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LE BLOC-NOTES APRÈS L'HISTOIRE-21 Philippe Muray L 1 a voix de l'ouragan C'est tambour battant, tout à coup, et avec une virulence stupéfiante, que les éléments se , I sont chargés d'apporter aux derniers jours de cette fin de siècle et de millénaire l'éclat de la surprise et la terrible ferveur de cette spontanéité ou de ce non-sens qu'ils étaient bien incapables d'acquérir par les moyens humains qui avaient été mis depuis si longtemps, et avec si peu de résultats, à leur service. Né au milieu de l'océan, et de ce que l'on n'appelle pas tout à fait par hasard une dépression, le hurlant phénomène naturel qui s'est abattu par deux fois sur une partie de l'Europe pour la dévaster, et donc lui apporter cette part de négatif, et même d'effroi, sans lesquels il n'y a plus que de la mort qui vit une vie humaine, a brièvement réveillé de leur torpeur tous les morts-vivants de la société posthistorique. Il a fallu rien de moins qu'un cyclone formidable, dès le surlendemain de Noël, et juste avant les atrocités subséquentes de la Saint- Sylvestre, pour les faire dégringoler en sursaut de leur univers de 121 REVUE DES DEUX MONDES FÉVRIER 2 0 0 0

APRÈS L'HISTOIRE-21 - Revue Des Deux Mondes

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LE BLOC-NOTES

APRÈS L'HISTOIRE-21

Philippe Muray

L1 a voix de l'ouragan — C'est tambour battant, tout à coup,

et avec une virulence stupéfiante, que les éléments se , I sont chargés d'apporter aux derniers jours de cette fin de siècle et de millénaire l'éclat de la surprise et la terrible ferveur de cette spontanéité ou de ce non-sens qu'ils étaient bien incapables d'acquérir par les moyens humains qui avaient été mis depuis si longtemps, et avec si peu de résultats, à leur service. Né au milieu de l'océan, et de ce que l'on n'appelle pas tout à fait par hasard une dépression, le hurlant phénomène naturel qui s'est abattu par deux fois sur une partie de l'Europe pour la dévaster, et donc lui apporter cette part de négatif, et même d'effroi, sans lesquels il n'y a plus que de la mort qui vit une vie humaine, a brièvement réveillé de leur torpeur tous les morts-vivants de la société posthistorique. Il a fallu rien de moins qu'un cyclone formidable, dès le surlendemain de Noël, et juste avant les atrocités subséquentes de la Saint-Sylvestre, pour les faire dégringoler en sursaut de leur univers de

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paillettes en conserve, de réjouissance programmée et de célébra­tions présélectionnées. Et même si ce phénomène a été le plus vite possible recouvert par la seconde vague de festivités, et par les dis­cours qui étaient tenus sur ces festivités, il a laissé derrière lui en s'effaçant une belle traîne de malaise où s'est peut-être résumé ce qu'il reste de vie sur cette terre lorsque les lois fatales de l'hyperfes-tivisme la régissent absolument, et lorsque tout, jusqu'aux moindres gestes, est contrôlé par elles.

En même temps que le fioul giclant hors de la carcasse de l'Erika commençait à se répandre sur les côtes de Bretagne et de Vendée, et que la cochonnerie gluante contenue dans les cuves d'un vieux cargo englouti avec son pavillon de complaisance venait submerger les plages comme une énorme jouissance noire, la tempête, sur une plus grande échelle, faisait ce qu'elle pouvait, dans le domaine de l'ani­mation, pour arracher Homo festivus à son hébétude et le plonger tout cru dans l'abasourdissement. On ne peut certes pas dire que c'est la nature pure qui, pour quelques heures, a repris ainsi ses droits, puisque ce déchaînement n'était lui-même que l'enfant maudit de la technique et des immenses désordres que celle-ci produit. Dans cette mesure, il n'aura été que la caricature d'un phénomène naturel, ou sa parodie. Et d'ailleurs il était exagéré comme une caricature ou démesuré comme une parodie. Mais sans doute ne peut-il plus en aller autrement, dans aucun domaine, et même en ce qui concerne les phénomènes dits « naturels ». Il n'en reste pas moins qu'entre le 25 et le 27 décembre cet objet climatique mal identifiable a abattu ses cartes, celles du désastre en rase campagne, de la calamité catégo­rique et de l'effroi sans explication.

Il a donné aussi, en passant, à la post-humanité hyperfestive une brève mais remarquable leçon d'action, c'est-à-dire de métamor­phose du réel par négation du donné. De sorte que lorsque les res­ponsables de Météo-France, au comble de la stupéfaction, et même s'ils ne savent pas ce qu'ils disent, parlent de tempête « historique », ils se trompent moins qu'on pourrait le croire, dans la mesure où l'Histoire se définit par sa capacité de transformer le réel, au moyen de l'action négatrice, en chose créée ; et qu'il n'y a plus que les catas­trophes « aveugles » pour avoir encore l'horrible courage de se char­ger de ce travail : en dévastant la dévastation même qu'est devenu le monde concret, et en démoralisant pour quelques minutes ou pour

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quelques jours ceux qui tiennent sur ce monde et sur son avenir tant de discours de carnaval. L'Histoire n'est plus, de toute façon, que ce qui met en péril, et toujours de manière brève, l'ordre implacable et désolé des choses, et fissure pour un instant le masque bouffon que l'on a voulu plaquer à jamais sur le malheur et sur l'ennui.

L'événement se venge des événementeurs—Pendant quelques heures, en tournant et en tourbillonnant au-dessus de la France et d'autres pays d'Europe, la tempête s'est évertuée, alors même que se préparaient les plus minables divertissements, à redonner très provi­soirement un sens et un semblant de vie à ce qui n'en a plus depuis si longtemps. Pour y parvenir, il fallait qu'elle casse tout. J'ai l'air de parler de ce cataclysme comme s'il s'agissait d'une intervention divine, mais il n'est pas désagréable d'avoir l'air de cela quand tous les cré­tins rationnels des médias se félicitent, au contraire, de ce que le bon peuple, éduqué et rééduqué à mort, domestiqué par le positivisme de grande surface enseigné par tous les pouvoirs politiques, culturels et médiatiques, n'ait pas imité, devant la catastrophe, ses ancêtres médiévaux, et se soit abstenu, comme ces ploucs moisis l'auraient fait en pareille occasion il y a mille ans ou plus, d'y voir la « main de Dieu » ou le « châtiment du ciel ».

Par soi-même, et à moins que l'on soit animiste, panthéiste, membre d'une secte apocalyptique ou millénariste, cet ouragan est ininterprétable (sauf, une fois encore, en termes de dérèglements cli­matiques). Il n'a littéralement aucun sens. Il est l'insensé même, ou le dieu de l'Inintelligible. C'est une manifestation naturelle, comme l'était aussi l'éclipsé du mois d'août dernier, dont il a d'ailleurs curieu­sement paru vouloir singer, quoique d'une façon plus limitée, mais également plus ravageuse, le trajet. Mais la « naturalité » de cette éclipse n'avait alors pas empêché les médiatiques d'y voir, qu'on s'en souvienne, une leçon de « tolérance » ; et le bon peuple de dire qu'il s'agissait d'un signe de paix, de bonheur, d'amour ou de solidarité. De même a-t-il été aussitôt rabâché, après les tempêtes du 26 et du 27 décembre, qu'elles avaient déclenché à travers le pays un mer­veilleux élan de « solidarité ». Et d'ailleurs, pour se faire une idée de l'inlassable travail de catéchèse des festivographes, on peut comparer deux propos recueillis à six mois de distance par le Monde ; le pre-

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mier, déjà cité, émanant d'un ingénieur qui, en pleine éclipse, s'écriait : « Quelle émotion de voir tout ce monde désirer la même chose ! » ; le second, fin décembre, provenant d'un médecin au lende­main de l'ouragan : » Le seul côté positif, c'est que les gens se mobi­lisent. On est tous ensemble. » La juxtaposition de ces pauvres mots permet de vérifier ce que l'on savait déjà : l'implacable suite dans les idées des endoctrineurs et des sermonneurs hyperfestifs ; si tant est que l'on puisse parler d'idées en pareil domaine, où les mêmes bali­vernes sont reprises sans cesse, et peut-être à l'insu de ceux qui transmettent ces malheureuses phrases comme autant de prières lugubrement redondantes.

Il n'en reste pas moins qu'ils voient de l'obscurantisme seule­ment où et quand ça les arrange : les foules qui, le 31 décembre, sur les Champs-Elysées ou ailleurs, racontèrent derechef que l'an 2000 ouvrait un monde d'espoir, de paix et de bonheur devinrent des témoins dignes de foi ; tandis que d'autres, devant la marée noire ou la tempête, s'ils avaient le malheur de grommeler qu'ils y voyaient une manifestation de la « Justice divine », étaient considérés comme d'indécrottables abrutis. C'est que, dans le premier cas, les fades pro­pos relevés dévotement appartiennent à la fiction du nouveau monde, et au seul animisme toléré, celui précisément de la « tolérance » ou de la « solidarité », lorsque, dans le second cas, il ne s'agit plus que d'une superstition rétrograde, archaïque et donc condamnable, par rapport à la nouvelle superstition désormais régnante. La fin de l'Histoire n'est pas le moment où toute parole perd son sens. Elle est le début d'une longue époque où seule la parole insensée a droit de cité. Mais cette parole insensée doit elle aussi, et comme le reste, être moderne. À cette condition seule, elle n'est plus jugeable, c'est-à-dire compa­rable à quoi que ce soit. La fin de l'Histoire, pour qu'elle ne soit jamais vue comme fin, révoque le passé où se trouvent la connais­sance de la fin de l'Histoire, et aussi le secret de la folie particulière que celle-ci entraîne.

L'an 2000 n'a pas duré longtemps — C'est bien de l'Histoire, et si paradoxal que cela puisse paraître, qui est passé en vociférant sur le « passage à l'an 2000 » ; puisqu'il faut que ce soit la nature, dans \ la nouvelle division des tâches posfhistoriques, qui se charge de cette besogne historique que les hommes eux-mêmes, qui en étaient les

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inventeurs, ont maintenant délaissée (un peu à la façon poétique dont Hugo, dans les Châtiments, exhortait les abeilles du manteau impérial à s'échapper de ce manteau et à fondre sur Napoléon III : «Et qu'il soit chassé par les mouches / Puisque les hommes en ont peur! »). Le vaste brame du vent, galopant, tourbillonnant, pulvérisant tous les records de vitesse, tournant mille fois mieux que ne devaient tourner, quelques jours plus tard, les pitoyables roues d'artistes des Champs-Elysées, a semblé reprendre ses vieilles habitudes d'avant l'invention du festif, et même d'avant l'Histoire, quand prédominaient les forces élémentaires et les grandes gueulantes impersonnelles des puissances telluriques. La gestion prévisionnelle de l'événement a été balayée en un tour de main ; ou, plutôt, c'est l'événement qui a été en avance sur l'événement. Il l'a vaincu à plate couture. Il l'a coiffé au poteau. Il a donné à l'événementiel des leçons d'événement, autrement dit de démentiel. Et il a fait mentir les événementeurs, c'est-à-dire les boni-menteurs d'événements surgelés, et tous les charlatans de l'avenir en rose, et tous les diseurs de bonne aventure des lendemains qui chantent comme prévu.

Qui sème le vent festif ne récolte pas toujours que des tem­pêtes d'applaudissements. Pendant quelques heures, le cataclysme de l'an 2000, ou plutôt l'an 2000 en tant que cataclysme, n'a pas pesé très lourd devant ce cataclysme. Les toits des maisons épluchés à la volée, des pylônes terrassés, des cheminées emportées, des grues renversées, des arbres déracinés (deux cent soixante-dix millions d'arbres moissonnés, une bonne part du « parc forestier français », dit-on ; mais qu'est devenue, à cette occasion, la grotesque « méridienne verte » plantée par la mirobolante Trautmann, de Dunkerque aux Pyrénées, et qui doit abriter un grand banquet citoyen le 14 juillet 2000?), des manèges forains envolés, des cours d'eau en crue, des voitures écrasées par des chutes de murs, des fils à haute tension arrachés, des régions entières plongées dans le noir, Versailles dévasté, des clochetons de Notre-Dame frappés, les poubelles et les néo­colonnes Morris roulées partout d'un trottoir à l'autre dans les nies des villes, près d'une centaine de morts enfin : tout cela a constitué, pour parodier Malraux, comme une sorte d'intrusion de la tragédie grecque dans l'opéra bouffe de notre époque, ou plutôt dans le festi-vodrame qu'elle est devenue (ce qui est incompréhensible, en revanche, et même révoltant, c'est que les sales roues des Champs-

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Élysées aient été épargnées). En même temps que les oiseaux mazoutés, guillemots, mouettes tridactyles ou fous de Bassan tués par la marée noire, apparaissaient sans arrêt sur les écrans de télévision, tenus à bout de bras, ailes écartées, comme les derniers mimes d'une crucifixion qui ne signifie plus rien.

Tandis que les médias s'époumonaient depuis des semaines pour donner un semblant d'existence aux célébrations de l'an 2000, que les magazines débordaient de commémorations affligeantes, annonçaient des temps vraiment neufs, des années comme on n'en a encore jamais vu, le franchissement d'un seuil symbolique extraordi­naire, du moderne vraiment moderne, du moderne de chez Moderne (l'avant-dernier numéro du Nouvel Observateur fut à cet égard une sorte de chef-d'œuvre : le patriarcat effondré allait permettre à l'humanité d'aborder une nouvelle étape de l'évolution, la science et le matriarcat allaient marcher main dans la main, le devoir d'ingé­rence et la souveraineté éthique étaient nos nouvelles étoiles mira­culeuses, etc.), l'ouragan se préparait à imposer sa loi. On pensait être tranquilles, agenouillés devant trois zéros magiques précédés par un deux (et ce deux, un âne médiatique l'a écrit, allait effacer les mauvais souvenirs du millénaire précédent, celui du un, qui était aussi celui de tous les égoïsmes)? L'œil du cyclone ne dormait que d'une oreille. Et, de ces agenouillements de sacristie mondialisée, il se préparait à ne faire qu'une bouchée. Comme s'il fallait en finir avant l'heure avec la fin et avec l'heure, c'est-à-dire avec les géantes désolations préparées pour ce « passage à l'an 2000 », et avec tous les divertissements laborieux, tous les radotages, toutes les considéra­tions rétrospectives ou prospectives, tous les bilans du siècle passé, toutes les relectures du millénaire, toutes les bonnes résolutions pour l'avenir aussi, toutes les illusions pénibles et touchantes concernant le siècle qui vient. Et alors que chacun rabâchait les dangers eux-mêmes prévus, donc sans attrait, que ce « passage » promettait, attaques teiToristes, suicides de sectes, émeutes de casseurs et ainsi de suite, la tempête a apporté cet imprévu où se condense la seule jouissance encore envisageable dans un univers presque intégrale­ment planifié et aussi excitant qu'une salade prélavée.

D'où l'étrange euphorie, ou le bref soulagement, qui a pu envahir, devant cette catastrophe, ceux du moins qui n'en étaient pas frappés directement ; et même ces derniers, peut-être, furent capables

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de reconnaître de manière plus ou moins inconsciente, dans ce qui les atteignait si affreusement, le visage oublié de l'Histoire, celui de la ruse en soi, nécessairement libératrice, par rapport à tout le complot mortel du prévisionnel dans quoi se résume l'époque qui commence, et aussi une espèce de rébellion étrange contre le néo-pouvoir et toute sa quincaillerie calamiteuse de choses domestiquées (l'humour noir étant que l'Histoire, pour faire retour si fugitivement que ce soit, ait pris l'apparence de ces forces élémentaires qui régnaient dans les temps « originels », c'est-à-dire avant l'Histoire). La tempête, en occupant les hommes par son extraordinaire inventivité dans la des­truction, les a sauvés, mais de manière provisoire, d'avoir à se vautrer dans la servitude et dans la solitude festives. De sorte qu'il faut avoir le courage de dire, même si cela ne peut pas être entendu, que les départements atteints ne sont pas sinistrés, mais que c'est la civilisa­tion hyperfestive qui est un sinistre contre lequel ne nous protège aucune police d'assurance ; et qu'il n'y a plus d'autre catastrophe que le monde présent. Ce que savent si bien les surveillants de ce monde qu'ils s'empressent de dépêcher des cohortes de psychologues, aco­quinés en « cellules de crise », pour faire très vite oublier aux victimes de la catastrophe qu'elles viennent de vivre quelque chose d'exté­rieur à la programmation hyperfestive. On les dit « en état de choc », ces victimes, mais il faut avoir vu à la télévision une de ces « psys » fonçant sur une vieille dame dont la maison venait d'être dévastée, et surtout le regard d'effroi de la vieille dame quand la « psy » essaya de lui caresser la joue, pour comprendre de quel côté se trouve la volonté de terreur ; et qu'il ne s'agit jamais, sous couvert d'aide, de soins, d'assistance, que de ramener parmi nous, c'est-à-dire dans l'enfer concret de la niche festive, des personnes suspectes d'avoir joui ailleurs.

« L'urgence est maintenant à la remise en marche du pays », comme a dit je ne sais quel abruti qui positivait sans façons. Est-ce qu'on peut imaginer plus farcesque et plus dernier-hommiste qu'un tel boniment ? Ce pays, comme les autres, a besoin de tout sauf d'être remis en marche. Pour aller où, d'ailleurs? Dans quelle direction ? Et pour quoi faire? Pour avaler, coûte que coûte et sous le knout, les « vingt et une utopies réalistes », par exemple, atrocement poussées comme autant de champignons empoisonnés dans l'ultime dossier spécial du dernier numéro de 1999 du Nouvel Observateur! S'il y a

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bien quelque chose d'évident, c'est que toutes ces prétendues uto­pies tolérantes, féministes, écologistes, humanitaires, unitaires, totali­taires et terroristes, fruits des cogitations de ce qu'il y a de pire aujourd'hui sur la planète, notamment les associations et les réseaux militants internationaux, se réaliseront quoi qu'il arrive (la plupart sont déjà là). Il ne faut pas lever le plus petit doigt pour en hâter l'accomplissement. Il n'y a d'ailleurs plus à lever le petit doigt pour quoi que ce soit. Il n'y a plus qu'à laisser l'ouragan passer, de temps en temps, sur ce qui avait été prévu, et en ternir la miteuse gloire. Et regarder alors se démener à contre-courant les ennemis de l'imprévu, médiatiques ou politiques, qui sont d'abord les adversaires mortels de ce qui peut malgré tout rester encore d'humanité sur cette terre posthumaine.

Des fêtes en rase campagne — La tempête nous a sauvés, mais en partie seulement, de l'an 2000. Dans l'univers hyperfestif, il n'y a plus que ce qui détourne l'attention du festif qui ait quelque valeur, et qui soit en mesure de redonner de vagues goûts de réel, de néga­tivité et de transformation à un monde qui a perdu toutes ces pro­priétés et qui ne les retrouvera jamais. La tempête, comme véritable évasion venant trouer la trame de fausses évasions tendue à la manière d'un piège évident par la société écroulée des trente-cinq heures et de l'Universel festif, a joué le rôle de grain de sable, ou de bâton dans les roues, qui était autrefois l'apanage des individus. Dans ce domaine comme dans les autres, l'accidentel est devenu ce qu'il y a de plus objectivement nécessaire et de plus pertinemment justifié.

Les » éléments déchaînés » n'ont rien à perdre, même pas leurs chaînes. Fi.ce au monstre hyperfestif, et dans un univers où tout est retourné, l'ouragan a agi comme naguère agissait le particulier contre l'Universel ; ou comme n'importe quelle fête opérait jadis contre le pas-à-pas des jours non festifs ; ou comme un spectacle théâtral d'autrefois, avec son assemblage savant d'illusions et de tromperies, agissait contre la véracité et l'authenticité cadavériques du monde réel. Mais qu'attendre précisément du spectacle ou du théâtre quand ils ne veulent plus tromper le public, ou le trahir, mais ne demandent qu'à se retrouver en phase avec lui, qu'à faire cause commune avec ses supposés désirs de démocratie, de solidarité, de fraternité, d'égalité,

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de parité et de transparence ? Qu'attendre, en somme, de son sem­blable! Qu'attendre de ce qui ne cherche même plus à établir avec vous le moindre rapport de forces, ni à ouvrir entre vous et lui la moindre querelle, et encore moins l'envenimer? Qu'attendre de ce qui vous ressemble tant que c'en est dégoûtant ?

Rien. Ici comme ailleurs, la clonisation est générale. La mêmifi-cation est absolue. Et si le théâtre, comme le reste, pèse le poids d'un art mort, c'est qu'il épouse le mouvement de disparition des diffé­rences de sexe, d'effacement des cloisons, de mêmisme, de métissage ou de créolisation qui sont le propre, si l'on peut dire, de notre nou­veau monde placentaire. Et il l'épouse avec une servilité abjecte où on ne cesse de voir la plus grande des vertus. De ce désastre, et à son insu bien évidemment, le « maître d'œuvre » des roues du millé­naire se faisait l'apologiste lorsqu'il évoquait le spectacle du 31 dé­cembre sur les Champs-Elysées comme une grande parade par la grâce de laquelle « on ne sait plus où est la fête et où est la ville ». Qu'est-ce qui différencie, en effet, un comédien d'aujourd'hui d'un passant dans la rue, de tous ces effrayants passants transgéniques que l'on peut désormais croiser par fournées sur les trottoirs, affublés en clochards sportifs, en écoliers à sac à dos, en comiques à rou­lettes, en abrutis tendance, en clowns sacrificiels piercés sur toutes les coutures, et en compagnie desquels Grock ou Zavatta auraient eu honte de se laisser voir ?

Et qu'est-ce qui différencie la fête de la fête ? Dans la redou­table civilisation du continuum festif, ce n'est plus la fête elle-même qui peut apporter un divertissement ou une diversion. Ton sur ton, pour ainsi dire, elle n'est plus dans la vie quotidienne que de la gri­saille sur de la grisaille. Elle n'a plus que l'insuffisante consistance des jours dits - normaux ». Dans ces conditions, c'est le divertissement lui-même qui devient une privation ou une frustration, même si per­sonne ne paraît encore s'en être aperçu ; et c'est la fête telle qu'elle s'étale qui est une désolation sans pareil et dont il faut trouver à se distraire ; comme jadis on s'arrachait, par du festif localisé, à la routine du temps. Et c'est la dévastation, en revanche, ce sont les ravages et le fracas qui se chargent de l'inversion de l'inversion, du bouleverse­ment de tous les bouleversements, et de l'embrouillement de toutes les perspectives surembrouillées qui sont l'état régulier de l'existence actuelle.

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Qu'une tempête, en traversant la France d'ouest en est, et en y creusant un gigantesque sillon de ruines, ait pu devenir une attraction souveraine, à quelques heures du déploiement d'attractions fabri­quées par es charlatans du monde hyperfestif, en dit long sur l'état de consternation des êtres humains et sur le marasme fun où ils se débattent sans oser le penser. Dans le temps où ceux-ci proclament d'une façon manifeste qu'ils veulent la fête et qu'ils ne veulent plus que ça, ils disent aussi de manière latente qu'ils désirent tout autre chose. Des bals de campagne annulés, des pistes de danse sous eau, des pateline abandonnés par la « fée Électricité », des dîners de gala reportés à la Saint-Glinglin, des feux de Bengale à la poubelle, des réveillons gâchés un peu partout ont été, et quoi que l'on dise, des divertissements plus puissants, même s'ils furent horribles aussi, et souvent tragiques, que tout ce que l'on a pu dans le même temps inventer en matière de festivisme. Ils furent des chances. Des occa­sions. Et presque des aubaines. Par rapport à quoi toute la quincaille­rie brinquebalante et humanitaire des malheureuses roues sur les Champs-Elysées, le 31 décembre, n'a représenté qu'un retour sinistre à la normale, c'est-à-dire à la chiourme festive, et pour des specta­teurs qui n'étaient que des mutants, puisque la foule agglutinée autour de ces sottes attractions n'était, comme de juste, composée que de touiistes.

Cyclone contre cycles. Qui peut douter de l'issue ? Comme elles avaient été faites par des « artistes », ces roues, on a pu vérifier une fois de plus que les « artistes » sont parmi les plus efficaces des nor-malisateurs de l'époque qui commence. Ce sont ses gardiens et ses meilleurs rétablisseurs d'ordre sous des apparences trompeuses de bouffons forains, et derrière tout le baratin iconoclaste avec lequel ils déguisent leurs déguisements. Ce sont aussi les conservateurs de ce qui reste de l'art théâtral lorsque cette discipline défunte a fusionné avec le cirque, cette autre tradition liquidée depuis longtemps, et que l'on est alors justifié de parler, ne serait-ce que pour éclaircir les idées, d'art contemforain. Il est désormais acquis, et sans cesse répété dans les meilleures publications de la bonne presse pieuse, que le théâtre est maintenant descendu dans la rue ; et c'est bien normal que le théâtre qui n'existe plus descende dans les rues, puisqu'il n'y a plus de rues ; de même que la clownerie la plus médiocre descend dans les hôpitaux pour empêcher les agonisants de mourir en paix, c'est-à-

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dire sans les secours abominables de Vextrême-onction festiviste ; et de même encore que le théâtre en débâcle sert de « thérapie » aux entreprises « malades de non-communication » (c'est-à-dire bien por­tantes, puisque la communication est naturellement la maladie même ; mais malades de ne pas être en harmonie avec les directives mor­bides de la modernité). « Le public trompe le comédien, et le comédien trompe le public », écrivait il y a cinquante ans l'immortel Jouvet, ten­tant de définir l'essence même du théâtre. Mais personne, à présent, ne trompe plus personne (et, d'ailleurs, nul n'y songe). Personne ne vit plus dans l'envers d'un endroit qui n'est plus rien et où il ne se passe rien, si ce n'est du néant citoyen. Et il ne faut pas croire un mot non plus de tout ce que l'on raconte à propos de ce merveilleux théâtre « informe », « bousculé », « remis en question », formidablement illuminé d'« anticonformisme pluridisciplinaire », de ce « théâtre à trois cent soixante degrés » d'abord imposé dans les infortunées aggloméra­tions d'Aurillac et de Chalon (« la ville de Nicéphore Niepce, l'inventeur de la photographie : de quoi prédisposer ses habitants à la fête et à l'image », écrivait Libération), puis répandu partout avec ses cracheurs de feu dérangeants, ses funambules provocateurs, ses acrobates déjantés, ses nomades transgressifs et ses majorettes rebelles. Ce ne sont là, comme d'habitude, et derrière toutes les sornettes de néo-commedia dell'arte dont elles sont habillées, que des opérations de maintien de l'ordre, et des mises en place de contrôle implacable. Et c'est cet ordre même du nouveau monde qui doit être à présent mis en pièces. Les deux ouragans des 26 et 27 décembre n'ont fait que montrer la voie. Ce ne sont que des métaphores et ce ne sont que des préfaces. Les fêtes n'ont jamais existé que pour tourner mal ; et quand c'est la société entière qui est devenue fête, c'est elle qu'il faut conduire joyeusement au désastre. Feu sur le Comité des fêtes ! Feu sur les cracheurs de feu et sur les majorettes en uniforme ! Feu sur les ours savants de la social-festivocratie !

La grande torpeur de l'an 2000 - Le festif ne fait pas le poids face à l'imprévisible. Il est néanmoins seul, désormais, à se charger du maintien de l'ordre comme de la prévention des désordres. Il est même, dans ce domaine, le dernier recours des « politiques de la ville ». Comme à Strasbourg où l'on attendait, paraît-il, à l'occasion du

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grand passage, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, de folles suren­chères en matière de voitures brûlées, et où cette agglomération, de même qu'elle le fut l'année dernière, mais de manière bien plus intense encore, avait été placée sous haute surveillance festiviste par l'intermédiaire de collectivités locales regroupées sous l'appellation symptoma tique « Mix Max » ; lesquelles devaient proposer des réveillons de quartier, des activités multimédia et des concerts dans l'espoir de détourner l'attention des éventuels incendiaires de voi­tures, et leur offrir des issues cathartiques à la navrante hauteur d'une pareille soirée. Mais il n'est rien survenu, ou presque, en fin de compte. Même cet espoir (deux mille bagnoles cramées pour l'an 2000) s'est dérobé. La guerre du feu n'a pas eu lieu. Et cette nuit de prétendue fin de siècle, qui n'en était pas une, comme on sait, puisque le siècle ne commencera que l'année prochaine (mais ça ne fait rien : il fallait à la fois, et comme d'habitude, faire n'importe quoi, suivre son ••• désir », s'« éclater », et aussi se donner l'occasion d'un éta­lage des fêles sur toute une année, car il est plus que probable qu'on recommencera les mêmes démonstrations bestiales autour du 31 décembre 2000), n'a été qu'une longue et cruelle épreuve d'attente horriblement déçue. Comme avec cette belle nouvelle de Buzzati, dans En ce moment précis, qui met en scène deux morts récents, une femme et un homme décédés peu avant l'an 1000 et qui, sous la terre, attendent fiévreusement la fin du monde, guettant à la surface le moindre bruit, vers les derniers jours de décembre 999, les moindres manifestations annonciatrices, dans l'univers des vivants, de la destruction de cet univers. Mais décembre passe, puis janvier et encore bien d'autres mois, et rien n'arrive. Sauf, un jour, le pas d'un vieillard fatigué qui, au-dessus d'eux, traverse lentement le cimetière où ils sont couchés, leur faisant comprendre du même coup que l'humanité existe encore, que le monde continue à tourner, que les êtres humains se reproduisent toujours, qu'il n'arrivera rien et qu'eux-mêmes sont morts à jamais.

C'est en substance, ce qui est advenu de toutes les minables promesses de « fin du monde » avec lesquelles on avait essayé de tenir en haleine l'humanité jusqu'aux dernières heures de 1999 pour lui voiler comme d'habitude la réalité de la fin de l'Histoire. Rien n'a eu lieu de tous ces faux hasards qui avaient été annoncés. Les Tartares ne sont pas venus. Les Barbares ont fait faux bond. Godot s'est abstenu.

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Les avions ne sont pas tombés. Les trains n'ont pas stoppé en rase campagne. Le triangle des Bermudes n'a pas englouti la cyberpla-nète. Tout s'est dérobé. Même les pirates informatiques, humiliation suprême, ont respecté la trêve des confiseurs. Même les centrales nucléaires russes sont restées amorphes. Et les missiles de l'ancien Empire soviétique n'ont pas bronché dans leurs silos. Seul Eltsine, en démissionnant, a un peu intéressé la partie, mais ça ne suffisait pas. Quant à l'insupportable compte à rebours de la tour Eiffel, bienheureusement black-outé à quelques heures de minuit, ce ne fut qu'un bref éclair d'espoir dans la ténébreuse oppression du festif programmé. Même les terroristes tant attendus ont préféré sabler le Champagne, chez eux, entre copains, que de balancer leurs machines infernales. Tout le monde escomptait qu'il arrive quelque chose et rien n'est arrivé. Et il n'y a eu que les malfaiteurs publics pour s'en réjouir ; comme ce sous-directeur de la Banque de France qui, constatant que les systèmes informatiques de transactions financières fonctionnaient, s'exclamait dès le 2 janvier : « On n'a eu que de bonnes surprises, comme pour l'euro. » Comme pour l'euro. En effet.

Par-dessus tout, il a fallu déchanter à propos du « bogue », lui-même envisagé de si longue date, et déjà usé jusqu'à la corde des semaines et des semaines avant sa non-réalisation, et qui ne s'est pas davantage manifesté que les autres périls annoncés. À qui s'en prendre, devant une si géante déception? Où chercher des respon­sables ? Comment désigner des coupables ? Y a-t-il eu arnaque au « bogue » ? Désinformation ? « Bluff du siècle », comme écrit le Monde ? Opération de désinformatique ?

Et l'ouragan ? À qui en attribuer l'affreuse paternité ? Qui mettre en procès pour ce dysfonctionnement cosmique ? Pour cette insulte flagrante à notre religion du zéro défaut? Contre qui ou contre quoi légiférer à cette occasion ? Comment traîner à la barre une dépression ? Du vent ? Des formations nuageuses ? Des masses atmosphériques? Un front froid et un front chaud? Comment, en une telle circonstance, combler le vide juridique monstrueux que représente la nature ? Et faire payer, d'une manière ou d'une autre, une telle déconvenue ?

Une fois de plus, aussi, comment ne pas penser au grand poème de Cavafy sur l'attente délectable des Barbares, et à sa conclusion magnifique :

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À présent, qu 'allons-nous devenir sans Barbares ? Ces gens-là, c'était une espèce de solution.

Et nous, qu'allons-nous devenir sans panne générale, sans « bogue », sans émeutes, sans voyous brûleurs de voitures, sans fana­tiques se suicidant en masse, sans ordinateurs déglingués ? Sans grande peur de l'an 2000 ? Dans la grande torpeur d'après l'Histoire ?

Toutes ces singeries d'événements, tous ces pastiches d'Histoire, toutes ces contrefaçons de négativité, c'étaient encore des espèces de solutions.

Elles n'ont pas eu lieu. Et ce n'est même pas dans l'Univers que nous sommes seuls ;

c'est dans ce monde-ci ; dans notre monde (1).

Philippe Muray *

1. Ici prennert fin deux ans de bloc-notes. Mais la société hyperfestive poursuit sa route. Et il semit étonnant que l'on ne réentende pas aussi parler, dans l'avenir, de sa critique efficace.

* Romancier, il est l'auteur de : Postérité (Grasset 1988) ; On ferme (les Belles Lettres, 1997). Essayiste, il a publié : Céline (le Seuil, 1981) ; le XIXe Siècle à travers les âges (Denoël, 1984) ; la Gloire de Rubens (Grasset, 1991) ; l'Empire du Bien, qui vient d'être réédité, augmenté d'une préface (les Belles Lettres, 1991 et 1998) ; Exorcismes spirituels I; Rcorcismes spirituels II et Après l'Histoire (publiés également aux Belles Lettres).

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