environnementales (voir Kestemont, 1999b). Dans le cadre environnemental, on peut distinguer (Eurostat, 2003c, 2003f)151 : -Les comptes d’actifs ou de patrimoines (« assets »)

-forêts -compte des ressources naturelles pour les forêts (Eurostat, 1999a, b) ; -compte pour la fonction récréative et environnementale des forêts* (Eurostat, 2003d) -compte du bois d’œuvre des forêts (ibidem, utile pour les bilans de carbone)

-Gisements -compte des actifs de sous-sol (Eurostat, 1999) -pétrole et gaz (Eurostat, 2002b)152 -poissons, ressources halieutiques**

151 les astérisques représentent les domaines qu’Eurostat (2003f) juge prioritaire à CT (***) ; MT (**) ou LT (*), ou qu’il a déjà développé (la source est alors mentionnée) 152 Eurostat procède aussi à leur estimation monétaire, dans un cadre de soutenabilité faible

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-terrains (utilisation et occupation du sol***) -sols** (intensité d’occupation, morcellement, perméabilité, érosion, pollution etc.) -écosystèmes* -biodiversité -eau (ONU/Eurostat)

-quantité d’eau** -qualité de l’eau***

-Les comptes de flux -compte d’émissions atmosphériques NAMEA-air (voir Eurostat, 2001b)

-comptes de l’énergie NAMEA -eau NAMEA (voir Eurostat, 2003e)

-flux d’eau (extraction, achat et vente, rejets, flux naturels) -compte des émissions dans l’eau***

-déchets** NAMEA (voir Union européenne 2003) -compte des matières premières -comptes de flux de matière dans l’ensemble de l’économie

-besoins matériels totaux de l’économie153 -flux des matières premières***

-tableaux input/ouput de matières -output -comptes des substances spécifiques (C, N, P, produits chimiques toxiques)*

-pêche** -comptes de l’agriculture154 (voir Verhaegen et al, 2002)

-comptes économiques de l’environnement

-compte des dépenses environnementales -éco-industries -dépenses liées aux catastrophes naturelles et technologiques* -dépenses de gestion des ressources

-eau** -autres dépenses de gestion des ressources*

-fiscalité environnementale -instruments économiques

-subventions** -autorisations)*

Malgré l’intérêt générique de ces travaux comme soubassement d’indices éventuels, nous ne nous y attarderons pas dans la mesure où ils constituent une sorte de présentation améliorée des listes d’indicateurs.

153 l’idée est qu’en limitant l’input total, on limite la pression sur l’environnement, tant en matière de ressources que de stocks sous forme de capital ou d’émissions (Bartelmus, 2003). 154 les produits agricoles sont, du point de vue du Système des Comptes nationaux, des stocks naturels économiques « produits » (par la sphère économique), par opposition aux stocks naturels économiques « non produits » (comme les minéraux, le sol, les forêts sauvages), et les stocks environnementaux « non économiques » dans le sens où ils ne rapportent rien (Bartelmus, 2001).

138

Les comptes biophysiques L’Ecological Footprint (EF, empreinte écologique) du Fonds Mondial pour la Nature (WWF) est un représentant populaire de cette catégorie155. Il mesure la surface productive de sol et d’océan nécessaire pour produire de la nourriture, des fibres, et de l’énergie (sous une forme renouvelable) pour supporter la consommation de chaque pays, région ou individu. Nous en reparlerons plus loin. Les indices à poids égaux Le Living Planet Index (LPI, indice de la planète vivante) du WWF évalue les populations d’espèces animales dans les forêts, l’eau douce et l’environnement marin. L’Environmental Sustainability Index (ESI), promu par le Forum économique mondial (WEF) est un index agrégé portant sur 22 facteurs majeurs qui contribuent à la soutenabilité environnementale. Nous analyserons cet indice plus avant. L’Human development index (indice de développement humain) (UNDP, 1999, Neumayer 2001) est soi-disant basé sur la notion de libertés totales (économiques et sociales) et de droits humains fondamentaux. Il n’inclut pas encore de considérations environnementales. Notons que le social y est cependant principalement considéré d’un point de vue économique : l’indice se base sur le produit monétaire et sur le capital humain en tant que facteur de production : espérance de vie et niveau d’alphabétisation des adultes. L’IDH est assez fort corrélé avec le PIB par habitant, surtout dans les pays ayant les plus bas revenus (Vandermotten et Marissal, 1998, p. 44). Les indices à poids inégaux Les Environmental Pressure Indexes (Indices de pression environnementale) sont notamment développés par les Pays-Bas et l’UE (Eurostat). Il s’agit d’un jeu d’indices agrégés pour des pressions environnementales spécifiques comme l’acidification ou les émissions de gaz à effet de serre. Mentionnons également le Pollution index (Khanna 2000), l’Unified global warming index (Fearnside 2002), l’indice biologique global et l’indice de qualité physico-chimique de l’eau (DGRNE, 1986-1992), et par exemple l’indice de qualité de l’air (CELINE, 2003). The Well-being of Nations (Bien-être des nations), de Prescott Allen, est un jeu d’indices qui capturent des éléments de bien-être humain et de bien-être des écosystèmes et les combine pour construire des baromètres de durabilité.

155 voir articles du volume 32 (3) de Ecological Economics

139

Le problème de pondération Le PIB est, comme tous les indices, une somme pondérée. Nous avons déjà vu que dans le chef même d’un individu, il y a une pondération implicite, impossible à connaître, de différents facteurs rationnels (« utiles ») ou irrationnels, conscients (calculés) ou inconscients, s’exprimant vaguement par des préférences d’achat ou de vente. Nous avons vu que cette « pondération » menait à une mesure, une courbe de demande, ne reflétant pas nécessairement le bien-être de l’individu. Il s’agit donc d’un indice biaisé du bien-être car il ne reflète que notre comportement marchand. De plus, il est auto corrélatif puisque le statut est en partie déterminé par le revenu lui-même (Bill Gates « pèse » plus lourd qu’un clochard), et relatif par rapport aux autres et soi-même (nécessité d’améliorer sa situation, aussi bonne soit-elle). Du point de vue individuel, cette pondération implicite ne nous permet déjà pas d’évoluer vers un comportement conforme au développement durable, notamment en raison de nos pulsions « irrationnelles ». Le rapport entre argent et bonheur est questionné par des proverbes, des remises en cause, des discussions de trottoir etc. Mais d’un point de vue social, une autre pondération implicite, de taille celle-là, intervient : celle du pouvoir d’achat. Les courbes d’offre et de demande, qui fixent les prix, ne sont pas la résultantes de la somme démocratique des fonctions de préférences individuelles, mais le résultat de sommes pondérées par le pouvoir d’achat et par la richesse de chacun. Le PIB appliqué à un marché fictif composé d’un riche et d’un pauvre mènerait à la conclusion qu’un voyage touristique dans l’espace est plus utile à l’homme que du riz pendant un an. La libéralisation du commerce en Afrique a pour effet de favoriser les cultures d’exportation (coton, pavot) plutôt que les cultures vivrières essentielles à la survie des gens. La libéralisation en Guinée-Bissau a entraîné un transfert manifeste de force de travail au profit des riches (coopérants, bourgeois) et au détriment des pauvres. Suivant le PIB, il vaut mieux que des paysans pauvres abandonnent leur champs pour travailler comme domestique chez un riche commerçant pendant que leurs enfants confectionnent des tapis pour l’Europe, que l’Etat vende du pétrole pour faire fonctionner le jet privé qui permette à ce commerçant d’aller placer ses revenus dans une banque suisse. Plutôt que de vivre en autarcie comme ses ancêtres l’ont fait. La privatisation des services publics mène à la seule force de décision du marché. Même si l’on maintenait, malgré ce qui a été dit plus haut, que le marché est ce qu’il y a de plus efficace en termes de résultats agrégatifs, il me semble que la disparité des revenus est en soi une distorsion majeure des règles du marché, dans la mesure où il ne permet pas à chaque acteur d’exprimer ses préférences avec le même poids. Cette seule constatation devrait selon moi suffire à retirer toute prétention éthique des néoclassiques. Les décisions du marché sont à un dollars une voix : l’équilibre est inévitablement éloigné de l’équité.

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Et les générations futures n’y ont rien à dire. Le problème de pondération est fondamental dans toute construction d’indices, qu’elle soit raisonnée ou implicite (comme le PIB).

« L’examen par le public étant essentiel à toute évaluation sociale (…), il faut s’efforcer de rendre explicite toutes les valeurs implicites, et non les tenir à l’abri de l’examen, au prétexte qu’elles relèvent d’un système de mesure ’déjà établi’ et disponible pour la société sans autre forme de procès. Dans la mesure où les économistes, dans leur majorité, ont une préférence marquée pour l’évaluation fondée sur les prix du marché, il est tout aussi important de signaler que, dans une évaluation fondée exclusivement sur l’approche par le revenu réel, on impute un poids direct égal à zéro, à toutes les variables autres que les possessions (en particulier, à des variables aussi décisives que la mortalité, la morbidité, l’éducation, les libertés, et les droits reconnus) » (Sen, 1999, 2003 p.113)

Les critiques portant sur la pondération des indices alternatifs ne doivent en aucun cas justifier le retour au PIB comme échelle de valeur.

141

Les analyses d’éco-efficience Les Resource Flows (flux de ressources) (Matthews et al., 2000)du World Resources Institute, étudie le Flux matériel total (TMF) qui sous-tend les processus économiques.

142

CHAPITRE II. CRITIQUES COMMUNES A LA PLUPART DES ESSAIS D’INDICATEURS DE DEVELOPPEMENT DURABLE

Introduction Chacune des tentatives de mesurer le développement a des avantages et des inconvénients. Sans prétendre à l’exhaustivité, il nous a semblé utile d’attirer l’attention sur quelques présupposés communs à la plupart d’entre eux, et qui, ne correspondant pas à la réalité, sont susceptible d’introduire des biais importants dans les informations que l’on peut en tirer. Nous nous pencherons successivement sur la non linéarité des préférences, et sur les problèmes de responsabilité. Ces deux notions se rapportent à la subjectivité, notion délicate à modéliser s’il en est, mais qui risque de perdre son sens fondamental si elle est implicitement incluse dans des modèles trop réductionnistes. Les préférences ne sont pas linéaires Ce qui frappe dans beaucoup d’indices et indicateurs (à l’exception notoire des indicateurs néoclassiques faisant appel à des élasticités non linéaires), c’est l’hypothèse de linéarité des préférences. Un indicateur devrait être maximisé ou minimisé pour tendre vers le développement durable. Par exemple, pour les émissions de CO2 par habitant, on jugera « mauvaise » la performance des USA et « bonne » la performance de la Guinée Bissau. Cette approche mène à une double erreur. D’une part, un pays sous développé sera jugé positivement par rapport au développement durable, alors qu’il a une marge de développement non utilisée. En réalité, il existe, pour chaque paramètre, un ou plusieurs optimum, ou pas d’optimum, et la fonction qui détermine cet optimum est rarement linéaire. Il ne suffit pas de maximiser ou de minimiser ce paramètre pour obtenir le développement durable, mais de trouver un optimum. Le processus de participation et de négociation tend à trouver cette situation de compromis. Les indicateurs devraient logiquement refléter cette subtilité. Prenons l’exemple les émissions de CO2. Beaucoup d’indices partent du principe que moins un pays émet du CO2, mieux ça vaut. Ce raisonnement n’est cependant valable que pour les émissions élevées. Pour des émissions faibles et d’un point de vue individuel, il serait absurde d’indiquer à la Guinée Bissau qu’elle s’écarte du développement durable si ses émissions de CO2 augmentent. D’une part, il y a une marge d’émissions « renouvelables », càd en dessous desquelles le processus naturel local suffit à dégrader le CO2 émis. D’autre

143

part, d’un point de vue mondial d’équité, on peut considérer que les pays doivent se partager des « quotas d’émissions » de manière à ce que dans l’ensemble, l’émission globale ne dépasse pas un certain seuil. Les accords de Kyoto tiennent compte de ce principe de droit des PVD à se développer et augmenter leurs émissions de CO2. Les indices de durabilité environnementale n’en tiennent généralement pas compte, à l’exception notable de l’ESI. Un indice de développement durable doit donc prendre en compte la non linéarité éventuelle des préférences. En recherche opérationnelle (aide à la décision), certains programmes, comme Prométhee, permettent de déterminer la courbe de préférence qui convient le mieux pour chaque paramètre (Vincke, 1995). De même, sur base des législations déterminant des seuils de concentration admissible de polluants dans l’environnement, ou par exemple des seuils de biodiversité (population minimale pour qu’une espèce survive), on peut déterminer des courbes non linéaires de préférence, dont voici quelques exemples ci-dessous. L’abscisse représente le paramètre, l’ordonnée la nuisance (inverse de la préférence). Nuisance qui croît de manière exponentielle avec la valeur du paramètre.

Mesure de l'indicateur

Nui

sanc

e

Nuisance qui évolue de manière parabolique avec la valeur du paramètre

144

Mesure de l'indicateur

Nui

sanc

e

Nuisance avec seuil minimal et seuil maximal

Mesure de l'indicateur

Nui

sanc

e

La nuisance peut être exponentielle de la concentration d’un produit toxique rémanent dans l’environnement : moins il y en a, mieux ça vaut. Elle peut suivre une loi parabolique ou équivalente, par exemple pour la concentration de CO2 (un déficit de CO2 nuirait à la végétation et provoquerait un refroidissement climatique, un excès provoque un réchauffement climatique). Elle peut suivre une loi plus complexe avec un seuil minimum et un seuil maximum, comme pour la population d’éléphants : trop petite, l’espèce est menacée, trop grande, l’espèce devient nuisible. Enfin, elle dépend souvent de facteurs complexes comme l’interaction avec d’autres nuisances ou la sensibilité du récepteur. L’hypothèse de linéarité peut s’avérer suffisante en première approximation si l’on se situe à un point ou l’autre de la courbe. Par exemple, du point de vue global, on est suffisamment éloigné de l’optimum de CO2 pour déclarer qu’il faut en réduire globalement les émissions. De même, il faut augmenter la population de Pandas, tandis que la population de triton alpestre (espèce courante en Europe) est, d’un point de vue global, parfaitement indifférente au développement durable. Ce qui n’empêche pas un groupe local de pouvoir protéger le triton alpestre sur son territoire si celui-ci y est menacé. Ce dernier exemple montre que l’hypothèse de non linéarité pour tout indicateur permet une généralisation des indices qui en tiennent compte. La linéarité, souvent choisie par défaut, représente un cas particulier compatible avec une théorie générale englobant la non linéarité.

145

Problèmes de responsabilité et d’affectation La notion d’externalité laisse implicitement sous-entendre qu’une sphère est « responsable » de ce qu’elle dégage vers d’autres sphères. Par exemple, si la sphère considérée est un pays, celui-ci sera responsable de ses « externalités » vers le reste du monde. Ce point de vue est retenu en première analyse dans la plupart des études, par exemple, des pollutions transfrontières. Il s’agit d’un principe juridique fondamental en droit international. Chaque pays est sensé ne pas « déborder » sur ses voisins. Cette première approche de la responsabilité est une approche géographique : l’externalité est affectée au lieu et au moment de son apparition. Mais cette question pose des problèmes philosophiques. Si le coupable et la victime d’une pollution transfrontière sont bien identifiables, rien n’empêche en effet de se poser la question : « à qui profite le crime ? », et de reporter la responsabilité sur le pays consommateur final qui « profite » de cette pollution à bon compte, et sur les intermédiaires (commerçants ou pays à la législation laxiste). En y mettant un jugement de valeur ou dans un cadre régulé on pourrait parler de recel de pollution156. Revenons à une simple relation d’échange entre deux individus sur un marché. Par définition de l’échange marchand, cette relation peut être qualifiée de donnant-donnant. Une fois le prix fixé, chacun y trouve son intérêt. La relation est supposée équitable157. Les bénéfices sont partagés. Si maintenant cette transaction s’accompagne d’externalités sous forme de pollution, la responsabilité de ces « effets indésirables » ne devrait-elle pas également être partagée ? Entre un producteur de bien et son consommateur, est-il juste de considérer le seul producteur comme responsable de la pollution ? Ou doit-on partager la responsabilité de manière égale entre les deux protagonistes, puisqu’ils s’en sont partagé le bénéfice. On rétorquera évidemment que le consommateur n’est pas en mesure de contrôler la chaîne de production de ce qu’il achète, contrairement au producteur, mais il semble que l’on évolue progressivement vers la coresponsabilisation. Cette question pouvait relever de la simple philosophie jusqu’au moment où elle a eu des impacts opérationnels. En effet, l’élévation progressive des normes peut encourager des entreprises à délocaliser leur production vers des pays où les normes sont moins contraignantes. Cet argument est d’actualité dans l’accord de Kyoto, puisque seuls les pays de son annexe I font l’objet de restrictions d’émissions, ce qui peut encourager une délocalisation des productions et des émissions vers des pays de l’annexe II, alors même que ces pays sont moins performants sur le plan environnemental (Ahmad et Wyckoff, 2003, p. 11). Ceci vaut également pour les normes sociales (travail des enfants), économiques etc. Le problème de disparité de

156 dans les milieux policiers, on parle par exemple de blanchiment de déchets (Buysse, 2003), quand des déchets qui risquent d’attirer l’attention sur des activités illégales sont dilués … à travers des circuits alimentaires ou agricoles : épandages de lisiers frelatés, utilisation de graisses minérales dans l’alimentation animale, sang contaminé etc. 157 sauf à considérer les théories de l’échange inégal, lié à diverses imperfections du système économique discutées par ailleurs, en particulier la disparité des pouvoirs d’achat et des élasticités.

146

normes s’accroît avec la libéralisation du commerce. En l’absence de réglementation internationale, la seule libéralisation économique mène au dumping social et environnemental158. Des auteurs ont donc pris le contre-pied de la position classique, en analysant la responsabilité du consommateur159. C’est l’approche consommateur. Cette démarche a notamment été défendue par les Amis de la Terre et les précurseurs de l’écologie politique comme Illich, Schumacher ou René Dumont (Zaccaï, 2002). Elle s’appuie sur des formules comme «le cinquième le plus riche de la population mondiale consomme actuellement 90% des biens et services produits » (BfP, 2003, p.4) et fait référence à la notion d’équité. Elle entraîne par exemple le paiement des sacs poubelle par les ménages. Elle a aussi donné naissance aux concepts comme l’empreinte écologique : combien de terres faudrait-il si tout le monde avait le même train de vie que les occidentaux ? Si l’on considère que c’est le producteur individuel (l’entreprise) qui est responsable de ce qu’il advient de son produit, comme la tendance se dessine progressivement au niveau légal (par exemple en instaurant une obligation de reprise comme dans le système Recupel pour l’électroménager, ou des obligations de recyclage comme dans le système des points verts liés aux écotaxes (FostPlus et Val-I-Pac en Belgique). C’est l’approche producteur, qui n’est pas encore fort développée en statistique, mais qui n’est pas fort éloignée en pratique de l’approche géographique. Après avoir considéré le point de vue du producteur et du consommateur, on pourrait analyser le problème d’une quatrième manière: se concentrer sur le produit échangé, comme le faisait l’économie en déterminant son prix. A sa valeur intrinsèque (valeur d’usage par exemple), on pourrait ajouter les externalités liées à l’existence de ce produit, de sa production à sa « fin de vie ». Le produit lui-même serait alors porteur de l’ensemble de ses impacts agrégés (Zaccaï, 2002). Cette conception fait appel à l’analyse du cycle de vie (LCA, life cycle assesment). Son but premier est de pouvoir sélectionner les produits globalement les moins polluants. L’intérêt de cette approche produit est aussi statistique. Le produit étant séparé de ses protagonistes, il devient possible d’en suivre la trace sur base des statistiques existantes (imports/export et production), pour en fin de compte attribuer la « responsabilité » au producteur, au consommateur ou aux deux, ou au produit lui-même160,161. Cette approche a donné naissance, dans la sphère environnementale aux études d’émissions intégrées (embodied emissions) dans l’échange de produits. 158 remarquons que c’est dans le cadre du marché intérieur que sont apparues les premières législations environnementales européennes : il s’agissait pour les environnementalistes d’éviter le dumping environnemental, et pour les économistes de limiter des entraves « hors marché » à la libre circulation des biens (voir Pallemaert, 2002). 159 remarquons le lien avec le débat entre keynésiens et néoclassiques: qui est moteur de la croissance? les producteurs ou les consommateurs ? 160 voire, si l’on se concentre sur les fonctions successives du produit, d’attribuer par exemple une responsabilité à « la main invisible » du marché, ou à une structure de réciprocité ! 161 Remarquons la parenté de cette approche avec les théories de la valeur : la valeur d’un bien est-elle déterminée par sa production (offre) ou/et par sa consommation (demande) ou/et par les deux simultanément (valeur de réciprocité) ou/et par des caractéristiques intrinsèques (valeur d’existence).

147

Les répercussions de ces choix de responsabilité sont susceptibles de changer les indicateurs correspondants du tout au tout. En effet, la chaîne des producteurs et consommateurs ne se limite pas à deux protagonistes. Prenons le cas de ressources naturelles extraites d’un désert saoudien (OPEP), utilisées en Belgique pour produire une voiture, elle-même utilisée en Belgique avant de retourner dans un pays de l’OPEP sous forme de voiture d’occasion avant de retourner à l’environnement sous forme de déchet. A l’extraction, le pétrole pollue très peu. Mais du point de vue « consommation de ressources naturelles », l’OPEP sera pénalisée, puisque c’est elle qui a extrait la ressource de l’environnement pour la faire entrer dans la sphère marchande. Le transport entre les deux pays sera par contre attribué au « reste du monde ». L’utilisation de la voiture entraînera des émissions localisées en France, de même que l’élimination de l’engin en fin de vie. Attribution des impacts environnementaux d’une voiture entre un pays fournisseur de matière première (Afrique), un pays constructeur (Belgique), un pays consommateur (France) et le reste du monde M suivant la méthode de référence (approche géographique) Afrique Belgique France Reste du

monde Extraction x Transport x Production d’une voiture

x

Transport x Utilisation de la voiture

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Déchet x Remarquons que dans l’approche géographique, on sous-estime la responsabilité des pays puisque la part des transports internationaux n’est en pratique affectée à aucun pays (et ne se retrouve que dans le bilan global). Une approche « producteur » partagerait les impacts (y compris les transports) entre l’Afrique et la Belgique. Une approche « consommateur » répartirait les impacts entre la Belgique et la France. Ce type d’analyse utilise en fait des outils semblables aux matrices input/output familiers en planification économique pour estimer les impacts économiques directs ou indirects, aussi bien en termes économiques que par exemple en termes d’emploi ou d’environnement ( « comptes satellites », NAMEA etc). Le même problème apparaît au sein d’un pays, quand il s’agit par exemple de répartir les émissions entre secteurs. L’existence de secteurs intermédiaire dans les circuits de production oblige à des choix d’affectation des émissions qui vont varier suivant les approches. Suivant l’approche standard (géographique) le secteur de l’électricité peut par exemple être responsable d’émissions importantes dans des pays qui produisent leur électricité à partir de combustibles fossiles (plus de 70% des émissions de SO2 au

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Royaume-Uni fin des années 80, d’après LRC, 1993, près de 60% des émissions de SO2 aux Pays-Bas en 1981 d’après Hecq et Kestemont, 1990). La responsabilité apparente des entreprises et des ménages utilisant de l’électricité s’en trouve bien entendu diminuée d’autant (les ménages émettaient moins de 10% du SO2 aux Pays-Bas en 1981). Si l’on prend un polluant industriel, comme les déchets nucléaires, l’approche « producteur » affecte l’entièreté de cette pollution aux centrales nucléaires et aux hôpitaux, alors que l’approche « consommateur » les affecte entièrement aux ménages. On voit dans ces exemples que le concept de responsabilité a autant sinon plus d’impact sur la structure des indicateurs au sein d’un pays qu’entre pays. De manière générale, plus le degré de spécialisation de l’économie sera élevé, plus la différence entre l’approche « consommateur » et l’approche « producteur » sera grande. La convention statistique utilisée a donc beaucoup d’importance sur les résultats. Le même problème s’est posé à Eurostat dans le cadre de l’analyse des dépenses environnementales des entreprises (système SERIEE). A qui attribuer en effet la responsabilité d’une dépense de protection de l’environnement, quand on sait qu’une grande partie de ces dépenses proviennent de subsides ou ont été effectuées pour répondre à la volonté du législateur. La figure ci-dessous montre les flux d’argent destiné à financer des activités de protection de l’environnement mises en œuvre au niveau des sociétés publiques ou privées.

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Source : Kestemont, 1999a.

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L’attribution de la responsabilité finale d’une pollution, suivant le principe du « pollueur-payeur » aura bien entendu des impacts sur les flux financiers nécessaires à payer la protection de l’environnement : on peut considérer que c’est la victime qui doit payer, comme c’était le cas implicitement quand l’Etat se chargeait de réparer les pots cassés. On peut au contraire appliquer le principe du « pollueur-payeur » et faire payer les entreprises, en espérant ainsi indirectement faire payer les consommateurs. Mais la discussion ne s’arrête pas là. Qui est responsable de la pollution engendrée par le produit en fin de vie ? La législation a de plus en plus tendance à faire porter la responsabilité d’un produit en fin de vie sur le producteur initial, déresponsabilisant en quelque sorte le consommateur ingénu. Lors des discutions entre instituts statistiques, certains voulaient inclure comme « dépenses des entreprises » les dépenses destinées à réduire l’impact des produits en fin de vie, puisque la responsabilité leur incombait in fine. Après de longues discussions, la Commission a finalement décidé que seules les dépenses destinées à réduire les émissions de l’activité de l’entreprise devaient être affectées statistiquement à cette entreprise (Eurostat, 2003), suivant la bonne vieille méthode « géographique », donc à l’exclusion des approches « produits » qui n’apparaissaient plus dans aucune dépense, ni celles de l’Etat, ni celle des entreprises ni celles des ménages. Cette décision était en fait dominée par des problèmes de cohérence méthodologique de la statistique globale qui en résulterait. Cette discussion montre l’importance politique et aussi statistique de la détermination des « responsabilités ». Les choix retenus ont des impacts déterminants sur les indicateurs publiés. Responsabilités en horizons successifs Le problème de responsabilité décrit ci-dessus se heurte en outre à des difficultés de choix de l’horizon de mesure : où s’arrête la chaîne des responsabilités ? Il s’agit une fois encore d’un problème de modélisation. On peut représenter ces responsabilités sous forme d’une relation en chaîne de causes à effets. En appliquant le raisonnement sur les responsabilités à des cas réels, on se rend rapidement compte que généralement, de multiples causes ont de multiples effets. Sans compter qu’une dimension temporelle peut s’y ajouter, notamment pour les investissements ou les impacts à long terme. Une seule cause, comme un accident nucléaire, a une infinité d’impacts potentiels. Ces impacts peuvent avoir une importance ponctuelle ou agrégative. Un impact ponctuel important est illustré par le cœur de la centrale, où tout est détruit. L’impact diffus est localement moins important, mais c’est son extension qui en fait la gravité. Plus on s’éloigne de la source du problème, plus l’impact peut être considéré comme « négligeable » localement, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il est négligeable globalement. Le même raisonnement tient pour les impacts (agrégatifs ou « ponctuels » dans le temps).

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Inversement, des causes diffuses peuvent se renforcer mutuellement pour avoir un impact local significatif. Ici aussi, le temps n’y change rien : un litre de pétrole, résultat d’une longue transformation, est brûlé en quelques minutes ; l’accumulation d’une série de contraintes peut mener subitement à l’accident. Au total, de multiples causes ont de multiples effets. C’est vrai pour l’économique, le social, l’environnemental, l’espace, le temps et leurs interrelations sous forme d’externalités, dans des enchevêtrements complexes à horizons successifs de plus en plus lointains. En raison des difficultés de modélisation et d’analyse de tels systèmes, mais aussi des difficultés de compréhension des « décideurs ou juges » moyens, il est impossible de publier des chaîne de causalité ou de responsabilités complètes. Il est plus facile de trouver « un » responsable « principal » que de partager les responsabilités dans ses composantes les plus éloignées. La complexité même des chaînes causales nous plonge dans un univers d’incertitude. Plus qu’au scientifique, on doit faire appel à des experts, et souvent à la population. Toute analyse de responsabilité débouche donc sur un arbitrage. Ce principe est utilisé de manière très pragmatique en droit: la responsabilité « principale » est généralement recherchée : par exemple le chef d’une armée plutôt que les soldats. Si les responsabilités sont généralement partagées entre commanditaires et exécutants, on ne va généralement pas plus loin (la justice ne condamne pas directement le système éducatif qui a « produit » le délinquant, sauf à se retourner contre les parents pour des dommages et intérêts sil est mineur). L’analyse du développement durable et en particulier la construction d’indices se trouve également confrontée à ce genre de problématique. Dans certains cas, il suffit de se limiter aux impacts directs et immédiats. Dans d’autres, les responsabilités portent sur des horizons plus lointains et nécessairement plus diffus. D’un point de vue analytique, la difficulté d’analyse croît de manière exponentielle avec l’éloignement de l’horizon considéré. De tout ceci, on peut retenir que : -pour mesurer correctement le développement durable, il faut limiter le moins possible l’horizon de mesure des chaînes de causalité ; or -plus l’horizon de mesure est étendu, plus le système devient complexe, non modélisable, et finalement incommensurable. Les chaînes de causalité du développement durable sont donc particulièrement sujettes au paradoxe de l’information décrit plus loin: on ne peut pas avoir simultanément précision et pertinence. C’est un principe d’incertitude. Aucun indice ne peut donc représenter avec précision l’ensemble des chaînes de causalité ou de responsabilité pour le développement durable. Voilà encore un problème majeur pour la construction d’indices de développement durable !

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Etude de cas. La crédibilité de l’Environmental Sustainability Index du World Economic Forum : entre perception et réalité162. Les rapports sur le développement durable présentés chaque année au World Economic Forum par une équipe de chercheurs américains présentent un classement des pays selon leur « Index de soutenabilité environnementale » (Environmental Sustainability Index » (WEF, 2002). Ce rapport est largement médiatisé, ce qui montre qu’il a rapidement suscité la confiance des media, et probablement du grand public voire de nombreux experts généralistes de l’environnement. A ce titre, il démontre qu’il « y a un marché » pour des indices synthétiques autres que le PIB. Nous allons démontrer par quelques exemples pour la Belgique que les classements présentés dans ce rapport sont parfois fort fantaisistes. La question est dès lors de savoir par quel processus ce rapport a pu devenir une référence largement reprise par les media. L’impact en tant qu’outil pour susciter des débats est en tout cas incontestable. Un des objectifs de l’indice est donc atteint. Choix des variables L’ESI 2002163 se compose de 5 catégories divisées en 20 indicateurs calculés à partir de 68 variables, ce qui permet de classer 142 pays. L’ESI approche le développement durable du point de vue de la durabilité environnementale. La philosophie du choix des variables s’illustre dans le rapport sur l’index pilote de performance environnementale (WEF, 2002b). Pour les auteurs, l’environnement se résume à quatre indicateurs synthétiques : la qualité de l’air, la qualité de l’eau, le changement climatique et la protection des terres. A part celui du changement climatique, les indicateurs retenus sont relatifs à l’environnement local, tel que perçu directement par la population. Nous ne nous attarderons pas sur ce choix qui ne repose sur aucune bibliographie164. On peut supposer qu’il relève des préoccupations de citoyens moyens des pays développés traduites dans les politiques strictement environnementales. La santé des populations (humaines ou animales) ne semble cependant pas avoir été un facteur déterminant dans ce choix : ni ozone atmosphérique, ni dioxines, pas d’autres métaux lourds que le plomb, ni pesticides organochlorés, ni agents infectieux. Un des critères retenus pour le choix des variables est qu’elles doivent être disponibles pour au moins 20 pays. En pratique, ce critère a en fait été déterminant. La qualité des données a moins été prise en compte. Pour les praticiens des statistiques internationales, il est cependant évident que les bases de données internationales soufrent chacune d’un manque de comparabilité entre pays, principalement en raison du manque de standardisation des modes de collectes et des concepts, ou du manque de moyen affecté à ces récoltes de données. C’est particulièrement vrai pour des variables environnementales comme par exemple les 162 Des versions initiales de ce texte ont été diffusées par e-mail en 2002. 163 une variable, les émissions de CO2 a té ajoutée à la version de 2001 suite aux critiques. 164 pour une critique sur ce point, voir Jha et Murthy (2003) et Wackernagel (2002).

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déchets. L’avantage des publications comparatives est au moins de faire prendre conscience de l’importance de la qualité des données. Base de comparaison des pays Pour l’’Index pilote de Performance environnementale (WEF, 2002b), les auteurs nous présentent donc finalement 13 variables de base pour expliquer les quatre indicateurs. Cependant, seulement 5 variables couvrent plus de 30 pays. Dans ces conditions, il n’était plus possible de comparer que 13 pays disposant du jeu complet d’indicateurs nécessaires. Afin d’élargir leur base de comparaison, les auteurs ont cependant sélectionné les 23 pays pour lesquels au moins 3 indicateurs sur 4 étaient calculables. Méthode d’agrégation d’indicateurs différents L’ESI entre dans la catégorie des indices à poids égaux. Cependant, une série de biais entraînent une pondération implicite non négligeable (Jha et Murthy, 2003): -le choix des variables (en majorité des variables socio-économiques pour l’ESI par exemple) ; -la relation de causes à effets entre variables165 -corrélation significative entre 2/3 des variables -une classification discutable des variables entre les différents indicateurs intermédiaires ; -introduction de variables « politiquement incorrectes »166 -etc La méthode retenue pour réduire les indicateurs à des entités comparables est de les ramener à des percentiles, autrement dit au classement des pays pour chaque indicateur. Les auteurs écrivent que cette méthode semble « généralement bonne, sauf pour le changement climatique dans certains pays ». La différence de classement a ainsi plus d’impact sur l’indicateur agrégé que l’amplitude des différences entre pays, mais les auteurs affirment que cet effet s’annule quand on agrège plusieurs variables. Suivant cette méthode, l’intérêt d’un pays est de faire un peu mieux que ses concurrents les plus directs, non pas d’avoir des performances exceptionnelles pour un domaine donné. C’est un peu comme dans un concours, où seule la place compte, non les performances. Pour parfaire son image, un pays a intérêt à ce que ses concurrents aient de mauvaises performances.

165 dégradations, effets des dégradations et gestion de l’environnement représentent une relation de causalité 166 par exemple, les variables représentant les zones protégées ne tiennent pas compte des zones gérées en coopération avec les populations locales, ce qui est aujourd’hui considéré comme préférable pour la durabilité sous tous ses aspects ; le « Private sector responsiveness » est biaisé en faveur de l’industrie et contre l’agriculture familiale

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Imports/exports de problèmes environnementaux On peut se demander si la méthode utilisée ci-dessus ne favorise pas une culture de concurrence entre pays. Ce qui nous permet d’attirer l’attention sur une dimension absente dans l’ESI : quel sont les impacts d’un pays à l’extérieur de ses frontières ? Pensons à la délocalisation de l’offre de produits (industries polluantes délocalisées dans des PVDs) alors que la demande reste concentrée dans les pays riches. La méthode favorise les pays riches où le secteur tertiaire est important, ainsi que les pays les plus pauvres (sans production ni consommation). Les pays équipés en industries lourdes et polluantes sont défavorisés, même si cette production répond majoritairement à une demande externe. L’ESI fait l’hypothèse implicite que c’est l’offre (les industriels), et non la demande (les consommateurs) qui détermine les pressions environnementales. Cette importance donnée aux producteurs dans le processus de développement est cohérente avec la théorie économique néoclassique en faveur aux USA et dans le processus de mondialisation économique. L’impact environnemental du pouvoir d’achat d’une part, et de la concurrence plutôt que de la coopération, y est sous-estimé. Méthode d’estimation des changements au cours du temps L’évolution en valeur absolue d’une variable dans un pays est comparée à l’écart entre la valeur la meilleure pour tous les pays et la valeur la pire. Les auteurs ont choisi cette méthode pour atténuer l’effet d’échelle qui apparaît dans toute mesure de croissance relative. En fait, la méthode de l’ESI revient à comparer les pays sur base de la variation absolue plutôt que sur base de la variation relative. Or l’évolution de la plupart des paramètres statistiques s’observe plutôt de manière relative qu’absolue : Kyoto a d’ailleurs des exigences relatives. Par exemple, prenons un pays émettant 8 tonnes de CO2 par habitant en 1990 et 10 tonnes en 1998, alors que les valeurs extrêmes observées par ailleurs sont de 0 et 30. Le pays aurait un score de –6,7% (-2/30) (WEF, 2002b) contre –25% par la méthode relative (-2/8). Un pays passant de 20 à 22 sur a même période aurait également un score de –6,7% contre –10% par la méthode relative. Quelle que soit la méthode (relative ou absolue), les pays où la situation s’améliore seront mieux classés que les pays où la situation s’empire. de ce point de vue, les deux méthodes sont logiques. Mais pour tous les pays où la situation s’empire, la méthode absolue favorise ceux dont la situation initiale était meilleure. Le principe du « droit des plus pauvres à

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polluer à leur tour » est retenu. De quoi prévenir les critiques d’un nombre important de pays. Si maintenant on estime une situation réelle, où tous les pays sont sensés améliorer leur situation, que se passe-t-il ? La méthode absolue favorise les pays dont la situation était la pire au départ. Remarquons que la plupart des indicateurs considérés sont en cours d’amélioration, sauf le CO2 qui devrait l’être prochainement. A performance absolue égale, la méthode de l’ESI favorise les pays les plus polluants au départ, ceux précisément où des gains absolus sont les plus faciles à obtenir167. L’effet réel de la méthode est de minimiser les obligations morales des pays les plus polluants. Estimation des données manquantes L’indicateur manquant pour l’EPI est implicitement une moyenne des 3 autres indicateurs. Un peu comme si on jugeait nos élèves à l’école en faisant la moyenne entre trois cotes à choisir parmi les maths, les sciences, les langues et la gymnastique. Cela revient par exemple à estimer que la qualité de l’eau est liée à la qualité de l’air, la protection des sols et les émissions de gaz à effet de serre. Or, aucune hypothèse n’est plus hasardeuse. On sait que la qualité de l’eau en Belgique est mauvaise principalement en raison du manque de stations d’épuration jusqu’il y a peu à la sortie des grandes villes. La qualité de l’eau n’a fondamentalement rien à voir avec la qualité de l’air. Les sources de ces pollutions sont différentes. Et les budgets utilisés pour les réduire se font concurrence. Le rapport le démontre lui-même par ailleurs ! Les auteurs auraient pu tirer les conséquences de leurs propres conclusions et au moins éliminer le changement climatique comme base d’estimation de l’indicateur manquant. Mais ils ont préféré utiliser la méthode la plus absurde en estimant un index « environnemental » sur base de trois indicateurs dont l’indicateur de changement climatique. Ces légèretés méthodologiques en cascade donnent au classement final opéré une crédibilité très relative. Le tout est de savoir si les rares chiffres sur lesquels repose tout cet édifice sont eux-mêmes solides. Crédibilité des variables de base L’ESI est basé sur 68 variables dont nous avons vu que les principales d’entre elles ne sont pas disponibles pour tous les pays. Certains pays dont la Belgique ont la chance d’être représentées par un pourcentage élevé de variables (64 sur 68). Il est donc logique que ce pays soit cité dans les conclusions et le communiqué de presse, pour

167 un pays qui score au départ 1 tonne de CO2/capita n’a aucune chance de réduire son indice de 2 t/c, comme le pourrait facilement un pays émettant 25 t/capita !

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montrer par comparaison avec la Finlande qu’avec un « PIB similaire, deux pays peuvent avoir des performances environnementales opposées » (WEF, 2002). La qualité des chiffres est cruciale, surtout pour ce qui est des variables « externes » comme la population ou la surface qui interviennent dans plusieurs indicateurs. Voyons ce qu’il en est de la Belgique. Le country profile nous montre que ce pays fait un score particulièrement mauvais en ce qui concerne la réduction de la pollution atmosphérique. Prenons le cas des émissions de COV par km2 de zones habitées par plus de 5 personnes/Km2. Cette variable dépend au nominateur de l’émission totale de COV, et au dénominateur de la surface occupée par plus de 5 personnes au Km2. Pour les émissions de COV, les chiffres officiels repris indirectement par la plupart des sources font état en 1999 d’une émission de 271 000 tonnes par la Belgique (EMEP, 2002). A l'échelle de la surface totale du pays, on a 338 hab/Km2. Toute la surface du pays peut donc être reprise au dénominateurs. Si on utilisait la surface des terrains bâtis et connexes calculés à partir du cadastre de parcelles de moins de 25 ares (INS, 2002), soient 5442 Km2 on obtient un chiffre plus réaliste pour cet indicateur. La source la plus précise pour les chiffres de population par unité de surface est la population par secteur statistique. Ces derniers comportent en moyenne environ 10000 habitants et permettent une analyse très fine de la densité de population en excluant par exemple les parcs publics des analyses en milieu urbain (INS, 2001). Pour tout pays densément peuplé, il y a une corrélation entre échelle de mesure et « surface habitée par plus de 5 personnes/Km2 ». De toute évidence (voir tableau ci-dessous), la surface prise en compte par l’ESI est l’ensemble du pays, ce qui favorise la Belgique par rapport à toute méthode plus précise. variable (Kt/Km2 of populated area)

ESI INS (30278 Km2)

INS (5442 Km2)

NOXKM 3.43 9.6 53.47 CARSKM 153.24 154.5 859.6 COALKM 9.68 11.22 62.48 VOCKM 9.46 8.95 49.80 SO2KM 21.39 6.18 34.36 On remarquera cependant une erreur possible sur les paramètres NOXKM (en faveur du pays) et SO2KM (en nette défaveur du pays). Ce simple calcul montre l’extrême sensibilité de l’EPI/ESI à la précision des données. Les surfaces considérées sont calculées sur base d’une grille de 1°x 1°. Les surfaces correspondantes varient de l’équateur aux pôles. Aux latitudes tempérées, chaque cellule a environ 4000 Km2, soit 1/7è de la Belgique. L’échelle de mesure est donc très grossière et justifie la prise en compte de l’ensemble de la surface du territoire belge.

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En fait, l’utilisation d’une grille de 1 ° x 1° (112 km x 72 km) comme échelle de mesure de surfaces au niveau mondial introduit des distorsions qui limitent la comparaison spatiale des résultats. Ce dénominateur est cependant plus équitable que la simple prise en compte de la surface totale d’un pays, car il atténue, pour les 5 indicateurs concernés, l’avantage comparatif des pays disposant de vastes surfaces inhabitées (toundras, prairies, forêts ou déserts). Mais les pays nordiques risquent plus de voir leurs surfaces ainsi corrigées que les autres. Les données du numérateur ne sont également pas correctes. En réutilisant des données plus précises, Smitz et al (2003) obtiennent pour la Belgique et les pays voisins des « différences d’un facteur compris entre 1.2 et 3.4. Ces différences sont aléatoires et ne présentent pas de tendance ». Qu’en est-il d’autres variables ? Smitz et al (2003) ont vérifié 24 variables environnementales de l’ESI2002 pour la Belgique. Ils arrivent à la conclusion « qu’1/3 seulement des évaluations des principales variables environnementales peuvent être considérées comme satisfaisantes, 2/3 ne pouvant être considérées comme valides. Les recalculs montrent souvent des différences d’un facteur 2 ou plus ». Si les résultats des émissions atmosphériques classent la Belgique 142è/142, elle est par contre relativement bien classée pour la qualité de l’air (29è sur 142). Les chiffres pour le SO2 et le NOx ont été inversés dans le tableau de l’ESI, mais sans impact sur le classement (VMM, 2002). Les chiffres pour la qualité de l’eau sont également très mauvais, la Belgique se classant avant-dernière. Mais il s’avère que les points de mesure utilisés par l’ESI ne sont pas pertinents : sur 10 points de mesure, 5 se situent à l’entrée du territoire et correspondent plus à la qualité de l’eau de l’Etat voisin. 2 stations sont en eau saumâtre, en aval et sont considérées comme de l’eau douce par l’ESI. Un recalcul de cet indicateur montre des modifications allant d’un facteur 1.7 jusqu’à un facteur 6, et ferait monter la Belgique de la 141è à la 73è place (Smitz, 2003). 93,9 % de la Belgique serait sous stress hydrique sévère (paramètre 22-WATSTR, severe water availability stress), soit une situation pire que l’Arabie Saoudite. C’est pour le moins étonnant pour qui connaît la Belgique, un pays où non seulement il pleut tout le temps, et où la majorité des équipements hydrauliques sont destinés à évacuer l’eau excédentaire dans les polders, ou aux abords des nombreux cours d’eau. Bruxelles même est construite sur d’anciens marais. Le plus amusant pour cet indicateur, c’est de voir que des pays comme le Sénégal, situés aux frontières du désert, n’auraient que quelques pourcents de leur superficie sous stress hydrique. La raison de ces résultats étonnants tient à la méthode de calcul et aux données utilisées. Les réutilisations successives de l’eau après rejet, comme en particulier l’eau de refroidissement des centrales, sont comptées plusieurs fois, alors que les « réserves » ne le sont qu’une fois et sur base d’une année de grande sécheresse.

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Pour les déchets nucléaires (26-NUKE, Radioactive waste), la Belgique, avec une marque de -0,31, serait proche des Pays-Bas, pays non nucléarisé. Or 58% de l'électricité belge est produite par des centrales nucléaires. Il n'est donc pas crédible d'avoir si peu de déchets nucléaires. Le plus étonnant, c’est que dans la source citée, des déchets sont mentionnés pour la Belgique. On peut se demander si les chercheurs n’ont pas inversé des pays en recopiant les données. Le volume de déchets nucléaires conditionnés en Belgique approche les 15000 tonnes en 1999 (INS, 2002). Dans ce cas, l’erreur du rapport est en faveur de la Belgique. Le pourcentage de population ayant accès à l’eau potable (30-WATSUP - percentage of population with access to drinking water) reprend le chiffre étonnant de 87.99 % publié par l’UNICEF. La réalité est depuis longtemps 100%. Ici comm epour d’autre variables, l’erreur ne provient sans doute pas des chercheurs mais de la source utilisée. Impact des erreurs sur le classement Les erreurs de mesure ont un impact plus ou moins grand sur le classement des pays. Tout dépend si les performances du pays font partie de la masse ou s’il a un score fort différentié. Certaines erreurs méthodologiques (comme la comparaison des évolutions) ont également un impact. Or les classements des pays, nous l’avons vu, sont bien utiles à la prise de conscience des décideurs et du grand public, dans la mesure où ils suscitent un large écho. Il faudrait s’assurer de la valeur du classement pour chaque variable avant de faire entrer cette variable dans l’ESI. Un critère qualitatif de « comparabilité des résultats », sur base de jugement d’experts, devrait entrer en ligne de compte pour la sélection des données de base. L’ESI a été publié à grand renfort médiatique, malgré l’absence de validation des résultats des classements, des arrondis expéditifs et des erreurs flagrantes. Pourquoi un tel succès ? Parmi des explications possibles du succès médiatique de l’indice, citons le pouvoir de communication des classements par pays, l’accès du rapport à un forum international largement médiatisé, la disponibilité du rapport sur l’Internet et la crédibilité généralement attribuée à la Science, dont bénéficient indirectement les auteurs de l’étude. Le succès médiatique et politique de ce rapport pose la question de la perception de la crédibilité d’une information. Le rapport GEO-3 (UNEP, 2002) n’a apparemment pas eu tant de succès, alors qu’il se base sur la contribution de centaines de spécialistes et devrait sans doute jouir d’une plus grande crédibilité scientifique.

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Impacts secondaires de l’ESI Les universités sont de plus en plus utilisées pour donner une crédibilité scientifique à des thèses porteuses d’enjeux politiques. La recherche scientifique perd de sa crédibilité quand elle est trop dépendante financièrement de lobbyings privés ou publics. Le CIESIN est largement financé par le Ministère de la défense des USA. Le commanditaire de l’étude n’est quant à lui pas neutre et assume heureusement la responsabilité de la publication. Un classement de pays a inévitablement des impacts politiques. Le mauvais classement de la Belgique a eu un impact médiatique important en Belgique (nos performances environnementales sont-elles si mauvaises?). Le classement honorable des USA, pays souvent montré du doigt comme porteur d’un système de développement non durable, reste quant à lui surprenant. Les USA, modèle économique, seraient-ils un modèle au sens du développement durable ? Conclusion Dans les 6 « main findings » du résumé exécutif, seul le sixième « severely limited data constrain our ability to make full use of the EPI as an analytic tool » est correct. Pour cette raison précisément, les autres “findings” , en particulier le deuxième « These performance measures permit unseful inter-country comparisons », sont contredites par une analyse plus poussée des résultats. Cependant, l’ESI est une initiative intéressante qui mériterait d’être agrémentée de chiffres d’une meilleure qualité. Conclusion sur les indicateurs et indices Nous avons vu qu’aucun des modèles qui prétendent quantifier le développement durable n’ont pour l’instant été suffisamment pris au sérieux par les décideurs pour servir de base à l’orientation de leur politique dans un sens, le développement durable, qui pourtant devrait les intéresser. Les politiciens se référeront encore toujours aux chiffres de la croissance, à ceux du taux de chômage ou à d’autres statistiques révélant des situations anormales (« crises » de la dioxine, des victimes de la canicule etc) pour élaborer des priorités politiques. Il ne viendrait à personne l’idée de faire tout pour « augmenter l’indice ESI du pays ». Et pour cause, la plupart de ces tentatives sont sujettes à caution, comme nous l’avons vu, pour des raisons fondamentales (absence ou obsolescence des théories sous-jascentes) ou pour des raisons de mise en œuvre (qualité ou disponibilité des données). Il semble que la principale utilité de ces tentatives jusqu’à présent, a été de stimuler le débat sur le développement durable, donc de participer à la « recherche participative » de la définition de ce projet commun.

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CHAPITRE III. EXEMPLES DE PRISE EN COMPTE DU « RESTE DU MONDE »

Introduction Une des remarques fondamentales des systèmes d’indicateurs du développement durable est leur « autisme » en ce qui concerne, de manière général, « le reste du monde » au sens géographique. Ces initiatives ayant lieu à des niveaux de décision politique, elles sont enfermées dans ces enceintes : une commune cherchera des indicateurs de développement durable « locaux », un pays met au point un système de mesure de « sa » durabilité, l’Union européenne en fait de même à son niveau, l’Agence européenne de l’environnement met au point des indicateurs pertinents au niveau « européen » et les Nations Unies réfléchissent en terme de « pays souverains ». Comme il n’y a pas de gouvernement mondial digne de ce nom, il ne reste que des chercheurs obscurs pour réfléchir, « déconnectés », à la durabilité au sens global, celle qui nous intéresse ici. Il existe cependant dans le cadre multinational quelques indices ou indicateurs réels qui tiennent compte, implicitement ou explicitement, du « reste du monde » sur le plan géographique. Ces tentatives, outre le fait qu’elles résolvent un problème concret et pressant (celui de l’équité avec les générations présentes, et le bon voisinage entre pays), sont susceptibles de servir de point d’appui, d’expérience permettant de dégager plus tard des solutions permettant de prendre en compte toutes les externalités, qu’elles soient spatiales, temporelles ou « inter domaines ». NAMEA et la répartition des émissions suivant les producteurs ou les consommateurs Le bilan NAMEA permet de répartir les émissions de l’économie suivant le concept de la production. Les émissions sont d’abord connues suivant l’approche standard (géographique), et attribuées aux agents économiques: secteurs économiques, ménages et gouvernement168. Appliquées aux résultats des tableaux économiques input/output, elles peuvent ensuite être réparties par consommateur final (voir Vandille et Van Zeebroeck, 2003). Seule la pollution qui résulte de la production du produit est cependant ici prise en compte pour des raisons méthodologiques (non pas sa pollution résiduelle en tant que déchet). La méthode proposée ne permet donc pas encore de prendre en compte tout l’impact d’un produit le long de son cycle de vie, mais elle a l’avantage de la relative simplicité de calcul. Le tableau ci-dessous montre les résultats pour quelques polluants en Belgique. Il ne s’agit que de la répartition de la pollution résultant de la production intérieure. Les 168 Remarquons que l’environnement ne fait pas partie des agents. Ces calculs se font dans un cadre économique. Or la nature peut être une source majeure de polluants, ponctuelle (volcans) ou diffuse (marais, …). A mon avis, il devrait être possible d’inclure l’environnement en tant qu’acteur dans les matrices input/ouput. Ce serait peut-être même désirable dans le cadre du développement durable.

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importations de produits finis ne sont donc pas pris en compte. Les pollutions d’une année donnée se répartissent, via les biens et services produits, entre: -consommation par les ménages ; -consommation par les asbl au service des ménages ; -consommation par le gouvernement (l’administration) -consommation sous forme d’investissements -stockage -exportations Répartition des émissions atmosphériques belges suivant les consommateurs finaux (2000)

Ménage ASBL-SM Gouvernement

Investissement

Variation de stock

Exportation

CO2 28 1 6 10 -2 58N2O 30 0 4 2 -1 65CH4 45 1 0 8 0 47HFCs 39 1 17 9 -1 35SF6 23 0 5 30 -3 45Nox 32 1 5 11 -2 53Sox 31 0 4 9 -2 58NH3 45 1 2 1 0 52NMVOC 23 0 3 11 -2 63CO 14 0 4 9 -4 77CFCs 35 0 6 8 -1 52HCFCs 20 0 3 7 -4 74Greenhouse 1 30 1 5 9 -2 58Greenhouse 2 30 1 5 9 -2 58Kyoto 30 1 5 9 -2 58Acidification 36 1 4 7 -1 54Photochemical 28 1 4 11 -2 57Demande finale 31 1 17 11 -1 41Source: Vandille et Van Zeebroeck, 2003, p.66. Répartition des émissions belges dans l’eau suivant les consommateurs finaux (2000)

Ménage ASBL-SM Gouvernement

Investissement

Variation de stock

Exportation

BOD 35 1 11 3 -1 51 COD 29 1 12 3 -1 57 SS 26 1 24 6 -1 45 As 14 0 9 5 -3 75 Cd 13 0 5 10 -4 75 Hg 13 0 7 3 -2 79 Cu 18 1 20 7 -2 58 Cr 13 0 4 11 -3 75 Ni 11 0 3 14 -3 76 Pb 18 0 11 7 -3 67 Zn 13 0 7 6 -3 76 P 38 1 8 3 0 50 N 41 1 5 2 0 52 Demande finale

31 1 17 11 -1 41

Source: Vandille et Van Zeebroeck, 2003, p.82

164

Ces tableaux montrent bien entendu une vue unilatérale de la pollution. Ils permettent d’estimer la part de ce qu’un pays pollue pour satisfaire les besoins d’autres pays. La colonne « export » représente, suivant notre définition, une externalité positive, càd le « cadeau » environnemental que nous faisons aux autres pays. C’est la contrepartie de l’externalité environnementale négative pour nous de la consommation intérieure de nos produits par ces pays clients. Par exemple, près de 58% des émissions belges de CO2 et de SO2 servent à des produits d’exportation. Ces tableaux ne disent pas encore de quelle pollution globale les consommateurs belges sont responsables. En effet, il manque encore la part de pollution émise dans d’autres pays pour des produits consommés en Belgique. Un bilan des « consommations d’émissions » est à ce sujet nécessaire. Ce genre de matrice est également possible pour d’autres formes d’émissions (déchets), pour des ressources naturelles ou pour des impacts sociaux positifs ou négatifs. Par exemple, il serait possible des savoir combien d’emplois sont créés par les secteurs d’exportation ou, revers de la médaille dans certains pays, combien d’enfants travaillent pour l’exportation de textiles par exemple. Le bilan global d’une telle approche doit permettre d’attribuer à chaque pays sa part de responsabilité – en tant que « commanditaire » - dans, par exemple, l’épuisement d’une ressource naturelle (pétrole), les émissions de CO2, … ou le travail des enfants. Via les matrices d’import/export, il doit également être possible d’attribuer en chaîne une coresponsabilité de génocides, de guerres ou de pillages: voir où aboutissent les exportations de pays en guerre par exemple. Approche des émissions intégrées dans les produits Muradian et al (2002) ont estimé le bilan de pollutions intégrées dans des produits d’importation et d’exportation pour plusieurs pays. Le tableau ci-dessous en donne le résultat pour la Belgique.

165

Bilan des émissions intégrées dans le commerce extérieur belge (import-export) (1000 tonnes)

1976 1979 1984 1987 1990 1994SO2 -28 -28 -17 -22 -26 -34NO2 -17 -22 -17 -22 -24 -41CO -33 -37 -26 -26 -32 -34Composés organiques volatiles

-10 -13 -10 -14 -15 -29

Particules fines

-5 -6 -5 -5 -6 -4

Total particules en suspension

-8 -10 -8 -12 -12 -16

Source : Muradian (2003) Ce tableau montre qu’au total, la Belgique a une exportation nette de son environnement (atmosphérique). C’est une exception, car la plupart des autres pays de l’UE ont un résultat inverse (Muradian et al, 2002). La figure ci-dessous montre en fait que la balance commerciale des émissions intégrées (import – export) varie suivant les polluants mais a tendance à être plutôt positive. Au-dessus du cadran figurent les polluants pour lesquels l’Europe importe plus de pollution intégrée qu’elle n’en produit.

La figure ci-dessous montre que la part d’émissions « importées » sur les émissions nationales des pays riches augmente avec le temps (Muradian et al, 2002)169. La cause en est la délocalisation progressive des industries polluantes, en particulier la

169 Dans cette figure, on ne tient donc pas compte des seules exportations, mais du total de la production intérieure

166

sidérurgie qui tend à se délocaliser vers des pays aux normes sociales et environnementales moins élevées. Rapport entre émissions importées et émissions nationales de SO2

Source : (Muradian et al, 2002). Cette approche se concentre essentiellement sur la balance avec les autres pays, donc sur le plan spatial et en ne considérant que la pollution intégrée dans les produits. Or, un pays pourrait émettre énormément de polluants et consommer tous les produits correspondants sur place. Pour connaître la responsabilité totale de chaque habitant dans la pollution, il faut retomber sur l’approche « consommateur » : combien faut-il par exemple de CO2 pour que telle personne arrive à maintenir son niveau de vie ? Pour peu que l’on connaisse la quantité totale de CO2 que la planète peut supporter, il y a alors moyen de trouver un quota par consommateur et de voir qui consomme plus que la moyenne, mettant donc la planète en danger. Les notions à utiliser sont les suivantes : Consommation nationale de pollution intégrée = le total des émissions (directes et indirectes, importées et produites sur place) intégrées dans la consommation finale des ménages, du gouvernement, et des investissements, y compris les variations de stocks (Ahmad et Wyckoff, 2003, p. 15) Pour obtenir ce chiffre, il faut donc calculer pour chaque pays A (adapté de ibidem):

167

1) emissions pendant la production nationale de biens manufacturés et intégrés dans :

1a) Biens manufacturés et services consommés dans le pays A (et exports de services) 1b) Exports de biens manufacturés du pays A

2) émissions (par le reste du monde) pendant la production de biens manufacturés pour l’exportation vers le pays A, et intégrés dans :

2a) Biens manufacturés et services consommés dans le pays A 2b) Exports de biens manufacturés du pays A

Ces grandeurs permettent alors de calculer toutes les grandeurs qui nous intéressent :

Consommation nationale d’émissions = 1a + 2a Production nationale d’émissions = 1a + 1b Export total d’émissions intégrées = 1b + 2b Import total d’émissions intégrées = 2a + 2b Bilan net d’émissions intégrées = 1b – 2a

Cette dernière grandeur est la même que celle de Muradian et al reprise plus haut. La figure ci-dessous compare pour plusieurs pays le bilan d’émissions de CO2 (production – consommation) en pourcentage de la production. A gauche du cadran se trouvent les pays qui consomment de la pollution plus qu’ils n’en produisent. Balance commerciale des émissions de CO2 (production – consommation) en pourcentage de la production intérieure

Canada

DenmarkFinland

FranceGermany

GreeceHungary

ItalyJapan

KoreaNetherlands

New ZealandNorway

PolandSpain

SwedenUnited Kingdom

United StatesBrazil

ChinaIndia

Other OECDTotal OECD

Australia

Russia

Czech Republic

-30.00 -25.00 -20.00 -15.00 -10.00 -5.00 0.00 5.00 10.00 15.00 20.00 25.00 30.00

%

Source : Ahmad et Wyckoff (2003, p. 4) Dans l’ensemble, les pays de l’OCDE ont un déficit, ce qui veut dire qu’ils consomment plus d’émissions de CO2 qu’ils n’en produisent. Les travaux d’Ahmad et

168

Wyckoff montrent que les ordres de grandeur de la différence de responsabilité du point de vue « production » et du point de vue « consommation » ne sont pas du tout négligeables. Le plus intéressant dans les travaux d’Ahmad et Wyckoff, c’est donc l’estimation de la consommation de pollution. Ramené par habitant, elle peut s’écrire : consommation de pollution par habitant. S’il existe un quota d’émissions par habitants, il est alors possible de calculer un surplus ou un déficit écologique pour chaque polluant. Empreinte écologique, déficit écologique. L’empreinte écologique est l’espace nécessaire pour supporter chaque personne sur terre. Cette notion part d’une base théorique développée dans le monde scientifique à partir de notions bien connues des éleveurs : la capacité de charge170. Elle s’est ensuite rapidement répandue dans les média avec le support du WWF, une organisation qui connaît bien cette notion à force de protéger les derniers tigres du Bengale, rhinocéros noir et autres gorilles. La notion de déficit écologique, appliquée à l’espèce humaine, part des ressources disponibles dans un pays et en soustrait l’empreinte écologique (voir graphe). L’idée sous-jascente est que si chaque pays vivait suivant ses moyens écologiques, le développement planétaire serait durable. Les pays disposant de vastes superficies inexploitées sont favorisées dans cette approche. Alors que l’empreinte écologique par habitant indique le comportement de consommation de l’habitant moyen d’un pays donné, le déficit écologique donne un « droit à consommer » plus grand à un pays qui d’une manière ou d’une autre aura réussi à limiter son explosion démographique : on peut vivre mieux si on arrive à préserver plus d’espace. D’un point de vue de développement durable, la conclusion pourrait être que la voie à suivre, c’est non seulement d’améliorer les conditions de vie de chacun, mais de le faire en maintenant ou en réduisant la population. La seule empreinte écologique ne tient pas compte du paramètre démographique et pourrait signifier, comme le PIB total, qu’il vaut mieux être pauvres et nombreux que riches et peu nombreux.

170 multiples références dans la littérature agronomique et dans les publications de l’Ecological Economics.

169

Déficit écologique (si négatif)(ha/hab)

Brazil

Canada

Indonesia

Australia

India

China

Russia

France

Belgium & Luxembourg

Japan

USA

-10 -5 0 5 10

Nous n’analyserons pas plus en détail cette notion donnée ici comme exemple. Contentons-nous de mentionner que notre ambition est, dans le cadre de travaux futurs, de voir s’il est possible de déterminer une « empreinte sociale » (en terme, par exemple de travail des enfants ou d’accidentés du travail nécessaire à la consommation intérieure) d’un pays sur un autre. Conclusion Le rapide survol de quelques exemples de « prise en compte de reste du monde » sur la plan géographique nous montre que cette notion est déjà fort prise au sérieux dans des travaux qui sortent progressivement de l’ombre des laboratoires. L’intérêt de cette approche est qu’elle permet de développer des méthodologies qui pourraient s’étendre plus tard à d’autres dimensions que la dimension spatiale. En effet, être déjà capable de travailler sur plus d’une dimension à la fois, en particulier sur le plan thématique et spatial, c’est un premier pas non négligeable. D’un point de vue politique, il nous semble qu’il y a dans ces tentatives des bonnes voies de recherche à creuser.

170

CHAPITRE IV. ANALYSE ET COMPARAISON DE QUELQUES INDICES

Introduction Ce chapitre assez court analyse quelques indices « populaires » de développement durable. Le caractère non mature de ces indices – ou de certains d’entre eux – ressort des résultats contrastés obtenus par les uns et les autres. Il semble évident qu’ils sont pour l’instant des outils de communication, sinon de propagande, mais que le « sens du développement durable » est loin d’avoir atteint un consensus « scientifique ». Nous allons seulement considérer ces indices comme des cas d’école pour identifier quels critères pourraient être utilisés pour séparer les indices de propagande des indices qui cherchent réellement à mesurer le développement durable sur le plan global qui nous intéresse. Au stade actuel de nos réflexions, nous nous limiterons à voir dans quelle mesure ces indices prennent en compte une série de facteurs importants de la durabilité, autrement dit les externalités ou « reste du monde » par rapport à leur propre sphère de prédilection. Des classements opposés Les classements des pays suivant deux indices de « durabilité environnementale », l’Ecological Footprint par habitant (Wackernagel et al, 2000) et l’Environmental Sustainability Index (WEF, 2001 et 2002) sont carrément opposés (tableau 1). Les deux indices suivent une relation logarithmique inverse, malgré quelques exceptions notables, comme le classement unanimement mauvais des Emirats arabes unis et du Koweit (figure 1). Nous avons joint dans la comparaison une « ESI » pondéré différemment par The Ecologist (2001) et un EDI (Environmental degradation Index) calculé sur base des variables de l’ESI 2002 par ACP (Analyse en Composante principale) tenant compte de la corrélation entre variables utilisées et de la pertinence pour l’environnement (Jha et Murthy, 2003)171. Le classement des meilleurs élèves est contradictoire entre l’ESI et l’EF: la Finlande, championne de l’ESI, est dans le fonds du classement pour l’EF/hab, alors que le Bengladesh, champion de l’EF/hab, n’est que 86è suivant l’ESI. Les USA sont eux dans les derniers pour l’EF/hab et figurent dans le premier tiers du classement suivant l’ESI. Les « améliorations » de l’ESI donnent des résultats plutôt similaires à ceux de l’EF, ce qui tend à crédibiliser ce dernier plutôt que l’ESI en tant qu’indice de durabilité environnementale.

171 ils réduisent successivement les variables à 10, puis à 4 par ACP : COV/surface habitée pour la qualité de l’air, charbon/surface habitée pour l’épuisement des ressources naturelles, % de mammifères menacés pour la biodiversité et CO2/PIB pour la pollution globale

171

Pays Classement

suivant l’ESI 2001

Classement suivant l’ESI 2002

Classement suivant l’EF

Classement suivant The Ecologist

Classement suivant l’EDI

Finlande Premier Premier 134 52 50 Bengladesh 99 86 Premier 46 109 Afrique centrale

57 43 Premier 25

Mozambique 78 59 7 7 Premier USA 11 42 140 112 83 Belgique 79 125 123* 119 134 Guinée-Bissau

127 10 3

France 13 33 106 111 Koweit 116 Dernier 138 121 56 Emirats arabes unis

141 Dernier 119

Corée du Sud

94 138 Dernier (122)

135

Haiti Dernier (122)

137 8 75 Dernier

Figure 1 : Classement de 142 pays suivant deux indices de durabilité environnementale et leurs corrections (extrait) (*Belgique et Luxembourg) En fait, l’EF/hab est plutôt environnemental et favorise les pays peu développés économiquement, alors que l’ESI inclut de toute évidence une dimension socio-économique, puisque les pays « développés » sont relativement bien classés s’ils disposent d’une législation environnementale suffisante. A ce titre, on pourrait conclure que l’ESI est plus représentatif du développement durable que l’EF/hab, trop strictement environnemental. Ces deux indices tiennent cependant peu compte du social172.

172 L’ESI s’occupe un peu de santé.

172

ESI

80706050403020

foot

prin

t/cap

ita

,16,15

,14

,13

,12

,11,10

,09

,08

,07

,06,05

,04

,03

,02

,010,00

Relation entre ESI et EF Ce petit exemple suggère que la recherche est encore loin d’avoir trouvé un indice de développement durable qui fasse l’objet d’un consensus. Dans la mesure ou l’ESI fait écho à l’EF dans l’ordre des publications, on peut quand même se demander si l’un comme l’autre – surtout le dernier - ne sont pas de la propagande sous couvert de science : l’EF serait l’expression des « environnementalistes » plus ou moins catastrophiques (représentés ici par le WWF) et l’ESI une riposte néolibérale du WEF, dont la principale supercherie serait d’introduire un grand nombre de variables socio-économiques directes ou indirectes dans un indice supposé « environnemental ». Ce duel d’indicateurs nous fait penser au duel entre lester Brown et son Etat de l’environnement annuel, et des auteurs comme Simon ou Lomborg (voir à ce sujet Zaccaï et al, 2003).

173

L’horizon de quelques indices courants Le tableau ci-dessous indique si, pour différentes familles d’indices, quelques dimensions de « reste du monde » sont prises en compte ou peuvent l’être lors de l’application de l’indice à une sous-entité, comme un pays ou une personne, étant donné la direction « favorable » recommandé par l’indice (par exemple : « il vaut mieux un ES, un ISEW, un PIB/hab et un IDH élevés, un EF/hab et un ED bas » . Il s’agit d’un tableau préliminaire n’entrant pas dans les nuances : il restera à déterminer si la dimension considérée est prise en compte de manière adéquate. De plus, la dernière colonne ne représente par un indice, mais seulement une théorie pour laquelle il n’existe pas encore d’indice.

174

Dimensions prises en compte Théorie néoclassique liberté écologie culture Réci-

procitéindice ESI ISEW PIB/h IDH EF/h EDéficit Capacité de la planète

x x x

Economique x x x x x Environnementale x x x x x Sociale x x x x x Démographique x x x x x Moyens d’y arriver

x x x x

Ethique (humanisme)

x x x x

Ethique (égalité) x x x x x Ethique (diversité culturelle)

x x x x

Spatiale (géographique)

x x x x

Court terme x x x x x Générations futures

x

x x x x

Générations passées (histoire)

x x

Conclusions préliminaires A ce stade de ce travail, le moins que l’on puisse dire c’est qu’on est loin d’avoir trouvé un indice de développement durable ou même « un » jeu d’indicateurs universellement pertinents. Ce qui explique sans doute l’éternel renouvellement du débat sur cette question. Cependant, les tentatives existantes, qu’elles soient partielles, comme les études NAMEA se concentrant sur quelques polluants mais dans toutes leurs implications, ou globalisantes, comme les indices ESI ou EF, sont incontestablement des premières pierres à l’édifice. Lors de cette recherche empirique, nous avons ébauché l’identification de certains critères importants pour le développement durable, comme la prise en compte de toutes les dimensions, en particulier la dimension environnementale bien sur, mais également la dimension sociétale (au sens de la réciprocité) du développement durable. La dernière justifierait à elle seule l’urgence de la mise en place d’une réelle participation aux décisions qui concernent le globe dans son ensemble. Il importerait alors d’avoir en main des outils de communications – non de propagande – ayant une base théorique et éthique suffisantes pour convaincre non seulement notre Premier Ministre, mais également Maudo et ses ancêtres de la marche commune minimale à suivre pour l’Humanité.

175

CONCLUSION

176

CONCLUSION Nous espérons ne plus jamais devoir démontrer que la théorie néoclassique est intrinsèquement incapable de s’occuper du développement durable, voire qu’en tant qu’utopie, elle mène au contraire du développement durable , càd qu’elle permet de ne pas de répondre aux besoins des générations présentes tout en compromettant la satisfaction des besoins des générations futures. Les instruments dits « économiques » deviennent dès lors suspects. Tout au plus peut-il s’agir d’emplâtres sur une jambe de bois, ne résolvant pas les problèmes en profondeur, mais plutôt à la manière d’un vernis. Ils sont seulement utiles dans le cadre d’une société de marché elle-même non durable. Ils servent à reculer l’échéance d’une remise en cause fondamentale des mécanismes du marché lui-même. Ils permettent de s’illusionner sur les possibilités de maintenir un niveau de vie basé sur le gaspillage des ressources, et le pillage systématique des laissés pour compte ou de leur environnement, càd de la majorité de l’humanité présente et de la totalité des générations futures à un horizon variable suivant le nombre de « nantis » que l’on désire voir profiter à chaque génération. La théorie néoclassique résiste tellement peu aux évidences, aux raisonnements et à l’éthique la plus élémentaire que l’on peut se demander si sa popularité dans le monde « moderne » ne résulte pas d’une forme d’aliénation des esprits, encouragé sans doute par le mirage de la société de consommation, ses publicités et ses médias, voire, qui sait, par la propagande cynique de ceux à qui elle profite le plus. Il reste que les gens ont besoin d’espoir et que les discours catastrophistes des « écologistes » ou des « humanistes » ne sont guère motivants. Sur le plan théorique, comme le néoclassicisme est démoli de l’intérieur comme de l’extérieur, des « théories économiques alternatives » voient timidement le jour. Certaines d’entre elles (Sen) oublient le caractère social de l’être humain, d’autres (Chine) oublient son caractère égoïste. Nous nous sommes inscrits dans un mouvement de critique de la science elle-même, de son ethnocentrisme dès lors qu’il s’agit de définir un projet, le « développement durable », pour l’ensemble de l’humanité. Refuser d’entendre Maudo, ce petit paysan fier de ses valeurs au fin fonds de la brousse bissau-guinéenne, ne serait-ce pas oublier une part importante du savoir ? Poussés par de simples chasseurs-cueilleurs « pauvres et déconnectés », des anthropologues, malgré leur étiquette de conservateurs « culturalistes », pointent le bout du nez pour proposer une théorie de la réciprocité, et voilà que des psychologues y trouvent un fondement essentiel des comportements de l’homo economicus en personne. L’homme de terrain ayant une perception intégrée (quoique forcément biaisée) de son horizon restreint, serait-il possible d’avoir une vision intégrée d’un horizon lointain ? Serait-il possible d’intégrer les dimensions du développement durable, de trouver un nombre limité de principes qui puissent montrer la voie à suivre pour augmenter le bien-être de manière durable tout en limitant les « externalités », entendez les dégâts

177

provoqués par ailleurs ou pour demain ? A partir d’une théorie des externalités, nous avons pu suggérer que la prise en compte d’un horizon lointain, autrement dit la prise en compte du « plus que soi », de l’autre au sens large, avait un coût très important : le coût que les hommes sont prêts à payer pour vivre en société. Le coût de la réciprocité. Le coût que nous payons chaque jour et qui a mené notre espèce à passer les mailles de l’évolution, et qui nous donne, ensemble, une satisfaction certaine. Une fois modélisées, les externalités ne prennent-elles pas, comme la réciprocité, la forme des relations tant recherchées dans les théories du développement durable, mais sur lesquelles peu de gens ont réussi jusqu’à présent à travailler ? On lit en effet souvent « qu’il manque le lien » entre les différentes dimensions du développement durable, mais en pratique, tout le monde continue à travailler sur chaque dimension séparément, comme dans le cadre de la recherche d’indicateurs. Or, ce lien ne serait-il pas l’essence principale du développement durable, tout comme la relation est l’essence principale (avec l’ego), du comportement humain ? A ce stade de la réflexion, nous sommes tournés vers les indices et indicateurs du développement durable en tant qu’outils de décision et de communication. Car les indicateurs sont aux modèles de développement durable ce que la parole est à la réciprocité : c’est là que réside en partie le lien. C’est notamment autour des indicateurs que les hommes (et les ordinateurs) se rassemblent également pour penser, décider, échanger, s’harmoniser, définir un chemin commun pour l’humanité, avec le support de réseaux de plus en plus étendus, mondialisés ou presque (il y manque encore nos paysans pauvres et déconnectés). Chaque groupe de travail a ainsi, dans son coin, défini qui des jeux d’indicateurs, qui des indices synthétiques plus ou moins pondérés. Sur base de nos premiers chapitres, nous nous sommes permis de balayer du revers de la main les indices par trop inspirés du PIB. Puisque notre domaine de recherche est « global », nous avons dû également regarder d’un air très soupçonneux toutes les tentatives supposées définir un développement durable « adapté à une entité délimitée » par exemple un pays ou une région, ou un domaine (environnement, …): c’est peut être du développement, mais pas durable puisque nous avons postulé que les externalités représentent le cœur de la formule mobilisante de Madame Brundland (… sans compromettre les besoins …). En particulier, l’ESI du Forum économique mondial a subi le feu de nos critiques avec pour résultat: mention zéro. Revenant sur le principe des externalités, nous avons cherché des exemples, dans le domaine de l’environnement et de la comptabilité nationale, de l’étude des liens entre disciplines, et de la prise en compte du reste du monde sur le pan géographique. O miracle, ces exemples existent et prouvent que cet exercice est possible. Il est possible de concevoir un modèle qui mette en évidence les relations entre entités a priori fort différentes. L’exemple vient d’une part des « comptables nationaux » eux-mêmes, d’autre part des écologues. Ces tentatives ne couvrent pas encore toutes les dimensions, mais l’approche qu’ils proposent est potentiellement généralisable. Sur cette bonne nouvelle, nous avons dû faire une pose pour comparer des indices populaires (donc comportant des messages importants), et voir dans quelle mesure ils tenaient compte de diverses dimensions essentielles du développement durable. A ce point du travail, il reste de nombreuses voies à creuser.

178

L’analyse multicritère (Faucheux, Vincke) pourrait s’appliquer aux comptes satellites développés dans la comptabilité nationale et apporter un support sous forme de « lien politique » entre dimensions « inconciliables ». Des indices implicites résultats de sorte « d’arbres de décision » (Faucheux et Noël) pourraient peut-être prendre la place de pondérations figées utilisées actuellement ? Ce sont des facteurs limitants qui donneraient alors le verdict de durabilité pour chaque pays (par exemple, dépasser une norme environnementale entraîne la non durabilité). On peut imaginer des indicateurs se concentrant non plus sur les relations, mais sur les « victimes » (quels sont les « sacrifiés » de chaque système), la limitation des dégâts étant une contrainte de durabilité, le développement étant ensuite libre sous ces contraintes (c’est implicitement le modèle de libéralisme bridé utilisé dans la gestion des affaires publiques en Belgique ou en Chine, sauf que les normes seraient beaucoup plus axées sur la durabilité globale). La diminution de « l’empreinte sociale » serait alors une priorité non seulement politique mais également une voie « rationnelle » : un développement basé sur l’exploitation (de l’homme ou de l’environnement) ne peut pas être « durable ». On peut aussi se demander quels éléments de cultures sont porteuses ou non de durabilité. Enfin, au delà des indicateurs « statiques » eux-mêmes, il faudrait retomber sur les étapes à accomplir pour tendre vers le développement durable : que faire en pratique ? quel est le chemin du développement durable suivant l’état initial de chaque pays ? Autant de questions que la recherche d’indices continuera à alimenter.

179

ANNEXES

180

ANNEXE I : Modèles de développement selon Bajoit L’évolution des modèles de développement d’après Guy Bajoit (adapté d’Iteco, 2003, Bajoit 1990 et 1997). Développement : amélioration des conditions sociales et matérielles de vie

Modèle de la Modernité

Modèle de la révolution

Modèle de la compétition

Modèle du conflit

Modèle de l’identité culturelle

Théorie du fonctionnement sociétal (Bajoit)

Les causes du sous-développement

Résistance et inadaptation des sociétés traditionnelles et conservatrices au développement de la modernité

Impérialisme économique, politique, idéologique des pays du centre sur ceux de la périphérie avec la complicité des élites locales

L’interférence de la logique politique étatique sur la rationalité économique

L’absence de démocratie qui étouffe les mouvements sociaux et empêche la conflictualité sociale

L’impérialisme culturel qui étouffe les dynamiques socioculturelles locales

L’absence ou l’insuffisance des gestionnaires dirigeants

La définition du développement

Le passage de la société traditionnelle à la société moderne

Le passage de la société dominée par l’impérialisme allié à la bourgeoisie nationale, à la libération nationale et sociale

Le passage de l’intervention de l’Etat dans l’économie au libre jeu de la rationalité économique

Le passage de la dictature à une société démocratique

La récupération par les peuples de leurs racines identitaires et culturelles

La capacité à résoudre les 4 problèmes vitaux de la vie collective : -gestion des ressources ; -ordre ; -socialisation ; -solidarité

Les politiques de développement

La modernisation économique, sociale, administrative, politique et culturelle, le changement des mentalités

La révolution nationale et sociale. Prise du pouvoir et mise en place d’un programme révolutionnaire : nationalisations, substitution des importations, …

La compétition, la privatisation et la responsabilisation financière

L’organisation des mouvements sociaux

La promotion des dynamiques socioculturelles locales dans des actions communautaires, de subsistance, autocentrées, durables, appropriées,…

Elimination des gestionnaires dominants et création des conditions d’apparition de gestionnaires dirigeants. Formation d’acteurs populaires offensifs.

Les acteurs L’élite modernisatrice de l’Etat

L’élite révolutionnaire du parti unique contrôlant l’Etat

L’élite privée innovatrice

L’élite sociale solidaire privé

Les communautés de base

Acteurs gestionnaires et populaires.

Les projets de coopération

L’assistance technique

La solidarité politique

L’appui au secteur privé (PMEs)

La solidarité à la base, l’appui aux structures de base

Soutenir les acteurs dirigeants, retirer son soutien aux acteurs dominants

Conception Technique Politique Economique Sociale Culturelle Structurelle

Bajoit (1990) reconnaît que les politiques de développement relèvent généralement – et ont toujours relevé - de plusieurs de ces conceptions.

181

Parenté entre théories du développement et idéologies de l’industrialisation (Bajoit, 1990)

Théories du développement Acteur :

Etat Acteur : Société civile

Politique de progrès technique

Théorie de la modernisation

Théorie de la compétition

Politique de progrès social Théorie de la révolution Théorie des conflits Comparez avec le tableau ci-dessous : Idéologies et acteurs de l’industrialisation

Voie étatiste de l’industrialisation

Voie civiliste de l’industrialisation

Politique de progrès technique

Nationalisme Libéralisme

Politique de progrès social Communisme Socialisme démocratique (mouvement ouvrier)

« Tout se passe comme si les théories scientifiques n’avaient d’autre but que de donner un label de crédibilité aux politiques économiques et sociales qu’entendent mener les acteurs (…) ». Discussion Bajoit (1997) considère les 5 premiers modèles comme ethnocentriques. Le modèle de l’identité culturelle serait également ethnocentrique car il découlerait d’une culpabilité occidentale palliée par le mythe occidental du bon sauvage (voir Bruckner, 1983). Mais le modèle d’identité culturelle relève à mon avis d’une autre dimension dont l’ethnocentrisme ne serait qu’une variante. On peut en effet appliquer les théories du développement dans différents contextes culturels ou historiques. Ces contextes introduisent des variantes importantes. Le marxisme africain de Cabral n’a plus grand chose à voir avec le trotskisme prolétaire ou le maoïsme paysan. Les variantes communistes sanguinaires (Staline, Pol Pot, …) n’ont pas grand chose à voir avec le communisme occidental plus « démocratique »173. De même, le nationalisme peut prendre des formes très variées suivant ses fondements idéologiques (racisme, régionalisme, linguistique, fondamentalisme religieux, …) et son degré plus ou moins démocratique (de la dictature à la démocratie). Enfin, les variantes culturelles et historiques du libéralisme et du « socialisme démocratique » peuvent donner des systèmes où l’Etat et la « société civile » ont des rôles économique très variables. En 1997, Bajoit considère que le modèle libéral est devenu hégémonique (pratiquement le seul à encore bénéficier d’une légitimité internationale) et ne se trouve mis en cause que par deux courants : -le courant du développement durable, qui ne serait en fait qu’une variante du modèle libéral, et porté par l’ONU

173 D’après Bajoit (1990), le régime politique mis en place après la révolution est dans la grande majorité des cas une dictature, parfois « sous des apparences démocratiques ». La propagande des républiques démocratiques socialistes doutait quant à elle des performances démocratiques des « Etats bourgeois » (publications officielles de la RDA dans les années 1970).

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-le courant culturaliste, quant à lui radical et porté par l’UNESCO La dernière théorie, proposée par Bajoit suppose des normes éthiques minimales universelles basées sur les Droits de l’homme et le refus de l’impérialisme (1997, p.37). Il faut en effet définir des règles minimales de bon voisinage entre modèles culturels. Elle permet la diversité et se caractérise par un accent plus prononcé sur la capacité et la qualité que sur la transformation et la quantité. Comme pour les culturalistes, la notion de « développement » se trouve cadrée par des limites, non plus comme une croissance linéaire et indéfinie. Il s’agit pour chaque variante culturelle (régionale ?), d’atteindre un optimum qualitatif suivant les ressources humaines, technologiques et matérielles historiques disponibles. L’objectif du développement (durable) ne serait alors plus que d’aider chaque pays à disposer de ces conditions minimales pour sa reproduction qui sont (Bajoit, 1997): -la capacité de gestion des ressources humaines et matérielles -la capacité de gestion de l’ordre interne et externe -la capacité de gestion de la socialisation des membres -la capacité de gestion de la solidarité collective Ces 4 capacités doivent être gérées sur deux plans : -un plan normatif (éducation et adaptation des individus) -un plan de transformation (gouverner, légiférer, mobiliser, négocier, innover) Il semble que ce modèle repose sur les capacités de la société, alors que le modèle de Sen repose sur la capacité des individus. A ce titre, le modèle de Bajoit peut être compatible avec le modèle de la réciprocité de Temple.

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ANNEXE II: ajustements structurels en Guinée-Bissau.

J’ai été un témoin privilégié de la libéralisation et des ajustements structurels entre 1985 et 1991 en Guinée-Bissau. En arrivant en Guinée-Bissau, alors dans les statistiques un des pays les plus pauvres du monde, je fus surpris par le bien-être apparent de la population et surtout l’absence de misère ou de poches de famines. Le protectionnisme, et surtout le système d’organisation interethnique traditionnelle, assuraient l’autosuffisance alimentaire et la redistribution. Le pays était dirigé par le parti unique qui avait obtenu l’indépendance en 1974, le PAIGC, avec à sa tête un président issu de la frange « dure » de l’armée de libération174, arrivé au pouvoir lors d’un coup d’Etat en 1981. Nino s’avéra être un adepte de la dictature (du prolétariat sans prolétariat). Des méga-contrats « clé-sur-porte », comme une usine à huile dont la production nationale n’arriva jamais à remplir ne fût-ce que les tuyaux, un aéroport international magnifique relié à la capitale par une quasi-autoroute, des ports surdimensionnés au fonds de bras de mer inaccessibles, furent régulièrement signés avec des firmes étrangères, suivant le processus triangulaire classique : une multinationale monte un projet de toute pièce en prévoyant le financement par une banque internationale de développement. La signature complaisante d’un Ministre corrompu ou illettré175 endette le pays pour des générations en faisant croire à la population qu’il s’agit d’aide internationale. Une économie basée sur un endettement exponentiel n’était assurément pas durable. Une frange du PAIGC commença, derrière Nino et le FMI, à envisager la libéralisation du commerce. Des nostalgiques de Cabral (qui avait pu assurer un développement des zones libérées pendant près de dix ans, suivant une méthode plutôt maoïste ou cubaine, sans le moindre endettement) s’opposaient. Nino dut alors durcir sa dictature. Le vice-premier ministre, Paulo Correia (le dernier Balante encore au pouvoir) fut fusillé en 1985 avec 6 compagnons pour « conspiration » , et 2000 « complices » furent jetés en prison. En 1986, le pays subit pendant 6 mois une pénurie totale de carburant en raison de difficultés de payement de ses dettes extérieures et le refus du FMI d’encore intervenir. L’activité d’économie sociale de l’Etat (« magasins du peuple ») dans les campagnes s’en trouva complètement paralysée, tandis que la ville souffrait de difficultés alimentaires. A la même époque, un ingénieur guinéen de mes collègues disparut en prison pour « propos contre le président ». Plus tard, un des Ministres les plus progressistes fit un accident de voiture inexpliqué. Fin 1986, le PAIGC ayant fini de se débarrasser des éléments les plus gênants, put enfin « constater la faillite de la collectivisation » (Temple, 1987b), et ouvrir le pays à la libéralisation:

« L’initiative privée réglée jusqu’à un certain point par la loi du marché peut et doit jouer un rôle positif dans l’organisation et la consolidation de la machine productive de façon à ce qu’elle contribue effectivement à la croissance de la

174 C’est lui qui avait organise le massacre “de représaille” du fort portugais de Guiledge après l’assassinat de Cabral, plus favorable au dialogue qu’à la méthode forte. 175 Nino, comme beaucoup de Ministres anciens combattants, s’alphabétisa pendant son mandat.

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richesse nationale, favorisant ainsi l’accumulation et la création d’excédents (…) Parallèlement, on devra appuyer et encourager le développement d’entreprises agricoles modernes du secteur privé orientées vers la production de biens exportables ou destinés à l’agro-industrie. Pour réaliser ces objectifs, une législation sur la terre est nécessaire afin de faire respecter les formes traditionnelles de possession de la terre là où celles-ci n’entravent pas l’augmentation de la production … Les communautés rurales et les propriétaires individuels de terres doivent respectivement en effectuer l’enregistrement selon la loi» (PAIGC, 1986)176.

Un discours en rupture totale avec le Marxisme culturaliste africain de Cabral. Un discours aussi, susceptible de choquer profondément les populations rurales attachées à leurs traditions. La structure de crédit rural pour laquelle je travaillais dans les provinces du Sud fut alors décrétée par la Banque mondiale comme « exemple à suivre » dans le pays, en raison des taux de remboursements proches de 100% (Kestemont, 1989). Ce que la Banque n’avait pas remarqué dans son analyse sommaire, c’est que nous travaillions à une échelle réaliste, càd essentiellement sur des petits projets ce qui garantissait évidemment le remboursement. Nous fûmes donc immédiatement mis à contribution pour « évaluer la faisabilité » des projets de crédit financés par la banque mondiale dans nos campagnes. Il s’avéra que ces projets n’avaient d’autre but que de cadastrer des terres en vue de leur privatisation, comme expliqué plus haut. Aucun Balante ne mordit à l’hameçon. Seules quelques villages récemment convertis à l’islam et disposant de forêts en abondance tombèrent dans la panneau, ce qui augurait mal de la protection de ces forêts exceptionnelles177. Dans le même temps, les marchés de la capitale s’achalandaient. Une bourgeoisie apparut progressivement dans l’entourage des coopérants étrangers. On vit l’ouverture de magasins de luxe, d’un hotel Hilton etc. L’engouement pour un marché réel de riches coopérants et de bourgeois jusque là discrets donna à la capitale une apparence de développement spectaculaire, tandis que l’Etat disparaissait des campagnes. On assista, de la part des techniciens guinéens mis au chômage, à une course aux « prêts de la Banque mondiale » qui encourageaient les « entrepreneurs » à ouvrir non seulement des plantations , mais également des restaurants, des hôtels et même une pâtisserie ! Les marchands sénégalais, plus riches, eurent accès aux riziculteurs du Sud du pays, ce qui sonna le glas alimentaire des citadins pauvres et des éleveurs de l’Est. Des signes de famines se firent voir pour la première fois depuis les années 70. La misère apparut en ville, de même que les prostituées, les petits et gros délinquants, la violence urbaine. A mon retour en 1991, la démocratie était enfin annoncée, imposée par les institutions internationales. Les techniciens avaient vidé les campagnes pour tenter leur chance en ville. La presse jouissait assez maladroitement encore d’une liberté nouvelle. Une petite bourgeoisie était née comme prévu (la théorie voulait qu’une bourgeoisie était nécessaire pour tirer le développement). Les 176 Traduit du portugais 177 La forêt de Jemberem est la première forêt sempervirente qu’on rencontre en descendant du Sahara. Elle a une biodiversité exceptionnelle et comporte notamment les premières populations de chimpanzés en descendant vers le Sud-Ouest. L’agriculture itinérante qui y est pratiquée par les cultivateurs nalus depuis des siècles et sa non-exploitation parles Balantes en assurent la pérennité.

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rues de la capitale étaient embouteillées ! Mais à la campagne, les dispensaires manquaient de tout, tandis que l’Est mourait de faim. En ville, on n’osait plus fréquenter certaines rues gagnées par des mafias diverses, les infrastructures publiques étaient délabrées, la plupart des hôtels et restaurants du boum initial étaient fermés pour cause de faillite tandis que d’autres, en province, achevaient de tomber en ruine. A la campagne cependant, des coopératives avaient pris le relais de l’Etat pour assurer des services de base comme le crédit rural ou la commercialisation des produits. Certains anciens fonctionnaires trouvèrent du travail dans des projets de développement portés par des ONGs étrangères178, mais nombre d’entre eux traînaient à la ville à la recherche d’un improbable travail au service de coopérants ou de bourgeois. Les transports publics avaient fait place à une profusion de taxis, ce qui redonnait quand même un peu d’emploi aux anciens conducteurs et mécaniciens formés dans les projets ruraux de l’Etat disparu. Après maints ajournements, et sous la pression conjointe de la population et des organismes internationaux, Nino organisa finalement des élections multipartites et fut élu à une courte majorité avec le PAIGC en 1994, non sans que quelque soupçons planent sur la crédibilité des résultats. Mais les observateurs internationaux pouvaient déjà être contents qu’il y ait eu des élections. Nino poursuivit les ajustements structurels qui entérinaient le désengagement de l’Etat et l’abandon des campagnes par les développeurs. Face au mécontentement croissant de campagnes de plus en plus abandonnées à leur sort mais néanmoins sollicités pour nourrir la ville, Nino, craignant de ne plus être réélu, postposa les élections de 1998. Après 6 mois, au premier prétexte, l’armée (à majorité balante) se révolta derrière un autre héros de la lutte d’indépendance, Ansumane Mané (illettré d’origine gambienne et jusque là fidèle chef de la répression présidentielle). Le Président fit appel à la France et au Sénégal. La situation se détériora et tourna rapidement à l’affrontement entre « rebelles » guinéens (98% de l’armée avec l’appui de la population) et une force d’invasion sénégalaise qui accumulait les bavures dans sa traque contre l’armée guinéenne revenue aux bonnes vieilles méthodes de la lutte d’indépendance. La France apportait un appui logistique à cette force étrangère au secours du « président légitimement élu » qui ne pouvait plus compter que sur sa garde rapprochée. L’occasion permit au Sénégal régler ses propres problèmes en déversant à la frontière des milliers de mines antipersonnelles pour couper la retraite historique en Guinée-Bissau des séparatistes casamançais. Les pertes de soldats sénégalais dans cette guerre devenue illégitime furent trop lourdes pour passer inaperçues dans l’opinion publique sénégalaise. Des villages guinéens amis des rebelles casamançais furent balayés à l’abris des médias. Pendant ce temps, comme la plus grande partie du conflit frontal se déroulait à la capitale, 325000 guinéens (un tiers de la population) furent déplacées et trouvèrent refuge à la campagne qui leur ouvrit les bras. L’aide humanitaire d’urgence n’arriva pas à pénétrer dans le pays, bloquée par l’armée sénégalaise et ses opérations de nettoyage aux frontières. Mais ce fut la campagne, comme au temps du maquis et fidèle à sa réputation, qui sauva les réfugiés Un de mes anciens collègues guinéens me raconta comment les portes des campagnes s’étaient ouvertes à tous ces inconnus qui venaient y trouver refuge, partageant le toit et la nourriture comme de bonne tradition, absorbant, à l’abris du regard des médias occidentaux, les centaines de milliers de réfugiés victimes de la mondialisation forcée.

178 N’oublions pas que la société civile est parfaitement compatible avec la libéralisation

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Au bout d’une petite année, les armées étrangères ayant été vaincues et l’ancien dictateur « légitimement élu179 » ayant trouvé refuge en Europe, l’armée rentra dans ses casernes et remit immédiatement le pouvoir aux civils. « La place de l’armée est dans ses casernes, dont elle n’aurait jamais dû sortir » (Mane, 1998) 180. Les premières élections multipartites libres eurent lieu peu de temps après. Elles furent gagnées par un Balante quelque peu populiste, ancien opposant de Nino.

179 les dépêches de l’AFP de l’époque ne manquaient pas de rappeler cette caractéristique – oubliant l’histoire - pour justifier l’intervention française. 180 Traduit du Kriol. Ansumane Mané, interviewé par un journaliste de la RTP le jour de la victoire finale fin 1998, concluait ainsi le conflit par une allusion aux égarements de son compagnon historique de lutte devenu président-dictateur.

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ANNEXE III : Economie et durabilité: conflit ou convergences?

Compte rendu d’une conférence de W.E. Rees, de l’Université de la Colombie-Britannique, à la Conférence économique 2001, Ottawa, Canada, 6/6/2001. Résumé : Exposé partant des "mythes" de la théorie économique servant de base au néo-libéralisme pour terminer sur le "monde réel" où les hypothèses nécessaires à la théorie de l'équilibre général sont systématiquement contredites. L'expansionnisme associé à l'économie néolibérale est en particulier fondé sur le mythe de l'environnement illimité. La Commission Brundtland elle-même se range dans ce camp, en déclarant que la technologie pourra encore pendant longtemps reculer les limites imposées par l'environnement grâce aux sauts qualitatifs et à la substitution. C'est le triomphe mythologique de l'esprit humain sur la nature. A la limite, l'environnement ne serait plus nécessaire au développement, de sorte que la meilleure voie vers le développement durable est et resterait le libéralisme. Beckerman (1992) résume ce mythe dominant par la phrase "... la façon la plus sure d'améliorer votre environnement est de devenir riche". La réalité est tout autre, et c'est dans les rangs des praticiens et chercheurs de l'économie conventionnelle que fusent les arguments les plus acerbes. D'abord, le jargon utilisé est typiquement idéologique. la "vérité" du marché global est présentée comme "inévitable", "post-idéologique", "éternelle". Les sociétés qui essayent d'échapper à sa "loi" sont "sévèrement punies" et doivent subir un "traitement de choc". Ensuite, au contraire de toute démarche expérimentale, où l'on teste le modèle avant de l'adapter à la réalité, les praticiens du mythe économique font tout pour adapter la réalité au modèle. Il s'agit d'un cas typique d'absolutisme. On observe dans la réalité que la maximisation du revenu n'augmente pas le bien-être. Le "libre marché" orthodoxe promu par les agences internationales (FMI) et certains gouvernements pervertit en fait l'économie en négligeant les facteurs non marchands du bien-être: environnement sain, beauté naturelle, stabilité, sécurité, justice etc. Les praticiens du néolibéralisme restent d'ailleurs muets sur les catastrophes engendrées à grande échelle par les "ajustements structurels" dans les PVDs. La politique de développement actuelle semble en fait détruire plus de valeur économique réelle que n'en accumulent les intérêts privés. L'auteur pense qu'une manière d'en sortir serait de quantifier les valeurs publiques en donnant aux gouvernements le mandat de réguler ce que le marché ne peut réguler. Le contraire de la tendance actuelle. Le modèle économique monétaire est tourné sur lui-même et ne fonctionne qu'en faisant abstraction de l'environnement extérieur. Ce modèle de "flux circulaires" est "incapable par essence" d'appréhender le lien avec le monde extérieur. Par définition, le modèle néolibéral est coupé de la réalité des matériaux, sources d'énergie, structure physique et des processus temporels (irréversibilité) nécessaires à la compréhension des écosystèmes. Il leur est donc impossible d'en tenir compte.

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Même dans la sphère du marché, le modèle néolibéral est voué à l'échec. En théorie, l'équilibre compétitif de libre marché est optimal: à l'équilibre, aucune avancée ne peut se faire sans recul au moins équivalent pour autrui (Pareto). Donc, par définition, toute intervention gouvernementale sur le marché, pour défendre l'intérêt commun, devrait être inefficiente. Cependant, cet idéal théorique dépend de diverses hypothèses plus irréalistes les unes que les autres: réduction des marges de production et de consommation, concurrence parfaite dans une hyper-infinité d'acteurs, connaissance parfaite des marchés présents et futurs par tous les acteurs, et infinité de marchés futurs. L'orateur est très critique sur l'autisme des économistes américains dominants: "L'économie ne traitera que d'elle-même" tant qu'elle refusera de percevoir les évidences de la faiblesse de ses fondements. Il craint en outre la contagion sur les sciences sociales et politiques qui tendent, au nom de la maximisation de l'utilité, à éliminer toute trace de culture, d'histoire, de personnalité ou de toute autre qualité qui pourrait salir le modèle unique. L'orateur se tourne ensuite vers le monde réel. Il reconnaît les performances économiques mondiales sans précédent permises "par la libéralisation des marchés" et la transition démographique ces 20 dernières années. Il dresse ensuite une longue liste de catastrophes pour l'écosphère. S'il considère que les inconvénients environnementaux de la croissance "tombent sous le sens commun", il met en doute la compétence des économistes à prendre ces problèmes en compte. le mieux qu'ils puissent faire est selon lui de considérer ces problèmes comme des "échecs du marché" et essayer de les corriger par une politique typiquement orientée-marché: Privatisation, meilleur prix des ressources, taxes environnementales avec pour but l'internalisation des coûts. Il considère ces mesures incomplètes, simplificatrices, incompatibles avec le comportement des écosystèmes, voire dangereuses à cause des "pertes d'information non triviale" qu'elles comportent. Il est convaincu du fait que l'économie conventionnelle ne peut pas résoudre la crise écologique. Il poursuit en affirmant qu'elle ne peut pas non plus résoudre la crise du bien-être. Le marché ignore en effet toute considération éthique ou morale, de même qu'elle ignore l'équité distributive. Le marché abolit le "bien commun". Ses effets dévastateurs sont particulièrement sensibles dans les PVDs. "Le mythe expansionniste ne se fait pas seulement au détriment des écosystèmes, mais également au détriment de millions de personnes appauvries". L'orateur met ensuite en doute la capacité des technologies à substituer les rôles les plus importants de la nature. En effet, cela revient à substituer de la consommation par du capital, ce qui diminue globalement les capacités de production. Rees cite l'exemple de la pisciculture de Saumon qui, quoique économiquement rentable, consomme des quantités astronomiques d'énergie fossile seulement pour retirer 3-4 Kg de poissons dans les mers du Sud pour chaque Kg de saumon d'élevage, soit plus de dépenses pour une productivité globale (en protéines de consommation) 3 ou 4 fois moindre, et un transfert de protéines des pauvres au riches. Et de conclure qu'une technologie coûteuse de substitution remplace invariablement un service supérieur et gratuit de la nature.

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Sous le titre "rendements décroissants", Rees fait remarquer qu'au delà d'un certain seuil de revenu, le bien-être diminue au lieu d'augmenter, comme le montrent les innombrables statistiques des pays développés et des USA en particulier (multiplication des suicides, divorces, dépressions, violences etc., et diminution du nombre de gens déclarant être "heureux"). Il s'interroge sur les raisons qui poussent les pays développés à intensifier leur fuite en avant, alors même qu'elle se fait au détriment de l'environnement et de l'accession de la majorité de la planète au minimum vital. Enfin, l'éminent Professeur propose une alternative: l'économie écologique. L'économie écologique part d'une vision radicalement différente mais plus proche de la réalité. Premièrement, l'économie est partie intégrante du système global. Deuxièmement, ce dernier est fini. Le sous-système économique ne peut donc croître que dans les limites du système global, comme dans la réalité, et son développement n'est possible qu'en organisant un flux plus optimal des matières (recyclage). A l'image de tout système "ouvert auto-organisé", son comportement est non linéaire, voire chaotique, et en tout cas non déterminé par la mécanique simpliste néolibérale. Plus fondamentalement, ces systèmes sont des structures dissipatives nécessitant un flux continu d'énergie, de matériaux et d'informations (différentes formes d'exergie) pour se maintenir ou évoluer. Le second principe de la thermodynamique est d'application: unidirectionnel et irréversible plutôt que cyclique, comme dans l'ancien modèle économique. Cette vision "prigoginienne" a des implications opérationnelles. Premièrement, les productions économiques sont toutes des productions secondaires du système. Elles sont essentiellement des processus de consommation (la production est le fait de l'écosphère, par augmentation de l'entropie). L'accroissement de capital économique se fait nécessairement au détriment du capital naturel. La relation entre l'économie et l'écosphère est quasi-parasitique et les prix du marché ne sont pas des indicateurs fiables du développement durable. La croissance économique matérielle n'est donc pas une solution unique pour le développement durable: au contraire, l'attention des économistes écologiques se porte sur le développement qualitatif. L'orateur retrace ensuite, suivant cette théorie, l'évolution de l'humanité. Il fait remarquer qu'en écologie humaine, on considère l'homme comme une espèce "déprédatrice" ("patch disturbance species"), qui comme d'autres grands mammifères semi-nomades, détruit son lieu d'établissement et les alentours avant de migrer vers un autre lieu. "Notre potentiel de non durabilité pathologique est probablement inscrit dans le génome humain". Notre remarquable adaptabilité nous a permis de coloniser une grande partie des habitats naturels, et le potentiel d'expansion se réduit aujourd'hui. La croissance de l'humanité s'est donc faite activement ou passivement au détriment d'autres espèces et de la dégradation de l'écosphère. Cette belle histoire a cependant aujourd'hui une fin prévisible, quoique le mythe de la croissance infinie soit entretenu dans les sociétés les plus riches grâce à la surexploitation du capital naturel mondial.

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Le niveau d'extermination des espèces est 1000 fois supérieur à ce qu'il était avant l'apparition de l'homme. Surprenant pour une espèce convaincue de vivre en dehors de la nature! Le conférencier définit ensuite la "l'empreinte écologique" (ecological footprint) d'une société humaine comme la "surface d'écosystèmes nécessaire sur une base continue pour produire les ressources qu'elle consomme et pour assimiler les déchets qu'elle produit quel que soit l'endroit de la planète où ces écosystèmes sont localisés". L'empreinte écologique individuelle calculée est ainsi de 10-12 ha pour les pays développés, contre moins d1 ha pour les pays les plus pauvres, avec une moyenne de 2,8 ha. Les pays riches densément peuplés vivent donc inévitablement de l'importation de capacité de charge en provenance d'autres pays. Le pouvoir d'achat énorme des pays riches leur permet d'étendre leurs racines dans les pays exportateurs de déficit écologique et dans l'écosphère. Suivant cette analyse, la mondialisation et l'ouverture des frontières n'augmente pas la capacité de charge globale, mais permet aux pays ou régions de dépasser leur propre capacité en contribuant tous ensemble à atteindre plus rapidement les limites de capacité globale (l'ozone ou le changement climatique illustrent ce point). La mondialisation entretient donc le mythe de la croissance illimitée dans les pays riches et puissants, dans la mesure où elle permet même son accélération. Une comparaison internationale met ce phénomène en évidence, démontrant qu'en terme de quantités de capacité de charge échangées, la Chine et l'Inde payent le plus lourd tribu alors que les USA se taillent la plus grande part du gâteau mondial. Sans surprise, les calculs montrent que globalement, nous dépassons la capacité de charge de la planète. Autrement dit, nous "mangeons notre capital naturel" à une vitesse accélérée. Au point que sans avancée technologique, il faudra moins d'1/2 siècles pour qu'il n'en reste pas de quoi maintenir notre mode de vie actuel. Rees affirme que la crise de la durabilité n'est pas un problème technique ni économique, mais un problème de dysfonctionnement écologique humain. Une meilleure gestion des ressources naturelles ne suffira pas à résoudre le problème: seule une dynamique collective de "savoir-vivre" avec la nature pourrait limiter les dégâts. Cependant, l'orateur considère cette voie comme prématurée dans la mesure où la majorité des êtres humains n’est pas satisfaite de son niveau de vie matérielle et est déterminée à l'améliorer. C'est particulièrement vrai pour la majorité de la population des PVDs qui n'a pas de quoi subvenir à ses besoins fondamentaux. D'après lui, une réduction de l'empreinte écologique des pays développés est indispensable pour la durabilité. Le marché n'est d'aucune utilité pour atteindre la durabilité. Il faudrait mettre en oeuvre des politiques explicites pour: -réduire la population partout; -réduire la consommation matérielle des pays riches par de meilleures technologies; -y encourager des modes de vie plus simples, moins "matériels-intensifs"; -fournir aux PVD les meilleures technologies disponibles pour limiter l'impact de la croissance essentielle. L'orateur constate qu'aucune de ces solutions n'est à l'ordre du jour: la première n'a pas droit de cité, la majorité des politiciens écarte la seconde, la troisième est jugée

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naïve ou irréalisable ("le style de vie américain n'est pas négociable"), et la moralité dominante du marché, y compris l'émergence des droits de propriété intellectuelle, interdit la quatrième. Et de conclure: "Notre voie de développement ne mène pas encore vers la durabilité". Résumé par Bruno Kestemont Empreinte écologique : http://www.rprogress.org/programs/sustainability/links.html International Society for Ecological Economics : http://www.ecologicaleconomics.org/

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ANNEXE IV : Les célèbres Bijagos, coupés du monde?

Il y a en Guinée-Bissau des îles peuplées d’une des rares sociétés africaines d’apparence « authentique » pour un visiteur extérieur, et beaucoup étudiée par les anthropologues pour leur statuaire, leur folklore (photo) et en tant qu’une des dernières société matriarcale181 : les Bijagos. Ils représentent dans le pays l’exemple type de la société traditionnelle, dont les îles permettent l’isolement du continent et du « développement ».

Chemin dans les mangroves à marée basse (îles bijagos, 1991)

181 Les sociétés matriarcales africaines ont évolué vers le patriarcat à la faveur de la colonisation : les Européens, patriarcaux, ont toujours favorisé les relations avec les hommes, ce qui a favorisé soit la patriarcalisation des sociétés, soit le renforcement du pouvoir de l’oncle maternel en tant que représentant du matriarcat. Chez les Bijagos par contre, la femme continue à jouer un rôle essentiel dans une série de rites importants autant qu’en politique. Le mariage est en outre, fait assez rare, matrilocal : le mari vient habiter le village de sa femme ; c’est elle qui construit la maison où le couple habitera, et l’homme peut être répudié (voir Scantamburlo, 1991)

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danseur cabaro (bijago, 1991)

J’ai eu en 1991 l’occasion d’effectuer une mission d’évaluation d’un projet qui n’y fonctionnait pas du tout : sur 100 pêcheurs visés, un seul participait au projet. Les experts, après une étude anthropologique sommaire, pensaient qu’une des raisons de l’échec était culturelle (la difficulté pour ce peuple – malgré son passé marin mythique – de regagner la mer). Une première réunion officielle dans un village semblait confirmer cette impression : de toute évidence, les villageois n’étaient pas intéressés à acheter un moteur hors-bord (contre du poisson) à crédit. Entre-temps, nous avions déjà démontré que le projet souffrait d’un problème de rentabilité pour le pêcheur vu le prix anormalement bas du poisson sur le marché de la capitale, à cause des tonnes de poisson surgelé déversés comme prix des droits de pêche par les chalutiers européens conformément à un accord signé avec l’UE (Kestemont et Le Menach, 1992). Les coopérants gardaient une certaine distance avec les Bijagos car ils voulaient instaurer une relation de type commerciale pour permettre au projet de perdurer après leur départ, et ils ne voulaient pas perturber la vie traditionnelle. J’avais prévu de rencontrer plusieurs « groupes cible » directs et indirects pour vérifier la thèse culturelle et je commençai à me promener sur l’île en attendant que le roi veuille bien me recevoir. A l’approche d’un village bijago, on a l’impression d’entrer dans un monde mythique et peu hospitalier. Les chemins sont balisés par des signes végétaux qui renforcent une impression d’omniprésence de la magie (photo ). Les paysans presque nus semblent ne pas comprendre un mot de Kriol et refuser tout contact avec les visiteurs.

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Balisages magiques à l’approche d’un village bijagos (Meneque, Canhabaque, 1991)

J’attendis donc un jour ou deux que le roi vienne me voir lui-même, comme on me l’avait conseillé. Mais finalement, las de l’attendre, je pris le risque diplomatique d’aller le rencontrer moi-même au village et je le rencontrai par hasard au détour d’un chemin. Je lui expliquai mes intentions. Il me permit alors d’aller voir Untel en son nom et de passer la nuit au village.

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Paysans bijagos, Canhabaque, 1991

Ma première réunion « entre deux yeux » fut très différente de la réunion « officielle ». Je demandai à mes interlocuteurs (devenus presque plus nombreux que lors de la réunion officielle) pourquoi ils ne participaient pas au projet. Ils me répondirent aussitôt:

« Mais parce que ce n’est pas intéressant ! Vous pêchez toute la nuit et quand vous arrivez au bâteau-collecteur, non seulement on ne vous donne que 2 pesos le kg, mais en plus on ne vous donne même pas à boire ou à manger, si vous ne vous faites pas insulter par dessus le marché ».

Ils me tenaient un raisonnement mêlant analyse de rentabilité marchande et éthique des relations humaines. La confiance établie, il fut convenu que je reviendrais m’installer au village une semaine entière pour passer tour à tour dans les différents groupes concernés de près ou de loin par la pêche (càd tout le monde). Cette enquête « participative » me permettrait de comprendre les impacts ou blocages directs et indirects du projet et les raisons de la faible participation. Je me fis donc débarquer un peu plus tard sur l’île, armé de trois choses : la panoplie complète des salutations d’usage, en langue bijago, la position d’humilité dans laquelle me mettait cette situation d’hôte et quelques cadeaux (huile, oignons, sucre) pour la famille qui m’avait accueilli la première nuit. Je rencontrai une vieille paysanne bijago qui fit d’abord semblant de ne pas voir l’Etranger. Je commençai les salutations. Habituellement, on salue en Kriol, et une vieille femme ainsi rencontrée sur le bord d’un chemin fait mine de ne rien comprendre. Mais en bijago, elle ne pouvait pas ne pas répondre. Je continuai et nous échangeâmes ainsi une série de

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répliques, dignement, jusqu’à ce que je fasse signe que j’étais au bout de mon répertoire. A ma grande surprise, elle s’esclaffa alors dans un parfait kriol : « mais où as-tu appris le bijago? ». Je souligne car en deux ans et demi chez les Balantes, j’avais pris l’habitude que les femmes, surtout âgées, ne connaissent que très peu de kriol. Le kriol était à la longue devenu pour moi un signe de modernité des interlocuteurs : soit ils avaient été à l’école, soit ils avaient beaucoup de relations avec d’autres ethnies, soit ils habitaient la ville, soit ils s’intéressaient à la politique ou avaient participé à la guerre d’indépendance. Pendant mon séjour, je découvris avec stupéfaction, en utilisant la même politesse élémentaire dans les salutations, que les Bijagos de ce village connaissaient presque tous parfaitement le kriol. Le peuple « le plus traditionnel » de Guinée-Bissau m’apparut alors comme le plus moderne que j’y aie connu182 ! Ce qui ne signifie pas le plus « marchand », j’insiste, même si on a vu plus haut qu’ils maîtrisaient parfaitement les principes marchands. En partageant pendant une semaine la vie du « seul pêcheur » qui participait au projet183 j’ai pu vérifier que cette société fonctionnait avant tout sur la réciprocité : au retour de pêche, après avoir fourni son « poisson contractuel » au projet (pour rembourser sa dette marchande), il sillonne l’île pour offrir du poisson à une série de « cuisines » (à commencer par sa mère, ses sœurs etc). C’était le moins qu’on pouvait attendre d’une société réputée aussi « traditionnelle ». Mais voici en quelques mots les simples raisons de cette connaissance étonnante du monde que j’ai découvert en discutant avec de nombreuses personnes de groupes très variés. Pour leur éducation, les jeunes bijagos doivent quitter leur île et parcourir le monde. Les femmes, habillées de raphia traditionnel dans leur village, enfilent par-dessus un pagne moderne dès qu’elle s’approchent de la ville. Jeunes gens et jeunes femmes passent ainsi plusieurs mois par an comme travailleurs saisonniers dans les plantations de cajou qui bordent Bissau, comme « bonne » chez un coopérant, comme danseur traditionnel dans les autres îles ou dans le Balai national qui parcourt le monde ! De retour au village, que ce soit de manière permanente ou en visite de courtoisie pour les émigrés, ils se plient aux traditions, c’est tout simple. Et l’habit traditionnel est bien plus adapté à ces mangroves et rizières inondées que les habits modernes d’ailleurs plus chers. Cette anecdote montre que le maintien de l’identité culturelle peut découler d’un choix de société et non de l’ignorance du monde moderne, comme le supposent parfois les « développeurs » ou au contraire les adeptes du « mythe du bon sauvage ».

182 Dans le Sud du pays, j’avais visité entre 1985 et 1987 une centaine de villages de 13 ethnies différentes : balantes, fulas, nalus, soussous, tandas, jacancas, etc. 183 et qui était devenu mon hôte pour mon second séjour

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ANNEXE V : La puissance intrinsèque de l’Avoir Nous pouvons nous interroger sur la puissance de l’Avoir. Il ne s’agit pas de stigmatiser l’Impérialisme occidental ou le néocolonialisme pris comme prétexte par de nombreux intellectuels Africains pour justifier le « retard de développement » ou la « perte des valeurs ancestrales » de l’Afrique (Kabou, 1991). Il n’y a certainement pas de mauvaise volonté de l’occident, de machiavélisme conscient. Mais la culture occidentale semble avoir une puissance d’expansion hors du commun. D’où tire-t-elle sa source ? Force nous est de constater que l’accumulation de richesses, quelle qu’en soit la cause, favorise une série de comportements permettant d’entretenir le cercle vertueux de l’accumulation de richesse : -acheter des armes plus puissantes, et des armées, et des alliés ; -acheter de la force de travail, y compris intellectuelle ; -s’approprier le patrimoine collectif (qu’il soit naturel par le droit de propriété, intellectuel par le brevetage ou économique par le capitalisme) -divulguer informations, propagande, publicité, rumeurs ou vérités; -s’autojustifier ; se mentir à soi-même ; se soumettre au dogme de la « main invisible »184 -se défendre contre les pressions sociales et éthiques Si elle permet d’échapper aux contraintes sociales en reconstituant un « monde des nantis », une sorte d’humanité reconstituée repliée sur elle-même, la force que procure l’argent peut alors s’auto-entretenir. Rejetés par les quartiers pauvres, les riches se regroupent dans des zones sécurisées où ils reconstituent une Humanité réduite, des liens sociaux « de classe » qui leur permette de continuer à Etre (besoins fondamental) alors que leur « argent travaille pour eux », automatiquement, à entretenir leur richesse. La richesse continue à s’approprier le patrimoine dont elle est issue : pétrole, terre, diamants, invention « personnelle » brevetée. La Puissance de l’Avoir s’entretient et s’accumule donc de deux manières : -par la générosité, visage humain qui engendre réciprocité et soumission des esprits185; -par la manipulation (publicité faisant appel aux pulsions) ; -par la distanciation qui permet d’affaiblir l’éthique186 ;

184 le noyau commun de toutes les situations d'obéissance n'est que l'expression d'une capacité des êtres sociaux d'inhiber leurs pulsions propres (et leur sens moral) au profit de directives extérieures du moment qu'elles émanent d'une entité assimilée à une autorité (Milgram, 1974). C’est dans ce cadre, renforcé par la distanciation que permet la ghettoïsation et la mondialisation économique, que j’interprète l’indifférence relative des riches sur la situation des misérables. La mondialisation de l’information peut contrecarrer ce processus le temps d’une campagne de récoltes de fonds. 185 Temple appelle quiproquo historique le choc des conquistadores avides avec les Indiens d’Amériques enfermés dans leur esprit de réciprocité. Mais d’autres exemples, à commencer par les Missions évangéliques en Afrique ou la colonisation, nous montrent que ce choc des cultures tourne souvent à l’avantage des plus cupides. 186 De même qu’on torture plus facilement quand on n’a pas de contact avec la victime (Milgraham, 1974), le fait est que même si « un seul milliardaire (en dollars) détient (…) par sa seule fortune, les moyens de sauver une année durant 50 millions d’enfants condamnés à l’infortune » (Dumont, 1975), on doit bien constater qu’en pratique, les milliardaires ne le font pas (bon d’accord, il y a le Fonds Bill Gates contre le Sida).

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-sinon par la force. L’Avoir, l’économie de marché, ne peuvent donc que se répandre partout où la réciprocité faiblit : zones de famines, de guerres, de chocs culturels nouveaux dus à la mondialisation elle-même, et enfin la distanciation inhérente à la mondialisation. Cabral (1972) reconnaît qu’une culture ne peut évidemment pas résister au génocide, à la ségrégation raciale ou à l’apartheid. Tout pillage extérieur, violent ou subtil, sape bien entendu les bases de la culture (« pas de paradis social dans un désert économique » disait Mitterrand dans un contexte déplacé). Mais en terme de développement durable, l’évidence de sa supériorité dans les chiffres (le PIB est corrélé à beaucoup d’indicateurs de progrès humains), ne démontrent rien, pas plus que l’assassin ne peut prétendre avoir une « force d’être » supérieure à celle de sa victime sous prétexte qu’il survit, lui. La supériorité des USA et de l’occident ne démontrent pas que leur modèle est meilleur, mais bien qu’il est le plus compétitif. Sa force lui permet entre autre de démontrer qu’il est le meilleur suivant ses propres critères. Comme l’écrivait Lévi-Strauss (1978), « si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme ».

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ANNEXE VI : La propriété privée Une des caractéristiques du monde moderne est la généralisation de la propriété privée marchande. La théorie néoclassique ne peut en effet tenir compte que des facteurs marchands de production. La propriété privée aliénable y joue un rôle capital. Le bien commun y est par contre étranger, externe. La propriété n’est pas une invention du monde moderne et a sans doute toujours existé ne serait-ce que sous la forme collective non marchande de « territoires de chasse» ou individuelle de défriche. Le débat sur la propriété ne date pas d’aujourd’hui. PtahHotep (-2500) disait déjà:

«Si tu es grand après avoir été petit, Si tu es riche après avoir été pauvre … Sache rester simple. Parvenu au premier rang, n’endure pas Ton cœur à cause de ton élévation ; Tu n’es devenu que l’intendant Des biens de Dieu. »

Il y a toujours balance entre le pouvoir individuel que donne la propriété et l’éthique de sa bonne gestion « pour les générations futures » représentées par Dieu. Dans le monde féodal, le seigneur régnait sur la terre qu’il avait reçu de Dieu (via le Roi), peut-être plus comme un gestionnaire que comme un propriétaire. Aujourd’hui encore, la plus grande partie des terres d’Afrique est « détenue » conjointement par les Chefs de terre au niveau local, officiellement par l’Etat. La vente n’est possible que s’il y a consensus entre le pouvoir foncier traditionnel et l’Etat187. La notion de propriété chez les Balantes et généralement dans le droit foncier coutumier en Afrique noire relève très clairement de la responsabilité plus que de la possession. Le Chef de terre est un gestionnaire de la terre : il distribue les parcelles à chacun suivant ses besoins et détermine le calendrier des cultures. J’ai ainsi moi-même reçu une parcelle le temps de mon séjour à Caboxanque. Cette gestion coutumière du patrimoine commun ne va pas sans poser quelques enjeux fonciers. Par exemple (et cela se retrouve également au Burkina Faso), les arbres fruitiers appartiennent à celui qui les a plantés. Cette règle est valable pour tout investissement. Planter un arbre, construire une maison ou défricher un terrain188 en 187 Au Burkina Faso cependant, depuis deux ou trois ans, l’Etat a rendu obligatoire la marchandisation libre des terres pour permettre aux réfugiés burkinabés de Côte d’Ivoire d’avoir accès à une terre incapable de les accueillir (Totté, 2003). De cette manière, de riches réfugiés peuvent racheter à des paysans pauvres une terre … et permettre à ces derniers de prendre leur place comme réfugiés économique cette fois. Dans la foulée, il est désormais possible d’ouvrir des plantations industrielles. Le même processus de privatisation se voit un peu partout autour des grandes villes ou sur les plages touristiques, comme récemment à Cap Skiring au Sénégal, où il est désormais possible aux « étrangers » d’acheter des terrains pour leur maison secondaire (Badji, 2003). 188 Dans le cas des rizières de sols salés en Guinée-Bissau, la récupération sur les mangroves par un système de barrages demande un investissement de près de 12 ans avant les premières récoltes ; la « Bolanha » ainsi constituée reste « propriété » du défricheur, ou plus exactement de la famille du défricheur si et seulement si celle-ci continue à l’exploiter.

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donne l’usufruit le temps de l’amortissement de cet investissement. Après quoi, le terrain redevient patrimoine commun. En Afrique noire, le droit coutumier domine quantitativement les autres formes de propriétés qui y coexistent ou s’y juxtaposent parfois de manière complexe. Le système économique africain est comme nous l’avons vu avant tout basé sur les relations, en particulier les relations lignagères. Or sa caractéristique est de reposer avant tout sur les hommes, non sur la terre. La terre doit assurer la survie du groupe social et sa reproduction. L’essentiel est de la cultiver, non de la posséder. Elle est inappropriable et inaliénable (Chonchol, 1986, p. 118). Les autres types fonciers sont des terrains privés issus de la colonisation, des terres nationalisées par les Etats indépendants pour le développement, des domaines contrôlés par des urbains , des domaines de paysans plus riches ou des exploitations aux mains de groupes de jeunes dynamiques (ibidem, pp.120-123). Ces diverses formes de « modernisation » foncière peuvent s’être opérées par la force (expropriations), par la ruse (« moyennant un prix souvent dérisoire, sorte de cadeau, puisque dans la coutume, la terre n’a pas de valeur marchande », ibidem). Elles résultent souvent d’un compromis et ne mènent pas toujours à leur marchandisation, car le droit coutumier peut y avoir gardé ses conditions. A contrario, des domaines privés peuvent retourner au droit coutumier (cas des plantations des colons portugais après l’indépendance, l’Etat tentant de faire le chemin inverse en tentant de « restituer » les propriétés lors de la libéralisation de 1985).

A partir de 1986, sous l’impulsion de la Banque mondiale, la banque nationale de Guinée-Bissau commença à opérer des prêts très importants à des fonctionnaires licenciés, pour qu’ils retournent dans leur village fonder une plantation. Les montants étaient démesurés (ils permettaient notamment d’acheter un tracteur ou un camion), et notre service de crédit rural était chargé d’évaluer la faisabilité des demandes de crédits. Nous avons observé que les bénéficiaires n’avaient pas les capacités, ni agricoles ni managériales, de mener à bien ces projets par ailleurs non rentables. Mais la Banque ne tenait pas compte de nos évaluations et accordait systématiquement le crédit pourvu que : -le village (donc le chef coutumier) donne son accord écrit1 ; -la terre soit cadastrée par un expert géomètre agréé (ce qui constituait une proportion non négligeable de l’emprunt à rembourser) ; -cette même terre était mise en garantie (hypothèque) pour la Banque Il nous a immédiatement semblé que le seul et unique objectif de la Banque mondiale était de privatiser la terre par ce montage destiné à faire signer les chefs coutumiers en faisant miroiter tous les avantages que la plantation et le tracteur apporteraient au village. La doctrine était en effet qu’il fallait créer dans ce pays une petite bourgeoisie qui tirerait le développement derrière elle. Que les projets de plantation soient mal ficelés les importait peu. Une fois la terre privatisée, les patrons débutants arriveraient à y faire travailler de la main-d’œuvre à des salaires attractifs (grâce à la montagne d’argent empruntée) et le système moderne marchand pourrait progressivement entrer dans les mœurs. En cas de non remboursement (quasi inévitable) des crédits, la Banque pourrait s’approprier la terre et la vendre à des investisseurs étrangers à même de rentabiliser de manière plus efficace et moins sentimentale les exploitations ainsi créées. Le but était de casser la force du droit foncier en présentant des mirages à une série de bénéficiaires villageois directs et indirects.

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Une autre méthode pour la privatisation consiste à soudoyer des chefs fonciers, généralement pour de petites surfaces à proximité des villes ou de lieux touristiques pour des constructions.

Le même processus de privatisation se voit un peu partout autour des grandes villes ou sur les plages touristiques. On assiste donc depuis la colonisation à une lutte sans merci entre économie foncière marchande et droit foncier coutumier, l’un ou l’autre reprenant le dessus au fil de l’histoire (le droit coutumier a l’avantage du terrain). Cette lutte entre propriété et patrimoine sacré n’est pas l’apanage de l’Afrique. Même en Occident, le débat sur la propriété n’est pas mort. Marx relevait le manque d’éthique de la notion de propriété (« la propriété, c’est le vol »). Saint-Exupéry, d’un point de vue plus global, reprend sous une forme laïque le conseil de PtahHotep: « nous empruntons la terre à nos enfants ». Dans le cadre de la marchandisation de l’économie, ce débat est on ne peut plus vivace avec la tentation de plus en plus grande d’étendre les droits de propriété sur les inventions (c’est déjà fait), sur le vivant, sur le savoir, même sur les droits (voir les échanges de droits de polluer) et bientôt sur toutes les formes de capital. Chez les Pygmées Aka, la notion de « propriété » se rapproche plus de celle de « gestionnaire » et se limite à quelques objets incessibles (hache et sagaie appartiennent à l’homme, hotte et couteau à la femme) : les outils – surtout les grosses pièces comme le mortier - peuvent être utilisés par tout le monde. Seul un arbre à miel, une fois découvert et marqué, est inviolable par autrui jusqu’à la récolte, pour des raisons évidentes de gestion rationnelle et pour des raisons symboliques (Bahuchet, 1985). A l’opposée, pour certains capitalistes américains, tout devrait être privatisable. Entre ces deux extrêmes, tous les cas de figure existent. La théorie néoclassique ne peut s’appliquer qu’à des biens privés donc, aliénables. Le bien commun lui est étranger et lui pose, la littérature le montre, de nombreux problèmes.

Dans les Bijagos (Guinée-Bissau), il existe en face du chef lieu Bubaque une île sacrée appelée Cabane. Sur cette île, il est permis de cultiver, mais en aucun cas de construire des habitations. Cependant, à la stupéfaction générale, un hôtel parvint à s’y installer. Il procéda de manière fort simple (Stegeman, 1991). Le futur propriétaire ou son homme de paille parvint à s’attirer les faveurs des chefs traditionnels. L’alcool aidant, il fut accordé qu’on demanderait aux Esprits du lieu ce qu’ils en pensaient. Un cercle fut dessiné sur le sol. Une poule devait être égorgée et lancée en l’air ; si elle tombait dans le cercle, les Esprits étaient d’accord pour la construction de l’hôtel. La poule fut égorgée, lancée dans le cercle et l’accord donné. L’hôtel fut construit, et les chefs traditionnels qui s’étaient livrés à cette simagrée furent déconsidérés par la population (l’histoire ne dit pas comment ils payeront plus tard leur supercherie). Des milliers d’exemples de ce genre peuvent être rapportés. Ils pourraient être le signe d’un affaiblissement des croyances s’ils dataient tous d’aujourd’hui. Ce n’est pas le cas et je penche pour une autre explication : il est possible pour un vieux de se sacrifier socialement s’il pense que le choix est le bon (les Africains sont toujours flexibles dans leurs croyances) ou que les cadeaux reçus en contrepartie en valent la peine, enfin s’il estime, l’expérience aidant1, que la nature retrouvera ses droits sur l’hôtel, tôt ou tard.

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