19
PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université pour la recherche scientifique ? par Maurice Barrés Claude Allègre épate, étonne, bouscule, séduit, tant par sa faconde que par son inépuisable capacité à sortir de son cha- peau de prestidigitateur des lapins imprévus. A y regarder de près, tout est-il si neuf si révolutionnaire dans son programme et ses volontés de réforme ? Le 15 janvier 1920, dans les colonnes de la Revue, Maurice Barrés publiait une lettre ouverte au ministre de l'Instruction publique sur la reconstitution intellectuelle de la France. Sous un titre d'une pérenne actualité : « Que fait l'Université pour la recherche scientifique ? », il y développait des idées et suggé- rait des réformes qui, quatre-vingts ans plus tard, résonnent d'un écho singulièrement moderne. Barrés-Allègre, même combat ? Au lecteur d'un juger... Université doit être en mesure d'offrir aux jeunes gens vraiment doués, dans ses cadres auxiliaires, des fonctions temporaires qui leur permettent de s'essayer, sans souci d'ordre matériel, à la carrière des recherches. Mais là-dessus, plus loin, nous insisterons avec des détails. 79 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1 9 9 9

Que fait l'Université pour la recherche scientifique

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES

Que fait l'Université pour la recherche scientifique ?

par Maurice Barrés

Claude Allègre épate, étonne, bouscule, séduit, tant par sa faconde que par son inépuisable capacité à sortir de son cha­peau de prestidigitateur des lapins imprévus. A y regarder de près, tout est-il si neuf si révolutionnaire dans son programme et ses volontés de réforme ? Le 15 janvier 1920, dans les colonnes de la Revue, Maurice Barrés publiait une lettre ouverte au ministre de l'Instruction publique sur la reconstitution intellectuelle de la France. Sous un titre d'une pérenne actualité : « Que fait l'Université pour la recherche scientifique ? », il y développait des idées et suggé­rait des réformes qui, quatre-vingts ans plus tard, résonnent d'un écho singulièrement moderne. Barrés-Allègre, même combat ? Au lecteur d'un juger...

Université doit être en mesure d'offrir aux jeunes gens vraiment doués, dans ses cadres auxiliaires, des fonctions temporaires qui leur permettent de s'essayer, sans souci

d'ordre matériel, à la carrière des recherches. Mais là-dessus, plus loin, nous insisterons avec des détails.

79 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1 9 9 9

Page 2: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

La grande affaire, c'est de bien voir le but à atteindre. Il ne s'agit pas de former des érudits. Nous avons besoin d'esprits capables de spontanéité et de décision, on veut des chercheurs - je dirais, d'une façon plus générale, des chefs. « Un esprit bien fait vaut mieux qu'un esprit bien plein. » Le savant n'est pas celui qui sait, mais celui qui fait. Qu'un esprit bien dressé, rendu apte à prendre la tête d'un mouvement de recherches ou de réalisations, aille par la suite se consacrer à la science pure ou à l'industrie, peu importe ; l'Université aura de toute manière créé une force, et mis debout un individu utile à la nation. Nous lui demandons qu'étant donné la diminution numérique de ses étudiants, elle s'attache plus que jamais à distinguer et à fortifier les aptitudes originales, qu'elle considère les jeunes talents comme un bien national précieux entre tous, qu'elle leur permette par des facilités de toute sorte (diplômes, bourses, situations d'attente) de se développer, qu'elle les distribue entre les fonctions (de science pure ou d'applications) où ils puissent donner leur rendement maximal, qu'elle tâche enfin par tous les moyens d'attirer et de retenir une forte élite de jeunes travailleurs.

Tout ce problème est d'une importance telle que je n'ai pas le droit de taire ce qui m'inquiète après que j'ai causé avec les maîtres de la science. Il ne suffirait pas de combler les pertes de la guerre. Avant 1914, les maîtres réputés qui travaillent ou professent dans nos grands instituts de recherche et dans notre enseignement supérieur étaient déjà insuffisamment secondés et suivis. Ils nous le disent, voilà longtemps que le personnel réduit dont ils forment le haut état-major ne répond plus, ni par le nombre ni par le zèle, aux exigences de l'œuvre scientifique... Alors vous voyez bien que, de tous nos efforts, il faut préparer systématiquement des lende­mains plus favorables et plus abondants.

Pourquoi ne pas créer dans le grand public le préjugé que la vocation des hautes études est noble ? Il n'y a rien dont, pour ma part, je sois plus persuadé. Et les circonstances semblent favorables à cette vue pratique. La valeur attribuée naguère à la supériorité de naissance est passée à l'argent, qui, lui-même, est bien incertain de son lendemain. Les privilégiés d'hier mis en péril par l'évolution générale entrevoient de retomber dans la masse. Et cependant, éle­vés dans le sentiment d'une supériorité qu'il s'agit maintenant de

80

Page 3: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

justifier de nouveau, ils prendraient mal leur parti de ne compter que comme le premier venu. On leur conseille de se jeter dans la bataille de la vie et de faire des affaires. Ce n'est pas le goût de tout le monde. Je les engagerais plutôt à travailler pour s'assurer la supériorité du savoir. Que la science leur redonne des titres de noblesse. Beaucoup d'anciennes familles ont maintenu dans leur conception de la vie la prédominance de l'esprit militaire sur les considérations commerciales. Hors de Saint-Cyr, dans les cinquante dernières années, elles ne voyaient pas grand-chose. Elles s'accom­moderaient difficilement de n'avoir pas d'autre mobile que l'intérêt. Pourquoi leurs fils ne chercheraient-ils pas à s'arroger la maîtrise de la raison, à créer la science et à diriger l'esprit humain ? Ils peu­vent former une tête de société et monter légitimement au faîte de l'édifice s'ils emploient leurs ressources à s'assurer la grande culture de l'esprit. Et puis, ne seraient-ils pas heureux d'avoir foi en quelque chose d'immatériel ? Tenir un rang, même modeste, dans les équipes de la science, c'est quelque chose d'équivalent au service du prêtre et du soldat dans les ordres et dans l'armée.

Je suis persuadé que les salons, pleins de distinction mais où la spiritualité se renouvelle mal, sont prêts dès maintenant à recon­naître la valeur d'une forte et saine éducation rationnelle. Je crois que, dans un moment où chacun convient qu'il est déplaisant (et presque impossible) de vivre en oisif, il y a moyen de diriger les classes riches et aristocratiques vers les hautes études. Enfin je suis certain que, d'une manière plus systématique qu'on n'a fait jusqu'alors, on pourrait éveiller dans les bonnes petites têtes d'enfants des vocations de travailleurs scientifiques.

Je n'entends pas m'engager ici dans la critique de notre enseignement public, secondaire et primaire, mais je transcris briè­vement les vœux que m'expriment des voix autorisées.

Notre enseignement primaire est trop abstrait. Il n'oriente pas les enfants des campagnes vers les carrières agricoles, ni les enfants des villes vers les carrières commerciales et industrielles ; il leur donne mal le sentiment de la supériorité que leur assurerait la connaissance rationnelle de leurs métiers. Les conduit-il, par une pente naturelle, vers les enseignements techniques ? Et les intel­ligences d'élite, les achemine-t-il aux études plus lentes, plus labo­rieuses et plus complexes, qui donnent accès au travail scientifique ?

81

Page 4: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

L'enseignement primaire compte plusieurs millions d'élèves. S'il était mieux inspiré, ne pensez-vous pas qu'il fournirait à la science un recrutement magnifique d'auxiliaires et de maîtres ?

L'enseignement secondaire ne comprend qu'une centaine de milliers d'élèves. Le grief essentiel qui lui est fait, c'est (en raison du quadruple fractionnement des études établi par la réforme de 1902) de former des esprits incomplets : les uns tournés exclusive­ment vers l'antiquité gréco-latine ; les autres, au contraire, tenus dans l'ignorance de ces grandes étapes de l'esprit humain ; d'autres, instruits simplement des langues étrangères ou des sciences mathématiques. De l'aveu général, l'Université n'a pas encore réussi à édifier une forte culture, fondée sur l'étude des classiques et ouverte aux influences des grands mouvements d'idées, et des chefs-d'œuvre étrangers, comme aux suggestions sai­sissantes de la science contemporaine. L'enseignement secondaire ne donne pas des esprits formés, habiles au travail, épris de la grandeur des disciplines littéraires et scientifiques du siècle. Il n'assure plus que des initiations partielles, insuffisantes. Nos savants se plaignent que les élèves des lycées préparés aux sciences n'aient que de faibles traces des qualités de logique, de composi­tion et d'exposition, tenues jusqu'ici pour inhérentes à l'esprit fran­çais, et qu'ils n'aient, non plus, presque rien de cette curiosité et de cette flamme, sans quoi les méthodes d'observation et d'expéri­mentation apprises par la suite ne sauraient permettre d'explorer efficacement le mystérieux domaine du monde physique.

Il faudrait que l'on revînt sur ce fâcheux démembrement des études imposé par les programmes de 1902 et que nos lycéens reçussent la formation d'esprit et l'entraînement à l'effort intellec­tuel, sans quoi il n'existe pas d'homme cultivé, en même temps que la notion du merveilleux « devenir » des sciences de la nature. Mais les savants formulent contre nos collèges un second grief, et, si nous prêtons attention à nos souvenirs, aussi bien qu'aux propos de nos enfants, nous reconnaîtrons qu'il n'est pas sans fondement. Ils disent qu'en vertu d'un préjugé ancien et vivace, dans nos éta­blissements secondaires, les sciences sont tenues pour inférieures, et les lettres comme seules dignes d'occuper les esprits distingués. Au point que les meilleurs élèves seraient d'autorité détournés des sciences vers les lettres... Il y a du vrai dans cette appréciation, et

82

Page 5: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

c'est malheureux, car l'intérêt national voudrait que l'Université produisît moins d'avocats, de journalistes et d'apprentis politi­ciens, moins d'esprits satisfaits d'une maigre substance, soi-disant littéraire, et beaucoup plus de jeunes cerveaux munis de cet outil non pareil qu'est la méthode des recherches et des applications scientifiques.

Dans un discours mûrement délibéré (du 11 avril 1919), M. Lafferre, ministre de l'Instruction publique, déclarait au Sénat : «La véritable crise de l'enseignement supérieur, s'il y en a une, est tout entière dans l'insuffisance de nos installations et de notre outillage. C'est donc, en définitive, une question de crédits, une question de matériel qui se pose devant nous. » A quoi M. Henry Le Chatelier, le grand chimiste, répondait dans le Temps (du 22 juillet 1919) : - Ce qui nous manque, ce n'est pas tant l'argent que les hommes capables de l'employer. Tout notre effort doit être concentré vers la production de ces hommes... Pour remettre en honneur la recherche scientifique, il faut commencer par élever le niveau de l'enseignement primaire, délivrer l'enseignement secondaire de la tyrannie des programmes d'examen et supprimer l'anarchie dans l'enseignement supérieur. » La plupart de nos savants partagent cette opinion. Ils disent avec le Dr E. Roux que « la désertion des laboratoires est un péril pour notre pays » (le Temps, 25 juillet 1919). Ils appréhendent que le réalisme grossier dont l'expansion paraît inévitable après toute grande époque de contrainte et d'épreuves, d'élans et de sacrifices, ne détourne encore les esprits de la recherche scientifique. De là une campagne conduite par un groupe d'hommes éclairés pour déterminer dans notre pays un mouvement d'opinion en faveur des sciences, pour obtenir notam­ment des classes dirigeantes et opulentes la création de bourses au profit des jeunes travailleurs scientifiques, la dotation des instituts créés ou projetés, une aide morale et pécuniaire à la recherche. De là également des regards de détresse et d'espoir jetés par quelques maîtres vers « les forces prolétariennes •>, des invitations à • aller droit aux organisations populaires et à leur expliquer franchement et complètement ce qu'on croit être le vrai et le juste, ce que l'on attend du peuple, ce que l'on veut faire avec lui et pour lui », de là ces préparatifs de « lutte pour le maintien d'une vie scientifique dans notre pays ! » (Pr E. Gley, le Temps, 27 juillet 1919).

83

Page 6: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

Je préfère à la quiétude des hauts administrateurs de l'Université ces sourdes angoisses et ces tentatives de nos maîtres, frémissants de la plus belle passion. Nul doute que, dans la France d'après-guerre, le besoin de lucre et de jouissance ne se heurte de plus en plus aux énergies des jeunes générations et à leur volonté de rendre la patrie aussi active que leurs aînés l'ont faite glorieuse. Encore faut-il que les directeurs intellectuels de cette saine jeunesse masculine et féminine lui mettent au cœur un premier goût des études scientifiques et lui montrent qu'elles sont l'instrument de la plus puissante action. Les vocations fécondes sont faites d'impon­dérables : influences opportunes, désir de communier avec son temps, de lui donner le bien auquel il aspire et d'en obtenir la célébrité.

Chaque génération assume une tâche. La jeunesse présente vient de sauver le monde sur les champs de bataille. Celle qui entre dans la carrière doit donner à notre haute culture un renou­veau de lustre pour le relèvement et le rayonnement de la France appauvrie, à qui le monde demande des leçons. Il faut que les maîtres aident la jeunesse à discerner sa sublime mission.

Comment procurer des postes d'attente aux étudiants d'élite - les préparateurs

Il convient que l'Université s'efforce d'orienter vers les sciences l'imagination des enfants, puis d'attirer par des honneurs et des titres les jeunes hommes les mieux pourvus d'aptitudes intellectuelles, et enfin de les retenir par des postes d'attente, rétri­bués... Mais, précisément, quelles fonctions l'enseignement supé­rieur peut-il confier, à titre temporaire, à des travailleurs qui ne sont plus des étudiants, pas encore des techniciens ?

La réponse, les maîtres de nos sciences sont unanimes à la donner. Un grand chimiste strasbourgeois, Charles Gerhardt, consulté, en 1846, sur les besoins d'une chaire de chimie qu'il occupait alors à la faculté des sciences de Montpellier, exprimait divers désirs qui sont précisément ceux que nous confient les maîtres d'aujourd'hui. Notamment il réclamait un préparateur, en soulignant que celui-ci ne devait être nommé que pour un temps

84

Page 7: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

limité (trois ou quatre ans). « Pour être utile, disait-il, le professeur ne doit pas se borner à des leçons orales faites à un auditoire béné­vole et fugitif. Il doit former des élèves dans son laboratoire. Un des moyens efficaces de les y attirer est défaire des fonctions de prépa­rateur la récompense du mérite, un acheminement vers une posi­tion meilleure, un moyen enfin de parvenir, et non plus un poste fixe propre à satisfaire l'ambition la plus modeste. Ces fonctions étant temporaires, on faciliterait ainsi l'étude, à peu de frais, à des jeunes gens capables et studieux, mais pauvres. On placerait de cette manière auprès des professeurs des élèves dont ils feraient l'éducation scientifique. La science y gagnerait parce qu'on stimule­rait ainsi le zèle du professeur en facilitant considérablement les moyens d'étude » (correspondance de Charles Gerhardt, publiée par Marc Tiffeneau).

Ces quelques lignes nous donnent la solution cherchée. Qu'il prépare ce qui est nécessaire pour les leçons de chimie, de phy­sique, etc., et pour les travaux pratiques, ou qu'il seconde un pro­fesseur dans ses investigations, le préparateur est essentiellement un exécutant. Il doit être jeune et avoir l'ambition de ne pas s'éter­niser dans cette fonction, mais de devenir lui-même celui qui conçoit et qui dirige. Des jeunes gens de mérite, appelés pour quelque trois années à ces postes, qui généralement laissent beau­coup de loisirs (et dans lesquels d'ailleurs ils pourraient être pro­longés sous certaines conditions), seraient en mesure de poursuivre des travaux scientifiques. En tout cas, ils y acquerraient la pleine possession de la technique expérimentale et se trouve­raient admirablement préparés à devenir des chercheurs, dans l'Université ou dans l'industrie. Il est malheureux qu'en dépit du sentiment unanime des professeurs, on ait rendu permanentes les fonctions de préparateur ; on a constitué ainsi une caste distincte, presque fermée, comparable en quelque mesure à celles des maîtres répétiteurs dans l'enseignement secondaire et des anciens sous-officiers dans l'armée. Créer dans la maison de la science, vouée aux études nouvelles et aux recherches, un fonctionnarisme à demeure, médiocrement rétribué, sans liberté d'action, sans espoir sérieux d'avancement, c'est un non-sens. Il faut en revenir au mandat temporaire du préparateur, tel que Pasteur l'a établi dans son Institut, tel qu'il existe dans les facultés de médecine

85

Page 8: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

pour les aides d'anatomie et les prosecteurs. Maintenons aux pré­parateurs actuels l'intégralité de leurs droits, mais hâtons-nous de décider que cette fonction, désormais temporaire, devient l'apanage des jeunes. Elle sera confiée, sur la proposition des professeurs ou chefs de service, à des étudiants ayant terminé avec distinction leurs études. Dans ce poste, ils parachèveront volontiers leur édu­cation comme font dans l'internat des hôpitaux les jeunes méde­cins et pharmaciens les plus distingués. Ils se perfectionneront en vue de devenir chef de travaux, maître de conférences, professeur ou technicien de premier ordre dans la grande industrie.

La permanence s'expliquait tant bien que mal à l'époque où la science était reléguée à l'école, comme en dehors de la vie nationale, sans liaison avec l'industrie, et quand ses auxiliaires, s'ils ne s'élevaient pas dans la carrière universitaire, ne pouvaient trou­ver des débouchés dans les usines et manufactures. Mais demain, pour n'être pas distancée et expropriée par ses rivales étrangères, notre industrie devra être constamment pourvue de techniciens (en même temps que de procédés nouveaux) par les laboratoires scientifiques ; elle embauchera avec joie les préparateurs qui lui seront désignés par ces fonctions provisoires réservées à l'élite - et alors la mesure fâcheuse de naguère perdra même sa pauvre rai­son d'être. [...]

Du mode de recrutement des maîtres de l'Université et de ses imperfections

[...] En France, c'est le souci de l'enseignement oral qui l'emporte. Imaginez le recrutement des lettres françaises limité aux élèves admis au concours de l'Ecole normale : vous aurez une impression à peine grossie de ce qu'est actuellement, avec cette porte étroite du concours, le recrutement de la science française.

Comment modifier ce fâcheux état de choses ? Comment empêcher que des vocations scientifiques soient lassées par des épreuves excessives, ou même dégoûtés et rejetées ? Je demande qu'on en délibère. Je n'entends que stimuler l'opinion éclairée et lui soumettre un problème essentiel. Faut-il modifier la charte de notre corps enseignant et admettre que des chercheurs accèdent à

86

Page 9: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

l'enseignement supérieur, à ses chaires et à ses laboratoires, sans suivre la voix exténuante des examens et des concours ? C'est ainsi que certaines personnalités militaires sont promues aux grades les plus élevés sans passer par l'Ecole de guerre. Je ne sais pas si nos maîtres, justement jaloux de leur prestige, accepteraient une réforme aussi radicale. La plupart d'entre eux souhaitent que nos univer­sités puissent prendre plus de part à la nomination des maîtres de conférences et des professeurs titulaires. Ils croient que, désireuses d'accroître leur influence, elles éliraient de préférence des hommes d'une valeur personnelle, entraînés aux recherches, connus déjà par leurs travaux, et qu'ainsi les chercheurs se sentiraient mieux soutenus et fort justement plus favorisés. En tout cas, si l'on veut maintenir les traditions, les garanties et les privilèges du corps pro­fessoral (ce qui peut bien se soutenir), il est tout un ensemble de mesures à adopter pour empêcher la ruine des aptitudes et des talents scientifiques qui lui resteront étrangers.

Par exemple, pour tenir éveillé chez les étudiants le goût de l'expérimentation et l'estime de la science en formation, pour faci­liter aux mieux doués d'entre eux une carrière de recherches, pourquoi ne pas développer, sous la direction des universités, ces instituts scientifiques spécialisés, de création récente, où peuvent être appelées les compétences techniques d'une ville, d'une région, où les instruments de travail sont mis à la disposition de qui peut vraiment les utiliser ? Pourquoi ne pas créer, parallèlement à l'œuvre scientifique du corps professoral, un mouvement d'inves­tigation soutenu par nos universités ?

Il est toujours, pour les hommes de bonne volonté, des solu­tions conciliantes et efficaces.

De la nécessité de donner aux jeunes agrégés et maîtres de conférences des instruments de recherche

Voici de jeunes techniciens issus des examens et des concours les plus redoutés, possesseurs d'une vaste érudition, en pleine vigueur, en pleine ferveur intellectuelle. L'Université va-t-elle leur confier des instruments de recherche, afin qu'ils lui donnent une moisson d'études originales et de découvertes ?

87

Page 10: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

Nullement ! Et c'est l'un des traits les plus absurdes de notre organisation universitaire, qui satisfait peut-être aux conditions de l'enseignement oral, mais non aux exigences du labeur scienti­fique. Les maîtres de conférences de nos facultés n'ont ni crédits, ni auxiliaires, ni installations pour effectuer des investigations. Ils sont condamnés en principe à rester étrangers au travail de déve­loppement des sciences. L'Etat les a triés rigoureusement, de manière à constituer une sélection précieuse et peu nombreuse, et en même temps qu'il les appelle au haut enseignement, il les écar­te des laboratoires ! C'est incroyable. Et en effet Pasteur s'écrie : « Qui voudra me croire, quand j'affirmerai qu'il n'y a pas, au bud­get de l'Instruction publique, un denier affecté au progrès des sciences physiques, que ce n'est que grâce à une fiction, à une tolé­rance administrative, que les savants envisagés comme professeurs peuvent prélever sur le Trésor public quelques-unes des dépenses de leurs travaux personnels, au détriment des allocations destinées aux frais de leur enseignement ? -

Les professeurs sont dans un dénuement moindre qu'au temps de l'illustre biologiste. Mais l'âge moyen auquel ils sont nommés est tout proche de la cinquantaine. Jusqu'à cette promo­tion tardive, les maîtres de conférences restent strictement privés de tout moyen de recherches. Songez à Pierre Curie et à son rêve jamais satisfait d'un laboratoire en Sorbonne ! Lisez ces lignes d'un jeune savant de l'université de Paris, connu déjà par ses décou­vertes : «A quelques exceptions près, seuls les professeurs sont dotés d'un laboratoire et de crédits de laboratoire. H en résulte que, de trente à quarante-cinq ou même à cinquante ans, les chercheurs ne disposent dans l'enseignement supérieur d'aucune allocation et ne peuvent effectuer leurs recherches qu'en demandant l'hospitalité dans un laboratoire de professeur, ce qui est souvent impossible. Les maîtres de conférences ou les agrégés demeurent dans la même situation que lorsqu 'ils étaient élèves préparant leur doctorat. On peut avancer hardiment que si des moyens de travail étaient accor­dés aux chercheurs à la période la plus féconde de leur vie, c'est-à-dire de trente à cinquante ans, la production scientifique de notre pays serait doublée. »

Ai-je le droit de traiter de scandale un tel état de choses ? Vainement on m'objectera qu'il existe une caisse des recherches

88

Page 11: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

scientifiques. Cette caisse ne distribue que des subsides parcimo­nieux, en petit nombre, pour une année, et en vue d'un travail déterminé, et cela aux professeurs (insuffisamment dotés par l'Etat) comme aux autres chercheurs. Vainement d'autres contradicteurs me diront : Voulez-vous donc dresser écoles contre écoles, et faire de la poussière de laboratoires ? - Je réponds : La France ne peut tolérer qu'après une sélection rigoureuse et une formation labo­rieuse, des jeunes énergies intellectuelles soient mises en inactivité, en réserve... pour être utilisées vingt ans plus tard !

Construisez, si telle est votre préférence, des ateliers scienti­fiques assez vastes, où, sous le patronage des professeurs, des maîtres de conférences puissent trouver place ; mais n'oubliez pas que ces nouveaux travailleurs auront besoin d'auxiliaires (car il n'est plus de labeur scientifique sans main-d'œuvre), et de crédit (les produits nécessaires aux expériences étant coûteux). Décidez que le crédit que vous accorderez aux jeunes maîtres de l'Univer­sité ne sera qu'annuel, prévoyez même sur l'emploi de ces fonds le contrôle du conseil de l'Université. Mais, de grâce, agissez !

« Les crédits, suggère un jeune savant, pourraient n'être pas affectés nécessairement à la fonction d'agrégé, de maître de confé­rences, de chef de travaux, ou même de préparateur, mais seraient demandés par les titulaires de ces postes, chacun pour sa part, à une caisse du ministère... »

Peu importe le moyen. Je ne cherche pas à servir ou à contrarier les intérêts d'aucune personnalité. Je cherche à provo­quer l'emploi d'admirables énergies trop gaspillées et à faire élabo­rer une saine distribution du travail scientifique. [...]

Les professeurs : les vices de leur présent statut -Comment les inciter à l'investigation et aux découvertes scientifiques

Après avoir été exclus, de leur trentième à leur cinquantième année environ, du travail de laboratoire, les maîtres de conférences nommés professeurs reçoivent enfin un atelier, des crédits et des auxiliaires. Mais les voilà soumis à des conditions d'avancement à l'ancienneté, de rétribution médiocre, d'uniformité de carrière, de

89

Page 12: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

mise à la retraite tardive, propres à décourager de nouveau l'initia­tive et l'effort d'investigation. [...]

J'ai entendu des savants illustres déplorer avec une vraie anxiété ce mal d'indifférence qui sévit dans maintes chaires d'uni­versité, et en donner comme cause profonde l'absence de tout sys­tème d'émulation et de stimulation. Tout semble ménagé pour faire de nos professeurs de faculté des fonctionnaires distingués, esti­més, peu rétribués et déshabitués de l'effort scientifique, bref des mandarins. Aucune mesure ne permet de récompenser le zèle des chercheurs. Les professeurs de faculté sont inamovibles de fait ; et leur traitement s'élève à l'ancienneté. « Les choses sont si bizarre­ment agencées chez nous, constate M. Edmond Perrier, que les pro­fesseurs des plus petites universités de province n'ont aucun intérêt à briguer les chaires du Collège de France et du Muséum, qui ont été créées pour les plus grands esprits. » Renan se plaignait de ces « habitudes de paresse et de négation malveillante dont les corps enseignants ont tant de peine à se préserver » ; surtout, ajouterai-je, quand rien n'est fait pour les pénétrer de goût de la recherche !

Les universitaires sont les premiers à dénoncer le mal et à réclamer une réforme. Eux aussi « reprochent au système actuel de produire des carrières trop uniformes, n 'offrant pas un stimulant à l'effort » (Bulletin de l'Association amicale du personnel enseignant des Facultés de sciences, fascicule 21, 1919). Et ils proposent un ensemble de mesures, qui semblent judicieuses. Ils voudraient que l'Etat consultât les spécialistes compétents pour la nomination des professeurs et maîtres de conférences (puisque c'est généralement parmi ces derniers que sont pris les professeurs). Ainsi l'avance­ment aurait une chance d'être donné aux maîtres qui ont une œuvre. Ils demandent que les classes les plus élevées du profes­sorat soient attribuées seulement au choix, et que ce choix s'exerce au profit des chercheurs, après consultation des spécialistes. Enfin, ils souhaitent la création, au profit des maîtres qui forment école, d'un casuel pris sur les frais de scolarité des étudiants... Je n'exami­nerai pas ces propositions, non plus que d'autres, de même ordre et de même portée (droit pour les professeurs de l'Université de fai­re breveter leurs inventions ; congé périodique avec traitement, pour faciliter l'accomplissement de voyages d'ordre scientifique à l'étranger ; majoration de retraite [emerita] aux maîtres dont l'œuvre

90

Page 13: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

a été exceptionnellement féconde) ; il me suffit de prouver que, sans disconvenir aux universitaires, sans leur enlever les préroga­tives auxquelles ils tiennent, on peut aisément les orienter vers la recherche. Ils le demandent, et c'est à nos dirigeants de vouloir et d'agir.

Des vieux savants

Exclure des laboratoires les maîtres de trente à cinquante ans, puis à cinquante ans leur donner des instruments de travail expéri­mental, sans les inciter à des recherches, dont la plupart sont désha­bitués, c'est un système indéfendable : il trouve son couronnement dans les conditions actuelles de la mise à la retraite. Ecoutez plutôt ! L'Etat maintient les professeurs de l'enseignement supérieur en pleine activité jusqu'à soixante-dix ans, soixante-quinze même, s'ils sont membres de l'Institut. A ces vieillards, il demande un cours régulier, la direction d'étudiants, la présence aux jurys d'examen et de concours, la participation aux conseils de faculté et d'Université, la rédaction de rapports, l'accomplissement en un mot d'obligations très diverses. Or l'enseignement seul exige une documentation géné­rale sans cesse tenue à jour (par la lecture des périodiques, des mémoires français et étrangers), et un effort physique, quand il s'agit de s'imposer à un auditoire de jeunes gens : tâche évidemment excessive, une fois passé l'âge de soixante-cinq ans. Aussi qu'arrive-t-il en fait ? C'est que, pour motif de santé, beaucoup de professeurs âgés cessent leur cours, dont la charge retombe sur un maître de conférences. Mais celui-ci n'a pas le traitement ni la libre disposition des instruments de travail (laboratoire, crédits, main-d'œuvre) qui correspondent à cet enseignement. Il est parfois promu professeur adjoint, sans augmentation de traitement. A la Sorbonne, tel maître réputé fait depuis une dizaine d'années un cours professoral dans ces conditions de suppléance précaire. Conçoit-on pour des hommes de talent, quadragénaires ou quinquagénaires, un régime plus décourageant ? Au reste, admettez que les vieux professeurs continuent à faire leur cours : que deviennent alors les ateliers et les crédits qui leur sont si jalousement réservés ? Que devient la recherche scientifique ? Elle est encore et toujours sacrifiée. [...]

91

Page 14: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

Défauts et insuffisance de l'organisation du travail dans l'Université

L'Etat français, lorsqu'il est en veine de protéger la science, songe à lui offrir un palais. Mais la science est chose mouvante, en incessant devenir, et ses besoins ne sont plus le lendemain ce qu'ils étaient la veille. Très vite un palais devient pour elle une pri­son. Est-il demeure plus architecturale que la Sorbonne ? Nos savants sont unanimes à vouloir s'en évader. Ils réclament de l'espace et de la lumière, de claires galeries extensibles, transfor­mables et de « style usine ».

Songez que, depuis un quart de siècle, des sciences considé­rées comme fort avancées et proches de la perfection ont été bou­leversées, telles la chimie et la physique ; que d'autres sont nées et ont pris un développement inattendu. Comment, dans un monu­ment définitif, moulé sur les pensées et les besoins d'une époque, aménager sans cesse de nouveaux ateliers ? Telle chaire nouvelle, à la Sorbonne, n'a pas de laboratoire, ni de main-d'œuvre, ni de crédit, faute de place : ainsi, la chaire de physiologie végétale. Et c'est souvent pour la même raison, d'une pitoyable mesquinerie, que des enseignements, prospères à l'étranger, ne sont pas encore créés chez nous.

En même temps que les sciences croissent et se multiplient au-delà de toutes prévisions, le nombre des esprits qui s'y initient augmente. La victoire va amener de tous les points du monde, par centaines et par milliers, des jeunes hommes désireux de recueillir nos leçons magistrales. Le laboratoire d'enseignement de la chimie de la Sorbonne ne peut accueillir tous les étudiants français qui s'y présentent ; le laboratoire de physique, d'après les déclarations de M. Leduc, n'est pas moins à l'étroit : que sera-ce, quand accourra ce grand flot des étudiants étrangers ? Nos maîtres s'estiment hors d'état de les recevoir.

Tout ce que j'ai dit de l'insuffisance des laboratoires du Collège de France et du Muséum, de leur défaut d'outillage, de leur dotation ridicule, du manque de personnel auxiliaire, s'applique aux services d'investigation de la Sorbonne. Son labora­toire de phyiologie n'a pas de salle d'opérations aseptique ; son laboratoire de zoologie ne dispose ni d'abri pour les animaux ni

92

Page 15: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

d'aquarium ; son laboratoire des êtres organisés, où Giard accom­plit ses travaux justement réputés, est hors de la Sorbonne même, dans l'atelier en ruines où Soufflot travaillait du temps qu'il édifiait le Panthéon. Tous ces laboratoires, comme ceux de chimie minérale, de chimie physique, n'ont qu'un outillage incomplet ; les prépara­teurs y sont rares, les garçons de laboratoire trop peu nombreux. Quant aux crédits, ils couvrent les frais de combustible et d'électri­cité, mais non les achats d'instruments et de produits nécessaires aux recherches. [...]

Dans nos universités de province, l'organisation du travail n'est pas mieux entendue qu'à la Sorbonne. Elles aussi manquent de chaires, de laboratoires, de personnel auxiliaire et de crédits. Elles ne sont ni conçues ni outillées en vue de la recherche. Leurs bibliothèques ont des dotations ridicules. [...] Et puis, malgré la réforme de Liard en 1896, nos universités demeurent, de toutes les universités du monde, les moins libres. Elles sont chargées de don­ner aux étudiants issus des établissements secondaires un ensei­gnement uniforme d'Etat. Elles font toutes obligatoirement des cours analogues sur l'ensemble de chacune des principales sciences, et ce sont des cours généraux et sommaires. Elles ne comptent presque pas de leçons d'un caractère approfondi sur les branches nouvelles de ces sciences. En dépit de l'opinion commune, un enseignement scientifique vraiment élevé est exceptionnel dans nos universités.

De cet ensemble de conditions, de ce programme rigide, de ces mœurs administratives et de cette pauvreté de moyens, il résulte que ces universités accomplissent pour la plupart peu de travaux et de découvertes. Il faudrait une ténacité singulière aux savants de province pour faire œuvre personnelle. Certains y réussissent et obtiennent jusqu'à l'étranger les hommages les plus flatteurs, tel le prix Nobel. Mais combien se rebutent !

Mal résignées à cette vie médiocre, nos universités réclament énergiquement des mesures propres à favoriser en elles l'origina­lité. Elles demandent à n'être plus régies par ces représentants de l'Etat que sont les recteurs, mais à voir à leur tête, comme leurs émules étrangères, un président ou un chancelier élu. Ce magistrat universitaire, secondé par le conseil de ses collègues, saurait distin­guer les possibilités de développement de son université et en

93

Page 16: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

poursuivre méthodiquement la réalisation. Sous son impulsion, l'université prendrait appui, obligatoirement, sur la société provin­ciale, à laquelle la rattacheraient ses anciens élèves. Elle appellerait des personnalités locales à participer à son activité scientifique. Elle serait amenée à adapter ses enseignements aux ressources et aux besoins de la région, à orienter ses recherches dans des voies jusqu'ici délaissées. Ainsi apparaîtraient des enseignements et des travaux qui font encore défaut en France ; ainsi s'organiseraient d'elles-mêmes la division du travail scientifique, la spécialisation, la recherche originale.

Une quinzaine de corps d'Etat, à cinq facultés, répartis en France pour distribuer un enseignement supérieur uniforme, défendus contre toute influence et participation locales, l'investiga­tion demeurant ainsi aiguillée vers les mêmes directions, et d'ailleurs négligée : c'est une formule périmée. Là-dessus l'exemple des Etats-Unis est probant. Un des maîtres qui ont étudié avec le plus de pénétration la vie scientifique de nos amis d'outre-mer, M. Maurice Caullery, dit que la caractéristique en est « l'élargisse­ment énorme de la notion d'Université, qui, débordant largement nos cinq facultés consacrées, couvre maintenant toutes les branches de la société moderne, et répand largement les méthodes de la science positive avec l'idée de sa puissance ».

C'est là que doivent en venir nos universités. [...]

La nouvelle formule d'organisation du travail scientifique : l'institut de recherche

Mais ces instituts techniques, ce n'est pas toute l'œuvre nou­velle de notre Université. Dans le même temps qu'elle les créait, elle a fait des efforts, qu'il faut que nous connaissions, en vue de développer chez elle la recherche scientifique pure...

Il y a vraiment deux mouvements réformateurs, deux beaux souffles de vie dans les cercles les plus actifs de notre enseigne­ment supérieur. A côté de cette tendance vers l'extension des applications pratiques, dont nous venons d'examiner le développe­ment, il en est une seconde (d'accomplissement plus ingrat et, par suite, nous Talions voir, simplement ébauchée), vers l'investigation

94

Page 17: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

désintéressée... Hâtons-nous de le dire, ce sont là deux tendances jumelles, elles naissent d'un même sentiment : sentiment de l'insuf­fisance de l'enseignement verbal traditionnel, sentiment de l'obliga­tion de former des travailleurs scientifiques et des techniciens industriels entraînés à l'effort méthodique, sentiment du haut devoir qui incombe à nos universités de mettre leur personnel d'élite, leurs ressources et leurs installations au service de la reconstitution intellectuelle et économique de la France dévastée. Comment faire le départ entre les recherches pures et les essais d'ordre pratique ?[...]

Pour se vivifier et répondre à sa double tendance, pour s'acquitter de cette double mission qu'à son grand honneur il se donne, notre enseignement supérieur a besoin d'appeler à lui par des conditions, des programmes et des diplômes appropriés des hommes nouveaux (collaborateurs libres issus des carrières indus­trielles et surtout élèves capables d'être formés à la science ou à la technique) ; il a besoin d'obtenir des moyens plus étendus (res­sources pécuniaires, outillage perfectionné) ; il a besoin enfin de se créer un cadre plus souple que celui de nos vieilles facultés, dont les chaires, les attributions, les programmes sont trop étroitement délimités. Aussi s'est-il aperçu que ce mode d'organisation, l'institut, si parfaitement efficace dans l'ordre d'application pratique pouvait l'être également dans les essais de création de la science pure.

L'institut universitaire de recherche, tel que le conçoivent les meilleurs esprits et tel qu'il commence d'exister, n'est nullement comparable à nos grandes maisons nationales de recherche, Collège de France et Muséum d'histoire naturelle, qui embrassent l'un l'université et l'autre tout un ensemble de sciences et qui constituent, avec leurs chaires réputées et leurs précieuses collec­tions, les véritables conservatoires des grandes traditions intellec­tuelles françaises. C'est un organe plus simple, spécialisé dans un ordre d'investigations. [...] Nos instituts universitaires rappellent plutôt ceux qu'ont créés récemment quelques grandes universités américaines, regorgeant de ressources et d'une activité qui déborde les cadres vieillots des facultés. Au reste, ils sont d'origine bien française, puisqu'ils ne sont qu'une forme plus récente des instituts créés dès 1890 dans nos universités de province en vue des appli­cations de la science à l'industrie.

95

Page 18: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

Si ces instituts techniques ont dû leur brillante fortune à leur mission utilitaire, ils n'ont pas négligé les investigations purement scientifiques. Et l'idée devait surgir de consacrer des établissements semblables à la science pure. En effet, que telle ou telle science ne comporte pas d'application immédiate, est-ce une raison pour négliger d'organiser au mieux les recherches propres à la faire pro­gresser ? L'inconvénient de l'institut de recherche, c'est qu'étant consacré à une activité désintéressée il attire moindrement les jeunes gens et les industriels. Il a peu d'élèves et peu de dona­teurs. C'est la grandeur et la faiblesse à la fois de la spéculation désintéressée qu'elle n'émeut qu'un choix d'esprits élevés. Eh bien ! il appartient à l'Etat de suppléer par une dotation assez large à la défaillance du public.

Même s'il ne fait pas spontanément recette, l'institut de recherche présente des avantages distincts qui peuvent rendre sa création opportune dans une faculté des sciences. Il possède une espèce d'autonomie que les projets du gouvernement tendent à accroître. Il est régi par un fondateur ou par un directeur, que désignent des qualités d'ouverture d'esprit et de volonté tenace. Il rassemble des installations appropriées, un matériel complet, un personnel spécialisé. Il facilite cette coordination d'efforts que rend nécessaire, à notre époque, la production scientifique. C'est une forme neuve et qui rallie les espérances de nos savants, qu'ils soient tournés vers la spéculation ou vers l'application. Ils estiment qu'elle est plastique, qu'elle se modèle au gré des exigences des diverses sciences, qu'elle est propre à accroître l'intensité et le ren­dement de l'action des maîtres. Ils y voient le meilleur instrument pour la renaissance universitaire. [...]

Le 1er avril 1919, le ministre de l'Instruction publique déclara au Sénat que plusieurs instituts étaient en voie de création, dans nos diverses universités, et définit leur rôle en ces termes : « Dans ces instituts, il y aura deux parties : laboratoires de recherche et laboratoires d'enseignement. Les laboratoires de recherche devront avoir un nombre de places limité, car le nombre des chercheurs est assez restreint... ; au contraire, les laboratoires destinés à l'ensei­gnement doivent se conformer aux nécessités de chaque région » et répondre à l'affluence certaine des élèves. [...]

96

Page 19: Que fait l'Université pour la recherche scientifique

PEDAGOGIE et SCIENCES Que fait l'Université

pour la recherche scientifique ?

Enfin un budget de recherche apparaît à côté du budget de l'enseignement proprement dit - un budget de la science ! t...]

Ne nous grisons pas toutefois de nos espérances. Ce n'est qu'une entrevision. Gardons notre lucidité. Ne cessons pas de réclamer. Alors qu'un petit, trop petit nombre d'instituts techniques fonctionnent en plein développement, les instituts de recherche attendent encore leur complète organisation. Or, ne l'oublions pas, la clef de voûte de tout le nouveau système universitaire doit être cet institut de recherche qui n'est encore qu'à l'état d'ébauche. Ce serait un dessein inintelligent et voué à l'échec que de délaisser la recherche libre et désintéressée, pour ne doter d'un nombreux per­sonnel et d'abondants moyens pécuniaires que les laboratoires de science appliquée. Ce serait s'exposer à ce que la source même des progrès de la technique tarît. La science pure et intégrale doit être soutenue largement et développée par tous les concours de l'Etat, parce que c'est d'elle que découlent, pour une bonne part, les noblesses de l'esprit humain et que sont déduites toutes les applications pratiques. Les médiocres réalistes qui assigneraient aux sciences un but exclusif, et en quelque sorte mercantile, méconnaîtraient à la fois les intérêts et le génie de la France. [...]

Maurice Barrés de l'Académie française

97