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L'IONIE Sur les côtes turques de la mer Egée se trouve l'an- tienne Grèce d'Asie. De cette Grèce, des noms surnagent encore dans nos mémoires, mais Ephèse, Bergame, Cnide, Halicarnasse sont-ils simplement des évocations ? Non, car sur ces rivages se trouvent toujours les vestiges admirables d'une civilisation méconnue, en particulier ceux des douze cités de la confédération de Pan-Ionie, c'est-à-dire de l'Ionie rassemblée. A côté du village de Guzelçamei se trouvent les ruines de la capitale de la ligue ionienne (Panionium). En cet endroit même, au pied du mont Mycale, une des plus tragiques réunions de l'assemblée de douze cités d'Ionie s'est tenue, il y a vingt-cinq siècles. La vague puissante des Perses a déferlé sur l'Ionie. C'est — dans ce V e siècle — l'occupation par les Barbares de l'Est. Sous ce même ciel bleu, face à cette même mer s'affrontent alors les partisans de l'abandon et les avocats de la résistance. Faut-il partir et renoncer, ou faut-il demeurer sur le sol qu'occupent leurs aïeux depuis le x 6 , sinon le xiv" siècle ? Un des sept Sages de la Grèce, Bias de Priène, invite ses concitoyens à quitter à jamais l'Ionie pour la Sardaigne. Mais comment Bias, avec toute son expérience, pouvait-il ima- giner que les Ioniens pussent l'écouter ? Par quelle folie ce Sage pouvait-il prétendre les convaincre alors que chaque moment. chaque pierre, chaque olivier, chaque courbe de ce paysage s'ins- crivaient contre son propos ? Jamais avocat ne plaida une cause aussi perdue d'avance. Non, en dépit des îles voisines, pareilles à celles d'aujourd'hui, Lesbos, Chios, Iscarios, Samos, qui s'offrent comme autant d'escales pour abriter les fugitifs et autant d'amers

L'IONIE - Revue Des Deux Mondes

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L'IONIE

Sur les côtes turques de la mer Egée se trouve l'an-tienne Grèce d'Asie. De cette Grèce, des noms surnagent encore dans nos mémoires, mais Ephèse, Bergame, Cnide, Halicarnasse sont-ils simplement des évocations ? Non, car sur ces rivages se trouvent toujours les vestiges admirables d'une civilisation méconnue, en particulier ceux des douze cités de la confédération de Pan-Ionie, c'est-à-dire de l'Ionie rassemblée.

A côté du village de Guzelçamei se trouvent les ruines de la capitale de la ligue ionienne (Panionium). En cet endroit

même, au pied du mont Mycale, une des plus tragiques réunions de l'assemblée de douze cités d'Ionie s'est tenue, il y a vingt-cinq siècles.

La vague puissante des Perses a déferlé sur l'Ionie. C'est — dans ce Ve siècle — l'occupation par les Barbares de l'Est. Sous ce même ciel bleu, face à cette même mer s'affrontent alors les partisans de l'abandon et les avocats de la résistance. Faut-il partir et renoncer, ou faut-il demeurer sur le sol qu'occupent leurs aïeux depuis le x6, sinon le xiv" siècle ? Un des sept Sages de la Grèce, Bias de Priène, invite ses concitoyens à quitter à jamais l'Ionie pour la Sardaigne.

Mais comment Bias, avec toute son expérience, pouvait-il ima­giner que les Ioniens pussent l'écouter ? Par quelle folie ce Sage pouvait-il prétendre les convaincre alors que chaque moment. chaque pierre, chaque olivier, chaque courbe de ce paysage s'ins­crivaient contre son propos ? Jamais avocat ne plaida une cause aussi perdue d'avance. Non, en dépit des îles voisines, pareilles à celles d'aujourd'hui, Lesbos, Chios, Iscarios, Samos, qui s'offrent comme autant d'escales pour abriter les fugitifs et autant d'amers

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pour les guider jusqu'à l'Hellade proche, l'appel de Bias ne pouvait être entendu. Pour les Ioniens, les courbes des paysages d'alentour, les oliveraies se succédant sur les coteaux, les touffes d'anémones rouges parsemant les pâtures et les sous-bois, la brise enfin, tout répétait qu'il y a de la femme dans l'ionie et qu'ils ne devaient et ne pouvaient la quitter.

Les Ioniens ne connaissaient en effet que leur cité. Symbole de tout leur univers, ils y étaient nés et y avaient vécu. Les me­naces perpétuelles d'une nature encore difficile et celles des Bar­bares ne faisaient qu'accroître leurs sentiments de dévotion et d'amour envers elle. Pour chanter leur petite patrie, leur cité, les poètes emploient des images amoureuses, évoquent la posses­sion et le lien charnel d'un couple. Dans un univers où l'étranger est ennemi (le même vocable les définit), l'Ionien, indifférent au sort des cités de même race et de même dialecte, ne pouvait imaginer l'exil.

Pour Hérodote, né dans la province voisine de Carie, le climat de l'ionie n'a pas son égal. « Les Ioniens ont bâti leurs villes sous le plus beau ciel et le plus beau climat que l'on connaisse chez les hommes. » Sans doute l'Aeolie, la province du Nord, avait-elle de meilleurs sols ? Mais, qui se souvient encore des onze cités d'Aeolie ? tandis que l'ionie, elle, a développé une civilisation raffi­née, au niveau de vie élevé, avec une population relativement réduite (quelques milliers de citoyens servis par leurs esclaves) et surtout un art charmant de vivre, associé pour nous au nom de Grèce d'Asie. Mais alors que les autres provinces ont disparu de nos mémoires, l'ionie a survécu et personnifie à elle seule toute la Grèce d'Asie. Et au-delà des siècles qui nous séparent, elle nous émeut par son art raffiné et jeune, les ruines de ses villes et par le sourire un peu mutin, venant égayer les visages encore hiérati­ques de ses vierges aux yeux inclinés, promesse et aube d'un autre art, celui de la Grèce d'Europe.

Alors qu'elle est encore dans les ténèbres qui suivent les inva­sions doriennes, douze cités jettent ici même les fondations de la science, de la philosophie, de la littérature et des beaux-arts de la Grèce.

De ces douze cités le destin fut évidemment inégal. Elles étaient en majorité situées au bord de la mer. De certaines, il ne demeure parfois que peu ou pas de traces. Myos et Lebedos furent toujours pauvres, il n'en reste plus rien, pas plus que de Colophon, cité relati­vement opulente. Magnésie de Méandre est davantage un nom chantant qu'une ruine. Et ce ne sont pas d'ailleurs les plus riches qui sont parvenues intactes jusqu'à nous (à leur contribu-

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tion financière à la confédération se mesure leur importance). Ainsi Milet, la plus puissante cité du monde grec, est-elle davan­tage impressionnante par son champ de ruines que par son site dans la plaine du Méandre. Clazomènes est réduit à une simple jetée, Théos, une vue sur la mer du théâtre grec, Chios, Samos, Phocaea, des sites. Quelles sont, des douze cités, à travers révolu­tions, invasions de l'Est et de l'Ouest, querelles, tremblements de terre, ensablements et inondations, celles parvenues jusqu'à nous ? Izmir, la plaque tournante de tout voyageur. Milet, la puissante et riche cité marchande et marine des vie et vne siècles avant notre ère. Priène, la cité hellénistique par excellence, qui avait la charge de Panionium. Ephèse, enfin, siège du culte mystérieux d'Artémis.

Et voici pourquoi, en ce matin d'avril, je suis venu à Panionium, où se trouvait l'autel consacré à Poséidon Heliconios, sur les lieux de la capitale religieuse de la confédération des douze cités où étaient célébrés les festivals de Panionie. D'ici, le pèlerinage peut commencer.

Ephèse

De ce qui fut la gloire et la richesse d'Ephèse, qui dans ses titres revendique fièrement d'être « la première et la plus grande métropole de l'Asie », rien ne demeure. Imaginons Rome redécou­verte dans quelques siècles sans la cité du Vatican, New York sans le quartier de Wall Street, ou plutôt Lourdes sans ses basiliques. Or Ephèse c'est essentiellement le temple d'Artémis.

Ici plus qu'ailleurs apparaît l'extraordinaire permanence du culte voué par la race humaine à la Magna Mater. Durant des millénaires — depuis le vu" siècle — se développe sur cette terre d'Anatolie (1) ce culte aux métamorphoses multiples. Les noms d'évocation peuvent changer, les formes de la déesse varier, mais en dépit de ces transformations et adaptations, certaines représen­tations attestent cette permanence. Le même thème religieux va courir d'âge en âge. Et la déesse néolithique — à l'origine simple pierre ou aérolithe — engendre la déesse-mère, qui engendre la déesse-mère hittite, qui engendre Cybèle qui engendre Demeter. Dans le musée d'Ankara la filiation est frappante de cette Magna Mater néolithique — assise sur un trône formé de deux lions ou léopards — à cette Cybèle hellénistique assise sur un trône formé de deux lions. Voici le prototype païen de la Vierge à l'enfant, déesse-mère aux formes abondantes tenant dans ses bras le fruit

(1) Catal Huyûk près de Konyié.

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de ses entrailles à qui elle donne le sein, annonçant les sculptures chrétiennes de notre Moyen Age.

A Ephèse chaque peuple nouveau a capté l'héritage religieux à son profit. Lieu de pèlerinage de l'époque préhistorique, il est adopté par les Lydiens qui le transmettent aux Ioniens. Le génie du lieu s'appelle désormais Artémis jusqu'à l'arrivée des Romains qui en font Diane. Les Ephésiens pourchassent deux heures durant saint Paul, le contestataire, aux cris de « Grande est la Diane des Ephésiens ! » — en attendant que les premiers chrétiens s'ins­tallent en ce lieu et consacrent leur première église à la Mère de Dieu.

Parcourir les ruines de cette immense cité (250 000 habitants au début de l'Empire romain), entourée par une muraille où furent engloutis, sans compter les tours, deux cent mille mètres cubes de pierres, c'est enregistrer des captations religieuses successives. De part et d'autre de l'Arcadienne — l'artère principale — pavée de marbre conduisant de l'immense théâtre au port (quelle extra­ordinaire toile de fond pour les vingt-cinq mille spectateurs), ar­tère éclairée la nuit (les rue de Rome ne l'étaient pas encore au i" siècle) de part et d'autre de ces Champs-Elysées, voici, au sud, le Serapeum et voilà, au nord, l'église de la Vierge Marie. Ici le temple, élevé au n e siècle après J.-C, en l'honneur d'Apis, taureau sacré d'Egypte, là un bâtiment séculier dédié, par la suite, à la Vierge Marie.

L'architecture massive du Serapeum impressionne. Le sol est jonché d'un enchevêtrement de formidables colonnes dont cer­taines d'un mètre cinquante pèsent jusqu'à soixante tonnes. Le transport, l'érection de ces monolithes, des chapiteaux correspon­dants et du lourd entablement traduisent la volonté de puissance et d'affirmation de ce culte. Les couleurs, bleue et rouge, très chaudes — dont les traces se découvrent par endroits — ajou­taient à l'impression de majesté écrasante et de puissance, disons de triomphe d'Apis.

Et cependant nous sommes déjà au IIe siècle du christianisme. Déjà saint Paul a prêché trois années et demie durant, à Ephèse même (53) où saint Jean a également séjourné. Et, dans moins de deux siècles, dans un bâtiment modeste construit non en pierres mais en simples briques — le Hall des Muses — sorte de maison de la culture, s'installe, « en meublé », le I IP concile œcuméni­que de 431 où l'Eglise naissante condamne l'hérésie nestorienne et affirme que la Vierge Marie est véritablement Mère de Dieu.

Orgueil du Serapeum. Insignifiance de l'Eglise. Au moment où le premier affirme sur le marbre et le granit son triomphe de parvenu avec l'appui des puissances de ce monde, la relève est

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déjà assurée par des obscurs du nom de Paul et Jean, inconnus même des prêtres d'Apis et des gouverneurs d'Ephèse.

Que certains membres de l'Eglise naissante aient tenu à accré­diter la légende de la Vierge Marie — accompagnée par le disciple bien-aimé Jean — vivant à Ephèse, c'est-à-dire sur le lieu consacré à Artémis, ne peut être une coïncidence. Que les pères de l'Eglise sélectionnent justement Ephèse pour proclamer urbi et orbi le dogme de la Vierge Mère de Dieu, non plus. Il y a là une intelli­gente volonté de reprendre un capital émotionnel et religieux, pro­fond et immense, profond puisqu'il remonte aux sources même de la pensée religieuse de l'humanité, immense parce que grâce à Rome ce- culte peut s'étendre désormais partout où les aigles portent leur ombre, c'est-à-dire aux limites du monde.

Cette Artémis d'Ephèse vénérée dès le deuxième millénaire avant notre ère, les chrétiens eux-mêmes la respectèrent. Dans le temple d'Hadrien situé dans la rue montante d'Ephèse une frise du pro­naos constitue une des plus singulières « photos de famille » de l'époque impériale romaine. Treize personnages — dont Athéna reconnaissable à son bouclier rond, six déesses, l'empereur chré­tien Théodose et sa famille entourent Artémis. Ainsi, cet empe­reur, l'un des plus acharnés ennemis du paganisme, a accepté de se faire représenter aux côtés de la déesse. Et d'ailleurs, si des statues de cette Artémis sont parvenues jusqu'à nous, à Ephèse, c'est vraisemblablement à la complicité révérentielle de manœuvres chrétiens, effrayés de l'audace destructrice de leurs prêtres, que nous le devons. Dans le temple d'Hestia Boulea, où la flamme éternelle était entretenue par des vierges, ont en effet été trouvées en 1958 deux statues d'Artémis dans le temple détruit par les chrétiens. Le prestige de la déesse tutélaire d'Ephèse semble avoir protégé ses images du four à chaux.

Une des plus caractéristiques des statues d'Artémis est exposée au musée d'Ephèse. Elle est amputée des deux bras. Pour la re­constituer, il faut s'aider des bas-reliefs existant encore, des mon­naies, des mosaïques. C'est une femme orientale par les traits de son visage : yeux plutôt exorbités, paupières et regards lourds, lèvres épaisses et sensuelles. Sur la tête, une très haute tiare, comparable à celle portée par les rois de certains bas-reliefs hittites de Yassilikaya, et dont le dernier étage représentait l'Artemision.

Autour du cou, une série de pendentifs, dont le premier est en forme de soleil (auquel correspond sur les épaules la lune). Un pectoral orné de quatre déesses, puis une guirlande de fleurs, an collier composé des douze signes du zodiaque, enfin trois ou qua­tre rangées de seins. C'est « Diane à la poitrine multiple » — Poly-mastros —. En fait, ce sont des œufs, attributs de la fécondité et

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de la résurrection (la coutume de l'offre des œufs de Pâques chez les chrétiens rappelle ce symbolisme).

Sur les manches enveloppant les bras, et sur les bracelets, des lions ou léopards, emblèmes de son pouvoir sur la vie sau­vage et sur la mort. Les deux bras (disparus) se prolongeaient et la déesse tenait deux tiges — surmontées d'oiseaux — appuyées sur deux boules près de ses pieds joints. A la droite et à la gauche du piédestal, les sabots d'un couple de cerfs, animaux consacrés à Arthémis. Au néolithique et chez les protohittites, taureaux et cerfs sont les symboles mâles de la fertilité. Quant aux oiseaux, ils sont là pour témoigner que la déesse chtonienne, la Grande Mère, génie des mondes souterrains, communique avec les divinités célestes.

Après les rangées d'œuf s vient le corps proprement dit d'Artémis, enchâssé dans une sorte de « tablier sacré », sorte de gaine serrée à la taille par une ceinture, que ferme une boucle sur les reins, et serrée aux chevilles. Sur ce tablier rituel, une série de registres où sont sculptés en bas-reliefs taureaux, lions ailés, sphinx, chi­mères. Certes l'Artémis d'Ephèse — comme la Diane chasseresse — était protectrice des animaux, mais son royaume était beaucoup plus large et mystérieux puisqu'il s'étendait à la nature entière et aux monstres. Mais comment ne pas être frappé par le fait que cette déesse de la fécondité est corsetée, prisonnière de cette espèce de « ceinture de chasteté ». Elle a le sexe, les cuisses, les jambes et les chevilles liés, emprisonnés par ce tablier. Par cette statue d'un luxe barbare et somptueux (des traces d'or subsistent sur la tête), plus étrange que belle, s'exprime toute une symbolique encore à déchiffrer. Deux caractères contraires et complémentaires s'y lisent : chaste et fécond. Mère universelle, déesse aux multi­ples pouvoirs, voici l'Artémis, Vierge et Mère.

Quoi de grec en tout ceci ? Essentiellement le matériau, le marbre de Paros pour la plus belle des statues. Mais rien de grec dans la forme et les attributs. Rien non plus dans ses ser­vants et le culte : à la tête, un eunuque — castrat volontaire — avec le titre de Megabyze, en perse « don de Dieu ou libéré par Dieu », et toujours choisi parmi les non-grecs. Il était entouré d'un corps de vierges, comparées évidemment aux Vestales par Plutarque. Il y avait également les Essenes (dont les relations — si elles existent — avec les Esséniens n'ont pas été établies), les Curâtes et les Acrobates, marchant sur la pointe de leurs pieds.

Ce culte de la représentation de la déesse, la hiérarchie de ses prêtres, les mystères, trahissent moins une remarquable résistance à l'hellénisation qu'ils ne traduisent une volonté des Grecs d'Ionie de respect des dieux locaux, et d'adoption de ces divinités. Et

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d'ailleurs, mais la liste n'en a pas été dressée de façon systéma­tique, Artémis paraît bien avoir été honorée dans chaque cité d'Ionie, si ce n'est dans toutes celles de la Grèce d'Asie dont elle fut peut-être la déesse tutélaire.

Cette représentation de l'Artémis d'Ephèse qui réunit plusieurs types et les assemble pour composer ainsi en une figure étrange une déesse-synthèse, manifeste la volonté de syncrétisme de l'Orient grec. Les religions qui se sont succédé sur le sol de l'ionie ont été conservatrices (quel culte ne l'est pas ?) « Elles n'ont jamais laissé disparaître le souvenir de leurs origines égéennes asiatiques. En prouvant cette persistance, l'étude iconographique complète l'his­toire... dans le culte des divinités qui représentaient essentiellement la terre et ses forces quelque chose a passé de l'immuabilité éter­nelle de cette Nature, que maints poètes se sont plu à représenter soumise au rythme des saisons, mais comme indifférente aux transformations humaines ( 1 ). »

Les déesses ont succédé les unes aux autres, se sont substituées les unes aux autres. « La terre fait sortir les fruits du sol, appelons donc la Terre du nom de Mère » chantaient les prétresses de Do-done. De la Mater Kubile, de la Cybèle à l'Artémis, à la Vierge Mère de Dieu en passant par l'Oupis Anessa anatolien, les déesses passent de métamorphoses en métamorphoses. Déjà chez les Hit­tites, la déesse tient dans sa main une grenade, le fruit du sacri­fice, que les peintres de la Renaissance italienne placeront dans la main de la Vierge Marie.

Cette déesse a toujours exercé une grande fascination sur les conquérants. Les uns après les autres viennent lui rendre hommage et la prier. Le temple bâti au vm e siècle, brûlé en 356 par Hérostrate qui prétendait devenir immortel (et le devint en l'incendiant), est en train d'être reconstruit quant Alexandre-le-Grand arrive en 334. Il offre de prendre tout à sa charge, aussi bien les dépenses pas­sées que celles à venir. Il y met cependant une condition : le temple devra porter sa dédicace. Cette proposition fut habilement écartée par les Ephésiens sous le prétexte qu'un dieu ne pouvait faire dédicace à un autre dieu. Mais à la tête de ses soldats et de ses généraux en armes, Alexandre, suivant la statue de la Grande Déesse, conduit une extraordinaire théorie dans l'avenue marmo­réenne. Procession triomphale d'une armée grecque dans une ville orientale. Alexandre, jeune héros de vingt-deux ans, s'abritant der­rière Artémis, avance dans l'Asie.

(1) Ch. Picard : Ephèse et Claros (1922).

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Le Méandre et le golfe de Latmos

Si l'Egypte est le don du Nil, l'ionie fut la victime du Méandre. Ce fleuve puissant, dont le cours capricieux reproduit dans la plaine — large de trente kilomètres à son delta — chaque lettre de l'alphabet grec par ses « méandres », ce Méandre a toujours constitué le défi de la nature à l'homme dans cette région autre­ment bénie. Selon Strabon ses riverains le poursuivaient en justice. « Voleur de terres », « destructeur de murs » étaient les chefs d'ac­cusation devant les juges qui, imperturbables et soucieux de l'ordre public, condamnaient le fleuve à verser des indemnités répara­trices. Celles-ci étaient prélevées dans une caisse constituée par les péages payés aux bateliers.

Le Méandre a bouleversé le paysage antique. Il l'a rendu mé­connaissable. Des ports puissants se sont retrouvés à l'intérieur des terres. Déjà, avant notre ère, la cité de Myos fut envahie par ses boues et les moustiques et ses habitants, devant l'assaut de la malaria, durent se réfugier à Milet. La cité d'Heracleia (la patrie d'Endymion), de port marin s'est retrouvée port lacustre. Milet — la ville aux quatre ports — « l'ornement de l'ionie », l'au­dacieuse métropole aux quatre-vingt-dix colonies, est désormais perdue dans la plaine, et se trouve dominée par une colline qui fut jadis l'île de Ladée, devant laquelle les Perses remportèrent leur décisive victoire navale de 494 sur la flotte confédérale ionienne.

Rabotant les flancs du Taurus, charriant des alluvions, ce Méan­dre qu'Hérodote surnommait le « Travailleur » a permis à la côte de gagner sur la mer jusqu'à six mètres par an à certaines époques. Milet, jadis à la sortie du golfe, est aujourd'hui à huit kilomètres à l'intérieur. Dans l'Antiquité la seule parade efficace contre les empiétements du fleuve fut de transporter les villes sur les collines voisines ; ainsi firent Lysimaque à Ephèse, et l'architecte de Priène. Le golfe de Latmos n'est plus et, de la ville hellénique de Priène, le regard découvre un fleuve qui a dû attendre la seconde partie du xxe siècle pour être enfin maîtrisé par l'homme. Ces marais pestilentiels, ces eaux mortes, ces marécages, ce fleuve Méandre qui ont déjoué toutes les entreprises des ingénieurs grecs et ro­mains (comme d'ailleurs son homologue le petit Méandre à Ephèse), cette région s'est transformée. Dernier don de Cybèle aux paysans, les fleurs blanches de coton s'épanouissent désormais le long des canaux, venant s'ajouter aux céréales et aux fruits pour faire de cette province une des plus prospères du pays.

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Priéne La route quitte la plaine et s'élève en serpentant à flanc de

coteau. A la suite des on-dit rapportés sur l'agora d'Athènes, ou sur les quais d'Halicarnasse, ou dans l'échoppe d'un marchand de Sardes, combien de Grecs et de Barbares ont emprunté ce même chemin qui conduit toujours à la porte orientale de la cité ? Dans un ample paysage et dans la clarté douce des jours d'Ionie, les ruines de Priène sont comme un miroir, réfléchissant l'ordonnance d'une ville parfaite. Cette filleule lointaine d'Athènes a su demeu­rer grecque en Asie. C'est la plus hellénique des cités grecques, la plus gracieuse des villes. Reconstruite au ive siècle avant notre ère, au flanc d'une puissante montagne, la ville nouvelle s'est réfugiée sur la hauteur pour échapper au fleuve envahissant la cité primitive et ses deux ports.

Et par le fait qu'elle dut changer de site, Pirène s'est rebâtie d'un seul mouvement. C'est une ville « une » avec un plan préconçu dont l'unité de style enchante. L'urbaniste a su appliquer ici heu­reusement les concepts d'Hippodamos et saisir le génie du lieu. La ville épouse le relief, et la monotonie du plan quadrillé est heureusement compensée par l'étagement en quatre terrasses. Cha­que place, chaque monument, chacune des quatre cents demeures, le stade lui-même, jouissait ainsi d'une incomparable vue sur le golfe de Latmos et les îles, où se trouvent réunies « les beautés essentielles qui font les grands paysages : la mer, les lagunes, les montagnes, les grandes surfaces lisses et miroitantes où se joue et chante la lumière (1)».

Une forteresse, jadis confiée à des veilleurs permanents, domine de trois cent cinquante mètres la ville et l'enceinte. Le temple de la mystérieuse Cybèle — communiquant aux empires infernaux par des puits — se trouvait peu éloigné d'une gorge rocheuse dra­matique. Le gymnase et le stade sont aux pieds de l'agora. Le bou-leuterion — le sénat — de forme carrée est construit, autour d'un autel central, pour six cents membres. Le sage Bias y dut prendre la parole plus d'une fois. Enfin, il y a le théâtre, tourné vers la mer et le temple d'Athéna. Ce théâtre est l'un des plus parfaits par le rapport des masses, par ses trônes de pierre et par son autel à Dionysios, sur lequel des sacrifices étaient célébrés. A droite, une horloge à eau pour mesurer le temps de parole des orateurs lorsque le théâtre était utilisé par l'assemblée des ci­toyens — ecclesia — disons lors des référendums.

(1) L. Bertrand.

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Mais, de tous les monuments de Priène, demeure inégalé le temple d'Athéna, construit sur une terrasse dont les murs de soutènement rappellent les bossages des palais florentins. Le roi Mausole envoya pour le construire son propre architecte Pythéos. Séduit par le lieu, celui-ci y bâtit son chef-d'œuvre. Temple ionique il est si célèbre à l'époque romaine qu'il est encore étudié dans les écoles des beaux-arts. Arrivant dans le chantier, parmi les pier­res encore blanches taillées aux carrières voisines où s'affairent architectes et manœuvres, Alexandre demande à participer à la construction du temple. Les Priéniens, moins riches que les Ephé-siens acceptent son offre.

Dans cette petite ville, il devait faire si bon vivre. L'olivier, le laurier-rose, la myrthe, le faux fenouil aux panaches jaunes, l'asphodèle au parfum écœurant, continuent comme hier de verdir et de fleurir. Ce chef-d'œuvre d'urbanisme, comment a-t-il pu échapper aux lourds monuments dont Rome, dans son âge d'or du 11e siècle accabla la plupart des villes d'Asie Mineure ? Et c'est ici que le second malheur de Priène l'a sauvée pour notre bonheur.

Au temps des bons empereurs, de Trajan à Marc-Aurèle, Priène ne partage pas la prospérité générale. Ses ports s'envasent l'un après l'autre. Elle se trouve séparée de la mer — sa raison d'être. Sa puissante concurrente, Milet, draine à elle tout le commerce. Priène dépérit. Mais cette cité, dont l'histoire nous est presque inconnue, qui n'a laissé le témoignage d'aucune inscription et pas une seule pièce de monnaie, cette cité est l'une des plus parfaites de l'ionie.

Telle qu'elle fut conçue et construite, Priène nous est restituée avec ses monuments (et même la vie quotidienne de ses habitants, aisée à imaginer) dans l'intimité de ses places, de ses ruelles et de ses gymnases. Ville privilégiée, jaillie en un moment dans un site exceptionnel, par une heureuse inspiration d'artistes et la volonté conjuguée de ses citoyens et de ses dieux protecteurs — oui, les dieux furent ici présents — voici Priène. La nature y est douce, presque alanguie et invite à la vie facile. Ses habitants s'y sont complus et même abandonnés. Il est difficile de s'arra­cher à Priène. Ses monuments n'impressionnent pas par leurs déco­rations mais par le jeu de rapport entre leurs éléments. Leur beauté parle autant à l'esprit qu'aux sens. Harmonie des propor­tions, ordonnance des parties par rapport à l'ensemble, eurythmie.

Six mille habitants vivaient à Priène. Comment ne pas com­parer ce chiffre avec celui proposé par Platon pour la cité idéale : cinq mille quarante ? Ici, l'homme n'était pas abandonné à la solitude du désert de la nature ou du désert des villes comme

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Memphis, Babylone, Suse et nos megapolis modernes. Priène cons­tituait un tout conçu pour l'épanouissement et de la collectivité et de l'homme. Chacun de ses composants en témoigne et illustre la vie des Ioniens : agora, acropole, salle du conseil, théâtre, gym­nase, stade. Tout concourait à l'harmonieux développement des corps et des esprits. Comment un congrès d'urbanistes modernes n'est-il pas encore venu ici-même méditer sur le reflet fugitif d'un moment où l'homme prit sa mesure (donc ses limites) et sut cons­truire un univers à sa norme ?

Milet Cité de marins audacieux, métropole commerciale à l'abri d'un

golfe profond, centre intellectuel actif, capitale religieuse grâce à l'oracle de Didymes, centre politique des douze cités de la con­fédération ionique, largement ouverte et sur l'Europe et sur l'Asie et sur l'Afrique, témoin et acteur de toutes les grandes querelles entre les Grecs et les Perses, expérimentant toutes les formes de gouvernement (royauté, oligarchie, aristocratie), connaissant les difficultés d'un prolétariat urbain, Milet fut la capitale du monde grec de l'époque archaïque, le foyer de la civilisation grecque jus­qu'à la première guerre médique (546).

Et pourtant — en dépit (ou à cause) de ce prodigieux passé — Milet déçoit. Ce sont des paludes, et dans des marécages asséchés de colossales ruines romaines dominent un paysage plat. Les hom­mes et la nature se sont ligués contre les Miletiens et en ont triom­phé. N'écoutant ni les oracles de Didymes, ni les appels à la pru­dence du géographe Hécatée, les Miletiens se joignent au soulève­ment mal préparé de 500 contre les Perses. Darius fit raser Milet en 495, massacra et exila. Ni la ville grecque supprimée par la Perse, ni celle reconstruite au Ve siècle par le grand architecte Hippodamos ne sont parvenues jusqu'à nous. Les monuments ac­tuels sont tous gréco-romains (n e et ni" siècles avant notre ère) et non antérieurs comme à Priène. Ce sont œuvres majestueuses mais écrasantes. Elles laissent indifférent. Et la nature n'a pas été plus clémente. Les atterrissements du Méandre ont transformé ce port construit sur une presqu'île de trois kilomètres, cette cité maritime, la plus active de l'Asie grecque, en un petit bourg agricole, Yenikôy. Et cependant, c'est ici, à Milet, qu'apparaissent les premières préoc­cupations de l'urbanisme, l'emploi du plan orthogonal dit « en damier ». Aristote évoque l'illustre figure d'Hippodamos, le Le Cor-busier de l'époque, appelé à l'étranger, pour dessiner Le Pirée d'Athènes, la capitale de Rhodes et Thurium en Italie, préoccupé

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non seulement d'architecture mais de philosophie politique, déjà soucieux de rationaliser l'art de vivre en communauté.

Dans ce site désormais vide et ce paysage plat, des cigognes voletant conduisent à une sorte d'oasis d'arbres et de verdure où se dresse la mosquée d'Ilyas Bey Camir, du début du XVe siècle, entourée d'un cimetière musulman. Là, dans cet îlot de verdure, les cigognes ont installé leurs nids autour de la coupole et leurs bruits de claquettes sont les seuls à rompre le silence autour de ce monument, à son tour atteint par la décadence environnante et dont la grâce se défait sous nos yeux.

Voici ce qui reste de Milet. Sans ses légendes, sans Hérodote et Strabon, comment imaginer la puissance et le dynamisme de cette cité ? D'ici partent les Argonautes vers les Dardanelles pour tra­verser le Bosphore et pénétrer dans le Pont Euxin, à la recherche de la Toison d'Or. C'est aux Lydiens vraisemblablement que Jason emprunta la technique permettant de recueillir les pépites d'or dans les rivières lointaines de Colchide. Pour collecter les particu­les de métal précieux, les sujets de Crésus déposaient dans le lit du Pactole des peaux de mouton qui, une fois retirées, devenaient de véritables « toisons d'or ». Les marins de l'Argos firent de même au pays de Médée.

Mais ce Pont Euxin fut une mer redoutée des Ioniens habitués aux couleurs d'azur de la Méditerranée reflétant ses ciels bleus. Dans l'espoir de détourner les périls ils appelèrent cette mer Noire d'un ton propitiatoire : « Euxin » (amical à l'étranger) ou, par antiphrase, « la mer hospitalière » car elle les déroute par sa couleur glauque, ses bancs de brume et ses courants dangereux, également par son absence d'îles (si abondantes dans la mer Egée) et ses tempêtes redoutables. Mais vers 630 les Milésiens sont ins­tallés à Sinope sur la côte septentrionale d'Anatolie. Et l'extraordi­naire aventure des comptoirs commence : Olbia à l'embouchure du Dniepr, Tanaïs sur le Don, Istros sur le Danube. Ces aventu­riers des mers sont des commerçants réalistes et ils tirent d'immen­ses profits de leur commerce avec les Barbares. Le blé des terres noires et les bois de la Russie, les poissons séchés et fumés des vastes estuaires, les esclaves thraces et scythes, et enfin les miné­raux de fer, plomb et cuivre, sont échangés contre les bijoux, vases, pièces de céramique, vins, huiles, parfums et broderies, tissus teints en pourpre et tapis fabriqués dans les ateliers d'Ana­tolie, de Phénicie et de Chypre, objets d'or et d'ivoire. C'est un fructueux commerce de traite.

En relation directe avec l'Asie avec laquelle elle est liée par les routes terrestres (la voie impériale de Cyrus-le-Grand joint Ephèse-Sardes-Suse) avec l'Egypte, la Crète et le monde phénicien par la

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mer, cette cité est mieux placée commercialement qu'Athènes. C'est un carrefour.

Pergame

Exploit d'ingénieurs plus que chef-d'œuvre d'architecture, haute montagne transformée en acropole, Pergame fut une ville royale en vérité, et elle le demeure.

Smyrne s'étend avec mollesse sur les pentes douces du Mont Pagus (« Trois fois, quatre fois heureux seront ceux qui s'installe­ront sur le Pagus au-delà du sacré Mêlas » avait répondu l'oracle d'Apollon à Claros — et aujourd'hui encore les Smyrniens s'esti­ment à bon droit fortunés d'y vivre). L'orgueilleuse Pergame, elle, installe sa présence sur le mont même, elle le couronne. Sans rivale, dominant la plaine de ses trois cents mètres, elle s'affirme avec une telle ostentation qu'elle dépasse l'aspect parvenu, pour atteindre le registre de la majesté.

Mais si les Pergamiens relèvent le défi de ce site imprenable, éventrent la montagne, écrasent son sommet, construisent, ici, un théâtre gigantesque sur un à pic de plus de cinquante mètres au flanc du précipice, là de colossales terrasses et des plates-formes conquises sur le vide pour y installer les temples de Déméter et de Dionysios, le temps et les hommes se sont acharnés sur une capitale, à vrai dire provocante. De la bibliothèque aux 200 000 vo­lumes, la plus illustre de l'Antiquité et rivale de celle d'Alexandrie, subsistent des fondations. De l'autel monumental de Zeus (Zeus-pater = Ju-piter) le seul piédestal, les frises ayant été transportées au Pergamon de Berlin.

Alors que Milet est la capitale incontestée de l'ionie, donc de la Grèce des temps archaïques jusqu'à 500 avant notre ère, c'est Pergame qui, pendant la période hellénistique reprend le flambeau. Dans ce nid altier, les souverains Attalides réunirent une cour d'artistes, de savants, de musiciens et de rhéteurs. Ils créèrent des ateliers royaux d'où est issu le pergameon (le parchemin) et d'où sortirent des étoffes de luxe et des monnaies. Hommes de guerre et amis des arts et des sciences ces Médicis de l'époque favorisèrent l'éclosiori de l'art pergamenien. Les scènes de la Gigantomachie — symbolisant la résistance victorieuse du monde grec aux invasions Galates — sont d'ailleurs moins convaincantes dans leur tumulte que la statue de ce barbare vaincu, au musée du Vatican. Ce « Gaulois blessé » — son torquts et sa trompette courbe abandonnés à ses côtés — illustre davantage qu'une vio

toire du Grec sur le Barbare. C'est ici l'image même de l'homme brisé par le destin.

Ainsi dans l'histoire grecque, la Grèce d'Asie est-elle par deux fois présente. C'est sur cette terre d'Ionie que la civilisation grec­que couvait son radieux printemps avec ses formes archaïques et les balbutiements de la science au v r siècle. C'est sur cette même terre qu'elle lance son glorieux adieu avec l'art pergaménien au in e siècle de notre ère.

Mais si brève qu'ait été cette histoire, et si le plus beau matin d'une civilisation est si proche de son crépuscule, c'est sur les têtes des jeunes gens et filles — aussi jeunes que la civilisation ionique qu'elles expriment — qu'il convient de s'arrêter en quit­tant l'Ionie. Les sourires du cavalier de Rampin au Louvre et de la corée du musée de Nicosie demeurent la plus émouvante preuve qu'un art trouve d'emblée sa perfection, et qu'après commence une lente décadence.

Le message de l'Ionie La Grèce d'Asie — « cette terre d'Asie enchâssée dans un litto­

ral d'Europe » est une réplique de la Grèce d'Europe. Même arti­culation délicate de golfes, de promontoires et d'îles en chapelet, même clémence de climat et même luminosité de l'atmosphère. Et cependant des différences les distinguent : sur ces rives d'Asie règne une douceur moins spirituelle que charnelle. Il y a un appel vers la terre, une invitation à la facilité qui contraste avec l'impérative frugalité de l'Hellade, bref une opulence due vraisem­blablement à des pluies plus abondantes, des fleuves plus puis­sants charriant des alluvions riches, des forêts plus denses. La na­ture est plus généreuse. Cette aisance a marqué à jamais les Grecs, fuyant l'Hellade et traversant la mer Egée pour venir étager leurs cités le long des côtes découpées de l'Asie accueillante.

L'Hellade est demeuré l'homme du couple grec antique. L'Ionie la femme, plus voluptueuse, plus alanguie que son partenaire plus sec, plus intellectuel et plus nerveux. C'est la douce Asie par rapport à l'Europe trépidante. C'est un fruit sucré — comme les abricots, pêches, raisins et grenades remplissant la corne d'abon­dance offerte par le fleuve Méandre, sculpture du musée d'Izmir.

Ces cités minuscules d'Ionie, s'ignorant les unes les autres, frag­mentées par le relief mais unies par la mer, possèdent toutes un port abrité, une vallée limoneuse très fertile, productrice de céréa­les et de fruits, des coteaux tapissés de vignobles et d'arbres frui­tier*, et des plateaux propices à l'élevage, un fleuve communiquant

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avec l'arrière-pays, c'est-à-dire l'Anatolie. Elles ont l'éminent avan­tage sur les cités grecques de l'Europe d'avoir en quelque sorte été projetées par l'Histoire à la rencontre des civilisations mères de l'Asie. Elles sont situées à l'embouchure de cette source puis­sante, chargée de civilisations, charriant du fond des âges des apports multiples et variés, dont leur génie va se nourrir en les transformant. En contact direct avec les Cretois et les Hittites à leur déclin, en relation directe avec la Phénicie, la Mésopotamie et l'Egypte, les Grecs d'Asie se mettent à l'école des Phrygiens, Lydiens, Cariens et Lycéens, eux-mêmes héritiers. Comme l'Athé­nien, davantage encore que l'Athénien du dialogue platonicien de l'Epinomis, l'Ionien est en droit d'affirmer « tout ce que nous devons aux Barbares nous l'avons transformé pour en faire quelque chose de meilleur et de plus beau ».

Ces rives d'Asie si séduisantes, conquièrent si complètement leurs conquérants que, jamais ils ne s'intéressent au plateau d'Ana-tolie dominant leurs vallées heureuses. Et ce fut là leur perte. Ja­mais les Grecs de la Grande Ionie ne surent lire les données impéra-tives de cette géographie et comprendre la dépendance de cette frange marine par rapport aux hautes terres d'Anatolie. Le peuple maître du plateau a été, est, et sera le maître du littoral, c'est là plus qu'une loi, c'est ici une fatalité. S'accrocher aux seuls rivages, c'est accepter d'être soumis tôt ou tard au joug du continent. Seuls Alexandre, puis Rome, comprirent que la géographie commandait sans appel à l'Histoire.

Cette paresse à quitter le It^oral pour affronter les rudes con­ditions de l'arrière-pays fut d'autant plus fatale aux Grecs d'Asie que jamais ils n'acceptèrent de se constituer non en un Etat, mais tout au moins en une fédération. Les Ioniens ne surent en fait ni être libres ni être esclaves. Ni citoyens libres, car ils refusèrent d'assumer les conditions de l'indépendance en s'unissant. Thaïes de Milet propose bien de constituer un conseil fédéral dans la mo­deste cité de Téos. La politique étrangère et la défense auraient été sous la responsabilité du conseil — comme les colonies su­bordonnées à la cité mère — chaque cité restant autonome pour la gestion de ses propres affaires. Son projet fut rejeté. L'incom­parable prospérité des cités aveugla.

Nombre d'entre elles pactisèrent avec l'ennemi, offrirent « la terre et l'eau » à Darius et à Xerxès. Mais, ce faisant, les Grecs ne surent pas davantage être esclaves et se révoltèrent à plusieurs reprises dans des entreprises improvisées contre les Perses, maîtres d'ailleurs libéraux, puis contre Rome (où à l'appel de Mithridate, ils massacrèrent 80 000 Romains en 88 avant notre ère).

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En 490 av. J.-C, deux ans avant Marathon, les douze cités du Panonium qui se réunissaient au pied du mont Mycale pour célé­brer leurs fêtes, acceptent, enfin, de régler leurs différends par voie juridique — et non plus par le recours à la force — mais c'est sur l'ordre d'un satrape perse (Hérodote VI).

Et cependant, malgré cette absence d'union, ces cités grecques d'Asie vont — du Ve siècle à l'époque romaine — tout simplement faire naître le monde moderne. Aventure prestigieuse et exaltante.

Voici les temps privilégiés où ces Ioniens vont faire éclore sur ces rives une civilisation, empruntant certes à celle du conti­nent les immenses legs accumulés par l'humanité, transmis et len­tement améliorés, mais cette fois-ci c'est la percée vers le jour. Voici venus les temps où ces minuscules cités vont se surpasser. Elles vont apporter au sortir de la nuit, une méthode rationnelle de dialogue avec le monde et un art dont « l'ordre ionique » est la manifestation sensible.

Cet « ordre ionique » est aussi cohérent que le dorique, mais plus libre, et aimable. La colonne est plus élancée. Le chapiteau, plus décoratif, s'épanouit en volutes. Les cannelures enfin lui donnent une coloration naturelle par le jeu de la lumière et de l'ombre, accentuent sa sveltesse et se lient aux spirales du cha­piteau pour donner une impression d'ensemble plus gracieuse. L'architrave, plus étroite, allège l'édifice. Le Dorique se tasse, l'Io­nien se dresse.

Sur les quais du port dominé par deux lions géants, à Milet, se rencontrent non seulement des artistes et architectes mais des marins aventureux et des marchands hâbleurs. Sur l'agora d'Ephèse — point terminal de la longue route d'Asie — les marchandises du delta du Nil voisinent avec celles apportées par les caravanes de Bactriane et d'au-delà. Les temples et les oracles de Didymes et de Claros sont autant de bureaux d'information, de bourses et d'agences de tourisme.

Ce ne sont pas simplement des biens qui s'offrent et sont échan­gés, mais des idées, des modes de pensée, des défis aux façons de vivre remettant en cause les traditions acquises et faisant douter des légendes et des miracles. En Ionie, ce carrefour des mondes d'Europe et d'Asie, les Grecs sont sollicités et confrontés à des mondes nouveaux. Les Ioniens se montrent plus préoccupés de percer le secret des choses et de l'univers qu'ils ne se penchent sur l'homme. Les Grecs de l'Hellade, eux, après la révolution socra­tique et sophistique vont se concentrer sur l'humain, comme plus tard les chrétiens, et ces influences détournent du monde réel. L'orgueilleuse phrase du chœur des vieillards de l'Antigone de So-

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phocle « que de merveilles dans l'univers, mais nulle n'est plus merveilleuse que l'homme » n'est assurément pas pensée d'Ionien. Le Grec d'Asie s'attaque au monde, le Grec d'Europe se limite à l'homme.

Les Ioniens non seulement échangent leurs produits avec les étrangers, utilisent les recettes et inventions, mais ils critiquent, analysent — veulent contraindre la raison à expliquer l'univers, les explications mystérieuses et religieuses sont repoussées. Les voici rejetant les dieux et les fables, le monde doit devenir intelligible par le seul secours de la raison.

La formule du premier géographe-historien Hécatée de Milet à la fin du vie siècle — « ce que j'écris est ce que je considère comme véridique, car les traditions des Hellènes sont multiples et à mon sens ridicules » — marque l'apparition du doute critique et d'une méthode qui va dégager l'Histoire de la compilation. C'est le pre­mier manifeste des historiens. D'ailleurs, ces mêmes Ioniens, qui n'ont pas su sauver leur indépendance, vont tirer un bien de ce mal. Désormais ils ont toutes facilités pour parcourir l'immense empire perse, bordé par les grands fleuves civilisateurs ou fron­tières que sont le Nil, l'Indus et l'Oxus. Leurs petites cités pren­nent de nouvelles dimensions, grâce à la « pax persica ». Ne font-elles pas partie intégrante d'un Commonwealth des nations ? Les Ioniens remontent aux sources. Ils se rendent librement dans l'Orient mystérieux, ils voient de leurs yeux et ne rapportent plus simplement des « on-dit ». Par son organisation l'Empire perse achéménide ouvre l'Asie aux voyageurs grecs. La moisson rapportée est à la mesure de leur curiosité : immense, car les philosophes, mathématiciens, physiciens ioniens s'emparent des connaissances accumulées par les peuples de la Mésopotamie et de l'Egypte, et ils dégagent des lois. Ils anticipent audacieusement, fondent la science moderne dans son caractère rationnel et opèrent une véritable mutation. Audace et ambition de penseurs intrépides, de Thaïes de Milet qui, avec une foi naïve et péremptoire, affirme que Veau est le principe fondamental. Non, l'air, dira son élève Anaximène. Non, l'infini déclare Anaximandre, en attendant que Heraclite d'Ephèse trouve dans le feu la substance primordiale.

Activité créatrice trop ambitieuse pour les moyens d'investiga­tion et les techniques limitées de l'époque, mais le mouvement est donné. La vitesse du développement est déjà moderne. Alors que les civilisations précédentes sont relativement statiques, voient évoluer très lentement leurs formes d'art et leurs techniques, fixent leurs canons d'une façon immuable pour des millénaires et accep­tent que de générations en générations leurs artisans et artistes recopient, les Grecs d'Ionie bousculent, transforment et modifient

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l'Asie. C'est là le « miracle grec », le miracle occidental. Cette éclo-sion après des millénaires de progrès si lents et de répétitions in­finies est si accélérée qu'elle a été interprétée à tort, comme une naissance spontanée.

Et le train va continuer : après les invasions doriennes, l'art ne met que trois cents ans pour éclore et dans la deuxième moitié du vie siècle, offre ses promesses. Cent ans de maturité triom phante à Athènes, cent ans encore pour donner les dernières pro­ductions. La sève est épuisée. La rapidité de cette évolution est surprenante. Avec la Grèce l'humanité a un des premiers exem­ples de civilisation se dévorant elle-même. Avant elle, et autour d'elle, l'Asie, l'humanité compte en millénaires. Désormais, en Occident ce sera en siècles. Par rapport à ses devancières — qui lui ont tant apporté — la civilisation grecque galope. Ce qui, entre autres, émeut dans cette Ionie, c'est notre propre aventure par elle annoncée.

RENE SERVOISE