Jean Bouvier-Cavoret. Né à Paris en 1933. A travaillé avec Robert Desoille les techniques du Rêve Eveillé Dirigé. Puis, analyse

(didactique. Tient pour "Le Figaro" la rubrique des

ouvrages de philosophie. Prépare un essai sur Freud. Poursuit ses travaux sur l'auto-analyse et ses incidences en littérature.

L ' É C A R T Collection dirigée par Michel-Claude Jalard

JEAN BOUVIER-CAVORET

LA DEUXIÈME PERSONNE

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT 6, place Saint-Sulpice, Paris-6

Si vous désirez être tenu au courant des publ ica t ions de l ' édi teur de cet ouvrage, il vous suff i t d 'adresser votre carte de visi te aux Edi t ions Robert Laffont, Service « Bullet in », 6, place Saint-Sulpice, Par i s - V I Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre par t , leur bul le t in i l lus t ré où, chaque mois, se t rouvent présentées toutes les nouveautés — r o m a n s f rança is et étrangers, documents et récits d 'h i s - toire, récits de voyage, biographies , essais — que vous t rou- verez chez votre l ibra i re .

© Éd i t ions R o b e r t Laffont , S.A. , 1970

Les morts que l'on prend entre les bras sont de précieux véhicules en psychana- lyse. Ce n'est pas sans crainte que l'on plonge dans l'inconscient, car tenter l'esprit est une démarche encore scandaleuse. Tous les prétextes sont bons pour fuir devant cet acte contre nature, dont une mère, à son corps défendant, peut deve- nir un des premiers symboles. Il s'agit de la remettre à sa vraie place pour sortir du labyrinthe de la subjecti- vité. L'aspect épiphanique du langage rend possible une approche de la vie mentale. Entre l'introspection et le comporte- ment, une deuxième personne construit le discours de l'auto-analyse. Elle est seule capable, à la faveur d 'un travail d'interprétation, d'amener dans le champ de la conscience les réalités dissi- mulées à l'investigation de soi. C'est pour moi la vocation actuelle de la littérature.

J.B.C.

I

Pas de paysage. Pas de couleur. Pas de forme ni de bruit. Aucun personnage non plus, nommé ou situé et qui viendrait à la demande. Mais un vide dans la vie et l'espace occupé de mon corps.

Je ne vois plus le bout de mes doigts, mes yeux sont noyés, ma pensée se blo- que. Devrais-je appeler cela angoisse ? Ou rien ? Il n'y a rien. C'est ma vie et ma mort. Un univers à ma mesure qui fait ce que je suis, posé là : conscient seulement de mon mal et de ma misère.

Il m'arrive pourtant de rencontrer cer- tains êtres que ce genre de difformité n'effraie pas. Devant eux aussi, je me tais, abruti d'impuissance. Mais ceux-là ouvrent ma bouche et mâchent et cra- chent mes paroles. N'ai donc rien à expli-

quer pour qu'ils me tendent la main, me donnent leur vie et leur amour, se ser- vent de mon corps et occupent mon esprit.

Ils parlent alors de ma chaleur et de ma force. Ils disent lui, ils disent toi. Parlent de mes yeux qui sont gris ou bleus. Semblent écouter ce que je dis. Halo d'existence complet et limité à la dimension d'un homme réel. Avec les mêmes maladies et les mêmes joies.

Par un juste retour des choses, les entends raconter ce que je suis. Tou- jours étonné d'être si beau ou si laid, médiocre ou inexistant. D'appeler un médecin, de bavarder un soir, d'avoir une femme à aimer.

Ils disent : — Asseyez-vous. Dites...

Ainsi vous, sur le pas de votre tombe, au seuil de votre dernière semaine. Roulé dans une couverture, vous mourez en regardant la mer. Vieil et long homme allongé qui se laisse imbiber d'air salé.

Préservation du corps. L'esprit glisse sur l'eau. La pensée file vers l'horizon. Jour- nées de puissance.

Jadis votre silence favorisait mon élan. Par ma bouche vous répétiez votre sor- tie. Parliez de la mort comme on parle d'amour et laborieusement vous tentiez de déchirer ce grand voile qui me cachait le monde. Vous m'avez appris à fouiller sans honte dans cette nausée qui bal- lonne l'estomac, à décortiquer cette réduction de la pensée, à souhaiter ce léger étourdissement de la logique lors- qu'on cherche la trame des rêves.

Combien de fois, pourtant, ne vous avais-je pas surpris, assoupi dans votre fauteuil tandis que j'exorcisais mes nuits et mes folies. Et j 'étais atterré, moi le faible, de votre faiblesse, et de la connais- sance de vos limites. Mais ce fil de salive, qui glissait de votre bouche entrouverte, m'a donné, certains jours, d'incompara- bles audaces. Et le bourdonnement de votre tête ensommeillée m'a souvent et longtemps guidé dans ces cavernes que vous me faisiez explorer.

Donc, quelques temps, nous avons

vécu ensemble. Je vous ai donné ma vie comme jamais il ne me sera dorénavant permis de le faire. Je vous ai donné le début de ma vie d'homme et le trouble de toutes mes nuits. Emu, au fond, qu'à cette époque, chacun de mes mots fût étiqueté. Que l'exploration méthodique de mes hallucinations allât, sous forme de fiche, gonfler ce dossier que tripotait votre main blanche. Malgré cela, un ma- tin, je suis parti pour ne plus vous revoir.

Votre silence, puis le mien. Notre sépa- ration. Un nouveau règne des mois du- rant. Figer, cimenter et voir ma vie comme une salle d'ombres peuplée de grands blocs de pierre qu'il a bien fallu que j'apprenne à façonner. Ma vie qui pouvait s'interrompre parce que je confondais la vie et la mort.

Ai-je fui ? Ai-je cru comprendre que vous aviez terminé votre travail ? Je ne me souviens pas. Mais je sais que j'avais mal et depuis je sais qu'il est dans ma nature de pouvoir tout plaquer, comme ça. Et d'aller ailleurs m'étonner à nou- veau.

Vous m'aviez débusqué et aviez crié

votre joie. N'imaginant sûrement pas que vous construisiez avec tant d'étais mon avenir. Vous me disiez symboliquement :

— Partez. Vous m'avez dit : — Quittez tout. Parce que chaque matin, je revenais

mourir un peu sur votre divan. Rideaux baissés. Avant de parler, je

vous écoute. Je pleure et je soupire. Bruits familiers du fauteuil. Les jam-

bes que l'on croise. Ennui de cela. Peur de cela. Besoin de cela. Vous respirez fort, ce sifflement m'exaspère. Je pense à la femme qui partage votre vie. Je me regarde, et je pense à vous. A Dieu sait quoi ? Le spectre qui sort de mes épaules me décourage. Sa banalité m'étouffe et ses exigences se limitent à l'aumône.

Ma tête est une tête de mort. Je n'ai que quelques gestes à faire. Disons :

— Oter ma perruque. Soulever mes paupières. Enlever mes yeux et les bai- gner dans un verre d'eau fraîche. Tirer mes chairs à partir des tempes, en lam- beaux. Détacher les lèvres. Déboîter le maxillaire inférieur et me voir dans une

glace. La mort vient alors comme une amie. Elle dit simplement :

— Je ne suis pas un masque. Je ne suis pas une voleuse. Tiens, je te rends ton visage. Ne me tente pas. Puisque tu le souhaites, je viendrai parfois te revoir et de temps à autre, te donnerai un peu de moi.

Et la mort, ma douce amie fait ainsi chaque jour.

Mais l'exaspération était telle en ces moments-là, que la nourriture, le som- meil, la vie quotidienne et les recherches d'amour ne suffisaient plus. Mon corps avait perdu les ressources qu'il faut à l'esprit pour pousser au-delà son effort.

Mourir ligoté dans le silence. J'ai bien failli mourir en me débattant. Parce que sur le papier, sous la plume, de l'œil aux doigts qui courent, l'imagination allait et venait d'un souffle assez saccadé. Alors qu'il aurait fallu accélérer le rythme, bousculer la sagesse et galoper devant le temps.

Table contre le mur blanc. Les pieds bougent et les jambes balancent. Sensa- tions confuses aux articulations. Les

paupières battent plus vite. Poitrine légè- rement oppressée. Combien de temps cela dure-t-il ? Car la pensée grippe.

Immobilité. Acacias et marronniers ou lilas sous la fenêtre font leur travail mais pour moi, le battement lent du jour est infernal.

Il serait doux d'aimer, ou de pétrir son crâne et sa cervelle : refaire une petite forme à la ressemblance de l'homme jeu- ne que l'on est. La faire aller et venir au gré du moment, à petits coups d'épin- gle. Ou faire de soi une balle élastique qu'il suffirait de regarder bondir.

J'ai bien failli mourir, mais je rends grâce à mes instincts. A mon foie et à la rapidité de mes réflexes nauséeux. Plus sûrement que tout autre chose, ils m'ont sauvé de la décrépitude précoce. Je m'aime donc. Et c'est bien ainsi.

Je m'aime dans ma peau et sous mon poil, par mon œil droit et mon œil gau- che, jusqu'aux cloisons de mes narines, et ce n'est pas tout. J'aime ma main sur ma poitrine, et j'aime compter mes dents. Et mes cheveux aussi. J'aime lors- qu'ils poussent. Quand ils tombent et

blanchissent. Blancs dans les bruns. Morts dans les vivants. Vivants pour tou- jours.

Je regarde mes yeux. J'ai besoin de mi- roirs pour vivre et me regarder mourir. La mort viendra comme une amie. Mort aimée. Ma mort, ma mie, ma rêverie et mon seul souci. Et mon sexe. Ah ! mon sexe. Mais j'aime aussi ma peau brunie, mes pâleurs et mes couleurs de maladie.

Savez-vous comme je peux avoir peur et mal. Plein de vie sous le soleil et sous la pluie. Moi de feu et moi de gel, le froid ne me mord pas. Moi de vigilance et d'ex- périences, je porte mes feux à bout de bras. Je tire sur mes mains. J'écarte les doigts, je m'étire et touche à ce peuple qui a tout fait pour que je sois ce que je suis.

Je me célèbre. Et je le célèbre. Je suis fils et ma vie est double. Je vais là où vous n'irez jamais et ma vie se passe à vous appeler. Ancêtres de moi.

Je vous aperçois grouiller dans les temps. Peu par siècle. Etes-vous malins ? Etes-vous beaux ? Je sais que vous m'avez souhaité. Je sais qu'au creux des

matelas de plume, entre deux draps rê- ches, vous avez rêvé de moi.

Ce plat pont va de vos imaginations à ma mémoire. Il n'entrera pas en réso- nance. Il sonne des pas clairs et balancés de votre troupe. J'aime votre marche qui s'éloigne. Mon oreille vibre à la cadence.

Un jour peut-être vous rattraperai-je. J'ai de grandes jambes. Ah ! mes jambes. Moi dans mes jambes. Dans mes petits maux et mes maladies imaginaires. Moi dans mes vraies migraines et dans ma tête.

J'ai bien failli mourir. Voilà pourquoi, chaque matin je suis venu m'allonger près de vous. Voilà pourquoi j'ai tout oublié et lavé mon cerveau. Voilà pour- quoi j'ai cherché à aller jusqu'au fin fond de moi. Rien que pour voir. Rien que pour dire. Rien que pour savoir que c'est possible et revenir très vite me réchauf- fer au soleil. Sourire un peu. Du geste de la main ayant tout effacé. Hélas ! ce n'est pas tout à fait vrai.

En effet, depuis j'ai rencontré des

êtres simples qui vous ont fait resurgir tout armé dans mon esprit.

Jeunes femmes par exemple, malme- nées par la vie. Celle-ci qui se suicide, ou celle-là qui se noie dans la démence. Des êtres simples et des êtres complexes. Des obsédées et celles qui vécurent loin d'el- les-mêmes. Des femmes monstres qui engendrent des monstres. Des femmes qui ne vivent pas, et d'autres qui explo- sent. Des énervées et des excitées. Des insatisfaites et des optimistes. Des mères et de très jeunes, encore petites filles. D'autres qui n'attendaient que moi.

Et des femmes que la Bible aurait dû inventer. Femmes-pilotes. Femmes-terre, qui se placent en vous dans des périodes qu'on n'imagine pas. Vous soulèvent au bout de leurs bras, meurent et ressusci- tent au fil des saisons.

Celle donc surtout qui m'a pris pour chrysalide. Femme légendaire qui m'irri- gue de sa sève, et prend sur elle le poids des jours. Elle est mon souffle et ma maison. Pour elle et autour d'elle je bâtis. Est mon repère, un jalon étalonné.

Toutes celles que je rencontre lui font

Qui est la deuxième personnage mais un l a n g a g e

Jean Bouvier-Cavoret pour retrouver l'individu qu'il fut au terme de son adolescence et aux approches de l'âge mûr.

C'est le discours qui se dévoile à travers la psychanalyse; il constitue pour l'auteur le mouvement même de l'écriture.

Ce livre traduit donc une expérience, et la conclut. Il s'articule autour des derniers

instants de l'initiateur, sur le corps duquel l'auteur se recueille. De cette rencontre entre un vieillard et un homme jeune

surgit l'image maternelle qui, à son tour, devra disparaître. Car c'est de ces cendres

que la vie doit renaître...

Imp. Lestour

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