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LE MAI FLORENTW DEUXIÈME PARTIE ( I ) I Jeudi 17, C'est là, dit Anna. Pierre arrête la voiture. Paolo descend, se dirige vers une porte voûtée et sonne. Grazie, murmure Anna à l'oreille de Pierre. Elle descend à son tour. Pierre ferme la voiture et rejoint les fiancés. Une longue minute passe. Paolo se recoiffe. La photographie était ressemblante. Des cheveux très blonds, un regard clair, des lèvres pleines. Presque un visage d'enfant. Mais curieusement buté. Pierre s'étonne de ne pas Savoir vu sourire une seule fois, même lorsque Anna l'a embrassé. Paolo remet son peigne dans sa poche et, l'épaule appuyée contre la porte, regarde la nuit. Anna lui prend le bras. Pierre regarde la petite main crispée sur la veste du jeune homme. Comme quelqu'un qui a peur de tomber — ou qui tente de retenir ce qui lui échappe. Elle regarde fixement Paolo, mais il ne semble pas s'en apercevoir. Le visage levé vers le ciel, il attend. Et malgré son attitude nonchalante il y a en lui une curieuse'impatience. Un déclic : la porte s'ouvre. Ils pénètrent dans un couloir faible- ment éclairé. — Trois étages, murmure Anna avec un petit soupir d'excuse. Ils montent sans bruit, comme des conspirateurs. Pierre s'amuse beaucoup. Anna l'a guetté ce matin-là, dans le couloir, pour lui raconter à voix basse une histoire de motocyclette volée, de leçons de chant qu'une contessa très gentille donne à Paolo (1) Résumé de ta livraison du 16 août. — Un jeune Français, Pierre Saulieu, se rend à Florence en auto pour affaires, laissant sa femme Martine, et son flls Denis au bord d'une plage du midi de la France. Durant les jours qu'il doit passer à Florence, il loge à Fiesole chez les dames Riccardi ; la mère est veuve, et la fille Aima-Maria fiancée à Paolo.

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LE MAI FLORENTW

DEUXIÈME PARTIE ( I ) I

Jeudi 17,

— C'est là, dit Anna. Pierre arrête la voiture. Paolo descend, se dirige vers une

porte voûtée et sonne. — Grazie, murmure Anna à l'oreille de Pierre. Elle descend à son tour. Pierre ferme la voiture et rejoint les

fiancés. Une longue minute passe. Paolo se recoiffe. La photographie

était ressemblante. Des cheveux très blonds, un regard clair, des lèvres pleines. Presque un visage d'enfant. Mais curieusement buté. Pierre s'étonne de ne pas Savoir vu sourire une seule fois, même lorsque Anna l'a embrassé.

Paolo remet son peigne dans sa poche et, l'épaule appuyée contre la porte, regarde la nuit. Anna lui prend le bras. Pierre regarde la petite main crispée sur la veste du jeune homme. Comme quelqu'un qui a peur de tomber — ou qui tente de retenir ce qui lui échappe. Elle regarde fixement Paolo, mais il ne semble pas s'en apercevoir. Le visage levé vers le ciel, il attend. Et malgré son attitude nonchalante il y a en lui une curieuse'impatience. Un déclic : la porte s'ouvre. Ils pénètrent dans un couloir faible­ment éclairé.

— Trois étages, murmure Anna avec un petit soupir d'excuse. Ils montent sans bruit, comme des conspirateurs. Pierre

s'amuse beaucoup. Anna l'a guetté ce matin-là, dans le couloir, pour lui raconter à voix basse une histoire de motocyclette volée, de leçons de chant qu'une contessa très gentille donne à Paolo

(1) Résumé de ta livraison du 16 août. — Un jeune Français, Pierre Saulieu, se rend à Florence en auto pour affaires, laissant sa femme Martine, et son flls Denis au bord d'une plage du midi de la France. Durant les jours qu'il doit passer à Florence, il loge à Fiesole chez les dames Riccardi ; la mère est veuve, et la fille Aima-Maria fiancée à Paolo.

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tous les jeudis soirs parce qu'il a une jolie voix de ténor, et comme la mamma d'Anna lui interdit de sortir le soir elle n'a jamais pu l'entendre chanter. Ce jeudi-là, par miracle, elle avait donné la permission et voilà que c'était impossible à cause de cette moto­cyclette volée. Alors, si Pierre était libre ce soir-là... Mais elle osait à peine le lui démander... S'il acceptait de les conduire en voiture chez la contessa qui était très gentille et qui parlait français et qui serait si heureuse de rencontrer un Parisien...- Mais il ne fallait surtout pas que Pierre se croie obligé de dire oui... et s'il avait d'autres projets elle se consolerait facilement de ne pas assister à la leçon de chant de Paolo, car elle aurait l'occasion d'y aller après son mariage. Mais elle avait quand même pensé que Pierre accepterait peut-être, et...

— Mais très, volontiers, Anna. Très volontiers. La jeune fille l'avait̂ regardé avec une joie si enfantine qu'il

avait eu envie de rire. Elle l'avait alors poussé dans un coin du couloir et d'une voix plus basse encore lui avait expliqué qu'elle allait dire à sa mamma que l'idée venait de Pierre, ce qui leur permettrait de ne pas rentrer avant dix heures du soir, mais surtout pas plus tard (et en disant cela elle avait une voix effrayée), sinon la mamma était capable de tout.

— Elle ne va tout de même pas vous battre ? — Vous la connaître pas, avait alors murmuré la jeune fille

en baissant les yeux.

Une porte ouverte, une femme qui tend les bras : — Ah ! Paolo ! Elle embrasse longuement le jeune homme. Elle a de longues

mains aux ongles rouges, un bracelet d'argent au poignet. Elle embrasse Anna avec la même passion, puis regarde Pierre. Anna explique quelque chose en italien.

— Ah ! monsieur ! vous êtes Français ! Pierre se présente : * — Pierre Saulieu. Je m'excuse d'arriver ainsi à l'improviste.

C'est à cause d'une motocyclette... — Je sais, je sais. Pauvre Paolo ! Maisne vous excusez pas.

C'est un plaisir pour moi. Je n'ai pas parlé français depuis mon enfance. J'ai été élevée dans un couvent de dominicaines françaises. Adjectifs possessifs : mon, ton, son, notre, votre, leur. Mes, tes, ses, nos, vos, leurs... Vous voyez. J'ai une bonne mémoire.

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Elle éclate de rire et prend Pierre par le bras. — Entrez ! Elle le conduit vers une pièce sombre, au plafond bas, tendue

de soie grenat. Deux grands paravents masquent les fenêtres. Une seule lampe allumée, sur le piano.

— Ne croyez pas surtout que nous allons célébrer une messe noire ! Ce cher Paolo ne peut pas chanter lorsque le lustre est allumé. Mamtna ! un signor francese : Pierre Saulieu.

Pierre découvre dans un fauteuil une petite dame aux cheveux gris qui serre contre son ventre une bouillotte en caoutchouc. Elle lève vers lui une main couverte de bagues :

— Buona sera. La voix est douce, frêle, éclairée d'un sourire. — Ma mère ne sait pas un mot de français, monsieur. Par­

donnez-lui. J'ai essayé de lui apprendre. Mais c'est tellement difficile ! Les mots en ou qui prennent un x au pluriel : bijou, caillou, chou, genou, hibou... J'ai oublié la suite.

— Joujou et pou, enchaîne Pierre. — Et pou. C'est ça ! Ah ! la France. Elle s'assied devant le piano et fredonne : « J'ai deux amours,

mon pays et Paris... » * Anna est debout près du fauteuil de la vieille dame. Paolo a

enlevé sa cravate et déboutonné son col. ->- Mais nous ne sommes pas là pour plaisanter, dit la contessa.

Paolo, au travail. Primo, vocalizzo. Elle frappe un accord. Un cri strident lui répond. Pierre se

retourne. Le visage contracté, les yeux clos, Paolo vocalise d'une voix suraiguë. Une voix qui sort de lui en grondant et tourne furieusement autour de la pièce. Il est comme possédé par une force frénétique. Les poings serrés, le corps tremblant, mécon­naissable. Il s'abandonne à ce plaisir avec tant de violence que Pierre a brus/juement honte et se détourne. Quelqu'un lui touche le bras. C'est Anna.

— Bello, murmure-t-elle à son oreille. Mais d'Unë voix qui hésite un peu et sans oser le regarder. Un dernier accord. La contessa virevolte sur son tabouret

et applaudit •• "• • • — Bellissimo! N'est-ce pas monsieur Saulieu ? Paolo s'éponge le front. Dans son fauteuil la vieille dame serre

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LE MAI FLORENTIN 73

la bouillotte sur son ventre. Pierre s'aperçoit qu'Anna lui tient toujours le bras.

— Très beau, dit-il comme pris en faute. La contessa le regarde en souriant. — Vous aimez la musique? A Florence nous l'adorons.

Dans toutes les maisons on chante l'opéra. Cela ne ressemble pas aux chansons qu'on m'apprenait dans mon couvent.

Elle fredonne ':

Gentil bon Dieu d'Angleterre, Donnez-moi dçs pommes de terre. Gentil bon Dieu de la France, * Donnez-moi de la patience. Gentil bon Dieu d'Italie, Donnez-moi un bon mari.

Et les yeux fixés sur le bras de Pierre : — Cette pauvre Anna devrait bien apprendre cette chanson. La jeune fille enlève brusquement sa main. La contessa fouille

dans ses partitions. — Travaillons maintenant le duo de Cavaleria rttsticana.

Paolo ? Un accord. Le déchaînement furieux reprend. Soudain une

voix frêle s'élève. Renversée dans son fauteuil, la bouillotte sur le cœur, la vieille dame tient la partie de soprano. C'est un mur­mure si tendre que Paolo hésite. Il tente de maîtriser sa fureur et, penché sur le dossier du fauteuil, les yeux fixés sur le visage de sa partenaire, il retrouve son visage d'enfant.

Anna qui n'avait pas bougé dit soudain : — Permesso! Les chanteurs s'interrompent. Elle explique d'une voix tendue

qu'il est l'heure de rentrer. La contessa se tourne vers Pierre : — Pauvre petite, sa mère la tient en prison. Je suis désolée

que vous partiez si vite. Etes-vous à Florence pour longtemps ? — Jusqu'à samedi. — Dommage. J'aime tant parler français... Elle entraîne Pierre vers la porte. — ...c'est une langue si amusante. Je n^souylens d'une

expression si drôle... :o;» i-i v Elle s'arrête, regarde Anna et Paolo qui s'embrassent rapide­

ment et, détachant les syllabes : — ...Couper l'herbe sous le pied. Vous connaissez ?

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74 LA REVUE

— Oui, répond Pierre. La contessa lui tend la main : — J'ai l'impression qu'on vous regrettera.

Pierre a dépassé le centre de la ville. Il longe une avenue déserte. Au tableau de bord la montre marque neuf heures dix. Pourquoi Anna est-elle si pressée de rentrer ?

La jeune fille n'a pas prononcé un mot depuis leur départ. Recroquevillée sur son siège, les yeux fermés, elle semble endormie.

— Quand vous mariez-vous ? demande Pierre. Elle ouvre les yeux. — Moi ? Toujours le regard de quelqu'un qu'on réveille en sursaut : — Le printemps, je souhaite. Si Paolo il a l'argent. Elle soupire : — Molto caldo! Elle baisse un peu la vitre et renverse la tête contre le dossier. — En France, il faut beaucoup d'argent pour le mariage ? Pierre sourit. Lorsqu'il a épousé Martine il gagnait cinquante-

deux mille francs par mois. Elle vingt-huit. Elle a continué à travailler pendant deux ans.

— En Italie, le fiancé obligé acheter la chambre pour coucher. Anna parle si' tristement que Pierre n'ose plus sourire. Il a

l'impression d'avoir mal compris. On ne se marie pas tant qu'on n'a pas meublé sa chambre ? Pendant six mois ils ont couché sui un matelas à même le plancher sans que Martine proteste. Au contraire. Elle avait décidé d'installer d'abord la cuisine. Le som­mier n'était venu qu'après le fourneau à gaz, l'évier, le chauffe-eau et les placards. Mais pendant ces six mois, au moins, ils avaient dormi ensemble chaque nuit.

— Paolo m'a fiancé voilà deux années, continue Anna. Il a très petite situation. On avait dit le mariage après un an, mais il a payé la motocyclette.

De nouveau elle a fermé les yeux. Comme quelqu'un qui a lutté pendant des semaines, pendant des mois et que la fatigue terrasse d'un coup. Quel âge a-t-elle ? se demande Pierre. D'un geste brusque elle lui saisit le bras.

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— Hier, savez-vous, j'ai rencontré Giorgio. Elle raconte d'une voix animée, presque joyeuse. Giorgio

avait vingt ans. Elle dix-huit. Il était étudiant en médecine. Il n'était pas beau, mais riait toujours et le dimanche jouait au foot­ball. Il lui avait dit : « Dans quatre ans j'aurai fini mes études. On se mariera. » Elle avait refusé. Quatre ans c'était trop long. Elle voulait se marier tout de suite. A cause de sa mère. Elle voulait être la maîtresse chez elle. Il y avait onze ans de cela. Giorgio était marié. Il avait un cabinet de consultation en ville, avec une bonne clientèle, deux enfants, une voiture. En l'apercevant la veille elle s'était dit : « J'aurais peut-être dû attendre quatre ans. »

Elle parle sans amertume, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Ils ont atteint la porte de la ville et prennent la route de Fiesole.

— Entre Giorgio et Paolo, personne ? demande Pierre. — Si, plusieurs. Eduardo d'abord, tout de suite après Giorgio. Un avocatv

Dix ans de plus qu'elle. Un garçon très beau qui gagnait déjà beaucoup d'argent. Il aimait sortir, dîner au restaurant, danser le samedi soir au bord de l'Arno. Anna ne pouvait jamais l'accom­pagner. Sa mère était inflexible. Le dimanche seulement, et jusqu'à neuf heures. Un soir il l'avait raccompagnée à neuf heures et quart. Mamma Riccardi, folle de colère, avait giflé Eduardo. Il n'était jamais revenu.

— Alors j'ai essayé revoir Giorgio. Mais trop tard. La place était prise.

Pierre regarde l'ombre des cyprès, les grilles des jardins. Vers quelle prison reconduit-il Anna ? Un fiancé giflé pour un quart d'heure de retard' ! Il revoit Aime Riccardi faisant sa lessive dans la cour, et la frayeur d'Anna en l'entendant crier.

— Et puis Renato, Mario, Vittorio, continue la jeune fille. L'un après l'autre ils lui ont proposé le mariage, l'un après

l'autre ils se sont enfuis lorsqu'ils ont rencontré la mamma. Même Antonio qui était pourtant un élève de son père.

— Votre père était professeur ? — Scultofe. Les pierres, il sculptait les pierres, i En parlant de son père elle devient grave. S'il était encore là

rien ne serait arrivé. Elle n'aurait même pas eu envie de se marier. Elle l'aurait servi toute sa vie. Il avait de longues mains si belles, si douces lorsqu'il la prenait par la. taille. Antonio le vénérait.

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Il est parti pour Rome finir ses études d'architecte. Lorsqu'il est revenu, cinq ans plus tard, Anna était seule avec sa mère. Il ne lui avait jamais parlé mariage. Il était venu deux ou trois fois à Fiesole. Il était gentil avec Anna, sans plus. Tout de suite elle l'avait aimé. Un jour elle l'avait aperçu à Florence avec une jeune femme blonde. Elle était allée chez un coiffeur le lendemain pour se faire teindre. Sa mère avait pris des ciseaux et l'avait tondue. Pendant un an elle n'avait plus osé sortir. Antonio s'était marié pendant ce temps.

— Lui, le seul que j'ai aimé, murmure-t-elle. Ils sont arrivés sur la place de Fiesole. Pierre arrête la voiture. — Et Paolo ? / Elle le regarde comme si elle ne comprenait pas. — Vous ne l'aimez pas ? Elle se penche vers le tableau de bord. — Pas dix heures encore. Bene. Elle descend de voiture, lui fait signe de la suivre, traverse

la place. Tout est désert. Ils longent un petit mur.'Anna s'arrête, pose un pied sur une pierre saillante, agrippe des deux mains une corniche et se hisse sur le haut du mur.

— Faites le même. Pierre l'imite. Il découvre un grand cirque de pierre au flanc

de la colline. La lune éclaire des gradins qui dévalent jusqu'à la scène ronde et plus bas encore une vallée qui se perd entre les montagnes. Aucune lumière. Pas un signe de vie. Anna s'est assise sur le dernier gradin. Le visage dans les mains, elle regarde devant elle.

— Les pierres, dit-elle, j'aime. Mon padre m'a appris. Pierre s'assied près d'elle. Le silence est absolu. — Paolo, reprend Anna comme si elle continuait la conver­

sation, c'est le dernier espoir de moi. Ultima fortuna. Et, regardant toujours devant elle : — J'ai vingt-neuf ans, signor Saulieu. Il ne sait que répondre. Parce qu'il y a dans la voix de la jeune

fille une sorte de désespoir qui le bouleverse. Et de colère aussi. Et lorsqu'elle recommence à parler il se demande si elle ne va pas pleurer-tant les mots tremblent dans sa gorge.

— Ici, la fille à trente ans qui n'a pas de mari elle est finie. La vallée sombre entre les montagnes. Le théâtre de pierre.

La lune immobile. A quel présent, à quel passé appartient cette

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voix ? De quelles lois se plaint-elle ? Finie... Pourquoi finie ? Condamnée à quel silence, à quelle réclusion ? Depuis combien de siècles n'a-t-on pas déverrouillé ces grilles, aéré ces chambres ?

Anna raconte Paolo. Qui a cinq ans de moins qu'elle. Qui ne l'a jamais prise dans ses bras. Qui semble désirer le mariage et le redouter en même temps. Qui, contrairement aux autres, s'est tout de suite entendu avec sa mère. Qui ne lui a jamais présenté ses. amis. Qui parle si peu. Qui conduit sa motocyclette comme un fou. Paolo qui sait qu'elle a vingt-neuf ans et qui trouve toujours une bonne raison pour reculer la date de la cérémonie. Paolo qui prétend ne pas avoir assez d'argent pour acheter la chambre à coucher, mais lui fait des cadeaux : un bracelet pour Noël, une radio pour sa fête. Paolo dont la mère marche avec deux cannes et qui a toujours l'air de redouter qu'elle ne lui en brise une sur le dos. Paolo qu'elle voudrait tenir et qui lui échappe sans cesse, qu'elle voudrait aimer et qui ne répond pas.

— Vous avez vu chez la contessa ? Elle avoue qu'elle a eu peur. Ce visage qu'elle ne lui connaissait

pas, si dur, si grimaçant. Et surtout cette complicité qui l'attache aux 4eux femmes. Souriant à l'une, embrassant l'autre, obéissant aux deux.

— Il fallait moi partir. Je dérangeais tous les trois. Elle fait glisser doucement sa bague de fiançailles, le seul

signe de leur accord. Une promesse. Pas une certitude. — Voyez. Si facile d'enlever. Un souffle de vent vient de la vallée. Anna lui abandonne son

visage et semble peu à peu s'apaiser. Elle parle maintenant d'une voix douce, un peu étonnée,

comme si elle attendait de Pierre une explication à ce destin qui s'acharne sur elle. Elle dit que ses amies se sont mariées l'une après l'autre et feignent de ne pas la reconnaître lorsqu'elle les croise dans la rue. Que sa famille la regarde d'un œil soupçonneux, comme une malade. Qu'elle a plusieurs tantes qui "habitent les environs de Florence et que Paolo n'a jamais voulu leur rendre visite.

— Pour moi ce serait bellissima journée. : Elle rêve d'aller de ferme en ferme au bras de Paolo, de le

présenter à sa grand-mère, à ses cousins, à ses cousines, d'affirmer ainsi devant tous qu'elle est comme les autres, digne comme les autres de prendre rang dans la société des épouses. Pour Paolo

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78 LA REVUE

ce serait un engagement plus grave que la bague. Il avouerait enfin publiquement ses intentions. Depuis quelque temps il semblait céder. Sans fixer encore de date, il admettait l'idée de l'emmener sur sa motocyclette un dimanche après-midi. En quelques heures ils auraient vu tout le monde car les fermes de la famille se touchent presque. Mais voilà qu'on lui avait volé sa motocyclette. La retrouverait-on ? Et quand ?

Une horloge déchire brusquement le silence. Anna se lève d'un bond :

— Dix heures ! La tnamma! Elle s'enfuit. <

Dimanche 20. Une petite pluie. Un chemin de terre entre les oliviers. Pierre

conduit lentement. A côté de lui Mamma Riccardi égrène son cha­pelet. Elle a toujours peur en automobile, lui a expliqué Anna. Elle a des gants si étroits qu'elle n'a pas réussi à les boutonner ; sans doute ceux de son mariage. Un chapeau de paille noire assez neuf avec un ruban qui lui fait un grand nœud sur le front. Elle serre contre son ventre un sac en faux crocodile.

Dans le fond de la voiture Anna regarde par la vitre. Elle se tient très droite, les mains croisées, les yeux fixes. Elle entr'ouvre parfois les lèvres, comme si le soufHe lui manquait/Pierre la regarde dans le rétroviseur. Il a tenté deux ou trois fois d'engager la conver­sation, mais elle répond à peine. Et que lui dire ? Depuis deux jours elle semble avoir quinze ans. Elle chantonne, elle se regarde dans les glaces, et ne peut s'empêcher, lorsqu'elle le rencontre, de murmurer « grazie, grazie » en lui serrant le bras.

Il ne croyait pas lui faire un tel plaisir en lui proposant de l'emmener voir ses tantes, en voiture, avec Paolo. Il en avait eu l'idée le jeudi soir en quittant le théâtre romain. Il lui en avait parlé le vendredi au petit déjeuner. Elle avait d'abord eu peur de mal comprendre.

— C'est très facile, Anna. Je peux retarder mon départ. Votre mère nous accompagnera si elle le veut. Il y a de la place pour quatre.

Elle était devenue toute rouge.

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LE MAI FLORENTIN 79

— Mamma ! Mamma ! Elle s'était précipitée vdans la cuisine en criant comme s'il y

avait le feu à la maison. Et tout de suite des « oh ! » des « ah ! », \ des rires, de grands bruits de casseroles. Puis la mère et la fille, enlacées, avaient fait irruption dans sa chambre avec des saluts, des révérences, des mains pressées sur le cœur, des larmes dans les yeux et des « grazie » qui se répondaient en écho. Elles s'étaient mises à danser autour de lui et Mme Riccardi, au comble de l'exal­tation, lui avait embrassé les mains.

— Mamma, depuis deux ans elle a pas vu les sœurs d'elle, expliquait Anna en battant des mains.

Cette démonstration de joie avait ôté à Pierre ses derniers scrupules. Il avait télégraphié à Martine.

« Garagiste pas de parole. Obligé attendre lundi pour rentrer. Tendresses. Pierre. »

* * *

Le dimanche il s'était levé tard. Mme Riccardi avait insisté pour qu'il déjeune avec Anna çt elle, car depuis la veille elle pré­parait en secret un chef-d'œuvre de lièvre au romarin. Elle se précipitait de temps en temps dans son jardin pour cueillir des herbes mystérieuses qu'elle cachait dans un torchon. Anna se désespérait. Un petit bouton lui poussait sur la lèvre. Toutes les cinq minutes elle courait vers la glace et se couvrait de crème blanche. Le ciel était sombre, la pluie menaçait. Mais le soleil éclatait dans le rire des deux femmes et dans l'odeur des herbes que Mme Riccardi hachait avec fièvre.

A deux heures, on sonne. — C'est Paolo, crie Anna qui va ouvrir. Elle revient, le visage blême. La pluie commence à tomber.

Elle fait signe à sa mère de la suivre. Un long moment, puis la porte de la rue qui se ferme. Anna reparaît. Ses lèvres tremblent. Elle s'assied en face de Pierre.

— Paolo parti. — Parti ? Elle fait oui de la.tête. Pierre n'ose pas l'interroger. Est-ce la

rupture? Mme Riccardi revient à son tour. Plus silencieuse encore qu'Anna. Ce silence fait peur à Pierre.

— Parti pour où ?

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— La montagne, avec son ami. Il va revenir lundi seulement. La mère de Paolo est venue dire ça. . ,

Et comme pour elle-même : — Elle est bien contente. Pierre repense à la photographie : le garçon à genoux dans la

neige. « Lui aussi tente de s'échapper », pense-t-il. Et quelque chose, soudain, le rapproche de Paolo. Un sentiment fugitif de complicité. Mme Riccardi se penche vers Anna mais elle regarde Pierre avec crainte. Elle prononce quelques mots à mi-voix. Sans même attendre qu'elle ait terminé, Pierre qui a compris dit :

— Mais bien sûr, il faut y aller quand même. Puisque c'est décidé.

La mamma se lève d'un bond. Toute sa joie est revenue. Peu lui importe Anna; et Paolo. Ce qui compte c'est le plaisir promis qui, depuis deux jours, la tient éveillée. Pierre se lève à son tour, s'approche de la jeune fille :

— Pourquoi pas, Anna ? Elle le regarde fixement. Elle est si bien coiffée, si fine dans

sa robe blanche, si belle avec ce rouge à lèvre qui masque adroite­ment le petit bouton... Elle prend brusquement son sac et ses gants.

— Bene!

Les vignes s'étagent sur la colline. La route est détrempée. — Dritto, dit soudain Anna. Pierre engage la voiture dans un sentier. Une ferme basse

apparaît.

* * *

On a rangé les chaises contre les murs de la grande salle et la famille attend, immobile comme un tribunal. Il fait sombre. La fenêtre étroite donne sur les champs. Au centre, un fauteuil vide. Sur la table, des verres, des bouteilles, des assiettes de jambon.

Mme Riccardi fait le tour de la salle en embrassant tout le monde trois fois. Anna l'imite. Pierre s'attendait à des effusions bruyantes, à des cris de bienvenue. Le tribunal est silencieux. Chaque fois qu'elle a fini d'embrasser l'un de ses parents, Anna se redresse, désigne Pierre d'un geste, et murmure :-

— Signor Saulieu.

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LE MAI FLORENTIN 81

Pierre serre la main qu'on lui tend. Il a l'impression qu'on ne regarde que lui. Lorsque le tour est terminé deux hommes se lèvent en silence et quittent la pièce. Anna et Mme Riccardi se tournent vers la porte. Une longue minute passe. Puis on entend des pas dans un escalier, le bruit d'une canne qui frappe les mar­ches.

Une très vieille dame paraît, soutenue par les deux hommes. Ils l'installent dans le fauteuil. Elle est si petite, si repliée sur elle-même, que ses pieds ne touchent pas le sol. Elle pose sa canne sur ses genoux et tout de suite son regard se fixe sur Pierre. Mme Ric­cardi s'approche du fauteuil, met péniblement un genou en terre et baise la main de la vieille dame, Anna fait signe à Pierre de la suivre et s'avance vers le fauteuil.

— Signor Saulieu, dit-elle. — Ah ! répond la vieille dame d'une voix si claire qu'on

dirait celle d'un enfant. Pierre baise à son tour la main de la vieille dame. Elle sourit

en répétant : «Ah !» comme un soupir de contentement. Tout le monde alors se lève en même temps. On s'embrasse

de nouveau, mais avec des cris cette fois, des rires, des claques dans le dos, dans un grand bruit de chaises, de verres, de bouteilles qu'on débouche. Pierre est entouré de quatre jeunes filles qui lui offrent du jambon et du vin. Mamma Riccardi ouvre son sac et distribue des bonbons aux enfants. Anna crie plus fort «que les autres et passe de bras en bras. On la cajole, on la serre à l'étouffer. Elle est toute rose, les yeux éclatants, sibelle que Pierre a l'impres­sion de la voir pour la première fois.

Quelqu'un lui touche l'épaule. Un grand homme à moustaches, sans doute l'un des oncles d'Anna. Il parle avec fièvre en montrant un petit garçon à lunettes qui feuillette un livre.

— No capito, répond Pierre en s'excusant. On appelle Anna qui traduit : — Le fils de mon oncle il apprend français à l'école. Il veut

parler avec vous. Le gosse commence, d'une voix suraiguë : — Papa a battu la petite poupée. Un groupe s'est formé, qui l'encourage du geste et du sourire.

Le père est aux anges. — Le parapluie de papa est perdu, crie l'enfant en détachant

chaque syllabe.

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I 82 LA BEVUE

— C'est très bien, dit Pierre qui observe Anna. Elle s'est assise sur le divan près de sa cousine Nella. Toutes

deux parlent à mi-voix. Elles doivent être du même âge, et leur sourire se ressemblent : c'est le sourire de leur grand-mère com--mune. Nella, pourtant, avec sa robe de soie brune, son foulard rouge autour du cou, ses cheveux trop bien frisés, a l'air endi­manchée. Chez Anna, au contraire, l'élégance est naturelle. Le moindre de ses gestes le confirme.

— La poupée de Paul a la peau pâle, crie le petit garçon à lunettes dont la voix s'enroue.

Il tousse. Son père lui tape dans le dos. Sa mère lui tend un verre de vin. Il boit et reprend :

— La poupée de Paul... « J'aurais voulu connaître son père, pense Pierre. C'est à lui

qu'elle ressemble. Sans erreur. Par quel hasard ou quelle décision mystérieuse, M. Riccardi est-il venu choisir son épouse dans cette ferme de Toscane ?» Il imagine la scène, trente ans plus tôt. La même salle, les mêmes chaises contre le mur, les mêmes bou­teilles sur la table, le même silence de tribunal...

Il comprend tout et sursaute. Son verre se renverse. Le petit garçon s'arrête de lire. Tout le monde regarde Pierre qui n'ose plus bouger. Le vin goutte sur son pantalon. Anna s'est levée. D'un geste vif elle recule la chaise de Pierre. Nella lui envoie un torchon. Elle s'agenouille et éponge la tache. Autour d'elle on sourit. Une femme redresse le verre, écarte les assiettes. Une autre essuie la table. Nella apporte un bol d'eau chaude, Anna y trempe le torchon. Les conversations reprennent. La vieille dame rit doucement dans son fauteuil. Anna, toujours à genoux, regarde Pierre fixement. Sa main tremble. Elle a peur, si profondément que Pierre comprend qu'il a deviné juste. Mais il comprend en même temps qu'il ne peut plus rien dire. Il est trop tard. Le bon­heur d'Anna est trop grand, A quoi servirait maintenant de le détruire ?

Il lui prend doucement la main et dit en souriant : — Ce n'est rien. Demain nous n'y penserons plus.

Les oncles d'Anna portent jusqu'à la voiture un grand sac de pommes. Pierre ouvre son coffre.

/

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LE MAI FLORENTIN 83

La nuit est presque tombée. Il pleut toujours. Sur le seuil de la ferme la famille fait de grands gestes d'adieu. Mme Riccardi embrasse trois fois ses beaux-frères et s'installe sur le siège avant. Pierre ferme le coffre.

Anna est restée debout sous la pluie. Pierre lui prend le bras. Tournée vers la ferme ils répondent ensemble aux adieux de la famille. Anna crie quelque chose à sa cousine qui répond en riant. Sans lui lâcher le bras, Pierre entraîne la jeune fille jusqu'à la voiture, ouvre la portière et la fait monter. Elle se laisse alors tomber sur la banquette, la tête en arrière, les yeux clos, comme si ses forces l'abandonnaient au moment même où sa famille ne peut plus la voir. Pierre monte à son tour et met le moteur en marche.

De grands cris derrière eux, qui s'éteignent. Puis le silence. Mme Riccardi a repris son chapelet. Les vignes tremblent dans la lumière des phares.

— Où va-t-on porter le sac de pommes ? demande Pierre. — Il faut retourner jusqu'à Fiesole. Puis un peu plus loin,

répond Anna d'une voix sourde. Elle se penche vers Pierre : — Cela ennuie vous ? — Au contraire. Cela me fait plaisir de connaître votre famille.

Nous allons chez une autre sœur de votre mère ? — Oui. Elle voudrait ajouter quelque chose, y renonce et se renverse

de nouveau sur la banquette. Mais Pierre a compris. Pourquoi s'inquiéterait-elle ? Puisque le jeu est engagé il le jouera jusqu'au bout/C'est un jeu qui l'amuse. Et qui4e trouble. Comme une journée en marge, une journée fermée sur elle-même, qui ne se rattache à rien. Demain tout lui sera rendu : son vrai nom, son vrai visage. Mais depuis qu'il est entré dans le jeu il se sent étranger à lui-même. Il vit à la place d'un autre. Un autre qu'il lui semble reconnaître. Cette ombre qui le double, où l'a-t-il rencontrée ? Dans la gare d'Avignon, sans doute. Un jeune homme en imper­méable, assis sur un banc, une valise entre les jambes, qui épiait le silence de la nuit. Et qui craignait que le pas de sa mère ne se fasse entendre avant le bruit du train.

Fiesole. Pierre arrête la voiture.

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— Quelle est la route ? — Momento, dit Anna qui touche l'épaule de sa mère. Une conversation rapide s'engage, puis Mme Riccardi prend

son sac et ouvre la portière. — Mamma fatiguée, explique Anna. Elle rentre maison. Avant de refermer la portière Mme Riccardi ajoute quelques

mots d'une voix sèche. — Si, si, répond la jeune fille. Et à Pierre : — Il faut moi rentrée à dix heures. La route tourne dans la montagne. La pluie a cessé. Pierre

ouvre la vitre. Le vent joue avec l'odeur des prairies mouillées. Anna s'est penchée en avant. Elle est tout près de lui. Elle ne dit rien. Pierre conduit doucement. Il a le temps, tout le temps.

— Là, dit soudain Anna. Il s'arrête. — Attendez. Elle descend, disparaît dans la nuit. « Reviendra-t-elle ? » Il est sans impatience. Le jeune homme

d'Avignon avait arpenté toute la nuit les couloirs du wagon, avide de découvrir Paris. Dès son arrivée, debout dans le petit jour sur les marches de la gare de Lyon, il avait su que rien ne s'achevait, qu'il lui faudrait un jour ou l'autre céder au même désir. Dans le silence de cette nuit inconnue Pierre se sent apaisé. Sans envie de bouger, d'interroger, de comprendre.

« Je suis arrivé » pense-t-il. Il ne sait pas où. Mais cette certi­tude est en lui, si forte qu'il éteint ses phares, glisse la clef de contact dans sa poche, descendre voiture et part doucement devant lui.

— Pierre !... Pierre !... C'est la voix d'Anna, effrayée. — Je suis là. Il revient vers la voiture. Un jeune homme l'éclairé avec une

lampe électrique. Anna court au-devant de Pierre et lui saisit le bras. — Vous aviez peur ? Je faisais quelques pas. Elle désigne le jeune homme : — Fausto, mon eousin. Un grand garçon qui a de larges épaules et des cheveux très

noirs, regarde Pierre de biais, avec une certaine méfiance. Il lui tend la main rapidement et dit quelques mots à Anna.

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— Le coffre. Pierre cherche ses clefs. Le jeune homme prend le sac de

pommes et d'un geste souple le pose en équilibre sur ses épaules. — Buona sera, dit-il en s'éloignant. Anna le regarde disparaître. Puis, comme si elle voulait faire

comprendre à Pierre que quelque chose le menace. — Fausto, dit-elle, il connaît Paolo. Un peu plus tard, comme ils. redescendent vers Fiesole, Anna,

qui cette fois s'est assise à côté de Pierre, lui dit soudain : — Arrêtez ! Il obéit. La route est déserte. Il y a un petit pont à quelques

mètres devant eux, et la lune brille dans un ciel parfaitement clair maintenant/Anna regarde Pierre. Sans bouger. Il la regarde aussi. Elle sourit :

— Ils ont cru. Tout le monde a cru. C'est drôle. Elle sourit toujours. — Grazie. La même voix que dans le théâtre romain, la même douceur,

le même étonnement. Mais quelque chose s'y ajoute. Un rire qu'elle réprime avec peine comme urt enfant qui a réussi à mystifier son entourage et ne peut pas contenir plus longtemps son secret.

D'un mouvement rapide elle se renverse et pose la tête sur les genoux de Pierre. La lumière du tableau de bord l'éclairé douce­ment. Le regard levé s'attache à celui de Pierre avec une sorte de complicité amusée.

Pierre prend ce visage dans ses mains. Il est brûlant. Les lèvres s'ouvrent lentement. Mais Pierre n'ose pas se pencher. Ses mains remontent vers les tempes, tirent en arrière les cheveux noirs, découvrent les oreilles, l'attache si fragile du cou et s'immobilisent parce que la voix dit en riant :

— Vous le fiancé. Un vrai rire. Un rire de petite fille. Et Pierre rit à son tour

parce que la nuit est claire et qu'il a ce visage brûlant dans ses mains. « C'est le jeu, pense-t-il, la règle du jeu. » Il n'y a rien de plus que cette minute qui les unit. Demain Anna retrouvera ses pull-overs, sa mère tyrannique, sa prison. Pierre reprendra la route des Lecques. Rien de plus que le plaisir d'avoir joué un rôle, le silence de la campagne et le respect d'une certaine bienséance qui ne permet pas de refuser le plaisir à qui le demande. Anna le regarde toujours. Sans crainte. Sans inquiétude. Presque avec

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ironie. Quelle hésitation le retient encore ? Elle sait qu'il sait. Le pacte qui les lie est clair. Trop clair pour s'y refuser. Alors elle lève les bras, entoure le cou de Pierre et se redresse lentement en approchant ses lèvres des siennes.

Puis elle s'écarte et reprend sa place contre la portière. Immo­bile, repliée sur elle-même, elle regarde le ciel.

Pierre remet la voiture en marche. Il reconnaît la route, les lumières de Florence au loin. Ils n'échangent pas un mot jusqu'à Fiesole.

Dix heures. Tout est bien.

L'HIVER

Neuf heures dix. J'ai froid. Même avec ce vieux manteau. Il faudrait que je trouve le courage de me coucher.

— Anna !... — Oui. Elle a vu la lampe allumée. Elle va m'obliger à éteindre. — As-tu fermé les verrous ? — Oui, mamma. Oui. J'ai fermé les verrous, j'ai tiré les persiennes, j'ai vérifié

les chaînes de sûreté. La prison est parfaitement close. — Qu'est-ce que tu fais ? — J'écoute la radio. — On voit que ce n'est pas toi qui paie l'électricité. Veux-tu

éteindre tout de suite et te coucher. — Bien, mamma. Je suis mieux dans le noir. Je laisse la radio allumée. Faible­

ment. Elle n'entendra pas. Il m'a repris tout le reste, même le bracelet offert pour Noël ; mais j'ai réussi à garder la radio. Contre un peu d'argent.

— Anna L. — Oui ? — Tu es couchée ? — Oui. — Je n'ai pas entendu ta porte.

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— Je laisse ouvert, pour avoir un peu de chaleur. L'électricité, c'est moi qui la paie. Et le gaz, et l'eau, et les

pâtes, et la viande du dimanche et les pommes de terre. Tout. Ce qu'est devenu l'argent de mon père, je n'en sais rien. Elle prétend qu'elle a tout dépensé pendant les six mois de maladie. Ce n'est pas vrai. Elle le cache. Sur elle. Dans son jupon. Elle ferme toujours sa porte à clef lorsqu'elle s'habille. Moi aussi j'en cache. Dans le poste de radio. Avec ce froid les pull-overs se vendent bien. M Antonioni a doublé ses commandes. Elle n'en sait rien. Quand j'en aurai mis de côté suffisamment, je ferai ma valise, j'irai jusqu'à la gare...

C'était un beau clair de lune. On voyait le pont. On entendait le bruit de la rivière. Je n'aurais pas dû. Nous n'aurions pas dû. Il hésitait. J'étais laide. Je le savais. J'aurais dû cacher mon visage dans mes mains et ne pas céder. Ne pas penser aux mains d'Eduardo sous les oliviers. Mais cela faisait trop longtemps.

— Anna ! Ne pas répondre. Faire comme si je dormais. J'éteins la radio.

J'ai froid. Elle refuse d'acheter du charbon. J'ai toujours eu froid Priver. Depuis que je suis toute petite j'ai des engelures aux mains et aux pieds. Je me souviens d'un seul feu dans la cheminée. Un tout petit feu, avec beaucoup de cendres. Je devais avoir quatre* ans. Et dans un fauteuil, près du feu, mon père...

— Anna ! Pourquoi mon père n'estai pas là ? Pourquoi ai-je bientôt

trente ans ? Pourquoi suis-je prisonnière dans cette maison qui ne m'appartient pas ? Pourquoi mes amies tournent-elles la tête en m'apercevant ? Pourquoi a-t-elle giflé Eduardo le soir où il m'a raccompagnée à neuf heures et quart ? Pourquoi loue-t-elle ses chambres en été ? Pourquoi celui dont je ne(veux pas prononcer le nom a-t-il dormi huit jours dans la mienne ? Et maintenant je n'ose plus me regarder dans la glace, car il y avait glissé la photographie d'une femme qui porte son nom.

* * *

Trois mois demain. Je suis assise sur une pierre. Je regarde passer les gens. Aucun ne s'arrête pour me tendre la main. Si quelqu'un s'arrêtait, je ne verrais pas son geste. S'il me parlait,

«

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je n'entendrais pas. Les jours passent, les semaines, les mois. Je suis assise. Il y a des matins, des après-midi, des nuits qui tom­bent de plus .en plus tôt. J'attends. J'ai l'air d'aller et de venir dans la maison. J'ai l'air de faire le ménage, la vaisselle, de m'as-seoir devant la machine à tricoter. J'ai l'air de quitter la maison vers deux heures, de prendre le filobus pour descendre à Florence. M. Antonioni, lorsque je lui porte mon travail, l'examine soigneu­sement, fait des réflexions sur la maille qui n'est pas aussi fine qu'il le désire. Je réponds : « Oui monsieur, non monsieur ». J'ai l'air de répondre. Je m'y oblige pour qu'il continue à me payer. Il ouvre son tiroir-caisse, prend quelques billets, s'approche de moi. Si près que je devrais reculer. Mais je ne remarque pas qu'il est si près, qu'il me regarde avec tant d'insistance. Je ne sens pas qu'il me pose la main sur l'épaule. Je mets les billets dans mon sac, je quitte le magasin. Je marche. J'ai l'air de marcher. Je Vais jusqu'au Ponte Vecchio. Je m'accoude au parapet. Je suis seule. Les gens ne s'arrêtent pas. Il fait trop froid. Ils s'étonnent de me voir immobile sur le pont. Ils ignorent que je ne sens pas le froid, et que je veux rester là jusqu'au jour où il descendra de voiture pour venir s'accouder près de moi. Alors le soleil se lèvera. Les boutiques des bijoutiers seront pleines de touristes américains, et je frotterai ma joue contre sa veste en disant : « La mamma de Paolo elle prend toujours le tramway. Et le tramway, il passe jamais sur le Ponte. »

Tout était dans l'ordre. Il rentrait en France. Mais il y avait ce pull-over qu'il m'avait commandé et que je lui ai porté le lundi matin dans sa chambre. J'aurais du le laisser partir sans le revqir. Ce n'est pas Fausto qui m'a trahi. Fausto a simplement vu que je lui prenais le bras, parce que j'avais eu peur en retrouvant la voiture vide. Même si Fausto a parlé, ce n'est pas lui qui a provoqué la décision de Paolo. C'est la contessa. Pouvais-je savoir qu'elle traverserait le Ponte Vecchio ce lundi matin ? Elle se lève toujours à midi. Nous étions en plein soleil au milieu du pont. Elle ne pou­vait pas ne pas nous voir. J'avais la tête sur son épaule. Il me tenait par la taille. Je n'avais pensé qu'à la mamma de Paolo qui prend toujours le tramway à cause de ses cannes. Et cette voix nous a fait sursauter :

— Monsieur Saulieu ! Nous nous sommes retournés. Une belle robe rouge, un chapeau

de paille.

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— Comme je suis contente ! Je croyais que vous aviez quitté Florence depuis deux jours.

Il n'aurait pas dû rougir. — Je... J'ai eu une panne de voiture. Le garagiste avait promis

de la réparer pour samedi. Il n'a pas tenu parole. Elle a tout de suite compris que c'était un mensonge.

Et lorsqu'elle l'a raconté à Paolo, il a su lui aussi que c'était un mensonge puisqu'il devait nous accompagner chez mes tantes.

— J'ai envie d'embrasser ce garagiste, a-t-elle dit. Il m'a permis de vous dire au revoir. Vous êtes tellement sympathique, monsieur Saulieu ! Ah ! le charme de ces Français !

Elle me regardait fixement en lui tendant la main. Il s'est incliné. Sans me quitter des yeux, elle a dit :

. —- Il y a une expression française qui m'a toujours amusée : « avoir un bœuf sur la langue... » C'est bien ainsi qu'on dit, n'est-ce pas, monsieur Saulieu ?

Puis elle est partie très vite et sans se retourner, sur ses hauts talons.

Il faut rentrer. Je crois qu'il n'a pas fait si froid depuis cinq ans. C'est ce que disent les journaux. Depuis l'hiver où maman a giflé Eduardo.

Cette année-là, j'avais acheté une bouteille de cognac. Je l'avais cachée dans mon panier de laines et le soir, quand elle était couchée, j'en buvais un peu. A même le goulot. Si j'en achetais une ? M. Antonioni m'a donné de l'argent. C'était une bonne chaleur. Une chaleur qui descendait dans ma gorge comme une caresse. J'avais chaud pour la nuit. Mais ce n'est pas le froid qui me donne froid. Ce n'est pas la chaleur du cognac qui me réchauf­fera. Mon soleil c'est une main, c'est une voix, c'est une voiture qui s'arrêterait brusquement, un visage qui se pencherait à la portière.

Beaucoup de monde place San Marco. Le receveur du filobus me fait monter quand même. Il y a tant de monde que je peux à peine ouvrir mon sac pour payer. Un homme aux cheveux gris se serre contre moi. Serrez-moi. Serrez-moi fort, vous qui ressem­blez à mon père. Je ne suis pas malheureuse. Je n'ai pas besoin d'être consolée. Je veux seulement qu'on me réchauffe. Parce que j'ai froid.

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* * *

Elle n'a pas peur du froid. Elle fait sa lessive dans le jardin. Elle a relevé ses manches. Le savon coule sur ses gros bras de fermière. Pourquoi mon père l'a-t-il choisie ? Qu'a-t-il été faire dans cette ferme perdue ? Quel besoin avait-il d'une paysanne dans sa maison ? L'an dernier, son petit ciseau de sculpteur que j'ai trouvé dans le grenier. Tout rouillé. Pourquoi l'a-t-elle laissé rouiller ? Elle n'a rien gardé de lui, pas même une photographie. Rien que son nom, son argent, et le droit de jouer à la femme de la ville lorsqu'elle va voir sa mère et ses sœurs. Elle est celle qui a fait un beau mariage, mais qui n'a pas eu de chance parce qu'elle a dû soigner son mari pendant des mois, qu'elle a dépensé tout son argent chez les médecins et qu'elle n'y a rien gagné qu'une fille de trente ans qui ne se marie pas.

La vieille fille — oui — la zitellona. A cause d'elle. D'elle seule. J'en ai vu des garçons, beaucoup. Ils ont tourné autour de moi. Ils avaient envie de m'offrir une chambre à coucher, une maison tout entière. Mais dès qu'ils apercevaient ma mère, ils oubliaient mon nom et mon adresse. Tous. Avec Paolo je me suis méfiée. Je lui donnais rendez-vous au filobus. Il m'attendait avec sa moto. Nous allions au cinéma en hiver ; nous baigner dès qu'il faisait beau. Il me raccompagnait jusqu'à la place. Jamais jusqu'à la maison. Je ne voulais pas. Il avait un beau visage tendre, des yeux de fille, des cheveux si blonds qu'il me rappelait le jour où je me suis fait teindre. Un an... Un an de mensonges pour que ma mère ne sache rien. Un an. Et je regardais le calendrier. « M'épou-sera-t-il avant que j'aie trente ans ? » Il roulait comme un fou sur sa moto. J'avais peur. « S'il lui arrive quelque chose avant ? »

— Anna !... Un dimanche j'étais malade. Je n'avais pas pu le prévenir.

U a sonné à la porte. — Anna !... — Oui ? Il est venu. C'était l'été. Il avait un costume bleu clair, une

chemise ouverte, et cette chaine d'or autour du poignet que lui a donnée son ami.

— Viens m'aider à rentrer la lessive.. — Oui, mamma. Ma mère lui a ouvert la porte. Je ne sais pas ce qu'elle lui a

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dit. Il est entré dans ma chambre. Elle se tenait derrière lui. Elle souriait, je m'en souviens. J'avais la fièvre. Je tremblais. Il est resté quelques minutes, puis elle l'a raccompagné. En revenant, elle souriait toujours.

— Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ? Il a de l'argent ? — Je n'ai pas répondu. — Anna ! Fais attention ! Tu as laissé tomber un torchon. On voit que ce n'est pas toi qui lave.

Il n'avait pas d'argent, je le savais. Je savais qu'il faudrait attendre longtemps. Mais puisqu'elle souriait tout devenait possible. U reculait toujours la date du mariage, mais il ne manquait aucun de nos rendez-vous. Nos deux mères se sont rencontrées. k

H n'y avait pas d'accord écrit, mais c'était déjà une promesse d'engagement. J'étais patiente. J'aurais fait semblant de l'aimer. Lui aussi. J'aurais tenu sa maison bien propre, son dîner bien chaud chaque soir. J'aurais eu des enfants. J'aurais été seule maîtresse chez moi.

La contessa. Elle a une grande fourrure autour du cou. Un nez pointu, des yeux étroits, une bouche mince. Un oiseau- de proie. Elle pousse un petit cri et se précipite vers moi :

— Ma pauvre enfant ! Elle me serre contre elle. Sa fourrure sent le Camphre. Elle vient

de la sortir de son coffre. Elle ne s'attendait pas à ce froid si brusque. Elle a un rouleau de musique sous le bras, retenu par un élastique.

— Je lui ai parlé, vous savez. Hier encore, après la leçon. Il ne veut rien entendre. Son ami l'accompagnait. Ils repartent tous les deux pour la montagne. Dès qu'il y a de la neige ces deux garçons ne tiennent plus en place.

Elle parle. J'essaie de faire un effort pour comprendre ce qu'elle dit. En vain. Cette odeur de camphre me donne la nausée. Malgré moi je regarde les voitures. Pas de voiture française... La contessa m'embrasse et s'en va. Elle danse presque. Elle est heureuse de m'avoir rencontrée. Elle ne sait pas que je n'entends même plus ce qu'elle dit.

On a sonné. Le facteur ? Non, la voisine. Elle n'a plus de beurre et les magasins sont fermés.

Je sais qu'il ne m'écrira pas, mais j'attends.

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Pourquoi m'écrirait-il ? Je n'ai rien demandé. Je n'ai droit à rien. J'ai son adresse comme celle de tous les locataires. Bientôt Noël. Je pourrais lui envoyer une carte. C'est la coutume. Dans tous les pays. Sa femme ne s'en étonnerait pas. Je dessinerais cette carte moi-même. Un ange avec des ailes blanches et rouges. Peut-être me répondra-t-il.

Au début, ce n'est pas difficile. On a le temps. Tout le temps. Les gens disent qu'on s'habitue peu à peu, qu'on finit par oublier. Moi c'est maintenant que je -m'impatiente. Chaque fois qu'on frappe à la porte, je sursaute. Je sais bien que ce n'est pas possible.

' Mais c'est comme un poison très lent. Je suis empoisonnée. J'ai maigri. M. Antonioni me l'a dit hier en me caressant l'épaule.

— Tu ne manges pas assez, ma petite. Un jour tu viendras dîner avec moi.

J'irai. Parce qu'il faut que quelqu'un me prenne dans ses bras. Je ne me débattrai pas. Au contraire. Je forcerai M. Antonioni à le faire. En rentrant, je dirai tout à ma mère. Pour qu'elle me chasse. Elle me battra avec le manche de son balai, comme le jour où la mère de Paolo est venue tout lui dire. Elle était si con­tente de me battre.

La mère de Paolo a sonné deux coups. J'ai été ouvrir. Elle ne m'a pas dit un mot. Elle ne m'a même pas regardée. Elle m'a écartée avec sa canne et s'est avancée vers ma mère. Je crois qu'elle souriait. Elle a toujours été contre moi. Elle avait peur que Paolo ne lui donne plus d'argent après son mariage. Elle est veuve. C'est lui qui la fait vivre.

Elles se sont enfermées dans le salon. Parfois ma mère essayait de crier, mais l'autre frappait le sol avec sa canne pour la faire taire. Près d'une heure. Ma mère l'a raccompagnée jusqu'à la porte, puis elle est allée dans la cuisine. Elle a pris un balai, comme pour une chienne. Elle criait en me battant ; « Chienne ! Chienne ! qui se fait embrasser devant toute la ville par le premier venu ! Chienne ! qui ne peut même pas s'arranger pour qu'on ne la voie .pas !»

Oui, devant toute la ville. Sans en avoir honte. Les autres se cachent-elles ? Elles sautent à califourchon sur une Vespa, prennent par la taille l'homme qui les conduit. On sait bien où elles vont. Toutes ces machines arrêtées le soir le long des fossés, on sait bien ce que cela veut dire. Alors ? Pourquoi Paolo n'a-t-il jamais arrêté sa motocyclette dans la montagne ? Pourquoi ne m'a-t-il

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jamais entraînée sous les oliviers ? Eduardo m'embrassait, Eduardo dégrafait mon corsage, Eduardo me caressait longuement. D'une main ferme. Une belle main. J'aimais cette main. Je la sens encore. J'ai besoin d'une main sur moi.

* * *

Un chapeau de, feutre avec des plumes vertes. Un manchon de fourrure. Et, derrière la voilette, deux grands yeux presque mauves. Lorsqu'elle a dégagé sa main du manchon, j'ai vu qu'elle avait des gants verts assortes aux plumes de son chapeau. M. Anto-nioni, très flatté tournait autour de nous et me donnait de petites claques sur l'épaule, comme un propriétaire d'écurie fier de son poulain.

— Mais oui, signora. Je l'ai toujours dit : elle a des doigts de fée. La meilleure brodeuse de Florence. Malheureusement, je lui commande peu de nappes. Trop difficile à vendre à cause du prix de la main-d'œuvre.

La signora Tortini m'a brusquement saisi les mains et les a regardées longuement :

— Comme je vous envie ! a-t-elle murmuré. J'avais une grosse engelure à l'index. J'essayais de la dissimuler. — N'ayez pas honte. Ce sont des mains qui servent à quelque

chose. Elle a une bouche très petite qui ne doit pas sourire souvent. — J'ai besoin d'une grande nappe rouge. Venez avec moi. Nous avons marché longtemps. Ses talons frappaient le trot­

toir à petits coups secs. J'étais heureuse de marcher près d'elle. Sans savoir pourquoi. Peut-être parce qu'elle m'avait pris les mains. Pour la première fois depuis trois mois quelqu'un m'a pris les mains. J'aurais marché ainsi jusqu'au bout de la terre. J'avais envie de tout lui dire, de prononcer à haute voix le nom de Pierre. Je suis sûre qu'elle aurait compris.

Elle habite une grande maison qui donne sur les jardins Boboli. Devla fenêtre de sa chambre on voit le grand bassin de Vénus et les allées qui s'enfoncent dans la colline. Pendant que je prenais les mesures de sa table ronde elle m'a demandé :

— Où habitez-vous ? — A Fiesole, signora.

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— Seule ? — Avec ma mère. La table a trois grands pieds en forme de pattes de lion, avec

de belles griffes qui semblent la retenir au'sol. — Je la veux rouge et blanche, avec des lys. Et douze ser­

viettes. Voici de l'argent pour l'étoffe. Choisissez vous-même. J'ai confiance en vous. — Et sans même marquer un temps : — Vous n'êtes pas heureuse, n'est-ce pas ?

J'ai ouvert la bouche sans pouvoir parler. —• Au printemps je vais partir pour Gênes. J'ai besoin d'en­

tendre la mer. Venez avec moi. Vous me servirez de femme de chambre. Vous broderez pour moi. Je vous donnerai mille lires par semaine, nourrie, logée, éclairée, blanchie.

Elle parlait vite, d'une voix sourde, comme quelqu'un qui rêve. Elle avait gardé son chapeau et ses gants. A contre-jour, devant la fenêtre, je distinguais à peine son visage. Elle est restée long­temps silencieuse. Je crois qu'elle fermait, les yeux. Puis elle a enlevé ses gants à petits gestes vifs :

— Ne répondez pas encore. Réfléchissez. En me raccompagnant : — C'est pressé la nappe. Très pressé. Travaillez vite.

Je ne veux pas qu'elle sache. Je broderai la nuit à la lueur d'une bougie. Elle n'aura pas l'argent. Pour moi seule. Dans la radio avec le reste. Et lorsque j'en aurai suffisamment je prendrai le train.

Je m'endormirai sur la banquette. En me réveillant il y aura ' la tour Eiffel derrière la vitre du compartiment. Je tiendrai à la main un petit papier avec son adresse. Je le montrerai au premier

1 agent de police. Je m'assiérai sur un banc devant chez lui. J'atten­drai sans, bouger. Il finira bien par descendre de sa voiture. Il passera devant moi sans me reconnaître. Sa femme le tiendra par le bras. Ses enfants joueront autour de lui. J'attendrai qu'il fasse nuit. Je regarderai les fenêtres s'allumer l'une après l'autre. Peut-être ouvrira-t-il la sienne. Il ne remarquera pas cette ombre immobile sur le banc. Sa femme l'appellera du fond de son lit. Je resterai jusqu'à ce que la lumière s'éteigne, puis je retournerai vers la gare.

Je m'arrête chez M. Antonioni pour lui raconter. Il com­mence par grogner :

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— Et mes pull-overs alors ? Tu ne travailleras plus pour moi ? Je le rassure. Au fond il est très fier. Il veut faire croire que

c'est lui qui m'a découverte. * ' — Tu sais que la signora vient me voir tous les jours depuis

une semaine. Elle avait vu, chez une de ses amies, la nappe verte avec les feuilles d'olivier que tu as brodée l'an dernier. Elle est devenue folle de cette nappe. Elle voulait absolument te connaître.

Quelqu'un pendant une semaine est venu pour moi tous les jours...

Il me prend presque dans ses bras tant il est fier. — Tu ne grossis toujours pas, ma belle. Un seul mot et il m'invite à dîner. Mais j'ai hâte d'acheter

l'étoffe, de tailler la nappe. J'entends, déjà le sifflet de la loco­motive.

Vingt et un décembre. Quatre mois aujourd'hui. Je n'ai pas dessiné l'ange aux ailes rouges et blanches. Pas un signe. Rien. Qu'il me croie morte. Qu'il ne sache pas que je l'ai volé. Qu'il m'appartient. Qu'il est avec moi chaque nuit pendant que je travaille à la nappe de la signora Tortini. Je l'interroge. J'ai brodé les lys en biais dans les angles parce qu'il me l'a conseillé. Il parle en me regardant travailler. Il me raconte la France, sa mère, son père, ses frères avec lesquels il faisait de la bicyclette autrefois. L'été ils se baignaient dans le Rhône. Avignon. J'ai regardé sur une carte. Il y a un fleuve qui s'appelle le Rhône et qui longe la ville. Il a des frères, j'en suis certaine. Il n'a pas un visage de fils unique : le visage de Paolo, le mien. Avec ce regard inquiet, cet air de toujours chercher quelqu'un pour ne plus être seul. Pierre a un frère. Peut-être couchaient-ils dans la même chambre. Peut-être jouaient-ils, comme moi, à cacher leur visage dans l'oreiller, en fermant les yeu\ pour voir danser des lignes de couleur. C'est un jeu que j'avais inventé. J'essayais de compter les lignes. Je disais « J'en vois cent, j'en vois cent cinquante ». Personne ne répondait. J'ai essayé d'y faire jouer ma cousine Nella, un soir où elle couchait à la maison. Mais Nella n'a pas trouvé le jeu amusant., Elle s'est endormie tout de suite. Mon père aurait peut-être joué «avec moi.

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Depuis trois mois je pense à mon père. Aux frères que je n'ai pas eus. Avec les autres je ne pensais qu'à ma mère, au moment où je pourrais lui dire : « Je siîis ici chez moi. » Avec les autres je ne pensais qu'aux peintres qu'on ferait venir pour remettre la maison à neuf, à la fenêtre de la cuisine qu'on agrandirait, à l'étoffe des rideaux, à la cuisinière électrique, qu'on achèterait à tempérament. Les autres, je ne les voyais pas dans la maison. Je ne voyais que moi.

. Lui... Lui, il a couché dans ma chambre. Lui, il est entré la nuit

dans ma cuisine. Un matin il a enlevé sa veste et l'a posée sur le dossier de ma chaise. Il a rangé son linge dans les tiroirs de ma commode, il s'est regardé dans ma glace pour se raser. Lui, c'était un homme dans ma maison. Lui, c'était mon frère. J'ai été en classe avec lui, et les soirs où il faisait froid nous sommes remontés en courant jusqu'à la maison. J'ai été à la messe avec lui. J'ai assisté à sa première communion. J'ai écouté le rire de ses cama­rades quand ils s'enfermaient dans sa chambre, et je n'osais pas pousser la porte parce que j'était une fille. J'ai guetté son retour, plus tard, lorsqu'il descendait danser à Florence. J'ai menti à ma mère pour qu'elle ignore qu'il rentrait au petit matin. J'ai lavé son oreiller un jour où il avait trop bu. Lui, c'était mon enfant et je l'ai regardé dormir. C'était mon père, et je tiens tout de lui.

*

— Anna ! Je ne peux plus l'entendre. Dix fois, vingt fois par jour. Pour

être sûre que je suis là. Que je ne me suis pas échappée. Qu'elle peut me faire mettre à genoux pour brosser les parquets. Son nou­veau jeu. A l'eau froide. Le premier jour j'ai voulu faire chauffer l'eau. Elle s'est mise à hurler :

— Le gaz ! Qui paie le gaz ? De l'eau chaude pour les par­quets, maintenant !

Elle me fait déplacer les meubles, frotter dans tous les coins. — Anna ! — Oui, mamma. — As-tu épluché les pommes de terre ? Tout. Je fais tout. Même la lessive. Elle se contente de surveiller

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LE MAI FLORENTIN 97

Je suis sa bonne. Depuis le mariage de Nella. Nella s'est mariée. Elle ne nous a pas invitées. Ma mère l'a appris, par hasard, d'une voisine. Nella me renie à son tour. Elle a honte de cette cousine qui n'a pas su garder ses fiancés. Qui s'est promenée dans toute la ville au bras d'un étranger. Qui a déshonoré sa famille. Tu as obtenu ce que tu voulais, Nella. Tu as une maison, un mari dans ton lit qui te caresse lorsque les rideaux sont tirés. Tu n'obéis plus à personne. Tu règnes sur tes biens. Tu commanderas un jour à tes enfants. Mais regarde ma main. Ma main fermée. Ce que je tiens dans ma main, jamais tu ne l'obtiendras. Huit jours de bonheur. Méprisez-moi. Insultez-moi. Battez-moi. J'ai été heu­reuse. Plus qu'aucune de vous.

— Comme elle est belle ! La signora Tortini caresse la nappe, y frotte doucement son

visage. Pour la première fois j'ai l'impression qu'elle peut apprendre à sourire. Je crois que c'est vrai. La nappe eet très belle. Avec ces lys blancs de toutes les tailles qui semblent jetés au hasard et se groupent au centre en couronne.

Le reflet rouge sombre lui empourpre les joues. Elle ferme • les yeux. Elle tremble. N'étais-je pas ainsi sous les oliviers lorsque Eduardo...

— Il faut venir à Gênes avec moi. Il le faut. Elle parle à voix basse. Comme une prière. Je réponds non. — Pourquoi non ? Je réponds que ma mère ne veut pas, qu'elle a besoin de moi.

Je réponds que la maison est trop grande pour elle seule. Mais je pense qu'il y a le Ponte-Vecchio et toutes les rues que nous avons prises. Et sa présence dans ma chambre. Et s'il revenait un jour me chercher ? Je réponds que ma mère est malade. Qu'elle n'a plus la force de tenir sa maison. Qu'elle n'a pas assez d'argent pour s'offrir une bonne. •

— Je lui en donnerai, dit la signora. Je réponds que c'est impossible de donner de l'argent à ma\

mère pour s'offrir une bonne alors qu'à Gênes je serai la bonne d'une autre. Mais je pense qu'une lettre peut arriver, qu'il y a son souvenir dans chaque coin de la maison. Et s'il sonnait un jour à ma porte ?

— Réfléchissez encore, Anna. Ne dites pas encore non. Je ne pars que dans deux mois.

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Elle est malade. Une jaunisse. J'ai fait venir un médecin. Il dit que c'est le foie. Il faudrait qu'elle mange de la viande rouge. Avec quel argent l'acheter ? Pas celui que je cache dans ma radio. Elle ne se lève plus. Elle ne crie plus. Elle pleure. Elle est comme une grosse petite fille au fond de son lit, qui a peur du noir et qui attend qu'on allume la lampe. Je lui donne ses remèdes, je retape son lit, je lui apporte une cuvette pour qu'elle se lave. Le froid m'empêche d'ouvrir la fenêtre. L'odeur s'est installée très vite. Comme autrefois. J'avais sept ans. Mais je la reconnais. C'est l'odeur des malades. Mon père était couché dans le même lit avec la même couverture violette, la même serviette sur l'oreiller pour ne pas le salir. Elle aussi l'a reconnue. Elle essaie de me prendre le bras, de me retenir. Elle m'appelle « ma petite Anna ». Elle dit :

— Pourquoi sommes-nous si malheureuses ? J'ai été tous les dimanches à la messe. Je n'ai jamais laissé éteindre la petite flamme devant la Madone. Alors ?

Je ne réponds pas. Je compte ses gouttes dans un verre. Je le lui tends. Elle hésite. Elle dit comme une petite fille :

— Ce n'est pas encore l'heure. Je l'oblige à boire.

Une semaine. Elle est toujours aussi jaune, aussi faible. Je ne sais pas ce qui m'arrive. J'ai pour elle une sorte de tendresse. Pour la première fois de ma vie je la regarde comme les filles regardent leur mère. J'ai envie de la coiffer, de lui mettre une belle chemise de nuit, de m'asseoir au pied de son lit. Pourquoi n'ai-je personne d'autre ? Personne sur qui veiller, personne à prendre dans mes bras. Toute cette tendresse en moi qui ne sert à personne. Les enfants dans la rue s'enfuient si je leur tends la main. Juste une seconde. Poser ma main sur leurs cheveux On leur a dit qui j'étais. Ils crient dans mon dos : « Zittellonna!... » comme leurs parents. Derrière toutes les fenêtres il y a des femmes fières de leurs maris et de leurs enfants, qui ricanent quand je passe. La vieille fille qui se noue un foulard autour de la tête et ne met plus de rouge à lèvres. Celle qu'on n'invite pas, à qui on n'écrit pas.

JACQUES TOURNIER.

(La dernière partie au prochain numéro.)