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Recueil de poésie : portraits de personnages peints de manière humoristique
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Olivier DEMAZET
SILHOUETTES
(Poèmes et Thèmes)
1984
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SILHOUETTES
3
Olivier DEMAZET
SILHOUETTES
POÈMES ET THÈMES
1984
4
5
Du même auteur :
Foi d’Animal (Paris 1978)
Histoire de dire (Bordeaux 1982)
Pages anthologiques (Paris, Brest, Chambéry, Tours,
Saint-Jean-de-Luz, Ariège, Toulouse, 1963-1983)
« Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux »
(Alphonse Allais).
N.B. : Tous ces textes sont purement imaginaires.
6
PRÉFACE
Se sont tus les grandes orgues épiques et les violons
lyriques du siècle dernier. S’éteignent à leur tour les trompettes
du Surréalisme transformées par certains en borborygmes. Et,
dans l’indifférence générale, les bredouillements hermétiques des
esthètes purs retournent à leur néant originel d’où les avaient
fait sortir pour un temps le parisianisme et le voyeurisme d’une
époque déboussolée.
La place est nette. Dès lors, peut apparaître une poésie
autre, originale quant à la forme et quant au fond.
Une poésie qui, n’hésitant pas à décevoir les fanatiques de
la rime (qui en ont vu bien d’autres !), les amants inconditionnels
de la symétrie, du bon ordre, du « bien dire » et du « dire bien »,
rejette le carcan d’un classicisme désuet, pour s’imposer ses
propres règles, souvent plus difficiles à respecter qu’une diérèse
artificielle ou un S impératif à la fin d’un vers.
Une poésie qui ne privilégie plus ni les sanglots à la lune,
ni le stoïcisme farouche, ni le marbre froid de l’Art pour l’Art,
mais se veut au contraire à la fois de son époque et de tous les
temps, et qui prétend trouver dans le quotidien de l’homme
d’aujourd’hui ce qui fait à la fois la grandeur et la faiblesse de
l’Homme de toujours.
De cette poésie à fleur de terre, à fleur à fleur, à fleur
d’Homme, Olivier Demazet est l’un des meilleurs représentants.
Avec un matériau le plus souvent peu fertile en éléments
purement poétique (« les poux », « Actes notariés »,
Polyclinique », « L’Avocate » »), il sait trouver la poésie là où on
ne s’attendrait pas à la voir apparaître et parvient, d’une
boutade ou d’un mot apparemment jeté en l’air, à nous émouvoir.
7
Sa virtuosité (mais je sais qu’il n’aimerai pas ce terme)
consiste à jouer avec les mots pour leur faire rendre leur
« substantifique moelle », tout en sachant s’arrêter à temps.
Enseignant, Olivier Demazet connaît la valeur des mots, il joue
avec eux, mais sans « se jouer » d’eux car, si bon manipulateur
de notre langue soit-on, ceux-ci finissent toujours par avoir ... le
dernier mot. Et notre poète sait éviter l’écueil. Les meilleurs de
ses textes supportent la comparaison avec ceux de ses illustres
devanciers Raymond Queneau ou Jean Tardieu.
Mais il ne s’agit pas là d’un jeu gratuit. On trouve souvent
sous cette apparente jonglerie une profondeur et un
« engagement » que ne désavoueraient pas des auteurs réputés
« sérieux ». En témoignant « Le drapeau », « Alerte », « Nature
morte », Un crétin » .
Remplacer le cri par un clin d’oeil, l’invective par un
haussement d’épaules, la diatribe par la dérision ; ajouter une
bonne dose de tendresse (« Le fou »), un brin de gauloiserie
(« Actes notariés »), une poignée d’images imprévues ; faire
mijoter le tout dans un bain de désinvolture et de fantaisie. Et
agiter d’une cadence tantôt émotive, tantôt légère, mais toujours
prenante. Telle est la « recette » qu’Olivier Demazet a eu le
bonheur de mettre au point, pour son propre plaisir et pour celui
de ses lecteurs.
Les voix (et les voies) de la poésie sont multiples et
variées. Et il es est bien ainsi. Aucune ne peut prétendre faire
l’unanimité. Mais, croyez-moi, celles que vous allez découvrir
dans ces « Silhouettes » sont le produit d’une inspiration
généreuse et d’une forme cachant, sous une feinte facilité, le
métier consommé d’un amoureux de notre langue, qui a résolu
pour le mieux le double problème de faire sourire tout en
donnant à penser, tout en demeurant clair.
Gilbert PATOUT,
Psychologue, Poète - Nîmes.
8
A Emmanuel Marteau (post mortem)
LE PEINTRE
Du fond du cœur de son pinceau,
plongé dans son âme en couleurs
un peintre peignait et repeignait
la ville de Paris
en promenade sur les rives de la Seine
Un clochard en chapeau hirsute
et godillant de la savate,
vint jeter son pavé
dans les ondes du peintre.
Tu n’aurais pas, dis ...
une cigarette ...
et puis ... une allumette ?
Et repartant,
ainsi qu’un tortillard,
il se remit jusqu'à six fois
sur cette même voie.
Tu consumes beaucoup,
dit le peintre.
Tu n’as donc pas d’amis ?
dit le clochard.
« Il n’y a que de petits sujets pour de petites âmes »
(Balzac)
9
LE FOU
Enfin, Quel est ce grand fou, monsieur ?
direz-vous. Non ! il est amoureux !
Font ses yeux resplendir le soleil,
sonnent, des étoiles, le réveil,
Et grandes ouvertes ses oreilles
sont à l’affût des chansons du ciel.
Sa vois résonne sur cette terre
et fait taire tous les cris du fer.
Sous chaque pas, doucement s’effacent
le sang, les pleurs qui pleuvaient des traces.
Il est, direz-vous, fous à lier, fou !
Non ! Amoureux, amoureux de tout !
LE MONTE EN L’AIR
A moi tout l’air,
à moi la mer,
à moi la terre
et l’univers !
Je suis le monte en l’air
qui vous a entr’ouvert
le coffret des bijoux
au salon des fous doux ...
N.B. : J’aime ces petites folies pas si folles.
10
Façon de parler ...
MONSIEUR MI
C’est Monsieur Mi qui chante en mi,
en mi mineur, car il n’est pas majeur.
Il parle à mi-voix et s’arrête à mi-chemin.
Il travaille à mi-temps
et reste toujours mi-figue, mi-raisin,
mi-fugue, mi raison.
C’est Monsieur Mi qui chante en mi,
en mi mineur, car il n’est pas majeur.
TORDU
Si tu as attendu pour être mordu,
tu n’as pas attendu pour être tordu.
En ce monde vendu, tout est distordu.
M’aurais-tu entend, sordide détendu ?
Tu t’es bien répandu, mais te voici tordu.
« Comme on lui avait dit que sa tête était son meilleur
capital, il alla la déposer en banque »
(Jacques Sternberg)
11
Aux fatigués, mais heureux
BLONDE
Il adora une égérie blonde
Il fantasma sur la clameur blonde
Il s’anima sur la marée blonde
Il écréma la secrète blonde
Il s’anima dans l’écume blonde
Il s’abîma dans la splendeur blonde
Il s’exclama O tempête blonde
Il sublima dans les senteurs blondes
VENDANGES
J’agrippe les grappes,
j’attrape la grippe.
La grippe m’étrique,
les grappes me traquent.
La saison déraisonne,
ma raison pamoisonne.
« Le chemin est si doux du plaisir au bonheur
(Musset)
12
Si tu ne veux pas la guerre,
prépare la paix
ASSOURDIS
Assourdis par les bruits
de bottes fières,
assourdis par les bruits
de guerre sotte,
écoutons,
les chants d’amour
des troubadours.
Nous, les ennemis,
nous, tous les amis !
UN OCCITAN
Un Occitan m’a dit :
L’Occitanie, dis,
sans la France, dis,
c’est les vacances, dis,
Mais la France, dis,
plus l’Occitanie, dis
c’est le Paradis.
PAR L’ÉPÉE
Sadate est mort à la hâte.
La paix s’endort par l’épée.
13
Cherchez dans le dictionnaire
L’EXPLICATION
Vous avez du malheur, des ennuis, des échecs.
On ne vous aime pas. On ne vous comprend pas
Vous avez vos raisons et des torts, à coup sûr.
Mais moi, je sais pourquoi. Voici l’explication.
Ou vous manquez d’argent, ou vous manquez d’appuis.
Ou vous manquez de chance, ou vous manquez de chien.
Ou vous manquez d’idées, ou vous manquez d’étoffe.
Ou vous manquez de tact, ou vous manquez de cœur.
FAINÉANT
Tire-ligne, Tire-lire.
Tire-bouchon. Tir au pigeon.
Tire au flanc. Fainéant
Prends ton dictionnaire.
« La vérité, fut-elle douloureuse, ne peut blesser que
pour guérir » (André Gide)
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Aux Obscurs
ON VOUS TIRE
On vous tire à vue de nez ?
Debout les derniers nés !
On vous tire à bout portant ?
Debout les bien portants !
On vous tire comme des lapins ?
Debout comme des sapins !
On vous tire en plein cœur ?
Debout les vainqueurs !
La mort se tire sous votre tire-nez,
et sous vos tirs de pieds-de-nez.
QUI ?
Qui est-il ? Un poète ?
Un joueur de mots ? Un joueur d’idées ?
Un marchand de phrases ?
Un marchand de périphrases ?
Un écrivain ? Un homme vain ?
Un homme de lettre ?
Il est l’homme de l’être, de tous son être,
à l’esprit, à la lettre !
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Malgré mon respect ...
LA PUCELLE LA NUIT
Un fêtard arpentant
la place d’Orléans
observa un moment
un noble monument :
la Pucelle à cheval,
statue sur piédestal.
L’ivrogne appareilla :
Il paraît qu’elle est belle !
Mais où dont est-elle ?
La jument ou la fille ?
O Pucelle O broutille !
LE CHEF DE TRAIN
Garde à vous !
hurla le chef de train
au corps de garde.
Gare à vous !
hurla le chef de gare
au corps du train
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A Amnesty International
NOËL ! ...
NOËL ! Encore NOËL ! Toujours NOËL !
Vous n’y croyez plus ?
Vous ne vivez plus ?
Vous, mes amis,
sans foyer, ni amis,
sans âge, ni but,
sans nom, sans visage !
Vous, mes amis,
affamés, assoiffés,
embarbelés, enchaînés,
psychiatrisés, vitrifiés,
torturés, électrifiés,
assommés, étranglés,
embrigadés, fanatisés,
embastillés, fusillés,
pendus, meurtris !
17
Vous, mes amis,
qui souffrez d’une éternité sans éternité !
Vous, les vivants ! Vous, les jamais morts !
Croyez ! Vivez !
C’est NOËL ! Encore NOËL ! Enfin NOËL !
La force jaillie de l’Amour,
la joie surgie de l’Espérance !
NOËL renaît de votre souffle,
de votre encore et toujours vie.
Vous mes amis,
qui dominez la carcéralité
en respirant la liberté
au nom de l’humanité :
l’Univers vous comprend,
l’Univers vous accueille,
vous embrasse,
vous remercie.
EN UN PRINTEMPS
D’AMITIÉ ET DE LUCIDITÉ,
NOËL ENFIN NE TOMBERA PLUS
EN HIVER.
« La pyramide des martyrs obsède la terre » (René Char).
18
Aux victimes de l’idiotie
UNE QUÊTE
Pauvre bougnoule
sans nom ni renom,
pris dans la foule
du délire sans sourire.
On a fait ta conquête peu policée.
On a fait une enquête peu policière,
On a fait des requêtes peu judiciaires.
On a fait une quête un peu forcée
le jour de tes obsèques
pauvre métèque, sans amis, mon ami.
LES MOTS
Il joue avec les mots pour se jouer des sots
et lance des mottes aux sottes.
Il écrit des mottises pour bannir la bêtise.
Il se dit que les crocs dont se servent les sots
sont plutôt de la crotte pur dévotes.
« Vous les Occidentaux, vous avez beaucoup de
richesses, qu’en faites-vous ? » (Lech Walesa)
19
UNE ÉTOILE
Tu es aspirant, tu seras lieutenant,
capitaine ou commandant,
colonel ou général,
à deux, trois, quatre ou cinq étoiles,
Mais lui, ton camarade, vois-tu,
ne voyagera qu’en deuxième classe
dans le wagon des auxiliaires
restant au dépôt des réserves.
S’il s’était mis, me diras-tu,
à aspirer le feu des étoiles,
sans doute aurait-il fait des étincelles
à décrocher la belle étoile,
Il aurait scintillé, évidemment,
de toutes ses étoiles,
pour briller, certes, sur le monde,
et obscurcir, peut-être, le ciel d’autrui.
Il n’est pas né, hélas, sous la bonne étoile.
Sa vie n’aura été qu’une étoile filante.
Il reste, cependant, ton fidèle lieutenant
de première classe.
20
A une espèce rare
QUELQU’UN
Je connais bien quelqu’un
qui n’a rien et qui n’a
pas de tête pas de vue
pas de bouche pas de dents
pas de langue pas de lèvres
pas d’oreilles pas de nez
pas de bras pas de mains
pas de dos pas de taille
pas de panse pas de ventre
pas de jambes pas de pieds
pas de corps pas de cœur
pas d’amis pas de vie
21
L’effort paie
LE FANTÔME
C’est un scandale,
dit le fantôme
fort automne
et en sandales.
Je travaille à la chaîne :
Ce n’est plus la peine !
On m’a rayé,
je dois payer
de ma peau
un impôt
sur le revenu.
J’en suis revenu
des beaux esprits,
des partis pris,
des tables, rondes,
des sacrées sondes.
L’AIGLE FIN
Un aigle fin qui avait le nez fin
avait pris sur le fait
un aigre fin qui avait le bec fin
en train de voler du vinaigre de vin
au faîte
d’un nid d’aigle fin.
22
A tous les Prix Nobel anciens, actuels et futurs.
LE PRIX NOËL
Une nuit de Noël, un poète rêve qu’il est prophète.
A ce titre, on lui décerne tous les Prix Noël :
Pris Noël de Littérature
tout le reste n’est plus littérature.
Prix Noël de Physique
pour le triomphe de la culture physique.
Prix Noël d’Alchimie
pour combattre la guerre biochimique.
Prix Noël de Biologie
Fini, le règne des infiniment grands.
Prix Noël de Médecine
pour la découverte du remède miracle.
Prix Noël de Morale
pour l’amélioration de la race humaine
Prix Noël de la Paix,
Morte, la guerre aux hommes de mauvaise volonté,
Notre poète, qui s’est fait prophète, ne touche pas, certes,
un chèque croix de bois, mais un chèque auréoles
qu’il distribue tous les Noëls ...
Notre Prix Noël va nous faire croire au Père Noël.
« Demain est moins à découvrir qu’à inventer ».
(Gaston Berger).
23
Les chercheurs de petites bêtes, qu’ils se grattent !
LE SONDEUR-SOUDEUR
Un sondeur d’opinion se fit sonder,
histoire de se faire une opinion
par un soudeur sondé sans opinion.
Puis il donna son opinion :
« Je suis sondeur-soudé. C’est mon opinion.
Je la partage. Mais ce n’est pas l’opinion générale ».
Il se fit alors soudeur d’opinion
pour généraliser l’opinion sur le sondage
et la soudure.
FORMES
Des personnes bien en forme et uniformes
se garantissent l’honneur
et se vissent l’humeur.
Elles cotillonnent, picaillonnent.
Elles tatillonnent, tortillonnent,
sur les plages à visages
et à formes multiformes
sur les plages d’été de la mer endettée.
24
Bannir l’ennui « qui naquit un jour de l’uniformité »
L’AVOCATE
Un jour un gars visite un avocat pur son cas.
L’avocat est absent ... le jurisprudent !
L’épouse en douce attaqua le gars.
Mais attends ! Prends ton temps. Viens par ici !
Mais sapristi !
A mon avis, ils sont au lit ...
Une avocate si délicate fait attendre, sais comprendre
sait détendre et se défendre ...
Les clients sont friands.
YOGA
Oui, pratique mon gars, le yoga !
C’est pratique, raide garçon
pour la réflexion en colimaçon.
CHAPEAU
Quel beau château ! Coup de chapeau !
Mais pas de chapeau ? Coup de soleil !
25
Prophètes en leur pays
LA PALETTE
Le peintre se tarit comme une source.
L’huile se cancérigènise,
l’eau se pollue,
la gouache se bétonne,
l’aquarelle s’écoule en marée noire,
le couteau se nucléarise,
la brosse se vitrifie,
le modèle s’électrise.
Le peintre n’est plus à prendre avec des pinceaux.
Il circule en palette, la nuit,
pris de folie.
RÉPONSE
Un prêtre en aube blanche
sur le monde tut noir,
c’est plutôt gai à voir,
surtout par beau dimanche.
« Tous suspects, c’est le bon commencement » (Camus)
26
Aux modestes morts
SI UN JOUR
Si un jour nous partions,
nous n’irions pas étouffer dans les tentacules
des villes mouchetées d’H.L.M.
Nous aimerions fuir le luxe pierres belles,
marbres scintillants, granits granulants,
monuments imposants, écrasants
Nous aimerions fuir la lèpre grise et enfumée des murs.
quelle impression d’être condamnés à perpétuité,
plongés dans les concessions, dans les obsessions !
Nous choisirions la vie simple, la bohème
du village ancestral si accueillant et familial.
Une seule pièce avec une marche autour,
un jardin fleuri, une pelouse
un petit pied à terre à l’abri des indiscrets.
On viendrait parfois nous rendre visite,
on parlerait un bout, on parlerait de nous,
Nous pourrions recevoir des nouvelles toutes fraîches
du village et de toute la Terre.
Les jeunes chiens risqueraient la promenade.
Les chats se livreraient à leurs amours nocturnes
Les oiseaux des ifs siffleraient des romances.
Nous serions au soleil, au grand air,
sous la neige, la pluie, le vent.
La lune et les étoiles nous souriraient dans la pénombre.
Il en serait ainsi de toute notre vie
de repos sans éternité, - Ce serait un début,
une attente. Par suite, nous pourrions voir plus haut.
27
CARNET SCOLAIRE
Ne fait rien,
a tout à faire,
ne s’en fait pas,
ne sait rien faire,
refuse de faire face,
a peur de faire effort.
Aura beau faire,
n’a plus rien à faire ici.
Pourrait mieux faire,
mais pour quoi faire ?
MON BEAUJOLAIS
Mon Congolais est gris, il rit.
Mon Beaujolais, il l’a bu, tout son cru.
28
A Clément Benoît (1906-1980)
LE BRICOLEUR
Il bricole à toute heure, fignole avec ardeur.
Jours de fêtes, dimanches, il retrousse ses manches.
Tournevis et crayons, pinces, limes, marteaux :
Tout ustensile est bon, il n’est jamais trop tôt
pour découvrir la tâche, serrer le frein qui lâche,
voir la chaîne qui frotte, les roulements qui rotent.
Dès que le jour se lève, dès que la chambre crève,
réparons pour dimanche, dévissons-nous les hanches.
La porte à vérifier, le poste à vivifier,
le buffet à caler, une vitre à coller :
il s’agit là de son ordinaire, il n’en fait point mystère,
Regardez-le plutôt épanouir sa passion : vous verrez
un champion
Son piège à rats pour lui n’a rien d’une fiction !
La mort sans rémission !
C’est l’entrée, c’est l’appât, c’est un coup comme un joli
mot doux.
Quant à son dérailleur, on n’en voit pas ailleurs.
De nos jours, il travaille en douceur à un certain labeur ...
Mais, chut ! C’est un secret ! Il lime, il scie, il trace des
traits,
Toujours il cherche et crée son axiome à la craie.
Oh ! Ennuies perpétuels ! Mécanique infidèle !
Bah ! Jamais il n’enrage, toujours paisible et sage !
Posez-lui des questions sur ses occupations,
une réponse nette découvre l’homme honnête :
« Moi ? Me faire connaître ? J’ai assez de bien-être !
Je n’ai pas de commerce, simplement je m’exerce.
Je veux rester modeste et le temps fait le reste. »
29
Où est le pain ?
CHÔMAGE
Un chômeur en quête de travail,
consulte l’Agence Nationale pour l’Emploi.
Sur la porte d’entrée, porte de bois,
une pancarte l’avertit et l’assaille :
« personnel en chômage »
Dès lors, ce chômeur travaille en quêtant
devant l’Agence Nationale sans Emploi,
avec cette pancarte pour charte :
« s’adresser au quêteur ».
SCULPTEUR
Les sculpteurs sur bois,
les sculpteurs sur fer,
se privent de pain
au nom de la loi.
L’usine sur fer
leur a pris leur pain.
30
« Qui trop embrasse, mal étreint ».
LES FRICHES
Les riches fichent la paix aux chiches
quand les chiches se fichent du fric
des riches et se nichent dans les friches.
LE CHEF
Le chef de gare est cocu, mais mordu
pour une jolie garce.
Le voici chef de gare menant grand
train de vie.
Qu’il se garde, ce chef de gare, de
manquer le bon train.
FANTASQUE
Pars en repos de guerre.
Jette ton casque,
fantasque !
Attaque mes basques !
Mais tu es flasque !
Pas dispos au vivrier !
31
« Struggle for life »
TORTURES
Le torturé torture
la tortue qui torture
le tortionnaire
qui meurt en torsions
et contorsions du torse
et d’entorses.
C’est la torture
qui a tort.
GRIFFES ET CROCS
On n’en meurt pas de vivre entre chiens et chats.
Il reste toujours une petite place entre crocs et griffes,
pour défendre sa vie à coups de lame et de lime,
sur griffes et crocs.
32
Contre les sceptiques
LES ARCHIS
L’architecte archimillionnaire
dit à l’archiprêtre archiprêt :
Voici un projet archirévolutionnaire.
Nous allons construire un archiduc en archi-teck,
solide sur ses archiarches,
entre les îles de l’archpiel
des Archichapelles archipelées.
Nous y ferons transiter un train archicomble,
d’architocs, d’archimecs, d’archétypes,
d’archicrocs, d’archiarrivés, d’archiarrimés,
d’archiarythmés, d’archidiacres sans archet.
Le convoi irait s’archiabîmer dans les abysses.
Il ne remonterait pas à l’archiface,
suivant l’archisaint principe d’Archimède,
Il séjournerait dans l’archicosme
des Océans Antiarchaïque et Pacifique.
Nous aurions découvert, sans démarches,
l’archiremède archivisionnaire
nous permettant de vivre dans un monde
monarchique d’archifrères et d’archinoëls.
33
La bombe, il n’y a que ça de vrai.
LES POUX
Mon cousin Casse-Cou
vit dans un sac de poux.
Il a un de ces poux
surdoué parmi les poux,
fait pour chercher des poux
dans les fèves
et la sève.
Au prix où sont les poux,
ce poux gagne des sous
pour mon cousin Casse-Cou.
RÉSIGNATION
Bredouille !
Minable
tableau de chasse !
De la citrouille
à table !
Que voulez-vous que j’y fasse ?
34
Pourtant, « vieillir, c’est entreprendre quelque chose
de nouveau » (Joubert)
UN PIED DANS LA TOMBE
Il a un pied dans la tombe.
Où a-t-il mis l’autre pied ?
Il a boité sa vie durant.
Qu’a-t-il fait de ses mains ?
Ses mains sont tachées de sang.
Qu’a-t-il fait de ses doigts ?
Il n’en fit aucune œuvre.
Qu’a-t-il fait de son corps ?
Il a mangé la poule aux œufs d’or.
Qu’a-t-il fait de sa tête ?
Il a vécu sans tête.
Qu’a-t-il fait de sa bouche ?
Sa bouche a craché des injures.
Qu’a-t-il fait de son cœur ?
Son cœur n’a battu qu’un quart d’heure.
Qu’a-t-il fait de son âme ?
Il dit qu’il n’a pas d’âme.
Qu’a-t-il fait de sa vie ?
Il s’en est assouvi.
Qu’a-t-il fait de sa mort ?
Il en a fait de l’or.
Il avait pied dans la tombe.
35
Être seul plutôt seul que mal accompagné.
ILS S’OCCUPENT
De temps en temps,
un docteur médecin
part en tournée,
en visite.
Il s’occupe
des accouchements,
des auscultations.
Pendant ce temps,
son épouse a des seins
pas mal tournés
qui invitent.
Elle s’occupe
des attouchements,
des manutentions.
LES HABITANTS
Pourquoi les habitants
de la nouvelle ville dans la ville
ont-ils meilleure mine
que les autres Parisiens ?
C’est que les Parisiens
de leur ancienne ville dans la ville
font plutôt grise mine
de voir d’autres habitants.
36
A ceux qui cherchent
ENGAGEMENT
Il y a un cheminot qui s’engage
à toujours faire le beau,
à faire tout comme il faut.
Dans la Loterie Nationale, a-t-il tiré le bon numéro ?
Dans la Marine Nationale, sera-t-il lieutenant de
vaisseau ?
Dans la Gendarmerie Nationale, sera-t-il chef de bureau ?
Dans la Météo Nationale, repartira-t-il de zéro ?
Dans l’Éducation Nationale, tiendra-t-il un plumeau ?
Dans l’Agence Nationale fera-t-il des cadeaux ?
Dans la Télévision Nationale, comprendra-t-il les bons
mots ?
Dans le Théâtre national, y fera-t-il le beau ?
Et pourtant il s’engage
a toujours faire le beau,
à faire tout comme il faut.
LA RECRUE
Tant des crues ! L’eusses-tu cru ?
se dit tout cru, la vieille recrue soi-disante
Ma décrue ? Pas encore vue ?
Ma vie accrue ? Tu l’aurais su !
se dit tout cru, la vieille recrue bien pensante.
« Il avait acquis une si grande célérité que tous ces
rêves étaient retransmis en direct à la télévision »
(Jacques Sternberg)
37
Le feu désinfecte soi-disant les idées
TÊTES DE FER
Jeanne à son procès
fut prise d’accès
de christianité
devant quantités
de juges mort-nés
qui la questionnaient :
Croyez-vous en Dieu ?
Irez-vous aux Cieux ?
Vous brûlez, dit-elle,
mon âme à des ailes !
Êtes-vous sorcière ?
Ange de gouttière ?
S’inquiétèrent-ils
O prêtres futiles !
Le feu qui enflamme
la loi d’une femme
détruira l’enfer
des têtes de fer !
38
Aux non-reconnus : « Il n’y a pas de sot métiers,
il n’y a que de sottes gens ».
GAGNE-PAIN
Pour gagner son pain, un musicien
dut s’exercer à tous les métiers :
champion de luth, garde du cor de chasse gardée,
tambour-major à plumes sergent-major,
trompette de la renommée, sonneur de mâtines,
joueur de piston qui fait marcher la machine,
scieur de hautbois qui touche du bois,
joueur d’orgues de barbarie,
lanceur d’orgues chez Staline ...
Puis ce fut les grandes orgues, silences et syncopes.
On lui refusa du piston.
La boîte à musique n’embaucha plus et se tut.
Notre musicien vola alors une grosse caisse,
pour finir au violon où il fut battu sur mesure.
Les archers l’avaient arrêté en pleine fugue,
pour vagabondage et chômage.
ACCIDENT
Accident. Attroupement ...
Un facteur renversé : p eu important.
L’ordre des facteurs étant renversé,
aucun changement ne survient dans l’ordre
des facteurs, des médecins, des avocats.
Dans l’ordre moral - La morale est sauve.
39
Aux hypertrophiés.
POLYCLINIQUE
Il est sorti de Polyclinique,
bête à concours, être à recours,
roue de secours, montre à discours,
tout nanti de polyculture, de polyvalences,
de politesse polymorphe, polychrome
de polyèdres polygamiques polycopiés,
de polygones polyglottes et polyphasés.
Il a même fait le polichinelle
avec ses polytics polyphoniques.
Il vient de sortir de polyclinique.
L’HYPER
Il sortit hypertendu de l’hypermarché.
Il rentra chez lui en voiture hippomobile.
Alors il changea d’hypothèse hypothéquée.
« Je plains les gens qui n’ont que des idées claires »
(Pasteur)
40
Le geste auguste des marcheurs
LE VIEUX LOUP DE MER
Grandes marées de juin sur Paris ...
Navigue, chaloupe le vieux loup de mer
à contre-courant de la foule
et pourfendant la houle.
Il y a du vent dans les voiles.
Hardi le gars ! Va qui pourra !
Le vieux loup de mer est fauché :
plus rien à boire, plus rien à croire.
Il tend une main effrontée, assoiffée ...
Un marin d’eau douce vint à passer,
à la bouche un bonbon,
à la poche les gauloises vierges.
Interdiction de fumer, oui,
et en vertu de la loi conjugale.
Le marin d’eau douce déposa,
au passage, à l’abordage,
le paquet bleu casqué
dans la main statufiée
du vieux loup de mer indigné
qui crie qu’il n’a jamais fumé.
41
Plus jamais ...
LES PENDUS
Si vous habitiez quelque part sur la terre,
mais pourquoi dire la terre,
Si vous viviez parmi les hommes,
mais pourquoi dire les hommes,
Votre vie ne tiendrait plus qu’à un fil.
On vous prendrait en horreur
On vous interrogerait, vous culpabiliserait.
On vous jugerait, vous déjugerait.
Rien ne dépendrait plus de vous.
On vous pendrait sur la place
parmi la foule en délire.
Il se pourrait, qu’une fois pendu,
on vous rende les honneurs.
Vous auriez payé votre dette
à une société qui vous devait beaucoup
et à qui vous ne deviez rien.
Mais rien ne dépendrait plus de vous.
Il y aurait encore des pendus, comme vous, après vous.
« Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on
n’a qu’une idée ». (Alain). L’idée de tuer.
42
« Pour qui sont ces serpents ... ? »
QUE RESTE-T-IL ?
Le rouleur roulé, le voleur volé,
le violeur violé,
que reste-t-il à crouler,
en ces heurts et malheurs laids ?
L’enrôleur enrôlé ? L’enjôleur enjôlé ?
L’avaleur avalé ?
L’amuseur amusé ?
Ou alors, tout est usé.
PRESSION
Le bouton-pression
le mouton pression
la bière-pression
aurait-on l’impression
de vivre sous pression ?
43
Compter, c’est la santé
LES HOMMES-CHIFFRES
Je suis un homme d’affaires et m’occupe de chiffres
d’affaires.
Vos affaires ne m’intéressent pas. Vous êtes mon homme.
Mais c’est une affaire d’homme ! Je m’occupe d’affaires
de chiffres.
Vos chiffres m’intéressent. Vous êtes mon homme- chiffre.
VIRILITÉ
Par surtension pectorale,
en campagne électorale,
tous sortirent
amenuisés,
tout épuisés ...
Mais ils prirent
des tisanes
de banane.
Ils reprirent force,
bombèrent le torse
et exprimèrent
sur tous les airs
leur nouvelle devise
pour chasser la crise :
Vive la santé,
la virilité !
44
« Chassez la nature, elle revient au galop »
UNE HISTOIRE
Un pet de nonne et un croque-monsieur
se bagarrent pour une histoire
de portemillefeuilles.
Grâce à la crêpe de Georgette,
ils finissent par boire la menthe honorable
chez ce salaud de thé.
VOILES
Durant les messes
elle se voile la face.
Devant les masses
elle dévoile ses fesses.
45
« Toute peine mérite salaire »
UN CRÉTIN
On ne fait plus de détails en cette vie de rails ...
Tel ce peintre en bâtiment, en veine de sentiments
qui trouvait l’univers fort laid. A grands coups de
pistolet,
il abattit tous les purs pour que sa vue se fît mûr.
Mais cet engin de malheur perdit toutes ses couleurs.
Il en périt vitrifié, sous le béton pétrifié.
Ce fut la peinture, en bombes qui lui refusa la tombe.
UN ARTISTE
Un artiste un jour fit
son autoportrait et son autocritique
sur l’autoroute de l’Est.
Il en devint automate rouge comme une tomate.
46
Beaucoup de bruit ...
LE PUBLIHOMME
Connais-tu
ce craque, ce craque
orthographie photographié
à la française pour les Français
qui sans cesse qui sans cesse
vaque traque
qui sans cesse qui sans cesse
raque ? claque ?
C’est le publihomme.
SANTÉ
Il était trop sentimental.
On le mit en santé mentale.
Quelle sentimentalité
dans les services de santé !
47
Mieux vaut en rire
LA TROIS-CHEVAUX
La trois-chevaux grise auto, debout sur le trottoir,
fit une fugue de nuit de Touraine en Versailles.
Avec son air emprunté, cette non-encartée
revint à son bercail, gendarmée, sans apprêt,
bosselée, l’aile brisée.
Plaie d’antivol gênante, mais non mortelle, sans doute
Propriétaire dixit !
L’intelligence à ce jour, fleurit les carrefours.
AU MOIS D’AOÛT
Au mois d’août en Arcachon,
temps de cochon, plus de nichons.
C’est folichon en Arcachon,
se dit le dragon un peu bougon.
48
Pourquoi pas des actes aromatisés ?
ACTES NOTARIÉS
Maître le Notaire
avec ses grands airs
adore faire signer
des actes
sous seing privé.
Maîtresse la Notaire
avec son petit air
adore se faire soigner
par des actes
sous les seins
en privé.
UN RHUMATISANT
Un rhumatisant, partisan du capitalisme,
du socialisme, du christianisme,
passe tout son temps à ruminer un rhume tenace
à grand coups de rhum sans passer par Rome
49
Tout espoir est permis : « l’humanité ne commence dans
l’homme qu’avec le désintéressement » (Amiel).
BRAVES GENS DU MONDE
Braves gens du monde qui toujours souffrez
du cancer caporalisé, du mal torturigène
infligé par des fauves idéocratiques :
Courage ! Vous guérirez !
Espoir ! Vous survivre !
La fièvre autocratique tombera,
le sadisme paranoïaque crèvera,
la mort ploutocratique surviendra.
Un jour sonnera l’heure
de l’armistice international,
de l’amnistie internationale,
de la paix transnationale.
Vos malheurs mourront de l’amitié multinationale.
MA VÉRITÉ
Vous jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité ?
Je vous jure de dire toute ma vérité, rien que ma vérité
50
Les abonnés et les dominés ...
LA PEINE
Une femme à genoux,
Les mains sur son visage,
Qui se cache et qui pleure
Sa peine sur la plage.
Une montagne mauve
Qui courbe son échine,
De souris qui gémit
Sous un ciel impassible.
Une montagne brune
Qui s’étire et qui bâille
Tire la longue oblongue
A la mer bleue qui bave,
Une baie étonnée
Qui donne une caresse
Si douce et ronde et blonde
A la plage sauvage,
Brûlante aveugle sourde,
Deux grands pins squelettiques
sans aiguilles ni larmes,
Une souche de pin ...
Une femme à genoux,
Les mains sur son visage
Qui se cache et qui pleure
Sa peine sur la plage.
51
S’expriment trop : à surveiller.
LE DIVAN
Un psychanalyste en autorecyclage
avala des ortolans surgelés, sur canapé.
Et il se raconta des histoires
à dormir debout et de bout en bout.
C’est divin, ce divan, clama-t-il.
TROUBLES
Il tirait des huit
car il voyait double.
Il se mit à larmoyer
et dût être renvoyé
des lotos-écoles
du département,
pour cause de trouble
et de la conduite,
et du comportement ...
Pour cette gaudriole !
52
« Wer will, der kann »
SE TAIRE
Un jour l’Âne Martin se prit pour Saint-Martin.
Il voulut partager ses idées. Il faut bien s’entraider.
Sans longtemps méditer, il se fit éditer
à mécompte d’auteur, sans trouver de lecteurs.
Ah ! Comme il coûte cher de ne savoir se taire !
UN VRAI SAINT
Un médecin,
un vrai saint,
peint toutes ses ordonnances
au pistolet d’ordonnance
pour rendre ses clients
malsains, mais très friands
de patience
sans souffrance
53
« Il ne pouvait rien faire comme tout le monde »
LE PÈRE MATHU Le père Mathu attire sur lui une attention tout à tour
ironique, gênée ou attendrie par l’originalité plutôt drôle de sa mise et de son allure.
De grande taille et de forte corpulence, on le voit
arpenter les rues du vieux village médiéval quasi-abandonné. Il tient serrés sous son bras, sa miche de pain et son journal plié : il balance son petit cabas.
Toujours vêtu des mêmes oripeaux : il semble fier de
ses bottes vertes caoutchoutées, de son pantalon flottant issu d’un bleu de travail, de sa veste militaire au kaki délavé et de son béret basque noir-roussi partant en pointe sur un front large.
Le Père Mathu marche sur mesure, d’un pas
légèrement cadencé, le dos un peu courbé, les bras-ballants ou raidis, la tête penchée sur un chemin obstiné, comme s’il regardait déjà avec amour cette terre qui l’embrassera un jour.
Son visage, tragiquement comique affiche des oreilles
de platane, un nez de navet, des joues de tomate, des yeux de braise.
Mathu déplace un fardeau de bonheur résigné, et
souffre, hélas, d'un tic permanent. Lorsqu'il parle, de sa voix grave et rocailleuse, sans cesse il touche son béret en gestes saccadés, ascendants, descendants. Il s’enferme dans un dialogue de sourd imaginaire entre ciel et terre entrecoupé de « plaît-il ? », de « n’est-ce pas », de « permettez ». On dirait une marionnette animée du désir de trouver un auditoire amical.
54
Accroché à une soixante-dizaine imperceptible, le brave bonhomme, doux solitaire, célibataire volontaire, militaire retraité, habite en pleins bois une maisonnette délabrée, isolée. Le plus souvent, son passage dans une rue humaine côtoie le silence ou un rare salut.
Pourtant, le Père Mathu possède la discrétion du
poète et du sculpteur sur bois talentueux. Personnage ignoré, artiste méconnu, être sans amis, il résiste ... Dieu et les hommes reconnaîtront-ils les lueurs en puisant dans les richesses de la marginalité ?
55
Tout feu, tout flamme.
LE CHEF D’ORCHESTRE
En mesure, s’il vous plaît !
Donnez-moi le sol.
Ce n’est pas juste.
Donnez-moi la sole
Donnez-moi le parasol
Donnez-moi l’entresol
Donnez-moi le sous-sol
Ce n’est pas juste.
Donnez-moi le sol
le sol des pieds sur terre, sur mesure
A L’ABORDAGE
L’employé du gaz s’est drôlement
allumé, enflammé, éméché.
Il regagne le foyer conjugal et fatal.
Il pense dans sa tête défaite :
Ca va chauffer à l’abordage. Quelle surchauffe !
56
C’est ainsi ...
AMOR
Je suis la mort
amor amor
qui t’adore
amor amor
Qui a repris
amor amor
tout esprit
amor amor
Qui a ravi
amor amor
toute vie
amor amor
Je suis l’amie
amor amor
qui détruit
amor amor
Alors gravis
amor amor
cette vie
amor amor
C’est bien plus fort
amor amor
que la mort
amor amor
57
Alors ça, alors !
MINCE
Silhouettez-vous avant la plage
au centre le plus proche si facile à atteindre.
Vous serez plus mince ! Remodelez votre ligne !
Figurez-vous, je suis à la plage.
Mon centre le plus proche est difficile à atteindre.
Je ne suis plus mince, même à la pêche à la ligne
LE DRAPEAU
Après la cérémonie, un porte-drapeau,
drapé dans son drapeau, porta son drapeau
au porte-manteau. Il prit un porte-voix
et se fit le porte-parole auprès des sans drapeau,
des sans-manteau, des sans-voix
des sans-cœur, des sans-bonheur.
Mais, par cents, tous le mirent à la porte
tant il portait à faux.
Le drapeau fut mis en berne à l’abri des gibernes.
58
A la joie des dieux des stades.
LES SPORTIFS
Sportifs, cassez les vitres
sur les vaillants arbitres !
Supporters, télévisez les sports
et battez des fauteuils de records ! ...
Le journal du matin,
à renfort de gros titres,
cite compétitions serrées sur les gradins,
listes battues de titres.
Les musclés du confort
ne risquent pied dehors
pour éviter le rhume
aux champions de la Une.
Ils apprécient, critiquent
et se posent des quand, des comment et des qui
sur les pistes de ski,
les prouesses gymniques ...
Ils se figurent, les doux mâtins,
parcourir les terres du rugby,
s’imaginent les danseuses du Galibier,
les héros, vainqueurs de Paris-Strasbourg à pied,
les gagnants aux tiercés de tous les acabits
pour tenir la forme ... des pantins.
59
« Sur son alliance il avait fait graver la date future
de son divorce » (Jacques Sternberg)
ABUS
A quinze ans, château branlant,
il usait, furtif,
de préservatifs.
Il en usa, en fut usé,
puis en fut fort désabusé.
A trente ans,
pharmacien de talent,
il écrivit, craintif,
sur les préservatifs :
« Attention ! Bras croisés !
Ne pas en abuser ! »
HAUT ET BAS
L’un regarde de haut,
l’autre salue bien bas.
Qui a pris de trop haut
le coup parti trop bas ?
60
Est-ce la peine ?... « Les évènements projettent leur
ombre devant eux » (Euripide).
NATURE MORTE
Sujet brillant, objet d’admiration,
le fort en thème obtint son bac avec mention,
et prépara les grandes écoles,
d’où il sortit tambour-major.
Il choisit la grande industrie
où il figura noblement dans les cadres,
où tout le monde voulut l’encadrer.
Il se prit, dès lors, pour une huile ...
Hélas ! La guerre survint ...
Officier de génie, il reçut bien des décorations,
qui firent de lui une nature morte.
DÉGUSTATION
J’ai dégusté une tarte aux raisins de Corinthe.
J’ai dégusté une farce aux raisons qui m’éreintent.
61
A votre service ...
PIÈCES DE MUSÉE
A tout Saigneur tout honneur.
Vous pourrez jeter en toute simplicité
un petit clin d’œil discret
sur ce vieux musée-dépôt de mes oripeaux
toujours pleins d’attraits :
mes asiatiques et mes afriques,
mes amériques, mes pacifiques,
mes soporifiques, mes anesthésiques.
Excusez-moi de ces honneurs mon Saigneur.
Juste une petite obole
pour participer aux frais
de clôture des travaux.
Un tour de gondole
pour un coup d’épée dans l’eau ?
Ah ? On vous effraie ?
DANS LES NORMES
Je suis au service des ventes.
Ce n’est pas qu’il me tente,
mais je suis en avant :
Je vends au service des vents
les formes de vices
les normes de vis
sans vice de forme
dans les normes.
62
Psy ! Psy ! Psy !
UNE PSYCHOLOGUE
Une psychologue
d’une vague vogue,
vêtue de cachemire
au miroir se mire,
assise au psyché,
se dit : « je cherchais ...
Oh ! Mon mal de test
provient de mes gestes !
Devant ce miroir,
ma vue vit de noir.
Ma cervelle, fille,
fourmille, grésille !
Ma gauche est à droite
j’en ai la main moite !
Ma droite est à gauche :
ma raison se fauche ! »
Et la psychologue
dégusta un grog,
se rougit la crête,
se fit tête nette ...
63
A cœur joie
LE MAITRE-CHANTEUR
Un maître-chanteur
faisait du contre-chant
à contre cœur,
à travers champ.
Soudain il prit peur
quand il vit dans son champ
tout un chœur
vocalisant.
Haut les mains, farceur !
Tu n’es plus dans le vent !
Et son cœur
battit ! Bon sang !
LE RANG
Dis, tu sors du rang ?
C’est la fête ?
Mais le rang
te monte à la tête !
64
Profitons-en.
L’ULTIME FOI
A l’aube d’un grand jour,
un petit vieux se dit :
si je faisais l’amour ?
L’amour, ma vieille au moins,
aura vécu la dernière fois
en cet astre de haine.
A l’aube d’un beau jour,
sa chambrière a dit :
Allons ! Faisons l’amour
sur les bottes de foin !
Aime explore une dernière fois
l’astre de mes deux aines.
A l’aube d’un lait jour,
le vieillard se raidit
et partit pour toujours.
Mais il avait pris soin
d’écrire en amour l’ultime foi
qui coulait dans ses veines
65
Les Américains nous ont tout de même sauvés deux fois.
LE QUÉBÉCOIS
Le Québécois laissa coi
l’Américain de Nankin,
Varsovie ou Segovie,
de Bologne ou de Sologne,
de Dakar ou Trafalgar.
- Parlerais-tu donc français ?
Il te faut prendre l’anglais :
c’est ma langue et puis ta langue !
lui dit ce pékin d’Américain.
- Tire ta langue d’Amérique,
que je vois si elle parle fric,
réplique le Québécois,
avec un je ne sais quoi
de pudique et d’ironique.
Sur une langue, le fric
est un signe net clinique
renchérit le Canadien
au sequin qui ne se sent pas bien
CERTAINS
Certains jours,
dans certains salons de certain pays,
certains parlent de certains héros :
- Un sacré coup de fourchette !
- Un sacré coup de mitraillette !
66
LE MAGICIEN
Un coup de baguette magique,
chapeau, étiquettes :
démocratie chrétienne, démocratie libérale,
démocratie sociale, démocratie socialiste,
démocratie moderne, démocratie avancée,
démocratie,
sans coup de baguette magique,
ni chapeau, ni étiquettes
L’HOMME SANS FRONTIÈRES
L’homme sans frontières
court à l’américaine, prend ses charentaises,
boit à la russe, joue une polonaise,
danse une arlésienne, fume une gitane,
souffre d’une brûlure indienne, se baigne à la turque,
divorce à l’italienne, se décide à la normande,
reprend sa canadienne et file à l’anglaise
en se débrouillant à la française.
67
« Je préfère les chats aux chiens
car il n’y a pas de chats policiers » (J. Cocteau)
LE POÈTE ENCHIENNE
Sur un sentier du Causse
bordé de pierres sèches
toute moussues de lierre d’hiver,
sous un chêne magistral,
témoin dépouillé d’un carnage sans procès,
est étendu un homme
ensommeillé de sang
pour qui vient de sonner
le glas de la trentaine.
Il gît,
la gorge béante
d’où s’écoulent des filets de vie,
les yeux glauques
plongés en plein ciel de grisaille,
les bras croisés sur la poitrine déchirée,
silencieuse ...
Entre les lèvres violettes
fleurit encore une violette ...
Un berger nazi
lancé à la poursuite
d’un gibier en promenade
sans défense ni attaque,
un berger nazi
rôdait, flairait
68
la transcendance arborescente ...
Et puis, il égorgea,
il dégorgea
le poète au mains nues
qui naturalisait, lisait, lisait le poétique
en pleine pâleur ensoleillée
de silence défeuillu ...
On entendait les chênes écueuillir encore.
La nuit rossignolée
bientôt allait bleuir le paysage vermeil
d’une chienne de vie,
tranchée pour crime d’écriture,
immortalisée par les crocs.
69
En hommage aux gueules noires
LES MINEURS
Une journée de France du Nord :
des mineurs de bonne mine
descendirent dans la mine
pour arracher la houille
à la terre de l’effort
au mystère du grisou.
Une journée de France du Nord :
des mineurs de rage mine
remontèrent de la mine,
les mineurs que la fouille
sacrifie à la mort
par tonnerre du grisou.
RENDEZ-VOUS
Il a pris rendez-vous, s’est mis au garde-à-vous
On lui dit gare à vous. Alors il passa le garde-fou.
70
Attention aux nourritures terrestres
LES HUILES
Avec les huiles, ça tourne toujours au vinaigre.
Elles sont d’abord tout sucre tout miel
et nous font faire le poireau
en nous prenant pour des cornichons ou des poires.
Elles nous arrangent aux petits oignons.
Il nous reste le goût de la carotte ou du bâton.
La note est plutôt salée, mes petits choux.
Le premier pain blanc est mangé.
La vie n’est plus du gâteau.
Cela nous en bouche un coing
Ail !
Il faut les surveiller comme le lait sur le feu
71
Une bonne question
MISSION COSMÉTIQUE
Un ex-champion
du monde
de pédalo
se méprenait
et se prenait
pour Apollo.
Il se demandait si la Terre
était bien ronde.
Pour l’excursion astronautique,
il se colla du cosmétique,
sur les cheveux,
se trouva beau
selon ses voeux.
Il prit vaisseau,
s’éteignit dans les Asters,
passa la lune,
découvrit cratères et dunes.
Il voulut admirer Vénus
et la séduire.
Mais il n’en est pas revenu
d’après les dires.
Pilote trotte,
hasard barbote.
72
Aux joueurs de chef-volant
LE VOLEUR VOLANT
Un voleur volant
avec lourd butin
surpris en plein vol !
Il court, il accourt.
Mais quel lourd fardeau
sur ses épaules antivols !
Il court, il accourt
avec un beau tour de reins,
mais la police aux trousses.
Il court, il accourt,
sans grand cœur au ventre,
suivi par la police de l’air.
Si je pouvais voler ! se dit-il.
Plus de surprise en plein vol
en train de fouiller le ciel ...
73
Aux personnes en danger
ALERTE
Je suis,
affamée, assoiffée,
opprimée abandonnée.
Je voudrais un messager
pour vous donner l’alerte
gémit la Cambodgienne
Je suis
malaimée, décoiffée,
déprimée, désordonnée.
Je voudrais un messager
pour être plus alerte
gémit l’Américaine.
ON
On mitraille d’hélicoptères.
On massacre sur l’héliport
Les hélicons éliminent
comme des coléoptères
tout ce qui s’appelle
Abdel ou Elie.
« Où sont vos raisons de vivre ? Où est votre joie ?
(Lech Walesa)
74
En souvenir d’André Chénier (toute proportion gardée)
GOURGANDINE
Elle est têtue, gogo,
ta jeune gourgandine.
Elle t’a mordu, gogo,
ta jeune gourgandine.
Elle t’a fourbu, gogo,
ta jeune gourgandine.
Elle t’a vaincu, bedeau
de jeunes gourgandines.