N°8 - Juin 2014x

w w w.revueape.com

M O N D E

M O N D E S

m o n d e

m o n d e s

A V A N T-

P R O P O S

N ° 8 - j u i N 2 0 1 4

C hers étudiants,

Vous avez choisi de

relancer la revue APE

et je suis très heureux

de répondre à la demande que

vous m’avez faite de préfacer ce

deuxième numéro de la nouvelle vie

que vous lui offrez.

Au moment où vous me faisiez

cette demande, j ’apprenais que

le Prix Albert Londres 2014 était

décerné à l ’un de vos aînés, Sylvain

Lepetit. Ce prix, le plus prestigieux

du journalisme francophone,

porte le nom du célèbre reporter

qui s’était donné pour mission, à

travers ses articles, de « mettre la

plume dans la plaie ».

En attendant d’entamer des

parcours professionnels où vous

rencontrerez, j ’en suis sûr, mille

succès, vous animez une revue qui

n’a pas peur d’affronter les grands

sujets politiques et économiques du

moment, qu’i ls soient nationaux ou

européens. I l faut dire qu’en cette

année électorale, les thèmes qui

questionnent notre présent et notre

avenir ne manquent pas.

C’est une joie toute particulière,

pour le directeur d’une institution

comme la nôtre, de voir ses élèves

bril ler par leur curiosité et par leur

ouverture sur le monde. Parmi

tous ceux de nos étudiants que je

rencontre, jour après jour, j ’observe

ce petit quelque chose en plus

que votre investissement dans

cette revue i l lustre. Les élèves

de Sciences Po ne vivent pas

enfermés dans les bibliothèques

ou dans les calculs, avec le seul

souci de réussir en société en

récitant un savoir appris par

cœur: i ls s’évadent, sortent,

interrogent, explorent, se révoltent,

s’enthousiasment.

Votre démarche a l ’originalité de

rassembler à côté de vos signatures

celles de vos professeurs et de

différents chercheurs de la maison.

C’est une excellente initiative. Les

sciences humaines ont besoin de

méthodes rigoureuses et d’idées

impertinentes. Marchez dans les

pas de vos enseignants, apprenez

des travaux des chercheurs, mais

osez poser vos regards neufs sur

l ’actualité.

Dans le monde étudiant, les

occasions de s’engager et

d’inventer des activités sont

multiples : vous avez choisi

un projet marqué d’une forte

ambition intellectuelle sans

attendre la sagesse que l ’on prête

ordinairement aux années. Fidèle à

l ’esprit de Sciences Po, vous avez

refusé que ce projet se cantonne à

un domaine cloisonné : vous offrez

à vos lecteurs des débats qui sont à

l ’ image de la diversité disciplinaire

propre à votre scolarité. Et comme

votre scolarité également, vous

associez théorie et pratique,

prouvant une fois de plus que

Sciences Po est à la jonction entre

la pensée et l ’action.

A travers ces pages, échangez,

partagez, polémiquez, soyez

passionnés, faites honneur à la

devise que s’est donnée notre école :

le monde a besoin d’esprits l ibres.

Frédér ic Mion

D i re c t e u r d e l ’ i n s t i t u t

d ’é t u d e s p o l i t i q u e s d e Pa r i s

Vinc

ent B

locq

uaux

©

O u r S

ReVue DeS AffAiReS POliTiqueS eT écONOmiqueS De ScieNceS PO

N ° 8 - j u i N 2 0 1 4D i r e c t i o n D e l a r e v u e

C h r i s t o p h e d e B a t zPrésident de la Revue

chr istophe.debatz@sciencespo. f r

K a t h a r i n a E h r h a r tSecréta i re générale de la Revue

kathar ina .ehrhar t@sc iencespo . f r

D i r e c t i o n a r t i S t i Q u e

J u l i a F e r r a r ij u l ia fe r rar i01@gmai l .com

a u t e u r S

E l i a n e A b r a h a mC h r i s t o p h e d e B a t zL a u r e n t B i b a r dD a v i d B i s s o nP a t r i c k B o u c h e r o nF r a n ç o i s B o u r g u i g n o nM a r i e B o y e rD o r o t h e e B ü t t n e rM a t t h i e u C h o b l e tT h o m a s D i e t r i c hD a v i d E n g e l sL a u r a Fa b r eB e n j a m i n A . F e l l o u sM a r c e l G a u c h e tV i n c e n t J u l l i e nY u k i K a m a d aD a n i e l K e l l e rJ o c h e n K l i n g l e rJ u l i e n K r a m a r z

C l o t i l d e L ’ A n g e v i nYa n n L a r g o u ë tE l o i L a u r e n tF r é d é r i c M i o nB e a t a P a t a šo v aC l a i r e P o n c e tM y r i a m R e v a u l t d ’ A l l o n e sB a r b a r a R o m a g n a nG r é g o i r e R o o sD o m i n i q u e S c h n a p p e r M a t h i e u Ta l b o tG o u l v e n T h e z eM a x i m e T h o r yC é d r i c V i l l a n i

c o n t a c t

w w w. r e v u e a p e . c o mr e v u e . a p e @ g m a i l . c o m

@ R e v u e A P E

MentionS légaleS

Di r e c t io n d e l a p ub l ica t io n : Associat ion de la Revue des Affa i res Pol i t iques et économiques de Sciences

Po - R e s p o n s a b le d e réd a c t io n : Christophe de Batz , Kathar ina Ehrhart - D a t e d e p a r u t io n : Juin 2014 - I SSN : 2273-9254 - R a is o n s o c ia le : Associat ion de la Revue des Affa i res Pol i t iques et économiques de Sciences

Po - R e p rés e n t a n t s l éga u x : Christophe de Batz , Kathar ina Ehrhart - I m p r e s s io n : Copy Top Saint Lazare

5, rue de Rome 75008 Par is - N o t ice : La Revue APE est une revue d’ idées, les opin ions expr imées

dans les écr i ts ic i représentés sont cel les des auteurs et ne ref lètent pas cel les de la Revue APE

ni de ses représentant .- Co n ce p t io n e t réa l i s a t io n d e l a m a qu e t t e : Jul ia Ferrar i - Tous droi ts réservés.

La reproduct ion, même part ie l le de tout ar t ic le ou image publ ié dans la Revue APE est interdi te .

mANifeSTe

l’AV e N i R D ’ uN e R e V ue i NT e R g é N é R AT i O NN e l l e D ’ i D é e S

I l n’est jamais s imple de lancer une revue. C’étai t pourtant le déf i audacieux que se sont lancés plusieurs amis quand i ls in i t ièrent en octobre 2010 la Revue des Affaires publ iques et européennes - la revue APE - revue versée dans l ’Europe qui deviendra v i te reconnue pour son amour cr i t ique de la cause européenne et par ses analyses croisées de l ’Europe et de la France, ce qui naturel lement al la i t fa i re d’e l le le l ieu d’expression pr iv i légiée des étudiants des masters Affaires européennes et Affaires publ iques.

I l est encore moins s imple de re lancer une revue qui , sous le nouveau nom de revue des Affaires pol i t iques et économiques , tout en conservant le s ig le revue APE et son amour cr i t ique de la cause européenne, entend être depuis septembre 2013 une revue versée dans l ’économie et la pol i t ique, et être une revue intergénérat ionnel le d’ idées, permettant aux professeurs , chercheurs , décideurs et étudiants , de tous âges, de tous mi l ieux, de tous masters et de toutes discipl ines, de proposer à plusieurs voix , sur un pied d’égal i té , leurs idées et solut ions innovantes face aux problèmes de nos sociétés contemporaines.

Décloisonner les champs discipl inaires pour que tout-un chacun, indif féremment de ses sensibi l i tés , mi l ieux ou discipl ines professionnel les et académiques, puisse s’expr imer sur la pol i t ique et l ’économie et développer ses propres idées ; réunir les analyses de di f férents hor izons pour fa ire émerger de nouvel les solut ions ; assurer l ’équi l ibre des opinions au sein de ses colonnes pour garant i r son apol i t isme et son indépendance tout en permettant son engagement ; te l les sont quelques-unes des valeurs cult ivées par la revue au sein de ses deux numéros 2013-2014 : Intégrat ion Désintégrat ion (mars 2014) et Monde et mondes ( ju in 2014).

Et maintenant ? Quel peut être l ’avenir proche et lo intain d’une revue dont le but avoué est de provoquer la naissance d’ idées nouvel les ? La const i tut ion d’un comité scient i f ique, projet poursuiv i de longue date , peut const i tuer un premier object i f . Approfondir le développement de la revue, en augmentant sa v is ib i l i té et sa réputat ion à Sciences Po et dans toutes les universi tés et écoles où pourraient émerger de nouveaux auteurs peut const i tuer un second object i f . Préserver son ident i té et ses valeurs , pour que son projet en faveur des nouvel les idées pol i t iques et économiques, encore au berceau, et que son ident i té , cel le de la revue APE, en ple ine adolescence, s ’épanouissent , peut const i tuer un autre object i f , parmi tant d’autres !

Cela fera donc quatre ans d’existence pour la revue APE en septembre 2014, qui ne v i t et ne s ’ incarne que grâce à ses auteurs , ses sout iens, ses mécènes et ses lecteurs , qui h ier et depuis toujours portaient la revue des affaires publ iques et européennes, qui aujourd’hui et depuis septembre 2013 sout iennent le projet s ingul ier en faveur des nouvel les idées intergénérat ionnel les de la revue des affaires pol i t iques et économiques, et qui demain offr i ront , je l ’espère , à la revue APE un avenir radieux.

C h r i s t o p h e d e B a t z

Président de la revue des Affaires Pol i t iques & économiques

m o n d e

m o n d e s

« S i j e p o u v a i s

s a v o i r c e q u e

c o n t i e n t l e

m o n d e d a n s s e s

e n t r a i l l e s »

F a u s t , U n e t r a g é d i e . g o e t h e , 1 8 0 8

N ° 8 - j u i N 2 0 1 4

N ulle part n’est le v ide , et pourtant notre monde ne semblerait porter en son sein r ien qui ne

l ’unisse, à l ’except ion de sociétés de déf iance cult ivant l ’apathie du sent iment démocrat ique. Notre monde ne se serait- i l pas lassé en f in de compte des mondes qui le peuplent ?

Cette lassitude s’or ig ine peut-être dans son absence de conscience de soi dès le XVe siècle (Patr ick Boucheron) , dans le dénuement de ses valeurs (Dominique Schnapper) ou dans son impossibi l i té désespérante d’accéder à l ’autonomie (Marcel Gauchet) . A moins d’y voir le résultat du projet de la Modernité (Myr iam revault d ’Al lones) , cette lassitude provoque, sans sursaut vér i table , la mondial isat ion de l ’ inégal i té (François Bourguignon).

Depuis l ’avènement de l ’hél iocentr isme, le monde marche vers la Modernité (Part ie I , La Modernité du monde ) . Attent ion à ce qu’on dissimule derr ière le terme de la Modernité (Vincent Jul l ien) ! La Modernité est à la fois le règne de l ’ incert i tude économique qu’on cherche à é l iminer à tout pr ix (Matthieu Choblet) et une déresponsabi l isat ion volontaire de l ’Homme (Laurent Bibard) ; e l le est également une exhortat ion à accepter son ident i té indiv iduel le et col lect ive (David Engels) autant qu’el le est un moteur de l ’ innovat ion (Marie Boyer &

Goulven Theze) . La Modernité const i tue donc le miroir de notre existence, dans une exégèse guénonienne du monde (David Bisson) , qui pourrait être affectée par une nouvel le pol i t ique post-moderne (Chr istophe de Batz) .

Dès lors , comment survivent notre monde, nos Etats et nos sociétés (Part ie I I , Le monde dans tous ses états ) ? Dévorés de l ’ intér ieur, les Etats contempleraient l ’abîme de leur implosion, ic i en ukraine (Beata Patašova) , là en républ ique centrafr icaine (Thomas Dietr ich) ou au Japon (Yuki Kamada). Et dans l ’ordre internat ional , les Etats font empirer leurs re lat ions, au fur et à mesure que s’épaissit par exemple l ’ incompréhension entre les Etats-unis et la Chine d’une part (Jochen Kl ingler) , et l ’ I ran d’autre part (Dorothee Büttner) . Pourtant , tout n’est pas perdu, lo in s ’en faut : contre la dél iquescence des gouvernances et l ’ implosion des Etats , la régénérat ion du vouloir-v ivre ensemble et de la volonté pol i t ique a sauvé hier le gouvernement prussien (Yann Largouët) et sauvera demain l ’Etat-providence français (E loi Laurent) , en même temps que des out i ls mathématiques perfect ionneront l ’espace pol i t ique de la démocrat ie (Cédr ic Vi l lani) . Et contre la dél iquescence des re lat ions internat ionales, des formes de col laborat ion économique entre les Etats sont possibles pour bât i r une mei l leure architecture du monde (Clot i lde L’Angevin) .

De quoi se peuple notre monde (Part ie I I I , Les invis ibles , le v is ib le et l ’ invis ible ) ? Les invis ibles et l ’hermétisme structurent notre société. Hélas trop nombreuses, notre monde regorge de populat ions qu’on ne voit pas, te ls les aides-soignants (Laura Fabre) et les détenus (Jul ien Kramarz) ; ou qu’on oubl ie , te ls ce qu’on dénomme, par commodité , les provinciaux (Mathieu Talbot) et les personnes âgées (El iane Abraham). Pire , ces populat ions sont souvent v i l ipendées (Barbara romagnan). Ainsi , i l est sans doute temps de réformer la pol i t ique publ ique autour des invis ibles (Claire Poncet) tout comme i l est temps de voir enf in la vér i té derr ière les mythes du complot , de la conspirat ion et des sociétés occultes , et lever le voi le de l ’ invis ible (Daniel Kel ler & Benjamin A. Fel lous) .

Nous vous souhaitons une agréable lecture du numéro 8 de la revue APE et deuxième numéro sous sa nouvel le appel lat ion.

Christophe de Batz & Katharina Ehrhart

éDitorial

Av a n t -P r o p osLe mot du directeur de l’Institut d’études politiques de Paris,

Frédéric Mion 3

L ’ a v e n i r d ’u n e r e v u e in t e r gén é r a t io n n e ll e d ’ id ée sChris tophe de Ba t z5

éd i t o r i a lChris tophe de Ba t z & Ka t har ina Ehrhar t 7

Patr ick Boucheron« Il impor t ai t peu au x habi t an t s des mondes

anciens que le monde comme globali té ex is te »Christophe de Batz

10

Dominique Schnapper« Nous évoluons dans un monde dont nous avons hérité »Grégoire Roos

GranDS entretienS

16

Marcel GauchetSociété et processus

Grégoire Roos 22

Myriam revault d’al lones« Nous n’adhérons plus aujourd’hui à l’espérance des Lumières... »Christophe de Batz

28

François Bourguignon« La t r a j e c t o i r e d e l ’éco n o mie m o ndia le

co n s is t e e n la m o ndia l is a t io n d e l ’ in éga l i t é »Christophe de Batz

36

La Modernité et le r isque d’un téléscopage de sens ?Tribune de Vincent Jullien

L a M o D e r n i t éD u M o n D e

44

Mordernity and uncertaintyAr ticle de Matthieu Choblet 46

Le monde va-t-i l vers la modernité ? Hommes et processAr ticle de Laurent Bibard50

L’al lemagne, l ’europe et le traumatisme de 1945

Tribune de David Engels 53

innover en santé, une priorité, 5 leviersAr ticle de Goulven Theze & Marie Boyer56

rené Guénon, une cr i t ique du monde moderne

Ar ticle de David Bisson 59

Pour une pol i t ique post-moderneTribune de Christophe de Batz 62

3 10

106 1148885

the ukrainian cr isis: who is being suffocated ?Ar ticle de Beata Patašova

Le MonDe DanS touSSeS étatS

65

Centrafr ique : vers la part i t ion ?Ar ticle de Thomas Diet rich 67

aging society and the worsening quality of democracy in JapanAr ticle de Yuki Kamada70

the geo-economic uS-China ententeAr ticle de Jochen Klingler 73

analysis of iran - uS relations with regards to the democratic peace theoryAr ticle de Dorothée Büttner76

Les réformes prussiennes de 1806-1813 comme impératif moral...

Article de Yann Largouët 80

Le bel avenir de l ’état-ProvidenceTribune d’éloi Laurent83

Les aidants, les oubl iés des réformesAr ticle de Laura Fabre

LeS inviSiBLeS , Le v iS iBLe et L’ inviSiBLe

92

Les détenus, invisibles parmi les invisibles

Ar ticle de Julien Kramarz 94

on achève bien nos campagnesTribune de Mathieu Talbot97

entret ien avec él iane abrahamD ép e n d a n ce e t v ie i l l i s s e m e n t

Marie Boyer 100

entret ien avec Barbara romagnanL ’ a u t o m a t ic i t é d e s d r o i t sMarie Boyer & Maxime Thory106

Le consommateur invisibleTribune de Claire Poncet 112

entret ien avec Daniel Kel ler« L ’ i n v i s ib le s u s c i t e l a qu e s t io n »Benjamin A. Fellous114

entret ien avec Cédric vi l laniM a t h ém a t iqu e s e t e s p a ce p o l i t iqu e

Christophe de Batz 85

Le paysage mondial en matière de financements extérieurs des PeD...Article de Clotilde L’Angevin88

Cinquième colonneTribune de Benjamin A. Fellous 118

16 22 28 36

10 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

R« il imPORTAiT Peu Aux hAbiTANTS DeS mONDeS ANcieNS que le mONDe

cOmme glObAliTé exiSTe »

11Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

Professeur d’histoire du

Moyen Âge à l’université de Paris 1 Panthéon-

Sorbonne, Patrick Boucheron s’intéresse à l’histoire du monde

dans la perspective des renouvellements de

l’écriture de l’histoire. il a notamment dirigé l’Histoire

du monde au Xve siècle (Fayard, 2009, rééd. Pluriel

2012) et Pour une histoire-monde (PuF, 2012). Parmi ses

dernières publications, on peut également citer L’entretemps.

Conversations sur l’histoire (verdier, 2012) et Conjurer la peur.

Sienne, 1338. essai sur la force politique des images (Seuil, 2013).

Pat r i c kB o u c h e r o n

Pat r i C KB o u C H e r o n

Ulf Andersen © Éditions du Seuil

12 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

Revue APe : A part ir de quand

commence à se penser l ’histoire

du monde ?

Patrick Boucheron : Pe u t -o n , e n

h i s t o r i e n , p e n s e r l e m o n d e a v a n t qu e ce u x

qu i l ’ h a b i t e n t n e le p e n s e n t ? C ’e s t u n e

qu e s t io n s é r ie u s e d a n s l a qu e lle ,

co m m e l ’ a r e m a rqu é R o ge r

Ch a r t i e r , s e j o u e l a p os s ib i l i t é

m ê m e d e l ’ h i s t o i r e g lo b a le . S i

o n d o i t a t t e n d r e qu e le m o n d e

e x i s t e e t s e p e n s e d a n s s a g lo b a l i t é , a lo r s

l ’ h i s t o i r e g lo b a le n ’e s t p a s p os s ib le a v a n t

l e X I X e s ièc le . N o n p a s qu e l ’ i n t é rê t p o u r

l e m o n d e n ’e x i s t a i t p a s a v a n t ! J e p e n s e

a u b e a u l i v r e d e S e r ge Gr u z in s k i Q u e lle

h e u r e e s t - i l l à -b a s ? , qu i co n f r o n t e d e u x

réc i t s p r o v e n a n t d e d e u x e n dr o i t s d u g lo b e

d i f f é r e n t s , m a is p o r t a n t d e l ’ i n t é rê t à

d ’a u t r e s p a r t i e s d u m o n d e a v e c le s qu e ls i l s

n ’o n t e t n ’ a u r o n t a u cu n co n t a c t . Le p r e mie r

e s t a n o n y m e, e t f u t r éd i gé à I s t a n b u l v e r s

158 0 : l e Ta r i h - i H in d- i ga r b i ( « H is t o i r e

d e l ’ I n d e d e l ’O u e s t » ) b r os s e u n e lo n g u e

ch r o n iqu e d u N o u v e a u M o n d e . Le s e co n d

s ’ i n t i t u le Rép e r t o i r e d e s t e m ps, d a t e d e

16 0 6, e t s e p rés e n t e co m m e u n e h i s t o i r e

d e l ’ e m pi r e o t t o m a n . C ’e s t l ’œu v r e d ’u n

a l l e m a n d du n o m d e H e in r i ch M a r t i n qu i

a p rès a v o i r lo n g t e m ps v o y a gé e n Eu r o p e,

d e s p a y s b a l t e s à l ’A n d a lo u s ie , p a r t i t p o u r

l a N o u v e ll e -Es p a g n e e t e xe rça à M e x ico

le m ét ie r d ’ im p r im e u r qu ’ i l a v a i t a pp r i s à

S év i l l e . I s t a n b u l e t M e x ico a u mi r o i r : l a

p r e miè r e v i l l e d ’Eu r o p e e t l a p r e miè r e v i l l e

d u N o u v e a u M o n d e v i v e n t a pp a r e m m e n t

d a n s d e u x m o n d e s d i f f é r e n t s , qu e r i e n

n e p e r m e t d e co n n e c t e r . Ce s h i s t o i r e s

d i f f é r e n t e s s o n t d ép e n d a n t e s d e s g r a n d s

réc i t s n a t io n a u x qu i s ’ ép a n o u is s e n t a u X V I e :

ce s o n t b ie n sû r l e s réc i t s e s p a g n o ls e t

i t a l i e n s , ca r l ’ i t a l i e n e t l ’ e s p a g n o l s o n t a lo r s

l e s d e u x l a n ga ge s d e l a p r os e d u m o n d e . I l

im p o r t e à p e u d e ge n s qu e le m o n d e, e n

t a n t qu ’u n i t é g lo b a le , e x i s t e , a v a n t l e X V I e .

E t p o u r t a n t d e s m o n d e s e x i s t e n t : o n p e u t

f a i r e u n e h i s t o i r e d u m o n d e qu i p réc ip i t e

o u p récèd e l a co n s c ie n ce qu e le s a c t e u r s

p e u v e n t e n a v o i r . S i l e m o n d e n e s e p e n s e

p a s , l e s m o n d e s s e p e n s e n t d ès le X Ve .

Revue APe : Quel indice vous

permet d’aff i rmer que le monde

ne se pense pas en tant que tel

au XVe siècle ?

P.B. : Le m o t « m o nd e » d és i g n e

géo g r a p hiqu e m e n t la p lu s g r a nd e ét e ndu e

t e r r e s t r e ; s o c io lo giqu e m e n t il p e u t a u

co n t r a i r e d és i g n e r u n « t o u t p e t i t m o nd e » : le

m o nd e p ro u s t ie n d e s f a ub o urgs S a in t -H o n o ré

e t S a in t -Ge r m ain p a r e xe mple. Co m m e n t

e x pl iqu e r ce t a pp a r e n t p a r ad oxe ? Po ur m oi ,

le m o nd e e s t u n e n s e mble rég i p a r d e s règ le s

im m a n e n t e s, qu i s e s u f f is e n t à e lle s-m ê m e s

p o ur r e ndr e co mp t e d e s o n h is t o i r e . Le

m o nd e d e l ’a r t , p a r e xe mple, e s t u n m o nd e

e n t a n t qu ’ i l e s t rég i p a r le s règ le s d e l ’a r t .

O n r e co nn a î t ic i la t h éo r ie d e B o urdie u, m ais

éga le m e n t ce lle s d ’ I m m a nu el Walle r s t e in o u

d e Fe r n a nd B r aud el s e lo n le squ elle s il y a

d e s éco n o mie s-m o nd e, d e s s y s t èm e-m o nd e,

d e s e mpi r e s-m o nd e s ; c ’e s t -à-d i r e d e s

e n t i t és e mb o î t ée s d e t e r r i t o r ia l i t é à p a r t i r

d e squ elle s o n p e u t f a i r e l ’h is t o i r e s e lo n

le ur s règ le s p ro p r e s. Q u e la Te r r e d e v ie nn e

l ’e sp a ce d e t r a n s a c t io n d e l ’h u m a ni t é t o u t

e n t iè r e p o r t e u n n o m, qui e s t ce lu i d e

g lo b al is a t io n. M ais il e x is t a i t d e s m o nd e s

a v a n t le M o nd e, e t d e s m o ndia l is a t io n s

a v a n t la g r a nd e g lo b al is a t io n. A u X Ve, la

Ch in e e s t p ro b able m e n t , à e lle m ê m e so n

p ro p r e m o nd e e t r ie n n ’ in d iqu e a lo r s qu e la

m o ndia l is a t io n s e déro u le f a t a le m e n t co m m e

un e o ccid e n t a l is a t io n du m o nd e. I l imp o r t a i t

p e u au x h abi t a n t s d e s m o nd e s a n cie n s qu e

le m o nd e co m m e glo b al i t é e x is t e . Fa i r e

u n e h is t o i r e du m o nd e, f a i r e l ’h is t o i r e d e

l ’ in t e rco nn e x io n d e s m o nd e s, f a i r e l ’h is t o i r e

du m o nd e g lo b al , e s t u n su j e t

im m e nse p o ur le X Xe s ièc le

e t p o ur le X X I e s ièc le ; m ais

a bsolu m e n t p a s p o ur le s s ièc le s

qui l ’o n t p récédé.

Revue APe : Au moment de la

Renaissance ottonienne, i l y

avait la pensée des petites

communautés, et cela découlait

déjà de la pensée antique sur le

sens de la Cité. L’ intervention

tardive de la pensée du monde

global a-t-el le mis f in à cette

pensée de l ’histoire des petites

communautés selon vous ?

P.B. : J e n e c r o i s p a s . O n p e u t d éc r i r e

l e X I X e s ièc le co m m e le t e m ps d e s

e x p lo r a t e u r s , d e s mis s io n n a i r e s e t d e s

v o y a ge u r s , b r e f co m m e l ’ â ge g lo b a l d u

m o n d e . M a is c ’e s t a u s s i l e m o m e n t d e

l ’ i n v e n t io n d e s t r a d i t io n s . N o u s a v o n s

d éc r i t l a m ê m e ch os e p o u r l e X Ve s ièc le .

Vo y ez a u J a p o n : ce qu ’o n co n s id è r e co m m e

d e s t r a d i t io n s im m ém o r ia le s , l ’ a r t d e s

j a rd in s e t d e s f l e u r s o u le t h éâ t r e N ô, p a r

e xe m ple , s ’ i n v e n t e n t a u m o m e n t m ê m e o ù le

m o n d e s ’o u v r e . I l y a u n e d ia le c t iqu e e n t r e

l e s p e t i t e s co m m u n au t és e t l e m o n d e .

S i l e m o n d e n e s e p e n s e p a s , l e s

m o n d e s s e p e n s e n t d è s l e X v e

s i è c l e .

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 13

Revue APe : L’Europe pense son

histoire à part ir d’el le-même.

Mais 1492 ne constitue-t-el le

pas une rupture, la preuve que

l ’Europe cesse de penser son

histoire à part ir d’el le-même à

cette date précise ?

P.B. : Ce n ’e s t p a s u n e s p éc i f i c i t é

d e l ’Eu r o p e qu e d e p e n s e r l ’ h i s t o i r e

m o n d ia le à p a r t i r d ’e l l e -m ê m e. En Ch in e ,

l e s in o ce n t r i s m e p rév a u t : l e s Ch in o is s e

co n s id è r e n t d e p u is lo n g t e m ps a u ce n t r e

d u m o n d e e t e n v i s a ge n t s o n

h i s t o i r e à p a r t i r d ’e u x -m ê m e s .

N o u s s o m m e s ic i d a n s u n e

a n t h r o p o lo g ie i n v a r i a n t e :

l ’ h i s t o i r e s e p e n s e à p a r t i r d e

l ’ e n d r o i t o ù ce lu i qu i l ’ o bs e r v e

s e s i t u e . D e p u is ce p o in t d e v u e , i l p e u t

t o u t v o i r , s a u f s o n p r o p r e p o in t d e v u e .

L ’ h i s t o i r e co n s t r u i t u n « n o u s » e t s o n r a y o n

e s t l e l i e u d e d ép a r t d e ce « n o u s » . L ’Eu r o p e

n ’ a p a s le p r i v i l ège d e l ’ e t h n o ce n t r i s m e

m ê m e s i i l e s t v r a i qu ’à p a r t i r d e 1492,

l e « n o u s » e u r o p ée n e s t qu e s t io n n é ,

a v e c t r o i s év èn e m e n t s qu i s ce ll e n t u n e

n o u v e ll e Eu r o p e : l ’ e x p u ls io n d e l a

d e r n iè r e p rés e n ce m u su lm a n e e n p én in s u le

ib é r iqu e , l ’ e x p u ls io n d e s j u i f s e t l a ca p t u r e

d e l ’A m ér iqu e . Ce s t r o i s év èn e m e n t s

s e n o u e n t d a n s ce qu e S e r ge Gr u z in s k i

n o m m e « l ’ i n v e n t io n d e l ’O cc id e n t » ;

e t à p a r t i r d e l à , l ’ h i s t o i r e d u m o n d e v a

s e co n f o n dr e a v e c s o n o cc id e n t a l i s a t io n .

Ce t o u r n a n t h i s t o r iqu e a m èn e l ’Eu r o p e e n

s i t u a t io n d ’u n i v e r s a l i s e r s o n p o in t d e v u e

p a r t i cu l i e r . L ’o u v r a ge co lle c t i f Le m o n d e a u

X Ve s ièc le a e s s a y é d e d ém o n t r e r co m m e n t

d ’a u t r e s m o n d ia l i s a t io n s é t a ie n t p os s ib le s :

a p rès t o u t , a u X Ve e t a u X V I e , l a g r a n d e

p u is s a n ce e s t l ’ e m pi r e o t t o m a n . S i o n

im a g in e u n e o t t o m a n is a t io n d u m o n d e, qu i

a e û t l i e u e n p a r t i e d a n s ce r t a in e s rég io n s

d u g lo b e, e l l e n ’ a u r a i t p a s é t é d a v a n t a ge

d éce n t rée qu e l a n ô t r e . A u j o u rd ’h u i , ce t

e xe rc ice in t e l l e c t u e l qu i co n s is t e à d ép la ce r

s o n p o in t d e v u e p r e n d e s s e n t ie l l e m e n t

l ’ a l l u r e d e l a c r i t iqu e d e l ’ e u r o p éo ce n t r i s m e,

qu i co n s is t e à p r o v in c ia l i s e r l ’ Eu r o p e,

co m m e l ’ éc r i v a i t D ip e s h Ch a k r a b a r t y1. M a is

u n h i s t o r i e n co m m e S a n j a y Sub r a h m a n y a m

p e n s e , à j u s t e t i t r e , qu e ce t e f f o r t d e

d éce n t r e m e n t d u r e ga rd d o i t éga le m e n t

i n t ég r e r l a c r i t iqu e d e l ’ i n d o ce n t r i s m e. Ca r

l e s I n d ie n s co n s id è r e n t a u s s i qu e l ’Em pi r e

m o g h o l é t a i t l e cœur d u m o n d e d ’o ù

d éco u la i t l ’H i s t o i r e .

Revue APe : Verr iez-

vous une dialectique dans

l ’histoire mondiale autour

de la composit ion et de la

décomposit ion des empires ?

P.B. : L ’ h i s t o i r e d e s e m pi r e s co n n a î t u n

p r o f o n d r e n o u v e ll e m e n t , s o i t qu ’o n l a

co n s id è r e à l a m a n iè r e d e s p o l i t i s t e s co m m e

u n e h i s t o i r e co m p a rée d e s co n s is t a n ce s

im p ér i a le s d e s E t a t s ( j e p e n s e n o t a m m e n t

a u u x t r a v a u x d e J a n e t B u r b a n k e t F r e d e r i k

Co o p e r ) , s o i t qu ’o n l a v o ie p lu t ô t co m m e

l ’ h i s t o i r e d e s s o c ié t és im p ér i a le s a u s e n s

d e l ’ h i s t o r i e n Ch r i s t o p h e Ch a r le o u d e P ie r r e

S in ga r a v é lo u d a n s s o n o u v r a ge P r o f e s s e r

l ’ Em pi r e . Le s « S c ie n ce s co lo n ia le s » e n

F r a n ce s o u s l a I I I e Rép ub l iqu e , s e lo n l a qu e lle

l ’ h i s t o i r e d e s e m pi r e s d o i t ê t r e u n e h i s t o i r e

« p a r l e b a s » . M a is d a n s le s d e u x ca s ,

n o u s s o m m e s co n f r o n t és à u n e d y n a miqu e

d e co n s t i t u t io n f r a g m e n t a i r e d e s e m pi r e s .

1# Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, La pensée postcoloniale et la différence historique, trad. O. ruchet et N. Vieillecazes, Ed. Amsterdam, 2009

J e p e n s e qu ’ i l y a h i s t o r iqu e m e n t u n e

r e s p i r a t io n d e s e m pi r e s . 1492 e s t a u f o n d

le t r io m p h e d e l ’Eu r o p e e n t a n t qu e l ’Eu r o p e

f o r m a i t u n s y s t èm e d ’E t a t s co n cu r r e n t s e t

p r os p è r e s , s o i t l e co n t r a i r e d e l a f o r m e

im p ér i a le . S i n o u s r e v e n o n s à 1433 e t l a

f i n b r u t a le d e s e x p éd i t io n s m a r i t im e s

ch in o is e s , ce r e v i r e m e n t e s t d u p o u r

l ’ e s s e n t ie l à u n ch a n ge m e n t d e l a p o l i t iqu e

m a n d a r in a le . Po u r l ’ a mi r a l Ze n g H e, i l n ’ y a

p a s d ’a l t e r n a t i v e à l a d éc is io n d e l ’ e m p e r e u r .

Lo r s qu e , à l ’ i n v e r s e , l e gén o is Ch r i s t o p h e

Co lo m b n e p a r v ie n t p a s à co n v a in c r e le s

Po r t u ga is d e l ’ u t i l i t é d ’o u v r i r u n e v o ie

o cc id e n t a le v e r s l e s I n d e s ,

a lo r s i l v a v o i r l e s Ca s t i l l a n s .

D a n s ce ca s , l a co n cu r r e n ce

d e s é t a t s h i s p a n iqu e s e s t u n

r e s s o r t p u is s a n t d e d y n a mis m e

e t d ’e x p a n s io n . O n p o u r r a i t e n d i r e d e

m ê m e du m o n d e in d ie n a u X Ve s ièc le à

l ’ i s s u e d e l a d e s t r u c t io n d u s u l t a n a t d e

D e lh i . U n o u v r a ge réce n t i l l u s t r e b ie n

ce m o t i f : B rèv e H is t o i r e d e s Em pi r e s ,

Co m m e n t i l s s u r g i s s e n t , co m m e n t i l s

s ’ e f f o n d r e n t d e Ga b r ie l M a r t i n ez -Gr os .

L ’ h i s t o r i e n y p r o p os e u n e t h éo r ie d e

l ’ h i s t o i r e g lo b a le i n s p i rée d ’ I b n K h a ldûn

s e lo n le qu e l l ’ h i s t o i r e e s t l e m o u v e m e n t

d e r e s p i r a t io n d e s e m pi r e s , a n im é p a r u n e

d ia le c t iqu e e n t r e l e s « b éd o u in s » e t l e s

« s éd e n t a i r e s » . U n e f o r m a t io n p o l i t iqu e

a s p i r e à s e s éd e n t a r i s e r , à ca p i t a l i s e r s e s

r i ch e s s e s a u ce n t r e , e t a u f u r e t à m e s u r e

qu ’e l l e s ’e n r ich i t , e l l e a lo u rd i t l e s y s t èm e d e

d o min a t io n e t d e v ie n t u n e p r o ie p o u r d e s

f o rce s qu ’ I b n K h a ldûn n o m m e r a « a s a b i y y a » ,

l a v io le n ce s o l id a i r e . La v io le n ce s e l ib è r e

d e s b éd o u in s qu i d e l a m a r ge v ie n n e n t

p r e n dr e le s e m pi r e s e t s e co n s t i t u e r

e u x -m ê m e s e n e m pi r e s s éd e n t a i r e s . Ce

m o u v e m e n t d e d éb o rd e m e n t d e s e m pi r e s

p a r l e s m a r ge s e s t u n m o u v e m e n t t r ès

p u is s a n t qu i r e n d co m p t e e n p a r t i e d e n o t r e

h i s t o i r e co n t e m p o r a in e .

à p a r t i r d e l ’ i n v e n t i o n d e l ’ O c c i d e n t ,

l ’ h i s t o i r e d u m o n d e v a s e c o n f o n d r e

a v e c s o n o c c i d e n t a l i s a t i o n

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens14

Revue APe : Pourrait-on voir dans

cette décomposit ion des empires

l ’avènement de la Modernité en

Europe ?

P.B. : Pe u t -ê t r e , m ê m e s i l e m o t d e

m o d e r n i t é e s t d i f f i c i l e à m a n ie r . J e r e v ie n s

à l ’ h i s t o i r e d u m o n d e a u X Ve s ièc le : c ’e s t à

ce t t e p é r io d e qu ’o n v o i t ém e r ge r a v e c f o rce

u n e f o r m e d ’ i n v e n t i v i t é p o l i t iqu e , d ’én e r g ie

s o c ia le s ’e x p r im a n t p a r l a f r a g m e n t a t io n

d e l a f o r m e im p ér i a le . C ’e s t l ’ h i s t o i r e d e

l ’ I t a l i e : l ’ I t a l i e e s t u n l a b o r a t o i r e a u s e n s

o ù l ’Eu r o p e du X V I e s e r a u n e I t a l i e d u X Ve

e n g r a n d ! L ’Eu r o p e e s t u n e e x p a n s io n

à p a r t i r d e s règ le s d e f o n c t io n n e m e n t

p o l i t iqu e qu i s ’ e x p é r im e n t e n t e n I t a l i e : ce

s y s t èm e d ’E t a t s co n cu r r e n t s e t p r os p è r e s ,

l e s r a pp o r t s e t s t r a t ég ie s d ’équ i l ib r e s d e s

p u is s a n ce s qu ’ i l s u s c i t e , e s t l e j e u e u r o p ée n

qu i d e v ie n d r a le j e u m o n d ia l .

Revue APe : Mais en Europe, malgré

le système des Etats concurrents

et prospères que vous décrivez,

les Etats n’ont jamais abandonné

leur prétention universelle, qui

est la caractéristique de la forme

impériale ; pensons seulement au

Saint Empire romain germanique…

P.B. : En e f f e t . D ’o ù d ia le c t iqu e

e n t r e l e s f o rce s d is s o l v a n t e s

e t ce s f o r m e s co n f l u e n t e s qu i

ca r a c t é r i s e n t l a v ie d e s e m pi r e s .

E t ce s y s t èm e d ’E t a t s n ’ a b a n d o n n e j a m a is

l ’ id éa l d ’u n i v e r s a l i s m e ; ce t id éa l n ’e s t

j a m a is a u s s i f o r t qu ’a u X V I e s ièc le , a v e c

d e s u n i v e r s a l i s m e s e n co n f l i t : l ’ I s l a m e t

l a Ch ré t i e n t é p o n t i f i ca le p a r e xe m ple s . Ce

s o n t d e s p e n s ée s d e l ’ u n i v e r s e l .

Revue APe : Ces pensées de

l ’universel que l ’Europe embrasse

se sont-el les propagées jusqu’au

XIXe pour s’ incarner dans le

colonial isme ?

P.B. : V r a i s e m bla b le m e n t . La p e n s ée d e

l ’ u n i v e r s e l d o i t ê t r e r e l i ée à l ’ a m bi t io n

d ’éc r i r e u n e h i s t o i r e u n i v e r s e ll e , o r ce t t e

n o t io n e s t à m a n ie r a v e c p réca u t io n s e lo n

m o i . Le s f o r m e s t rès g lo b a l i s a n t e s d e Wo r ld

H is t o r y , ce ll e s qu i s o n t a ca d émiqu e m e n t

d o min a n t e s a u j o u rd ’h u i , m a in t i e n n e n t ce t

id éa l d ’u n e h i s t o i r e u n i v e r s e ll e , e n t a n t

qu ’e l l e e s t m u e p a r u n p r in c ip e u n iqu e

e t i n d is cu t é . L ’ é l a n co lo n is a t e u r d u X I X e

s ièc le r a s s e m ble e n ge r b e t o u t e s le s

p e n s ée s u n i v e r s a l i s t e s : l a c i v i l i s a t io n ,

l ’ év a n gé l i s a t io n , l ’ é l a n d e co n n a is s a n ce s ,

s o i t t o u t e s le s ca p a c i t és d ’u n i v e r s a l i s e r

s o n p o in t d e v u e p a r t i cu l i e r . O n v o i t t r ès

b ie n co m m e n t l e s h i s t o i r e s u n i v e r s e ll e s ,

I b n K h a ldûn e s t u n p e n s e u r d e l ’ h i s t o i r e

u n i v e r s e ll e , K a r l M a r x l ’ e s t t o u t a u t a n t a v e c

l a d ic t a t u r e d u p r o lé t a r i a t , s o n t a n im ée s

d e l a ce r t i t u d e qu ’ i l e x i s t e u n m o t e u r

p r o v id e n t ie l . L ’ h i s t o i r e u n i v e r s e ll e e s t u n e

h i s t o i r e m o n o cau s a le e t o r i e n t ée , e t c ’e s t

p o u rqu o i ce r t a in s h i s t o r i e n s , d o n t j e s u i s ,

s ’ e n m é f ie n t , p ré f é r a n t u n e h i s t o i r e p lu s

i n qu iè t e e t d és o r ie n t ée .

Revue APe : Pourtant , c’est grâce

à l ’histoire universel le qu’on peut

aff i rmer que du Ier siècle au XVI e

siècle, i l existe une continuité

de la forme de gouvernement,

ce l ien si fort entre le pouvoir

pol i t ique et la rel igion, qui était

le point commun entre tous les

Etats à cette période…

P.B. : Vo u s a v ez ce p e n d a n t r a i s o n ;

e t e n t a n t qu e m éd iév i s t e , j e p la ce m a

ré f l e x io n s u r l e p o in t d ’ a r t i cu la t io n e n t r e

s a c ré e t s o u v e r a in e t é . Co m m e n t p e n s e r l a

co n t i g u ï t é e n t r e l a s o u v e r a in e t é p o l i t iqu e

e t l e s a c ré ? Vo ic i u n e qu e s t io n qu i p e u t

p a r a î t r e é t r a n gè r e e t e xo t iqu e à n o t r e

m o d e r n i t é p o l i t iqu e , m a is qu i e s t u n e

r e s s o u rce d ’ i n t e l l i g ib i l i t é p o u r n o t r e

p rés e n t . J e p e n s e à G io r g io A ga m b e n

e t s o n o u v r a ge Le règ n e e t l a g lo i r e qu i

d ém o n t r e qu e l ’ éco n o mie s e f o n d e e n

t h éo lo g ie . C ’e s t f o n d a m e n t a le m e n t v r a i :

A ga m b e n a m o n t ré qu e n o t r e co n ce p t io n

d e l ’ éco n o mie s ’o r i g in e e n O cc id e n t d a n s

l a t h éo lo g ie , e t p lu s p a r t i cu l i è r e m e n t

l ’ e cc lés io lo g ie , s o i t l a p e n s ée d e l ’Eg l i s e . S i

n o u s v o u lo n s co m p r e n dr e le s m éca n is m e s

d e l a d o min a t io n d éc r i t e p a r M a x We b e r ,

i l f a u t a l l e r ch e rch e r d u cô t é d u ch a r i s m e

r e l i g ie u x . I l f a u t d o n c r e l i r e La d o min a t io n

d e M a x We b e r , qu e l ’o n v ie n t d e r e t r a d u i r e

e n f r a n ça is . A t rès lo n g u e éch e lle , s u r u n e

t rès lo n g u e du rée , v o ic i l a co n s is t a n ce

d e l ’ h i s t o i r e m o n d ia le : co m m e n t p e n s e r

u n e h i s t o i r e co m p a rée d e s f o r m e s d e

d o min a t io n p o l i t iqu e d a n s le m o n d e, e t

qu i s e d o n n e le s m o y e n s h i s t o r iqu e s d e

r e ch e rch e r ce t t e d o min a t io n –

o r , i l f a u t l a r e ch e rch e r d a n s l a

p e n s ée r e l i g ie u s e d u m o n d e .

Revue APe : La pensée

rel igieuse a donc été la pr incipale

pensée de la domination à travers

l ’histoire universel le ?

P.B. : J e n e s a u r a i s m ie u x d i r e : l ’ id ée

m ê m e d e l a d o min a t io n t r o u v e s o n o r i g in e

d a n s l a p e n s ée r e l i g ie u s e .

1 4 9 2 e s t a u f o n d l e t r i o m p h e d e

l ’ E u r o p e e n t a n t q u e s y s t è m e

d ’ E t a t s c o n c u r r e n t s e t p r o s p è r e s ,

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 15

Revue APe : Mais alors, à part ir

de quand peut-on dater le

changement de la domination,

c’est-à-dire le moment de

l ’éclatement des communautés ?

P.B. : Le m o t « co m m u n au t é » e s t p iégé

a u j o u rd ’h u i . Co m m e n t p e n s e r l a co m m u n au t é

? B ie n sû r qu e , d a n s u n e p e n s ée r e l i g ie u s e ,

e l l e n e p e u t ê t r e qu ’u n e t o t a l i t é ; o r n o t r e

co n t e m p o r a in n o u s a s s i g n e a u co n t r a i r e d e

n e p e n s e r l a co m m u n au t é qu e co m m e ce

qu i v ie n t f r a c t io n n e r l e t o u t . O n n o u s d i t

p a r e xe m ple qu e le s « co m m u n au t a r i s m e s »

v ie n d r a ie n t a c t u e ll e m e n t b r i s e r l e « t o u t -

rép ub l ica in » . O r , l a r u s e d e l ’H i s t o i r e e s t

qu ’o n b r i s e le t o u t p o l i t iqu e a u n o m d ’u n e

v i s io n u n i v e r s e ll e , o u u n i v e r s a l i s a n t e , d e

l a r e l i g io n . Vo t r e qu e s t io n e s t t r o ub la n t e ,

à l a qu e lle l ’ h i s t o r i e n n e s a i t p a s p a r f o i s

rép o n dr e . M a is p a r f o i s , c ’e s t co m m e s i

l e s réa l i t és h i s t o r iqu e s s ’ i n v e n t a ie n t e t s e

ré in v e n t a ie n t p lu s ie u r s f o i s . Pa r e xe m ple , l a

n o t io n d ’e s p a ce p ub l ic , qu ’o n v o i t ém e r ge r

d a n s l a t r a d i t io n d u X V I I I e i n t e r p ré t ée p a r

H a b e r m a s , p e u t s e d éc r i r e d a n s l ’ Eu r o p e

m éd iév a le , m ê m e s i j e m e ga rd e r a i b ie n d e

d a t e r l ’ o r i g in e d e l ’ ém e r ge n ce d e l ’ e s p a ce

p ub l ic .

Revue APe : Si nous prenons

l ’exemple de l ’ Italie, qui a été le

théâtre d’affrontements entre

ces communautés qu’étaient les

petites républiques, quel est son

héritage sur l ’histoire du monde ?

P.B. : L ’ I t a l i e e s t h i s t o r iqu e m e n t t e r r e

d ’e m pi r e : l e R o y a u m e d ’ I t a l i e e s t u n e

p a r t i e d u S a in t -Em pi r e R o m a in ge r m a n iqu e ,

e t l ’ e m p e r e u r é t a n t a bs e n t , d e s v i l l e s

p u is s a n t e s qu i s e d év e lo pp e n t d e p u is l e

X I e s ièc le p r e n n e n t l ’ e s p a ce p o l i t iqu e l a i s s é

v a ca n t p a r l ’ e m pi r e . D e s go u v e r n e m e n t s

u r b a in s s ’ i n s t a u r e n t : l e s v i l l e s o r ga n is e n t

d és o r m a is l ’ e s p a ce p o l i t iqu e a u t o u r d ’e l l e s .

L ’ I t a l i e e s t l e p r e mie r p a y s u r b a n o-ce n t ré ,

u n p a y s d e v i l l e s , m a is p a s le s e u l ca r l a

F l a n d r e e n co n s t i t u e u n a u t r e e xe m ple .

L ’ I t a l i e co m m u n a le o f f r e l a v i s io n d e l a

p lu s g r a n d e f r a g m e n t a t io n p o l i t iqu e :

l a géo p o l i t iqu e i t a l i e n n e e s t ce ll e d e

l ’ équ i l ib r e d e s p u is s a n ce s qu ’o n r e t r o u v e r a

d u X V I I I e a u X X e e n Eu r o p e : a u cu n e v i l l e

n ’e s t s u f f i s a m m e n t f o r t e p o u r im p os e r s a

v o lo n t é a u x a u t r e s e t a u cu n e v i l l e n e p e u t

u n i f i e r l ’ I t a l i e s o u s s o n ég id e . Ce s y s t èm e d e

d is s u a s io n e n I t a l i e f o n c t io n n e p lu t ô t b ie n ,

a v e c qu e lqu e s h é r i t a ge s co m m e le s y s t èm e

d e s a m b a s s a d e s p a r e xe m ple . L ’ I t a l i e

d u X Ve e s t l e l a b o r a t o i r e d u p o l i t iqu e e t

s u r t o u t l e l a b o r a t o i r e d u l a n ga ge p o l i t iqu e .

Revue APe : L’Ital ie a-t-el le

selon vous contr ibué aux

réf lexions sur la meil leure forme

de gouvernement ?

P.B. : O u i , m a is a v e c t o u j o u r s ce p a r a d oxe

qu i e s t qu e ce qu ’o n a pp e lle l a R e n a is s a n ce

i t a l i e n n e n ’e s t r i e n d ’a u t r e qu e le

s u r i n v e s t i s s e m e n t id éo lo g iqu e d e rég im e s

p o l i t iqu e s e n m a l d e lég i t im i t é . I l e x i s t e u n

l i e n o r ga n iqu e e n t r e l a f a ib le s s e d e l ’E t a t e t

l ’ én e r g ie cu l t u r e l l e d e s s o c ié t és p o l i t iqu e s .

L ’ I t a l i e a e x p é r im e n t é d e n o m b r e u s e s f o r m e s

p o l i t iqu e s , l e s a t h éo r i s és , e t o n y p e u t v o i r

u n e a u t r e h i s t o i r e d e s l ib e r t és p ub l iqu e s :

ce n ’e s t p a s u n e h i s t o i r e gén éa lo g iqu e ,

c ’e s t a u t r e ch os e , d e p lu s i n ce r t a in , d e p lu s

h a s a rd e u x , d e p lu s f r a g i l e . M a ch ia v e l e s t u n

v a in cu d e l ’H i s t o i r e , t o u t co m m e le s g r a n d s

t h éo r ic ie n s d e l ’H i s t o i r e , qu ’ i l s ’ a g i s s e d e

T h u c y d id e o u I b n K h a ldûn , e t c ’e s t p o u r ce la

qu ’ i l p e u t co m p r e n dr e l a n a t u r e d u m o n d e .

Revue APe : Pour conclure, que

vous inspire l ’expression de

« citoyen du monde » ?

P.B. : C ’e s t p e u t -ê t r e u n e id ée b e ll e e t

gén é r e u s e , m a is qu i m ’a pp a r a î t co m m e u n

p r o j e t p o r t e u r d e s e n t im e n t a l i s m e t r o p

f o r t . S e r io n s -n o u s d e v e n u s c i t o y e n s d u

m o n d e p a r l a g r âce d e l a f a c i l i t a t io n d e s

m o y e n s d e t r a n s p o r t s ? C ’e s t a d o p t e r l e

p o in t d e v u e e xc lu s i f d u t o u r i s t e f o r t u n é

o u d e l ’ i n t e r n a u t e o i s i f . L ’ id ée d ’u n v i l l a ge

p la n é t a i r e , d a n s le qu e l o n p e u t s e s e n t i r

p a r t o u t co m m e ch ez s o i , n e m e co n v ie n t

p a s : j ’ y v o i s u n e n a ï v e t é qu i n e r e n d

p a s co m p t e d e l ’ ép a is s e u r d u m o n d e .

Vo y a ge r , c ’e s t a pp r e n dr e à ê t r e é t r a n ge r

s o i -m ê m e, à s e d é f a i r e d e s o i -m ê m e e t à

d éce n t r e r l e r e ga rd , e t ce c i co n s t i t u e a u

f i n a l l a d ém a rch e d e l ’H i s t o i r e d u m o n d e .

P r o p os r e cu e i l l i s p a r Ch r i s t o p h e d e B a t z

16 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

R« NOuS éVOluONS DANS uN mONDe

DONT NOuS AVONS héRiTé. TRANSmeTTRe,

c’eST ASSumeR uNe iDeNTiTé fORgée PAR

ceux qui NOuS ONT PRécéDéS »

17Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

d o m i n i q u eschnapperD o M i n i q u eSCHnaPPer

Sociologue, directrice d’études à l’école des Hautes études en Sciences Sociales. Membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010, titulaire de

nombreux prix, français et internationaux (Prix de la Fondation

Balzan en 2002), Dominique Schnapper s’est intéressée,

tout au long de son œuvre, aux thèmes du travail, de l’immigration, de la citoyenneté et

de la démocratie. Son dernier ouvrage, L’esprit démocratique des

lois, a paru aux éditions Gallimard en avril dernier.

Catherine Hélie © Éditions Gallimard

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens18

Revue APe : En quelques mots, dans

quel(s) monde(s) vivons-nous ?

dominique schnapper : C ’e s t b ie n

d i f f i c i l e d e v o u s rép o n dr e e n qu e lqu e s

m o t s . D ’a b o rd , qu ’e n t e n d ez-v o u s p a r

« d a n s qu e l ( s ) m o n d e(s ) » ? E t qu i e s t

l e « n o u s » ? S ’a g i t - i l d e s F r a n ça is ? D e s

O cc id e n t a u x ? S ’a g i t - i l d e l ’ e n s e m ble

d e s h u m a in s qu i p e u p le n t l a p la n è t e ?

S e lo n le g r o u p e a u qu e l o n s ’ i n t é r e s s e ,

l a rép o n s e p e u t v a r i e r . S i l ’ o n

s ’ i n t é r e s s e à v o u s e t à m o i , e n t a n t qu e

F r a n ça is , Eu r o p ée n s e t O cc id e n t a u x ,

d i s o n s qu e n o u s v i v o n s d a n s u n m o n d e

qu i n ’ a j a m a is j o u i d ’ a u t a n t d e l ib e r t és

e t d e r i ch e s s e s , d a n s u n e s o c ié t é

m o in s i n éga l i t a i r e qu e le s s o c ié t és

h i s t o r iqu e s co n nu e s . Ev id e m m e n t , ce la

s ’e s t a cco m p a g n é d ’e xcès ,

co m m e l ’ a cc r o i s s e m e n t

réce n t d u f os s é e n t r e l e s

t rès r i ch e s e t l e s p a u v r e s ,

o u e n co r e l ’ e x a ce r b a t io n

d e l ’ i n d i v id u a l i s m e. Co m m e

b ie n s o u v e n t d a n s l ’ h i s t o i r e

d e s s o c ié t és h u m a in e s , l e s

e xcès s e co n ju g u e n t a v e c

le s m a n qu e m e n t s .

P lu s l a r ge m e n t , n o u s v i v o n s d a n s u n

m o n d e m u l t ip o la i r e , o ù le s d ém o cr a t i e s

s o n t m in o r i t a i r e s ( i l s u f f i t d e co n s id é r e r

l e n o m b r e d e rég im e s d ém o cr a t iqu e s ,

j ’ e n t e n d s le s rég im e s qu i ga r a n t i s s e n t

l ’ é t a t d e d r o i t , e t d e le co m p a r e r

a u n o m b r e d e rég im e s a u t o r i t a i r e s ,

d ic t a t o r i a u x , v o i r e t o t a l i t a i r e s ) .

Po u r t a n t , l e s v a le u r s r e v e n d iqu ée s p a r

l e s s o c ié t és d ém o cr a t iqu e s ( l ib e r t é

p o l i t iqu e in ca r n ée p a r l e s é le c t io n s ,

s o c ié t é d e co n s o m m a t io n , e t c . ) o n t

t r io m p h é a u m o in s d a n s le s d is co u r s

a u co u r s d e s t r e n t e d e r n iè r e s a n n ée s .

Ce n e s e m ble d o n c p a s ê t r e s e u le m e n t

l e n o m b r e qu i f a i t l ’ i n f l u e n ce .

Revue APe : Vous parlez d’un

triomphe de valeurs. N’assistons-

nous cependant pas à un conflit

des valeurs démocratiques (conflit

des mondes démocratiques

pourrions-nous dire), à l’heure

où le citoyen semble peu à peu

laisser sa place à l’individu (vous

soulignez l’accroissement de

l’individualisme) ? Tout paraît se

passer comme si l’on ne se battait

plus pour un soi collectif, celui

de la communauté des citoyens,

mais pour un soi individuel, celui

de ce que l’on pourrait appeler la

« mosaïque des moi ».

d.s. : I l y a une t e n t a t io n indéniable

à l ’égo t isme. Mais c ’e s t le résul t a t

p re sque n a t urel d’un dév elopp e men t

démo cra t ique p rop re à une so ciét é e n t rée

de plain pied dans l ’âge de la mo de r ni t é.

Je n e dis év ide mmen t p as qu’ il s ’a gi t

l à d’une év olu t io n h eureuse, mais c ’e s t

un e t e n t a t io n co mp réh ensible ét a n t

do nné l ’év olu t io n de l ’e n v i ro nne men t

so cio-p ol i t ique e t mê me scie n t i f ique

de ce s qua r a n t e de r nière s a nnées. Ce t

indi v idual isme n’e s t, ap rès t o u t, que

l ’ab ou t is se men t logique du p rog rès

t e chnique e t scie n t i f ique ain si que de

l ’a spir a t io n démo cra t ique des p euple s.

Revue APe : … De cette quête

vers l ’ i l l imité…

d.s. : O u i , a bs o lu m e n t . C ’e s t u n p o in t

qu e j e d év e lo pp e lo n g u e m e n t d a n s le

l i v r e . La t e n t a t io n d e s s a v a n t s , é t a n t

d o n n é le s p r o g rès d e l a s c ie n ce , c ’e s t

d e c r o i r e qu e l ’ h o m m e s ’e s t a f f r a n ch i

d e t o u t e l im i t e . I l e s t p o u r t a n t d i f f i c i l e

d e v i v r e d a n s l ’ i l l im i t é , qu i s u s c i t e ,

p a r a i l l e u r s , l u i -m ê m e s a p r o p r e p e u r .

Co m m e n t v i v r e s a n s l im i t e s , s a n s

f r o n t iè r e s m a t é r ie l l e s e t m o r a le s , s a n s

co n t r a in t e s ?

Revue APe : Ce que vous appelez

« l’illusion de la toute-puissance » ?

d.s. : To u t à f a i t . M ais n e

bl âm o ns p a s la s c ie n ce e t le s

s a v a n t s . Ca r le ur s a v a n cée s

n e f o n t , a p rès t o u t , qu e

r a v i v e r d e v ie u x f a n t a sm es :

ce u x d e la maî t r is e absolu e

d e s p hén o m èn e s, du m o nd e

e t , d ’u n e ce r t a in e f a ço n,

du d e s t in d e l ’h o mm e. I l n e

s ’a g i t p a s l à d ’u n co ns t a t n o u v e au.

La t e n t a t io n d e s e v o ulo i r r a t io nn el

(p uisqu e la s o ciét é m o d e r n e, p os t-

t r adi t io nn elle, p ose l ’ in di v idu co mm e

le f o nd e m e n t d ’u n o rdr e humain

au t o n o m e) a ét é a n al y s ée b r illa mm e n t

p a r Lo uis D um o n t1, d a n s s e s Ess ais sur

l ’ in di v idu al ism e. D um o n t m o n t r e qu ’e n

t a n t qu ’e lle s s e p e nse n t e t s e v e ule n t

r a t io nn elle s, le s s o ciét és m o d e r n e s

r e f u s e n t t o u t e f o r m e d e h iér a rchie, e t

d o nc t o u t o bs t a cle à la créa t io n p a r

e lle s-m ê m es d e l ’o rdr e s o cia l…

1# anthropologue français (1911-1998)

e n t a n t q u ’e l l e s s e p e n s e n t e t s e

v e u l e n t r a t i o n n e l l e s , l e s s o c i é t é s

m o d e r n e s r e f u s e n t t o u t e f o r m e d e

h i é r a r c h i e , e t d o n c t o u t o b s t a c l e

à l a c r é a t i o n p a r e l l e s - m ê m e s d e

l ’o r d r e s o c i a l

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 19

L a t r a n s m i s s i o n [ . . . ] e s t l e c i m e n t

d e l a d é m o c r a t i e

Revue APe : Ce qui conduit

immanquablement à nier plus ou

moins toute forme de différence

sociale et maintenant biologique.

d.s. : D is o n s qu ’e n v o u la n t n ie r l e s

d i f f é r e n ce s p a r e xcès d ’éga l i t é , l ’ o n

p r e n d le r i s qu e d e f a i r e d i s p a r a î t r e ,

p a r a d ox a le m e n t , t o u t e n o t io n m ê m e

d ’ i n d i v id u a l i t é . Q u o i qu ’ i l a r r i v e , l e s

s o c ié t és m o d e r n e s o n t e n co r e (p e u t -

ê t r e p lu s p o u r lo n g t e m ps…) d e s

l im i t e s à l e u r d és i r d e t o u t e -p u is s a n ce

(d ’o ù ce qu e j ’ a pp e lle l ’ i l l u s io n ) : l e s

l im i t e s b io lo g iqu e s .

Revue APe : Vous évoquez les

notions de limite, d’obstacle,

de barrière. L’homme

moderne voudrait

effacer toute limite à

sa connaissance, briser

(ou faire fi, c’est selon) tous les

obstacles à sa conquête. Et vous

rappelez à ce propos ce que Karl

Popper écrivait au sujet de la

transmission : « Depuis longtemps

la source la plus importante de

notre connaissance […] c’est la

tradition. La plus grande partie des

choses que nous savons, nous les

avons apprises par l’intermédiaire

d’exemples, ou bien parce qu’on

nous les a dites, ou bien en lisant

des livres, en apprenant à faire des

critiques, à accepter et recevoir des

critiques, à respecter la vérité ».

Apprendre par l’écoute, recevoir

des critiques… cela n’appelle-t-

il pas, à bien des égards, à une

capacité à recevoir, et donc à

accepter que nous ne sommes pas

maîtres de tout ?

d.s. : Vo u s p os ez l à u n e qu e s t io n

f o n d a m e n t a le , ce ll e d e l a t r a n s mis s io n .

La t r a n s mis s io n , e t o n s e m ble t r o p

s o u v e n t l ’ o ub l ie r , e s t l e c im e n t d e l a

d ém o cr a t i e p u is qu ’e l l e e s t l a ga r a n t ie

d e l a p é r e n n is a t io n d e s v a le u r s qu i

s o n t a u f o n d e m e n t d e l a l ib e r t é

p o l i t iqu e e t d e l ’o rd r e d ém o cr a t iqu e .

M a is p o u r a cce p t e r ce qu e le s

gén é r a t io n s p récéd e n t e s o n t a cqu is

e t l e t r a n s m e t t r e a u x gén é r a t io n s qu i

n o u s s u i v r o n t , i l f a u t a cce p t e r l ’ id ée

qu e n o u s n ’ a v o n s p a s c réé n o t r e m o n d e

à p a r t i r d e n o u s -m ê m e s .

Revue APe : C’est précisément

le problème des démocrates, qui

croient qu’ i ls créent leur monde

à neuf…

d.s. : O u i , o r ce n ’e s t p a s ce qu e

n o u s s o m m e s . N o u s év o lu o n s d a n s

u n m o n d e d o n t n o u s a v o n s h é r i t é .

Tr a n s m e t t r e , c ’e s t a s s u m e r u n e id e n t i t é

f o r gée p a r ce u x qu i n o u s o n t p récéd és .

M a is i l n e f a u d r a i t p a s s ’e n t e n i r à

l ’ id ée d ’h é r i t a ge . La d ém o cr a t i e , c ’e s t

d ’ a b o rd e t a v a n t t o u t d e r e s p e c t e r l e s

i n s t i t u t io n s d ém o cr a t iqu e s e t l a l ib e r t é

d e le s c r i t iqu e r . C ’e s t p réc is ém e n t p a r

ce t t e c r i t iqu e qu ’e l l e s ’e xe rce e t s e

r e n f o rce . La c r i t iqu e d e l a t r a n s mis s io n

e s t n éce s s a i r e e n ce qu ’e l l e t r a d u i t l a

p le in e l ib e r t é d e n os ch o i x e t l a l ib e r t é

t o u t co u r t . El l e n e d o i t t o u t e f o i s

p a s d e v e n i r r a d ica le e t e xce s s i v e .

Le r e s p e c t d e l a t r a n s mis s io n e s t

f o n d a m e n t a l e n ce s e n s qu ’e l l e e s t u n

r e m p a r t à u n e xcès d e ce r t i t u d e .

Revue APe : C’est aussi, au fond,

d’une peur de l’Histoire qu’il s’agit…

d.s. : En ce qu e l ’H i s t o i r e e s t l a f o r m e

s a v a n t e , o u s c ie n t i f iqu e , d e l a p r i s e e n

co m p t e d e s d y n a miqu e s p o l i t iqu e e t

s o c ia le d e l ’ a c t io n h u m a in e à t r a v e r s l e s

s ièc le s , o u i . La p r a t iqu e d ém o cr a t iqu e

rés id e d a n s l a ca p a c i t é n o n d e n ég l i ge r

o u d e co n t o u r n e r , m a is d e p o u r s u i v r e

l ’H i s t o i r e , e n a pp o r t a n t s a p r o p r e

p ie r r e à l ’ éd i f i ce , e n p r o lo n ge a n t ce

qu i n o u s a é t é t r a n s mis . C ’e s t u n p o in t

qu e j ’ a b o rd e d a n s u n ch a p i t r e d u l i v r e .

O n n e ga g n e j a m a is à s e d é t o u r n e r d e

l ’H i s t o i r e ; o n co n s t r u i t l ’ a v e n i r d ’u n e

s o c ié t é e n a s s u m a n t s o n id e n t i t é ,

d o n c s o n p a s s é , n o n e n le n ia n t .

Revue APe : Dans un

chapitre intitulé « De

l’égalité à l’indistinction »,

vous vous demandez si « la

société des égaux – civilement,

juridiquement, politiquement –»

peut « ne pas dériver vers la

tentation de créer la société des

semblables ». A l’heure où l’on

semble assister au triomphe

presque agressif de la culture

sur la nature, comment ne pas

répondre négativement ?

d.s. : Le v ie u x d éb a t e n t r e n a t u r e

e t cu l t u r e , a v e c l ’ e n j e u s o u s - j a ce n t

d e s a v o i r s i l a s o c ié t é m o d e r n e

l a i s s e o u n o n u n e p la ce à u n e n a t u r e

p rés e r v ée , d e v r a i t ê t r e d ép a s s é . Ce la

n e m e p a r a î t d ’ a i l l e u r s p a s v r a im e n t l a

qu e s t io n . Ce s e r a i t m ê m e u n p e u f a c i l e

d e l a rédu i r e à ce d éb a t . L ’ im p o r t a n t

m e s e m ble a i l l e u r s : i l s ’ a g i t d ’ a s s u r e r

20 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

l ’ i n d i v id u a l i t é d e s p e r s o n n e s , l a

s p éc i f i c i t é d e s v a le u r s e t d e s o rd r e s ,

t o u t e n a s s u r a n t l ’ éga l i t é d e t o u s le s

i n d i v id u s . Le p r in c ip e d e l ’ éga l i t é n e

d o i t p a s d e v e n i r u n e p a s s io n e t a b o u t i r

à l e u r i n d is t i n c t io n .

Revue APe : … De ce que

vous appelez les ordres, les

personnes, et les valeurs…

d.s. : I l n e f au t p as so mb re r

d a ns la co n f u sio n du r e la t i v ism e

absolu, c ’e s t f o nda m en t al .

O n r isqu e de v oi r ém e rge r un

m o nde dans lequel , ju s t e m en t,

o rdre s, p e r so nne s e t v a le ur s

so n t uni f o r mém en t co ulés d ans

un m o ule d’ indis t in c t io n, d a ns un e

v olo n t é – ce r t e s lo u able d e p r im e ab o rd

– d’égal i t é . I l s ’a gi r a i t l à d ’un m o nde

a sep t is é, v idé de t o u t e s s e s so urce s,

d e ce qui e s t o r i g in al e t s in gul ie r…

C’e s t un d an ge r maj e ur qui g u e t t e la

dém o cr a t ie qu e de la is s e r disp a r a î t r e

le s s in gula r i t és e t la plur a l i t é du m o nde.

No us a v o ns b e soin, plu s qu e t o u t,

d ’ inno v a t io n dém o cr a t iqu e, d e plur a l i t é

d e s idée s e t d e s co nnais s a nce s. M ais

e n mê m e t e mps no us de v o ns o rga nis e r

la v ie so cia le au t o ur d ’un minimum

de v ale ur s f o nda m en t ale s qu e no us

p a r t a ge o ns t o us.

Revue APe : Vous êtes une

sociologue accomplie, une

universitaire au carrefour des

sciences sociales et de la politique

reconnue dans le monde et une

femme pleinement témoin de son

temps dès le plus jeune âge (vous

narrez dans vos Mémoires2, avec

une élégante pudeur, votre départ,

quelque peu précipité, du Maroc

vers Londres, où vous rejoignez

en 1943 votre père, Raymond Aron,

Français libre engagé auprès du

Général de Gaulle). Au regard des

évolutions du monde qui a avancé

sous vos yeux, comment imaginez-

vous le monde de demain ?

d.s. : I l m’e s t t rès di f f ic ile de v ous

rép ondre. D’ab o rd p a rce que le p r isme

qui f u t le mie n p our p e rce voir le «

monde d’hie r », n ’e s t év ide mmen t p as

p e r t in e n t p our a nal y se r le monde de

de main. Ensui t e, p a rce qu’ il n e s ’a gi t

p as t a n t de s a v oir co mmen t j e l ’ ima gin e

que d’ id e n t i f ie r ce que la réf le x io n

so ciologique m’app o r t e co mme élémen t s

p our l ’ ima gin e r. I l me se mble d’ab o rd

que no t re r app o r t au x in s t i t u t io ns

( t o uj o ur s elle s ! ) v a év ide mmen t ch ange r.

Vous p a r l iez t o u t à l ’h eure d’ id e n t i t é

ci t o y e nne. I l e s t p ossible que la no t io n

de ci t o y enne té e n v ie nne à se dét ach e r

de celle de p a t r io t isme. Ce r t a in s s ’e n

ét o nne ro n t, d’au t r e s s ’e n la men t e ro n t,

d’au t r e s e nco re s ’e n ré j o ui ro n t. Mais

ce n’e s t p as la ques t io n. La réal i t é e s t

que l ’a f f a ibl is se men t du p a t r io t isme

dans l ’Europ e l ib ér ale e s t la cause e t,

e n mê me t e mps, l ’e f f e t d e la p ai x. Mais

nous n e so mmes p as seuls au monde e t

le s p assio ns n a t io nal is t e s e n deho rs de

2# Travailler et aimer, Paris, Odile Jacob, 2013

no t re Europ e so n t e nco re puiss an t e s.

Rega rdez la R ussie, l ’Uk r ain e o u la

Chin e… Nous v i v ro ns donc dans un

monde que f a ço nne r a, plu s que j a mais,

la géop ol i t ique. I l n ’y aur a plu s v r aimen t

de pla ce p our des d y na miques pure men t

n a t io nale s, isolée s des phéno mènes

mondiau x. Peu t-ê t r e v e r r a- t-o n év olu e r la

no t io n mê me de ju s t ice. I l n e s ’a gi r a plu s

t a n t d’a ssure r la déf e nse des plus f a ible s

co n t re le s plu s f o r t s que de

p ro t ége r le minimum d’humani t é

qui subsis t e r a dans le monde.

Revue APe : Pour clore

définitivement le débat

deux fois millénaire entre

Athènes et Mélos…

d.s. : … ou plu tô t p our donne r le

de r nie r mo t au x Mél ie ns, p our qui le

no mb re n e f a i t p as la f o rce e t p our qui

l ’e sp oir n ’e s t p as l ’a p ana ge des géan t s

sur le pla n numér ique (d’un p oin t de v u e

géog r aphique, mil i t a i r e, écono mique…).

I l f au t f a i r e l ’h y p o t hèse – o u le rê v e –

d’un monde qui r ef u se r a d’a v oir t o uj o ur s

plu s de scie nce e t moins de co nscie nce.

L ’e nj eu se r a de f a i r e éme rge r un monde

humain, c ’e s t-à-di r e un monde dans

lequel le r app o r t e n t r e scie nce e t

co nscie nce se r a « co n v enable ». Selo n

quels cr i t ère s me dir ez-v ous… C’e s t

l ’a f f a i r e de nos descendan t s. Esp éro ns

t o u t ef ois que nous le ur t r a nsme t t ro ns un

monde « co n v enable » à déf au t d’ê t r e

p a r f a i t . Le s démo cra t e s de v r aie n t r e s t e r

mo des t e s p our ê t r e co n f o r mes à le ur s

p rop re s v aleur s.

P r o p os r e cu e i l l i s p a r G régo i r e R o os

nous v iv rons donc dans un monde

que façonnera , p lus que jamais ,

la géopol i t ique . i l n ’y aura p lus

v ra iment de p lace pour des

dynamiques purement nat iona les ,

i so lées des phénomènes mondiaux

« MonDe et MonDeS »

Pour les organisations, comme pour les individus, la période actuelle est marquée par la nécessité d’agir dans un

environnement paradoxal. Les opportunités offertes par la mondialisation ou le numérique sont accompagnées

par des pertes de repères concernant le progrès, l ’Etat ou la représentativité.

Dans ce contexte, les messages des entreprises, des institutions et de la société civile sont brouil lés et parasités.

Désormais, tout individu ou entité est susceptible de porter atteinte de manière décisive à la réputation et aux

intérêts d’autres organisations. Pour se faire entendre et convaincre, i l n’est plus suffisant de démontrer et

promouvoir ses qualités et talents. I l convient également d’écouter ses publics, comprendre leurs logiques et agir

sur leurs perceptions.

Spin partnerS : veille, an alySe et influence

Par la veil le, l ’analyse et l ’ influence, Spin Partners, conseil en communication d’influence, accompagne ses clients

afin de séduire, convaincre ou dissuader, de façon individuelle ou collective, les acteurs dont les prises de position

constituent un enjeu majeur. Dans le cadre de ses missions, Spin Partners met en œuvre les outils et savoir-faire

issus de l ’ intell igence économique en matière de collecte, de traitement et de diffusion de l ’ information.

Spin Partners a été fondé par Christian Harbulot, un des bâtisseurs de l ’ intell igence économique en France, à

l ’origine du concept de « guerre économique ».

ScienceS po, parten aire De Spin partnerS DepuiS 2000

Soucieux de la sensibil isation et de la formation des étudiants aux logiques

d’influence, Spin Partners est partenaire de Sciences Po depuis 2000, au travers

du Concours du Lobbying.

Ce concours a pour but de mettre en lumière des pratiques de communication

responsable entre élus et groupes d’intérêts économiques et sociétaux. I l confronte Sciences Po à d’autres IEP,

universités et Ecoles de Commerce, sur des cas réels.

Pour 2014, les sujets ont été proposés par SoLocal Group, le COFALEC, la FEHAP, le SYNABIO et l ’unicef France.

La marraine du Concours est Catherine Morin-Desail ly, sénatrice de Seine-Maritime.

Une remise de prix aux meil leurs étudiants et écoles est organisée le mardi 24 juin 2014.

Pour en savoir p lus et s ’ inscr i re à la cérémonie : www.concours-lobbying.eu

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La revue aPe tient à remercier tout particulièrement son grand mécène, le cabinet Spin Partners

22 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

R« NOS SOciéTéS SONT ORgANiSéeS De Telle

SORTe qu’elleS Se DONNeNT leuRS

PROPReS RègleS, mAiS NOuS VOyONS TOuT

AuSSi bieN que celA Ne leuR ASSuRe PAS

lA mAîTRiSe De ce PROceSSuS »

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 23

m a r c e lg a u c h e tM a r C e L

G a u C H e t

Directeur d’études à

l’école des Hautes études en Sciences Sociales,

où il est membre du centre de recherches politiques raymond aron,

rédacteur en chef de la revue Le Débat, historien et philosophe. Son dernier ouvrage

(en collaboration avec Marie- Claude Blais et Dominique attavi), transmettre, apprendre, a paru

en février dernier (éditions Stock).

Hannah Opale © Éditions Stock

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens24

Revue APe : Partons d’une définition

que vous avez donnée de la

démocratie. Elle serait, selon vous,

« la mise en forme politique de

l’autonomie humaine ». A l’heure où

il apparaît plus que jamais difficile

d’identifier avec précision le cadre

de cette autonomie - l’on peut même

se demander si ce mot a encore un

sens aujourd’hui au royaume de

l’individu-roi -, en donneriez-vous à

l’heure actuelle la même définition ?

marcel Gauchet : Je voudrais peu t-ê t re

par t ir de la not ion d’« au tonomie », en revenan t

sur ce que j’en tendais par l à en donnan t la

déf ini t ion de la démocra t ie que vous ci tez, e t

qui ét ai t év idemment di f féren t de ce que le sens

commun place aujourd’hui de r r ière ce te r me. Il

es t en un sens plébisci té, en ce qu’il es t par

exemple au cœur de la v ision de l’éduca t ion

des enf an t s : il s’a gi t d’ê t re au tonome, c’es t-

à-dire de se débrouille r tou t seul, sur fond d’un

sen t imen t d’indépendance indi v iduelle qui doi t

ê t re aussi g rand que possible, à la fois dans

les compor tement s (la capaci té de subvenir à

ses besoins) e t dans les opt ions rela t i ves à son

ex is tence, opt ions qui doi ven t ê t re le moins

possible con t rain tes de l’ex tér ieur. Avec cet te

accept ion de ce que l’on pour rai t appele r

« l’au tonomie couran te », l’on s’écar te de sa

déf ini t ion philosophique p r imordiale, qui

in te r v ien t au X V III e siècle avec Rousseau

e t Kan t, où l’au tonomie consis te à se donner

sa p ropre loi. Bien év idemment, dans not re

en ten te spon t anée de l’au tonomie aujourd’hui,

ce t te lib e r té des indi v idus, aussi g rande que

possible, n’implique pas f ranchement la not ion

d’une pr ise sur sa p ropre volon té de la loi

déf inie év idemment dans l’uni ve rsali té, c’es t-

à-dire avec ses pareils. L’au tonomie telle qu’elle

en tendue l à dans not re discours quot idien,

consis te plu tôt à s’émanciper de la con t rain te

d’une loi publique décidée en commun. L’on voi t

ainsi tou t de sui te (e t cela jus t i f ie tou t à f ai t

vot re ques t ion) qu’avec l’en ten te spon t anée

de la not ion d’au tonomie l’on es t déj à bien

loin d’un idéal démocra t ique bien compr is,

qui consis te en une communau té d’ê t res lib res

qui s’au todéte r minen t en accept an t de prendre

chacun sur eu x la loi commune. Dans cet te

pe rspect i ve, le mot pe rd donc en ef f e t de son

sens. Je me suis, pour mon compte, ef fo rcé

- e t c’es t ici ce que je souhai te rais jus t i f ie r

b r ièvement à l’appui de la déf ini t ion que vous

rappelez – d’approfondir ce p remie r sens du

mot « au tonomie », tel qu’il s’es t d’ailleurs déf ini

chez Kan t dans la sphère morale, e t Rousseau

dans la sphère poli t ique, en essayan t de

comprendre comment quelque chose comme

l’au tonomie dans un sens p rofond s’es t réalisé

dans la moder ni té occiden t ale e t sous quelles

modali tés. Car il y a de f ai t le poin t de v ue des

acteurs (se donner sa p ropre loi), que l’on

peu t étendre à l’échelle d’une communau té qui

délibère sur ses lois, e t puis, d’un au t re côté,

l’o rganisa t ion de nos sociétés. L’au tonomie

es t une dimension s t r uct urelle de la mise en

fo r me de nos sociétés dans la durée ; elle

désigne cet te p ropr iété t rès remarquable

des sociétés moder nes, qui les oppose au x

sociétés religieuses anciennes que l’on peu t

dire hétéronomes dans la r igueur du mot, en

ce qu’elles posen t que leur loi leur v ien t du

dessus d’elles, avec le pou voir qui représen te

le foye r de cet te loi par mi les hommes. Pour

nous au t res, à l’opposé, la source de nos

règles e t de nos manières d’ê t re es t purement

humaine. Res te bien sûr en sui te à concevoir

ce t te manière d’ê t re e t les canau x par lesquels

passe cet te capaci té de se donner en général

sa p ropre règle. L’impor t an t n’es t t an t la

dimension in tellect uelle que la dimension

o rganisa t ionnelle. Nos sociétés son t a gencées

de telle so r te qu’elles p roduisen t leur p ropre

pou voir par la représen t a t ion, que ces

représen t an t s f ab r iquen t des lois selon des

cr i tères purement humains (qui son t supposés

se r v ir l’ in térê t général ou le bien commun).

Nous avons donc une o rganisa t ion poli t ique

que nous pou vons dire au tonome, en ce sens

que si l’on la con t ras te comme il conv ien t avec

les sociétés du passé qui posaien t l’ex t ranéi té

de leur fondement légal, la s t r uct ure poli t ique

apparaî t bien au tonome dans son o rganisa t ion

même. C’es t ensui te le fondement en droi t de

ces sociétés qui di f f ère : nous n’avons comme

pr incipe de légi t imi té aujourd’hui que les droi t s

détenus par des indi v idus. Et n’oublions

pas une dimension supplément aire, capi t ale,

à savoir que nous avons des sociétés qui se

son t o rganisées à l’opposé, l à enco re, des

sociétés religieuses du passé, sociétés alo rs

dominées par une t radi t ion qui les ra t t achai t

à une an tér io r i té qui ét ai t leur p r incipale fo r me

de légi t imi té concrète. Nous avons basculé

ve rs des sociétés qui créen t leur p ropre

p roduct ion ma tér ielle ; nous f ab r iquons, par

l’indus t r ie e t dans le temps, le monde humain

dans ses di f féren tes dimensions. Et c’es t l à une

propr iété don t l’on voi t bien que depuis la f in

du X VIII e siècle où elle p rend son esso r, elle

n’a f ai t que gagner en ex tension, pour p rendre

aujourd’hui un aspect planét aire e t une radicali té

dans la cons t r uct ion a r t i f icielle du monde

humain qui en f ai t bien un monde s t r uct uré de

manière au tonome : il s’au toprodui t.

Revue APe : Concrètement, que

désigne cette autonomie ?

m. G. : Concrètement ? Elle désigne d’abord,

dans la déf ini t ion que j’en ai donnée, ses

propriétés fo rmelles dirais-je. Nous sommes

dans des sociétés poli t iquement, jur idiquement

(en ce qu’elles sont fondées sur les droi t s des

indiv idus), et his tor iquement au tonomes

(puisqu’elles entendent non pas simplement subir

les v icissi t udes d’un devenir que les sociétés du

passé connaissaient aussi, mais s’au toproduire

d’une manière ra t ionnelle et avec les moyens

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 25

techniques de réaliser cet te ar t i f icialisa t ion). En

même temps, quand l’on raisonne de la sor te,

l’on voi t tou t de sui te que cet te au tonomie

s t r uct urelle es t problémat ique, puisqu’elle

n’implique absolument pas une au tonomie

subs t ant ielle. Nous avons de fai t une dimension

poli t ique, nos sociétés sont organisées de telle

sor te qu’elles se donnent leurs propres

règles, mais nous voyons tou t aussi bien

que cela ne leur assure pas la maî t r ise

de ce processus, dont nous avons

tou tes les raisons d’obser ver qu’il leur

échappe en grande par t ie, jusques et y compris

à ceux qui sont supposés le conduire…

Revue APe : Les gouvernants…

m. G. : Oui…le processus n’est donc pas encore

au point ! Nous avons, au t rement dit, les moyens

d’une au tonomie dont nous n’avons pas le contenu.

Nous avons les moyens prat iques, la capacité de

nous au togouverner… mais nous ne savons pas le

faire ! Nous avons la capacité de donner une plus

grande liber té aux indiv idus, mais nous voyons

bien, en même temps, que quand tou tes les

liber tés indiv iduelles s’expriment dans tou te leur

ex tension, la capacité de gouvernement collect if

décroî t d’au tant plus.

Revue APe :�2XL��QRXV�Q̵DYRQV�ͤ QDOHPHQW�

jamais été aussi libres, et voyons bien

que notre capacité à nous conduire

collectivement en pâtit sérieusement…

m. G. : Tou t à f ai t ! Et de la même f açon,

nous sommes en p résence, e t c’es t même la

ca ractér is t ique fo r te de l’époque à laquelle nous

v i vons, d’un emballement de cet te capaci té

au toproduct i ve démesurée, par laquelle chaque

acteur poursui t un pet i t bou t de son in térê t, à

l’échelle d’un p rocessus qui, lo rsqu’il dev ien t

planét aire, p rend des p ropor t ions qui menacen t

purement e t simplement de déboucher sur une

espèce de suicide.

Revue APe : Autonomie matérielle donc,

mais pas maîtrise de cette autonomie...

m. G. : De fait, oui. J’en reste donc bien à

ma déf init ion, celle de la démocrat ie « v raie »,

qui n’est pas une déf init ion opératoire du s t y le

de la science polit ique, qui décrit les régimes

tels qu’ils sont. Ceci, bien que je croie que cette

déf init ion de la science polit ique ait, sur ce plan

du moins, une grande per t inence en ce qu’elle

décrit ce qui est en fait la source d’ins tabili té et de

dif f icultés de fonctionnement de nos régimes, qui

combinent, d’une façon plus ou moins tor tueuse,

cette dimension polit ique, cette dimension

juridique, et cette dimension matérielle. Je crois

que cela permet une compréhension plus

large de la façon dont fonctionnent réellement

nos sociétés, y compris du point de v ue des

sciences polit iques. Mais, en même temps,

dès lors que nous sommes ent rés dans l’ère de

l’au tonomie, nous voudrions que cette déf init ion,

que l’on peut dire normative, soit complète. Et

c’est là le paradoxe de la situat ion contemporaine

des démocrat ies : jamais nous n’avons eu au tant

de moyens de nous gouverner pour de bon

(et dans tou tes les dimensions que cela peu t

compor ter), et nous apparaissons pour t ant,

dans la prat ique, désarmés devant cette t âche,

comme dépassés par elle.

Revue APe : Finalement, nous pourrions

dire que l’autonomie n’est pas le nom

d’une solution, mais d’un problème ?

m. G. : A bsolumen t. C’e s t un bu t, mais un

bu t don t le s moyens mê mes t e nden t à nous e n

éca r t e r . C’e s t ju s t e men t l à t o u t le p a r adoxe

! C’e s t sur ce t t e di f f icul t é co ns t i t u t i v e de s

régimes démo cra t iques que j e v o ulais a t t i r e r

l ’a t t e n t io n à t r a v e r s ce t t e déf in i t io n.

Revue APe : L’on en vient

maintenant à une autre face

du problème, complémentaire

au paradoxe que vous venez de

souligner, à savoir l’excès, ou plutôt

le trop-plein de libertés. Vous venez

très justement de souligner qu’à trop

disposer de droits, les citoyens ne

savaient plus qu’en faire. Peut-on donc

parler de la « liberté contre elle-même »,

pour adapter quelque peu le titre de

l’un de vos principaux ouvrages ?

m. G. : Je crois que l’expression serait tou t

à fait admissible, et cor respond d’ailleurs

à une expérience de ce que beaucoup de

nos contemporains ra t if ieraient, à savoir le

sentiment de pouvoir faire ce qu’il leur plaî t tou t en

étant habités par le sentiment qu’ils ne sont pas

maî t res de leur dest in. C’est là l’ex t raordinaire

de la situat ion de liber té, cette liber té au sens

le plus v ulgaire du mot : cette la t i t ude de dire, de

faire, de nous déplacer, de nous liv rer à tou tes

sor tes d’act iv ités comme jamais l’on aurait osé

en rêver dans un passé même proche. Or cette

liber té s’avère en f in de compte décevante,

puisqu’elle au fond celle d’un élect ron dans un

espace dont il n’est pas maî t re et dans lequel il

prend à chaque instant la mesure que ce qu’est

réellement son destin lui échappe.

Revue APe : La question est alors

maintenant de savoir s’il y a un

rapport entre les deux faces de la

liberté que vous venez de décrire…

Nous avons les moyens pratiques,

la capacité de nous autogouverner…

mais nous ne savons pas le faire !

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens26

m. G. : Oui… oui, je crois qu’il y en a un,

in t r insèque. Il s’a vère que la la t i t ude en ef f e t

conférée au x acteurs indi v iduels n’implique

pas -e t je dirais même dét r ui t ! - ce qui donne

v raimen t sens à une v raie lib e r té, à savoir la

possibili té de maî t r ise r les paramèt res du

monde à l’in tér ieur duquel s’inscr i t ce t te lib e r té.

Revue APe : Est-ce alors à dire que

la liberté constitue sa propre limite ?

La liberté, en tant qu’objet que l’on

conquiert et que l’on aspire à conquérir,

FU«H� HQ� ͤQ� GH� FRPSWH� VHV� SURSUHV�

REVWDFOHV�� 7RXW� SDUD°W� ͤQDOHPHQW� VH�

passer comme si l’on tendait à cette liberté

sans jamais y parvenir. Quand y tendre

c’est s’en éloigner pourrions-nous dire…

m. G. : Vot re fo rmula t ion es t jus te, mais il

f audrai t la compléter en en t iran t sa conséquence:

à savoir qu’il f au t désagréger ce concept, en fai t

sy nt hét ique, de liber té, qui regroupe des choses

assez dif férentes. Nous le pensions en une pièce

homogène, et il f au t, semble-t-il, le décomposer.

Il es t à plusieurs dimensions. Il ex is te au moins un

t r iangle, si j’ose dire, dans lequel il conv iendrai t

de l’inscr ire, c’es t celui du lien in t ime ent re

liber té et pou voir et du lien de ces deux

précédentes not ions de liber té et de pouvoir

avec le sent iment d’appar tenance collect i ve.

L’on es t lib re à l’in tér ieur de quelque chose, ce

quelque chose ét ant un collect i f humain qui es t

ce qui es t en jeu dans le sent iment de liber té qui

ne peu t jamais êt re une liber té soli t aire. Nous

ret rou vons, d’une cer t aine manière, le f ameux

problème de Robinson (à une échelle cer tes

dif férente et sur un ter rain quelque peu plus

poli t ique !) : la liber té soli t aire n’a pas de sens,

et la liber té sans pouvoir, encore moins. Sans

au t re pouvoir en tou t cas que celui consis t ant

en la détermina t ion immédia te de sa voli t ion. Et

si elle n’es t pas à même de déterminer jamais

les objet s que cet te voli t ion peu t v iser, elle ne

va pas t rès loi. Nous sommes, je le crois, en

t rain de v i v re un moment t rès profondément

philosophique de ce poin t de v ue, et qui va nous

obliger à rev isi te r des not ions que nous tenions

pour acquises et claires et qui ne le sont pas

au t ant que l’on aurai t voulu qu’elles le f ussent.

Il f au t rév iser profondément not re grammaire

jur idique et poli t ique, not re entente de nos

ca tégories fondat r ices, parce que l’épreu ve du

réel en mont re des complica t ions que nous ne

soupçonnions pas à l’époque, où il ne s’agissai t

que de revendiquer la liber té. Désormais nous

l’avons cet te liber té, et nous découv rons à

présent qu’elle es t un peu plus complexe dans

son exercice que nous le soupçonnions.

Revue APe : Vous disiez, à l’occasion

d’une conférence à Grenoble en 2007,

conférence dont la Revue lacanienne

a offert une retranscription sous le

titre « Crise dans la démocratie »,

à propos du divorce entre liberté et

pouvoir que vous venez d’évoquer :

« Nous avons de moins en moins de

pouvoir collectivement parlant. C’est

en quoi la démocratie perd son sens

car elle est proprement la conversion

de la liberté de chacun en pouvoir

de tous ». N’est-ce pas finalement

la décollectivation du rapport au

politique depuis, disons, l’avènement

de la société de consommation et la fin

de la Guerre froide, et l’individuation,

pourrions-nous dire, du conflit socio-

politique, qui font que le divorce entre

liberté et pouvoir est définitivement

consommé ?

m. G. : Disons qu’il es t à l’ordre du jour… Car

s’il ét ait tot alement consommé, je crois que

nous serions dans une situat ion plus grave et

dramatique encore que celle que nous v ivons

actuellement. Si vous voulez mon sentiment,

ce divorce, après examen devant le juge,

conduira à une concilia t ion, chacun des époux

s’apercevant que, f inalement, les raisons de

rester ensemble l’empor tent sur les raisons de

se séparer. Dieu merci ! Mais reconnaissons, du

moins, que l’épreuve est, il es t v rai, sérieuse,

et la tension ex t rêmement for te. Et je crois que

cette tension est d’ailleurs un dilemme moral,

inconscient mais la tent, dans la conscience

de beaucoup d’acteurs d’aujourd’hui, qui sont

dans l’incer t i t ude face aux choix qui s’of f rent à

eux. Puisque nous venons de v iv re une période

électorale, je dirais que ce dilemme se pose t rès

simplement sous la forme de l’hésit a t ion ent re

vote et abstent ion. Je crois bien que c’est là la

forme la plus immédiate. Si tous les gens qui

ont le réf lexe de s’abstenir s’abstenaient, nous

serions dans une situat ion plus périlleuse encore

que celle que nous avons pu v iv re. L’on se dit

naturellement que l’abstent ion est un choix

tentant (pour des raisons qui sont bien connues),

mais, dans le même temps, tou t se passe comme

si quelque chose vous retenait. Eh bien ce qui

vous ret ient est t rès jus tement ce sentiment que

l’on ne peut pas dissocier sa liber té du pouvoir

y af férent. S’abstenir, c’est se donner la liber té

de s’ex t raire du champ du pouvoir. Voter, c’est

u t iliser le tou t petit peu de pouvoir qui est à vot re

disposit ion dans un acte sy mbolique qui pèse t rès

lourd. Car, au- delà de son exercice ef fect if, c’est

d’une revendicat ion de pouvoir qu’il s’agit. Et la

recomposit ion de ces dimensions est l’horizon

de ces démocrat ies, dans la t ransformation qui

est devant elles et qui sera t rès profonde.

Revue APe : Dans la conférence

que nous rappelions plus tôt, vous

déclariez aussi que l’idée libérale l’avait

« emporté sur le versant démocratique ».

Que nous attend-t-il alors après

la crise ? Car quand l’on regarde

l’alternative à cette démocratie libérale

de type occidental à la couleur du

XXIe siècle (pensons ici aux tentatives

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 27

des peuples du Printemps arabe),

l’option n’apparaît pas vraiment plus

séduisant… Tout se passe de fait

comme si l’on avait du mal à trouver

un juste équilibre entre liberté d’une

part et limite (ou délégation) de liberté

d’autre part. Trop semblent oublier que

c’est en encadrant les libertés qu’on

les garantit, précisément.

m. G. : Le pou voir en démocra t ie, c’es t un

pou voir ex t r ao rdinairemen t ex ige an t, pa rce

que ce n’es t pas simplemen t le pou voir que

nous déléguons à des gens cha rgés de l ’e xe rce r

(c’es t l à une s t r uc t ure év idemmen t appelée

à demeure r). Ce que nous voyons bien dans

la si t ua t ion dans laquelle nous sommes

ac t uellemen t, c’es t qu’il n’y a d’ab o rd aucune

raison à ce que ces gens à qui nous déléguons

ce pou voir soien t b eaucoup plus éclairés que

chacun de nous sur la manière de l ’e xe rce r

(e t il y a même des raisons d’en dou te r). D’où

la f o r t une, t rès signi f ica t i v e à mes yeu x, de

l ’ idée de t ir a ge au so r t, selon laquelle un lo to

na t ional donne rai t f inalemen t un résul t a t qui

ne pour rai t p as ê t re t rès di f f éren t ni même pire

de celui que nous a vons a vec des p ro cédures

b eaucoup plus ex ige an tes en p r incip e, mais

don t l ’ issue n’es t pas absolumen t p roban te…

C’es t pour moi t rès signi f ica t i f . Mais j e

m’empresse tou tef ois de dire ici que ce n’es t,

à mes yeu x, pas la solu t io n.

Revue APe : Oui , car nous ne

fer ions en f in de compte que nous

dérober aux vrais enjeux et nous

soustraire à la vraie diff iculté…

m. G. : Absolument. La v raie dif f iculté, c’est,

pour les citoyens, c’est-à-dire chacun d’ent re nous,

d’assumer avec un effor t impor tant les cont raintes

intellectuelles de l’analyse de la situation et les

choix qu’appelle l’exercice du pouvoir. C’est bien là

que se situe la question. Ce pouvoir démocratique

dont nous disposons, ce ne peut êt re simplement

l’exercice des fonctions gouvernantes par un

individu désigné d’une manière ou d’une aut re.

Il s’agit véritablement de l’assomption, par les

acteurs et les citoyens, de ce qu’est la substance

de l’exercice même du pouvoir, c’est-à-dire les

choix fondamentaux qui, à tous les instants,

engagent not re destin à tous, et face auxquels,

tout en crit iquant la façon dont ils sont pris par

nos gouvernants, nous exemptons en réalité

paresseusement, au nom de not re liber té, de faire

le t ravail. Et là est bien l’enjeu de la réconciliation

ent re la liber té et le pouvoir. C’est prendre sur not re

liber té les options qui s’off rent à nos collectivités,

avec l’effor t impor tant de réf lexion et d’information

que supposent des choix faits en connaissance de

cause.

Revue APe : Mais à l’heure du règne de

l’individualisme-roi, dans une société

TXL� Q̵DSSDUD°W� HQ� ͤQ� GH� FRPSWH� TXH�

comme la juxtaposition d’individus-

rois, la solution que vous avancez

là n’est-elle pas une chimère ?

La passion égotique semble bien être

DXMRXUG̵KXL�OD�ͤQ�HW�OD�PHVXUH�GH�WRXWH�

FKRVH̿� ,O� VXIͤW� GH� V̵HQJRXIIUHU� GDQV�

une bouche de métro pour être témoin

de cette réalité, tant dans la publicité

que dans le comportement de tous les

usagers qui nous entourent, absorbés

par leur téléphone, etc. Ne pensez-

vous pas que l’on soit allé trop loin

dans l’individualisme égotique (si l’on

peut dire) pour faire désormais demi-

tour, et que si demi-tour il devait y

avoir, cela se ferait au prix du sang ou

d’une révolution ?

m. G. : Je pense assez volont iers comme

vous que cela ne se fera pas tou t seul, et que le

chemin qui es t devant nous sera to r t ueux, ar ide,

dif f icul t ueux…J’aimerais que la simple raison

su f f ise à convaincre nos conci toyens, mais je

ne me fais malheureusement guère d’illusions sur

ce poin t. Nous savons que ce sont des épreu ves

qui fo rgent la raison, mais collect i ve. J’ose tou t

de même espérer que nous avons fai t quelques

progrès sur ce chapi t re, et j’en ai d’ailleurs le

sent iment. Vous savez, en 1945, au sor t ir de

ce que l’on venai t de v i v re, beaucoup de gens

qui par laient, comme nous parlons l à, de ce qui

pou vai t se passer, ét aient t rès scept iques, tou t

comme nous le sommes ici, des démocra t ies

qui avaient sur vécu, presque par miracle, à une

épreu ve dont l’on avai t bien le sent iment qu’elle

aurai t pu les faire disparaî t re. Je crois que la

preu ve a été jus tement f ai te que l’on pouvai t

alle r plus loin. Et s’il y a une chose à laquelle je

m’ef fo rce de cont r ibuer, c’es t que nous n’ayons

pas à ret rou ver, bien que l’env ironnement ai t

év idemment changé, des épreu ves d’un ordre

similaire, ne serai t-ce que loin t ainement. Mais

cela ne me paraî t pas fa t al. De fai t, nous avons

à faire à une collect ion d’indiv idus-rois, vous

avez raison. Mais il s’agi t d’abord d’indiv idus

auxquels on di t qu’ils sont rois, ce qui n’es t déj à

pas v rai en soi. Leur royau té es t d’une par t t rès

circonscri te, et je crois qu’en réf léchissant un

peu, ils le perçoivent assez bien. Et leur royau té

es t d’au t re par t tou t à f ai t t héorique, en ce

qu’elle es t le produi t d’une société qui les fai t,

dans une cer t aine mesure, roi. Ils ne sont pas

rois par naissance ni par na t ure. Et cela aussi, ils

le savent t rès bien. Il n’y a pas plus d’indiv idus

v i vant dans l’insécuri té sur son sor t que ce roi

t héorique qui crain t, beaucoup plus que tous les

rois du passé, d’êt re renversé de son t rône. Il v i t

cons t amment sur le qui-v i ve, dans la précari té

de la société qui lui a conféré cet te majes té en

grande par t ie illusoire.

P r o p os r e cu e i l l i s p a r G régo i r e R o os

Po ur l i r e la s u i t e d e ce Gr a nd En t r e t ie n,

r e nd ez-v o u s sur w w w . r e v u e a p e . c o m

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens28

R« NOuS N’ADhéRONS PluS AujOuRD’hui à l’eSPéRANce DeS

lumièReS De VOiR Se RéAliSeR lA mARche

De l’humANiTé VeRS le mieux »

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 29

Philosophe, professeur de philosophie morale et politique à l’ecole Pratique des Hautes etudes,

elle est également chercheuse associée au CeviPoF et enseigne

la théorie politique à l’ecole doctorale de Sciences Po.

Son dernier ouvrage, /D�FULVH�VDQV�ͤQ,

a été publié aux editions du

Seuil.

M y r i a Mr e va u lt

d ’a l lo n n e s

M y r i a Mr e va u Lt

D ’a L Lo n n e S

30 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

Revue APe : Comment définir iez-

vous la Modernité ? Quand dater la

Modernité et l ’entrée de l ’Europe

et de la France dans la Modernité

et quelle est selon vous la nature

du projet moderne ?

myriam Revault d’Al lonnes : S i

f lo t t a n t e s qu e s o ie n t e t d i v e r s e s qu e

s o ie n t le s d é f in i t io n s d e la « m o d e r n i t é » ,

o n s ’ a cco rd e a u m o in s s u r l ’ id ée qu ’e l l e

s e ca r a c t é r i s e m a s s i v e m e n t p a r u n

m o u v e m e n t d ’a r r a ch e m e n t a u p a s s é e t à

l a t r a d i t io n . Le p r o p r e d e l a m o d e r n i t é ,

s a n o u v e a u t é s p éc i f iqu e ,

c ’e s t s a v o lo n t é d e r u p t u r e

r a d ica le a v e c le s ép o qu e s

qu i l a p récèd e n t . Ce t t e

v o lo n t é d e r u p t u r e t o u ch e à

l a f o i s a u x f o n d e m e n t s d e l a

r a t io n a l i t é e t a u x p r in c ip e s

p r e mie r s qu i d é t e r min e n t l a

n a t u r e e t l a co h és io n d u l i e n

s o c ia l e t p o l i t iqu e . Q u e l qu e

s o i t l e ch a m p d a n s le qu e l

e l l e s ’ a f f i r m e, l a m o d e r n i t é

r e f u s e d ’e m p r u n t e r à u n e a u t r e

ép o qu e, a u p a s s é , à l a t r a d i t io n o u à l a

t r a n s ce n d a n ce, l e s c r i t è r e s e n f o n c t io n

d e s qu e ls e l l e p ré t e n d s ’o r i e n t e r . El l e

s ’ i n s t i t u e p a r u n ge s t e qu i e s t à l a f o i s

d ’a u t o - f o n d a t io n r a t io n n e ll e e t d ’ a u t o -

in s t i t u t io n p o l i t iqu e : l e s d e u x s o n t

i n s ép a r a b le s e t o n t e n co m m u n d e

r e v e n d iqu e r u n m o d e d e lég i t im i t é qu i

s e d é t a ch e d e f a ço n a b r u p t e d e t o u t e

p récéd e n ce . L ’e n t rée d e l a F r a n ce e t

d e l ’Eu r o p e d a n s l a m o d e r n i t é e s t u n

p r o ce s s u s d e t rès lo n g u e du rée qu ’o n

v o i t s e d e s s in e r d ès l a rév o lu t io n

ga l i l éo -co p e r n ic ie n n e e t l a n o u v e ll e

cos m olo g ie qu i s ubs t i t u e a u m o n d e

géo ce n t r iqu e d e s Gr e cs u n u n i v e r s

d éce n t ré . Le g r a n d r a t io n a l i s m e

s c ie n t i f iqu e d u X V I e s ièc le e t l a

p h i los o p h ie d e s Lu miè r e s p o u r s u i v e n t

e t a pp r o f o n d is s e n t ce m o u v e m e n t

d ’a r r a ch e m e n t à l a t r a d i t io n e t à

l ’ h é r i t a ge d e s A n c ie n s e n m ê m e t e m ps

qu e s e v o i t r écu s ée l ’o b é is s a n ce à l a

d o g m a t iqu e t h éo lo g iqu e a u p r o f i t d e l a

r e v e n d ica t io n d ’a u t o n o mie d e s s u j e t s

m o d e r n e s : « p e n s e r p a r s o i -m ê m e » ,

p e n s e r « s a n s p ré ju gés » , t e l l e s e r a

l ’ u n e d e s m a x im e s qu i , s e lo n K a n t ,

d o i v e n t n o r m e r l ’ e xe rc ice d u j u ge m e n t .

Revue APe : Peut-on estimer

que notre Modernité diffère des

Modernités qui l ’ont précédée ?

Sommes-nous en train d’assister

à la naissance d’un nouveau

paradigme de cr ise, et donc

un nouveau paradigme de la

Modernité ?

m.R.A. : La m o d e r n i t é « t r io m p h a n t e »

é t a i t h a b i t ée p a r l e s e n t im e n t d ’u n e

a ccé lé r a t io n qu i d e v a i t r e n d r e

p e rce p t ib le l ’ a m é l io r a t io n d u ge n r e

h u m a in : l ’ h o r izo n d e s e s e x p é r ie n ce s

p os s ib le s é t a i t m a s s i v e m e n t i n v e s t i

p a r l ’ id ée d e p r o g rès . Ce t t e m o d e r n i t é

a i n t r o du i t l ’ id ée f o n d a m e n t a le s e lo n

l a qu e lle l ’ h i s t o r i c i t é d e l ’ h o m m e e s t

l i ée à u n p r o j e t . S i l e p rés e n t s ’o r ga n is e

e n f o n c t io n d e l ’ a v e n i r , d ’u n a v e n i r qu e

l ’o n e s p è r e m e il l e u r , ce la im p l iqu e u n e

n o u v e ll e e x p é r ie n ce e t u n n o u v e a u

d is p os i t i f co n ce p t u e l . L ’ h i s t o i r e

e s t p e rçu e co m m e « d is p o n ib le » ,

co m m e mis e à d is p os i t io n d u « f a i r e »

h u m a in . L ’ h o m m e, d e v e n u « a u t e u r »

d e l ’ h i s t o i r e , p e u t a in s i r e p é r e r d a n s

l ’ h i s t o i r e e f f e c t i v e , à t r a v e r s ce r t a in s

év én e m e n t s , p a r e xe m ple l a Rév o lu t io n

f r a n ça is e , l e s s i g n e s rév é la t e u r s d ’u n e

d is p os i t io n d e l ’ e s p èce h u m a in e à ê t r e

l a ca u s e d ’u n p r o g rès v e r s

l e m ie u x . O n e s t d a n s u n

t o p os d e l a m a î t r i s e qu i v o i t

l e f u t u r d e s h o m m e s r e mis

à l e u r p r o p r e a r b i t r e . O n

p e u t d i r e qu e t r o i s é lém e n t s

e s s e n t ie l s ca r a c t é r i s e n t

ce t t e e x p é r ie n ce m o d e r n e :

l ’ id ée d e t e m ps n o u v e a u x , l a

c r o y a n ce e n u n e a ccé lé r a t io n

d e l a m a rch e a u p r o g rès e t l a

r e p rés e n t a t io n d ’u n e h i s t o i r e

d i s p o n ib le , d ’u n e h i s t o i r e à f a i r e d o n t

l ’ h o m m e a u r a i t l a m a î t r i s e .

O r , à l ’ h e u r e a c t u e ll e , ch a cu n d e ce s

t r o i s é lém e n t s e s t rév o qu é e n d o u t e .

L ’ h y p e r t r o p h ie d e l a r a t io n a l i t é

t e ch n iqu e e t i n s t r u m e n t a le e t l e s

d ép lo ie m e n t s ca t a s t r o p h iqu e s d e s

s y s t èm e s t o t a l i t a i r e s o n t r e mis e n

ca u s e l ’ id ée d e s « t e m ps n o u v e a u x » ,

a u m o in s e n ce qu i co n ce r n e le d o ub le

f a n t a s m e du co m m e n ce m e n t a bs o lu

e t d e l a « régén é r a t io n » d e l ’ h o m m e

n o u v e a u . Q u a n t à l ’ a ccé lé r a t io n , e l l e

n e n o u s r a pp r o ch e p lu s d e s t e m ps

m e il l e u r s . B ie n a u co n t r a i r e : l ’ éca r t

c r o i s s a n t e n t r e l ’ e s p a ce d ’e x p é r ie n ce

( l ’ e n s e m ble d e s e x p é r ie n ce s i s s u e s e t

L’ i l l i m i t a t i o n q u i d i l a t a i t l ’ a v e n i r e n

d o n n a n t à l ’ h o m m e n o n s e u l e m e n t

l e p o u v o i r d e t o u t c o n q u é r i r m a i s

c e l u i d e s e p r o d u i r e l u i - m ê m e – d e

f a i r e l ’ h i s t o i r e e t d e f a i r e h i s t o i r e

– s ’e s t a u j o u r d ’ h u i r e t o u r n é e e n

d é s i l l u s i o n , v o i r e e n e f f r o i e t e n

t e r r e u r

31Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

h é r i t ée s d u p a s s é ) e t l ’ h o r izo n d ’a t t e n t e

(n os d i v e r s e s a n t ic ip a t io n s r e l a t i v e s à

l ’ a v e n i r ) f a i t r e cu le r ce d e r n ie r d a n s

le s lo in t a in s a u f u r e t à m e s u r e qu e

n o u s a v a n ço n s . N o u s n ’ a dh é r o n s p lu s

a u j o u rd ’h u i à l ’ e s p é r a n ce d e s Lu miè r e s

d e v o i r s e réa l i s e r , y co m p r i s d e m a n iè r e

a s y m p t o t iqu e , l a m a rch e d e l ’ h u m a n i t é

v e r s l e m ie u x . Ce r t a in s – s o u s le s

e s p èce s d u « ca t a s t r o p h is m e » ,

f û t - i l « éc la i ré » , – y v o ie n t m ê m e

u n e m a rch e v e r s l e p i r e . O n p o u r r a i t

d ’ a i l l e u r s co n s id é r e r qu e ce s ch ém a,

s y m ét r iqu e m e n t i n v e r s é m a is t o u t a u s s i

t é léo lo g iqu e m e n t o r ie n t é (o n p o u r r a i t

y a s s o c ie r ce lu i qu i rég i t l e s t h éo r ie s

d e l a d éc r o is s a n ce ) , rép o n d lu i a u s s i

a u x p rés u pp os és d ’u n e p h i los o p h ie

d e l ’ h i s t o i r e t o t a l i s a n t e , ce n s ée p a r e r

a u x r i s qu e s d e l ’ i n ce r t i t u d e p a r l a

ca t a s t r o p h e a n n o n cée .

L ’ i l l im i t a t io n qu i d i l a t a i t l ’ a v e n i r e n

d o n n a n t à l ’ h o m m e n o n s e u le m e n t l e

p o u v o i r d e t o u t co n qu é r i r

m a is ce lu i d e s e p r o du i r e

l u i -m ê m e – d e f a i r e l ’ h i s t o i r e

e t d e f a i r e h i s t o i r e – s ’e s t

a u j o u rd ’h u i r e t o u r n ée e n

d és i l l u s io n , v o i r e e n e f f r o i e t

e n t e r r e u r . C ’e s t a in s i qu e le «

p r i n c ip e r e s p o n s a b il i t é » d e

H a n s J o n a s – f o n d é s u r u n e

« h e ur is t iqu e d e la p e ur » – s ’e s t s ubs t i t u é

d e m a n iè r e qu a s i e m blém a t iqu e a u

« p r i n c ip e e s p é r a n ce » én o n cé p a r E r n s t

B lo ch . La d ém e su r e d e l a p u is s a n ce

t e ch n o lo g iqu e , d e v e n u e p o u r l ’H o m m e

u n p r o b lèm e c r u c ia l e t m ê m e v i t a l ,

o b l i ge à r e p e n s e r l a qu e s t io n ce n t r a le

d e l a r e s p o n s a b il i t é . En e f f e t , l a

t e ch n iqu e m o d e r n e n e ce s s e d e c rée r

d e n o u v e a u x p r o b lèm e s p o u r rés o u dr e

ce u x qu ’e l l e a e l l e -m ê m e p os és e t

l e p r o g rès d e v ie n t a in s i s a p r o p r e

co n t r a in t e . La t e ch n iqu e a éch a pp é à

s o n a u t e u r , e l l e e s t d e v e n u e s a u v a ge

e t d o i t ê t r e d o m e s t iqu ée . M a is s u r t o u t ,

ce t t e e n t r e p r i s e d e d o m e s t ica t io n e s t

r e n du e n éce s s a i r e s i l ’ o n a e n v u e

l ’ h u m a n i t é à v e n i r , h u m a n i t é d o n t

n o u s s o m m e s r e s p o n s a b le s qu a n t à s a

p e r p é t u a t io n . C ’e s t l ’ u n d e s a s p e c t s

l e s p lu s ca r a c t é r i s t iqu e s d e ce n o u v e a u

p a r a d i g m e e t d e n o t r e n o u v e ll e m a n iè r e

d ’ê t r e a u t e m ps .

Revue APe : La Crise est-el le le

produit de la Modernité ? Si oui ,

comment expl iquer et définir

la nature des cr ises connues

par les sociétés d’autrefois,

d’avant la Modernité, mais qui

connaissaient néanmoins des

cr ises aussi graves que cel les que

nous éprouvons actuel lement ?

m.R.A. : La m o d e r n i t é , t e l l e qu e j e

l ’ a i a b o rd ée , e s t co n s ubs t a n t ie l l e m e n t

l i ée à l a c r i s e . C ’e s t l a n a t u r e m ê m e

du p r o j e t m o d e r n e – e n r a i s o n d e l a

r u p t u r e qu ’ i l a i n i t i ée e t d e l a d i s s o lu t io n

d e s r e p è r e s d e l a ce r t i t u d e qu i e n a

rés u l t é – qu i a i n s t a l l é l a c r i s e e n s o n

cœur . La c r i s e n ’e s t p a s t a n t ce qu ’ i l

co n v ie n t d e « d ép a s s e r » (m ê m e s i l e s

c r i s e s s o n t p e n s ée s co m m e d e s é t a p e s

n éce s s a i r e s d a n s u n d év e lo pp e m e n t

o u co m m e d e s m o m e n t s c r u c ia u x qu i

p o r t e n t l e s i n d i v id u s à s ’ i n t e r r o ge r

s u r l e u r s p os i t io n s s ub j e c t i v e s ) m a is

ce d o n t i l f a u t p a r t i r o u r e p a r t i r

p o u r p e n s e r n o t r e p rés e n t . C ’e s t e n

ce s e n s qu e l a ce n t r a l i t é d e l a c r i s e

d o i t ê t r e p e n s ée d e f a ço n s p éc i f iqu e

d a n s l a m o d e r n i t é m ê m e s i d ’ a u t r e s

m o m e n t s d e l ’ h i s t o i r e o n t é t é qu a l i f i és

co m m e t e l s . O n p e n s e n o t a m m e n t à

l a g u e r r e d u Pé lo p o n n ès e qu a l i f i ée

p a r T h u c y d id e co m m e la c r i s e l a p lu s

g r a v e qu ’a i t j a m a is co n nu e l a G rèce e t

m ê m e u n e p a r t i e d u m o n d e b a r b a r e :

m a is ce t t e c r i s e n e s ’ i n s c r i v a i t p a s

d a n s u n e o r ie n t a t io n t é léo lo g iqu e .

L ’e x p é r ie n ce g r e cqu e du t e m ps n ’é t a i t

p a s l a n ô t r e : l e t e m ps é t a i t a v a n t

t o u t u n t e m ps p o l i t iqu e o ù p r im a ie n t

l ’ i n i t i a t i v e e t l ’ a c t io n m a is , d a n s l a

co n ce p t io n g r e cqu e, l e s ch a n ge m e n t s

n e s ’ i n s c r i v a ie n t p a s d a n s l ’o r i e n t a t io n

g lo b a le d ’u n p r o ce s s u s t e m p o r e l .

Revue APe : Selon vous,

Blumenberg et Adorno

ont-i ls eu tort dans leur

vision de la Modernité

et dans leur démarche ?

m.R.A. : Ce s o n t d e u x

p e r s p e c t i v e s r a d ica le m e n t

d i f f é r e n t e s . Ad o r n o, a in s i qu e

H o r k h e im e r , m e t t e n t l ’ a cce n t s u r l e s

e f f e t s d év a s t a t e u r s d ’u n e r a t io n a l i t é

s c ie n t i f iqu e e t t e ch n iqu e qu i s e

r e t o u r n e co n t r e e l l e -m ê m e. D ’o ù l a

c r i t iqu e d ’u n p r o g rès t e ch n iqu e qu i

n ’e s t p a s le v é r i t a b le p r o g rès h u m a in .

B lu m e n b e r g n e t r a v a i l l e p a s d a n s l a

m ê m e p e r s p e c t i v e : l ’ u n d e s e n j e u x

d e s o n œu v r e im m e n s e e t p o l y m o r p h e

L e t e m p s e s t d e v e n u , a p r è s

l ’ e f f o n d r e m e n t d e l a c r o y a n c e e n u n

P r o g r è s g l o b a l d e l ’ h u m a n i t é e t e n

u n a v e n i r t é l é o l o g i q u e m e n t o r i e n t é

v e r s l e m i e u x , u n t e m p s s a n s

p r o m e s s e s

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens32

e s t – e n ce qu i co n ce r n e l a m o d e r n i t é

– d ’e n m a rqu e r l e ca r a c t è r e s in g u l i e r .

I l éc r i t a in s i à s o n p r o p os : « La

m o d e r n i t é r e co u r t m o in s à ce qu i l u i

e s t d o n n é c i -d e v a n t qu ’e l l e s ’ y o pp os e

e t rép o n d à s o n d é f i » ( La l ég i t im i t é

d e s Te m ps m o d e r n e s ) . B lu m e n b e r g

s ’ i n t é r e s s e a u x « s e u i l s h i s t o r iqu e s » ,

a u x m o m e n t s (o u a u x t o u r n a n t s ) o ù

le s qu e s t io n s d o n t o n h é r i t e s o n t e n

qu e lqu e s o r t e « e n e xcès » p a r r a pp o r t

a u x p os s ib i l i t és d e rép o n s e s . S i l e s

rép o n s e s a u x qu e s t io n s s o n t d e v e n u e s

o bs o lè t e s o u in a d équ a t e s , l e s

qu e s t io n s p e u v e n t t r ès b ie n s ubs is t e r

co m m e d e s e x i ge n ce s a u xqu e lle s

o n n e p e u t p a s s e s o u s t r a i r e .

L ’ e n j e u t o u ch e à l ’ ép is t ém olo g ie d e

l ’ h i s t o i r e , a u r a pp o r t e n t r e co n t in u e t

d i s co n t in u e n h i s t o i r e . C ’e s t p o u r n o u s

a u j o u rd ’h u i u n e p e r s p e c t i v e f éco n d e

e t m ê m e d éc is i v e : qu ’e n e s t - i l d e s

qu e s t io n s a u xqu e lle s n o u s

n e p o u v o n s p lu s d o n n e r d e

rép o n s e s a d équ a t e s m a is

qu i n ’e n d is p a r a i s s e n t p a s

p o u r a u t a n t . La d i f f i cu l t é

e s t qu e n o u s n ’ a v o n s

p a s e n co r e é la b o ré d e

n o u v e ll e s rép o n s e s , e l l e s

n e s o n t p a s e n co r e d is p o n ib le s . Ce s

s e u i l s h i s t o r iqu e s s o n t p réc is ém e n t

l e s t e m ps d e c r i s e o ù le s h o m m e s

s o n t co n f r o n t és à d e s s y s t èm e s d e

qu e s t io n n e m e n t s qu i n e f o n c t io n n e n t

p lu s p a rce qu e le u r ca d r e co n ce p t u e l

e s t d e v e n u in a d équ a t .

Revue APe : Souvent, les notions

de Modernité et de Progrès sont

associées, car le Progrès semble

le meil leur adjuvant vers le

mieux-être. Cependant, n’est-ce

pas une erreur ? Et ne pourrait-

on pas considérer qu’au XXIe

siècle, avec la robotisation et

la mécanisation des processus,

l ’homme n’est plus le maître et

possesseur de la nature ?

m.R.A. : I l e s t t o u t à f a i t e x a c t qu e

l a p r e miè r e m o d e r n i t é ( l a m o d e r n i t é

d i t e t r io m p h a n t e ) e s t i n d is s o c ia b le d e

l a c r o y a n ce a u p r o g rès . M a is ce n ’e s t

p a s u n e « e r r e u r » : l e d ép lo ie m e n t

d e ce t t e c r o y a n ce a é t é d ém e n t i p a r

u n ce r t a in n o m b r e d ’év én e m e n t s

à l a f o i s l i és a u x e f f e t s d e l a

r a t io n a l i t é s c ie n t i f iqu e e t t e ch n iqu e

e t d ’o rd r e p o l i t iqu e , n o t a m m e n t a u x

t o t a l i t a r i s m e s . Ce qu i im p o r t e , c ’e s t

qu e le s ch ém a qu i p rév a u t a u j o u rd ’h u i

e s t ce lu i d ’u n f u t u r i n f i g u r a b le e t

i n d é t e r min é . A qu o i s ’ a j o u t e n t l e s

p r o ce s s u s d e d és y n ch r o n is a t io n e t

d ’éc la t e m e n t d e s t e m p o r a l i t és e t

d e s r y t h m e s d és o r m a is p r i v és d e

t o u t h o r izo n d e s e n s u n i f i ca t e u r , ce

d o n t t ém oi g n e n o t a m m e n t l a c r i s e

d e l ’ a c t io n p o l i t iqu e . Ce qu i v a b ie n

a u d e l à d e l a c r i s e éco n o miqu e qu i

t o u ch e a u j o u rd ’h u i , a v e c u n e in t e n s i t é

v a r i a b le , l a p lu s g r a n d e p a r t i e d u

m o n d e d év e lo pp é .

Revue APe : Dès lors, comment,

selon vous notre monde et

nos sociétés contemporaines,

pensent-i ls leur relat ion au

temps ?

m.R.A. : L ’u n e d e s ca r a c t é r i s t iqu e s

m a j e u r e s d e n o t r e ép o qu e

co n t e m p o r a in e e s t qu e le t e m ps n ’e s t

p lu s d y n a mis é e n f o rce h i s t o r iqu e :

i l n ’ e s t p lu s le m o t e u r d ’u n e h i s t o i r e

à f a i r e , d ’u n e t âch e p o l i t iqu e à

a cco m pl i r . Le t e m ps e s t d e v e n u , a p rès

l ’ e f f o n d r e m e n t d e l a c r o y a n ce e n u n

P r o g rès g lo b a l d e l ’ h u m a n i t é e t e n u n

a v e n i r t é léo lo g iqu e m e n t o r ie n t é v e r s

l e m ie u x , u n t e m ps s a n s p r o m e s s e s .

Le s ch ém a qu i p rév a u t a u j o u rd ’h u i

e s t ce lu i d ’u n f u t u r i n f i g u r a b le e t

i n d é t e r min é . Ce t t e n o u v e ll e m a n iè r e

d ’ê t r e a u t e m ps a f f e c t e à l a f o i s l e

r e ga rd qu e l a s o c ié t é p o r t e s u r s o n

a v e n i r co ll e c t i f v o u é à l ’ i n ce r t i t u d e e t

l e s r e p rés e n t a t io n s qu e le s i n d i v id u s

s e f o n t d e l ’o r i e n t a t io n , t o u t a u s s i

i n ce r t a in e , d e le u r e x i s t e n ce . S i l a

lo g iqu e d e l ’ a ccé lé r a t io n qu i p rév a la i t

d é j à d a n s l a p r e miè r e

m o d e r n i t é s ’e s t e n co r e

a m pl i f i ée , e l l e a qu e lqu e p e u

ch a n gé d e n a t u r e . El l e a é t é

d éc r i t e , à j u s t e t i t r e , co m m e

la lo g iqu e p a r a d ox a le d ’u n e

« im m o bil i t é f u l g u r a n t e »

( l ’ e x p r e s s io n e s t d e Pa u l V i r i l i o ) , o ù t o u t

s e m ble ch a n ge r d e m a n iè r e f r én é t iqu e

a lo r s qu ’e n réa l i t é r i e n n e b o u ge d a n s

u n m o n d e p é t r i f i é e t im m o bile . D a n s

ce t t e d y n a miqu e p a r a d ox a le , o n

a s s i s t e à l ’ a f f a ib l i s s e m e n t v o i r e à l a

p e r t e d e l a ca p a c i t é d e l a s o c ié t é à

s e t r a n s f o r m e r e l l e -m ê m e p a r l ’ a c t i v i t é

p o l i t iqu e . O n n e ce s s e d e co n s t a t e r

l e s d é f a i t e s o u le s im p u is s a n ce s d e

l a p o l i t iqu e f a ce à l a v i t e s s e e t à l a

co m ple x i t é d e s m u t a t io n s éco n o miqu e s

e t t e ch n o lo g iqu e s . L ’ a c t io n p o l i t iqu e

e ll e -m ê m e n e s e m a n i f e s t e p lu s s u r

l e m o d e d e l ’ i n i t i a t i v e ; e l l e e s t

L’ a c t i o n p o l i t i q u e e l l e - m ê m e n e

s e m a n i f e s t e p l u s s u r l e m o d e

d e l ’ i n i t i a t i v e ; e l l e e s t d e v e n u e

e s s e n t i e l l e m e n t r é a c t i v e

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 33

d e v e nu e e s s e n t ie l l e m e n t réa c t i v e ,

qu e ce s o i t u n e réa c t io n a u x

m o u v e m e n t s d e s m a rch és f i n a n c ie r s ,

a u x b o u le v e r s e m e n t s éco lo g iqu e s , a u x

m u t a t io n s s o c ié t a le s e t cu l t u r e l l e s ,

e t c .

Revue APe : Cette omniprésence

de la réaction au détr iment de

l ’act ion pol i t ique semble être

le propre de nos démocraties

contemporaines. Ne pensez-vous

pas que le dél i tement dénoncé

de nos démocraties

contemporaines est une

des séquel les du projet

moderne ?

m.R.A. : Po u r m o i , l e s

qu e s t io n s r e l a t i v e s à l a

d ém o cr a t i e co n t e m p o r a in e

d o i v e n t p a r t i r d ’u n e

in t e r r o ga t io n p r e miè r e : e s t -

i l co n ce v a b le d ’e n v i s a ge r d e m a n iè r e

p os i t i v e l ’ i n ce r t i t u d e d e l ’ a v e n i r e t

d e t e n t e r d ’ i n v e r s e r l a d ém a rch e ?

Co m m e n t d o n n e r s e n s e t f o r m e à

l ’ i n ce r t i t u d e p o u r e n f a i r e u n e s p a ce

d e p os s ib i l i t és o u v e r t ? La f i g u r e d e

l a c r i s e a c t u e ll e , p o u r t a n t l i ée a u x

p r o ce s s u s d e d é- t e m p o r a l i s a t io n

e t d e d é-s y n ch r o n is a t io n , r e n f o rce

p a r a d ox a le m e n t l ’ id ée qu e le

t e m ps e s t l ’ é lém e n t co n s t i t u t i f d e

l ’ e x i s t e n ce s o c ia le e t p o l i t iqu e , e t

qu e l a p o l i t iqu e im p l iqu e a u t a n t l a

m a î t r i s e o u l ’o r ga n is a t io n d u t e m ps

qu e ce ll e d e l ’ e s p a ce . D a n s ce t t e

p e r s p e c t i v e , a s s u m e r l ’ i n ce r t i t u d e –

y co m p r i s ce ll e d u f u t u r – c ’e s t t o u t

s im p le m e n t co m p r e n dr e ce qu ’e s t

u n e p o l i t iqu e d ém o cr a t iqu e o u p lu s

e x a c t e m e n t ce qu ’e l l e n e p e u t p a s n e

p a s ê t r e . La r e ch e rch e d e ce r t i t u d e s

d é f i n i t i v e s l u i e s t r a d ica le m e n t

é t r a n gè r e , d ’o ù l ’ i n s a t i s f a c t io n

qu ’e l l e e n ge n dr e in év i t a b le m e n t e t

qu i co n ce r n e t o u t a u t a n t l e ca r a c t è r e

f u y a n t e t i n a s s i g n a b le d e s id éa u x qu e

l a ca p a c i t é d e s in d i v id u s à l e s i n v e s t i r

o u à l e s ré in v e s t i r d a n s u n p r o ce s s u s

in a ch e v a b le . B ie n év id e m m e n t ,

l e t e m ps o ù n o u s v i v o n s n o u s

co n f r o n t e à d e n o u v e a u x m o d e s d e

d is s o lu t io n d e l a ce r t i t u d e : l e s e f f e t s

p a r a d ox a u x d e l a m o n d ia l i s a t io n ,

l e s d év e lo pp e m e n t s i n s a i s i s s a b le s

d u ca p i t a l i s m e f i n a n c ie r , l ’ i n s écu r i t é

s o c ia le c r o i s s a n t e , l ’ ép u is e m e n t d e s

m o d a l i t és t r a d i t io n n e ll e s d e l ’ a c t io n

p o l i t iqu e , l a s ém a n t iqu e d e l a f l e x ib i l i t é

qu i s ’ é t e n d b ie n a u -d e l à d e l a s p h è r e

d e s co n d i t io n s d u t r a v a i l… En v is a gée

s o u s l ’ a n g le d e l a d é-s y n ch r o n is a t io n ,

l a co n f u s io n e t l a p e r t e d e s r e p è r e s

t o u ch e n t m a in t e n a n t à l a d u rée v i v a n t e

d e s s o c ié t és o cc id e n t a le s . M a is ce

n ’e s t p a s d ’a u j o u rd ’h u i qu e n o u s

s a v o n s qu e l a p o l i t iqu e d ém o cr a t iqu e

n e p e u t a g i r qu ’e n s e r e v e n d iqu a n t d ’u n

s a v o i r f a i l l ib le . P lu s e n co r e : l e f a i t

qu e l a p o l i t iqu e s e d ép lo ie à l ’ o m b r e

d e l a co n t in ge n ce e s t u n e m a t r i ce d e

l a ré f l e x io n e t d e l ’ a c t io n p o l i t iqu e ,

m ê m e s i l a d és in t r i ca t io n d u r a pp o r t

e n t r e s a v o i r e t p o u v o i r e s t a u j o u rd ’h u i

p o r t ée à s o n p a r ox y s m e a v e c l a

f r a g m e n t a t io n d e s t e m ps .

I l e s t f o n d a m e n t a l d e m e t t r e

l ’ a cce n t s u r l e l i e n co n s ubs t a n t ie l

e n t r e u n e p o l i t iqu e d ém o cr a t iqu e

e t l a r e co n n a is s a n ce a s s u m ée d ’u n

f u t u r i n ce r t a in : ce la v a d ’a i l l e u r s

à l ’ e n co n t r e d e t o u t e p e r s p e c t i v e

d éc l i n i s t e o u ca t a s t r o p h is t e . U n e

év e n t u e ll e ré in v e n t io n p o l i t iqu e n e

p e u t p a s s e r qu e p a r l a réa pp r o p r i a t io n

d ’u n f u t u r a u j o u rd ’h u i « co n f i s qu é »

p o u r r e p r e n dr e l ’ e x p r e s s io n

d e D a n ie l I n n e r a r i t y d a n s

Le f u t u r e t s e s e n n e mis .

Co n f i s qu é p a r l ’ i n f l a t io n

d u p rés e n t , l e f u t u r e s t

d e v e n u o b j e t d e d é f i a n ce

v o i r e d ’a v e r s io n d u f a i t d e

s o n in ce r t i t u d e . S ’ i l e s t

a u j o u rd ’h u i u n p r o b lèm e

e t n o n u n e s o u rce o u u n

v e c t e u r d ’e s p é r a n ce , c ’e s t p a rce

qu ’ i l a ce s s é d ’ê t r e d és i r a b le : i l e s t

d e v e n u s y n o n y m e d ’ i n s écu r i t é e t

o n y p r o j e t t e d a n s le d és o rd r e d e s

e s p o i r s e t d e s p e u r s e n t o u s ge n r e s .

N o u s s o m m e s a in s i p a s s és d e l ’ id ée

e s ch a t o lo g iqu e d ’u n f u t u r i n d ép e n d a n t

d e n o u s , e x t é r i e u r à t o u t e e m p r i s e

h u m a in e , à ce ll e d ’u n f u t u r d o m e s t iqu é

e t m a î t r i s é p u is à u n f u t u r d o n t n o u s

r e co n n a is s o n s l ’o p a c i t é . La s o lu t io n

n e co n s is t e n i à o p é r e r d e s d édu c t io n s

co n t in u i s t e s à p a r t i r d u p rés e n t n i à

t e n t e r d e p la n i f i e r l ’ a v e n i r d e f a ço n

d é t e r min i s t e p o u r éch a pp e r à s o n

ca r a c t è r e im p rév i s ib le e t p a s d a v a n t a ge

à le p r o j e t e r d a n s u n id éa l i s m e

r e d e v e n u u t o p iqu e . Ca r l e r a pp e l d e

ce qu i n o u e l a p o l i t iqu e d ém o cr a t iqu e

à l a co n t in ge n ce e t à l ’ i n ce r t i t u d e

– à co m m e n ce r p a r l ’ i n ce r t i t u d e d u

N o u s s o m m e s a i n s i p a s s é s d e

l ’ i d é e e s c h a t o l o g i q u e d ’ u n f u t u r

i n d é p e n d a n t d e n o u s , e x t é r i e u r à

t o u t e e m p r i s e h u m a i n e , à c e l l e d ’ u n

f u t u r d o m e s t i q u é e t m a î t r i s é p u i s à

u n f u t u r d o n t n o u s r e c o n n a i s s o n s

l ’o p a c i t é

34 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

f u t u r – d o n n e a u co n t r a i r e à l a c r i s e

u n e f o rce co n t r a i g n a n t e qu i o b l i ge à

i n v e r s e r l a d ém a rch e . El l e n ’e s t p lu s ,

o u p lu s s e u le m e n t , l ’ a b o u t i s s e m e n t d e

p r o ce s s u s in é lu c t a b le s m a is l e p o in t d e

d ép a r t d ’u n e s é r ie d e r e t o u r n e m e n t s :

co m m e n t p a s s e r d u d is c réd i t d e s f i g u r e s

i n ce r t a in e s à l e u r p os s ib le p os i t i v i t é ?

Co m m e n t p e n s e r l a f a ço n d o n t l a c r i s e

s e d ép lo ie e n a v a n t d ’e l l e -m ê m e ?

D ’a u t r e s d is p os i t io n s s ub j e c t i v e s

p o u r r a ie n t s e f a i r e j o u r f a ce à u n f u t u r

i n ce r t a in qu i n e s e r a i t p lu s h a b i t é p a r

l a p e u r e t l ’ i n s écu r i t é . P r e n d r e a c t e

d ’u n n o n-s a v o i r – d o n t i l f a u t

s o u l i g n e r qu ’ i l e s t l e p r o p r e

d e l ’ e x i s t e n ce d ém o cr a t iqu e

– e t s e d e m a n d e r co m m e n t

i l s e co n f r o n t e a u j o u rd ’h u i

a u x n o u v e ll e s f o r m e s d e

d is s o lu t io n d e l a ce r t i t u d e ,

ce s e r a i t p a s s e r d ’u n e

c r i s e d e ce r t i t u d e à u n e

e x p é r ie n ce d ’ i n ce r t i t u d e .

Revue APe : Vous parlez

également de pol i t iques

compassionnel les : ne sont-el les

pas l ’évolution naturel le des

pol i t iques en démocratie ?

m.R.A. : J e n e p e n s e p a s . J e p e n s e

qu ’ i l s ’ a g i t d ’u n d év o ie m e n t d e

l ’ e x p é r ie n ce d ém o cr a t iqu e e t qu ’u n

ce r t a in d é f e r l e m e n t co m p a s s io n n e l e s t

l e s y m p t ô m e d ’u n e g r a n d e co n f u s io n :

co n f u s io n d e l a s y m p a t h ie a u s e n s

o r i g in e l d u t e r m e e t d e l a f u s io n

a f f e c t i v e , d e l ’ ém o t io n e t d e l ’ a n a l y s e ,

co n f u s io n d e l a s a i s ie e n « t e m ps rée l »

e t d u t e m ps d i f f é ré n éce s s a i r e à l a

co m p réh e n s io n , co n f u s io n d e l a m o r a le

e t d e l a p o l i t iqu e , co n f u s io n e n t r e l e s

s a t i s f a c t io n s p u ls io n n e ll e s im m édia t e s

e t l e s e n s d e l ’ a c t io n d a n s u n m o n d e

co m m u n. La p o l i t iqu e co m p a s s io n n e lle

e s t l e co n t r a i r e d ’u n e p o l i t iqu e , l a

« d ém o cr a t i e » co m p a s s io n n e lle e s t

u n e d ém o cr a t i e d év o y ée , l a m o r a le

co m p a s s io n n e lle e s t u n s ubs t i t u t

a f f a ib l i e t d é t o u r n é d e ce qu e M a x We b e r

a pp e la i t « l ’ é t h iqu e d e co n v ic t io n » ,

l a qu e lle s e v o u la i t a u m o in s f id è le

à u n e e x i ge n ce in co n d i t io n n e ll e : l e

d e v o i r , l ’ id éa l , l a r e l i g io n , l a g r a n d e u r

d ’u n e « ca u s e » , e t c .

La f i g u r e d e l ’ h o m m e co m p a s s io n n e l e s t

a u cœur d ’u n e co n f i g u r a t io n co m ple xe ,

i s s u e d e l a rév o lu t io n a n t h r o p o lo g iqu e

m o d e r n e e t r e t r a v a i l l ée p a r l e s n o u v e lle s

m u t a t io n s d u m o n d e co n t e m p o r a in . S ’ y

e n ch e v ê t r e n t l a r a n cœur l i ée a u d és i r

d ’éga l i t é , l e s p r o ce s s u s d e d é l i a i s o n

qu i s e co n ju g u e n t à l a m a s s i f i ca t io n ,

l a r u p t u r e d e s s o l id a r i t és , l e t r io m p h e

d e l a m o b il i t é , e t s u r t o u t l a p r o m o t io n

d e l ’ i n d i v id u s o u f f r a n t a u d é t r im e n t d e

l ’ i n d i v id u a g is s a n t . En co r e f a u t - i l , à

p r o p os d e ce t t e d e r n iè r e o pp os i t io n ,

a j o u t e r u n r e c t i f i ca t i f d e t a i l l e . La

p r o m o t io n d e l ’ h o m m e s o u f f r a n t

v a a u s s i d e p a i r a v e c ce ll e d ’u n

ce r t a in t y p e d ’h o m m e « a g is s a n t »

m a is p a s n ’ im p o r t e l e qu e l : ce lu i d e

l ’ « e n t r e p r e n e u r » , p o u r qu i « l ’ e s p r i t

d ’e n t r e p r i s e » t i e n t l i e u d e s és a m e.

D ès lo r s , l a ca p a c i t é p o l i t iqu e d u

c i t o y e n – f i g u r e p r i v i l ég iée d e l ’ ê t r e

a g is s a n t – d e v ie n t b ie n p e u d e ch os e s

a u r e ga rd d e ce t t e e f f i ca c i t é é r i gée e n

m o d è le d a n s u n « v i v r e -e n s e m ble »

co m p ét i t i f .

M a is s i t o u t e s ce s d éc l i n a i s o n s d u

« co m p a s s io n n e l » rév è le n t

l e s p a t h o lo g ie s d e l a s o c ié t é

co n t e m p o r a in e , i l n e s ’ a g i t p a s

d ’e x p u ls e r l a s e n s ib i l i t é h o r s

d e l ’ a pp réh e n s io n d u

m o n d e co m m u n. M a is

s i l a co m p a s s io n e s t l e

r e s s o r t a n t h r o p o lo g iqu e

d e l a r e co n n a is s a n ce

du s e m bla b le , e l l e n ’ a

p a s p o u r a u t a n t u n e

p e r t i n e n ce d i r e c t e m e n t e t

im m édia t e m e n t p o l i t iqu e .

S a u f à f a b r iqu e r d e s le u r r e s

d o n t l ’ i n a n i t é s e rév è le

ch a qu e j o u r .

Revue APe : Un autre phénomène

des démocraties contemporaines

est la désaffection démocratique

et le rejet des él i tes : comment

l ’expl iquer ?

m.R.A. : O n p e u t à l a f o i s f a i r e

l ’ h y p o t h ès e d ‘u n e ce r t a in e u s u r e

d e l a d ém o cr a t i e co n t e m p o r a in e ,

m a is b e a u co u p a d é j à é t é d i t s u r ce s

qu e s t io n s , e t s e d e m a n d e r co m m e n t ,

p a r qu e ll e s v o ie s e t p a r qu e ls r e s s o r t s ,

i l e s t p os s ib le d e l a r e v i v i f i e r . Le s

d é règ le m e n t s a c t u e ls d e l a lo g iqu e

d ém o cr a t iqu e – s u r l e s qu e ls i l n o u s f a u t

t r a v a i l l e r – n e d o i v e n t p a s f a i r e o ub l ie r

L a p o l i t i q u e c o m p a s s i o n n e l l e e s t l e

c o n t r a i r e d ’ u n e p o l i t i q u e , l a

« d é m o c r a t i e » c o m p a s s i o n n e l l e e s t

u n e d é m o c r a t i e d é v o y é e , l a m o r a l e

c o m p a s s i o n n e l l e e s t u n s u b s t i t u t

a f f a i b l i e t d é t o u r n é d e c e q u e

M a x W e b e r a p p e l a i t « l ’ é t h i q u e d e

c o n v i c t i o n »

35Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

co m bie n l ’ e x p é r ie n ce d ém o cr a t iqu e e s t

p r o b lém a t iqu e , d ép o u r v u e d e ga r a n t ie .

Co m m e j e v ie n s d e le d i r e , l e r a pp e l d e

ce qu i n o u e l a p o l i t iqu e d ém o cr a t iqu e

à l ’ i n ce r t i t u d e e s t l ’ u n d e s é lém e n t s

qu i n o u s co n t r a i g n e n t a u j o u rd ’h u i à

e n v i s a ge r u n a u t r e m o d e d e r a pp o r t

à l ’ a v e n i r , y co m p r i s e t s u r t o u t d a n s

le s p e r s p e c t i v e s e t l ’ a c t io n p o l i t iqu e .

J e p e n s e qu ’ i l y a d a n s l a d y n a miqu e

d ém o cr a t iqu e d e s r e s s o u rce s e n co r e

i n e x p lo rée s , d e s f o r m e s a go n is t iqu e s

d e d is cu s s io n e t d e co n t e s t a t io n . D a n s

ce t t e p e r s p e c t i v e , l a d és a f f e c t io n d e

ce r t a in e s m o d a l i t és t r a d i t io n n e ll e s d e

l a p o l i t iqu e a u p r o f i t d ’e x p r e s s io n s

p lu s d i f f i c i l e s à s i t u e r o u in éd i t e s , n ’e s t

p a s f o rcém e n t l e s i g n e d ’u n d és in t é rê t

a bs o lu à l ’ éga rd d e l a p o l i t iqu e . C ’e s t

p e u t -ê t r e l ’ éb a u ch e d ’u n e n o u v e ll e

p r a t iqu e d o n t t ém oi g n e n t l e s

m u l t ip l i ca t io n s d e p é t i t io n s , d e f o r u m s

c i t o y e n s , d e co lle c t i f s d e lu t t e , e t c .

I l n e s ’ a g i t p a s s e u le m e n t d ’u n e p o l i t iqu e

d e l a d é f i a n ce qu i m u l t ip l i e r a i t l e s

f o r m e s e t l e s v o ie s d e l a co n t e s t a t io n .

Ce t t e m a n iè r e d ’én o n ce r l e s ch os e s

e s t s e lo n m o i t r o p r e s t r i c t i v e ca r l e s

p r o t e s t a t io n s l ’ e m p o r t e n t a lo r s s u r l e s

m o b il i s a t io n s p os i t i v e s , l ’ i n d i g n a t io n

p r e n d le p a s s u r l ’ e s p é r a n ce e t l e r e j e t

p r im e s u r l e p r o j e t e t l ’ a dh és io n . O u t r e

l e f a i t qu e l a s e u le m o b il i s a t io n d e s

én e r g ie s n éga t i v e s e s t s o u v e n t v o u ée

à l ’ éch e c (c ’e s t l e ca s d e l ’ i n d i g n a t io n

o u d e l a r e v e n d ica t io n v ic t im a i r e ) ,

d e v é r i t a b le s co n t r e -p o u v o i r s n e

s ’e xe rce n t p a s s e u le m e n t co m m e d e s

p r o cédu r e s d ’e m p ê ch e m e n t o u d e

s u r v e i l l a n ce m a is rév è le n t u n e v é r i t a b le

ca p a c i t é d ’ i n i t i a t i v e : i l s n e f o n t p a s

qu e l im i t e r d e s m éca n is m e s in s t i t u és ,

i l s co n t r ib u e n t à r e n f o rce r e t s u r t o u t

à r e c rée r l a d ém o cr a t i e . Le s n o u v e a u x

e n j e u x a u xqu e ls n o u s s o m m e s

co n f r o n t és s o n t a u s s i d e v é r i t a b le s

d é f i s : l ’ éco lo g ie , l e s i n v e n t io n s

t e ch n o lo g iqu e s , l e r ô le d e l a f i n a n ce .

I l y a éga le m e n t d e s e n j e u x s o c ié t a u x

t e l s qu e l a r e co n n a is s a n ce e f f e c t i v e

d e l a p a r i t é , d e l ’ h o m os e x u a l i t é o u

le s p r o b lèm e s l i és à l a p r o c réa t io n e t

à l a f i l i a t io n . Ce s év o lu t io n s o u ce s

m u t a t io n s o f f r e n t d e s p e r s p e c t i v e s d e

r e n o u v e ll e m e n t : i l y a c in qu a n t e a n s , o n

n ’ a u r a i t j a m a is p e n s é qu e le p o l i t iqu e

a v a i t v o ca t io n à p r e n dr e à b r a s le co r ps

l a qu e s t io n d e l a f a mil l e . P lu t ô t qu e d ’ y

v o i r u n r e cu l d u p o l i t iqu e (o u u n r e p l i

d a n s d e s qu e s t io n s d i t e s s o c ié t a le s ) ,

c ’e s t b ie n à u n e e x t e n s io n d u p é r im è t r e

d e s a f f a i r e s p ub l iqu e s a u qu e l n o u s

a s s i s t o n s . S i n os d ém o cr a t i e s s o n t

a s s a i l l i e s p a r d e n o u v e ll e s qu e s t io n s

qu ’e l l e s s o n t a pp e lée s à rés o u dr e ,

c ’e s t p e u t -ê t r e d a v a n t a ge u n e ch a n ce

qu ’u n p r o b lèm e e t ce la v a u t a u s s i p o u r

l a p os s ib le i n v e n t io n , o u ré in v e n t io n ,

d e n o u v e ll e s p r a t iqu e s , d e n o u v e ll e s

m o d a l i t és d ’a c t io n s a n s d o u t e l i ée s à

d e n o u v e ll e s d is p os i t io n s s ub j e c t i v e s .

P r o p os r e cu e i l l i s p a r Ch r i s t o p h e d e B a t z

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens36

R« lA TRAjecTOiRe De l’écONOmie mONDiAle

cONSiSTe eN lA mONDiAliSATiON De

l’ iNégAliTé »

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 37

economiste en chef et

premier vice-président

de la Banque Mondiale de 2003 à 2007, directeur de l’ecole d’économie de Paris, François Bourguignon est également professeur titulaire de la Chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France.

F r a n ç o i sB o u r g u i g n o n

F r a n ç o i SB o u r G u i G n o n

Fabien Lainé © Éditions du Seuil

38 Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

Revue APe : Quelle est la trajectoire

de l’économie mondiale ?

François Bourguignon : To u t

d ép e n d du p o in t d e d ép a r t qu e n o u s

r e t e n o n s . N o u s p o u v o n s r e m o n t e r à

l a R e n a is s a n ce . A ce m o m e n t - l à i l y a

u n e a ccé lé r a t io n le n t e d e l a c r o i s s a n ce

éco n o miqu e d a n s le s p a y s e u r o p ée n s

qu i s ’ a cce n t u e r a a u m o m e n t d e l a

Rév o lu t io n in du s t r i e l l e a u X I X è , qu i s e

p r o p a ge r a a u x E t a t s -Un is , A u s t r a l i e ,

N o u v e ll e -Zé la n d e à l a f i n d u X I X è

e t s u r t o u t lo r s d e s d e u x g u e r r e s

m o n d ia le s . En s u i t e , a u le n d e m a in d e

l a S e co n d e Gu e r r e M o n d ia le , l e m o n d e

e n d év e lo pp e m e n t r e n t r e p le in e m e n t

d a n s l a m o n d ia l i s a t io n . D o rén a v a n t ,

t o u s le s p a y s p a r t i c ip e n t a u p r o ce s s u s

d e p r o g rès , à l a m o n d ia l i s a t io n , e t

f a i t a bs o lu m e n t n o u v e a u , l e s t ê t e s

d e p o n t d a n s l a m o n d ia l i s a t io n , s i o n

p a r le d e v i t e s s e d e c r o i s s a n ce , n e

s o n t p lu s l ’ Eu r o p e e t l e s E t a t s -Un is

m a is b e l e t b ie n le r e s t e d u m o n d e .

En ce qu i co n ce r n e le r e v e n u rée l p a r

h a b i t a n t , l e s éco n o mie s ém e r ge n t e s

s o n t d a n s u n p r o ce s s u s d e r a t t r a p a ge

d e s éco n o mie s d év e lo pp ée s e t r i e n

n ’ a r rê t e r a , s a u f ca t a s t r o p h e n a t u r e l l e

o u d e s co n t r a in t e s e n v i r o n n e m e n t a le s

t rès f o r t e s , ce r a t t r a p a ge .

Revue APe : Dorénavant, est-

ce l ’Occident qui court après

la Chine, alors que l ’Occident a

couru après la Chine durant tout

le Moyen-Age ?

F.B. : J e p e n s e qu e o u i . La Ch in e

e s t d u r a n t d e s s ièc le s , d e l ’A n t iqu i t é

à l a f i n d u M o y e n-A ge, l a p r e miè r e

p u is s a n ce éco n o miqu e m o n d ia le ,

a v e c d e s in n o v a t io n s t e ch n o lo g iqu e s

d o n t e l l e a l a p r im e u r (b o u s s o le ,

p o u dr e , e t c . ) j u s qu ’a u m o m e n t o ù e ll e

d éc id e d e s e r e p l ie r s u r e l l e -m ê m e,

d e f e r m e r s o n éco n o mie , e t a in s i d e

n e p a s co n n a î t r e l a p é r io d e c lé d e l a

R e n a is s a n ce , d u X Vè e t X V I è s ièc le s ,

p o u r m a in t e n i r s a p u is s a n ce . Ce qu i

f a i t qu ’e l l e p a s s e r a à cô t é , a u X I X è ,

d e l a Rév o lu t io n in du s t r i e l l e qu i n e

p r o f i t e r a d a n s u n p r e mie r t e m ps qu ’a u x

e m pi r e s e u r o p ée n s . A u j o u rd ’h u i ,

a p rès p lu s ie u r s s ièc le s d ’a bs e n ce d e

l ’ éco n o mie m o n d ia le , l a Ch in e s ’e s t

i n s é rée d e p u is l e t o u r n a n t d e s a n n ée s

8 0 d a n s l a m o n d ia l i s a t io n , p o u r d e b o n,

p o u r réa f f i r m e r s a p u is s a n ce . M a is e l l e

d e m e ur e p o u r l ’ i n s t a n t u n e éco n o mie

d e r a t t r a p a ge e t d e m e ur e l ’ u n d e s p a y s

le s p lu s p a u v r e s d u m o n d e . La Ch in e

e s t t o u j o u r s u n e éco n o mie ém e r ge n t e :

l e r e v e n u p a r t ê t e e s t e n -d e s s o u s d e

2 0% du r e v e n u p a r t ê t e a m ér ica in e n

t e r m e s d e p o u v o i r d ’ a ch a t . Ce p e n d a n t ,

à p a r t i r d u m o m e n t o ù l a Ch in e a u r a

e f f e c t u é s o n r a t t r a p a ge, e l l e s e r a l a

p r e miè r e éco n o mie m o n d ia le e n t e r m e s

d e t a i l l e e t d e p o p u la t io n . Ce p e n d a n t ,

e n t e r m e s d e r e v e n u p a r t ê t e , i l f a u t

e n co r e a t t e n d r e qu e lqu e s d iza in e s

d ’a n n ée s p o u r qu ’e l l e r a t t r a p e le s

E t a t s -Un is . M a is o n p e u t co n s id é r e r

qu e l ’ é l a n d o n t e l l e b én é f ic ie r a , i s s u

d e s a f o l l e co u r s e d e r a t t r a p a ge

éco n o miqu e, l u i co n f è r e r a u n a v a n t a ge

s u r l e s p a y s d év e lo pp és , à l a m a n iè r e

d e l ’ é l a n d o n t a v a ie n t b én é f ic ié l e s

E t a t s -Un is a u s o r t i r d e l a S e co n d e

Gu e r r e M o n d ia le p o u r d ép a s s e r l e s

p a y s e u r o p ée n s . A in s i , l a Ch in e s e r a

l a p r e miè r e éco n o mie d e l ’ i n n o v a t io n

d ’ i c i qu e lqu e s d éce n n ie s . M a is p o u r

ce la , l a Ch in e a u r a d e s é t a p e s , e t

p a s s e u le m e n t éco n o miqu e s : j e

p e n s e n o t a m m e n t a u p r o ce s s u s

d ém o cr a t iqu e . La s o c ié t é ch in o is e

ch a n ge r a , e t i l e s t p lu s qu e p r o b a b le

qu ’u n e t r a n s i t io n d ém o cr a t iqu e a i t l i e u

e n Ch in e .

Revue APe : Vraiment ? La Chine

n’aurait-el le pas créé son propre

modèle de développement qui

associe l ibéral isme économique

et autoritar isme pol it ique ?

F.B. : D e l a m ê m e f a ço n qu ’e n

F r a n ce o u a u R o y a u m e-Un i , e n t r e

l e X V I I è e t l e X I X è , o ù o n a a s s i s t é

à l a p r i s e d e p o u v o i r d e l a c la s s e

e n t r e p r e n e u r i a le s u r l ’ a r i s t o c r a t i e

s écu la i r e , i l y a e n Ch in e l a m ê m e

o pp os i t io n e n t r e l e s e n t r e p r e n e u r s

d ’u n cô t é e t l ’Ad min is t r a t io n e t

h o m m e s p o l i t iqu e s d e l ’ a u t r e cô t é .

Le s e n t r e p r e n e u r s s e r o n t p a r n a t u r e

h os t i l e s à u n e Ad min is t r a t io n e t

u n e c la s s e p o l i t iqu e r o n gée s p a r l a

co r r u p t io n e t l e c l i e n t é l i s m e. Ce t t e

l u t t e d e p o u v o i r e n t r e l ’ éco n o mie e t

l e p o l i t iqu e n ’ép a r g n e r a p a s l a Ch in e .

Po u r l ’ i n s t a n t , l e p a r t i co m m u n is t e

ch in o is m a in t i e n t s o n e m p r i s e s u r

l ’ éco n o mie e t l a s o c ié t é ch in o is e , m a is

ce la n e d u r e r a p a s , m ê m e s ’ i l s o n t e u

d e s rés u l t a t s f o r mid a b le s g r âce à u n e

a l l i a n ce in éd i t e e n t r e u n e n t r e p r e n a r i a t

n a t io n a l , d o n t l e s ca d r e s o u p r o m o t e u r s

s o n t i s s u s d u p a r t i co m m u n is t e , e t

d e s e n t r e p r i s e s é t r a n gè r e s . A u f i l d u

t e m ps, l e s ch os e s v o n t év o lu e r : l e s

d i r i ge a n t s s o n t e n t r a in d e m o di f i e r

l e m o d è le d e c r o i s s a n ce ch in o is , e n

e s s a y a n t d e l ’o r i e n t e r v e r s l e m a rch é

in t é r i e u r , e n d imin u a n t l e s e x p o r t a t io n s

n o t a m m e n t , e t i l s y s o n t co n t r a in t s .

39Revue APe #8 - gRAnds entRetiens

M ais ce t t e o u v e r t u r e v e r s l ’ e x t é r i e u r

a u r a d e s co n s équ e n ce s s u r l ’ i n t é r i e u r

d u p a y s .

Revue APe : Justement,

est imez-vous que les réformes

économiques mises en place par

le gouvernement chinois sont

crédibles ?

F.B. : C ’e s t ce qu ’ i l s e s s a y e n t

e n t o u t ca s , i l s v e u le n t qu e le u r

éco n o mie n e s o i t p lu s

e xc lu s i v e m e n t o r ie n t ée v e r s

l ’ e x p o r t a t io n e t d ép e n d a n t e

d ’ i n f r a s t r u c t u r e s lo u rd e s ;

i l s v e u le n t qu e le u r s

ré f o r m e s a pp a r a i s s e n t

c réd ib le s . C ’e s t p o u r ce la

qu ’ i l s f o n t d e s d ép e n s e s

én o r m e s d ’ i n f r a s t r u c t u r e s t o u r n ée s

v e r s l e m a rch é in t é r i e u r . M a is u n e

éco n o mie p o l i t iqu e à l ’ i n t é r i e u r d e l a

Ch in e e xc lu t d e s g r o u p e s s o c ia u x p a r

d iza in e s ; e t à m o n a v i s , ce t t e év o lu t io n

d e l ’ éco n o mie ch in o is e v a d éb o rd e r

l e ca d r e éco n o miqu e e t e n co u r a ge r

l e s v e ll é i t és d e l a p o p u la t io n , qu i

v o u dr a a ccéd e r à d e s d r o i t s co m m e

la l ib r e e x p r e s s io n . S in o n , l a s o c ié t é

ch in o is e s e r a b lo qu ée à ca u s e d u t r o p

g r a n d n o m b r e d e t e n s io n s s o c ia le s

e t i n éga l i t a i r e s , e t c ’e s t l ’ u n e d e s

ca r a c t é r i s t iqu e s d e s o n p r o ce s s u s d e

d év e lo pp e m e n t .

Revue APe : Comment

considérer alors le processus

de développement de la Chine

et plus globalement, des autres

pays émergents ?

F.B. : Le p r o ce s s u s d e d év e lo pp e m e n t

e s t u n p r o ce s s u s p e r m a n e n t . L ’év o lu t io n

d e s s t r u c t u r e s e s t l e p h én o m èn e le

p lu s f o r t d e l a m o n d ia l i s a t io n qu e n o u s

co n n a is s o n s : l e s p a y s d év e lo pp és

s ub is s e n t l a d és in du s t r i a l i s a t io n ,

ce la f a i t p a r t i e d u d év e lo pp e m e n t .

E t j e p e n s e qu e l a Ch in e co n n a î t r a l a

m ê m e ch os e : l e s d i r i ge a n t s ch in o is

s a v e n t t r ès b ie n qu ’ i l s d o i v e n t ce s s e r

l e s i n v e s t i s s e m e n t s co n ce r n a n t d e s

in f r a s t r u c t u r e s r e p os a n t s u r u n e m a in

d ’œu v r e n o m b r e u s e e t p e u qu a l i f i ée .

C ’e s t b ie n p o u r ce la qu ’ i l s f o n t d e

l ’ éco n o mie s p a t i a le ! L ’ i n v e s t i s s e m e n t

e n f o r m a t io n e t édu ca t io n d e l a Ch in e

e s t co los s a l : l e s d i r i ge a n t s ch in o is

s a v e n t qu ’ i l s d o i v e n t f a i r e m u t e r

l ’ éco n o mie ch in o is e ; f o r m e r l e ca p i t a l

h u m a in e s t n éce s s a i r e à l ’ i n n o v a t io n e t ,

v u l a t a i l l e d e l a Ch in e e t l e s éco n o mie s

d ’éch e ll e p os s ib le s , l a Ch in e a d e s

a v a n t a ge s co m p a r a t i f s co n s id é r a b le s .

La Ch in e e s t a c t u e ll e m e n t u n e

éco n o mie d u r a t t r a p a ge, p o u r o n n e

s a i t p a s co m bie n d ’a n n ée s e n co r e ,

e t u n e f o i s qu ’e l l e a u r a a ch e v é s o n

r a t t r a p a ge, n u l n e s a i t v r a im e n t ce

qu ’ i l a d v ie n d r a . Ce p e n d a n t , v o u s m e

p a r l i ez d e s a u t r e s p a y s ém e r ge n t s .

J e p e n s e n o t a m m e n t à l ’A f r iqu e . S o n

f u t u r n ’e s t p a s a u s s i a g réa b le o u e n

t o u t ca s p le in d e p r o m e s s e s qu e l a

Ch in e . D é j à , i l y a u n e m o n d ia l i s a t io n

d e l ’ i n éga l i t é . L ’ i n éga l i t é d e l ’ éco n o mie

m o n d ia le e s t d e v e n u e u n é lém e n t

d e p lu s e n p lu s récu r r e n t d a n s le s

d is cu s s io n s in t e r n a t io n a le s s u r l e f u t u r

d e l ’ éco n o mie m o n d ia le , e t d e ce p o in t

d e v u e- l à , l e s éco n o mie s ém e r ge n t e s

r a t t r a p e n t l e s éco n o mie s d év e lo pp ée s ,

l a p a u v r e t é m o n d ia le a d imin u é d a n s d e s

p r o p o r t io n s co n s id é r a b le s , m a is t o u t

n ’e s t p a s a u b e a u f i xe ca r d e n o m b r e u x

p a y s d e m e ur e n t e n r e t a rd ; e t ce t t e

d im in u t io n d e l ’ i n éga l i t é éco n o miqu e

p a r mi l e s p a y s v a s a n s d o u t e

e n ge n dr e r u n éca r t g r a n d is s a n t e n t r e

d ’u n cô t é le s éco n o mie s d év e lo pp ée s

e t ém e r ge n t e s (Eu r o p e,

E t a t s -Un is , B R I CS) e t d e

l ’ a u t r e cô t é le s éco n o mie s

p a u v r e s qu i a u r o n t

d éc r o ch é (A f r iqu e ) . Q u a n d

o n r e p e n s e à l ’ év o lu t io n

d e l ’ éco n o mie m o n d ia le

d e p u is l ’ i n d ép e n d a n ce d e s

p a y s a f r i ca in s , e n 19 6 0 e t j u s qu ’a u

mil i e u d e s a n n ée s 70 , l ’A f r iqu e e s t

t r ès a u -d e s s u s , p o u r ce qu i e s t d u

n i v e a u d e v ie , d e l ’A s ie ! C ’e s t à ce t t e

p é r io d e qu e Gu n n a r M y rd a l p ub l ie

A s ia n D r a m a (19 6 8) : l e p r o b lèm e

d e d év e lo pp e m e n t m o n d ia l rés id a i t

e n A s ie , o ù a u cu n d y n a mis m e n ’é t a i t

o bs e r v a b le , à l ’ i n v e r s e d e l ’A f r iqu e , qu i

b én é f ic i a i t d ’ a v a n t a ge s co m p a r a t i f s

t e l s qu e d ’ im p o r t a n t e s r e s s o u rce s

n a t u r e l l e s e t u n e p o p u la t io n d ’u n

v o lu m e r a i s o n n a b le . O r , a u j o u rd ’h u i ,

l ’A f r iqu e e s t l a rég io n l a p lu s p a u v r e

d u m o n d e . Q u e f a u t - i l f a i r e p o u r qu e

ce t t e s i t u a t io n n e p e rd u r e p a s ? I l

e x i s t e a c t u e ll e m e n t « l ’ a f r o p t im is m e »

qu i co n s is t e à d i r e qu e l a s i t u a t io n

e n A f r iqu e s ’ a m é l io r e , s u r t o u t d e p u is

d i x a n s , qu e d e s éco n o mie s ém e r ge n t

e n A f r iqu e (E t h io p ie , Gh a n a , N i ge r i a ) .

C ’e s t v r a i ! L ’ a u g m e n t a t io n d u p r i x d e s

m a t iè r e s p r e miè r e s e x p o r t ée s p a r l e s

i l y a u n p r o c e s s u s d e

d é v e l o p p e m e n t d e l ’ i n d u s t r i e

e n a f r i q u e q u i s e r a c o m m e u n e

d é r i v a t i o n d e c e q u i s e p a s s e e n

C h i n e

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens40

p a y s a f r i ca in s , e t l ’ a m é l io r a t io n d u p r i x

d e le u r s éch a n ge s b én é f ic ie à l ’A f r iqu e .

M a is s u r l e lo n g t e r m e, l ’A f r iqu e

n e p o u r r a p a s s o u t e n i r s o n m o d è le

éco n o miqu e d e ge s t io n d e l a r e n t e i s s u e

d e s e s r e s s o u rce s n a t u r e l l e s (p é t r o le ,

cu i v r e , m é t a u x , m a is a u s s i l e ca f é , l e

ca ca o, e t c . ) . I l n ’ e s t p a s v i a b le . Av e c

le r a le n t i s s e m e n t f u t u r d e l a Ch in e ,

e t l a réo r ie n t a t io n d e s a s t r a t ég ie

éco n o miqu e, l e p r i x d e s m a t iè r e s

p r e miè r e s v a s t a g n e r , d e s o r t e qu e

l ’A f r iqu e n e p o u r r a p a s c r o î t r e s i e l l e

n e d i v e r s i f i e p a s s a p r o du c t io n , s i e l l e

n e p la ce p a s u n e p a r t i e d u p r o du i t d e

s a r e n t e s u r l e s m a rch és in t e r n a t io n a u x

o u s i e l l e n e l ’ i n v e s t i t p a s d a n s d e s

d o m a in e s o u a c t i v i t és d ’ i n n o v a t io n

qu i p e r m e t t r a ie n t d e d év e lo pp e r d e s

in f r a s t r u c t u r e s a g r o a l im e n t a i r e s o u

in du s t r i e l l e s .

Revue APe : L’Ethiopie ou

le Nigeria ne fournissent-

i ls pas des exemples de pays

qui investissent pour que leur

modèle de développement ne

repose pas exclusivement sur le

travai l non qual i f ié ?

F.B. : L ’E t h io p ie e s t u n b o n e xe m ple .

C ’e s t u n p a y s d a n s le qu e l l e s m a t iè r e s

p r e miè r e s min é r a le s s o n t e n v o lu m e

f a ib le ; d e n o m b r e u x p r o g rès o n t

é t é a cco m pl i s d a n s le d o m a in e d e

l ’ a g r icu l t u r e , e n p a r t i cu l i e r a v e c

u n e h a u s s e im p r e s s io n n a n t e d e s

r e n d e m e n t s a g r ico le s ; e t i l s ’ y

d év e lo pp e u n p ô le e f f i c ie n t d e

d év e lo pp e m e n t m a nu f a c t u r i e r d a n s le

d o m a in e d u t e x t i l e e t d e l a ch a u s s u r e ,

e n p a r t i cu l i e r a v e c le s o u t ie n d e

l a Ch in e e t d e s e s e n t r e p r i s e s . La

Ch in e s o u t ie n t l e d év e lo pp e m e n t

é t h io p ie n e n r a i s o n d u f a ib le co û t d u

t r a v a i l , b ie n sû r , m a is a u s s i p a rce

qu e l a Ch in e s o uh a i t e d év e lo pp e r d e s

r e l a t io n s co m m e rc ia le s f o r t e s a v e c d e

n o m b r e u x p a y s a f r i ca in s , ca r ce la s e r t

s e s i n t é rê t s : d e p lu s e n p lu s , g r âce a u

d y n a mis m e d e ce r t a in e s m a nu f a c t u r e s

e n E t h io p ie , i l y a u n p r o ce s s u s d e

d év e lo pp e m e n t d e l ’ i n d u s t r i e e n

A f r iqu e qu i s e r a co m m e u n e d é r i v a t io n

d e ce qu i s e p a s s e e n Ch in e . Le co û t

d u t r a v a i l a u g m e n t a n t e n Ch in e ,

l ’A f r iqu e d e v ie n dr a t rès a t t r a c t i v e

g r âce à s o n v i v ie r d e m a in d ’œu v r e p e u

ch è r e e t co m p ét e n t e . La co m m u n au t é

i n t e r n a t io n a le d o i t p e r m e t t r e ce ge n r e

d ’ i n i t i a t i v e s ; p e n d a n t lo n g t e m ps, i l

é t a i t t r ès m a l v u qu e d e s e n t r e p r i s e s

ch in o is e s s ’ i n s t a l l e n t e n A f r iqu e ,

qu ’e l l e s e x p o r t e n t d e p u is l ’A f r iqu e :

ce la é t a i t v u co m m e d e l a co n cu r r e n ce

d é lo y a le , co m m e u n m o y e n d ég u is é

p o u r l e s ch in o is d e v e n dr e le u r s

p r o du i t s .

Revue APe : Cet état d’esprit a-t-

i l réel lement disparu ? Après tout ,

on parle encore beaucoup, pour

la dénoncer, de la Chinafr ique…

F.B. : J e p e n s e qu e p e r s o n n e lle m e n t l a

Ch in a f r iqu e e s t t r ès b ie n s i ça p e r m e t

d e d év e lo pp e r u n s e c t e u r i n d u s t r i e l e n

A f r iqu e . C ’e s t e n r e v a n ch e ép o u v a n t a b le

s i ce la co n s is t e j u s t e , p o u r l e s Ch in o is ,

d e b â t i r d e s in f r a s t r u c t u r e s lo u rd e s –

s t a d e s , a u t o r o u t e s – p o u r o b t e n i r d e s

co n t r a t s l éo n in s e n r e t o u r . En E t h io p ie

ce s o n t d e s mil l i e r s d ’A f r i ca in s , e t p a s

d e s ch in o is , qu i s o n t e m plo y és d a n s

le s p ô le s qu i s e co n s t i t u e n t g r âce

a u x ca p i t a u x d e s s o c ié t és ch in o is e s .

Le p r o b lèm e du d év e lo pp e m e n t

a f r i ca in , d a n s le s a n n ée s à v e n i r ,

r e p os e r a éga le m e n t s u r s a c r o i s s a n ce

d ém o g r a p h iqu e . D ’ i c i 2 050 i l y a u r a u n

mil l i a rd d ’a f r i ca in s s u pp lém e n t a i r e s :

co m m e n t e t d a n s qu e ls s e c t e u r s l e s

e m plo y e r ? I l f a u t qu ’ i l y a i t d e s m o t e u r s

d e c r o i s s a n ce e n A f r iqu e , s t im u lés , s i

b e s o in e s t , e t p o u r u n t e m ps, p a r d e s

ca p i t a u x é t r a n ge r s , co m m e ce u x qu e l a

Ch in e p e u t a pp o r t e r .

Revue APe : Pour st imuler ces

pôles et la croissance en Afr ique,

ne pourrait-on pas imaginer, sur

le très long terme et en étant un

peu utopique, la création d’une

monnaie commune en Afr ique,

faire en sorte qu’el le devienne

une zone monétaire optimale ?

F.B. : Ca r e s s e m ble à d e l ’ u t o p ie ! U n e

zo n e m o n é t a i r e o p t im a le d o i t r ép o n dr e

à u n ce r t a in n o m b r e d e co n t r a in t e s , e t

l ’ e x p é r ie n ce e u r o p ée n n e m o n t r e qu e

ce la n ’e s t p a s s im p le . O n e s t p a r v e n u ,

e n Eu r o p e, à f a i r e d e s p r o g rès

co n s id é r a b le s p o u r l ’ i n t ég r a t io n ; m a is

d ’e l l e -m ê m e, u n e zo n e m o n é t a i r e n e

gén è r e a u cu n a v a n t a ge co m p a r a t i f , e t

u n e zo n e m o n é t a i r e u n iqu e n e p e u t

p a s rés o u dr e d e s ch o cs a s y m ét r iqu e s .

En Eu r o p e, l e s E t a t s s o n t p r i v és

d ’o u t i l s co m m e la d év a lu a t io n d e

le u r s m o n n a ie s , e t o n n e p e u t p a s

s é r ie u s e m e n t e n v i s a ge r d ép o u il l e r l e s

E t a t s a f r i ca in s d e ce t t e p ré r o ga t i v e .

Pa r co n t r e , l ’A f r iqu e a b r i t e d e t rès

n o m b r e u x p e t i t s p a y s , d a n s le s qu e ls

l e s m a rch és n e s o n t p a s s u f f i s a m m e n t

im p o r t a n t s p o u r d év e lo pp e r d e s

éco n o mie s d ’éch e ll e ; l a t a i l l e d e le u r s

m a rch és n a t io n a u x n e le u r p e r m e t p a s

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens 41

d e d év e lo pp e r d e s co û t s i n t é r e s s a n t s

e t s u s c i t e r l ’ i n s t a l l a t io n d ’e n t r e p r i s e s

d és i r e u s e s d e co n qu é r i r ce s m a rch és :

p o u r ce s p e t i t s p a y s , u n e in t ég r a t io n

rég io n a le d o u a n iè r e s e r a i t u n e b o n n e

s o lu t io n , a v e c l ’ i n s t a u r a t io n d ’u n

t a r i f d o u a n ie r o u l a ga r a n t ie d e

l a l ib r e c i rcu la t io n d e s b ie n s p a r

e xe m ple . M ê m e e n Eu r o p e, l e s E t a t s

n e s o n t p a s p rê t s à a b a n d o n n e r l e u r

s o u v e r a in e t é e t ce r t a in e s

d e le u r s co m p ét e n ce s

m o n é t a i r e s ; ce la e s t

p a r e i l e n A f r iqu e . S i

o n v e u t co n t in u e r l e

p r o ce s s u s d e rédu c t io n

d e l ’ i n éga l i t é e n t r e l e s p a y s , qu i e s t

e n f i n i n t e r v e n u a p rès d e u x s ièc le s

d ’e x p los io n d e l ’ i n éga l i t é m o n d ia le , i l

e s t v i t a l d ’ a r r im e r l e co n t in e n t a f r i ca in ,

d a n s s a g lo b a l i t é , à l a m o n d ia l i s a t io n .

Revue APe : Pour l’arrimer, l’aide

au développement est souvent

présentée comme une politique

publique nécessaire. Cependant,

son efficacité est souvent

questionnée : ne faudrait-il pas

la supprimer, au moins pour les

économies émergentes d’Afrique ?

F.B. : À m o n a v i s , l ’A f r iqu e d u Su d

e s t l a s e u le éco n o mie ém e r ge n t e

d ’A f r iqu e , a v e c le B o t s w a n a e t l e s

I l e s M au r ice , qu i s o n t d e p e t i t s p a y s .

L ’ a id e p ub l iqu e a u d év e lo pp e m e n t e s t

im p o r t a n t e e t n éce s s a i r e ; e l l e e s t

r e l a t i v e m e n t i n e f f i ca ce d a n s ce r t a in s

p a y s e t r e l a t i v e m e n t e f f i ca ce d a n s

d ’a u t r e s ; l a p r i n c ip a le co n t r a in t e d e s

p a y s a f r i ca in s e s t l e u r go u v e r n a n ce

e t l ’ e f f i ca c i t é d e l ’ a id e p ub l iqu e a u

d év e lo pp e m e n t e s t co n d i t io n n ée

à u n e m e il l e u r e go u v e r n a n ce d e s

E t a t s a f r i ca in s . I l f a u d r a i t r é f o r m e r l a

ge s t io n d e ce t t e a id e , m a is e l l e n e d o i t

p a s ê t r e s u pp r im ée ca r d e n o m b r e u x

p a y s a f r i ca in s e n o n t b e s o in p o u r

s o u t e n i r l e u r e f f o r t e t l e u r s o u t ie n a u x

p o l i t iqu e s édu ca t i v e s , d e s a n t é o u d e

rédu c t io n d e s in éga l i t és .

Revue APe : La trajectoire de

l ’économie mondiale, qui voit

la réduction de l ’ inégal ité entre

les pays, n’est-el le pas rendue

possible grâce à l ’explosion des

inégal ités au sein des pays ?

F.B. : C ’e s t m o n in t e r p ré t a t io n , e n e f f e t ,

d e l a m o n d ia l i s a t io n d e l ’ i n éga l i t é . Le s

i n éga l i t és e x p los e n t p a r mi t o u s le s

p a y s d u m o n d e, ém e r ge n t s co m m e

d év e lo pp és ; l e s éca r t s d e r i ch e s s e

e n t r e l e s co u ch e s s o c ia le s s e c r e u s e n t

e t s e r e n f o rce n t . Ce la a a u g m e n t é d a n s

le s p a y s ém e r ge n t s , d a n s le s p a y s

a f r i ca in s , e t e n A m ér iqu e l a t i n e , l e s

i n éga l i t és o n t f o r t e m e n t a u g m e n t é

d u r a n t l e s a n n ée s 8 0 e t 9 0 , e t , a u

t o u r n a n t d u s ièc le , o n o bs e r v e p lu t ô t

u n e d éc r u e d e l ’ i n éga l i t é d a n s ce s p a y s .

D i r e qu ’ i l y a d e s f o rce s co m m u n e s ,

s o u s -e n t e n du e s l a m o n d ia l i s a t io n , qu i

e n ge n dr e n t l ’ e x p los io n d e s in éga l i t és ,

e s t v r a i , m a is p a s d a n s le s p r o p o r t io n s

qu ’o n d éc r i t e t qu i s o n t gén é r a le m e n t

e x a gé rée s . La m o n d ia l i s a t io n p e r m e t

l a rédu c t io n d e s in éga l i t és e n t r e l e s

p a y s , m a is a d e s e f f e t s i n éga l i t a i r e s a u

s e in d e s p a y s . La v r a ie qu e s t io n e s t

l a p os s ib i l i t é d ’a d o p t e r u n e p o l i t iqu e

p ub l iqu e ca p a b le d e co r r i ge r ce s e f f e t s

i n éga l i t a i r e s . D e n o m b r e u s e s p o l i t iqu e s

p e r m e t t e n t d e n e u t r a l i s e r ce s e f f e t s ,

qu ’ i l f a u t p o u r s u i v r e : j e p e n s e a u x

p o l i t iqu e s d e r e d is t r ib u t io n , d e

t r a n s f e r t s s o c ia u x . Le s i n s t r u m e n t s d e

r e d is t r ib u t io n p e r m e t t e n t d e s u pp r im e r

o u d e rédu i r e ce s e f f e t s .

Ce p e n d a n t , l a m o n d ia l i s a t io n

im p l iqu e l a m o b il i t é , a u t a n t d e s

t r a v a i l l e u r s qu e d e s ca p i t a u x :

ce la i n t r o du i t d e s co n t r a in t e s

qu i e n co u r a ge n t , i n év i t a b le m e n t

e t m a lh e u r e u s e m e n t , l a co n cu r r e n ce

e n t r e l e s E t a t s , e t p a r t i cu l i è r e m e n t

l a co n cu r r e n ce f i s ca le . U n e xe m ple

éd i f i a n t e s t l e ca s d e l a Su èd e, qu i a

ô t é d e s a lég i s l a t io n l ’ im p ô t s u r l e s

h é r i t a ge s à l a s u i t e d e l ’ e x i l f i s ca l

d e I n g v a r K a m p r a d, f o n d a t e u r d e l a

s o c ié t é I ke a . S i o n v e u t f a i r e d e l a

r e d is t r ib u t io n , i l f a u t u n e co n ce r t a t io n

in t e r n a t io n a le .

Revue APe : Pensez-vous

réel lement qu’une pol it ique

mondiale de redistr ibution est

possible ?

F.B. : N o n. O n n e p e u t p a s s é r ie u s e m e n t

e n v i s a ge r l ’ i n s t a u r a t io n d ’u n im p ô t

m o n d ia l s u r l e r e v e n u o u s u r l a f o r t u n e ,

o u in s t a u r e r d e s m éca n is m e s d e

r e d is t r ib u t io n u n i f o r mis és à l ’ éch e ll e

d u m o n d e . La s ubs id ia r i t é e m p ê ch e

ce ge n r e d e s o lu t io n s , e t p e r m e t a u s s i

a u x E t a t s d e rés o u dr e le u r s p r o b lèm e s

s p éc i f iqu e s a v e c d e s in s t r u m e n t s qu i

l e u r s o n t p r o p r e s . M a is d e s m e su r e s

p e u v e n t ê t r e p r i s e s p o u r p e r m e t t r e

L a m o n d i a l i s a t i o n p e r m e t l a

r é d u c t i o n d e s i n é g a l i t é s e n t r e l e s

p a y s , m a i s a d e s e f f e t s i n é g a l i t a i r e s

a u s e i n d e s p a y s .

Revue APe #8 - gRAnds entRetiens42

a u x E t a t s d e ch o is i r l e u r s i n s t r u m e n t s

d e r e d is t r ib u t io n ; s i o n r e ga rd e

l ’ a t t a qu e t rès v i v e d e ce s d e r n iè r e s

a n n ée s d e s E t a t s -Un is e t d e l ’Eu r o p e

co n t r e l e s p a r a d is f i s ca u x , o n e s t

d o rén a v a n t d a n s ce t t e lo g iqu e , d a n s

u n e lo g iqu e d e rég u la t io n r e n f o rcée ,

d a n s u n e lo g iqu e d e récu p é r a t io n d e s

ca p i t a u x i s s u s d e s p a y s d év e lo pp és

qu i s e s o n t f i s ca le m e n t e x i l és . M ê m e

s i l e s ca p i t a u x s o n t m o b ile s , e t

p a r v ie n n e n t à t r a n s i t e r d e p a r a d is

f i s ca u x e n p a r a d is f i s ca u x , ce qu i n ’e s t

à m o n a v i s p a s s i s im p le qu e ce la ,

ca r o n o bs e r v e qu e le s f l u x n e t s , e t

p a s le s f l u x b r u t s , j e p e n s e qu e ce t t e

o f f e n s i v e o rch e s t rée p a r l ’O .C .D .E . s u r

l e s p a r a d is f i s ca u x e s t u n b o n s i g n e :

ce s o n t l e s p rémice s d e l a p o l i t iqu e à

m e n e r . O n n e p a r l a i t p a s d u t o u t d e

ce t t e p o l i t iqu e i l y a qu e lqu e s a n n ée s !

A p a r t i r d u m o m e n t o ù o n co n t r ô le u n

t a n t s o i t p e u l a m o b il i t é , o ù i l d e v ie n t

p os s ib le d e t a xe r l e s ge n s qu e lle qu e

s o i t l a rés id e n ce d e le u r ca p i t a l o u le u r

rés id e n ce p e r s o n n e lle , d e m u l t ip le s

i n s t r u m e n t s d e r e d is t r ib u t io n e x i s t e n t

d o rén a v a n t a lo r s qu ’ i l s é t a ie n t

im p e n s a b le s a v a n t . D a n s le s p a y s e n

v o ie d e d év e lo pp e m e n t , d e s p r o g rès

d e r e d is t r ib u t io n co los s a u x d e m e ur e n t

à f a i r e : m ê m e s i l ’A m ér iqu e l a t i n e

co n n a î t l a rédu c t io n d e s in éga l i t és e t a

m is e n p la ce d e s p r o g r a m m e s s o c ia u x

d e r e d is t r ib u t io n , i l f a u t qu ’e l l e a i l l e

e n co r e p lu s lo in , e n p e r f e c t io n n a n t

l ’ im p ô t s u r l e r e v e n u p a r e xe m ple . I l m e

s e mble qu e b a is s e r le s b r a s e n in v o qu a n t

l a m o n d ia l i s a t io n co m m e s e u le ca u s e

d e s in éga l i t és e s t u n e d ém a rch e qu i

n ie l e p o t e n t ie l d ’ i n t e r v e n t io n d e m e uré

e n t r e l e s m a in s d e s E t a t s , e t c ’e s t u n e

d ém a rch e d a n ge r e u s e . A u n m o m e n t

d o n n é, l e s i n éga l i t és r a t t r a p e r o n t n os

s o c ié t és : l a c r i s e d e s s ub p r im e s qu i

a f r a pp é le s E t a t s -Un is p e u t ê t r e v u e

co m m e u n e a u g m e n t a t io n m a s s i v e d e s

in éga l i t és , l e f a i t qu e le r e v e n u rée l

d e s c la s s e s m o y e n n e s e t b a s s e s n ’ a i t

p a s c r u p e n d a n t v in g t -c in q a n s , a lo r s

qu ’o n le u r o u v r a i t l ’ a ccès a u c réd i t , a

co n du i t à l a c r i s e . C ’e s t u n e f f e t d e

l ’ i n éga l i t é p o u r m o i . E t o n p a r le e n

Eu r o p e d e s p o p u l i s m e s r a m p a n t s :

l a i s s e r a u g m e n t e r l e s i n éga l i t és r e v ie n t

à n o u r r i r ce s m o u v e m e n t s p o l i t iqu e s .

Nu l n e p e u t n ég l i ge r l e s e f f e t s

i n éga l i t a i r e s d e l a m o n d ia l i s a t io n ,

qu ’e l l e s s o ie n t d e s in éga l i t és d e

ch a n ce o u d e rés u l t a t . Lu t t e r co n t r e

ce s e f f e t s e s t p os s ib le , e n d ép i t d u

s e u i l d e t o lé r a n ce à l ’ i n éga l i t é d e n o t r e

s o c ié t é .

Prop os re cueill is p a r Ch r i s t o p h e d e B a t z

PARTie i .la

MoDernité

Du

MonDe

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde44

Moderne es t en lui-même un terme

qui ne l’es t pas. Les philosophes

en usent depuis au moins dix

siècles en le dérivant du la t in modo,

récemment. On obser ve que, depuis ses

débu t s, il n’es t pas neu t re mais entendu

comme laudat if ou bien péjora t if. Dans

le premier cas, on l’associe à l’audace,

l’ou ver t ure d’espri t, l’imaginat ion, la r upture

et dans le second à l’illusion super f icielle

de la valeur et de l’in tensité par t iculière du

moment présent ou des tendances actuelles

aussi médiocres soient-ils.

A par t ir de ce double et t rès ancien usage

on peu t f inalement proposer deux emplois

cohérent s de la not ion de modernité. Selon

un premier sens, on dira que ce qui a été

fai t ou dit récemment es t moderne, quel

que soit son intérêt ou sa r ichesse, ou sa

beau té. C’es t là un sens convent ionnel et

super f iciel, mais cohérent et in telligible.

At tent ion, la chose n’es t cependant pas

sans piège. J’en vois immédia tement deux.

Le premier t ient au terme récemment

qui n’es t pas le même s’il s’agit de la

chanson dite de variété, où on compte en

semaines ou s’il s’agit de géologie où l’on

compte en milliers d’années. Ce piège peu t

êt re év i té en considérant le contex te. Le

second es t la sy nony mie avec les termes

de contemporain ou actuel. On peu t la

contes ter en reconnaissant qu’il y a dans

moderne, quelque chose en plus, comme

l’idée d’une cont inuité, d’une évolu t ion

voire d’un progrès. J’y rev iendrai peu t-

êt re. Ce premier sens es t assez décevant

et rou t inier. La modernité s’y t rouve revêtue

d’un caractère éphémère et non essent iel

puisqu’en ce sens, tou t a été moderne et

tou t cessera de l’êt re.

Il y a un au t re sens de la modernité, un

sens qui engage bien davant age et selon

lequel, es t ou a été moderne, une act iv i té

qui a modif ié l’air du temps, l’his toire des

hommes ou de leurs idées ou encore qui

en a révélé une modif ica t ion. Mais alors,

l’a t t r ibu t ion du caractère moderne à telle ou

telle act iv i té ne peu t êt re que rét rospect ive.

Il f au t du temps, du recul, pour savoir si

les changement s appor tés sont amples,

profonds ou simplement spect aculaires.

L’his toire de la philosophie et celle des

sciences désigne ainsi comme modernes

cer t aines ét apes dans lesquelles on a

pu, rét rospect ivement, reconnaî t re des

modif ica t ions profondes de la pensée

et de l’act ion. Thomas d’Aquin, Alber t

le Grand f urent des modernes lorsqu’ils

cont r ibuèrent à répandre la philosophie

d’A ris tote dans l’Occident la t in, Descar tes

f u t moderne en cer t ains domaines, Galilée,

Kant, Dar win, Max well ou Eins tein aussi.

Il n’y a pas de problème conceptuel ou

tribune

rlA mODeRNiTé eT le RiSque D’uN

TéleScOPAge De SeNS

V i n c e n tJ u l l i e n

Professeur de phi losophie et d’Histoire des Sciences à l ’Universi té de Nantes, d irecteur du département de phi losophie , chercheur au Centre At lant ique de Phi losophie et à l ’Observatoire de Par is , ancien Président de la SFHST, ancien Maître de Conférences à L’ENS de Fontenay-Saint Cloud.

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Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 45

logique dans cet te accept ion du terme

moderne, ce qui ne signif ie pas, à mes

yeux, qu’il soit sans pièges. Il res te en ef fet

subject if et sans norme claire. On peu t

même assis ter à la submersion de tous

les épisodes possiblement modernes par

un seul. Ainsi es t-il d’usage de dis t inguer

sys témat iquement la « philosophie moderne »

et la « philosophie contemporaine ». En

gros, la première désigne la product ion

philosophique des X VII, X VIII e siècles et la

seconde, ce qui se fai t maintenant, aussi

vague que soit ce dernier mot. En quel sens

la philosophie des X VII et X VIII e es t-elle plus

moderne que celle qui f u t imaginée avant ou

après ? Mystère. La même dis t inct ion prévau t

pour les sciences où l’on désigne presque

sys témat ique par le terme de science

moderne, celle de la même période (X VII

et X VIII e siècles). C’es t, je crois, l’ef fet d’un

puissant ef for t d’au topromotion : les au teurs

de cet te r iche période ont su, mieux que

d’au t res avant et après eux, se convaincre

et convaincre leurs contemporains, leurs

lecteurs et leurs successeurs qu’ils ét aient

v raiment modernes, non pas au sens banal

et convent ionnel, mais au sens profond

selon lequel, ils changeaient radicalement

la manière de faire de la philosophie et

des sciences, aussi bien que les contenus

de savoir et d’act ion qui pouvaient en

découler. Je ne défends pas ici que

l’act iv i té philosophique et scient if ique de

cet te période f ût banale (je sais qu’elle f ût

véri t ablement except ionnelle et selon not re

second sens du terme, elle f ût moderne)

mais de là à t irer à elle tou te la modernité,

il y a un pas qui ne dev rai t pas êt re f ranchi.

Au fond, où es t le problème ? Il réside dans

la tent a t ion t rès puissante de donner au

sens numéro un, la valeur du sens numéro

deux. C’es t t rès simple, ceci adv ient lorsque

les contemporains, scient if iques, ar t is tes,

cuisiniers, poli t iques, économis tes,

philosophes etc. qui, par déf ini t ion,

sont modernes au sens un, se veulent

ou se prennent pour des modernes

au sens deux. Le roman moderne, les

nouveaux philosophes, les économis tes

modernes, etc. sont des ef fet s f u t iles de

ce télescopage. Cer t ains domaines sont

plus modestes ou plus lucides, comme

les musiciens qui se reconnaissent dans la

musique contemporaine. Ils év i tent le terme

« moderne » et son contenu implici te de

progrès et de r ichesse singulière.

Je crois par exemple que l’économie

contemporaine es t f rappée par cet abus,

cet te er reur d’au toévaluat ion. Il doit y

avoir pas mal de raisons à cela, parmi

lesquelles celle-ci : on aurai t assis té assez

récemment (ce qui demeure vague) à une

mathématisa t ion de l’économie qui, de

ce fai t, serai t devenue scient if ique (ou

davant age qu’elle ne l’ét ai t) et plus proche

de la véri té des lois et régulari tés des

échanges de biens et de r ichesses ent re

les indiv idus et les sociétés. Ce serai t en

ef fet « moderne » (au sens deux) que de

renforcer solidement l’idée d’un réalisme

des lois des échanges de biens et de

r ichesses et, dans la foulée, de pouvoir

exhiber les dites lois. Je crois que c’es t un

leur re, car la modélisa t ion mathématique

qui a pris une par t formidable dans la

pensée et l’enseignement de l’économie,

n’es t qu’une manière t rès par t iculière – et

for t peu réalis te – de mathématisa t ion d’un

domaine de connaissance. Il es t f rappant

d’obser ver qu’un des li v res contemporains

les plus impor t ant s dans ce domaine (Le

capit al au X XI e siècle, de Thomas Piket t y)

expose longuement comment la s t r ucture

de la product ion et de la possession des

biens et des r ichesses se comprend dans

le temps long, un temps qui cont r ibue à

lisser les événement s que l’on croit t rop

simplement généra teurs de modernité.

On peut aussi penser qu’avec le net, les

nanotechnologies, l’ingénierie génétique, les

sciences contemporaines nous font ent rer

(ou nous précipitent) dans une « nouvelle »

modernité (que des semi habiles ont même

choisi de nommer post-modernité). Ce n’est

pas si sûr car, bien que je sache que mes

moyens de communiquer, de m’informer

etc. ont beaucoup changé avec le net, je

ne suis pas encore cer tain que les relations

fondamentales d’un sujet (moi par exemple)

avec un aut re en soient t ransformées, que

les passions et sentiments, les savoirs

et les doutes que l’aut re m’inspirent

soient t rès dif férents de ce qu’ils étaient

il y a déjà longtemps. Pour ce qui est des

technologies, je ne sais de quelle ampleur

est not re modernité ; je sais cependant

que la modernité de la technologie ne

cor respond pas à celle des sciences. En

effet, cer taines des théories scientif iques les

plus récentes (et les plus profondes au sens

des t ransformations conceptuelles qu’elles

suggèrent) n’ont pas ou peu d’application

et, en ce sens, ne concernent pas l’espèce

humaine, dans son organisation, ses

conditions de vie etc. Je songe aux théories

de la relativité, à la cosmologie, voire à des

secteurs de la physique des par ticules ou aux

théories de l’évolution et de la classif ication

qui n’ont aucun impact sur tout ceci. En

biologie et génétique, il convient sans

doute d’êt re plus prudent quoiqu’on puisse

souligner que seule une t rès petite par tie des

idées et activités scientif iques est mobilisée

dans les techniques et ingénieries génétiques.

Autant l’avouer, je n’ai jamais réussi à

t rouver dans le moderne et la modernité,

autre chose que des mots assez pauvres et

conceptuellement plutôt stériles. Il n’empêche

qu’ils sont courants, largement reçus et méritent,

à ce tit re, d’être soigneusement discutés.

Vincent Jullien

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

article

rM o d e r n i t y , u n ce r t a i n t y a n d

t h e a v o id a n ce o f u n ce r t a i n t y

a r e d e e p l y i n t e r r e l a t e d . I n

t h e f o l l o w in g co n t r i b u t i o n I w i l l a r g u e

t h a t n o w a d a y s f r e e i n g t h e e co n o m y o f

u n ce r t a i n t y h a s b e co m e a n o bs e s s io n

a t t h e e x p e n s e o f d e m o c r a c y a n d

s o c i a l p r o g r e s s .

M O D ER N I T Y A S A R EGI M E O F

UN CERTA I N T Y

T h e t e r m o f m o d e r n i t y p r im a r i l y

r e f e r s t o a h i s t o r i c a l p e r i o d w h ich

i s ch a r a c t e r i s e d b y a p r o f o u n d a n d

a cce l e r a t i n g t r a n s f o r m a t i o n o f s o c i a l

r e l a t i o n s a n d p a r a d i g m s a s o pp os e d

t o a f o r m e r t r a d i t i o n a l a n d s e e m in g l y

s t a t i c w o r ld o rd e r . I n P h i l o s o p h y i t

i s a s s o c i a t e d w i t h En l i g h t e n m e n t

a n d a p r o p e n s i t y t o co n t e s t a l l t h a t

w a s p r e v io u s l y u n qu e s t i o n e d .

T h e r e f o r e , m o d e r n i t y i s

m a r ke d b y d i s r u p t i o n a n d

a l o s s o f ce r t i t u d e . O n t h e

p os i t i v e s id e , i t l a i d t h e

f o u n d a t i o n s f o r m o d e r n d e m o c r a c y ,

w h i ch e n t r u s t s a n y ( g r o w n -u p a n d

e n l i g h t e n e d ) c i t i ze n w i t h t h e ca p a c i t y

t o m a ke a r a t i o n a l p o l i t i c a l ch o i ce .

I n « La c r i s e s a n s f i n » F r e n ch

p h i l o s o p h e r M y r i a m R e v a u l t d ’A l l o n n e s

a r g u e s t h a t m o d e r n i t y i s a l s o d e e p l y

i n t e r r e l a t e d w i t h u n ce r t a i n t y . Sh e

r e ca l l s D id e r o t a n d d ’A l e m b e r t ’ s

En c y c lo p e d i a a r t i c l e o n a u t h o r i t y ,

a cco rd i n g t o w h i ch t h o u g h t s a n d

o p i n io n s n e e d n o l o n ge r t o r e s t o n

t r a d i t i o n a l k n o w le d ge , «p r o v id e d

t h a t w e t h i n k co r r e c t l y , a cco rd i n g t o

t h e r u l e s o f co m m o n s e n s e , a n d i n

a cco rd a n ce w i t h t h e t r u t h » ( R e v a u l t

d ’A l l o n n e s 2 012 :53 ) . Co n s e qu e n t l y ,

m o d e r n i n d i v id u a l s f a ce f e w e r

co n s t r a i n t s f r o m t r a d i t i o n a l a u t h o r i t y

a n d e n j o y m o r e o p t i o n s f o r a c t i o n

– w h ich i s i n d e e d a co r e p r i n c ip a l

o f m o d e r n d e m o c r a c y . B y t h e s a m e

t o ke n h o w e v e r , m o d e r n i t y co n f r o n t s

i n d i v id u a l s w i t h t h e r i s k o f f a i l u r e

a n d u l t im a t e l y w i t h c r i s i s . T h e r e f o r e ,

i n t h e w o rd s o f R e v a u l t d ’A l l o n n e s ,

m o d e r n i t y i s « i nh a b i t e d b y c r i s i s »

( R e v a u l t d ’A l l o n n e s 2 012 :50 ) . S im i l a r l y

t h e G e r m a n s o c io lo g i s t H a r t m u t R os a

h a s s t a t e d t h a t p e o p le i n m o d e r n

t im e s e x p e r i e n ce a co n s t a n t e v o l u t i o n

o f s e e m in g l y e v e r y t h i n g , w h i ch l e a d s

t h e m t o b e l i e v e , t h a t t h e f u t u r e i s

«co m p le t e l y o p e n a n d u n ce r t a i n »

( R os a 2 012 : 4 0 ) . I t i s im p o r t a n t t o

n o t e t h a t t h i s c r i s i s o f ce r t a i n t y d o e s

n o t o ccu r b y a cc id e n t , b u t t h a t i t i s

a n i n t e g r a l p a r t o f m o d e r n i t y , t h u s ,

m a k i n g m o d e r n i t y a «c r i s i s r e g im e»

( R e v a u l t d ’A l l o n n e s 2 012 :18 6 ) . B y

a n a lo g y w e m a y s a y t h a t m o d e r n i t y i s

a r e g im e o f u n ce r t a i n t y .

A N ECO N O M Y W I T H O U T UN CERTA I N T Y?

T h i s u n ce r t a i n t y i s n o t l im i t e d

t o p h i l o s o p h i ca l t h i n k i n g b u t a l s o

t r a n s l a t e s i n t o a v e r y p r o f a n e

u n ce r t a i n t y w h i ch a f f e c t s

i n d i v id u a l ’ s e v e r y d a y l i f e .

Fo r s o c i e t y a n d t h e e co n o m y

h o w e v e r , u n ce r t a i n t y i s a

co n s id e r a b l e r e s t r a i n t . T h u s

h u m a n s m u s t f i n d w a y s t o co p e w i t h

– n o t t o a b o l i s h – t h i s u n ce r t a i n t y .

S o c i a l p r o g r e s s i s o n e o f t h e s e w a y s .

mODeRNiTy AND uNceRTAiNTy

m o d e r n i t y i s a l s o d e e p l y i n t e r r e l a t e d

w i t h u n c e r t a i n t y

46

47Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

M a n y a ch i e v e m e n t s i n t h e l a s t t w o

ce n t u r i e s , s u ch a s t h e c r e a t i o n o f t h e

w e l f a r e s t a t e a n d s e r v i ce s o f ge n e r a l

i n t e r e s t a im e d a t r e d u c i n g u n ce r t a i n t y

a n d p r o v id i n g b a s i c s o c i a l s e cu r i t y

f o r i n d i v id u a l s .

L i k e w i s e , u n ce r t a i n t y a v o id a n ce

i s a n u t m os t co n ce r n o f e co n o mic

a c t o r s a n d s c i e n ce s . T h e f i n a n c i a l

s e c t o r ’ s d e v e lo p m e n t s a n d r e s p e c t i v e

e co n o mic p o l i c i e s p l a y a n

im p o r t a n t r o l e i n t h e a t t e m p t s

t o a v o id e co n o mic u n ce r t a i n t y .

T h i s i s p a r t i cu l a r l y t r u e

f o r t h e p h e n o m e n o n o f

f i n a n c i a l i s a t i o n , w h i ch s t a r t e d

i t s t r i u m p h i n t h e 1970 s . I t

w a s m a r ke d b y g lo b a l i s a t i o n ,

d e r e g u l a t i o n a n d a n i n c r e a s e d

d o min a n ce o f t h e f i n a n c i a l s e c t o r o v e r

t h e r e a l e co n o m y ( R o d r i k 2 012 :89 f f ;

W in d o l f 2 0 05 ) .

F i n a n c i a l i s a t i o n w a s d r i v e n b y

t h e i n t e n t i o n t o i n c r e a s e l i qu id i t y

– i . e . t h e a v a i l a b i l i t y o f f i n a n c i a l

c a p i t a l – a n d t o m in im i s e r i s k s ,

w i t h r i s k b e i n g a qu a n t i f i e d a n d

h e n ce , m e a s u r a b l e co n ce p t o f

u n ce r t a i n t y ( F e r g u s o n 2 012 :3 03 ) .

G o v e r n m e n t s h a v e p r o m o t e d a n d

s u pp o r t e d f i n a n c i a l i s a t i o n u n d e r t h e

p r e t e n ce t h a t i t w o u ld co n t r i b u t e t o

e co n o mic g r o w t h a n d s t a b i l i t y b y

m in im i s i n g u n ce r t a i n t y f o r i n v e s t o r s

a n d i n d i v id u a l s ( i n p a r t i cu l a r w i t h

r e ga rd s t o t h e i r p e n s io n s ch e m e s ) .

T h e Eu r o p e a n Co m mis s io n ’ s ‘ F i n a n c i a l

S e r v i ce s A c t i o n P l a n ’ a n d t h e

M o n e t a r y U n io n w e r e p a r t o f t h i s

s t r a t e g y . H o w e v e r , t h e p r i ce t o p a y

f o r a f u n c t i o n i n g f i n a n c i a l i s a t i o n ,

w a s t o c r e a t e ‘ a s t a b l e e n v i r o n m e n t

f o r i n v e s t m e n t ’ , t h a t i s t o s a y , a n

e n v i r o n m e n t f r e e o f u n ce r t a i n t y f o r

t h os e w h o d e t a i n f i n a n c i a l c a p i t a l .

F i n a n c i a l c a p i t a l m a y b e r e ga rd e d

a s t h e m os t ‘ t r u e ’ m a n i f e s t a t i o n o f

ca p i t a l i n a m o d e r n ca p i t a l i s t s o c i e t y .

I t s « a bs t r a c t » ch a r a c t e r r e l e a s e s

f i n a n c i a l c a p i t a l « f r o m t h e p h y s i ca l

m a n i f e s t a t i o n s o f w e a l t h » (B o l t a n s k i /

Ch i a p e l l o 2 0 0 6 :39 ) . A s o pp os e d t o a n

i n v e s t o r i n im m o b i l e i n d u s t r y ca p i t a l ,

t h e o w n e r o f f i n a n c i a l c a p i t a l m a y

d i s e n ga ge f r o m h i s i n v e s t m e n t a t a n y

t im e ( Lo rd o n 2 010 :65 ) . T h i s r e f u s a l o f

a f i r m co m mi t m e n t i s o f t e n s e e n a s a

ke y t o t h e ca p i t a l o w n e r ’ s f r e e d o m,

b u t i t a l s o p u t s e co n o mie s u n d e r

s t r e s s . A t t h e s a m e t im e , t h e h i g h e s t

y i e ld f r o m ca p i t a l i s n o t a l w a y s e a s y

t o o b t a i n w h e n ca p i t a l i s co n s t a n t l y

o n t h e m o v e . T h e r e f o r e , a m in im u m

co m mi t m e n t o f ca p i t a l i s s o m e t im e s

r e qu i r e d . T h e s o l u t i o n t o t h i s d i l e m m a

w a s t o r e qu i r e p o l i t i c s t o r e f r a i n f r o m

e co n o mic i n t e r v e n t i o n i s m, i n o t h e r

w o rd s , t o f r e e ca p i t a l o w n e r s f r o m

t h e u n ce r t a i n t y o f a p os s ib l e p o l i t i c a l

d e c i s i o n w h ich m i g h t a f f e c t t h e i r r e a l

o r e x p e c t e d e a r n i n gs . I n t h i s r e s p e c t

a ga i n , t h e p o l i c i e s o f Eu r o p e a n

i n t e g r a t i o n h a v e b e e n a u s e f u l t o o l .

F i n a n c i a l i s a t i o n a n d t h e c r e a t i o n

o f a n e n v i r o n m e n t f r e e f r o m t h e

u n ce r t a i n t i e s d e r i v e d o f p o l i t i c a l

a c t i o n , w e r e s u pp os e d t o b e n e f i t t h e

e co n o m y a n d t h e w h o le o f s o c i e t y . Ye t ,

e x p e r i e n ce s h o w s t h a t t h e s e m e a s u r e s

h a v e co n t r i b u t e d t o d e s t a b i l i s i n g t h e

s y s t e m a n d i n t r o d u ce d n e w f o r m s o f

u n ce r t a i n t y . B e g i n n i n g f r o m t h e 1970 s

f i n a n c i a l c r i s i s b e ca m e a n «e n d e m ic»

p h e n o m e n o n (H a r v e y 2 0 07 :94 f f ; c f .

R o d r i k 2 012 :9 2 ) . A l s o f i n a n c i a l i s a t i o n

i n d u ce d a co n s id e r a b l e l o s s o f

e co n o mic ce r t a i n t y f o r a l a r ge p a r t o f

t h e p o p u l a t i o n : e m p lo y m e n t b e ca m e

i n s e cu r e ( ‘ f l e x ib l e ’ ) , b e ca u s e t h e

e co n o m y i s d r i v e n b y t h e s h o r t - t e r m

i n t e r e s t s o f f i n a n c i a l c a p i t a l1, t h e

w e l f a r e s t a t e ca m e u n d e r

p r e s s u r e , b e ca u s e t h e t a x

b a s e e r o d e d w h i l e t h e n u m b e r

o f c l a im a n t s i n c r e a s e d , a n d

s o c i a l s t a n d a rd s d e t e r i o r a t e d ,

b e ca u s e t h e i r d e f e n ce i s

p e rce i v e d a s co n t r a r y t o t h e

i n t e r e s t s o f ca p i t a l – a l l t h e co n t r a r y

o f s o c i a l p r o g r e s s (B e ck m a n n 2 0 07 ;

D u m én i l / Lév y 2 0 05 ; H a l im i 2 012 :26 f f ;

P a l l e y 2 0 0 8 ; S ch o l t e 2 0 05 :294 f f ) .

I n e f f e c t , u n ce r t a i n t y h a s b e e n

r e d i s t r i b u t e d . I t d e c r e a s e d f o r t h e

o w n e r s o f f i n a n c i a l c a p i t a l , b u t

l e s s w e a l t h y i n d i v id u a l s a n d w a ge -

e a r n e r s a r e i n c r e a s i n g l y s u b j e c t e d

t o t h e w h im s o f a n u n s t a b l e e co n o m y

(S t a n d i n g 2 0 0 9 :29 9 ) .

Eu r o p e a n Eco n o mic G o v e r n a n ce a n d

T T I P – t h e a b o l i t i o n o f u n ce r t a i n t y

I n t h e l a s t y e a r s a f u r t h e r s e t

o f m e a s u r e s w a s i n t r o d u ce d i n o rd e r

t o r e d u ce u n ce r t a i n t y f o r f i n a n c i a l

1# The not ion of f inancial isat ion descr ibes the pervasion of society with f inancial sector- interests and a decl ine of the real economy. Through f inancial isat ion the pr ivate sector is increasingly being subjected to the modal i t ies of the f inancial sector and so, for example , the management culture of stock-companies has a contagious effect on other companies – even those not l isted.

T h u s h u m a n s m u s t f i n d w a y s t o

c o p e w i t h – n o t t o a b o l i s h – t h i s

u n c e r t a i n t y . S o c i a l p r o g r e s s i s o n e o f

t h e s e w a y s

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

ca p i t a l . Fa c i n g t h e f i n a n c i a l c r i s i s i n

t h e Eu r ozo n e , n e w f u n d s , s u ch a s t h e

Eu r o p e a n S t a b i l i t y M e ch a n i s m (ES M) ,

a n d Ce n t r a l B a n k i n t e r v e n t i o n s a im t o

« r e s t o r e m a r ke t co n f i d e n ce» . A t t h e

s a m e t im e , t h e Eu r o p e a n U n io n

s a c r i f i c e s s o c i a l s t a n d a rd s ,

e m p lo y m e n t a n d w e l f a r e

t h r o u g h t h e Tr o i k a ’ s e co n o mic

a d j u s t m e n t p r o g r a m m e s a n d

t h e p o l i c i e s o f t h e Eu r o p e a n

Eco n o mic G o v e r n a n ce . N o t a b l y

t h e r i s k o f a s o v e r e i g n d e f a u l t ,

w h i ch w o u ld a f f e c t i n v e s t o r s ,

i s b e i n g m in im i s e d t h r o u g h

p o l i t i c a l i n t e r v e n t i o n a t t h e e x p e n s e

o f t h e s o c i e t y a s a w h o le . T h e ca s e o f

G r e e ce a n d i t s r e ce n t r e t u r n i n g t o ‘ t h e

m a r ke t s ’ , a t a t im e w h e n p r e -e x i s t i n g

G r e e k d e b t t o w a rd s p u b l i c c r e d i t o r s

w a s s t i l l b e i n g r e n e go t i a t e d , i s b u t

o n e e x a m p le f o r t h a t .

T h e s o ca l l e d Tr a n s a t l a n t i c

Tr a d e a n d I n v e s t m e n t Pa r t n e r s h ip

( T T I P ) t o o , i s a p r o j e c t , w h i ch a p a r t

f r o m i t s ge o - s t r a t e g i c o b j e c t i v e s ,

ca n b e e a s i l y r e l a t e d t o t h e a b o v e

m e n t i o n e d m e a s u r e s . F i r s t l y , t h e

m a s s i v e d i f f u s i o n o f I n v e s t o r S t a t e

D i s p u t e S e t t l e m e n t ( I SDS ) a s i t w a s

a n n o u n ce d i n t h e n e go t i a t i o n s f o r T T I P

w o u ld e n a b l e f o r e i g n i n v e s t o r s t o s u e

t h e h os t s t a t e o f t h e i r i n v e s t m e n t s ,

i f t h e y b e l i e v e t h a t t h e i r cu r r e n t

o r f u t u r e b e n e f i t s a r e a f f e c t e d b y

l e g i s l a t i o n . T h e l a w ca s e s i n a n I SDS

a r e n o t t a ke n t o co u r t b u t a r e s e t t l e d

i n f r o n t o f a p r i v a t e a r b i t r a l t r i b u n a l .

T h e Co m mis s io n a r g u e s t h a t t h i s

t y p e o f a r r a n ge m e n t i s n e ce s s a r y i n

o rd e r t o «e n f o r ce o b l i ga t i o n s [ a ga i n s t

s t a t e s ] ” a n d b e ca u s e “ r e l y i n g o n t h e

n a t i o n a l co u r t s […] i s n o t a l w a y s

e a s y» ( Eu r o p e a n Co m mis s io n 2 013 :2 )

– t h a t i s t o s a y , n a t i o n a l co u r t s a n d

go v e r n m e n t s ca n n o t b e t r u s t e d ,

m a k i n g l e ga l ce r t a i n t y i n Eu r o p e a n

m e m b e r s t a t e s i n s u f f i c i e n t 2. I n t h e o r y

go v e r n m e n t s w o u ld s t i l l b e a l l o w e d t o

l e g i s l a t e p r o v id e d t h a t t h e y p a y a f i n e

t o t h e a f f e c t e d o w n e r s o f ca p i t a l , b u t

r e ga rd i n g t h e d i r e s i t u a t i o n o f p u b l i c

b u d ge t s a n d t h e Eu r o p e a n r u l e s

a ga i n s t p u b l i c d e f i c i t s ( n o t a b l y t h e

Eu r o p e a n S e m e s t e r a n d t h e S t a b i l i t y

Pa c t ) , e v e n t h i s cos t l y o p t i o n w i l l b e

o u t o f r e a ch f o r m os t go v e r n m e n t s .

S e co n d l y , t h e r e g u l a t o r y b o d y , w h i ch

w o u ld r e p o r t e d l y b e s e t u p u n d e r T T I P ,

p r o v id e s t h a t a n y p l a n n e d r e g u l a t i o n

w h ich co u ld a f f e c t i n t e r n a t i o n a l t r a d e

a n d i n v e s t m e n t s m u s t b e a pp r o v e d b y a

co m mi t t e e co n s t i t u t e d o f go v e r n m e n t

a n d i n d u s t r y r e p r e s e n t a t i v e s . T h e

co m p e t e n c y o f t h e s o v e r e i g n – i . e . t h e

p e o p le – a n d i t s d i r e c t r e p r e s e n t a t i v e s

t o a c t p o l i t i c a l l y i s t h u s b e i n g p u t i n t o

qu e s t i o n . O f co u r s e , t h e co n ce p t o f

‘ c h e ck s a n d b a l a n ce s ’ w h i ch l im i t s t h e

r a n ge o f l e ga l l y a cce p t a b l e p o l i t i c a l

d e c i s i o n s h a s b e e n t h e r e b e f o r e .

T h e d i f f e r e n ce i s t h a t co n v e n t i o n a l

2# In January 2014 the Commission announced that negotiations on the ISDS-chapter would be reported until after the European elections. She also launched a public consultation. However, this does not detain her from including ISDS in other trade negotiations, such as CETA, between the Eu and Canada (CEO 2014).

co n s t i t u t i o n a l co u r t s o r co u n c i l s ca n

o n l y l im i t p o l i t i c a l a c t i o n t o t h e e x t e n t

t h a t t h e a c t i o n b r e a ch e s g i v e n l a w ,

w h e r e a s t h e a n n o u n ce d r e g u l a t o r y

b o d y t h r e a t e n s t o d i s a b l e a n y p o l i c y

t h a t m e e t s t h e o b j e c t i o n o f

b u s i n e s s .

I n s h o r t , t h e e s s e n ce o f

T T I P i s t o m a ke d e m o c r a t i c

ch o i ce s v i r t u a l l y im p os s ib l e i n

o rd e r t o a v o id a n y u n ce r t a i n t y

f o r ca p i t a l o w n e r s . I n p o l i t i c a l

s c i e n ce s s u ch m e a s u r e s h a v e

b e e n d e s c r i b e d a s « l o ck - i n » -

m e ch a n i s m s (G i l l 2 0 0 0 ) w h i ch a t t e m p t

t o « [ i n s u l a t e e co n o mic f o r ce s ]

f r o m d e m o c r a t i c r u l e a n d p o p u l a r

a cco u n t a b i l i t y » (H a r m e s 2 0 0 6 :732 ) .

CO N CLUS I O N

W h i l e t h e n e e d t o a v o id

u n ce r t a i n t y i n t h e e co n o m y i s

p e r f e c t l y u n d e r s t a n d a b le u p t o

a ce r t a i n d e g r e e , t h e a t t e m p t t o

c r e a t e a n e n v i r o n m e n t f r e e f r o m a l l

u n ce r t a i n t i e s f o r ca p i t a l o w n e r s i s n o t

co n s i s t e n t w i t h p r o g r e s s i v e p o l i t i c s

i n a f r e e s o c i e t y . To t h e e x t e n t t h a t

u n ce r t a i n t y a v o id a n ce s e e k s t h e d e

f a c t o a b o l i s h m e n t o f u n ce r t a i n t y ,

i t i s u l t im a t e l y a co n t r a d i c t i o n t o

m o d e r n i t y a n d t e n d s t o w a rd s a

r e g r e s s io n i n t o a p r e -m o d e r n w o r ld .

Co n v e r s e l y , a m o d e r n d e m o c r a t i c

s o c i e t y ca n o n l y b e s u s t a i n e d i f

f r e e p o l i t i c a l ch o i ce s – a n d t h i s

m e a n s ch a n ge , a n d ch a n ge im p l i e s

u n ce r t a i n t y – r e m a i n p os s ib l e , e v e n i f

t h e y co m e a t t h e e x p e n s e o f ca p i t a l

i n co m e . T h e r e f o r e , i t i s c r u c i a l t o

u n d e r s t a n d t h a t u n ce r t a i n t y a n d f r e e

ch o i ce a r e n o t h i n g b u t t h e t w o s id e s

o f t h e s a m e co i n ca l l e d m o d e r n i t y .

t h e p r i c e t o p a y f o r a f u n c t i o n i n g

f i n a n c i a l i s a t i o n , w a s t o c r e a t e ‘ a

s t a b l e e n v i r o n m e n t f o r i n v e s t m e n t ’ ,

t h a t i s t o s a y , a n e n v i r o n m e n t f r e e

o f u n c e r t a i n t y f o r t h o s e w h o d e t a i n

f i n a n c i a l c a p i t a l

48

49Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

I n t h e w o rd s o f M y r i a m R e v a u l t

d ’A l l o n n e s : «A cce p t i n g u n ce r t a i n t y

– i n c l u d i n g f u t u r e u n ce r t a i n t y – i s

s im p l y w h a t i t t a ke s , t o u n d e r s t a n d

w h a t d e m o c r a c y m e a n s a n d m o r e

p r e c i s e l y w h a t i t c a n n o t b e» ( R e v a u l t

d ’A l l o n n e s 2 012 :150 ) .

M a t t h i e u Ch o b le t

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Revue APe #8 - lA modeRnité du monde50

U n e d e s p ro blém a t iqu e s

f o n d a m e n t a le s d e n o t r e

« M o d e r n i t é » e s t d a n s le

r a pp o r t e n t r e n o u s, h u m ain s,

e t le m o n d e t e ch n iqu e qu i n o u s e n t o ur e .

En f a i t , t o u t e la d i f f icu l t é e s t qu e ce

m o n d e t e ch n iqu e n e n o u s e n t o ur e p lu s ,

i l n o u s co n s t i t u e . O n p o ur r a i t d i r e qu e

ce la e s t d e p uis t o u j o ur s . I l n ’ y a p a s

d ’h u m a ni t é s a n s t e ch n iqu e, s e r a i t -

e lle ce lle , ca p i t a le p o ur le s p r e mie r s

h o m m e s, qu i p e r m e t d e f a i r e du f e u .

M ais n o u s a t t e i g n o n s a c t u e lle m e n t u n

s e u il qu a l i t a t i f imp o r t a n t : e t i l n o u s

r e v ie n t à n o u s, h u m ain s, in v e n t e ur s

e t p r o du c t e ur s d e s m a ch in e s e t d e s

s y s t èm e s qu i s o n t ce n s és f a c il i t e r n os

v ie s , d e n o u s d e m a n d e r : f a is o n s-n o u s

f a u s s e r o u t e à co n f ie r a u p oin t o ù n o u s

le f a is o n s n os v ie s a u qu o t id ie n à d e s

m a ch in e s e t d e s s y s t èm e s ?

Po u r e xe m pl i f i e r ce p r o p os , i l

n ’ e s t qu e d e s e s o u v e n i r d e ce qu i

s ’ e s t p a s s é d a n s le s g r a n d e s l i g n e s a u

s e in d u co ck p i t d u v o l 4 47 d ’A i r F r a n ce

e n t r e R io d e J a n e i r o e t Pa r i s , l e 1e r j u in

2 0 0 9 . Ce la é t a i t r e l a t i v e m e n t co n nu d e

l a co m p a g n ie , l e s s o n d e s d e v i t e s s e

d e s A i r b u s A 3 4 0 n e f o n c t io n n a ie n t

p a s t o u t à f a i t co m m e i l a u r a i t f a l l u .

Ce f u t l e ca s ce t t e n u i t - l à , l e s v i t e s s e s

e n r e g is t rée s d e v e n a n t co n t r a d ic t o i r e s

e n t r e e l l e s e n p le in e n u i t . En p i lo t a ge

a u t o m a t iqu e , co m m e ce la e s t d e mis e

e n v o l d e c r o i s iè r e , l ’ a v io n e n r e g is t r e

d e u x v i t e s s e s d i f f é r e n t e s , e t

« i n t e r p rè t e » qu ’ i l e s t t r o p r a p id e p a r

r a pp o r t à l a v i t e s s e n o r m a le p rév u e .

L ’o rd in a t e u r co m m a n d e d e ca b r e r

l ’ a pp a r e i l e t l e f a i t , s u i v i e n ce la p a r l ’ u n

d e s co-p i lo t e s a lo r s e n p la ce d a n s le

co ck p i t , f a i s a n t o f f i ce d e co m m a n d a n t

d e b o rd , e t f a i s a n t co n f i a n ce a u

p i lo t e a u t o m a t iqu e . I l s ’ a v è r e qu e

l a v i t e s s e n ’e s t p a s t r o p g r a n d e, e t

ca b ré , l ’ a v io n d éc r o ch e qu a s im e n t

im m édia t e m e n t , ce qu i e s t s i g n a lé p a r

u n e a le r t e d a n s le co ck p i t . Po u r d e s

r a i s o n s p r o p r e s à l ’ e r go n o mie d e v o l

d e l ’A 3 4 0, l ’ a l e r t e d e d éc r o ch a ge s e

d és e n c le n ch e , m a l g ré l a co n t in u a t io n

d u f a i t d u d éc r o ch a ge, l e qu e l f a i t

n ’e s t p a s p e rçu p a r l e s p i lo t e s d a n s

le co ck p i t . Lo r s qu e , a le r t é p a r l a

p os i t io n d e l ’ a pp a r e i l , l e co m m a n d a n t

d e b o rd r e j o in t s e s co ll èg u e s e t l e u r

d e m a n d e ce qu i s e p a s s e , l a rép o n s e

e s t c l a i r e m e n t qu e le s co-p i lo t e s e n

p la ce n e le s a v e n t p a s .

L ’ a n a l y s e d e l ’ év én e m e n t m o n t r e

qu ’ i l e û t f a l l u d és e n c le n ch e r l a t o t a l i t é

article

rle mONDe VA-T-il VeRS lA mODeRNiTé ?

hOmmeS eT PROceSS

L a u r e n t B i B a r d

Professeur au département Management de l ’ESSECTitulaire de la Chaire Edgar Morin de la Complexité

Avec

l’aim

able

auto

risati

on d

e la s

ociét

é Wid

oobi

z

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 51

d e s p i lo t e s a u t o m a t iqu e s e n r o u t e ,

p o u r f a i r e « p lo n ge r » l ’ a v io n t a n t

qu ’ i l e n é t a i t e n co r e t e m ps, l u i f a i r e

r e p r e n dr e u n e v i t e s s e d e v o l p os s ib le ,

e t a in s i récu p é r e r l e co n t r ô le s u r

l ’ a pp a r e i l .

D e u x p r o b lèm e s m a j e u r s s e

rév è le n t à ce co u r t r a pp e l : l e s d e u x

co-p i lo t e s e n f o n c t io n n e « s e n t e n t »

p a s l ’ a v io n d éc r o ch e r e t n e « s e n t e n t »

p a s qu ’ i l co n t in u e d e le f a i r e ; d e m ê m e,

i l s n e co m p r e n n e n t p a s qu e l ’ a v io n

le u r i n t e rd i t « a u t o m a t iqu e m e n t »

t o u t co n t r ô le s u r l ’ a pp a r e i l ,

e t qu ’ i l a u r a i t f a l l u

d és e n c le n ch e r l a p os s ib i l i t é

m ê m e d e p i lo t a ge

a u t o m a t iqu e p o u r r e p r e n dr e

l a m a in s u r l ’ év o lu t io n d e

l ’ a v io n .

Po u rqu o i l a

p rés e n t a t io n d e ce t t e s i t u a t io n qu i

a m a lh e u r e u s e m e n t d o n n é l i e u à

u n e ca t a s t r o p h e ? Pa rce qu ’e l l e e s t

e xe m pla i r e d e l a d i f f i cu l t é d a n s l a qu e lle

n o u s , h u m a in s , s o m m e s d e p lu s e n

p lu s p r i s a u s e in d e n os o r ga n is a t io n s .

N o u s d é lég u o n s d e p lu s e n p lu s d e

f o n c t io n s , d ’o p é r a t io n s , a u x m a ch in e s

e t a u x s y s t èm e s, e t n o u s a v o n s d a n s

u n e ce r t a in e m e su r e r a i s o n . Le s

m a ch in e s e t l e s s y s t èm e s s a v e n t f a i r e à

n o t r e p la ce u n e qu a n t i t é co n s id é r a b le

d és o r m a is im p os s ib le à m e su r e r , d e

ch os e s qu e n o u s , h u m a in s , s a n s ce t t e

d é léga t io n , n e s a u r io n s p a s f a i r e . D ’u n

a u t r e cô t é , ce p e n d a n t , c i rcu le p a r t o u t

s o u s l a f o r m e d ’u n rê v e s o u v e n t

i n co n s c ie n t , l e d és i r qu e le s m a ch in e s

rés o l v e n t d é f i n i t i v e m e n t e t p a r e l l e s -

m ê m e s le s p r o b lèm e s d e l ’ h o m m e. O n

p e u t e x p r im e r ce la e n m e n t io n n a n t l e

rê v e qu e n os m a ch in e s s o ie n t , co m m e

o n d i t m a in t e n a n t t o t a le m e n t a u t o -

rés i l i e n t e s , o u ca p a b le s , e n ca s d e

p a n n e , d e c r i s e , d ’e r r e u r , d e s e rép a r e r

t o u t e s s e u le s , s a n s l ’ i n t e r v e n t io n d e s

h o m m e s . Sy m b ol iqu e m e n t , u n a v io n

s a n s p i lo t e h u m a in .

O r , qu e s e s e r a i t - i l s a n s d o u t e

p a s s é s a n s p i lo t e p o u r l ’A i r b u s d ’A i r

F r a n ce ? En l ’ é t a t , l a m ê m e ch os e qu e

ce qu i s ’ e s t p a s s é e n réa l i t é , p u is qu e

c ’e s t u l t im e m e n t l a m a ch in e qu i a gé ré

l a s i t u a t io n e t n o n le s h o m m e s – e t

c ’e s t l à o ù le b â t a b le s s é .

O n p e u t a u s s i d i r e , s i l ’ o n

rê v e d ’a v io n s s a n s p i lo t e s , qu e ce

qu i a m a n qu é, e s t qu e l ’ a v io n s o i t

e f f e c t i v e m e n t v r a im e n t ca p a b le

d ’a u t o - rés i l i e n ce , e t d e d ia g n os t iqu e r

p a r l u i -m ê m e qu e s a p r e miè r e réa c t io n

à l ’ i n f o r m a t io n co n t r a d ic t o i r e d e s

s o n d e s P i t o t é t a i t f a u s s e . Q u o i qu ’ i l

e n s o i t , ce c i p os e l a qu e s t io n d u s e n s

d e m a ch in e s qu i s e r a ie n t t o t a le m e n t

i n d ép e n d a n t e s d e s h u m a in s p o u r l e u r

f o n c t io n n e m e n t . O n p e u t s e d e m a n d e r

t o u t s im p le m e n t à qu o i o u ce qu e d e

t e l l e s m a ch in e s s e r v i r a ie n t . S i l e rê v e

e s t d e d is p os e r d e m a ch in e s qu i à l a

l im i t e é l im in e r a ie n t t o t a le m e n t t o u t e

p e in e e t t o u t d a n ge r d e l a v ie d e s

h u m a in s , ce la p o u r r a i t s ’ i l l u s t r e r p a r

l a c réa t io n , p o u r ch a qu e h u m a in , d ’u n

c lo n e , qu i à l a p la ce d e ch a qu e in d i v id u

v i v r a i t s e s d o u le u r s e t s e s p e in e s , s e s

l im i t e s e t d és i r s , qu i s a u r a i t l e s rép a r e r

d e lu i -m ê m e, e t qu i ép a r g n e r a i t l e m a l

d e v i v r e à l ’ h u m a in . A lo r s , a u t a n t t o u t

s im p le m e n t n e p a s v i v r e !

Ce p e t i t e xe rc ice v i r t u e l p o u r

m e t t r e e n lu miè r e qu e n o t r e co n f i a n ce

a u x m a ch in e s p os e p lu s ie u r s p r o b lèm e s

f o n d a m e n t a u x .

N o n s e u le m e n t e n éco n o mie ,

ce lu i d e l ’ e x p los io n d u ch ô m a ge du

f a i t d e ce ll e d e s t e ch n iqu e s e t d e s

t e ch n o lo g ie s ; m a is a u s s i ce lu i d u

s e n s qu e n o u s , h u m a in s , d o n n o n s à

l ’ e x i s t e n ce d e n os s y s t èm e s, rés e a u x ,

m a ch in e s , t e ch n o lo g ie s d e t o u t e s

s o r t e s d o n t ce ll e s d e

l ’ i n f o r m a t io n , p o u r n os v ie s

– e t n o n ce ll e s d e s m a ch in e s ,

rés e a u x , s y s t èm e s, e t

t e ch n o lo g ie s d o n t ce ll e s d e

l ’ i n f o r m a t io n . D e s u rc r o î t ,

l e p r o b lèm e f o n d a m e n t a l

qu i e s t qu e , t a n t qu e n o u s

n ’ a r r i v e r o n s p a s à d e s m a ch in e s ,

s y s t èm e s, rés e a u x , t e ch n o lo g ie s (d o n t

ce ll e s d e l ’ i n f o r m a t io n ) , t o t a le m e n t

v o i r e e xc lu s i v e m e n t rés i l i e n t s p a r e u x -

m ê m e s, s e p os e l a qu e s t io n d e s a v o i r

qu i co m m a n d e e t o r i e n t e le s e n s e t

l ’ a c t i v i t é qu o t id ie n n e d e s m a ch in e s ,

s y s t èm e s, rés e a u x , e t c . R a pp e lo n s

qu ’ i l a u r a i t év id e m m e n t f a l l u qu e ce f û t

l ’ équ ip a ge qu i co m m a n d â t à l ’A i r b u s

d ’A i r F r a n ce , e t n o n l ’ i n v e r s e .

I c i , d e u x p r o b lèm e s s ubs équ e n t s

d o i v e n t ê t r e m e n t io n n és : ce lu i d e

l a f o r m a t io n d e s p i lo t e s , m a is d e

m a n iè r e gén é r a le d e t o u s le s h u m a in s

d e n os j o u r s , a u f o n c t io n n e m e n t d e

le u r s t e ch n o lo g ie s . S i l e s p i lo t e s n ’o n t

p a s « s e n t i » l ’ a v io n d éc r o ch e r o u

co n t in u e r d e d éc r o ch e r , c ’e s t qu ’ i l s

n e s o n t p lu s s u f f i s a m m e n t f o r m és à

ce t e f f e t . I l s ’ a g i t b ie n ic i d e s e n t i r ,

d o n c d ’e x p é r ie n ce , e t n o n p a s d e

C e n e s o n t p a s l e s m a c h i n e s q u i

s o n t r e s p o n s a b l e s d e n o u s , m a i s

b i e n n o u s q u i s o m m e s r e s p o n s a b l e s

d e s m a c h i n e s , e t d e c e d o n t e l l e s

d e v i e n n e n t c a p a b l e s

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde52

co m p r e n dr e in t e l l e c t u e ll e m e n t o u d e

t h éo r ie p u r e . N e p a s « s e n t i r » qu e lqu e

ch os e , c ’e s t , co m m e i l e s t d ’u s a ge d e

le d i r e d a n s le mil i e u d u p i lo t a ge , n e

p a s s e n t i r l ’ a v io n « a v e c le s f e s s e s »

– c ’e s t n e r i e n s e n t i r a v e c le co r ps .

I l e s t u r ge n t d e p e n s e r à n o u v e a u x

f r a i s l e s r e l a t io n s co r ps à co r ps qu e

n o u s a v o n s a v e c n os m a ch in e s , n os

s y s t èm e s, e t n os t e ch n o lo g ie s . Su r l e

p la n d u m a n a ge m e n t e t d e s rés e a u x ,

ce la r e v ie n t à s o u l i g n e r l ’ im p o r t a n ce

p r im o rd ia le d e l a p r ox im i t é e n t r e l e s

a c t e u r s e t l e u r s a c t io n s . Le s a c t io n s

lo ca le s , e t l a p e rce p t io n qu e n o u s

a pp r e n o n s à a v o i r d ’u n e s i t u a t io n s o n t

c r u c ia u x p o u r u n e in t e r a c t io n e t u n e

ge s t io n réa pp r o p r iée d e n os s y s t èm e s

t e ch n iqu e s – a u s s i im p e r s o n n e ls

s o ie n t - i l s à p r e miè r e v u e , lo r s qu ’ i l s ’ a g i t

d e rés e a u x s o c ia u x , d ’o r ga n is a t io n s

t r a n s n a t io n a le s , e t c .

Ce lu i d e l ’o b é is s a n ce a u x p r o ce s s .

D a n s t o u t e s le s e n t r e p r i s e s d u m o n d e,

n o u s a s s i s t o n s à u n r e t o u r r a d ica l d u

t a y lo r i s m e s o u s l a f o r m e d ’u n n éo-

t a y lo r i s m e e x a ce r b é , l e p lu s s o u v e n t

im p os é co m m e du d e h o r s p a r u n e

lo g iqu e co u r t - t e r m is t e d e r e n t a b i l i t é e t

d e p r o f i t a b i l i t é im m édia t e s . Q u ’ i l f a i l l e ,

d a n s le m o n d e o ù n o u s s o m m e s, a s s u r e r

l e co u r t - t e r m e d e s o r ga n is a t io n s ,

d e s s y s t èm e s, d e s rés e a u x , d e s

m a ch in e s , ce la e s t év id e n t . Q u e ce la

d o i v e p a s s e r p a r l ’ im p lém e n t a t io n

co m m e o n d i t m a in t e n a n t , d e

p r o ce s s le s p lu s a u t o m a t i s és

p os s ib le s co n ce r n a n t l ’ a c t io n o u d e s

s équ e n ce s d ’a c t io n s e t d e réa c t io n s

s o u s co n t r ô le , p a r l ’ e n t r e mis e d e

r e p o r t i n g s y s t ém a t iqu e s à d e s l i g n e s

h ié r a rch iqu e s in co n t e s t a b le s e t

a u t o r i t a i r e s a u p i r e s e n s d u t e r m e,

r i e n n ’e s t m o in s sû r . A u t r e m e n t d i t , l a

lo g iqu e co n t e m p o r a in e d e s p r o ce s s

go u v e r n ée p a r l ’ o b j e c t i f d e rédu c t io n

d e s co û t s a u s e in d e s o r ga n is a t io n s

e t a u t o u r d ’e l l e s c rée u n e s i t u a t io n d e

p lu s e n p lu s d é lé t è r e d e s p e r s o n n e s

e t d e s s y s t èm e s, f a i s a n t t a i r e l e s

p r e miè r e s e t e m b a ll a n t l e s s e co n d s .

I l e s t ca p i t a l d e p r o v o qu e r ,

p a r -d e l à ce qu e le s m a ch in e s ,

l e s t e ch n o lo g ie s , l e s rés e a u x , l e s

o r ga n is a t io n s , l e s p r o ce s s , n o u s

d o n n e n t d e p u is s a n ce d ’a c t io n , d e

r e ce n t r e r l e m o n d e a u t o u r d e s h o m m e s

e t d e s f e m m e s, e t d e l a ca p a c i t é l ib r e

d ’ i n v e n t io n lo ca le qu e l ’ h u m a n i t é

p o u r e l l e -m ê m e r e p rés e n t e a u s e in

d u m o n d e, p o u r l a rés o lu t io n d e s e s

d i f f i cu l t és , p o u r l ’ i n v e n t io n d e s e s

a v e n i r s , p o u r l e s e n s m ê m e d e ce qu e

n o u s f a i s o n s .

En r e v e n a n t à l ’ e xe m ple t r a g iqu e

p a r l e qu e l n o u s a v o n s co m m e n cé,

o n p e u t d i r e qu e ce t t e n éce s s i t é

r e v ie n t à d éco u v r i r à n o u v e a u x f r a i s

qu e ce n e s o n t p a s le s m a ch in e s qu i

s o n t r e s p o n s a b le s d e n o u s , m a is

b ie n n o u s qu i s o m m e s r e s p o n s a b le s

d e s m a ch in e s , e t d e ce d o n t e l l e s

d e v ie n n e n t ca p a b le s .

O r , i l n ’ e s t p os s ib le d e d o n n e r

d e s e n s à u n e t e l l e r e s p o n s a b il i t é qu e

co lle c t i v e m e n t . Le p r e mie r d e v o i r d e

l ’ h o m m e e s t a c t u e ll e m e n t d e s e p os e r ,

e t co n ce r t e r , p o u r r e d éco u v r i r qu e

d e r r i è r e l a p u is s a n ce d e s t e ch n iqu e s

p a lp i t e u n e qu e s t io n f o n d a m e n t a le

qu i e s t ce ll e d e s a v o i r p o u rqu o i

n o u s v o u lo n s e n s e m ble ce qu e n o u s

v o u lo n s e t ce qu e n o u s v o u lo n s e n

f a i r e . U n e xe m ple e xce p t io n n e l d ’u n e

t e l l e réu s s i t e , à t o u t e p e t i t e éch e ll e

e t p o u r t a n t d éc is i f , e s t l a qu a l i t é d e

l a co m m u n ica t io n d a n s le co ck p i t d u

v o l US A i r w a y s 1549 qu i , l e 15 j a n v ie r

2 0 0 9, a m e r r i t s u r l ’Hu d s o n e n s a u v a n t

155 p e r s o n n e s . A co n t r a r io d e ce qu i

s ’ e s t p a s s é p o u r l e v o l R io Pa r i s d ’A i r

F r a n ce , ce t t e h i s t o i r e m o n t r e co m bie n

l a qu a l i t é d e l ’ éco u t e e n t r e h u m a in s ,

p a r -d e l à ce qu e p e u v e n t o u n e p e u v e n t

p a s n os m a ch in e s , e s t d éc is i v e p o u r l a

v ie e t l e s e n s d e l a v ie .

Le s r a pp o r t s qu e n o u s , h u m a in s ,

e n t r e t e n o n s a u x s y s t èm e s t e ch n iqu e s

qu e n o u s f a b r iqu o n s e s t c r u c ia l

p o u r l e s e n s d e n os v ie s , e t d o i t

i n t e r p e le r l e p o l i t iqu e a u s e n s le

p lu s n o b le d u t e r m e. Ca r l a d éc is io n

d e s a v o i r ce qu e n o u s a l lo n s f a i r e ,

ce qu e n o u s v o u lo n s f a i r e , d e ce s

s y s t èm e s, e s t émin e m m e n t n ô t r e .

Pe r s o n n e n e p e u t l a p r e n dr e à l a p la ce

d e l ’ h o m m e – f e m m e s e t h o m m e s – ,

s i ce n ’e s t l ’ h o m m e lu i -m ê m e. L ’o n

p e u t m ê m e d i r e e n s u i v a n t H e id e gge r

s u r ce p o in t , qu e l ’ h u m a n i t é m ê m e d e

l ’ h o m m e s e j o u e ic i . Ce qu e n o u s a v o n s

v o u lu m o n t r e r , e s t qu e ce t t e h u m a n i t é

n e s e j o u e p a s n éce s s a i r e m e n t

e xc lu s i v e m e n t à g r a n d e éch e lle – a u

co n t r a i r e . C ’e s t s u r l e p la n lo ca l d e l a

v ie qu o t id ie n n e qu e s e d éc id e l ’ e n j e u

d e n o t r e p r i s e d e r e s p o n s a b il i t é e u

éga rd a u x t e ch n iqu e s . En co r e f a u t -

i l , p o u r qu e ch a cu n e e t ch a cu n s o i t

ca p a b le d ’u n e t e l l e r e s p o n s a b il i t é ,

d o n t ce ll e d e n e j a m a is s e co n t e n t e r

d ’o b é i r à d e s s y s t èm e s im p e r s o n n e ls

o b j e c t i v és e t p o u r t a n t qu e p r e s c r ip t i f s ,

u n e f o r m a t io n id o in e . C ’e s t à l a p r i s e

d e co n s c ie n ce d e ce t t e n éce s s i t é qu e

l ’o n a t e n t é d e co n t r ib u e r i c i .

La u r e n t B ib a rd

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 53

« La culture, c’est le lien ; la

civilisation, c’est la désintégration »

Thomas Mann, Considérat ions

d’un apol i t ique

R are men t dans l ’h is t oi r e

humain e, une ép o que a pu

a t t e s t e r, au t a n t que la nô t r e,

de la v ér i t é de ce t t e déf in i t io n.

Et, co mme t o uj o ur s, l ’A lle ma gne e s t au

co eur du déb a t. Ca r l ’A lle ma gne n’e s t p as

seule men t le co eur démog raphique du

co n t in e n t europ éen e t l ’a c t eur p ol i t ique

qui p èse le plu s lo urd dans le dédale des

inno mb rable s in s t i t u t io ns qui f o r men t

l ’Unio n europ éenne, f a is a n t de l ’a c t u elle

ch ancel ière alle mande la p ol i t ic ie nne la

plu s puiss an t e de l ’Unio n. Elle e s t aussi

e t a v an t t o u t le mo t eur écono mique de

l ’Europ e – e t e n mê me t e mps so n f r ein

p r in cip al, co mme le publ ic europ éen

le co ns t a t e de plus e n plus a mère men t

depuis la cr is e écono mique.

Pa r adox al ? Pour t a n t, la clef d e

ce t t e énig me e s t à la p o r t ée de t o us :

il s ’a gi t du t r auma t isme du 7 mai 1945

que nous co mmémo r io ns ce t t e a nnée

p our la 69 e f ois. Ce j o ur- l à, f a ce à la

chu t e du Reich « millén ai r e », f a ce à la

h o n t e du géno cide, f a ce au co n t re coup

qui succéda à l ’e xci t a t io n p e r p ét u elle

de l ’ ima gin ai r e colle c t i f p a r un régime

t héât r a l , le s A lle mands o n t décidé de

so r t i r d e l ’h is t oi r e e t de re co mmence r

une nou v elle v ie. Et, co mme t o uj o ur s

dans l ’h is t oi r e alle mande, ce t t e

résolu t io n a ét é sui v ie d’une t elle

appl ica t io n colle c t i v e, que le s f r u i t s s ’e n

r e ssen t e n t ju squ’auj o urd’hui . L ’au t eur du

p résen t a r t ic le, lu i-mê me d’e x p re ssio n

alle mande, p a r le de so n p rop re v écu :

e n A lle ma gne, il n ’y a ni f ie r t é his t o r ique

co mpa rable à celle qui a nime le s h abi t a n t s

du « Old Engla nd », ni p a t r io t isme

na t io nal co mme celui qui ca r a c t ér is e

le s ci t o y e ns de la « Gr a nde Na t io n »,

ni o rgueil cul t urel a n alogue à celui qui

p e r me t au x e n f a n t s de la « B ella I t a l ia »

de se se n t i r sol id ai r e des sple ndeurs

de l ’A n t iqui t é o u de la Re naiss ance. En

A lle ma gne, il y a t o u t au plus un humble

« Ve r f a ssungspa t r io t ismus » ( lo y au t é

f a ce à la co ns t i t u t io n) – e t puis, il y a

sur t o u t la culp abil i t é : un e culp abil i t é

t elle men t écr as an t e qu’elle a f a i t co up e r

t o us le s p on t s e n t r e le s A lle mands e t le ur

p assé his t o r ique. Ca r p a r adox ale men t,

la p rop a gande na t io nal-so cial is t e t o u t

co mme la « rééduca t io n » des A ll iés

s e mblaie n t d’a cco rd sur un p oin t bie n

p récis : celui d’ in t e r p rét e r l ’h is t oi r e

millén ai r e du p euple alle mand co mme

tribune

rl’AllemAgNe, l’euROPe eT le TRAumATiSme De

1945

Professeur àl ’Université l ibre deBruxel lesTitulaire de la Chaired’Histoire du monde romainAuteur de « Le décl in » (Paris, 2013) et « Auf dem Weg ins Imperium » (Berl in, 2014)D av i D

e n g e l s

54 Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

a menan t, a v ec une nécessi t é implacable,

le I I I è Reich e t la Sho ah. Dès lo r s, l ’a n zéro

de la nou v elle his t oi r e alle mande, c ’e s t

bie n 1945, e t t o u t e l ’h is t oi r e a n t ér ie ure à

ce t t e da t e f a t idique e s t co nsidérée soi t

co mme f o nda men t ale men t v iciée, soi t

co mme s ans v ér i t able in t érê t émo t io nnel

p our ce t t e « nou v elle » A lle ma gne qui

a « t i ré le s le ço ns » des « e r r eur s de

l ’h is t oi r e ».

Trois my t h e s f o nda t eur s

in t r in sèque men t l iés o n t v u le j o ur.

D’ab o rd, celui d e la réde mpt io n

p a r la culp abil i t é : il co nsis t e à r e j o ue r

s a ns ce sse la scène p r imi t i v e de

l ’a v eu du cr ime, de la co n t r i t io n f a ce à

l ’h o r r eur e t de la f e r me résolu t io n de n e

plus j a mais r e co mmence r. Reconnaî t r e

co ns t a mmen t s a culp abil i t é, e t ce, alo r s

qu’ il s ’a gi t d’év éne men t s qui r e mon t e n t

à t rois génér a t io ns main t e nan t, e s t

de v enu ain si un v ér i t able réf le xe

co mpulsi f do n t l ’e f f e t s e condair e

p a r adox al e s t celui d e p e r me t t r e à

l ’A lle ma gne mo de r n e d’a ccen t u e r

e n p e r manence l ’e xcelle nce de s a

qual i t é mo rale e t de s ’ immunise r

ain si co n t r e t o u t e cr i t ique v e nan t

de l ’e x t ér ie ur o u de l ’ in t ér ie ur .

Puis, le my t h e des idéau x

uni v e r s al is t e s : ap rès le s e xcès d’un

se n t imen t p a t r io t ique e x ace r bé p a r le

t o t al i t a r isme, t o u t e émo t io n p ol i t ique

colle c t i v e e t t o u t e réf ére nce id en t i t a i r e

no n in t ég rée dans une p ensée

uni v e r s al is t e o n t ét é p roscr i t e s. D ès lo r s,

f a i r e de la p ol i t ique sig ni f ie déso r mais

o eu v re r unique men t p our le bie n-ê t r e

de la p ai x mondiale e t de l ’humani t é e t

de p a r t ic ip e r à l ’h is t oi r e unique men t e n

t a n t qu’a r bi t r e, no n e n t a n t qu’a c t eur.

I nu t ile d’ in sis t e r sur la n a t ure sou v en t

bie n p r a t ique d’une t elle a t t i t ude,

don t découle n t le r ef u s ca t égo r ique de

p a r t ic ip e r a c t i v e men t à t o u t e missio n

mil i t a i r e e t la t e ndance à légi t ime r t o u t e

« Re alp ol i t ik » p a r de s ju s t i f ica t io ns

mo ral is a n t e s soi t e urop éennes, soi t

humani t a i r e s.

Et f inalemen t, le my t he du

l ibéralisme : b asé sur la croyance que

la sépa ra t ion radicale en t re le domaine

poli t ique e t le domaine monét aire

aurai t été la r aison p r incipale du succès

économique de l ’ap rès-1945, ce my t he

a engendré une f o calis a t io n to t ale de

tou te la v ie publique allemande sur la

compét i t i v i t é in t e r na t ionale, ex pliquan t

ainsi la r igidi té a vec laquelle l ’A llema gne

déf end la poli t ique de l ’aus tér i t é e t

l ’au tonomie de la B anque cen t rale

européenne, même si cela rédui t le s ét a t s

plus f aibles à un s t a t u t de semi-p rov ince.

A insi, t o u t co mme il n e f au t

p as sous-e s t ime r la p rof o ndeur du

t r auma t isme de 1945, il s e r ai t égale men t

n aï f d e nie r ce que l ’o n p our r ai t app ele r,

s a ns ê t r e cy nique, le s « a v an t a ges

colla t ér au x » d’une t elle réo r ie n t a t io n

id en t i t a i r e, « réco mp ensée » – du moins

dans le s p re mière s décennie s de l ’ap rès-

gue r re – p a r le succès écono mique

indéniable du mo dèle p os t-his t o r ique,

uni v e r s al is t e e t l ib ér al is t e. Et ce succès,

r edonnan t cour a ge e t e sp oir à t o u t e une

n a t io n, e n a f a i t , ju squ’à main t e nan t, la

b ase in éb r a nlable de l ’uni v e r s in t elle c t u el

e t émo t io nnel de s él i t e s alle mandes,

t o u t e n a ncr a n t p rof o ndémen t la cr ain t e

p e r manen t e que le moindre éca r t du

« p ol i t ique men t co r re c t » p our r ai t a v oir

d e s co nséquences désas t r euse s. Dès

lo r s, j adis ch a mpio ns au t op ro cla més

de la « Kul t ur », ce t t e f o r me de so ciét é

do minée p a r l ’e sp r i t sp écula t i f ,

co n t e mpla t i f , ro man t ique e t ap ol i t ique,

e t e nne mis de la « Zi v il is a t io n »,

p rét e ndumen t p r a g ma t ique, t e chnisée,

ma tér ia l is t e e t démo cra t ique, le s

A lle mands d’auj o urd’hui so n t de v enus

le s déf e nseur s le s plu s a rden t s de

ce t t e de r nière, co mme Tho mas Mann

e t Os wald Sp engle r l ’a v aie n t d’a ille ur s

déj à p rophét is é, a v ec plus o u moins

de nos t algie, e n 1918. Et i ro nie de

l ’h is t oi r e : le s mê mes p euple s europ éens

qui, j adis, co nsidér aie n t l ’A lle ma gne

co mme en t r a v e maj eure à l ’ idéal

cosmop ol i t ique, la r ega rden t auj o urd’hui

co mme re sp onsable p r in cip ale de

l ’éch ec de l ’Unio n europ éenne –

éch ec de p a r ach e v e r le p ro cessus

d’ in t ég r a t io n in s t i t u t io nnelle e t

éch ec de se r e cen t r e r sur la déf e nse

des in t érê t s cul t urels, id e n t i t a i r e s

e t p ol i t iques de l ’Europ e au l ie u de

se p réo ccup e r unique men t du bie n-

ê t r e des g r a ndes mul t in a t io nale s e t du

f lo t co n t inu el de s p réb endes don t j o ui t

un e él i t e p ol i t ique europ éenne qui cla me

h au t e t f o r t déf e ndre le s in t érê t s de

l ’humani t é alo r s qu’elle r uin e, e n mê me

t e mps, ceu x du co n t in e n t. . .

Ca r t o u t le c t eur a t t e n t i f aur a

main t e nan t co mp r is o ù j e v eu x e n v e nir :

le s t rois my t h e s o u, s i l ’o n p réf ère,

réci t s de f o nda t io n de l ’A lle ma gne

mo de r n e – culp abil i t é, uni v e r s al isme

e t ul t r a- l ib ér al isme – so n t de v enus

in se nsible men t, au f il d e s a nnées, le s

b ases mê mes de la co ns t r u c t io n de

l ’Europ e « p ol i t ique men t co r re c t e »

que nous co nnaisso ns (o u subisso ns)

t o u t m y t h e d e v i e n t p o t e n t i e l l e m e n t

d a n g e r e u x q u a n d i l c o n t i n u e à

s e r v i r d e m o d è l e p o l i t i q u e d a n s u n

e n v i r o n n e m e n t d i f f é r e n t d e c e l u i

q u i l ’ a v u n a î t r e

55Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

auj o urd’hui : l ’Unio n europ éenne, elle

aussi, s e ca r ac t ér is e p a r une la rge

co nda mna t io n de so n p assé his t o r ique,

p a r le r ef u s de t o u t réf ér a n t id e n t i t a i r e

p o t e n t ie lle men t e xclusi f , e t p a r le

r ef u s d’ab andonne r la déf e nse des

in t érê t s d’un capi t a l isme pla nét ai r e.

O r, t o u t my t h e de v ie n t p o t e n t ie lle men t

dange reu x quand il co n t inu e à se r v i r d e

mo dèle p ol i t ique dans un e n v i ro nne men t

di f f ére n t de celui qui l ’a v u n aî t r e.

Le s my t h e s de l ’Europ e mo de r n e,

p rof o ndémen t a ncrés dans le monde des

a nnées 1950, n e f o n t p as e xcep t io n à

ce t t e règle. A in si, le s no mb reu x cr imes

l iés au x gue r re s, au x géno cides o u à la

colo nis a t io n app elaie n t à ju s t e t i t r e à

l ’au t o cr i t ique e t au t r a v ail d e la mémoire.

Mais b ase r, t rois génér a t io ns plus t a rd,

la co ns t r u c t io n d’un e sp ace émo t io nnel

e t cul t urel e urop éen sur le r e j e t d e la rge s

p a r t ie s de so n his t oi r e co mmune relèv e

d’une n aï v e t é p rof o nde quand, p a r t o u t

dans le monde, le r e ssen t imen t a n t i -

o cciden t al s ’a ccro î t d e j o ur e n j o ur. D e

mê me p our le s v aleur s : le monde de

1950, e n plein e décolo nis a t io n e t Gue r re

Froide, a v ai t t o u t in t érê t de co ns t r ui r e,

p a r une réf le x io n mo rale co mmune,

un t e r r a in d’e n t e n t e glob al . Mais

f o nde r, auj o urd’hui, la nou v elle Europ e

unique men t sur un crois e men t e n t r e la

Ch a r t e des Na t io ns Unie s e t un discours

mo ral ma rqué p a r une v a t ica nis a t io n

g r a ndiss an t e r e ndr a imp ossible la

co nse r v a t io n de so n e ssence cul t urelle

f a ce à s a désin t ég r a t io n de l ’ in t ér ie ur e t

de l ’e x t ér ie ur . Et, f in ale men t, le régime

écono mique : d ans le cadre du b esoin

de re cons t r u c t io n de l ’ap rès-gue r re,

p eu imp o r t ai t f in ale men t la do c t r in e

écono mique adop tée, t a n t le p o t e n t ie l

d e p rosp ér i t é ét ai t g r a nd, e t t a n t la p eur

du co mmunisme con f in ai t le capi t a l isme

dans le s b o r n e s de ce qui ét ai t

so ciale men t a ccep t able. Mais au X X I è

siècle, f a ce à l ’épuise men t des ma rchés

europ éens, f a ce à la co ncur re nce

asia t ique, f a ce à la p rééminence in o uïe

de la sp écula t io n sur la p ro duc t io n,

e t f a ce à l ’ab andon p rog re ssi f d e s

p rét e n t io ns so ciale s du capi t a l isme, le

main t ie n d’une do c t r in e l ib ér al is t e n e

p eu t que mene r le co n t in e n t à s a p e r t e.

A insi, un e f ois de plus dans

l ’h is t oi r e de no t re co n t in e n t, le des t in

de l ’A lle ma gne e t celui d e l ’Europ e

p a r aisse n t in t r in sèque men t l iés, ce

qui n ’a, d’a ille ur s, r ie n d’ét o nnan t s i

l ’o n se sou v ie n t qu’his t o r ique men t,

la plup a r t d e s n a t io ns europ éennes

o n t d’ab o rd f a i t p a r t ie du Sain t-

Empire Ro main Ge r manique, f a is a n t de

l ’h is t oi r e du co n t in e n t un g r a nd cycle

de décons t r u c t io n e t de co ns t r u c t io n

d’un e sp ace p ol i t ique f édér al o rganisé

au t o ur de l ’Europ e cen t r a le, do nc

l ’A lle ma gne. Et t o u t co mme l ’A lle ma gne

a ét é l ’un des ac t eur s maj eur s dans la

di f f u sio n des my t h e s f o nda t eur s de

l ’Europ e mo de r n e, ce s my t h e s, qui so n t

de v enus le s p r in cip ale s e n t r a v e s dans

le p a r achèv e men t du rê v e d’une Europ e

unie au t o ur de so n his t oi r e, de so n

id en t i t é e t de s a p rosp ér i t é, n e p our ro n t

ê t r e co nsidérés co mme a f f a i r e s cla ssées

s ans la co n t r ib u t io n émo t io nnelle

e t in t elle c t u elle de l ’A lle ma gne. Le s

A lle mands v o n t- ils e n f in r e t ro u v e r le

ch e min v e r s l ’h is t oi r e ? Vo n t- ils ose r

so r t i r d e l ’e x il in t e r n e auquel le s a

co n f ié le ur s e n t imen t de culp abil i t é, e t

a ssume r la r e sp onsabil i t é à laquelle le s

co n f ro n t e le ur p osi t io n géog r aphique,

démog raphique e t his t o r ique au co eur

de l ’Europ e ? Von t- ils co mp rendre

qu’au-del à des idéau x uni v e r s al is t e s,

le s ci t o y e ns o n t b e soin, a v an t t o u t, d e

sol id a r i t é a v ec le ur s v aleur s cul t urelle s

a f in d’adhére r au p roj e t europ éen e t

de dév elopp e r une v ér i t able cohésio n

in t e r n e ? Vo n t- ils ose r ima gin e r que,

e n ét a t de cr is e, l ’ét a t e t, a v ec lui , le s

ci t o y e ns, puisse n t de voir p re ndre e n

main le do main e écono mique p our év i t e r

de de v enir le s e scla v e s des ma rchés ?

En t o u t cas, le s p euple s de

l ’Europ e o n t t o u t in t érê t d’e sp ére r

que ce p ro cessus de re con f i gur a t io n

id en t i t a i r e puisse se f a i r e le plu s

r apide men t p ossible. Ca r l ’A lle ma gne

a, ce r t e s, le p r i v ilège d’ê t r e, p our

l ’ in s t a n t, le p a y s le plu s s t able de

l ’Unio n europ éenne, ce qui lu i do nne

un p oids p ol i t ique no n négl i ge able e t

la récon f o r t e e nco re plus dans so n

a t t i t ude p os t-his t o r ique. Mais a v ec la

dép opula t io n, la f u i t e des capi t au x, la

désindus t r ia l is a t io n, la p aup ér is a t io n,

l ’a f f a ibl is se men t d’une sol id a r i t é so ciale

de plus e n plus creuse, le p roblème de

l ’ immig r a t io n, le v ieill is s e men t de la

p opula t io n e t l ’a ccroisse men t du déf ici t

démo cra t ique, l ’A lle ma gne n e manque r a

p as de re j oindre, t ô t o u t a rd, le r a n g des

p a ys e n cr is e. A lo r s, elle aussi subir a de

plein f o ue t, ap rès a v oir bénéf icié p endan t

quelque t e mps du décl in écono mique

de se s v oisin s, la co ncur re nce de se s

ac t u els « p a r t e nai r e s » e x t r a-europ éens

– R ussie, Chin e o u A mér ique. Et ga re à

la s t abil i t é de no t re co n t in e n t quand

le s ci t o y e ns alle mands co mp rendro n t

e n f in que le ur id e n t i t é p ol i t ique ac t u elle

a ét é co ns t r ui t e sur un idéal p ol i t ique

de v enu la rge men t chimér ique e t quand

ils r e j oindro n t, e u x aussi, le s r a n gs

g rossiss an t s des indignés de t o u t e s

couleur s. . .

Da v id Engels

56 Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

tribune

rL e s d éf i s a c t u e ls e n m a t iè r e

s a n t é s o n t im m e n s e s . Le s

d ép e n s e s d e s a n t é o n t

p r o g r e s s é d e 5% du P IB e n

19 6 0 à 10% e n 2 010 p o u r l e s p a y s

d e l ’O CD E e n m o y e n n e . R ie n qu ’e n

F r a n ce , s e lo n l a CN A MTS, le n o m b r e

d e p e r s o n n e s s o u f f r a n t d ’a f f e c t io n s

d e lo n g u e du rée (m a la d ie s ch r o n iqu e s

d o n t l e t r a i t e m e n t e s t co û t e u x , t e l l e s

qu e le d ia b è t e , l e ca n ce r o u d e s

t r o ub le s g r a v e d e l a s a n t é m e n t a le ) e s t

p a s s é d e 3 ,7 mil l io n s e n 19 9 0 à 8 ,3

mil l io n s e n 2 0 0 8 . A u m ê m e m o m e n t , l e

ch i f f r e d ’a f f a i r e s g lo b a l d e l ’ i n d u s t r i e

p h a r m a ce u t iqu e s ’e n v o la i t , p a s s a n t d e

2 0 0 mil l i a rd s d e d o ll a r s e n 19 95 à 8 0 0

mil l i a rd s e n 2 0 0 9 .

En réa c t io n , e t d a n s u n s o u c i

d e b o n n e ge s t io n d e s r e s s o u rce s

p ub l iqu e s qu i d e v ie n t p lu s p r e s s a n t

à m e s u r e qu e ce ll e s -c i s o n t p lu s

co n t r a in t e s , l e s p o u v o i r s p ub l ics o n t

m o d i f i é l a p o l i t iqu e d u m éd ica m e n t . I l s

o n t co n d i t io n n é l ’ a ccès a u m a rch é d e s

n o u v e a u x p r o du i t s à l a d ém o n s t r a t io n

qu e ce u x -c i a pp o r t a ie n t u n p r o g rès

s i g n i f i ca t i f p a r r a pp o r t a u x t r a i t e m e n t s

e x i s t a n t s , e t n o n p lu s s e u le m e n t d e

le u r e f f i ca c i t é a bs o lu e . Le s a u t o r i t és

p ub l iqu e s ch a r gée s d u r e m b o ur s e m e n t

d e s p r o du i t s d e s a n t é o n t i n t r o du i t

d a n s le u r s c r i t è r e s l a n o t io n d ’e f f i c ie n ce

m éd ico-éco n o miqu e . En f i n , t a n t p o u r

f a i r e d e s éco n o mie s s u r l e s t r a i t e m e n t s

e x i s t a n t s qu e p o u r e n co u r a ge r

l ’ i n n o v a t io n , l e s a d min is t r a t io n s o n t

f a v o r i s é l ’ u t i l i s a t io n d e m éd ica m e n t s

gén é r iqu e s .

Ce s m u t a t io n s o n t b o u le v e r s é

le s équ i l ib r e s s u r l e s qu e ls r e p os a i t l e

s u ccès d e l ’ i n d u s t r i e p h a r m a ce u t iqu e .

O n p e u t a u j o u rd ’h u i e s t im e r qu e

le s e c t e u r e s t e n c r i s e . La p a r t d e

n o u v e ll e s m o lécu le s qu i d e v ie n n e n t

e f f e c t i v e m e n t u n m éd ica m e n t a u t o r i s é

e t v e n d a b le a u t e r m e du p r o ce s s u s d e

d év e lo pp e m e n t e s t p a s s ée d e 8 0% e n

19 9 0 à 45% e n 2 0 0 4. Le s a u t o r i s a t io n s

d ’a ccès a u m a rch é s u i v e n t l a m ê m e

t e n d a n ce, e t l e s p r i x d e v e n t e

n égo c iés a v e c le s a u t o r i t és b a is s e n t .

Le s r e s s o u rce s d is p o n ib le s s o n t d e

p lu s e n p lu s rédu i t e s , a lo r s m ê m e qu e,

s y m ét r iqu e m e n t , l e co û t d e l ’ i n n o v a t io n

a a u g m e n t é . En e f f e t , l ’ â ge d ’o r d e s

m o lécu le s d e s y n t h ès e t o u ch e à s a

f i n . Po u r o b t e n i r d e s t r a i t e m e n t s p lu s

e f f i ca ce s , p lu s e f f i c ie n t s , l e s i n du s t r i e l s

d o i v e n t a u j o u rd ’h u i s e t o u r n e r v e r s

l a b io t e ch n o lo g ie e t l ’ i n gén ie r i e

gén é t iqu e , b ie n p lu s co û t e u s e s . Le s

l a b o r a t o i r e s p h a r m a ce u t iqu e s o n t

i n t r o du i t p lu s ie u r s a m é l io r a t io n s d e

le u r s p r o ce s s u s : « o p e n in n o v a t io n

» e t « v i r t u a l - l a b » , p r e miè r e s p h a s e s

d ’e s s a i s c l i n iqu e s m u t u a l i s ée s p o u r

p lu s ie u r s i n d ica t io n s t h é r a p e u t iqu e s ,

a pp r o ch e c ib lée p a r l e s b io -m a rqu e u r s

(n o t a m m e n t e n ca n cé r o lo g ie , l e s

t r a i t e m e n t s l e s p lu s réce n t s s o n t

i n d iqu és p o u r d e s ca n ce r s id e n t i f i és

p a r l e s ca r a c t é r i s t iqu e s b io lo g iqu e s

d e s ce ll u le s ca n cé r e u s e s ) , m a is e l l e s

n e s e r o n t p a s s u f f i s a n t e s .

Le s p o u v o i r s p ub l ics n e

p e u v e n t p a s s e d és in t é r e s s e r d e l a

ca p a c i t é d e n o t r e p a y s à i n n o v e r e n

s a n t é . D ’a b o rd p a rce qu ’ i l e n v a d e

l ’ a m é l io r a t io n d e n o t r e s a n t é , qu i

d o i t ê t r e co n c i l i ée a v e c l ’ im p ér a t i f d e

iNNOVeR eN SANTé : uNe PRiORiTé, ciNq leVieRS5

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 57

5r e d r e s s e m e n t d e s co m p t e s p ub l ics

: c rée r d e s m éd ica m e n t s à l a f o i s

e f f i ca ce s e t e f f i c ie n t s e s t l a s e u le

v o ie p os s ib le . En s u i t e , p a rce qu ’ i l

s ’ a g i t i c i d e f a v o r i s e r l ’ a m é l io r a t io n

d e l a co m p ét i t i v i t é d ’u n s e c t e u r qu i ,

d ’ a p rès u n e é t u d e m e n ée p a r l e M ED EF

e n 2 012, e s t l e p r e mie r e m plo y e u r d e

F r a n ce , e t p e u t f o r t e m e n t co n t r ib u e r à

l a p r o du c t io n d e r i ch e s s e .

A u-d e l à d e s

t r a n s f o r m a t io n s p r o p r e s à

l ’ i n d u s t r i e p h a r m a ce u t iqu e ,

l e s a u t o r i t és d o i v e n t t e n i r

co m p t e d u f a i t qu ’e l l e s a g is s e n t

a u j o u rd ’h u i d a n s u n ca d r e

n o u v e a u . A p rès Co n d o rce t e t

A m a r t y a S e n , A la n G r e e n s p a n

co n c lu t , a p rès l a c r i s e d e 2 0 0 8, qu e le

m o d è le éco n o miqu e n éo-c la s s iqu e , s u r

l e qu e l s ’e s t f o n d é le f o n c t io n n e m e n t

d e l ’ éco n o mie m o n d ia le d e p u is d e

n o m b r e u s e s a n n ée s , n ’e s t p lu s v a la b le

–s ’ i l l ’ a j a m a is é t é . Pa s d e co m plé t u d e

d e s m a rch és , p a s d e r a t io n a l i t é d e s

a c t e u r s , p a s d ’ i n f o r m a t io n , p a s d e

m a in i n v i s ib le gén é r a n t d e s équ i l ib r e s

j u s t e s e t co n f o r m e s à l ’ i n t é rê t

gén é r a l . I l e s t p r o b a b le qu ’u n s y s t èm e

éco n o miqu e rén o v é s ’ a pp u ie r a n o n

p lu s s u r l a co m p ét i t io n e t l a rég u la t io n

d e s co m p o r t e m e n t s , m a is s u r l a

r e s p o n s a b il i t é r e t r o u v ée d e s a c t e u r s

e t l e u r co ll a b o r a t io n . D a n s u n t e l

ca d r e , l e s p o u v o i r s p ub l ics a u r o n t

p o u r r ô le n o n p lu s d e s a n c t io n n e r

l e s co m p o r t e m e n t s d év ia n t s , m a is

b ie n d ’a s s u r e r l a m o t i v a t io n e t l a

co o rd in a t io n e n t r e l e s d i f f é r e n t s

a c t e u r s d ’u n e f i l i è r e .

Co m m e n t , d a n s ce co n t e x t e ,

f a v o r i s e r l ’ i n n o v a t io n e n s a n t é ?

N o u s a v o n s id e n t i f i é c in q le v ie r s ,

ce r t a in e m e n t a d a p t a b le s e t u t i l i s a b le s

d a n s d ’a u t r e s s e c t e u r s o ù l ’ i n n o v a t io n

e s t s t r a t ég iqu e , s u r l e s qu e ls i l f a u t

s ’ a pp u y e r p o u r l ib é r e r l e p o t e n t ie l

d ’ i n n o v a t io n e t co n c i l i e r l e s i n t é rê t s

d e t o u t e s le s p a r t i e s p r e n a n t e s

co n ce r n ée s p a r l e s u ccès d e s

in du s t r i e s d e s a n t é .

1 . D IR ECT I O N

Si l e s a c t e u r s éco n o miqu e s d o i v e n t ê t r e

m o b il i s és , c ’e s t a u t o u r d ’u n p r o j e t d e

s o c ié t é e n s a n t é v i s ib le e t l i s ib le . Le s

p r io r i t és e n s a n t é p ub l iqu e e t l ’ u t i l i t é

d e s s o lu t io n s p o t e n t ie l l e s d o i v e n t ê t r e

d é f i n ie s . O n p o u r r a i t im a g in e r d e s

d é f i s p r io r i t a i r e s , l i s t és , e t co n n u s d e s

in du s t r i e l s , a u xqu e ls l e s o r ga n is m e s

p ub l ics s o n t p rê t s à co n s a c r e r d e s

f o n d s . Ce la n e d o i t p a s ê t r e u n s i g n a l

u n iqu e e n v o y é p a r l e s p a y e u r s , m a is

u n e v é r i t a b le p o l i t iqu e d e l ’ i n n o v a t io n

i r r i g u a n t l ’ e n s e m ble d e s s t r u c t u r e s

p ub l iqu e s , d e f i n a n ce m e n t co m m e

d ’e n s e i g n e m e n t e t d e r e ch e rch e .

2 . A PPR O PR I AT I O N

Ce p r o j e t e n s a n t é n e p e u t p a s ê t r e

d éco n n e c t é d e s a s p i r a t io n s d e l a

co m m u n au t é n a t io n a le . Po u r ê t r e

d u r a b le , l ’ éco n o mie d e l ’ i n n o v a t io n

d o i t ê t r e s o u t e n u e p a r l ’ o p in io n . Po u r

p e r m e t t r e à ch a cu n d e p r e n dr e p a r t à l a

d é f i n i t io n d e ce p r o j e t , d e s m ét h o d e s

r e s t e n t à d év e lo pp e r , a u cœur

d e s qu e lle s s e t r o u v e r a n éce s s a i r e m e n t

l a qu e s t io n d e l a co m m u n ica t io n

s c ie n t i f iqu e : i l e s t n éce s s a i r e qu e

le s c i t o y e n s a cqu iè r e n t u n b o n n i v e a u

d e co m p réh e n s io n d e s e n j e u x . Ce c i

e s t d ’a u t a n t p lu s im p o r t a n t qu e le s

i n n o v a t io n s d ’u s a ge , l a p rév e n t io n

e t l ’ éd u ca t io n t h é r a p e u t iqu e , qu i

n éce s s i t e r o n t l a co ll a b o r a t io n

d i r e c t e d e s u s a ge r s , s o n t d e s

g i s e m e n t s f o r mid a b le s d e

p r o g rès .

3 . FACIL I TAT I O N

La r a p id i t é d ’a c t io n d e s a c t e u r s e s t

u n e s o u rce d ’e f f i c ie n ce d e l ’ éco n o mie .

La f a c i l i t é à i n n o v e r , à i n t e r a g i r a v e c

le s a ge n ce s d e rég u la t io n d a n s u n

ca d r e s t a b le a u n e f f e t d ’e n t r a î n e m e n t

v e r t u e u x s u r l ’ i n n o v a t io n . A in s i , s ’ i l

e s t l ég i t im e qu e le s p o u v o i r s p ub l ics

s e m o n t r e n t p lu s e x i ge a n t s e n v e r s

l e s i n du s t r i e l s , i l s n e p e u v e n t f a i r e

r e p os e r s u r e u x s e u ls l e co û t a cc r u d e

l ’ i n n o v a t io n . I l s d o i v e n t n o t a m m e n t

p r e n dr e le u r p a r t e n p e r m e t t a n t a u x

e n t r e p r i s e s d e t r a v a i l l e r d a n s u n

ca d r e rég le m e n t a i r e p lu s s im p le e t

p lu s f l e x ib le , qu i p ès e r a i t m o in s s u r

l ’ e n s e m ble d u p r o ce s s u s d ’ i n n o v a t io n .

4 . V I A B IL I T é

Po u r qu e le s a c t e u r s éco n o miqu e s

p r e n n e n t l e r i s qu e d ’ i n n o v e r , i l f a u t qu e

le u r s b u s in e s s -m o d e ls s o ie n t v i a b le s

d a n s l a d u rée d u c y c le d ’ i n n o v a t io n

( r e ch e rch e , d év e lo pp e m e n t e t

co m m e rc ia l i s a t io n ) . S i d e s a r b i t r a ge s

C e s m u t a t i o n s o n t b o u l e v e r s é l e s

équ i l i b r e s s u r l e s qu e l s r e p os a i t l e s u ccè s

d e l ’ i n d u s t r i e p h a r m a ce u t i q u e . O n p e u t

a u j o u r d ’ h u i e s t im e r q u e l e s e c t e u r e s t e n

c r i s e .

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

éco n o miqu e s e t f i s ca u x e n f a v e u r d e s

s o c ié t és i n n o v a n t e s , co n c i l i a n t l e s

i n t é rê t s d u p a y e u r e t ce u x d e l a p o l i t iqu e

in du s t r i e l l e , p e u v e n t– e t d o i v e n t– ê t r e

p r i s , e t s i n o u s a v o n s m o n t ré qu ’ i l

s e r a i t b én é f iqu e qu e le s p o u v o i r s

p ub l ics o r ie n t e n t l ’ i n n o v a t io n , l e s

e n t r e p r i s e s d o i v e n t r e s t e r a u t o n o m e s .

S e u le s d e s e n t r e p r i s e s e n ca p a c i t é

d e p i lo t e r rée ll e m e n t l e u r s p r o j e t s

p o u r r o n t f a i r e b én é f ic ie r l a s o c ié t é d e

c y c le s éco n o miqu e s r a cco u rc i s .

5 . CO M M UN A U T é

L ’ i n n o v a t io n e s t p r e s qu e t o u j o u r s l e

f r u i t d u t r a v a i l d ’u n e co m m u n au t é .

D a n s ce t t e p e r s p e c t i v e , f a v o r i s e r

l a c réa t i v i t é a u s e in d e ch a cu n e d e s

co m m u n au t és a pp e lée s à p r e n dr e p a r t

à l ’ i n n o v a t io n e n s a n t é e s t u n e d e s

c lés d u s u ccès . Le t e m ps d e c réa t i v i t é

l a i s s é p a r d e s s o c ié t és co m m e G o o g le

o u A m a zo n à le u r s e m plo y és e n m a r ge

d e le u r s a t t r ib u t io n s p r o f e s s io n n e ll e s

e s t à l ’ o r i g in e d e 9 0% d e s n o u v e a u x

p r o du i t s d e ce s s o c ié t és . La c réa t i v i t é

p e u t a u s s i ê t r e p rés e r v ée a u s e in

d e l a co m m u n au t é édu ca t i v e e t d e

l a f o r m a t io n p r o f e s s io n n e ll e . En

F r a n ce , d e s in s t i t u t io n s co m m e le

CN A M o u le Co llège d e F r a n ce s o n t

d e s a t o u t s m a j e u r s p o u r d i s s émin e r

l e s r e ch e rch e s « f r o n t iè r e s » e t l e s

co m p ét e n ce s c r i t iqu e s d ’a v e n i r . A u -

d e l à , l ’ ém e r ge n ce d e co m m u n au t és

d ’ i n n o v a t io n s p o n t a n ée s p e u t ê t r e

e n co u r a gée , n o t a m m e n t ch ez le s

j e u n e s . D e s e s p a ce s co lle c t i f s «

h é t é r o t o p iqu e s » , a u s e n s d e Mich e l

Fo u ca u l t , e t u n e cu l t u r e d ’équ ip e

s o n t d e s a t o u t s s t r a t ég iqu e s p o u r

r e le v e r l e s d é f i s d e l a co m p ét i t i v i t é

p a r l ’ i n n o v a t io n . L ’o p e n-s o u rce e t

l e s « Co d e r -D o j o » d a n s le s e c t e u r

i n f o r m a t iqu e e n s o n t d e s e xe m ple s , d e

m ê m e s qu e le s co n co u r s , n a t io n a u x o u

in t e r n a t io n a u x , qu i p e r m e t t e n t d e c rée r

e t f éd é r e r ce s équ ip e s in n o v a n t e s . La

ca p a c i t é à e n t r a î n e r l e s t a le n t s d a n s

ce s d y n a miqu e s co lle c t i v e s , à t o u s

le s s t a d e s d ’u n e ca r r i è r e , e s t u n e

min e d ’ i n n o v a t io n e t d e c r o i s s a n ce

co n s id é r a b le .

M a r ie B o y e r e t G o u l v e n T h eze

BIBLIOGRAPHIE

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58

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 59

M o r t a u p i e d d e s

py r a m id e s d u Ca i r e

e n 1951 s o u s l e n o m

d ’A b d e l -W âh e d Ya h i â

( « S e r v i t e u r d e l ’U n iqu e » ) , R e n é

Gu én o n r e s t e u n e f i g u r e én i g m a t iqu e

d u m o n d e i n t e l l e c t u e l f r a n ça i s .

D éc r i t p a r f o i s co m m e l e D e s ca r t e s

d e l ’ é s o t é r i s m e , i l a pp a r t i e n t

e f f e c t i v e m e n t à u n e h i s t o i r e d e l a

p e n s ée qu i m e t d a v a n t a ge l ’ a cce n t

s u r l ’ i n t e r p r é t a t i o n s y m b o l iqu e d e l a

r é a l i t é qu e s u r l ’ a n a l y s e r i go u r e u s e

d e s é v én e m e n t s . A u s s i t r o u v e - t - o n

ch ez l u i d e n o m b r e u s e s r é f é r e n ce s

a u x t e x t e s r e l i g i e u x e t t r è s p e u d e

r e n v o i s a u x é t u d e s s a v a n t e s , co m m e

s i l e s s o u rce s « p r e m iè r e s » s u f f i s a i e n t

à j u s t i f i e r ( e t n o n e x p l i qu e r ) l a m a rch e

d e s t e m ps . C ’ e s t l ’ a u t r e p a r t i cu l a r i t é

d e Gu én o n : i n s c r i r e l e t e m ps d a n s u n

« c y c l e co m p le t d e m a n i f e s t a t i o n » ,

s e lo n l e s t e r m e s d e l a d o c t r i n e

h i n d o u e , e t i d e n t i f i e r l e s é t a p e s d e

l ’ h i s t o i r e a u d e r n i e r â ge d e l ’ h u m a n i t é .

D ’o ù u n e l e c t u r e à d o u b le e n t r ée o ù

s ’ e n t r e m ê le n t l e s « s i g n e s d e s t e m ps »

e t l a « c r i s e d u m o n d e m o d e r n e » p o u r

f i n a l e m e n t a n n o n ce r « l ’ e n t r ée d a n s l a

p é r i o d e l a p l u s s o m b r e d e ce t ’ ’ â ge

s o m b r e ” » 1.

Ce t t e d e r n i è r e e x p r e s s io n s u f f i t

à p l a ce r Gu én o n d a n s l e s i l l a ge

d e s p e n s e u r s d e l a d éca d e n ce qu i

v i t u p è r e n t l e s œu v r e s d e l a R a i s o n

d e p u i s l e s i èc l e d e s Lu m iè r e s .

Po u r t a n t , s a r e m i s e e n ca u s e d e l a

m o d e r n i t é m é r i t e qu e l ’ o n s ’ y a r r ê t e :

1#rené Guénon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999 [1927], p. 38.

m oin s p o u r l e d i a g n os t i c é t a b l i qu e

p o u r l a p e r s p e c t i v e d é f i n i e . En e f f e t ,

Gu én o n r e p r e n d e n g r a n d e p a r t i e l e s

a n a l y s e s qu i o n t é t é d év e lo pp ée s p a r

d ’ a u t r e s a u t e u r s s u r l e m ê m e s u j e t ,

t o u t s p éc i a l e m e n t ce l l e s d e J a cqu e s

M a r i t a i n d a n s A n t im o d e r n e (19 22 ) e t

Tr o i s r é f o r m a t e u r s : L u t h e r , D e s ca r t e s ,

R o u s s e a u (19 25 ) . M a i s i l l e s o rd o n n e

d a n s u n e v u e d ’ e n s e m b le qu i p os e

l a m é t a p h y s iqu e co m m e u n p réa l a b l e

n éce s s a i r e a u p o l i t i qu e , e t qu i

d éb o u ch e s u r u n e s é r i e d ’ o pp os i t i o n s

i r r éd u c t i b l e d a n s l ’ e s p a ce d e l a

m o d e r n i t é : E s s e n ce v s Su bs t a n ce ,

Es p r i t v s M a t i è r e , O r i e n t v s O cc id e n t .

A i n s i , l ’ é v o l u t i o n d e s s y s t èm e s

p o l i t i qu e s l u i p a r a î t b e a u co u p m o in s

p r éo ccu p a n t e qu e l a r e s t r i c t i o n

d u ch a m p e m p i r i qu e d e l ’ e xe r c i ce

article

rReNé guéNONuNe cRiTique Du mONDe

mODeRNe

D av i D B i s s o n

Docteur en science pol i t ique et h istor ien des idées, spécial iste de l ’h istoire des courants ésotér iques contemporains, David Bisson est enseignant-chercheur à l ’Universi té de Bretagne Sud et à l ’ Inst i tut Cathol ique de Rennes.

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

d e s l i b e r t é s , s a ch a n t qu e l a l i b e r t é

s e co m p r e n d co m m e l a p os s ib i l i t é

( t o u j o u r s r e n o u v e l ée ) d ’ a ccéd e r à u n e

f o r m e d e r éa l i s a t i o n m é t a p h y s iqu e .

S e lo n ce t t e p e r s p e c t i v e t r è s

co n t e m p o r a i n e , i l im p o r t e m o in s

d e r é f o r m e r l a s o c i é t é qu e d e

s a u v e r l ’ i n d i v id u . L a c r i s e d u m o n d e

m o d e r n e , p u b l i é e n 19 27 , n e co n t i e n t

p a s e n co r e ce t t e a l t e r n a t i v e r a d i ca l e ,

m a i s s e d ép lo i e d é j à co m m e u n e

c r i t i qu e à p l u s i e u r s d im e n s io n s

d o n t l a t r a m e d i r e c t r i ce e s t l a

m a t é r i a l i s a t i o n c r o i s s a n t e d u m o n d e .

A u p l a n m é t a p h y s iqu e , l a m a t i è r e

s ’ e n go u f f r e d a n s l ’ ê t r e p o u r l ’ a l o u rd i r

e t f i n a l e m e n t l e c l o u e r i c i -b a s , s u r

l a l i g n e h o r i zo n t a l e d e l ’ h i s t o i r e . L a

s u cce s s io n d e s j o u r s s e s u bs t i t u e

à l ’ o rd o n n a n ce m e n t cos m iqu e ;

l ’ h o m m e s ’ i n s c r i t d a n s u n t e m p o

d e p l u s e n p l u s r a p id e , m a rqu é p a r

l ’ e s s o r d e s n o u v e l l e s t e ch n iqu e s , e t

s ’ o u v r e a u p r o g rès l i n éa i r e , o r i e n t é

v e r s u n e f i n r a d i e u s e . Po u r Gu én o n ,

ce p r o ce s s u s p o n c t u é p a r l e s

« i s m e s » ( r a t i o n a l i s m e , p r o g r e s s i s m e ,

v i t a l i s m e , e t c . ) d éb o u ch e s u r u n e

p h i l o s o p h i e d u d e v e n i r qu i p r e n d l e s

a t o u r s d ’ u n e r e l i g i os i t é . L a c r o y a n ce

d a n s d e n o u v e l l e s « i d o l e s »

( « P r o g rès » , « H i s t o i r e » ,

e t c . ) p e r m e t d e co m p e n s e r

l a p e r t e d u l i e n t r a n s ce n d a n t

t o u t e n e n f e r m a n t l ’H o m m e

d a n s u n t e m ps qu i n ’ e s t

p a s l e s i e n , m a i s ce l u i d e l a

s o c i é t é e n d e v e n i r .

A u p l a n p o l i t i qu e , ce

m a t é r i a l i s m e co n qu é r a n t s e t r a n s p os e

d a n s l e s y s t èm e d ém o c r a t i qu e , f o n d é

s u r l a l o i d u p l u s g r a n d n o m b r e , e t

s e ca r a c t é r i s e p a r l ’ a v èn e m e n t d e s

m a s s e s o u , d e f a ço n p l u s f i n e , p a r

l ’ u n i f o r m i s a t i o n d e s m o d e s d e v i e .

Ch a cu n e s t co m m e e n f e r m é d a n s u n e

b u l l e d e v e r r e qu i , e n s ’ a gg l u t i n a n t a u x

a u t r e s , f a i t d e l ’ e s p a ce co m m u n l e

l i e u d e l a t r a n s p a r e n ce . D ès

l o r s , t o u t e v i e i n t é r i e u r e

e s t p r os c r i t e co m m e

é t a n t u n e m a rqu e

d e d i s t i n c t i o n e t ,

b i e n t ô t , u n a c t e

d e d i s s id e n ce .

S i Gu én o n

n e s e m b le

p a s a v o i r l u

To c q u e v i l l e ,

o n r e t r o u v e

b i e n d a n s s o n

p r o p os u n e

c r i t i qu e i n c i s i v e d e

l a d ém o c r a t i e à ce t t e

d i f f é r e n ce p rès qu e , ch ez

l ’ a u t e u r d e La c r i s e d u m o n d e

m o d e r n e , l e s y s t èm e e s t v i c i é d ès

l e d ép a r t . D ’o ù s o n r e j e t a bs o l u , p e u

co m p réh e n s ib l e a u j o u rd ’ h u i , d e t o u t e

p e r s p e c t i v e d ém o c r a t i qu e .

A u p l a n cu l t u r e l , l e r èg n e d e

l ’ h u m a n i s m e f i n i t d e co u p e r , u n à

u n , t o u s l e s f i l s d e l a t r a n s ce n d a n ce

p o u r f a i r e d e l ’ h o m m e l a m e s u r e d e

t o u t e ch os e e t d e l ’ e x i s t e n ce l ’ u n iqu e

c r i t è r e d e v é r i t é . Gu én o n n ’ a p a s d e

m o t s a s s ez d u r s p o u r d én o n ce r l e

t r i o m p h e d e l ’ « a n im a l h u m a in » p o u r

qu i l e b o nh e u r t e r r e s t r e e s t d e v e n u

l a s e u l e p l a n ch e d e s a l u t . Ce l a l u i

p a r a î t t e l l e m e n t i n v r a i s e m b la b l e qu ’ i l

e n r e ch e rch e l e s ca u s e s d u cô t é d ’ u n

h y p o t h é t i qu e « p o u v o i r o ccu l t e » ;

i l é v i t e ce p e n d a n t d e s o m b r e r d a n s

u n co n s p i r a t i o n n i s m e r éd u c t e u r

e n n e ch e rch a n t p a s à i d e n t i f i e r

n o m m ém e n t l e s r e s p o n s a b l e s , e t e n

r e p o u s s a n t t o u t e s l e s i n t e r p r é t a t i o n s

qu i s t i g m a t i s e r a i e n t t e l o u

t e l g r o u p e d e p e r s o n n e s .

A u t r e m e n t d i t , l a m o d e r n i t é

e s t u n co u r a n t b i e n p l u s

p u i s s a n t qu e l a s e u l e

i n f l u e n ce d e s h o m m e s e t

d e s i d ée s n e p o u r r a i t j a m a i s

e n f o m e n t e r .

Ce t t e c r i t i qu e s a n s co n ce s s io n

n ’ e s t p o u r t a n t qu ’ u n e p r ép a r a t i o n à

ce l l e qu i a l l a i t s u i v r e p r e s qu e v i n g t

a n n ée s p l u s t a rd a v e c l a p u b l i c a t i o n

d u Règ n e d e l a Q u a n t i t é e t l e s S i g n e s

d e s Te m ps e n 1945 . To u t l e co n t e n u

l a m o d e r n i t é e s t u n c o u r a n t b i e n

p l u s p u i s s a n t q u e l a s e u l e i n f l u e n c e

d e s h o m m e s e t d e s i d é e s n e

p o u r r a i t j a m a i s e n f o m e n t e r

60

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde 61

d e l ’ o u v r a ge p e u t ê t r e co m p r i s

co m m e u n e r ép o n s e g lo b a l e , n o n p a s

a u x é v én e m e n t s d e l a S e co n d e Gu e r r e

m o n d i a l e ( s u r l e s qu e l s Gu én o n n ’ a éc r i t

a u cu n e l i g n e ! ) , m a i s à l a d y n a m iqu e

qu i e n a p e r m i s l e s u r g i s s e m e n t . E t l à

e n co r e ce t t e d y n a m iqu e e s t d e n a t u r e

m é t a p h y s iqu e p u i s qu ’ e l l e n ’ e s t a u t r e

qu e l a p o u r s u i t e d e l a m a t é r i a l i s a t i o n

d u m o n d e , s o i t l a co n qu ê t e , ce t t e

f o i s - c i d é f i n i t i v e , d e l a m a t i è r e s u r

l ’ e s p r i t . A u s s i l a c r i t i qu e d u m o n d e

m o d e r n e l a i s s e - t - e l l e l a p l a ce à u n e

m éd i t a t i o n s u r l a f i n d e s t e m ps .

S a n s r e v e n i r s u r l ’ e n s e m b le d e ce t

e s s a i f o i s o n n a n t , d e u x t h ém a t iqu e s

r écu r r e n t e s t e n t e n t d e d ém o n t r e r qu e ,

d és o r m a i s , t o u s l e s é t a t s d e l ’ ê t r e

s o n t p r i s d a n s u n p r o ce s s u s n i v e l e u r ,

s a n s p os s ib i l i t é d ’ éch a pp ée s .

Le p r e m ie r e n f e r m e m e n t n e

d ép e n d p a s d i r e c t e m e n t d e l ’ a c t i o n

h u m a in e , m a i s p r e n d s a s o u rce d a n s

l e d ép lo i e m e n t i n e xo r a b l e d e l a

m a n i f e s t a t i o n ( l a c r éa t i o n ) qu i s e

s o l i d i f i e a u f u r e t à m e s u r e qu e l e

t e m ps s e d ép l i e . S i l ’ o r i g i n e d e ce t t e

co n ce p t i o n p r o v i e n t d e s d o c t r i n e s

h i n d o u e s , Gu én o n l a r e t r a n s c r i t d a n s

u n l a n ga ge p l u s p h i l o s o p h iqu e p o u r

s i g n a l e r qu e n o t r e e s p a ce - t e m ps

s e ca r a c t é r i s e p a r l ’ a ccé l é r a t i o n

d e l ’ h i s t o i r e e t l ’ e f f a ce m e n t d e s

d i s t a n ce s . D a n s ce p r o ce s s u s , l e s

v i l l e s co n s t i t u e n t « l e d e r n i e r d e g ré

d e l a “ f i x a t i o n ” » ; e l l e s t e n d e n t

à a bs o r b e r t o u t l ’ e s p a ce p a r l a

m u l t i p l i c a t i o n d e s éch a n ge s e t d e s

co m m u n ica t i o n s . A u t r e m e n t d i t , l e

t e m ps s e co n t r a c t e ( e t l ’ h i s t o i r e

s ’ a ccé l è r e ) j u s qu ’ à u n p o i n t l im i t e

o ù l a p r e s s io n , t r o p f o r t e , l e f a i t

im p los e r e t d i s p e r s e r e n d e m u l t i p l e s

f r a g m e n t s d a n s l ’ e s p a ce à n o u v e a u

d i l a t é ( i n f i n i ) . C ’ e s t l i t t é r a l e m e n t l a f i n

d ’ u n m o n d e . S a n s f o r cém e n t e n t r e v o i r

ce t t e f i n a n n o n cée – e t p a r f o i s , i l

s e m b le , e s p é rée p a r Gu én o n – o n

s o u l i g n e r a qu e ce s a n a l y s e s s o n t

a u j o u rd ’ h u i co r r o b o rée s p a r d e s

r é f l e x i o n s a u s s i d i f f é r e n t e s qu e ce l l e s

d e Pa u l V i r i l i o o u d e J e a n B a u d r i l l a rd .

Le s e co n d e n f e r m e m e n t e s t p l u s

t r a g iqu e p u i s qu e l e d ép lo i e m e n t d e l a

m a t i è r e ( co n d i t i o n s e x t é r i e u r e s d e l a

m a n i f e s t a t i o n ) f i n i t p a r e n v e lo pp e r e t

é t o u f f e r l ’ e s s e n ce d e t o u t e v i e ( n o y a u

s p i r i t u e l d e l ’ ê t r e ) . I l e n r é s u l t e u n e

p lo n gée d a n s u n m o n d e a r a s é , a p l a t i ,

u n i f o r m e d a n s l e qu e l l e s i n d i v id u s

s o n t co n s id é rés co m m e d e s e n t i t é s

p u r e m e n t m a t é r i e l l e s , d e s a t o m e s

équ i v a l e n t s l e s u n s a u x a u t r e s .

D ’o ù l ’ a v èn e m e n t d ’ u n e s o c i é t é

e n t i è r e m e n t p a r o d iqu e o ù l a m o in d r e

f o r m e d ’ i n t e l l e c t u a l i t é e s t t o u r n ée e n

d é r i s i o n j u s qu ’ à f a i r e d e S a t a n l e s i n ge

d e D i e u . Co m m e d a n s u n t a b l e a u d e

J é r ô m e B os ch , t o u t e s t s e n s d e s s u s

d e s s o u s : l e s d i a b lo t i n s t i t i l l e n t l e s

o r e i l l e s d e s e n f a n t s , l e s p r ê t r e s

d é f r o qu és ch a n t e n t à t u e - t ê t e , l e s

f e m m e s h u r l e n t d e p l a i s i r s i n a s s o u v i s ,

l e s i v r o g n e s r o u l e n t p a r t e r r e , e t s e u l ,

d a n s u n co i n , l e d os co n t r e u n a r b r e ,

l e s a ge e n ca p u ch o n n é s e r e t i r e e n l u i ,

d a n s s o n r o y a u m e i n t é r i e u r .

C ’ e s t l e d e r n i e r m o t d e Gu én o n

à p r o p os d e ce m o n d e : l e r e t r a i t

d a n s u n e p os t u r e d e v e i l l e u r , l a

co n s t i t u t i o n d ’ u n e co m m u n a u t é

i n v i s i b l e qu i a t t e n d , d a n s l ’ o bs cu r i t é

d e s j o u r s , l e c r a qu e m e n t d e s âm e s e t

l e s u r g i s s e m e n t d e « n o u v e a u x c i e u x

e t d ’ u n e n o u v e l l e t e r r e » .

D a v id B i s s o n

Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

tribune

rE n t a n t qu ’e u r o p ée n s ,

p le in e m e n t p lo n gés d a n s l a

s o c ié t é e u r o p ée n n e m o d e r n e

f a ço n n ée p a r l a c r i s e ,

p u is qu e l a c r i s e co n s t i t u e le f e r m e n t

m ê m e du p r o j e t d e l a m o d e r n i t é e t e s t

u n « co n ce p t d e m o d e r n i t é » 1, n o u s

ép r o u v o n s e t éco u t o n s , i n d i f f é r e n t s e t

f a t i g u és , l e s c i rco n lo cu t io n s le s p lu s

d i v e r s e s s u r l e s m o d a l i t és d u r e t o u r d e

l a c r o i s s a n ce éco n o miqu e, l e s a pp e ls

a u p r o g rès s o c ia l e t a u p r o g r e s s i s m e

s o c ié t a l , l e s o d e s a u ré -e n ch a n t e m e n t

d u p o l i t iqu e , p o u r qu e n o t r e s o c ié t é

e u r o p ée n n e a s s u m e p le in e m e n t s o n

id e n t i t é p os t - i n d u s t r i e l l e ( v r a im e n t ? )

e t p os t -d ém o cr a t iqu e ( v r a im e n t ? ) . I l

f a u d r a i t a u s s i qu ’e l l e d e v ie n n e

p le in e m e n t p os t -m o d e r n e ,

ce à qu o i e l l e s e rés o u t

d i f f i c i l e m e n t .

Le p os t -m o d e r n i s m e

p e u t p o u r t a n t co n s t i t u e r l ’ a ub e

d e n o t r e s o c ié t é e u r o p ée n n e s i ,

i n d i v id u e ll e m e n t e t co ll e c t i v e m e n t ,

n o u s p a r v e n o n s à réco n c i l i e r t r a d i t io n

e t p os t -m o d e r n i s m e e n le s a x a n t

1# /D� FULVH� VDQV� ͤQ, Myriam revault d’Allonnes, Paris, Ed. du Seuil, 2012

d e r r i è r e l ’ Es p r i t qu i go u v e r n e n o t r e

m o n d e . N o u s n ’e n a v o n s p a s e n co r e

f i n i t o t a le m e n t a v e c l a m o d e r n i t é :

ce r t a in s c r o ie n t e n co r e à l a m a rch e

l i n éa i r e d u m o n d e v e r s l e p r o g rès

e t l e d év e lo pp e m e n t . A u co n t r a i r e

! Ad m e t t o n s p lu t ô t l a n o n- l i n éa r i t é

d u m o n d e, qu i m a rch e n i n e r e cu le ,

n e c r o î t n i n e d éc r o î t , e t p o u r t a n t

n e s t a g n e p a s . L ’ i n ce r t i t u d e d u

m o u v e m e n t d u m o n d e f a i t éch o à

l ’ i n ce r t i t u d e a c t u e ll e e t f u t u r e d e n os

e x i s t e n ce s , e t i l f a u t l ’ a d m e t t r e : ce t t e

a t t i t u d e , p os t -m o d e r n e , l u c id e s u r

l ’ éch e c d u p r o j e t d e l a M o d e r n i t é , e s t

l a b a s e d ’u n e p o l i t iqu e d e l a t r a d i t io n

p os t -m o d e r n e .

A pp elo ns-e n à ce t t e nou v elle

p ol i t ique qui se r ai t s eule à mê me de me t t r e

f in à la co n f usio n, t rès co n t e mp o rain e,

de s di f f ére n t e s mo dal i t és de l ’a c t i v i t é

humain e. La so ciét é mo de r n e méla n ge

e n ef f e t la sphère publ ique e t la sphère

p r i v ée, c ’e s t-à-di r e l ’o rdre écono mique

de p ro duc t io n de bie ns e t de v aleur s

d’un cô té e t l ’o rdre p ol i t ique de

l ’au t r e cô t é, o ù le s f e mmes e t h o mmes

p ol i t ique s p ro duise n t e n p e r manence

un e sp ace publ ic, p a r le ur s discours,

p a r le ur r e ch e rch e de la v ér i t é, p a r le ur

in soumissio n f a ce au x dog ma t ismes, e t

sur t o u t p a r le ur a c t io n p our a mél io re r

la v ie de la Ci t é. A re nd t nous a mon t ré

la v oie : p our in v e n t e r un monde

v ér i t able men t humain, p our édi f ie r

un e a mél io r a t io n de no t re so ciét é, e t

p our ce sse r de co n f o ndre le s a c t i v i t és

humain e s ( le t r a v ail , l ’a c t io n, l ’œu v re,

ch acune a y an t s a sphère), appu yons-

nous sur le p r ima t du p ol i t ique, e t

sur la f o rce créa t r ice d’ inno v a t io n de

la p ol i t ique : il f au t do nc, e t

nous l ’ in v o quons, une p ol i t ique

de l ’ inno v a t io n imma tér ielle,

spir i t u elle, qui réco ncil ie e t

réuni t l ’Esp r i t d’un e p a r t , la

t r adi t io n d’au t r e p a r t .

I l n e s ’ a g i t p a s p o u r a u t a n t

d e r e n o u e r a v e c l a t r a d i t io n , s o c le

f o n d a m e n t a l s u r l e qu e l s ’ a pp u ie n t l e s

p rém o d e r n e s , qu i im p l iqu e r a i t a u t a n t

l e l e gs d ’u n s a v o i r qu e l ’ h é r i t a ge d ’u n e

s o c ié t é , n i d e r e n o u e r a v e c le cu l t e

POuR uNe POliTique POST-mODeRNe

62

L ’ i n c e r t i t u d e d u m o u v e m e n t d u m o n d e

f a i t é c h o à l ’ i n c e r t i t u d e a c t u e l l e e t

f u t u r e d e n o s e x i s t e n c e s

63Revue APe #8 - lA modeRnité du monde

d e d e m a in e t d e l ’ a v e n i r , o bs e s s io n

m o d e r n e , e t e n co r e m o in s d ’e s s a y e r

d ’ i n s u f f l e r d u r e l i g ie u x d a n s u n e s o c ié t é

s écu la r i s ée , m a is d ’a v o i r u n e p o l i t iqu e

ce n t rée a u t o u r d e l a co n s t r u c t io n

d ’u n e s p a ce p o l i t iqu e d o n t l e s v a le u r s

s e r a ie n t ce ll e s d e l a t r a n s mis s io n –

d ’o ù le t e r m e d e t r a d i t io n – e t d o n t

l ’ e s p é r a n ce s e r a i t ce ll e d e t r o u v e r

l ’ Es p r i t qu i go u v e r n e n o t r e m o n d e .

N o u s d é f i n i r io n s l a t r a d i t io n co m m e

u n e v o lo n t é d e t r a n s mis s io n d e v a le u r s

qu i s e r a ie n t i n d é f i n i s s a b le s p a r n a t u r e

p o u r rép o n dr e à l ’ i n ce r t i t u d e d e s t e m ps

f u t u r s . L ’ i n ce r t i t u d e d e s t e m ps f u t u r s

d o i t ê t r e e m b r a s s ée p a r n o t r e p os t u r e

i n d i v id u e ll e : i l n o u s f a u t a cce p t e r

e t s o u h a i t e r l e m o n d e d e d e m a in ,

év o lu t i f , i n s t a b le e t im p rév i s ib le , e t

a in s i f a i r e d e ce f lo u le m o t e u r d e n o t r e

a c t io n d a n s l ’o rd r e p o l i t iqu e : p lu t ô t

qu e s e d i r i ge r i n d i v id u e ll e m e n t v e r s

l e p r o g rès , o u co lle c t i v e m e n t v e r s l a

c r o i s s a n ce , f a i s o n s e n s o r t e qu e n os

a c t io n s in d i v id u e ll e s n o u s m èn e n t v e r s

l ’ i n ce r t i t u d e , e t a d m e t t o n s ce t é t a t

d e f a i t . Te l e s t l e ch o i x i n d i v id u e l qu e

n o u s f a i s o n s .

E t s i n o u s a d m e t t o n s l ’ e x i s t e n ce

d ’u n Es p r i t , go u v e r n a n t d e f a ço n

a r b i t r a i r e l e m o n d e, s a n s y v o i r l e règ n e

d e l a r a i s o n , d e l a l ib e r t é , e s p é r o n s

qu e l ’ év o lu t io n qu ’ i l p r o v o qu e d e

ce t e s p a ce p ub l ic p o u r r a i t ê t r e l a

co n s t r u c t io n d é f i n i t i v e d e l a s o c ié t é

p os t m o d e r n e : l ’ Es p r i t n e p r o m e u t

a u cu n e v a le u r e t n ’ im p r im e a u cu n

m o u v e m e n t à l a m a rch e d u m o n d e qu i

p o u r t a n t os c i l l e ; p o u r ch a cu n d e n o u s ,

i l s ’ a g i r a i t , g r âce à l a t r a d i t io n , d e f a i r e

l e ch o i x d ’u n e id e n t i t é i n d i v id u e ll e

p a r mi l e s p o t e n t ie l l e s e t d i f f é r e n t e s

id e n t i t és n o r m ée s qu i s ’o f f r e n t à n o u s

e t qu i n o u s d é f i n i s s e n t ; d e f a i r e l e

ch o i x d ’u n e s o c ié t é u n iqu e p a r mi

l a p lén i t u d e d e s c i v i l i s a t io n s d a n s

l a qu e lle n o u s in s c r i v o n s n o t r e d e s t i n

co ll e c t i f , e n f a i s a n t l e ch o i x , p a r mi

t o u t ce qu i n o u s e s t l ég u é , d e ce qu e

n o u s s o uh a i t o n s p o u r n o u s -m ê m e s .

La p o l i t iqu e d e l a t r a d i t io n n e

co n s is t e r a i t p a s e n u n r e t o u r e n a r r i è r e

e t p e r m e t , e t v e u t , l a co n t in u a t io n

d e g r a n d e s d éco u v e r t e s , d e g r a n d s

p r o g rès e t d e g r a n d e s a v a n cée s , t o u t e n

p os a n t u n œil c r i t iqu e s u r ce s d e r n ie r s .

M a is i l s ’ a g i r a i t d ’u n ch o i x a s cé t iqu e

d e s t o pp e r t o u t e c r i t iqu e p e r s o n n e lle

à l ’ e n co n t r e d e l a t e ch n iqu e , d e

l a r a t io n a l i t é , d e s c r o y a n ce s , qu i

o n t f o r gé le m o n d e . O u t r e qu ’e l l e

co n s is t e à d o u t e r d e t o u t , ce qu i e s t

i n f i n e u n e a t t i t u d e t rès m o d e r n e , u n e

p o l i t iqu e d e l a t r a d i t io n co n s is t e r a i t

p e u t -ê t r e éga le m e n t à i n s t a u r e r

co n c rè t e m e n t , d a n s ce t e s p a ce p ub l ic

e n co n s t r u c t io n , l e s d o g m e s d e l a

m o d e r n i t é s a n s y c r o i r e , à r e v e n d iqu e r

l ’ h é r i t a ge d e l a p rém o d e r n i t é a u t o u r

d e l a t r a n s mis s io n e n le c r i t iqu a n t , e t

à ê t r e u n o b j e t d ’é t u d e e t d e t h éo r ie

p lu t ô t qu ’u n p a r a d i g m e d e l ’ a c t io n

p o l i t iqu e , a lo r s qu e c ’e s t j u s t e m e n t

d ’a c t io n d o n t a b e s o in n o t r e m o n d e .

A u f i n a l , h o r mis d e s vœu x p ie u x ,

u n e p o l i t iqu e d e l a t r a d i t io n r e p e n s ée

s ’ a pp a r e n t e r a i t à l a r e co n s t r u c t io n

c r i t iqu e d ’u n h é r i t a ge p rém o d e r n e qu ’o n

n e s a u r a i t a s s u m e r qu i s e r a i t i n c lu s

d a n s l a co n s t r u c t io n p e r m a n e n t e d ’u n

e s p a ce p o l i t iqu e . D ’u n e ce r t a in e f a ço n ,

e t p a r a d ox a le m e n t , i l s ’ a g i t d ’u n e

p o l i t iqu e d ’u n e t r a d i t io n p os t m o d e r n e ,

p u is qu ’e l l e a d m e t l e s f o n d e m e n t s

m ê m e s du p os t m o d e r n i s m e.

Ch r i s t o p h e d e B a t z

BIBLIOGRAPHIE

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne,

Paris, Ed. Pocket, 2002 (réédition)

Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin, Paris, Ed.

du Seuil, 2012

PARTie i i .le MonDe

DanS touS

SeS etatS

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 65

D ur in g t h e f o u r h o u r lo n g

q u e s t i o n - a n d - a n s w e r

s e s s io n w i t h t h e R u s s ia n

p r e s id e n t , t h e f a ce o f

Pu t i n i s t p r o p a ga n d a D mi t r y K i s e l io v

e x p r e s s e d h i s d e e p f r u s t r a t io n w i t h

t h e N o r t h A t l a n t i c A ll i a n ce : « I f e e l

b e in g s u f f o ca t e d a n d I t h in k i t i s

b e ca u s e o f N ATO» 1. T h i s s e n t e n ce i s a

p e r f e c t i l l u s t r a t io n o f R u s s ia ’ s p a r a n o id

r e a c t io n t o w a rd s N ATO e x p a n s io n .

T h e r e i s a co m m o n p e rce p t io n t h a t

t h e We s t h a s u s e d R u s s ia ’ s w e a k n e s s

in t h e 19 9 0 s t o t a ke o v e r i t s f o r m e r

a l l i e s . Co n s e qu e n t l y , w in n in g t h e n e a r

a b r o a d b a ck h a s b e co m e Pu t in ’ s m o du s

o p e r a n d i a n d s o f a r N ATO h a s b e e n t h e

b i gge s t o bs t a c le t o a ch ie v e t h i s go a l .

T h e o ld d ic t u m s t a t i n g t h a t Eu r o p e

e m e r ge s s t r o n ge r f r o m a n y c r i s i s i s

s o t h r e a db a r e t h a t i t h a s p r a c t ica l l y

b e co m e a m e r e co m m o n p la ce .

N e v e r t h e le s s , A n d e r s Fo g h R a s m u s s e n

i s ke e n t o r e f e r t o C r im e a a s a w a ke-

u p ca ll f o r t h e N o r t h A t l a n t i c A ll i a n ce

a n d i t i s h a rd n o t t o n o t ice t h a t b y

t h e e n d o f h i s t e n u r e , t h e S e c r e t a r y

��� ƾǪǫǬǪǭ� mǩǜ� ǫǜǧǸDzǜDZ}� ǪǮ� ǀǨǤǮǬǤǻ�džǤǭǡǧǽǞǜ� ǫǬǪ� mǯǠǯǴǡǩǤǡ}� ǡǟǪ� ǜǧǸǻǩǭǪǨ�ljƼǎNJ��Tvrain.ru, April 17, 2014.

G e n e r a l h a s b e co m e m o r e e n t h u s ia s t i c

t h a n e v e r . H o w e v e r p r a g m a t ic i t

s o u n d s , j u s t a s N ATO s t a r t e d p u ll i n g

o u t o f A f g h a n is t a n a n d w a s o n ce a ga in

i n s e a rch f o r t h e r a t io n a le f o r i t s

e x i s t e n ce , t h e Uk r a in i a n c r i s i s s t r u ck .

I t c l a r i f i e d s o m e t h in g t h a t w a s a l r e a d y

w e ll k n o w n f o r s o m e N ATO m e m b e r s :

t h e e n d o f h i s t o r y i s n o t h e r e y e t , a t

l e a s t n o t i n Eu r o p e .

Fo r R u s s ia t h e EU i s a n «e m p t y

s u i t » t h a t d o e s n o t r e a l l y k n o w w h a t i t

i s d o in g , b u t n e v e r t h e le s s i s v e r y p r o u d

o f i t s a pp a r e n t im p o r t a n ce . A l t h o u g h,

Eu r o p e a n s mi g h t s t i l l h a v e s o m e

t r i ck s u p t h e i r s le e v e , t h e p r o b le m i s

t h a t t h e y a r e n o t c r e d ib le . Pu t i n w a s

qu ick t o m o ck s a n c t io n s a ga in s t h i s

a s s o c ia t e s a n d h a s r e p e a t e d l y s t a t e d

t h a t R u s s ia i s t o o b i g a n d im p o r t a n t t o

b e i s o la t e d . I n f a c t , t h e r e i s n o t m u ch

t h e EU ca n d o t o r e s t r a in R u s s ia ; n o

a m o u n t o f s o f t p o w e r ca n w o r k a ga in s t

a co u n t r y w h e r e d ip lo m a c y i s s e e n n o t

a s a w a y t o e s t a b l i s h co o p e r a t io n , b u t

s o le l y a s a t o o l t o p r o m o t e n a t io n a l

i n t e r e s t s .

T h e Uk r a in i a n c r i s i s i s t o o d e e p

a n d t r i ck y f o r t h e EU t o r e s o l v e .

B y co n t r a s t , t h e N ATO t o o l k i t i s

c r e d ib le e n o u g h t o d e t e r R u s s ia

f r o m f u r t h e r a c t io n s in t h e Ea s t e r n

Eu r o p e . Cla im s t h a t N ATO e x p a n s io n i s

«s u f f o ca t i n g» R u s s ia a n d p r o v o k in g i t s

a gg r e s s i v e n e s s a r e u t t e r l y f a l s e . T h e

t w e l v e f o r m e r co m m u n is t s t a t e s t h a t

w e r e a cce p t e d t o t h e N o r t h A t l a n t i c

A ll i a n ce a r e i n d e p e n d e n t a n d ca n m a ke

t h e i r o w n s o v e r e i g n d e c is io n s a b o u t

n a t io n a l s e cu r i t y . S o f a r N ATO a pp e a r s

t o b e t h e m os t r e l i a b le g u a r a n t o r o f t h e i r

t e r r i t o r i a l i n t e g r i t y . T h u s , e x p a n s io n

o f t h e A ll i a n ce d id n o t u n d e r min e

t h e s e cu r i t y o f Eu r o p e, b u t s o l id i f i e d

i t . R u s s ia b u ll i e s a n d h a r a s s e s i t s

n e i g hb o u r s n o t b e ca u s e s in ce 19 9 9

i t b o rd e r s s e v e r a l N ATO m e m b e r s ,

b u t b e ca u s e i t i s i n a p os i t io n t o d o

s o . R i s in g o i l p r i ce s a l lo w e d R u s s ia t o

r e d is co v e r i t s los t p o w e r a n d m a d e

i t co n f id e n t e n o u g h t o p r o j e c t t h i s

p o w e r o n t h e n e a r a b r o a d . B o os t in g

N ATO w il l m e a n d e n y in g R u s s ia t h e

p os s ib i l i t y t o r e s t o r e t h e S o v ie t U n io n

in a n y f o r m.

T h e i s s u e a t s t a ke i s w h e t h e r t h e

A ll i a n ce w il l s t a n d b y i t s co m mi t m e n t s

article

rThe ukRAiNiAN cRiSiS: whO iS beiNg

SuffOcATeD?

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts66

i n f a ce o f im min e n t a t t a ck . Pu t i n h a s

a l r e a d y p r o v e d t h a t h i s a c t io n s a r e

f a r f r o m b e in g p r e d ic t a b le , t h u s s u ch

d e v e lo p m e n t s a r e i n d e e d f e a s ib le .

S t r o n ge r B a l t i c a i r -p o l ic in g mis s io n

ca n r e a s s u r e w o r r i e d a l l i e s , b u t i s i t

e n o u g h t o d e t e r R u s s ia ? R e ce n t US

Sp e c ia l Fo rce s e xe rc i s e s i n t h e B a l t i c

s t a t e s a n d Po la n d a r e a n im p o r t a n t

m o v e s y m b ol iz in g US co m mi t m e n t

t o i t s a l l i e s . I t i n c r e a s e s N ATO

c r e d ib i l i t y , b u t ca n h a rd l y b e r e ga rd e d

a s a n u l t im a t e d e t e r r e n t . T h e ke y t o

d e t e r r i n g R u s s ia f r o m f u r t h e r

a gg r e s s io n i s m a k in g t h e cos t s

o f a n y mil i t a r y co n f r o n t a t io n

u n b e a r a b le . T h u s , t h e r e i s o n l y

o n e w a y t o d is co u r a ge R u s s ia n

a gg r e s s io n a ga in s t t h e B a l t i c s t a t e s :

p e r m a n e n t US mil i t a r y p r e s e n ce

w o u ld m a ke t h e cos t s o f i n t e r v e n t io n

in c r e a s in g l y h i g h , a s i t w o u ld m e a n a

d i r e c t co n f r o n t a t io n w i t h t h e US t r o o ps .

I t i s e v id e n t t h a t R u s s ia w o u ld n o t ge t

i n v o l v e d in mil i t a r y a c t io n s a ga in s t

US s o ld ie r s . Ev e n t h o u g h p e r m a n e n t

s t a t io n in g o f t h e US t r o o ps w o u ld

b e w e lco m e d in t h e B a l t i c s t a t e s , i t

i s p o l i t i ca l l y d i f f i cu l t t o a ch ie v e . US

p ub l ic a n d Co n g r e s s a r e d is a pp o in t e d

w i t h A f g h a n is t a n a n d I r a q in t e r v e n t io n s

a n d h a v e n o a pp e t i t e f o r f o r e i g n

mis s io n s o f a n y k in d . Fu r t h e r m o r e ,

s o m e N ATO co u n t r i e s w o u ld r e ga rd

s u ch d e p lo y m e n t a s a n u n n e ce s s a r y

p r o v o ca t io n . T h e cos t s o f s t a t io n in g

o n e b r i ga d e a r e i n d e e d t i n y co m p a r e d

t o t h e o v e r a l l US mil i t a r y e x p e n s e s , b u t

i t ca n s ubs t a n t i a l l y im p r o v e s e cu r i t y i n

Eu r o p e . H o w e v e r , n e i t h e r N ATO, n o r

t h e US ca n s t o p R u s s ia n p r o p a ga n d a

f r o m s p r e a d in g t o w a rd s f o r m e r S o v ie t

r e p ub l ics a n d Wa r s a w Pa c t s t a t e s .

H e n ce, o n l y go v e r n m e n t s o f t h e s e

s t a t e s a r e r e s p o n s ib le f o r p r e v e n t in g

t h e d is in t e g r a t io n o f R u s s ia n min o r i t i e s

a n d d e n y in g Pu t i n a p r e t e x t f o r

a gg r e s s io n .

T h e Uk r a in i a n c r i s i s w il l h a rd l y

m a ke Eu r o p e s t r o n ge r , b u t i t w il l

d e f i n i t e l y m a ke i t m o r e a la r m e d a n d

ca u t io u s a b o u t R u s s ia . H o w e v e r , a n y

c r i s i s t e n d s t o t a r n i s h a f t e r s o m e

t im e a n d p o l ic y m a ke r s b e co m e

p r e o ccu p ie d w i t h m o r e r e ce n t e v e n t s .

T h e w o r s t ca s e s ce n a r io w o u ld b e

Eu r o p e r e t u r n in g t o b u s in e s s -a s -u s u a l

w i t h R u s s ia w h ile Uk r a in e i s s t i l l t o r n .

U n f o r t u n a t e l y , t h e le s s o n o f t h e 2 0 0 8

G e o r g ia w a r w a s n o t l e a r n e d, a s t h e EU

a s w e ll a s N ATO w e r e qu ick t o a s s u m e

t h a t R u s s ia n a gg r e s s io n w a s a p a s s in g

t h in g .

A n s w e r in g t h e qu e s t io n a b o u t

R u s s ia b e in g s u f f o ca t e d b y N ATO, Pu t i n

r e a s s u r e d t h e a u d ie n ce t h a t « [R u s s ia ]

i t s e l f ca n s u f f o ca t e a n y o n e i t w a n t s

t o» 2. I n d e e d, s u cce s s f u l R u s s ia n

m e dd l in g in Uk r a in e p r o v e d t h a t Pu t i n

h a s a w id e a r r a y o f m e a n s t o d e s t a b i l i ze

a n d «s u f f o ca t e» a n y n e i g hb o r in g

co u n t r y ; m il i t a r y i n t e r v e n t io n i s j u s t

o n e o f p os s ib le o p t io n s . R u s s ia n

p r o p a ga n d a r e a ch e s w a y b e y o n d i t s

b o rd e r s a n d i t s e f f e c t i v e n e s s i s w e ll -

p r o v e d . Pu t i n m i g h t b e s a t i s f i e d w i t h

C r im e a f o r t h e t im e b e in g , b u t i t i s

o n l y a m a t t e r o f t im e w h e n h e t a r ge t s

a n o t h e r n e i g hb o u r in g s t a t e .

��� ƾǪǫǬǪǭ� mǩǜ� ǫǜǧǸDzǜDZ}� ǪǮ� ǀǨǤǮǬǤǻ�džǤǭǡǧǽǞǜ� ǫǬǪ� mǯǠǯǴǡǩǤǡ}� ǡǟǪ�ǜǧǸǻǩǭǪǨ� ljƼǎNJ�� Tvrain.ru, April 17, 2014.

N ATO r e m a in s t h e o n l y f o rce

t h a t i s ca p a b le o f p r e v e n t in g f u r t h e r

co n f l i c t s a n d t h e Uk r a in i a n c r i s i s i s a

go o d o pp o r t u n i t y t o r e v i v e A ll i a n ce ’ s

r o le i n t h e Eu r o p e a n s e cu r i t y .

Ev id e n t l y , t h e US i s a d o min a n t

m il i t a r y p o w e r , b u t i t i s d e t e r min e d

t o p i v o t t o A s ia a n d w o u ld l i ke t o s e e

Eu r o p e a n s t a ke r e s p o n s ib i l i t y f o r t h e i r

o w n s e cu r i t y . U n f o r t u n a t e l y , m os t

Eu r o p e a n co u n t r i e s a r e t o o t h le s s .

S in ce t h e US i s s t i l l i n t e r e s t e d in

s t a b le a n d p r os p e r o u s Eu r o p e, i t h a s

t o i n c r e a s e mil i t a r y p r e s e n ce

o n t h e co n t in e n t i n s h o r t -

t e r m, w h ile Eu r o p e a n s t a ke

t im e t o im p r o v e t h e i r m il i t a r y

ca p a b il i t i e s . D e s p i t e t h e f a c t

t h a t R u s s ia t r i e s t o p o r t r a y i t s e l f a s a

v ic t im w h o i s b e in g «s u f f o ca t e d» , t h e

t r u t h i s t h a t R u s s ia i s a m a j o r t h r e a t t o

t h e s t a b i l i t y i n Eu r o p e . T h e Uk r a in i a n

c r i s i s d e m o n s t r a t e d t h a t t h e t h r e a t

o f i n t e r - s t a t e w a r i n Eu r o p e i s i n d e e d

c r e d ib le . H e n ce, i t s e e m s a pp r o p r i a t e

t o f i n i s h t h e a r t i c le w i t h t h e w o rd s b y

a n o t h e r a u t h o r i t a r i a n le a d e r w o r r i e d

a b o u t h i s g r ip o n p o w e r - P r e s id e n t

o f B e la r u s A le k s a n dr Lu k a s h e n ko :

« [Eu r o p e a n ] b o rd e r s a r e c r u m bl in g

b e f o r e o u r e y e s . Fo r t h e f i r s t t im e w e

ca n s m e ll t h e s m o ke o f e x p los io n» .

B e a t a Pa t ašo v a

BIBLIOGRAPHY

Russia, Ukraine and the West: How will the west read Putin’s playbook?, in: The Economist, 2 March, 2014.

Brown, Michael E. (2014): NATO’s Biggest Mistake: the Alliance Drifted from Its Core Mission And the World is Paying the Price. Foreign Affairs, 8 May, 2014.

O’Hanlon, Michael (2014): NATO After Crimea: How the Alliance Can Still Deter Russia. Foreign Affairs, 17 April, 2014.

Polyakova, Alina (2014): Ukrainian Long Division: Three Ways to Split It, And Which Russia Prefers. Foreign Affairs, 20 April, 2014.

Sherr, James (2013): Hard Diplomacy and Soft Coercion: Russia’s Influence Abroad. London: Royal Institute of International Affairs.

F o r R u s s i a t h e E U d o e s n o t r e a l l y k n o w

w h a t i t i s d o i n g , b u t n e v e r t h e l e s s i s

v e r y p r o u d o f i t s a p p a r e n t i m p o r t a n c e

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 67

U n e nui t d ’o r a ge d e 2 0 0 4, u n

B o e in g a m ér ica in s u r v o le

l a m o i t e u r d e l ’A f r iqu e

Ce n t r a le . A s o n b o rd , l e

p rés id e n t h a ï t i e n d éch u , J e a n-B a p t i s t e

A r i s t id e , qu i v ie n t d ’ê t r e e x f i l t r é d e

Po r t -a u -P r i n ce p a r l a CI A . U n o f f i c ie r

a m ér ica in , à qu i l ’ o n v ie n t d ’a n n o n ce r

qu e l ’A f r iqu e d u Su d r e f u s a i t l ’ a s i l e a u

s u cce s s e u r d e To u s s a in t Lo u v e r t u r e ,

a pp e lle l e Q u a i d ’O r s a y p o u r qu e le s

F r a n ça is l ’ a id e n t à t r o u v e r u n a u t r e

p o in t d e ch u t e d a n s le u r p ré -ca r ré

s ubs a h a r ie n . Q u e lqu e s min u t e s p lu s

t a rd , o n lu i a n n o n ce qu e l a Ce n t r a f r iqu e

e s t p rê t e à a ccu e i l l i r A r i s t id e . E t

l ’ o f f i c ie r a m ér ica in d e rép o n dr e ,

i n c rédu le : « M a is ça n ’e x i s t e p a s , ça ,

l a Ce n t r a f r iqu e ! »

Ce t t e a n e cd o t e i l l u s t r a i t

j u s qu ’à t r ès réce m m e n t l ’ i n c r o y a b le

i n d i f f é r e n ce p rév a la n t d a n s l ’o p in io n

in t e r n a t io n a le v i s -à -v i s d e l a Rép ub l iqu e

Ce n t r a f r i ca in e . Ju s qu ’à t r ès réce m m e n t

co n v ie n t - i l d e r a pp e le r , p u is qu e d e p u is

l ’ i n t e r v e n t io n f r a n ça is e d a n s ce p a y s

d e qu e lqu e s 4 mil l io n s d ’h a b i t a n t s , l e

n o m du p a y s d e B a r t h é le m y B o ga n d a

e t J e a n-B e d e l B o k a s s a s e m ble ê t r e s u r

t o u t e s le s l èv r e s . Po u r t a n t , l a c r i s e

ce n t r a f r i ca in e n ’ a p a s co m m e n cé à l a

f i n d e l ’ a n n ée 2 012, lo r s qu e u n e h o rd e

d e m e rce n a i r e s qu i s e f a i s a i t a pp e le r

l a S e le k a ( « a l l i a n ce » e n l a n g u e s a n go)

s ’e s t l a n cé à l ’ a s s a u t d e l a ca p i t a le ,

B a n g u i , e t d u p o u v o i r d e F r a n ço is

B oz izé . Pe t i t r e t o u r e n a r r i è r e , d o n c .

Le 15 m a r s 2 0 03, s o u s l a f é r u le

co n j o in t e d e l a F r a n ce , d u Co n go-

B r a z za v i l l e e t d u Tch a d,

u n co u p e s t o r ga n is é

p o u r i n s t a l l e r à l a t ê t e

d e l ’E t a t ce n t r a f r i ca in u n

ce r t a in F r a n ço is B oz izé ,

m il i t a i r e d e ca r r i è r e . La

p o p u la t io n , e x s a n g u e e t

t e r r o r i s ée , a ccu e i l l e a v e c

u n s o u la ge m e n t ce r t a in

ce ch a n ge m e n t d e rég im e.

I l f a u t d i r e qu e l ’ a n c ie n

p rés id e n t , A n ge-Fé l i x

Pa t a s s é , e s t d és o r m a is

h o n n i d e t o u s . Y co m p r i s

d e l a F r a n ce , p o u r qu i l e

r a pp r o ch e m e n t d e Pa t a s s é a v e c l a

L ib y e d e K a dh a f i a é t é l e d é r a p a ge

d e t r o p . Ell e a d o n c d e m a n d é à s o n

a l l i é d e t o u j o u r s , l ’ a u t o c r a t e t ch a d ie n

I d r i s s D e b y , d e l ’ a id e r à o r ga n is e r l e

r e n v e r s e m e n t d e ce lu i qu e t o u s le s

Ce n t r a f r i ca in s a pp e lle n t l e « b a r b u

n a t io n a l » . D e b y , f o r t d ’u n e m a n n e

p é t r o l i è r e t o u t e réce n t e e t qu i a

t o u j o u r s co n s id é ré l a Ce n t r a f r iqu e

co m m e u n e d e s e s s o u s -p ré f e c t u r e s ,

n e s ’e s t p a s f a i t p r i e r p o u r s ’e xécu t e r .

article

rceNTRAfRique :VeRS lA PARTiTiON ?

68 Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

Et r a n ge m e n t , l e d éb u t d e règ n e d u

p u t s ch is t e s e p a s s e s o u s le s m e il l e u r s

a u s p ice s . F r a n ço is B oz izé a p a is e le s

t e n s io n s e t h n iqu e s , r e s s o u d e l ’ a r m ée,

e t p a r v ie n t à s e f a i r e é l i r e s a n s t r o p

d e co n t e s t a t io n s e n 2 0 05 . N éa n m oin s ,

s a v i s io n é t r iqu ée e t ca co ch y m e n e

v a p a s t a rd e r à l u i j o u e r d e s t o u r s .

D e s rég io n s e n t iè r e s d u p a y s , co m m e

ce ll e s d u N o rd-Es t (qu i co m p o r t e u n e

m a j o r i t é d e m u su lm a n s ) s o n t l a i s s ée s

à l ’ a b a n d o n e t d e s ps e u d o- réb e ll io n s -

v r a i s -co u p e u r s -d e- r o u t e n e t a rd e n t p a s

à l e s écu m e r . A l ’A s s e m blée

N a t io n a le , u n e v in g t a in e

d e m e m b r e s d e l a f a mil l e

p rés id e n t ie l l e s o n t é lu s… e t

f i n i s s e n t p a r r e p rés e n t e r p lu s

d ’u n c in qu ièm e d e l ’ h émic y c le . D e p lu s ,

F r a n ço is B oz izé a l e m a lh e u r d e s e

f âch e r l u i a u s s i a v e c l a F r a n ce . Ay a n t

e u , à r a i s o n , l ’ a u d a ce d e r e f u s e r l e

co n t r a t i n iqu e qu e v o u la i t l u i im p os e r

A r e v a d a n s le ca d r e d e l ’ e x p lo i t a t io n

d u g i s e m e n t d ’u r a n iu m d e B a ko u m a, i l

p e rd d ès 2 0 07-20 0 8 l ’ u n d e s e s d e u x

p r in c ip a u x a l l i és .

La p e r t e d u d e u x ièm e s i g n e r a s o n

a r rê t d e m o r t . Lo r s qu e , à l ’ a u t o m n e

2012, I d r i s s D e b y r e t i r e l e s s o ld a t s

t ch a d ie n s qu i a s s u r e n t s a s écu r i t é ,

l ’ a f f a i r e e s t d é j à e n t e n du e . N e r e s t e

p lu s qu ’à o b t e n i r l ’ a s s e n t im e n t d e l a

F r a n ce . F r a n ço is H o ll a n d e a y a n t b e s o in

d u s o u t ie n d e s f o rce s t ch a d ie n n e s

d a n s s a g u e r r e co n t r e AQ MI a u M a l i , i l

o f f r i r a s a n s t r o p f a i r e d e d i f f i cu l t és l a

Ce n t r a f r iqu e à D e b y . Le 6 d éce m b r e ,

s o i t m o in s d ’u n e s e m a in e a p rès u n e

r e n co n t r e e n t r e H o ll a n d e e t D e b y à

Pa r i s , d e s p ick u ps a u x co u le u r s d e l a

S e le k a p a s s e n t l a f r o n t iè r e e n t r e l a

Tch a d e t l a Ce n t r a f r iqu e e t s ’ e m p a r e n t

d e s p r in c ip a le s v i l l e s d u n o rd .

Ce t t e n o u v e ll e réb e ll io n , co m p os ée

e n m a j o r i t é d e m e rce n a i r e s n o n-

ce n t r a f r i ca in s , p o u r s u i v r a s a b l i t z k r i e g

j u s qu ’a u 24 m a r s 2 013 e t l a ch u t e d e

B a n g u i . Ce j o u r - l à , e l l e a f f r o n t e r a

n o t a m m e n t u n co n t in ge n t d e l ’ a r m ée

s u d-a f r i ca in e , d ép ê ch ée p a r J a co b

Zu m a p o u r s e r v i r d e d e r n ie r r e m p a r t

à F r a n ço is B oz izé , e t b én é f ic ie r a p o u r

ce f a i r e d e l ’ a pp u i t r o u p e s d ’é l i t e

t ch a d ie n n e s .

A ce t i n s t a n t , l e p e u p le

ce n t r a f r i ca in , t o u t à s o n co n t e n t e m e n t

d ’ê t r e e n f i n d éb a r r a s s é d e l a p a r e s s e

d e F r a n ço is B oz izé , n e p o u v a i t

s ’ im a g in e r l ’ e n f e r d a n s le qu e l i l a l l a i t

ê t r e p lo n gé . Ca r l a p ié t a i l l e d e l a

S e le k a , d a n s s a t rès g r a n d e m a j o r i t é

m u s u lm a n e, a l l a i t l e t e r r o r i s e r d e s m o is

d u r a n t , p i l l a n t e t t u a n t à t o u r d e b r a s .

Le t o u t a v e c l ’ a s s e n t im e n t d u Tch a d qu i

a v a i t i n s t a l l é s e s a f f id és a u p o u v o i r e t

l ’ i n d i f f é r e n ce co u p a b le d e l a F r a n ce ,

qu i p os s éd a i t d é j à u n p e u p lu s d e h u i t

ce n t h o m m e s s u r p la ce d a n s le ca d r e

d e l ’o p é r a t io n B o a l i . O n v e r r a m ê m e

J e a n-Ch r i s t o p h e Mi t t e r r a n d o u e n co r e

Cla u d e Gu éa n t s e r e n d r e à B a n g u i p o u r

y v e n dr e , à qu i d e s a r m e s , à qu i d u

m a t é r ie l d ’éco u t e s , a u n o u v e a u rég im e

d e Mich e l D j o t o d ia .

I l co n v ie n t i c i d e b a t t r e e n

b rèch e u n e id ée r e çu e . N o n, l e co n f l i t

ce n t r a f r i ca in n ’e s t p a s o r i g in e ll e m e n t

u n a f f r o n t e m e n t i n t e rco n f e s s io n n e l .

D e p u is l ’ i n d ép e n d a n ce d e 19 6 0,

l a m a j o r i t é ch ré t i e n n e (8 0 % d e l a

p o p u la t io n ) e t l a m in o r i t é m u s u lm a n e

(e n v i r o n 15 %) o n t t o u j o ur s v écu e n b o nn e

h a r m o n ie . D e s qu a r t i e r s d e B a n g u i ,

co m m e ce lu i d u K i lo m èt r e 5 , o n t v u d e s

ch ré t i e n s e t d e s m u su lm a n s co h a b i t e r ,

m o n t e r d e s a f f a i r e s e n s e m ble , s e

m a r ie r . . . Fo n d a m e n t a le m e n t , l e co n f l i t

ce n t r a f r i ca in a é t é e n ge n dré p a r

l ’ i n gé r e n ce d e p u is s a n ce s é t r a n gè r e s ,

a pp â t ée s p a r l e s m a t iè r e s p r e miè r e s

d o n t l e s o u s -s o l ce n t r a f r i ca in r e go r ge .

A lo r s , co m m e n t

e x p l iqu e r ce d éch a în e m e n t d e

v io le n ce s , l ’ ém e r ge n ce d e s

mil i ce s ch ré t i e n n e s , l e s a n t i -b a la k a ,

m a s s a c r a n t d ’ i n n o ce n t s m u s u lm a n s

co m m e la S e le k a a v a i t m a s s a c ré

d ’ i n n o ce n t s ch ré t i e n s ? Pa r u n

r e g r e t t a b le a m a l ga m e. La p o p u la t io n

ch ré t i e n n e s ’e n e s t m a lh e u r e u s e m e n t

p r i s e a u x m u su lm a n s a u t o ch t o n e s ,

ce s m ê m e s m u su lm a n s a v e c qu i e l l e

a lo n g t e m ps v écu e n p a i x qu ’e l l e j u ge

d és o r m a is co m pl ice s , l e p lu s s o u v e n t

à t o r t , d e s e x a c t io n s d e l a S e le k a . E t

m ê m e s i ce t t e d e r n iè r e a é t é o b l i gée

d e qu i t t e r l e p o u v o i r , l a v in d ic t e

p o p u la i r e à l ’ éga rd d e s m u su lm a n s

d e m e ur e t o u j o u r s a u s s i p rég n a n t e .

Q u id d e l ’ i n t e r v e n t io n f r a n ça is e ?

C ’e s t a j o u t e r l a b ê t i s e à l a co m pl ic i t é ,

l e co u p d e co m m u n ica t io n a u

p a t e r n a l i s m e. D e u x mil l e h o m m e s m a l

a r m és p o u r ré t a b l i r l a s écu r i t é s u r u n

t e r r i t o i r e d e 622 0 0 0 k i lo m èt r e s ca r rés ,

c ’e s t b ie n t r o p p e u p o u r ê t r e e f f i ca ce

o u p o u r m ê m e r i s qu e r d ’ê t r e e f f i ca ce .

P i r e , ce t t e d e u x ièm e in cu r s io n d e

F r a n ço is H o ll a n d e s u r l e t e r r a in a f r i ca in

l e c o n f l i t c e n t r a f r i c a i n n ’ e s t p a s

o r i g i n e l l e m e n t u n a f f r o n t e m e n t

i n t e r c o n f e s s i o n n e l

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 69

a p rès le M a l i r i s qu e b ie n d ’a v o i r

d e s e f f e t s p e r v e r s . En e f f e t , d e s

o r ga n is a t io n s d e d é f e n s e d e s d r o i t s

d e l ’H o m m e t e l l e s qu e Hu m a n R i g h t s

Wa t ch o n t a ccu s é l ’o p é r a t io n f r a n ça is e

b a p t i s ée « S a n ga r i s » d ’a v o i r a t t i s é l a

h a in e in t e rco m m u n au t a i r e e n a u t o r i s a n t

d e s v e n ge a n ce s s u r d e s p o p u la t io n s

m u su lm a n e s . Pa r a i l l e u r s , l e r e t o u r

d e l a p a i x e n Ce n t r a f r iqu e n e p o u r r a

s e f a i r e s a n s qu e s o i t n e u t r a l i s é le

p r i n c ip a l py r o m a n e d e l ’ a f f a i r e , I d r i s s

D e b y . E t a u v u d e l ’ a mi t i é i n t é r e s s ée

qu i s e m ble a c t u e ll e m e n t l i e r l a F r a n ce

e t l e Tch a d, qu a l i f i ée p a r J e a n-Y v e s le

D r i a n d ’a id e p réc ie u s e à l a p a c i f i ca t io n

d e l a Ce n t r a f r iqu e , ce la n ’e n p r e n d p a s

l a v o ie .

Le s cén a r io d e s p r o ch a in s

m o is p o u r r a i t ê t r e éc r i t d ’ a v a n ce .

L ’év a cu a t io n d e s d e r n ie r s m u s u lm a n s

ce n t r a f r i ca in s v e r s l e n o rd-e s t d u p a y s

o u m ê m e v e r s l e Tch a d v a s e p o u r s u i v r e .

A in s i , d e u x b lo cs h o m o gèn e s v o n t

ê t r e co n s t i t u és , l ’ u n s u r 70% d e

l a s u p e r f i c ie d u p a y s p e u p lé d e l a

m a j o r i t é ch ré t i e n n e , l ’ a u t r e a u n o rd-e s t

f a i t d e l ’ a gg lo m ér a t io n d e s d i v e r s e s

p o p u la t io n s m u su lm a n e s . Le v i v r e -

e n s e m ble s i ch e r a u x p è r e s f o n d a t e u r s

d e l a Rép ub l iqu e Ce n t r a f r i ca in e s e r a

d o n c b a t t u e n b rèch e a u p r o f i t d ’u n e

in ce r t a in e s écu r i t é . D e s é le c t io n s

p rés id e n t ie l l e s s e r o n t o r ga n is ée s e n

2 015 e t v e r r o n t s a n s d o u t e l ’ é le c t io n

d e M a r t i n Z i g u é lé , u n a n c ie n P r e mie r

M in i s t r e d e Pa t a s s é e t f a v o r i d e

Pa r i s . L ’o p é r a t io n S a n ga r i s p r e n dr a

a lo r s f i n a v e c d e s a u t o -s a t i s f éc i t s d e

c i rco n s t a n ce , l a i s s a n t s u r p la ce u n e

f o rce a f r i ca in e d e s p lu s h é t é r o c l i t e s

qu i s e r a e n ch a r ge d e co n t e n i r l e s

év e n t u e ll e s rés u r ge n ce s d e v io le n ce .

M a is l e p lu s d r a m a t iqu e n e s e

s i t u e p e u t -ê t r e p a s l à . Le n o rd-e s t

d e l a Rép ub l iqu e Ce n t r a f r i ca in e , e t

c ’e s t p o u r l e m o m e n t p e u éc r i t , e s t

a c t u e ll e m e n t s o u s co n t r ô le d i r e c t

d e l ’ a r m ée t ch a d ie n n e e t r i s qu e d e

le r e s t e r p e n d a n t e n co r e p lu s ie u r s

a n n ée s . Su r ce t t e v a s t e rég io n qu i

co m p r e n d le s p ré f e c t u r e s d e l a Va k a ga ,

d u B a min g u i -B a n go r a n e t u n e p a r t i e d e

l a H a u t e -Ko t t o s e t r o u v e n o t a m m e n t

l e g i s e m e n t p r o m e t t e u r e n p é t r o le d e

B o r o m a t a e t d e f o r mid a b le s r e s s o u rce s

d ia m a n t i f è r e s . Le Tch a d, qu i a v u s a

p r o du c t io n p é t r o l i è r e ch u t e r d e p rès

d e 3 0 % e n d e u x a n s1, n e r e ch i g n e r a i t

à p a s à t i r e r qu e lqu e s j u t e u x r o y a l t i e s

d e l ’ e x p lo i t a t io n d e ce s r e s s o u rce s ,

co m m e le f a i t a c t u e ll e m e n t l e R w a n d a

a v e c le m a n ga n ès e e t l e co l t a n d e l ’ e s t

d e l a Rép ub l iqu e D ém o cr a t iqu e d u

Co n go. A ce p r o p os , d e s n égo c ia t io n s

s e c rè t e s s o n t a c t u e ll e m e n t e n co u r s

a v e c To t a l . Ce n ’e s t d o n c p a s s e u le m e n t

u n e p a r t i t io n d e s p o p u la t io n s à l a qu e lle

s ’ a f f a i r e n t l e s g r a n d e s p u is s a n ce s

a c t u e ll e m e n t à l ’œu v r e e n Ce n t r a f r iqu e

m a is b ie n u n e p a r t i t io n d u p a y s e t

s u r t o u t d e s o n s o u s -s o l m i r i f iqu e . E t

ce la , c ’e s t a u m o in s t o u t a u s s i g r a v e .

T h o m a s D ie t r i ch ,

éc r i v a in , a u t e u r d e L à o ù l a t e r r e e s t

r o u ge (Ed i t io n s A lb in M ich e l )

1# rapport de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives – Tchad, 2012, réalisé par le cabinet d’audit Fair Links

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts70

article

rINTR ODUCTI ON

A gin g so cie t y is a ch ro nic p ro ble m in

d e v elo p ed co un t r ie s. Nega t i v e ef f e c t s

of g r e y in g so cie t y h a v e b e e n lo n g

dis cussed by a cade mics f r o m v a r io u s

f ie ld s, b u t t h e y h a v e main l y f o cused o n

t h e r a mi f ica t io n s o n e co no mics. D o e s

a gin g o nl y h a v e a d e cis i v e ef f e c t o n t h e

e co no my? I n f a c t , t h e r e is a g ro w in g

d eb a t e t h a t a gin g so cie t y ca n d a ma ge

t h e qu al i t y of d e m o cr a cy. Co r r e la t io n

b e t w e e n a gin g so cie t y a nd qual i t y of

d e m o cr a cy is o n e of t h e m. Sin ce Jap an

is t h e m os t r a pidl y a gin g co un t r y, t h is

co un t r y w ill b e e x a min ed a s a n e x a mple.

T h e m e t h o dolog y e mploy ed is b ased

o n A nde r so n a nd B ela m e ndi (2012).

T h e y s t a t e t h a t ge n e r a ll y sp e a k in g,

«a p ol i t ica l co n t e x t in w hich p e o ple

ma ke p ol i t ica l d e cis io ns, co mbin ed

w i t h cr i t ica l indi v idu al- le v el v a r ia ble s

(p.734)» p ro v id e s u s w i t h a d e e p e r

unde r s t a ndin g of t h e f o rce s t h a t

sh ap e p ol i t ica l b e h a v io ur s. B a sed o n

t h is f o r mula, t h e y p ro v ed t h a t in co m e

in equal i t y a f f e c t s e le c t o r a l t u r n o u t s,

a nd le f t -w in g p a r t ie s d e cid e w h e t h e r

t h e y sh o uld m o bil is e t h ose w i t h

r e la t i v e l y lo w e r in co m es. I n t h is e ss a y,

‘a p ol i t ica l co n t e x t in w hich p e o ple

ma ke p ol i t ica l d e cis io ns ’ is t r a n sla t ed

in t o a n a gin g p o pula t io n, w h e re a s

‘cr i t ica l indi v idu al- le v el v a r ia ble s ’ a r e

in t e r p r e t ed a s a ge g ro ups. To pu t i t

m o re s impl y, my h y p o t h e sis is t h a t t h e

a gin g so cie t y a f f e c t s p ol i t ica l d e cis io n-

ma k in g du e t o p ol i t ic ia n s r e sp o ndin g t o

p a r t icu la r a ge g ro ups.

AGING POPUL ATI ON A ND TUR NO UTS OF

N ATI ON A L ELECTI ONS

Acco rdin g t o d a t a f r o m

2013 f r o m St a t is t ics J ap an,

in J ap an t h e p o pula t io n of

65 y e a r s old o r ab o v e is

co mp r is ed of a qu a r t e r of

t h e t o t a l p o pula t io n t h a nk s

t o ad v a nce m e n t in m edical

k n o w led ge, t e chnolog y a nd man y o t h e r

f a c t o r s. St a t is t ics J ap an p redic t s t h a t

t h e p o pula t io n of 65 y e a r s old o r ab o v e

w ill r e a ch 33.4% in 2035. A l t h o u gh

t h e l i f e e x p ec t a ncy is e x t e nded, t h e

bi r t h r a t e s t a y s lo w. A s su ch, t h e

r e t i r ed a cco un t f o r t h e maj o r i t y of

t h e e le c t o r a t e. T h e p o pula t io n of t h is

co un t r y w ill m os t l ike l y co n t inu e a gin g,

a nd t h e a v e r a ge a ge of t h e e le c t o r a t e s

w ill b e co m e e v e n hi g h e r . A cco rdin gl y,

t h e r e t i r e e s a cqui r e a bi gge r v oice

in p ol i t ics. T his is a f a c t o r w hich

e nco ur a ge s J ap an e se p ol ic y ma ke r s t o

t ur n t h ei r a t t e n t io n s t o wa rds t h e m.

A s m e n t io n ed in d e t a il b elo w, i t is

s a id t h a t t h e r e la t i v e l y y o un ge r p e o ple

t e nd no t t o v o t e, w hile t h e r e la t i v e l y

old e r p e o ple t e nd t o. T his gap of t h ei r

w ill in g n e ss of p ol i t ica l p a r t ic ip a t io n

p ro duce s a g ross in equal i t y b e t w e e n

t h e se t w o a ge g ro ups in t ur n o u t s in

n a t io n al e le c t io n s. T h e di f f e r e n ce

of t h ei r w ill in g n e ss f o r t h e p ol i t ica l

p a r t ic ip a t io n is s a l ie n t in t h e t ur n o u t s

of t h e t h r e e r e ce n t n a t io n al e le c t io n s.

A s t o nishin gl y, t h e a v e r a ge 8 0% of t h e

e le c t o r a t e s in t h ei r 8 0’s v o t ed in t h e

la t e s t n a t io n al e le c t io n s w hile o nl y

A RelATiONShiP beTweeN AgiNg SOcieTy AND The wORSeNiNg quAliTy

Of DemOcRAcy fOR The yOuTh

fROm A ViewPOiNT Of ANAlySiS ON ReceNT NATiONAl elecTiONS iN jAPAN

0

10

20092005

those in their 70’s or above

those in their 60’sthose in their 20’s

40

50

60

70

80

90

30

20

2012

Data: Associationof Promoting Fair Elections 2013

Political participationin Japan

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 71

le s s t h a n h al f o f t h e e le c t o r a t e s in t h ei r

20’s p a r t ic ip a t ed in t h e m. Th e re s e e ms

t o b e a n in v e r s e r e la t io n b e t w e e n a ge

a nd t ur n o u t . A nd t h e f a c t t h a t t h e

r e la t i v e l y old e r a ge g ro up is la r ge r

t h a n t h e r e la t i v e l y y o un ge r a ge g ro up

f ur t h e r b ro ade ns t h e gap in t ur n o u t s.

T his gap of e le c t o r a l t u r n o u t s p ro v id e s

p ol i t ic ia n s w i t h in ce n t i v e s t o f a v o ur

t h e r e la t i v e l y old e r p e o ple in t h e f o r m

of a p r io r i t is a t io n of a ce r t a in p ol ic y

f ie ld. I f t h is is t h e ca se, t h e y o u t h

r e la t i v e l y unde r r e p re se n t ed a nd h e re

unde m o cr a t ic f e a t ur e s of a gin g so cie t y

ca n b e s e e n.

THE R EL ATI V ELY YO UNGER AGE

GR O UP A ND I TS POLI T I CA L

A PATH Y

D o es t h e lo w t ur n o u t a m o n g t h e

y o u t h r e a ll y m e an t h a t t h e y o u t h

a r e n o t in t e r e s t ed in p ol i t ics?

A nde r so n a nd B e r a m e ndi (2012)

f ind e v id e nce t h a t t h ose w i t h r e la t i v e l y

lo w e r in co m es a r e le ss w ill in g t o

v o t e t h a n t h ose w i t h r e la t i v e l y h i g h e r

in co m es b ecause t h e f o r m e r r ega rd

p ol i t ics a s un equall y f a v o ur able t o t h e

r e la t i v e l y r ich e r g ro up. B ased o n t h is

a ssump t io n, t h e f o r m e r g ro up v o t e s

le ss t h a n t h e la t t e r b e cause t h e y f e el

t h a t t h e y a r e unde r r e p re se n t ed a nd

p ol i t ic ia n s a r e le ss r e sp o nsi v e t o t h e m.

Thus g ro ups w hich f e el t h a t p ol i t ic ia n s

a r e le ss r e sp o nsi v e t o t h e m v o t e le ss

a nd p ol i t ica l a p a t h y sp re ads a m o n g

mino r i t y g ro ups a s in equal i t y w id e ns.

I f t h is t h e o r y ca n b e appl ied t o t h e

co r r e la t io n b e t w e e n di f f e r e n t a ge

g ro ups a nd ele c t o r a l t u r n o u t s, t h e

r e la t i v e l y old e r g ro up is equi v a le n t t o

t h e r e la t i v e l y r ich e r g ro up. T h e r e la t i v e l y

y o un ge r a ge g ro up v o t e le ss b e cause

t h e y f e el t h a t t h e y a r e unde r r e p re se n t ed

a nd p ol i t ic ia n s f a v o ur t h e r e la t i v e l y

old e r a ge g ro up. To illu s t r a t e t h e in v e r s e

r e la t io n b e t w e e n a ge s a nd ele c t o r a l

t u r n o u t, i t n e eds t o b e a s ked w h e t h e r

t h e r e la t i v e l y y o un ge r a ge g ro up f e els

unde r r e p re se n t ed.

So f a r , o nl y o n e sur v e y e x is t s w hich

h elps t o co mp re h e nd h o w w idel y

p ol i t ica l a p a t h y h a s sp re ad a m o n g t h e

y o u t h in J ap an. I n 20 09, t h e J ap an

Yo u t h Re se a rch I n s t i t u t e in t e r v ie w ed

junio r h i g h o r h i g h sch o ol s t ude n t s

w h o w e re r a ndo ml y s ele c t ed a ll

o v e r J ap an o n t o pics su ch a s f a mil y,

s ch o ol, a nd p ol i t ics. 61.7% of t h e

in t e r v ie w e e s a n s w e red t h a t t h e y o u t h

sh o uld co n t r ib u t e t o sol v in g so cia l

a nd/o r p ol i t ica l p ro ble m. Ho w ev e r, a t

t h e s a m e t im e, 72% of t h e m f e l t t h a t

t h e y ca nno t e xe r t a n y in f lu e nce o n t h e

go v e r nm e n t a l d e cis io n-ma k in g. T h e

bigge s t p ro ble m w i t h t h is sur v e y is t h a t

t h e in t e r v ie w e e s a r e e i t h e r ju n io r h i g h

o r h is s ch o ol s t ude n t s, s o t h a t t h e y do

n o t y e t h a v e t h e r i g h t t o v o t e1. F ro m

t h e o u t co m e of t h is sur v e y, h o w ev e r,

o n e ca n r e a so nabl y s a y t h a t s e e min g

p ol i t ica l a p a t h y a m o n g t h e y o u t h do e s

n o t n e ce ss a r il y m e an t h ei r indi f f e r e n ce

t o p ol i t ics.

BUD GET SPENDING A ND M A JOR POLI CY

A R E AS

I t w o uld b e h elpf u l t o s e e o n w h a t

1# In Japan, the voting age is 20 or above. The ongoing discussion on lowering the voting age to 18 has not received major attention so far.

p ol ic y a r e a s t h e a nnu al b ud ge t is sp e n t

m os t . I f p ol i t ic ia n s a t t e mp t t o f a v o ur

t h e r e la t i v e l y old e r a ge g ro up, t h e n t h e y

w o uld t h in k h i g hl y of p ol ic y a r e a s t h a t

t h e m os t e ss e n t ia l t o t h e e ld e r l y .

F i r s t w e mus t a s k in w hich p ol ic y a r e a s

e a ch a ge g ro up of t h e e le c t o r a t e is

in t e r e s t ed. Ha r ada (2011) p oin t ed o u t

t h a t , a s is su e s t h a t n e ed t o b e t a ck led

f o r t h e n e x t y e a r , 54% of t h ose b e t w e e n

20 a nd 59 y e a r s old e mph asis ed

e co no mic v i t a l is a t io n, 45.5% of t h e m

n a t io n al f in a ncia l r e co ns t r u c t io n,

42.8% e mploy m e n t m e asure s, 32.2%

re co ns t r u c t io n of t h e p e nsio n s y s t e m,

27.7% m edical ca r e, 24.4% child-

r a is in g a nd educa t io n supp o r t . A s f o r

t h ose ab o v e 59 y e a r s old, t h e y

p r io r i t is ed t h e se ca t ego r ie s

qui t e di f f e r e n t l y : 43.3% of t h e m

sele c t ed r e co ns t r u c t io n of t h e

p e nsio n s y s t e m, 39.6% m edical

ca r e, a nd 4.5% child- r a is in g.

T his gap h a s a ls o b e e n co n f i r m ed

by Ha r n e y (2013), s a y in g «t w o-t h i rd s

of r e sp o nde n t s o v e r t h e a ge of 70

id e n t i f ie d nur s in g s e r v ice s a nd m edical

ca r e f o r t h e e ld e r l y a r e t h e m os t

imp o r t a n t e le m e n t s of s o cia l s e cur i t y ,

co mp a red w i t h o nl y a t h i rd of p e o ple in

t h ei r t w e n t ie s».

A cco rdin g t o t h e Na t io n al Ta x A ge ncy of

J ap an, t h e la r ge s t s e c t io n of t h e b ud ge t

of 2013 is sp e n t o n so cia l s e cur i t y-

r e la t ed a r e a s t h a t a cco un t f o r 31.4%

of t h e t o t a l b ud ge t . T h e a m o un t h a s

a lm os t do ubled, co mp a red w i t h t h e

b ud ge t of 199 0 a nd is co mp r is ed main l y

of p e nsio n, m edicin e, nur s in g ca r e,

s o cia l s e cur i t y , h e al t h a nd h ygie n e,

a nd e mploy m e n t (A r a k a wa, K. , & Mu t o,

K. 2013, Na t io n al Ta x A ge ncy 2013).

T h e e x p e ndi t ur e o n e mploy m e n t is t h e

smalle s t w hile t h a t o n p e nsio ns is t h e

T h i s g a p o f e l e c t o r a l t u r n o u t s p r o v i d e s

p o l i t i c i a n s w i t h i n c e n t i v e s t o f a v o u r t h e

r e l a t i v e l y o l d e r p e o p l e i n t h e f o r m o f a

p r i o r i t i s a t i o n o f a c e r t a i n p o l i c y f i e l d

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

bigge s t , a pp rox ima t el y 110 t im e s la r ge r

t h a n t h e f o r m e r t h is y e a r . Co nsid e r in g

t h a t p e nsio n, m edicin e a nd nur s in g ca r e

a nd so cia l s e cur i t y a r e la r gel y f o r t h e

e ld e r l y , t h is imb ala n ce in e x p e ndi t ur e

ca n b e co nsid e red a s a r e p re se n t a t io n

of a f a v o ur i t ism of p ol ic y ma ke r s f o r t h e

r e la t i v e l y old e r a ge g ro up.

D OES POLI CY M A K ERS R E A LLY

FAVO UR THE R EL ATI V ELY OLDER

AGE GR O UP?

O ne ca n s a y t h a t t h is s e e min gl y app a re n t

p ol i t ica l r e sp o nsi v e n e ss migh t b e a m e re

disguis e of a r adical n e ed t o t a ck le a

ce r t a in is su e. A la r ge p a r t of t h e b ud ge t

ma y b e sp e n t o n p e nsio n a nd m edical

ca r e b e cause t h e cur r e n t J ap an e se

p e nsio n s y s t e m se e ms unsus t a in able in

t h e lo n g-r un. Unde r t h e cur r e n t p e nsio n

s y s t e m, p e nsio ns a r e la r gel y p aid f o r b y

t h e cur r e n t w o r k f o rce. T his m e ans t h a t

t h e m o re e ld e r l y a nd t h e le ss childr e n

J ap an h a s, t h e m o re p ubl ic supp o r t f o r

t h e p e nsio n s y s t e m is n e eded.

T his p a r t icu la r f e a t ur e of t h e J ap an e se

p e nsio n s y s t e m, h o w ev e r, s e e ms t o

p ro duce m o re e v id e nce t h a t p ol ic y

ma ke r s r e sp o nd t o p ref e r e nce s of t h e

r e la t i v e l y old e r a ge g ro up. . T h e o re t ica ll y ,

p ol ic y-ma ke r s h a v e a ch oice t o r educe

t h e a m o un t of p e nsio n b e n ef i t s t o

main t a in t h e p e nsio n s y s t e m. Ho w ev e r,

t h e J ap an e se go v e r nm e n t d e cid ed t o

r a is e t h e v a lu e-added t a x (VAT) f r o m

5% t o 8% in 2014 p a r t l y in o rd e r t o

co mp e ns a t e f o r t h e la ck of f u nds f o r

p e nsio ns. Co nsid e r in g t h e r e a so n gi v e n

by t h e go v e r nm e n t a nd t h e f a c t t h a t t h e

y o u t h co nsum e m o re go o ds t h a n t h e

e ld e r l y , t h is r is e in t h e VAT is t o supp o r t

t h e cur r e n t e ld e r l y-p o pula t io n. I n

o t h e r w o rds, p ol ic y ma ke r s r e sp o nd t o

p ref e r e nce s of t h is sp e ci f ic a ge g ro up.

A t t h e s a m e t im e, t h e e x p e ndi t ur e o n

m e asure s a gain s t un e mploy m e n t h a s

dro pp ed in co mp a r is o n w i t h t h e la s t

y e a r , w hile t h a t of p e nsio n h a s r is e n

by 28.7% (Minis t r y of He al t h, Lab o ur

a nd Wel f a r e 2013). Unde r t h e cur r e n t

e co no mic s i t u a t io n w h e re t h e y o u t h

un e mploy m e n t r a t e is h i g h, o n e ca n

r e a so nabl y p ose a do ubt ab o u t t h e

d e m o cr a t ic qu al i t y of t h is dis t in c t i v e

gap in sp e ndin g.

CONCLUSI ONS

Th e re s e e ms t o b e a ce r t a in p ubl ic

r e sp o nsi v e n e ss d edica t ed t o t h e

r e la t i v e l y old e r a ge g ro up. T his is n a t ur a l ,

t a k in g in t o a cco un t in cr e a sin g r e la t i v e

a gin g of t h e e le c t o r a t e. Toge t h e r w i t h

t h ei r s t r o n g w ill in g n e ss t o t a ke p a r t in

p ol i t ics a nd p ol i t ic ia n ’s app a re n t h o p e

f o r e le c t o r a l v ic t o r y, t h is p a r t icu la r

f e a t ur e of J ap an e se n a t io n al e le c t io n s is

a s t r o n g dr i v e f o r p ol i t ic ia n s t o r e sp o nd

t o t h e sp eci f ic p ol i t ica l p r ef e r e nce s of

t h e e ld e r l y . T h e r e la t i v e l y y o un ge r a ge

g ro up is n o t n e ce ss a r il y un w ill in g t o

p a r t ic ip a t e in p ol i t ics; o n t h e co n t r a r y,

t h e y a r e e a ge r t o ma ke a co n t r ib u t io n.

A t t h e s a m e t im e, t h e y f e el p o w e r le ss in

p ol i t ics. T h e ref o r e, t h ei r r e la t i v e l y lo w e r

e le c t o r a l t u r n o u t ca n b e in t e r p r e t ed a s

t h ei r r e s i g n a t io n t o t h e s i t u a t io n, r a t h e r

t h a n of t h ei r p ure p ol i t ica l a p a t h y. A s

su ch, t h e y o u t h n e ed t o b e gi v e n e no u gh

o pp o r t uni t ie s t o b e r e p re se n t ed. I

h a v e sh o w n t o w hich e x t e n t p ol i t ic ia n s

r e sp o nd t o p ubl ic p r ef e r e nce, n a m el y

p ref e r e nce of t h e r e la t i v e l y old e r

a ge g ro up. T his is e x pl ic i t in h o w t h e

b ud ge t is sp e n t in a cco rd ance w i t h

p ubl ic p r ef e r e nce. Ho w ev e r, i t a ls o

n e eds t o b e m e n t io n ed t h a t t h e r e a r e

o t h e r f a c t o r s t o b e t a ke n in t o a cco un t

w h e n i t co m es t o t h e a ss e ssm e n t of

p ol i t ica l r e sp o nsi v e n e ss su ch

a s p ol i t ica l s y s t e ms a nd p ol ic y

a r e a s. I t w o uld b e t o o e a r l y t o

co nclude t h a t a gin g so cie t y h a s

a n unb e a r abl y n ega t i v e imp ac t o n

d e m o cr a cy f o r t h e y o u t h.

Yu k i K a m a d a

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p o l i t i c a l a p a t h y a m o n g t h e y o u t h

d o e s n o t n e c e s s a r i l y m e a n t h e i r

i n d i f f e r e n c e t o p o l i t i c s

72

73Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

article

rI N TR O D U CTI O N

W h e n US P r e s id e n t B a r a ck O b a m a

v is i t e d S o u t h Ea s t A s ia in la t e A p r i l 2 014,

s o m e e x p e r t s r e f e r r e d t o h is j o u r n e y

a s «co n t a in m e n t t o u r» (La n d le r 2014) .

Su ch e x p e r t s b e l ie v e t h a t A m e r ica ’s

s t r a t e g ic r e o r ie n t a t io n t o A s ia w ill

b e p e rce i v e d a s h os t i le a n d r e n d e r

a g r e a t -p o w e r co n f l ic t r e min is ce n t

o f t h e Co ld Wa r b e t w e e n t h e US a n d

Ch in a in e v i t a b le (M e a r s h e im e r 2010) .

Su ch a r g u m e n t s a r e co n s id e r e d t o b e

p r o v e n b y h is t o r ic e v id e n ce o f g r e a t -

p o w e r s t r u gg le , in p a r t icu la r t h e US

s t r u gg le f o r d o min a n ce in t h e We s t e r n

h e misp h e r e u n t i l 1898 w h e n t h e US

o u s t e d Sp a in f r o m t h e A m e r ica s . T h e y

ch a lle n ge co mp e t in g a r g u m e n t s b y

a s k in g : w h y s h o u ld w e e x p e c t Ch in a

t o a c t a n y d i f f e r e n t l y t h a n t h e Un i t e d

S t a t e s o v e r t h e co ur s e o f i t s h is t o r y?

A l t e r n a t i v e r e a s o n in g, h o w e v e r ,

p o in t s o u t t h a t t h e r e a r e cu r r e n t l y n o

s i g n s o f a r e v is io n is t Ch in a a t t e mp t in g

t o o v e r t h r o w t h e co n t e mp o r a r y

in t e r n a t io n a l s e t t in g (N y e 2013) . I n

f a c t , t h e co un t r y h a s b e co m e m o r e

in t e g r a t e d a n d m o r e co o p e r a t i v e in

t h e in t e r n a t io n a l co m muni t y t h a n

e v e r b e f o r e ( J o h n s t o n 20 03) . Ch in a ’s

a cce s s io n t o t h e W TO in 20 01 a pp e a r s

t o s ubs t a n t ia t e t h is p o in t , a n d i t t h u s

s e e m s t h a t a s t r e n g t h e n in g Ch in a w ill

a v o id g r e a t p o w e r co n f l ic t s b e cau s e i t

k n o w s t h a t i t ca n n o t o v e r t u r n t h e cu r r e n t

in t e r n a t io n a l s y s t e m ( I ke nb e r r y 20 0 8) .

A b o v e a ll , t h os e min d s e t s e x p e c t in g

co o p e r a t io n r a t h e r t h a n co n f r o n t a t io n

b e t w e e n Ch in a a n d t h e We s t e mp h a s ize

t h a t Ch in a i s in c r e a s in g l y l ib e r a l iz in g

i t s e co n o m y a n d g r e a t l y b e n e f i t s f r o m

t h e g lo b a l ca p i t a l i s t s y s t e m — s o w h y

d is p u t e i t ?

T h is i s w h e r e t h is a r g u m e n t t ie s o n . I t

i s b e l ie v e d t h a t t h e r e w ill b e n o g r e a t

p o w e r v io le n ce b e t w e e n Ch in a a n d t h e

US in t h e n e x t d e ca d e s . T h e r e a s o n

f o r t h is b e l ie f i s t h a t t h e US a n d Ch in a

a r e b o t h r a t io n a l a c t o r s ca p a ble o f

a cco m m o d a t in g e a ch o t h e r ’ s p o l ic ie s

t h r o u g h in t e r e s t -b a s e d co o p e r a t io n .

T h is a n a l y t ica l p e r sp e c t i v e i s a d o p t e d

f r o m t h e c la s s ica l n e o l ib e r a l s ch o ol

o f t h o u g h t in in t e r n a t io n a l r e la t io n s

(Ke o h a n e 20 05) , a r g u in g f o r in t e r -

s t a t e co o p e r a t io n o n t h e b a s is o f t h e

e go is t ic p u r s u i t o f n a t io n a l in t e r e s t s .

I t i s u n d e r p in n e d b y t h e a r g u m e n t

t h a t e co n o mic co o p e r a t io n b e t w e e n

t h e US a n d Ch in a o n t h e h is t o r ic b a s is

o f a n O p e n D o o r p o l ic y w ill m a in t a in

US-Ch in a r e la t io n s p e a ce f u l . I t w ill

b e a r g u e d t h a t a s lo n g a s Ch in a d o e s

n o t e co n o mica ll y i s o la t e i t s e l f f r o m

co m m e rc ia l e n ga ge m e n t w i t h t h e

Un i t e d S t a t e s , a n d a s lo n g a s f u t u r e

US a d min is t r a t io n s e mb a r k o n a n

in t e r e s t -b a s e d f o r e i g n p o l ic y g r o u n d e d

in e co n o mic le i t m o t i f s , t h e r e w ill b e

n o v io le n t co n f l ic t . T h e r e f o r e , f i r s t

t h e h is t o r ic b a ck g r o u n d o f t h e US

O p e n D o o r p o l ic y w ill b e h i g h l i g h t e d.

S e co n d, Ch in a ’s o p e nn e s s t o w a rd US

t r a d e a n d i t s f in a n c ia l in v e s t m e n t s in

US m a r ke t s w ill b e s t r e s s e d. F in a ll y , i t

w ill b e co n c lu d e d t h a t Ch in a ’s ca p i t a l i s t

a pp ro a ch a bil i t y i s f a c t u a l a n d t h a t

Ch in a i s o n i t s w a y t o b e co min g f u r t h e r

in t e g r a t e d in t o t h e in t e r n a t io n a l o rd e r .

US GEO-ECO N O MI CS

Fr o m e a r l y o n US f o r e i g n p o l ic y

o r ie n t a t io n s h a v e b e e n ch a r a c t e r ize d

b y a u n iqu e d e s id e r a t u m f o r

f o r e i g n m a r ke t s . T h e o r i g in s o f t h is

d is t in c t i v e n e s s o f US f o r e i g n p o l ic y

The geO-ecONOmicuS-chiNA eNTeNTe

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts74

a r e r o o t e d in t h e p os t -Ci v i l Wa r p e r io d,

w h e n t h e U. S . a s s u m e d a t r a n s o ce a n ic

r o le in g lo b a l a f f a i r s . T h is t r a n s o ce a n ic

r o le w a s t h a t o f a co m m e rc ia l e mpi r e

t h a t e mp h a s ize d t h e imp o r t a n ce o f

e x t e n d in g co m m e rc ia l r e la t io n s w i t h a s

l i t t l e p o l i t ica l co m mi t m e n t a s p os s ib le

(LaFe b e r 20 0 8) . T h is f o r e i g n e co n o mic

a l i g n m e n t w a s m os t e x p l ic i t l y

e x p r e s s e d b y US S e cr e t a r y o f S t a t e

J o h n H a y w h o in 1899 a nn o un ce d t h a t

a n e x p a n din g US co m m e rc ia l e mpi r e

w o u ld m o v e i t s f o r e i g n p o l ic y f o cu s

f r o m t h e N e w Wo r ld t o t h e Old Wo r ld

a n d A s ia . I n A u g u s t t h e s a m e y e a r h e

i s s u e d h is f i r s t O p e n D o o r n o t e s t o

B r i t a in , Ge r m a n y a n d R u s s ia .

T h os e US O p e n D o o r n o t e s

s t r e s s e d e qu a l t r e a t m e n t in

t r a d e, t h e t e r r i t o r ia l in t e g r i t y

o f Ch in a , a d min is t r a t i v e r e f o r m s

t o s t a b il ize t h e co un t r y , co o p e r a t io n

a m o n g t h e g r e a t p o w e r s a s w ell a s

t h e a cqu is i t io n o f le g i t im a c y f o r t h e

p r in c ip le o f t h e US O p e n D o o r p o l ic y .

I n 1912 Wo o dro w W ils o n r e a f f i r m e d t h is

ge o-e co n o mic imp e r a t i v e b y s t a t in g :

“We n e e d f o r e i g n m a r ke t s” . T h is

s ubs t a n t ia t e s t h e id e a t h a t ca p i t a l i s t

in t e r e s t s w e r e ce m e n t e d w i t h in

t h e n a t io n ’s ch a r a c t e r a n d d ic t a t e d

Wa sh in g t o n t o cu l t i v a t e a n d s e cur e

m a r ke t s a b r o a d. T h e O p e n D o o r n o t e s

e p i t o mize d t h is in t r in s ic ca p i t a l i s t

in t e r e s t b y s u cce s s f u ll y d e m a n din g

u n imp e d e d US a cce s s t o f o r e i g n

m a r ke t s . T h e y t h u s b e ca m e o n e o f t h e

m os t imp o r t a n t p r in c ip le s o f US f o r e i g n

p o l ic y a n d t u r n e d o u t t o b e o f g r e a t

co m m e rc ia l a d v a n t a ge f o r t h e US.

F i f t y y e a r s la t e r , A s s is t a n t S e cr e t a r y

o f S t a t e D e a n A ch e s o n d e c is i v e l y

r e i t e r a t e d t h is ca p i t a l i s t d ic t a t e

o f h is n a t io n ’s f o r e i g n p o l ic y a n d

s t r e s s e d t h a t t h e p o w e r f u l p r o du c t i v e

ca p a bil i t i e s o f t h e co un t r y ca n o n l y

b e co m e r e mun e r a t in g i f go o ds ca n b e

s o ld in f o r e i g n m a r ke t s . T h e US N a t io n a l

S e cur i t y S t r a t e g y (NSS) o f 2 010 ca r r ie s

t h is p r in c ip le f o r w a rd b y s t a t in g t h a t

«A m e r ica—l ike o t h e r n a t io n s—is

d e p e n d e n t up o n o v e r s e a s m a r ke t s t o

s e ll i t s e x p o r t s a n d m ain t a in a cce s s

t o s ca rce co m m o di t ie s a n d r e s o urce s»

(T h e W hi t e H o u s e 2010) . Fu r t h e r m o r e,

t h e NSS e x p l ic i t l y p r e d ica t e s t h a t a

p r osp e ro u s US e co n o m y in a n o p e n

in t e r n a t io n a l e co n o mic s y s t e m w hich

r e s is t s p r o t e c t io n is m is a n e n dur in g

n a t io n a l in t e r e s t .

T h e O p e n D o o r t o Ch in a – Pa s t a n d

P r e s e n t

T h a t Ch in a t o le r a t e s a n “o p e n d o o r”

t o i t s e co n o m y, o f co ur s e u n d e r s t r ic t

co n t r o l a n d w i t h ce r t a in r e s t r ic t io n s ,

h a s b e e n w id e l y e mp h a s ize d. S o m e

a r g u e t h a t ‘ f o r a r e g im e t h a t i s

os t e n s ib l y Co m munis t , B e i j i n g i s

a s t o n is h in g l y f r a n k in i t s a cce p t a n ce

o f ca p i t a l i s m’ (Za k a r ia 20 0 9: 93) . I n

f a c t , Ch in a w i t h i t s o p e n e co n o m y

h a s ‘p u r s u e d d is t in c t l y o p e n t r a d e

a n d in v e s t m e n t p o l ic ie s ’ (91) . A f t e r

i t s r e f o r m s in 1978 i t « f a s t b e ca m e

t h e m os t o p e n a n d m os t a t t r a c t i v e

e co n o m y in t h e w h ole o f t h e d e v e lo p in g

w o r ld» (B u za n, Cox 2013: 10) a n d «b y

t h e f i r s t h a l f o f 2 012 i t h a d o v e r t a ke n

t h e Un i t e d S t a t e s in b e co min g t h e

m os t imp o r t a n t d e s t in a t io n f o r f o r e i g n

d i r e c t in v e s t m e n t ( FD I ) w o r ld w id e» .

I t i s f u r t h e r a r g u e d t h a t Ch in a ’s

e co n o m y h a s d e v e lo p e d in t o o n e o f

t h e h ubs o f g lo b a l ca p i t a l i s m a n d t h a t

i t i s ‘ a h e t e r o ge n e o u s, go v e r n m e n t -

co n t r o lle d v e r s io n o f ca p i t a l i s m dr i v e n

b y co mp e t i t io n ’ ( t e n B r in k 2012: 629) ,

d e e pl y e mb e dd e d in g lo b a l e co n o mic

p r o ce s s e s .

I n a ddi t io n t o Ch in a ’s co n t e mp o r a r y

o p e nn e s s f o r e co n o mic e xch a n ge s w i t h

t h e ca p i t a l i s t w o r ld , t h e r e i s a ls o r e a s o n

t o b e l ie v e t h a t t h is w ill n o t ch a n ge

in f u t u r e , i . e . Ch in a w ill co n t in u e t o

b e n e f i t f r o m ke e pin g i t s d o o r o p e n f o r

t h e US. T h is i s s ubs t a n t ia t e d b y t h e

b e l ie f t h a t in Ch in a co lle c t i v e id e a s o f

in t e g r a t io n is m, i . e . id e a s t h a t

e mp h a s ize Ch in a ’s s ubs t a n t ia l

e co n o mic b e n e f i t s t h r o u g h i t s

co o p e r a t i v e p os i t io n in t h e

We s t e r n in t e r n a t io n a l s y s t e m,

a r e cu r r e n t l y d o min a n t (Le g r o 20 07) . A s

lo n g a s s u ch a n in t e g r a t io n is t s t r a t e g y

ca n b e ju s t i f i e d b y t h e r e g im e w i t h

r i s in g GD P p e r ca p i t a a n d in c r e a s in g

s t a n d a rd s o f l i v in g a t l a r ge, i t i s

u n l i ke l y t o ch a n ge.

I t i s t h e r e f o r e imp ro b a ble t h a t Ch in a

in f u t u r e w ill h e r m e t ica ll y s e a l i t s e l f

f r o m ca p i t a l i s t f o rce s . A s a m a t t e r o f

f a c t t h is s e e m s r a t h e r imp os s ib le ,

s in ce t o d a y m os t n a t io n s h a v e

s o m e k in d o f e i t h e r a d e m o cr a t ic

o r a u t h o r i t a r i a n ca p i t a l i s t e co n o m y

(B u za n, La w s o n 2014) . T h os e d i f f e r e n t

f o r m s o f ca p i t a l i s m h a v e f os t e r e d a

n o n-ge o g r a p h ic r e g io n a l iza t io n (h . ) in

t h e in t e r n a t io n a l s y s t e m, w h e r e f o r

in s t a n ce s o c ia l d e m o cr a t ic ca p i t a l i s m

is lo ca t e d a t ce r t a in p la ce s (m a in l y

co n t in e n t a l Eu r o p e b u t a ls o I n d ia ,

S o u t h Ko r e a a n d J a p a n) a n d Ch in e s e-

s t y le a u t h o r i t a r i a n , s t a t e b ur e au cr a t ic

ca p i t a l i s m e ls e w h e r e (Ch in a , V ie t n a m,

I t i s b e l i e v e d t h a t t h e r e w i l l b e n o

g r e a t p o w e r v i o l e n c e b e t w e e n C h i n a

a n d t h e U S i n t h e n e x t d e c a d e s

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 75

Gul f m o n a rch ie s ) . T h is e lu c id a t e s t h a t

co mp a r e d t o t h e Co ld Wa r -s t y le o f

in t e r n a t io n a l a f f a i r s t h e r e a r e n o g r e a t

e co n o mic- id e o lo g ica l d i v id e s b e t w e e n

a r i s in g Ch in a a n d t h e Un i t e d S t a t e s .

Su ch a r g u m e n t s f o r t h e g lo b a l

in t e rd e p e n d e n ce o f le a d in g e co n o mie s

a n d e sp e c ia ll y t h e b e n e f ic ia l t r a d e

r e la t io n sh ip b e t w e e n t h e Un i t e d S t a t e s

a n d Ch in a a r e e mpi r ica ll y e v id e n t .

A cco rd in g t o t h e Un i t e d S t a t e s Ce n su s

B ur e au, US e x p o r t s o f go o ds t o Ch in a

h a v e g r a du a ll y in c r e a s e d f r o m 3,855

mill io n US-$ in 1985 t o 122,016 mill io n

US-$ in 2013 (US Ce n su s B ur e au) . US

imp o r t s o f go o ds f r o m Ch in a r os e f r o m

3,8 61 mill io n US-$ in 1985 t o 4 4 0,433

mill io n US-$ in 2013.

O t h e r s o urce s a ls o s t r e s s h o w

b e n e f ic ia l t r a d e w i t h Ch in a i s f o r

t h e Un i t e d S t a t e s . T h e 2012 R e p o r t

t o Co n g r e s s f r o m t h e Un i t e d S t a t e s

Tr a d e R e p r e s e n t a t i v e o n Ch in a ’s

W TO Co mpl ia n ce s t a t e d t h a t «T h e

imp r e s s i v e g r o w t h in US-Ch in a t r a d e

h a s p r o v id e d s ubs t a n t ia l o pp o r t u n i t ie s

f o r US b u s in e s s e s, w o r ke r s , f a r m e r s»

(2 ) a n d s o o n . A cco rd in g t o t h e r e p o r t ,

b e t w e e n 20 01 a n d 2011 e x p o r t s o f

go o ds t o Ch in a in c r e a s e d b y 4 42%.

Ch in a i s t h e la r ge s t e x p o r t m a r ke t f o r

t h e Un i t e d S t a t e s . I n a s imila r v e in i t s

p e a k in g Fo r e i g n D i r e c t I n v e s t m e n t ( FD I )

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a s r e la t e d t o B e i j i n g ’s p u rch a s e o f

US t r e a s u r y b o n d s. A l t h o u g h o f t e n

co n s id e r e d a s e cur i t y i s s u e o n b e h a l f

o f t h e US, Ch in a a ls o b e n e f i t s f r o m

i t s «sp e c ia l c r e d i t o r s t a t u s» w i t h

r e l i a b le p r o f i t s . T h a t t h is s i t u a t io n

i s o n e o f mu t u a l in t e rd e p e n d e n ce

r a t h e r t h a n b e ll icos e, a s y m m e t r ica l

in t e rd e p e n d e n ce is f o r in s t a n ce

a r g u e d b y D r ez n e r (2 0 0 9) . T h e r e f o r e ,

i t ca n b e co n c lu d e d t h a t f i r s t l y , t h e

US in c r e a s in g l y b e n e f i t s f r o m i t s

e co n o mic in t e rd e p e n d e n ce w i t h Ch in a

a n d s e co n dl y , Ch in a d o e s n o t s e a l

i t s e l f o f f f r o m w e s t e r n ca p i t a l i s t f o rce s

a n d w ill n o t d o s o in t h e f u t u r e .

CO N CLUSI O N

T his s u gge s t s t h a t t h e r i s e o f Ch in a

w ill u n d e r co n t e mp o r a r y c i rcu m s t a n ce s

n o t r e s u l t in mil i t a r y co n f l ic t b e t w e e n

t h e Un i t e d S t a t e s a n d Ch in a . I n s t e a d,

ca p i t a l i s t f o rce s in t h e US a n d Ch in a

w ill i n du ce b o t h co mp e t i t i v e a n d

r a t io n a l a c t o r s t o co o p e r a t e o n

t h e b a s is o f t h e e go is t ic p u r s u i t o f

ca p i t a l i s t n a t io n a l in t e r e s t s . I t i s a ls o

co n s id e r e d t h a t Ch in a ’s a m e n a ble

ca p i t a l i s t a pp ro a ch a bil i t y w ill e n dur e .

H o w e v e r , t h os e co n di t io n s ca n e a s il y

b e j e o p a rd ize d b y m e s s ia n ic a n d

p a t r o n iz in g b e h a v io r o n p a r t o f t h e

Un i t e d S t a t e s t o w a rd Ch in a . A c t io n s

l i ke P r e s id e n t O b a m a’s t h r e e- t im e

r e ce p t io n o f t h e D a la i La m a w i t h in

ju s t f o u r y e a r s a n d h a r s h c r i t ic is m

t o w a rd t h e s i t u a t io n o f h u m a n r i g h t s in

Ch in a s h o u ld t h e r e f o r e b e co n s id e r e d

ca r e f u ll y . I n s imila r w a y s, US a ll i a n ce

b u ild in g t h r o u g h o u t S o u t h Ea s t A s ia

s h o u ld n o t r e s u l t in Ch in e s e p e rce p t io n s

o f e n c i rc le m e n t o r co n t a in m e n t . T h u s,

t h e US s h o u ld n o t o f f e n d Ch in a ’s s t a t u s

in t h e in t e r n a t io n a l s o c ie t y b e cau s e

t h is w o u ld o n l y f os t e r r e s e n t m e n t

a c r os s t h e Pa c i f ic (Wo hl f o r t h 20 0 9) .

I n s t e a d, US-Ch in e s e co mp e t i t io n

s h o u ld p r e f e r a b l y a c t o u t w i t h in a n

in s t i t u t io n a l f r a m e w o r k in t h e f ie ld o f

e co n o mics, l i ke t h e D is p u t e S e t t le m e n t

B o d y (DSB) o f t h e W TO, a n d n o t in

p e j o r a t i v e r e p r im a n din g o v e r h u m a n

r i g h t s a n d ge o p ol i t ica l ze r o-s u m ga m e s

p r o n e t o v io le n t e s ca la t io n in S o u t h

Ea s t A s ia .

J o ch e n K l in g le r

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Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

D EM O CR AT I C PE ACE T HEO R Y O R W H Y

D EM O CR ACIES D O N OT F I GH T E ACH

OT HER

Pr e s id e n t Cl i n t o n ’ s S t a t e o f t h e

Un io n a ddr e s s in 19 94 i s s e e n a s t h e

f i r s t t im e t h e d e m o cr a t i c p e a ce t h e o r y

w a s u s e d a s a j u s t i f i ca t io n f o r f o r e i g n

p o l ic ie s , w h e r e Cl i n t o n d e c la r e d t h a t

«d e m o cr a c ie s d o n ’ t a t t a ck e a ch o t h e r» .

T h e t h e o r y s u gge s t s t h a t m a t u r e

l ib e r a l d e m o cr a c ie s d o n o t f i g h t e a ch

o t h e r . H e n ce, f o r Cl i n t o n , s p r e a d in g

d e m o cr a c y p r o m o t e s g lo b a l p e a ce a n d

s e cu r i t y (M a n s f ie ld a n d S n y d e r , 19 95;

O w e n, 19 94) .

Ev e n t h o u g h d e m o cr a c ie s d o n o t

f i g h t e a ch o t h e r , t h e y s t i l l f i g h t n o n-

d e m o cr a c ie s . T h i s w il l b e d is cu s s e d

b y u s in g t h e r e l a t io n s h ip b e t w e e n

t h e Un i t e d S t a t e s (US) , a s a l ib e r a l

d e m o cr a c y , a n d t h e I s l a mic R e p ub l ic o f

I r a n , a s a t h e o c r a t i c r e g im e. A n a l y s in g

t h e h y p o t h e t ica l e f f e c t s I r a n ’ s g r a du a l

d e m o cr a t i za t io n co u ld h a v e o n t h i s

r e l a t io n s h ip s h o w s h o w d e m o cr a t i c

p e a ce t h e o r y ca n le a d in t o a p o l ic y

d i l e m m a.

T h e US a n d I r a n h a v e a t u r b u le n t

a n d co m ple x r e l a t io n s h ip , e s p e c ia l l y

o v e r t h e p a s t t h r e e d e ca d e s , s in ce t h e

I r a n ia n R e v o lu t io n in 1979 t h a t t o pp le d

M o h a m m a d R eza Sh a h . T h i s r e v o lu t io n

w a s a cco m p a n ie d b y s e r io u s a n t i -

A m e r ica n s e n t im e n t s a m o n gs t t h e

m a j o r i t y o f t h e p o p u la t io n , d u e t o

a n ge r a b o u t A m e r ica n in v o l v e m e n t

i n d o m e s t ic p o l i t i cs . US in v o l v e m e n t

i n I r a n ’ s d o m e s t ic a f f a i r s w a s w e ll

u n d e r w a y in 1953 w i t h Ce n t r a l

I n t e l l i ge n ce A ge n c y (CI A ) co v e r t a c t io n

t h a t o v e r t h r e w M o h a m m a d M os s a d e q s ’

d e m o cr a t i ca l l y e le c t e d go v e r n m e n t .

Ye a r s l a t e r , p a r a d ox ica ll y , P r e s id e n t

G e o r ge W. B u s h t r i e d t o d e m o cr a t i ze

I r a n a s p a r t o f h i s ‘ s t r a t e g y o f f r e e d o m’

(m a in l y t h r o u g h mil i t a r y t h r e a t s , t r a d e

e m b a r gos , co e rc io n a n d t h e ‘ I r a n

D e m o cr a c y P r o g r a m’ ) . H is e f f o r t s

r a i s e d f e a r s a n d c r i t i c i s m a m o n gs t t h e

I r a n ia n p o p u la t io n . P r e s id e n t B a r a ck

O b a m a ch a n ge d US f o cu s a n d s t a r t e d

t o e m p h a s ize b i - l a t e r a l co o p e r a t io n

o v e r i s o la t io n a n d co n f r o n t a t io n .

B e g in n in g l a s t f a l l A m e r ica n a n d I r a n ia n

p o l i t i c i a n s h a v e , a f t e r y e a r s o f s i l e n ce ,

s t a r t e d t o t a l k w i t h e a ch o t h e r a ga in . A

n u c le a r a g r e e m e n t ( r e a ch e d o n t h e 24

N o v e m b e r 2 013, w i t h t h e f i r s t a c t io n s

co m m e n c in g o n 2 0 J a n u a r y 2 014) i s t h e

f i r s t r e s u l t . T h i s s h o w s a w il l i n g n e s s

t o co o p e r a t e o n b o t h s id e s . H o w e v e r

t r u s t i s s u e s a r e s t i l l co n s t r a in in g

e f f e c t i v e n e s s .

T h e I r a n ia n r e g im e s t r u c t u r e i s a

r a t h e r p o l y ce n t r i c r e g im e s t r u c t u r e ,

w i t h m a n y d i f f e r e n t a c t o r s w i t h

d i f f e r e n t i n t e r e s t s ; h e n ce t h e r e i s

n o t o n e s in g le r e g im e in Te h r a n .

Ev e n t h o u g h t h e p r e s id e n t a n d t h e

p a r l i a m e n t a r e e le c t e d b y t h e p ub l ic ,

e le c t io n s a r e o f t e n co n t e s t e d a s t h e

G r e e n R e v o lu t io n s h o w e d in 2 0 0 9 .

T h e n u c le a r a g r e e m e n t ca n s e r v e a s

article

rANAlySiS OfiRAN - uS RelATiONS

wiTh RegARDS TO The DemOcRATic PeAce TheORy

76

77Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

a n e x a m ple o f o n e g r o u p, t r y i n g t o

e s t a b l i s h i t s e l f a n d w a n t in g t o ga in t h e

co n f id e n ce o f t h e We s t . H o w e v e r , a n t i -

A m e r ica n s e n t im e n t s a r e s t i l l h i g h in

I r a n . H e n ce t o ke e p p ub l ic s u pp o r t , t h e

go v e r n m e n t h a s t o b e w a r y t o a v o id

a pp e a r in g t o o p o l i t e a n d f o r t h co min g

w i t h A m e r ica n s .

N o n e t h e le s s , t h e n u c le a r

a g r e e m e n t a n d s u cce s s f u l co o p e r a t io n

co u ld mi t i ga t e t h e s e cu r i t y d i l e m m a

b e t w e e n t h e t w o co u n t r i e s . T h i s

co u ld in c r e a s e t r u s t , d e c r e a s e

t r a d e b a r r i e r s a n d p o t e n t i a l l y

e s t a b l i s h p e a ce in t h e lo n g r u n

(A la m d a r i , 2 011; B a n a i , 2 013;

Co v e , 1987; Gu a rd ia n , 2 014;

Lu t h e r , 2 014; Sh o r t v. I r a n ,

1987; Tezcü r , 2 012; W il l i a m s,

2 0 0 8) .

T HE I M PACT O F T HE R EGI M E T Y PE O N

CO NFL I CT

US A S A L IB ER A L D EM O CR ACY VS . I R A N

A S A N O N-L IB ER A L D EM O CR ACY

L ib e r a l id e a ls t e n d t o p r e v e n t

w a r s b e t w e e n d e m o cr a c ie s , b u t ca n

d r i v e d e m o cr a c ie s i n t o w a r s w i t h

« i l l ib e r a l s t a t e s» . L ib e r a l d e m o cr a c ie s

a r e p r e s u m e d b y o t h e r l ib e r a l

d e m o cr a c ie s t o b e t r u s t w o r t h y ,

p r e d ic t a b le a n d r e a s o n a b le , go v e r n e d

b y t h e p e o p le r e p r e s e n t in g t h e i r

t r u e i n t e r e s t s . T h e m u t u a l r e s p e c t

o f l ib e r a l p r i n c ip le s (a m o n gs t l ib e r a l

d e m o cr a c ie s ) l e a d s t o t h e a bs e n ce

o f w a r b e t w e e n s t a b le l ib e r a l

d e m o cr a c ie s . S t r o n g t r a d e r e l a t io n s

o f t e n r e in f o rce t h e go o d r e la t io n s h ip

b e t w e e n l ib e r a l d e m o cr a c ie s . A s

M o n t e s qu ie u s t a t e d : «p e a ce i s t h e

n a t u r a l e f f e c t o f t r a d e» (19 0 0 :316) .

A pp r o p r i a t e go v e r n a n ce s h o u ld t h u s

b e e s t a b l i s h e d t h r o u g h e s t a b l i s h in g

t h e t h r e e o r i g in s o f p e a ce (co m m e rce ,

r e s p e c t a n d r e p ub l ica n is m) , w h ich w il l

c r e a t e m u t u a l t r u s t a m o n gs t n a t io n s ,

a s I m m a nu e l K a n t (1795) s u gge s t s .

H o w e v e r , d e m o cr a c ie s d o f i g h t w a r s

a ga in s t n o n- l ib e r a l s t a t e s , w h ich a r e

co n s id e r e d d a n ge r o u s , u n p r e d ic t a b le

a n d u n r e a s o n a b le , r u le d t h r o u g h

o pp r e s s io n a n d d e s p o t i s m. La ck o f

t r u s t co m bin e d w i t h p o o r s o c ia l a n d

e co n o mic r e l a t io n s le a d t o a h i g h e r

l i ke l i h o o d o f w a r b e t w e e n l ib e r a l a n d

n o n- l ib e r a l s t a t e s1.

T h e c la im t o ge n e r a t e l ib e r a l

p e a ce a ro und t h e w o r ld t h r o u gh l ib e r a l

f o r e i g n p ol ic ie s ca n s e r v e a s a go o d

1# Liberal peace theories however are predominantly represented by ‘Western’ scholars and may not adequately reflect the way in which ‘illiberal states’ see these relationships.

clo a k f o r «p o w e r p ol i t ics» o r ie n t e d

in t e r n a t io n a l a mbi t io n s, e sp e cia ll y

w h e n di r e c t e d a ga in s t « ill ib e r a l ’ s t a t e s» .

Co o p e r a t io n b e t w e e n ( t h e ill ib e r a l )

S audi A r a bia a nd t h e US h o w e v e r

s h o w s t h a t e n mi t y b e t w e e n l ib e r a l a nd

ill ib e r a l s t a t e s is n o t a l w a y s t h e ca s e

(h o w e v e r S audi A r a bia, u n l i ke I r a n, h a s

n e v e r t h r e a t e n e d t o e l imin a t e A m e r ica n

in f lu e n ce) . W h e n i t co m e s t o a s s e s s in g

ill ib e r a l s t a t e s a nd t h e n e e d f o r t h e

sp r e ad of d e m o cr a cy, t h e US s e e ms t o

a ppl y a d o uble s t a nd a rd (D o y le, 1983b;

O w e n, 1994; Tezcür , 2012) .

D i f f e r e n t p e rce p t io n s t o w a rd s

o t h e r r e g im e t y p e s h i g h l y i n f l u e n ce

t h e w a y in w h ich a gg r e s s io n i s

p e rce i v e d (b y t h e p o p u la t io n a n d

t h e go v e r n m e n t ) a n d t h e l i ke l i h o o d

o f v io le n t e s ca la t io n . I n a cco rd a n ce

w i t h t h e t h e o r y p r e s e n t e d a b o v e , t h e

r e l a t io n s b e t w e e n t h e US a n d I r a n h a v e

lo n g b e e n a cco m p a n ie d b y t h r e a t s a n d

a gg r e s s i v e r h e t o r ic . T h e US i s h i g h l y

s u s p ic io u s t o w a rd s I r a n ia n

i n t e n t io n s (e s p e c ia l l y t h e i r

n u c le a r a m bi t io n s ) , w h ich

h a s a l s o le d t o a s u s p e n s io n

o f t r a d e w i t h I r a n . H o w e v e r ,

a s m e n t io n e d a b o v e , t r a d e

b a r r i e r s h a v e b e e n r e l a xe d

r e ce n t l y a n d t h e r e s e e m s t o

e x i s t a w il l i n g n e s s t o co o p e r a t e , w h ich

s h o w s l im i t s o f t h e d e m o cr a t i c p e a ce

t h e o r y .

US A S A L IB ER A L D EM O CR ACY A ND IR A N

A S A M AT UR E L IB ER A L D EM O CR ACY

To r e v e r s e t h e h y p o t h e s e s o f t h e

l ib e r a l p e a ce t h e o r y a n d t o a s k w h a t

w o u ld h a pp e n i f I r a n w e r e a m a t u r e

l ib e r a l d e m o cr a c y ca n h e lp t o id e n t i f y

E n h a n c e d t r u s t a n d w i l l i n g n e s s f o r

c o o p e r a t i o n c o u l d f a c i l i t a t e e x t e n s i v e

c o m m e r c i a l c o o p e r a t i o n , w h i c h i n

t u r n c o u l d f u r t h e r i n c e n t i v i z e p e a c e

b e t w e e n t h e t w o n a t i o n s

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

w e a k n e s s e s a n d in co h e r e n c ie s o f t h e

t h e o r y , b u t ca n a l s o h e lp t o f u r t h e r

s u pp o r t t h e t h e o r y w i t h a p os s ib le

r e co n c i l i a t io n o f t h e t w o co u n t r i e s .

I m a g in in g I r a n a s a m a t u r e d e m o cr a c y ,

d o e s a l s o le a d t o t h e

a s s u m p t io n t h a t t h e co u n t r y

b e co m e s m o r e p r e d ic t a b le ,

t r u s t w o r t h y a n d r e l i a b le , a s

d is cu s s e d a b o v e . Co m p a r in g

t h a t ‘m a t u r e ’ s t a t e t o t h e ‘p r e s e n t ’

s t a t e s e e m s t o e v o ke a co m ple t e l y

d i f f e r e n t r e l a t io n s h ip b e t w e e n t h e US

a n d I r a n . H e n ce p e a ce b e t w e e n I r a n

a n d t h e US s e e m s co n t in ge n t u p o n

I r a n ’ s p e rce i v e d s t a t u s a s ‘ l ib e r a l ’ .

Enh a n ce d t r u s t a n d w il l i n g n e s s

f o r co o p e r a t io n ( t h a t w a s p r e s u m a b l y

e s t a b l i s h e d in t h e lo n g p r o ce s s

o f b e co min g a m a t u r e d e m o cr a c y )

co u ld f a c i l i t a t e e x t e n s i v e co m m e rc ia l

co o p e r a t io n , w h ich in t u r n co u ld

f u r t h e r i n ce n t i v ize p e a ce b e t w e e n t h e

t w o n a t io n s .

H e n ce i f I r a n w a s t o b e co m e a

m a t u r e l i b e r a l d e m o c r a c y , r e l a t i o n s

b e t w e e n t h e US a n d I r a n w o u ld b e

im p r o v e d (co m p a r e d t o t h e p r e s e n t

s i t u a t i o n ) , b u t t h e r e i s n o g u a r a n t e e

t h a t p e a ce w o u ld p r e v a i l . A p r o ce s s

o f g r a d u a l d e m o c r a t i za t i o n i n I r a n

m i g h t a l s o h a v e a d v e r s e e f f e c t s .

Ed w a rd D . M a n s f i e ld a n d J a ck S n y d e r

(19 95 ) d e f i n e d e m o c r a t i za t i o n t o

b e a t r a n s i t i o n p e r io d f r o m o n e

f o r m o f go v e r n m e n t t o a n o t h e r , a

t r a n s f o r m a t io n b e t w e e n a u t o c r a c y ,

a n o c r a c y , a n d d e m o c r a c y ( t h e

t r a n s i t i o n t a ke s p l a ce i n t h e d i r e c t io n

o f d e m o c r a c y – i n r e v e r s e i t w o u ld b e

ca l l e d a u t o c r a t i za t i o n ) . T h i s p r o ce s s i s

a g r a d u a l , n o t s u dd e n . T h e t r a n s i t i o n a l

p e r io d w h i l s t n o t n e ce s s i t a t i n g w a r i s

t y p ica l l y v e r y r o ck y – s t a t e s t h a t a r e

d e m o c r a t i z i n g h a v e b e e n k n o w n t o

b e h a v e m o r e a gg r e s s i v e l y a n d t o b e

m o r e w a r -p r o n e . T h e r e s e a rch f o u n d

t h a t s t a t e s t h a t w e r e i n t h e p r o ce s s o f

d e m o c r a t i za t i o n w e r e m u ch m o r e l i ke l y

(b y 6 0%) t o e n ga ge i n v io l e n t co n f l i c t

a n d w a r , t h a n w e r e s t a t e s t h a t h a d n o t

u n d e r go n e a r e g im e ch a n ge . T h e m o r e

d r a m a t i c t h e ch a n ge o f t h e r e g im e

t y p e , t h e h i g h e r t h e l i ke l i h o o d o f w a r .

Ye t i t i s im p o r t a n t t o n o t e t h a t d e s p i t e

t h e s t r o n g co r r e l a t i o n , a s im p le ca u s a l

r e l a t i o n s h ip o f i n c r e a s e d l i ke l i h o o d o f

w a r d u e t o d e m o c r a t i za t i o n s h o u ld n o t

b e i n f e r r e d .

O n e f e a t u r e o f t h i s t r a n s i t i o n a l

p e r io d i s t h e p lu r a l i t y o f g r o u ps

ge n e r a t i n g co m p e t i t i o n i n d o m e s t i c

p o l i t i c s . N e w a n d o ld e l i t e s t r y t o

m o b i l i ze t h e m a s s e s b e h in d t h e m t o

co n s o l id a t e t h e i r i n f l u e n ce , o f t e n

u s i n g n a t io n a l i s t a n d a n t i -d e m o c r a t i c .

S o m e t h e n u s e t h e i r p o w e r t o a d a p t

e x i s t i n g im p e r f e c t d e m o c r a t i c

f e a t u r e s t o t h e i r a im s , co n s e qu e n t l y

h a m p e r i n g f u r t h e r im p r o v e m e n t o f t h e

d e m o c r a t i c i n s t i t u t i o n s .

T h i s t r a n s i t i o n a l w e a k n e s s

co u ld b e e x p lo i t e d b y t h e s t r o n g

r e l i g io u s e l i t e s i n I r a n t o im p r o v e t h e i r

p os i t i o n i n t h e n e w s y s t e m.

I n s t i t u t i o n a l w e a k n e s s e s ,

s o c i a l ch a n ge a n d t h r e a t e n e d

i n t e r e s t s p r o d u ce r e ck l e s s a n d

s h o r t - s i g h t e d p o l i c y -m a k in g ,

w h ich ca n t r i g ge r w a r . T h e

1979 I r a n i a n R e v o lu t i o n e xe m p l i f i e s

t h e im p o r t a n t r o l e o f r e l i g io n i n t h e

s t a t e a n d t h e p o t e n t i a l f o r r e l i g io u s

e l i t e s t o i n f l u e n ce t h e p o p u la t i o n

(M a n s f i e ld a n d S n y d e r , 19 95 ) .

W O ULD IR A N ’S D EM O CR AT I Z AT I O N

E X ACER B AT E T HE CO NFL I CT?

T h e d e m o c r a t i c p e a ce t h e o r y

s u gge s t s t h a t I r a n -US r e l a t i o n s

w o u ld b e m o r e p e a ce f u l i f I r a n w a s

a m a t u r e l i b e r a l d e m o c r a c y , h e n ce

d e m o c r a t i za t i o n s e e m s d e s i r a b le .

T h e h y p o t h e t i ca l qu e s t io n a b o u t t h e

e f f e c t s o f I r a n ’ s d e m o c r a t i za t i o n i s

a c t u a l l y n o t t o o f a r f e t ch e d , s i n ce I r a n

h a s i n d e e d t a ke n s o m e s t e ps t o w a rd s

d e m o c r a c y a n d t h e G r e e n R e v o lu t i o n

(2 0 0 9-2 010 e le c t io n p r o t e s t s ) m a ke s

a d e m o c r a t i za t i o n o f I r a n a pp e a r

p os s ib le . H e n ce t e ch n ica l l y I r a n ’ s

t r a n s i t i o n t o w a rd s d e m o c r a c y s h o u ld

n o t b e t o o d r a m a t i c ( Tezcü r , 2 012 ) .

T h e I r a n i a n r u l i n g e l i t e s ,

h o w e v e r , w i l l n o t g i v e u p t h e i r p o w e r

f o r t h e ca u s e o f d e m o c r a c y a n d h e n ce

ch a l l e n ge l ib e r a l i s m a n d d e m o c r a c y .

D u e t o h i g h a n t i -A m e r i ca n s e n t im e n t

a m o n gs t t h e p o p u la t i o n , r u l i n g e l i t e s

co u ld w in d o m e s t i c s u pp o r t t h r o u g h

t h r e a t e n in g t h e US o r o t h e r l i b e r a l

T h e m o r e d r a m a t i c t h e c h a n g e o f t h e

r e g i m e t y p e , t h e h i g h e r t h e l i k e l i h o o d

o f w a r

78

79Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

We s t e r n s t a t e s , t h u s s t r e n g t h e n in g

t h e i r p os i t i o n w i t h i n t h e co u n t r y , w h ich

m a y l e a d t o w a r . D e m o c r a t i za t i o n

co u ld a l s o l e a d o t h e r g r o u ps t o a ccu s e

t h e US , o f p r e c ip i t a t i n g t h e i r b a d

e co n o mic s i t u a t i o n t o ga in p o p u la r

s u pp o r t (A l a m d a r i , 2 011 ) .

I r a n ’ s p e a ce f u l a pp e a r a n ce o v e r

t h e p a s t d e ca d e s (w h i l e a t t h e s a m e

t im e s u pp o r t i n g t h e A s s a d r e g im e i n

Sy r i a a n d H ez b o ll a h i n Le b a n o n ) co u ld

d i s i n t e g r a t e d u e t o p os s ib le i n f i g h t i n g

a m o n gs t I r a n i a n n a t io n a l s f o r p o w e r .

T h e n , w h e n h os t i l i t i e s a ga in s t t h e

US r i s e , t h e US h a s a n i n t e r e s t i n

f o rce f u l l y i n t e r v e n in g i n I r a n t o s e cu r e

a n d t o r e m o v e a l l n u c le a r t e ch n o lo g y ,

s o t h a t i t d o e s n o t f a l l i n t o t h e ‘w r o n g ’

(o r ‘w o r s e ’ ) h a n d s . T h i s co u ld l e a d t o

a s e r io u s e s ca l a t i o n o f t h e co n f l i c t .

H e n ce , e v e n t h o u g h d e m o c r a t i za t i o n

s e e m s l i ke a go o d id e a , i t i s h i g h l y

l i ke l y t o p r o d u ce m o r e v io l e n ce .

T h e l ib e r a l p e a ce t h e o r y ca n

b e h e lp f u l t o e x p l a i n t h e a bs e n ce o f

w a r b e t w e e n l ib e r a l d e m o c r a c ie s .

T h e t h e o r y s u gge s t s t h a t i f I r a n w a s

a m a t u r e l i b e r a l d e m o c r a c y , t h e

r e l a t i o n s h ip b e t w e e n t h e US a n d I r a n

w o u ld b e s t r e n g t h e n e d b y e co n o mic ,

s o c i a l a n d cu l t u r a l e xch a n ge .

H o w e v e r , i f I r a n w e r e i n a

d e m o c r a t i za t i o n p r o ce s s , t h e

l i ke l i h o o d o f w a r w o u ld i n c r e a s e .

Va r io u s g r o u ps w o u ld t r y t o s e cu r e t h e i r

i n f l u e n ce u n d e r i n c r e a s e d p o l i t i ca l

co m p e t i t i o n , p r o m o t i n g n a t io n a l i s t

c l a im s a n d c l a im s a ga in s t f o r e i g n a c t io n

w i t h i n t h e co u n t r y . N o n e t h e le s s , a

d e m o c r a t i ze d I r a n w o u ld ce r t a i n l y

s e e k c los e r co o p e r a t io n w i t h t h e US

a n d o t h e r l i b e r a l d e m o c r a t i c s t a t e s .

H e n ce , t h e r e i s a d i l e m m a b e ca u s e o n

t h e o n e h a n d a d e m o c r a t i c I r a n co u ld

b e m o r e p e a ce f u l , b u t o n t h e o t h e r

h a n d I r a n ’ s d e m o c r a t i za t i o n co u ld r i s k

v io l e n t co n f l i c t .

T h e d e m o c r a t i c p e a ce t h e o r y

r e a ch e s i t s l im i t s i n r e ga rd s t o t h e

cu r r e n t r e l a t i o n b e t w e e n t h e US a n d

I r a n . T h e n u c le a r a g r e e m e n t b e t w e e n

I r a n a n d t h e US s h o w s , d i f f e r e n t

r e g im e t y p e s a r e a b le t o co o p e r a t e

a n d e v e n h a v e a w i l l i n g n e s s t o d o s o

(e v e n t h o u g h t r u s t i s s u e s r e m a in ) .

H e n ce d e m o c r a c ie s d o n ’ t a t t a ck e a ch

o t h e r – b u t t h e US a n d I r a n d o n o t

a t t a ck e a ch o t h e r e i t h e r f o r t h e t im e

b e in g .

D o r o t h e e B ü t t n e r

BIBLIOGRAPHY

Alamdari, K. (2011): The Quest for Democracy in Iran: A Century of Struggle Against Authoritarian Rule’, Iranian Studies, Vol. 44 No. 3, pp.409-415.

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Williams, P. D. (2008): Securit y Studies, Oxon: Routledge.

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts80

article

r« On entendait encore la machine

faire du bruit , et personne ne se

demandait si el le faisait encore son

service. »

A insi Ca r l v o n Clause w i t z décr i t -

il le gou v e r n e men t p r ussie n à la v eille

de la ca mpa gne de 18061. La Pr usse

n e p résen t ai t a lo r s que l ’appa re nce de

la puiss ance acquise sous le s règnes

p récéden t s. Elle n ’a v ai t a lo r s j a mais

co nnu d’Et a t, mais des adminis t r a t io ns

désa r t iculée s, don t le s co mp ét e nces se

r e coup en t e t n e s ’e xe rcen t que sur de s

t e r r i t oi r e s dét e r minés. Ce t t e absence

imp ose au sou v e r ain de co n t rôle r,

d’e xe rce r p a r t o u t so n au t o r i t é, d’a ssure r

p a r t o u t e t sur t o u t s a co mp ét e nce.

L ’adminis t r a t io n p r ussie nne e s t do nc,

a v an t 1806, absolu t is t e p e r s e. La

co n t inui t é du roy aume réside ain si d ans

la « V i r t ù » du Sou v e r ain, s a cap aci t é

à réa gir au x aléas de la « Fo r t una », au

p oin t de de v enir un e v ér i t able t e chnique

a f in de p ou voir co o rdonne r le s appa reils

ép a r s e t le ur imp r ime r une v olo n t é

co mmune. Le s t y le de gou v e r n e men t

de Frédér ic I I s e ca r a c t ér is e p a r ce t t e

1# In Carl von Clausewitz, Notes sur la Prusse dans sa Grande Catastrophe, Editions Champ Libre, Paris, 1976, page 3.

v i r t u osi t é.

Se s successeur s e n se ro n t

in cap able s. Ce s adminis t r a t io ns se

main t ie nnen t dans un équil ib re p récai r e,

p a r un f o nc t io nne men t ro u t in is é.

L ’e nse mble s ’ef f o ndre a v ec le s déf ai t e s

d’A ue r s t ed t e t de I én a. L ’a f f a is se men t de

la Pr usse n e f a i t a lo r s que rév éle r ce t t e

p rog re ssi v e déco mp osi t io n. La réf o r me

appa r aî t a lo r s co mme un imp éra t i f

mo ral, s in o n s acrée, a t t e ndue e t p o r t ée

dans le cadre de la r e v e ndica t io n d’une

id en t i t é p rop re men t ge r manique f a ce à

l ’hégémonie f r a nçais e. Ce t t e ques t io n

de la n écessi t é mo rale des réf o r mes

adminis t r a t i v e s t ro u v e d’aille ur s

auj o urd’hui, à l ’h eure des « réf o r mes

s t r u c t urelle s » p a r t o u t e n ga gées, un

écho sin gul ie r e n Europ e. Co mmen t la

Pr usse a-t-elle dû mene r ce s réf o r mes au

p oin t qu’elle s co ns t i t u e n t un imp éra t i f

mo ral, a f in de f a i r e des mul t iple s «

ét a t s absolu t is t e s » ca r a c t ér is a n t so n

gou v e r n e men t a v an t 1806, un Et a t

A bsolu ?

La co n t inui t é du Royaume de

Pr usse, a sse mbla ge d y nas t ique de

t e r r i t oi r e s di v e r s s ans cohésio n

n a t urelle, appa r aî t t o u t d’ab o rd se

f o nde r sur un s y s t ème absolu t is t e

d’adminis t r a t io ns ép a r se s, a r t iculée s p a r

la v i r t u osi t é f rédér icie nne. A u l ie u d’une

adminis t r a t io n cen t r a l is ée co ex is t e n t

de mul t iple s « ét a t s », appa reils

adminis t r a t i f s dés a r t iculés, a y an t ch acun

un obj e t sp éci f ique. Seule la cap aci t é

du sou v e r ain à di r i ge r de co nce r t ce s

appa reils dés acco rdés, s a v i r t u osi t é,

ga r a n t i t la co n t inui t é du roy aume.

Un « Gene r aldi r e k t o r ium », dép our v u

d’au t o no mie, t r a nsme t ce s in s t r u c t io ns

au x di v e r s co r ps adminis t r a t i f s . Frédér ic

I I in v e s t is s ai t t o us le s ch a mps de

l ’a c t io n adminis t r a t i v e. Dans so n E x p osé

du Gou v e r n e men t Pr ussie n, il n o t e : «

ce p a ys […] doi t ê t r e gou v e r né p a r de s

Pr in ce s qui soie n t t o uj o ur s e n v ede t t e,

le s o reille s dre ssées, p our v eille r sur

le ur s v oisin s, e t p rê t s à s e déf e ndre

d’un j o ur à l ’au t r e co n t re le s p roj e t s

p e r nicieu x de le ur s e nne mis ». La f o r mule

illu s t r e ce t t e v i r t u osi t é, ce t t e cap aci t é à

s y s t éma t is e r le r e cours à la « V i r t ù »,

à ce t in s t in c t céréb r al , d ans t o u t e s le s

si t u a t io ns que p eu v en t crée r le s aléas

de la « Fo r t una ». La s t r u c t ure mê me

de la mona rchie p r ussie nne nécessi t e

leS RéfORmeS PRuSSieNNeS De 1806-1813 cOmme imPéRATif

mORAl : De lA mONARchie AbSOluTiSTe à l’eTAT AbSOlu ?

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 81

ce p ou voir absolu, ce t t e in t e r v e n t io n

du sou v e r ain dans t o us le s ch a mps.

Frédér ic I I s e p ose p a r f ois e n maî t r e

d’école f a ce à se s adminis t r a t eur s.

Le s nou v elle s I n s t r u c t io ns p our le

« Gene r aldi r e k t o r ium » du 20 mai 1748,

ce nsées e n réf o r me r le s p r a t iques,

disp osen t ain si à l ’a r t ic le 2 de le ur

p a r a g r aphe 5 que si l ’o n n e p a r v ie n t p as

à un co mp ro mis e n si x minu t e s, le roi

doi t t r a nch e r le l i t i ge2. I l n ’y a alo r s p as

d’Et a t e n Pr usse, mais bie n un e nse mble

absolu t is t e d’appa reils dés a r t iculés,

co o rdonné p a r un sou v e r ain

don t la v i r t u osi t é e s t le v ér i t able

siège de la co n t inui t é.

A ussi le Roy aume de Pr usse

e n t r e-t- il p rog re ssi v e men t

e n déco mp osi t io n ju squ’à la

cr is e de 1806-1807. Pour Go def roy

Ca v aignac, Frédér ic-Guillaume I I p uis

Frédér ic-Guillaume I I I appa r aisse n t, e n

r a iso n de le ur s ca r a c t ère s e t cap aci t és

r e sp ec t i f s, in cap able s d’une se mblable

v i r t u osi t é. Le s appa reils a gisse n t

do nc ch acun indép enda mmen t s ans

v ér i t able co o rdin a t io n p ossible. Pour

Clause w i t z, s eule une « p édan t e sque

r i gu eur », un co nse r v a t isme r i gide,

e mp êchen t, « p a r e x t r a o rdin ai r e », le

Roy aume de s ’ef f o ndre r . Mais ce t t e f o rce

de l ’h abi t ude, subs t i t u ée à la v olo n t é

absolu e du Roi, co ns t i t u e la p r in cip ale

f r a gil i t é de l ’équil ib re e n Pr usse. En

ef f e t, co mme le no t e Clause w i t z « Si la

Pr usse a v ai t co n t inué de v égét e r dans

la p ai x, l ’o n n’aur ai t décou v e r t aucune

t r a ce de se s déf au t s3 ». Le s co ndi t io ns

2# Neuen Instruktion für das Generaldirektorium vom 20.Mai 1748. Paragraph 5, 2. Artikel; « Sie sollen nicht Particularia ihre Zeit mit wunderlichen Disputen zubringen, und wenn sie sich nicht in Sechs Minuten vergleichen können, so soll sofort relatio ad regem gemacht werden. »

3# In Carl von Clausewitz, Notes sur la Prusse dans sa Grande Catastrophe., Editions Champ Libre, Paris, 1976, page 15.

de p ai x de Tils i t (1807) réduise n t

une Pr usse a mpu tée du t ie r s de se s

t e r r i t oi r e s à un in s t r umen t « all ié » au

s y s t ème nap oléo nie n.

Le s réf o r mes se mble n t dès lo r s

de v enir un imp éra t i f p re sque mo ral

e t p e r me t t e n t l ’éme rgence d’un Et a t

ce n t r a l is é. Le t o n de Clause w i t z dans

se s No t e s n’e s t p as s ans év o que r

celui d’un p rédica t eur. L ’ef f o ndre men t

s e mble y ê t r e la s a nc t io n mécanique de

l ’ indole nce e t de l ’ in cur ie des dir i ge an t s

p ol i t ique s. Ce qui r elèv e de la s t r ic t e

adminis t r a t io n e s t a in si in v e s t i d’un e

dimensio n mo rale, s in o n s acrée. Le t e x t e

a sso cie ain si « l ’h o nneur » p e rdu de la

Pr usse au x f a ible sse s s t r u c t urelle s de la

« machin e ». La rév is io n de la mécanique

e s t a in si co nsacrée p a r quelque chose

de l ’o rdre du t r a nscendan t. A u ch api t r e

X V I I du Lév ia t h an, T. Hobb es le co mpa re

à un « dieu mo r t el ». Le dép osi t a i r e de

la so u v e r ain e t é, ga r a n t de la co n t inui t é

de l ’ét a t disp ose ain si d’un e « au t o r i t é

» au se ns p rop re, d’un p ou voir s acré.

La réf o r me e s t ic i n écess ai r e a f in de

s au v ega rde r ce t t e au t o r i t é, a f in d’év i t e r

que le dieu n e meure. Ce t e x t e p re nd

une dimensio n sin gul ière au r ega rd

des discours p o r t a n t le s réf o r mes

s t r u c t urelle s a c t u elle s e n Europ e.

Prog re ssi v e men t app rop r iée p a r le

minis t ère des Fin ances, la Rév is io n

génér ale des p ol i t iques publ iques

(R.G.P.P.) e s t co nsacrée p a r le s

co nsidér a t io ns bud gét ai r e s. Dans une

co n f ére nce du 17 o c t ob re 20 06 4, J.-F.

Cop é e x pl iquai t a in si la s y s t éma t is a t io n

de l ’év alu a t io n des p ol i t ique s publ iques

p a r le p r isme de la dép ense, d’ap rès

le s p rog r a mmes simila i r e s co ndui t s au

Canada e n 1994.

La R.G.P.P. dév elopp e, so us

l ’ in f lu e nce de cabin e t s de co nseil a n glo-

s a xo ns, une la n gue p rop re, hér i t ée des

t e r minologie s n éo-mana gér ia le s. Celle-

ci so ul i g n e la n écessi t é imp éra t i v e d’un

ch ange men t r adical, d’un e régénér a t io n.

Co mme a pu le no t e r P. B ezes5,

le dossie r R.G.P.P. du 10 Juille t

20 07 p ose ain si un e sér ie de

ques t io ns « Que f a iso ns-nous

? Fau t- il co n t inu e r à f a i r e de la

so r t e ? Qui doi t le f a i r e ? Qui

doi t p a y e r ? », in t ro duis an t

cla i r e men t l ’ idée d’une re mise e n

cause génér ale des p r a t iques au no m

d’une no r me : « f a i r e mieu x a v ec moins

». La simil i t ude a v ec le s discours

réf o r ma t eur s p r ussie ns e s t sur p re nan t e,

l ’ idée du re t o ur à une « b onne ges t io n »

f a ce au x « d y s f o nc t io nne men t s » év o que

dir e c t e men t la dimensio n mo rale de ce s

écr i t s.

La Pr usse appa r aî t – e t cela p eu t

s e mble r p a r adox al - co mme le ch a mpio n

de la cause n a t io nale alle mande, f a ce

à la Fr a nce, so n redre sse men t r e v ê t

dès lo r s une nécessi t é id e n t i t a i r e.

Un ce r t a in goût p our la « ge r mani t é »

s ’e s t e n ef f e t a f f i r mé depuis le s a nnées

1770, e n réac t io n au cosmop ol i t isme

de l ’A u f k l är un g. I l s ’a gi t d e déf in i r un e

id en t i t é cul t urelle f a ce à l ’hégémonie

du néo cla ssicisme f r a nçais. Frédér ic-

Guillaume I I t r a ns f o r me ain si le t héât r e

4# « Audits de Modernisation – Plans de Modernisation des Achats »

5# BEZES (Philippe), «Morphologie de la r.G.P.P», revue française d’administration publique, 4/ 2010 (n° 136), pages 775-802

U n ce r t a i n go û t p o u r l a « g e r m a n i t é »

s ’ e s t e n e f f e t a f f i r m é d e p u i s l e s a n n ée s

1770 , e n r é a c t i o n a u co s m o p o l i t i s m e d e

l ’ A u f k l ä r u n g

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts82

de B e r l in e n une scène n a t io nale, o ù

se ro n t j o ués, so us l ’ in f lu e nce de so n

nou v e au dir e c t eur W ilh elm I f f la nd, des

au t eur s alle mands, e t de p réf ére nce e n

alle mand. Ce t t e a spir a t io n à la ge r mani t é

s e t r adui t égale men t p a r la p ro mo t io n

du go t hique co mme s t y le p rop re men t

n a t io nal, au t r a v e r s de la co ns t r u c t io n

de la bibl io t hèque roy ale p a r Ca r l

La n ghans sur le s r i v e s du Heil i ge r Se e.

Le r edre sse men t de la Pr usse

se mble p e r me t t r e la réal is a t io n de

ce t t e id e n t i t é ge r manique. Ce r t e s il

n ’e s t p as alo r s ques t io n p our la Pr usse

de réal is e r l ’uni t é n a t io nale. I l s ’a gi t du

re n f o rce men t de la Pr usse co mme Et a t

au sein de l ’A lle ma gne. Le s p a t r io t e s

p roj e t t e n t le ur s a spir a t io ns id en t i t a i r e s

sur so n co n f l i t a v ec la Fr a nce, dans

une f o r me de j e u o ù la Pr usse f i g ure r ai t

l ’A lle ma gne. C’e s t ce que t r adui t K leis t

a v ec la B a t aille d’A r miniu s :

« Je n e v eu x p as aime r ce t t e r a ce de

démons s a rcas t iques

Tan t qu’elle nous b r a v e r a e n A lle ma gne

La Hain e e s t ma ch a rge e t ma v e r t u, la

Venge ance. ».

Le s Ge r mains t r io mphen t t a ndis

que le s légio ns de Va r us so n t abso r bées.

I l s ’a gi t d’un e e x p osi t io n de la mise e n

scène du co n f l i t cul t urel que co ns t i t u e

le r edre sse men t de la Pr usse f a ce à la

Fr a nce. Le s réf o r mes appa r aisse n t dès

lo r s e ssen t ielle men t imp éra t i v e s.

A in si la co n t inui t é du Royaume e s t-

elle t r a ns f érée de la p e r so nne du Roi,

appu yée sur de s appa reils adminis t r a t i f s

absolu t is t e s, à un « Et a t A bsolu ». I l

s ’a gi t dès lo r s de co ns t i t u e r une f o r me

de « co r ps immo r t el » indép enda mmen t

des f a cul t és o u du t e mp éra men t du

sou v e r ain. Dans la déf ai t e, le B a ro n St ein

publ ie deu x Mémoire s, e n Av r il 1806 e t

Juin 1807, o ù il app elle à la créa t io n d’un

Et a t v ér i t able. No mmé minis t r e, il e n ga ge

l ’émancip a t io n des p a ys ans des t u t elle s

seig neur ia le s. St ein rét abl i t e n p a r allè le

le s municip al i t és. Ce s ch ange men t s

r e ncon t re n t une f r a nch e opp osi t io n

d’une p a r t d e l ’a r is t o cr a t ie f o ncière.

Fr iedr ich-A u gus t v o n de r Ma r w i t z qual i f ie

ain si ce s mesure s de « rév olu t io nnair e s

». Mais s a réf o r me la plu s imp o r t a n t e

p o r t e sur le gou v e r n e men t lu i-mê me. I l

do t e la Pr usse, le 24 no v e mb re 1808,

de minis t ère s mo de r n e s, e xe rçan t

le ur au t o r i t é e t le ur co mp ét e nce sur

l ’e nse mble du roy aume, indép enda mmen t

du cabin e t. Le s ju x t ap osi t io ns de

co mp ét e nces ma tér ie lle s e t t e r r i t o r ia le s

so n t ab andonnées ; un e bure aucr a t ie s e

dév elopp e, e t, p eu à p eu, s e dét ach e du

roi .

Le p e r so nna ge du f o nc t io nnair e,

n ’a y an t d’ imp o r t a nce que p a r s a

f o nc t io n e t s a co mp ét e nce, éme rge.

Ce r t e s, le s minis t r e s so n t r e sp onsable s

de v an t le mona rque, mais celui-ci n e

f a i t plu s le s p ol i t ique s, elle s so n t le

f a i t d e f o nc t io nnair e s co mp ét e n t s.

La p re mière uni v e r si t é b e r l in ois e e s t

o u v e r t e, o rganisée selo n le s p r in cip e s

déga gés p a r W ilh elm v o n Humb old t,

a lo r s e n ch a rge du dépa r t e men t des

cul t e s e t de l ’ in s t r u c t io n au Minis t ère

de l ’ I n t ér ie ur . Geh r a rd v o n Scha r nho rs t

co ndui t un e réf o r me mil i t a i r e

p e r me t t a n t de re cons t r ui r e le s a r mées

p r ussie nnes. Tils i t a v ai t imp osé des

pla f o nds d’ef f e c t i f s régul ie r s, au xquels

l ’o rganis a t io n d’une mil ice de co nscr i t s

p e r me t de se sous t r a i r e. La « La nd weh r

» s e r a le v ée e n 1813, co n t r aig nan t

le s h o mmes v al id e s au co mb a t. Le s

of f ic ie r s so n t p rof e ssio nnal is és, e t le ur

r e cr u t e men t s y s t éma t is é a v ec la créa t io n

de l ’A cadémie de Gue r re de B e r l in e n

1810. La réf o r me mil i t a i r e e x al t e le s

se n t imen t s p a t r io t iques dans la « Gue r re

de Libér a t io n ». A u x y eu x des A lle mands,

la Pr usse j o ue l ’a f f i r ma t io n de l ’ id e n t i t é

ge r manique f a ce à la Fr a nce.

Une réf o r me adminis t r a t i v e, dans

le s cr is e s le s plu s v iole n t e s, p eu t donc

p a r a î t r e un imp éra t i f d ’o rdre mo ral . En

dépi t d e résis t a nces a r is t o cr a t iques, la

Pr usse se do t e p rog re ssi v e men t d’un

Et a t ce n t r a l is é, déso r mais ga r a n t de s a

co n t inui t é. A in si ce s réf o r mes o n t-elle s

subs t i t u é l ’Et a t A bsolu au x mul t iple s «

ét a t s absolu t is t e s » e n déco mp osi t io n.

La sou v e r ain e t é, p rog re ssi v e men t,

gl is se des f a cul t és ma tér ie lle s du roi au

co r ps t r a ns f i guré de l ’Et a t .

Ya n n La r go u ë t

BIBLIOGRAPHIE

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CAVAIGNAC (Godefroy), Les Fondations – Le Ministère de Stein., in La Formation de la Prusse Contemporaine., Hachette, Paris, 1891, 510 pages.

COMMISSION DES ARCHIVES DIPLOMATIQUES AU MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES, Recueil des Instructions données aux Ambassadeurs et Ministres de France depuis les Traités de Westphalie jusqu’à la Révolution Française., Volume XVI, Prusse., Félix Lacan, Editeur, Paris, 1901.

FREDERIC LE GRAND, Œuvres., Publiées par David Erdmann Preuß, Berlin, 1846-1856.

HUBATSCH (Walther), Friedrich der Große und die Preußische Verwaltung., Grote, Berlin, 298 Seiten.

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LEFEVRE (Simone), Le Relèvement de la Prusse., Ecole Libre des Sciences Politiques, Note de Thèse, 1940, 205 pages.

NEUGEBAUER (Wolfgang), Zentralprovinz im Absolutismus. Brandenburg im XVII. Und XVIII. Jahrhunder t., Berlin Verlag Arno Spitz, Berlin, 2001, 222 Seiten.

THADDEN (Rudolf von), La Prusse en Question. Histoire d’un Etat Perdu., Actes Sud, Paris, 1985, 168 pages.

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 83

L’ état-prov idence, c’es t-à-dire

la mu t u al is a t io n démo-

cr a t ique des r isques

so ciau x, e s t l ’ in s t i t u t io n

la plu s ef f icace j a mais créée au cour s

de la lo n gue his t oi r e de la co op éra t io n

humain e. Non seule men t il a f a v o r is é le

dév elopp e men t écono mique e n sous-

t e ndan t e t co nsol id an t le s in s t i t u t io ns

ma rch andes, mais, depuis qu’ il a p r is

so n e sso r dans la s e conde moi t ié

du X Xe siècle, il a o u v e r t un e ère de

dév elopp e men t humain s ans p récéden t,

e n a giss an t co mme con t rep oids à ce s

mê mes in s t i t u t io ns ma rch andes. La

p a r t d e la r edis t r ib u t io n dans le r e v e nu

n a t io nal a ét é mul t ipl iée p a r di x au cour s

du X Xe siècle dans le s so ciét és qui o n t

pu f a i r e le choi x de la p ro t e c t io n so ciale

g r âce au x a v ancées de la démo cra t ie,

p our un coût écono mique minime e t un

bénéf ice humain ma x imal. I l n ’e s t p as

e x a géré de p ro cla me r co n t re l ’a i r du

t e mps le génie de l ’ét a t-p ro v idence,

qui n e doi t p as ê t r e dénig ré p our ce

qu’ il coût e mais p ro t égé p our ce qu’ il

r app o r t e.

En f a n t de la puiss ance publ ique

e t de la ju s t ice so ciale, a ccouché

p a r la mondial is a t io n e t f o r t i f ié p a r

la sol id a r i t é n ée des ép reu v e s de la

gue r re, le bie n no mmé Et a t-p ro v idence

e s t l ’a ssureur e n de r nie r r e sso r t d e la

p rosp ér i t é europ éenne, qui subs t i t u e

au x h as a rds de l ’e x is t e nce indi v iduelle

la ce r t i t ude de la sol id a r i t é so ciale.

Pour co mp rendre so n u t il i t é p rop re men t

écono mique, il su f f i t d e r app ele r que

nous n’aur io ns p as b esoin de p ro t e c t io n

so ciale dans un monde ca r ac t ér is é p a r

une co ncur re nce pure e t p a r f a i t e, e t

n o t a mmen t p a r une in f o r ma t io n p a r f a i t e,

de s co mp o r t e men t s d’a ssur a nce p r i v ée

p a r f a i t e men t r a t io nnels, de s ma rchés

co mple t s e t un e rép a r t i t io n des

re ssource s écono miques p a r f a i t e men t

ju s t e. Dans t o us le s au t r e s cas de f i g ure,

c ’e s t-à-di r e dans le monde réel, l ’ét a t-

p ro v idence e s t le bie n v enu.

Mais v oici que la cr is e de la f in a nce

f olle, qui a co mmencé sur le ma rché

immobil ie r a mér icain au p r in t e mps 20 07,

ab ou t i t e n Europ e à un re t o ur n e men t

co mple t de s h o r izo ns : p r is au piège de

le ur s règle s bud gét ai r e s dog ma t iques,

le s Et a t s du V ieu x Con t in e n t of f r e n t à

des ma rchés f in a ncie r s ro n gés p a r le

cour t t e r me le s acr i f ice de le ur bie n

tribune

rle bel AVeNiR De l’éTAT-PROViDeNce

éloil aurent

Éloi Laurent , économiste à l ’OFCE, Professeur à Sciences Po et à l ’Universi té Stanford. Son dernier ouvrage, Le bel avenir de l ’Etat Providence, est paru en mai 2014 aux Edit ions Les l iens qui l ibèrent .

Phili

ppe M

atsa

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lamm

ario

n

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts84

le plu s p récieu x – le p a t r imoin e de

sol id a r i t é de le ur s ci t o y ens – e n éch ange

d’une illu soir e clémence. Le s logiques

de déman tèle men t e t de discr imin a t io n

de la p ro t e c t io n so ciale so n t ain si déj à

à l ’œu v re sur le co n t in e n t, d e manière

b r u t ale (à l ’ ima ge de la des t r u c t io n du

s y s t ème de s an t é e t de l ’a f f a ibl is se men t

du s y s t ème de re t r a i t e e n Grèce, de la

réduc t io n des assur a nces chô ma ge e n

I r la nde o u de la p réca r is a t io n du ma rché

du t r a v ail e n A lle ma gne), so ur noise ( le

Roy aume-Uni me t e n œu v re depuis la

f in de l ’a nnée 2013 une p ol i t ique de

« p réf ére nce so ciale » v is a n t à e xclure

le s ét r a n ge r s des régimes d’a ssur a nce e t

de p re s t a t io ns) o u sub rep t ice (co mme

la p r i v a t is a t io n p rog re ssi v e du s y s t ème

de s an t é e n Fr a nce, mi t é p a r le s

régimes co mplémen t ai r e s) .

D éf ai r e ain si l ’Et a t-

p ro v idence, c ’e s t lu i f a i r e p a ye r

le p r i x de s e r r eur s de l ’Et a t

macro écono mique e t de l ’Et a t régula t eur,

lu i qui n ’a j a mais p ro vo qué la moindre

cr is e écono mique e t p e r me t au co n t r ai r e

depuis qua t r e décennie s de co n t e ni r

le s dég ât s de celle s qu’e n gendre n t à

rép ét i t io n l ’a v eu gle men t des p ol i t ique s

bud gét ai r e s e t monét ai r e s e t la

f in a ncia r is a t io n à o u t r a nce.

Et c ’e s t a lle r à r eb ours de l ’h is t oi r e :

la pla nèt e e n t ière auj o urd’hui co n v e rge

o u rê v e de co n v e rge r v e r s la p ro t e c t io n

so ciale, de la Chin e au x Et a t s-Unis, du

V ie t n a m au R wanda. L ’Europ e n e p eu t

p as v o uloi r y r e no nce r au mo men t mê me

où le r e s t e du monde réal is e co mbie n

elle e s t so uh ai t able ! A l ’h eure o ù nous

nous in t e r rogeons p our s a v oir s i l ’Et a t-

p ro v idence f a v o r is e le dév elopp e men t,

le s p a ys éme rgen t s s e r e nden t à

l ’év idence : l ’Et a t-p ro v idence e s t le

dév elopp e men t.

Fai r e r ef lu e r l ’Et a t-

p ro v idence re v ie n t à nous appau v r i r

co nsidér able men t, e t a v ec nous le s

génér a t io ns f u t ure s. Ca r il n o us f au t,

au siècle du déf i écologique, p rolo n ge r

l ’Et a t-p ro v idence sur la b ase mê me de

so n f o r midable succès : l ’Et a t so cial-

écologique doi t rép ondre à la cr is e de

la so u t e nabil i t é e n v i ro nne men t ale, t o u t

co mme l ’Et a t-p ro v idence a su r ele v e r le s

déf is de la r e co ns t r u c t io n so ciale dans

l ’ap rès-Seconde Gue r re mondiale.

Trois r a iso ns p rof o ndes ju s t i f ie n t

ce t t e n écess ai r e mét a mo r phose. La

p re mière e s t qu’ il n o us f au t b ât i r le s

in s t i t u t io ns de la t r a nsi t io n so cial-

écologique. Rép ondre à nos cr is e s

écologiques e s t un p roblème plus

p r a t ique que mo ral : d e quel t y p e

d’ in s t i t u t io ns a v o ns-nous b esoin p our

so u t e ni r la t r a nsi t io n v e r s un monde

où no t re s y s t ème so cial ce sse r a de

dét r ui r e no t r e s y s t ème v i t a l ? L ’ét a t

so cial-écologique, qui r ep ose sur le s

mê mes p r in cip e s f o nda men t au x que

l ’ét a t-p ro v idence, no t a mmen t celui d e

la no r mal is a t io n de l ’a cciden t p a r la

mu t u al is a t io n du r isque, e s t l ’un e de ce s

in s t i t u t io ns.

La deu x ième r aiso n, c ’e s t que nous

de vons p rése r v e r nos bie ns co mmuns

des cho cs écologiques. Passe r du co n t r a t

so cial au co n t r a t so cial-écologique,

c ’e s t r e co nnaî t r e la v uln ér abil i t é de

la sol id a r i t é dans le s iècle du déf i

e n v i ro nne men t al e t la n écessi t é de la

p ro t ége r des co nséquences in égal i t a i r e s

des dérègle men t s écologiques. I l n o us

f au t no t a mmen t p rév enir l ’e x plosio n des

in égal i t és e n v i ro nne men t ale s1.

La t rois ième r aiso n, c ’e s t qu’ il

imp o r t e de re conquér i r p ol i t ique men t le

t e mps lo n g. L ’Et a t-p ro v idence, p a r le s

masses f in a ncière s qu’ il mobil is e sur le

lo n g t e r me au se r v ice du dév elopp e men t

humain e t qui r i v al is e n t a v ec celle s de

la capi t a l is a t io n b oursière, e s t la g r a nde

f o rce al t e r n a t i v e à la f in a ncia r is a t io n,

laquelle r a ccourci t le s h o r izo ns colle c t i f s

e t résume l ’e x p ér ie nce humain e à une

p e r f o r mance immédia t e e t sol i t a i r e. Si la

p ro t e c t io n so ciale e s t le p re mie r pil ie r

d e ce t t e égal i t é lo n gue qui s ’o pp ose au x

in ju s t ice s à cour t e v u e, la p rév oyance

écologique e n co ns t i t u e le s e cond.

Le s in sécur i t és so ciale s a c t u elle s,

j oin t e s à la menace de celle s,

écologiques, qui so n t déj à

l à e t g r a ndisse n t à l ’h o r izo n,

co nduise n t à p ense r que nous

allo ns v e r s un r e n f o rce men t

glob al de nos p ro t e c t io ns

colle c t i v e s, soi t la di r e c t io n e x ac t e men t

opp osée à ce que nous indique une

v ulga t e n éo-l ib ér ale e n b ou t de cour se. En

redécou v r a n t s e s f o nc t io ns e ssen t ielle s

à la lumière de la ques t io n écologique,

o n réa f f i r me le rôle maj eur de l ’Et a t-

p ro v idence e n ma t ière écono mique e t

so ciale.

Ce b el a v e nir d e l ’Et a t-p ro v idence

n’e s t ce r t e s p as écr i t , mais il p ro cède

d’un siècle de p rog rès so cial e t d e

dév elopp e men t humain co nquis p a r le s

so ciét és le s plu s a v ancées du monde

au moyen de le ur l ib e r t é. I l n e t ie n t

qu’à nous de re t ro u v e r le goût de ce t t e

maî t r is e colle c t i v e.

éloi Laure n t

1# Pour une application de ce concept à la France, voir Eloi Laurent, « Les inégalités environnementales en France : du constat à l’action », Note de la Fondation de l’écologie politique, juin 2014.

Fa i r e r e f l u e r l ’ E t a t - p r o v i d e n c e r e v i e n t

à n o u s a p p a u v r i r c o n s i d é r a b l e m e n t , e t

a v e c n o u s l e s g é n é r a t i o n s f u t u r e s

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 85

Revue APe : Où se retrouvent les

mathématiques dans un espace

polit ique ?

Cédric Vil lani : Le s m a t h ém a t iqu e s

p e u v e n t s e r e t r o u v e r p a r t o u t d a n s u n

e sp a ce p o l i t iqu e . Pa r e xe mple, d a n s la

f a ço n d o n t f o n c t io n n e le d i r i ge a n t , d a n s

le s o u t i l s mis à s a d is p os i t io n , e t m ê m e

d a n s la lo g iqu e e t le r a is o nn e m e n t qu i

p rés id e n t à t o u t e d éc is io n p o l i t iqu e :

A b r a h a m L in co ln a im a i t à d i r e qu ’ i l

a v a i t a pp r is d a n s Eu c l id e ce qu e c ’é t a i t

qu ’u n e d ém o n s t r a t io n r i go ur e u s e . La

t h éo r ie d e s j e u x p e u t éga le m e n t ê t r e

in v o qu ée p o ur e x p l iqu e r le s r a pp o r t s

e n t r e h u m ain s , e t le d ile m m e du

p r is o nn ie r s e r e t r o u v e à t o u t e s le s

s t r a t e s d e la v ie d ém o cr a t iqu e . Un

e xe mple : lo r s d e s é le c t io n s , p o ur

u n é le c t e u r , le s t r a ca s cau s és p a r le

f a i t d ’a lle r v o t e r s o n t s up ér ie u r s a u x

ga in s qu ’ i l a u r a e n v o t a n t , u n e v o i x

n ’é t a n t a p rès t o u t qu ’u n c in q ce n t

mill i èm e d e v o i x , a u t a n t d i r e zé r o – e t

i l y a d e n o mb r e u x a u t r e s e xe mple s .

Le s s t a t i s t iqu e s, a u t r e s é lém e n t s

m a t h ém a t iqu e s, o n t p r i s u n e p la ce

im m e n s e d a n s le p ilo t a ge a c t u e lle m e n t

m o n dia l d e s p o l i t iqu e s : qu e ce s o ie n t

le s v o t e s , le s p o l i t iqu e s éco n o miqu e s,

le s s o n d a ge s, t o u t e d éc is io n, e t s u r t o u t

le s d éc is io n s p o l i t iqu e s, r e p os e n t

s u r d e s s t a t i s t iqu e s d és o r m ais . J e

p e n s e n o t a m m e n t à l ’ é t u d e du P r .

G ille s -E r ic S ér a l in i s u r le s o r ga n is m e s

gén ét iqu e m e n t m o di f iés : le p r o b lèm e

d e m ét h o d olo g ie é t a i t le s s t a t i s t iqu e s .

A co n t r a r io , l ’ e n j e u du réch au f f e m e n t

du c l im a t , imp os s ib le à p réd i r e d e

f a ço n e x a c t e , e s t u n a u t r e e xe mple

d e p r o b lèm e d e p o l i t iqu e m o n dia le

qu i n e p e u t ê t r e rés o lu qu e p a r le s

s t a t i s t iqu e s . Q u a n t a u x s o n d a ge s,

i l s b u t e n t s u r u n e n ch e v ê t r e m e n t

d ’écu e il s m a t h ém a t iqu e s e t h u m ain s :

d ’a b o rd, la m a r ge d ’e r r e u r n e p e u t

j a m ais ê t r e m eille u r e qu e 3% p o ur u n

s o n d a ge d e 10 0 0 p e r s o nn e s ; e n s u i t e ,

l a f o r mula t io n d e s qu e s t io n s o ù le s

v o t a n t s rép o n dro n t d i f f é r e m m e n t s e lo n

la n a t u r e e t l ’o rd r e d e s qu e s t io n s ;

e n f in , l a n o n-e x a c t i t u d e d e s rép o n s e s :

s o i t le s rép o n d a n t s n e s o n t p a s

s in cèr e s , s o i t i l s s e m e n t e n t à e u x-

m ê m e s. L ’ in s t i t u t d e s o n d a ge d o i t

f i n a le m e n t t r ich e r p o ur e sp ér e r l i v r e r

u n rés u l t a t v r a is e mbla b le , e t c ’e s t u n

p r o b lèm e qu i a f f e c t e la d ém o cr a t ie . I l s

n e p a r v ie n n e n t p a s à s a is i r rée lle m e n t

le v o t e d e la p o p u la t io n , e n t r e ce u x

entretien

r« leS mAThémATiqueS PeuVeNT Se ReTROuVeR

PARTOuT DANS uN eSPAce POliTique »

c é d r i cv i l l a n i

Mathématic ien, membre de l ’Académie des

Sciences, Cédr ic Vi l lani est professeur, d i recteur de

l ’ Inst i tut Henr i Poincaré et lauréat de la médai l le F ie lds

2010

Phot

othè

que C

NRS

- S

ébas

tien

God

efro

y ©

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts86

qui n e rév è le n t p a s le u r s in t e n t io n s

d e v o t e e t ce u x qu i n e v o t e r o n t t o u t

s imple m e n t p a s .

Revue APe : Le scrutin est l ’outi l

démocratique par excellence – les

mathématiques ne démontrent-

i ls pas que cela n’est pas vrai ?

C.V. : Le s y s t èm e p o l i t iqu e qu i

f o n c t io n n e le mie u x e s t l a d ic t a t u r e

éc la i rée… m ais le p r o b lèm e e s t qu e

n u l n e s a i t co m m e n t o n d és i g n e ce b o n

d ic t a t e u r , e t i l f a u t t o u j o u r s c r a in dr e

qu e le b o n d ic t a t e u r n e d e v ie n n e u n

t y r a n e n f in d e règ n e. La

m ét h o d e d ém o cr a t iqu e, qu i

e s t l a d ic t a t u r e du p e uple ,

a h is t o r iqu e m e n t e u d e s

rés u l t a t s ca la mi t e u x e t d e s

s u ccès f l a mb o y a n t s : o n a

co n t in u é d e d i r e , s a n s d o u t e

à r a is o n, qu e la d ém o cr a t ie

co n s t i t u e le m eille u r d e s

rég im e s e n co mp a r a is o n d e s

a u t r e s . Ce p e n d a n t , e n d ém o cr a t ie , e n

p rés e n ce d e p lu s d e d e u x ca n did a t s ,

i l y a u r a t o u j o u r s d e s s i t u a t io n s o ù

d e s é le c t e u r s a u r o n t in t é rê t à f a v o r i s e r

u n ca n did a t qu i n ’e s t p o ur t a n t p a s

le u r p ré f é ré . C ’e s t ce qu e Co n d o rce t a

d ém o n t ré d a n s s o n f a m e u x p a r a d oxe. Le

c r i t è r e d e Co n d o rce t p os t u le qu e le b o n

ca n did a t e s t ce lu i qu i e s t le v a in qu e ur

d a n s t o u s le s du e ls é le c t o r a u x : o r

e n d ém o cr a t ie , le s c r u t in é le c t o r a l

n e p e r m e t p a s t o u t le t e mps à ce

m eille u r ca n d id a t , s ’ i l e x is t e , d ’ê t r e é lu .

F r a n ço is B a y r o u, a u x p rés id e n t ie lle s

f r a n ça is e s d e 20 07, é t a i t le ca n d id a t

qu i a u r a i t ga g n é co n t r e n ’ imp o r t e

le qu e l d e s e s o pp os a n t s a u s e co n d

t o u r d ’a p rès le s s o n d a ge s : e n co r e e û t -

i l f a llu qu ’ i l a ccèd e a u s e co n d t o u r ! I l

a u r a i t é t é le v a in qu e ur d e Co n d o rce t s ’ i l

a v a i t é t é é lu . Ce rés u l t a t , qu i p a r a î t r a

in ju s t e à b e au co up, o u t o u t a u m oin s

p a r a d ox a l , m o n t r e co mbie n le rés u l t a t

d ’u n e é le c t io n d ép e n d d e s règ le s du

s c r u t in . I mp os s ib le , ce la d i t , d e ch o is i r

t o u j o u r s le v a in qu e ur d e Co n d o rce t ,

ca r i l n ’e x is t e p a s f o rcém e n t . D ’a u t r e s

s y s t èm e s p o ur r a ie n t a in s i ê t r e

e n v is a gés p lu t ô t qu e le v o t e-ch o i x e n t r e

ca n d id a t s : o n p o ur r a i t p a r e xe mple

d e m a n d e r a u x v o t a n t s d e dr e s s e r u n e

l i s t e d e le u r s p ré f é r e n ce s p o ur d e s

ca n did a t s . M a is ce s y s t èm e r e p os e s u r

l ’ h o nn ê t e t é d e s v o t a n t s : i l s n e d o i v e n t

p a s d a n s ce s y s t èm e v o t e r co n t r e u n

ca n did a t , m a is s e u le m e n t v o t e r p o ur ,

s in o n i l s f a u s s e r o n t ce s y s t èm e. C ’e s t

l à t o u t le p r o b lèm e qu i a v a i t d é j à é t é

v u p a r B o rd a e t Co n d o rce t : qu e lle qu e

s o i t l a m ét h o d e, i l e x is t e r a t o u j o u r s

d e s s i t u a t io n s o ù le s ge n s a u r o n t

in t é rê t à n e p a s v o t e r e n s in cér i t é , e t

le s s c r u t in s é le c t o r a u x p e r m e t t e n t ce s

p r a t iqu e s . J ’a i d é j à r e n co n t ré p lu s ie u r s

f o is d e t e lle s s i t u a t io n s e n p r a t iqu e .

Revue APe : La démocratie

constitue-t-el le dès lors

l ’encouragement de la

malhonnêteté électorale ?

C.V. : N o n, i l n e f a u t p a s le p rés e n t e r

co m m e ça . I l f a u dr a i t d é j à s a v o i r d e

qu o i n o u s p a r lo n s qu a n d n o u s d is o n s

« d ém o cr a t ie » ; e t n o u s n e p a r l io n s

qu e d e s s c r u t in s qu i p e r m e t t e n t ce s

p r a t iqu e s . Y a t - i l d e s s c r u t in s qu i

e n co ur a ge n t a u co n t r a i r e l ’ h o nn ê t e t é

é le c t o r a le ? Pe u t -ê t r e . Un s y s t èm e

p o t e n t ie l s e r a i t s a n s d o u t e le s y s t èm e

o ù ch a qu e é le c t e u r in d iqu e le ca n d id a t

qu ’ i l p ré f è r e , e t o n t i r e a u s o r t p a r mi

t o u s le s b u lle t in s : m a is a lo r s ce lu i qu i

a u r a r e cu e ill i 49 v o i x s u r 10 0 p o ur r a ê t r e

é lu co n t r e ce lu i qu i e n a u r a r e cu e ill i 51 .

O u a lo r s d e ch o is i r l a m ét h o d e du t i r a ge

a u s o r t : l a c lé r o c r a t ie , o mnip rés e n t e

d a n s la d ém o cr a t ie

a t h én ie n n e. La c lé r o c r a t ie

s e r a i t d o n c d ém o cr a t iqu e,

c ’e s t u n p a r a d oxe : le t i r a ge

a u s o r t d e s m a gis t r a t u r e s

e t d e s f o n c t io n s é le c t i v e s

p o ur r a i t e f f e c t i v e m e n t ê t r e

co n s id éré co m m e rée lle m e n t

éga l i t a i r e e t p e r m e t t a n t

l ’ a ccès d e ch a cun à ce s

p os t e s , a u co n t r a i r e d e l ’é le c t io n qu i

s e r a i t p a r n a t u r e o l i ga rch iqu e p a rce qu e

f a v o r is a n t , co m m e le d is a i t le s Gr e cs

d e l ’ép o qu e a n t iqu e, le s p lu s r ich e s o u

le s m eille u r s o r a t e u r s . C ’e s t s édu is a n t

e n t h éo r ie , m a is imp os s ib le m a in t e n a n t .

Un e a u t r e m ét h o d e p e u t r e t e n i r n o t r e

a t t e n t io n : e lle e s t p o p u la i r e s u r

ce r t a in s s i t e s d e d év e lo pp e m e n t d e

lo g ic ie ls l ib r e s ( l a d is t r ib u t io n L in u x

D e bia n p a r e xe mple ) o ù ch o is i r le

d i r i ge a n t e n d ém o cr a t ie e s t p a r e il qu e

ch o is i r l ’ a xe d e d év e lo pp e m e n t d ’u n

lo g ic ie l . I l s ’ a g i t d e la m ét h o d e d e

S chu lze : o n t ie n t co mp t e d e s d i f f é r e n t s

du e ls e t o n é l imin e le s rés u l t a t s qu i

n e s a t i s f o n t p e r s o nn e e n co n s e r v a n t

ce r t a in s ca n d id a t s s e lo n d e s c r i t è r e s

L e c r i t è r e d e C o n d o r c e t p o s t u l e q u e

l e b o n c a n d i d a t e s t c e l u i q u i e s t

l e v a i n q u e u r d a n s t o u s l e s d u e l s

é l e c t o r a u x : o r e n d é m o c r a t i e , l e

s c r u t i n é l e c t o r a l n e p e r m e t p a s t o u t

l e t e m p s à c e m e i l l e u r c a n d i d a t , s ’ i l

e x i s t e , d ’ê t r e é l u

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts 87

di f f é r e n c iés . Ce t t e m ét h o d e e s t a s s ez

co mpl iqu ée m ais in f a ls i f i a b le . C ’e s t

le m ê m e p ro b lèm e p o ur le s g r o up e s

co lle c t i f s : l a m a j o r i t é n e d o nn e p a s le

m eille u r a v is ; i l f a u t s o u v e n t s o u v e n t

u n co mp ro mis e n t r e l ’ a v is d e la m a j o r i t é

e t l ’ a v is d e l ’e x p e r t éc la i ré .

Revue APe : La méthode de

Condorcet ne pourrait-el le pas

être appliquée à notre monde ?

C.V. : Pe u t -ê t r e , m a is i l n e v a u dr a i t mie u x

p a s . I l y a t o u t e u n e t h éo r ie d e s n o t e s

e t é le c t io n s ; j e p e n s e a u x a r t ic le s d e

Rémi Pe y r e s u r le s u j e t d a n s I m a ge s d e s

m a t h ém a t iqu e s . Pa r mi le s m ét h o d e s le s

p lu s s a t i s f a is a n t e s in t e lle c t u e lle m e n t

e n s y s t èm e d ém o cr a t iqu e, j ’ e n c i t e r a i

t r o is : l a p r e miè r e s e r a i t d e d e m a n d e r

a u x é le c t e u r s d e v o t e r co n t r e m a is

éga le m e n t p o ur u n ca n did a t , d e rép a r t i r

le s ca n d id a t s e n t r e ce u x qu ’o n r e j e t t e

e t ce u x a u xqu e ls o n a dhèr e : ce s e r a i t

l a m ét h o d e d e l ’ a s s e n t im e n t . I l y a

u n e d e u x ièm e m ét h o d e qu i co n s is t e à

v o t e r s u r le s p r o g r a m m e s p o l i t iqu e s

e xc lu s i v e m e n t e t d e v o t e r s u r ce r t a in e s

o p t io n s p o l i t iqu e s t rès c la i r e m e n t

id e n t i f i ée s – p a r e xe mple p lu s d e

l ib e r t é o u p lu s d e s écur i t é – e t e n su i t e

o n t i r e a u s o r t p a r mi le s d i r i ge a n t s :

o n d is s o c ie a in s i le s p r o g r a m m e s d e s

ca n did a t s . Ce la év i t e le p r o b lèm e, b ie n

sû r , d e la p e r s o nn a l i t é du ca n did a t ,

c ’e s t p o urqu o i ce t t e m ét h o d e e s t à

p r e n dr e a v e c p récau t io n ! La t r o is ièm e

m ét h o d e e s t d ’a t t r ib u e r d e s n o t e s a u x

ca n did a t s , e t l a n o t e d ’u n ca n did a t

n e s e ca lcu le p a s p a r l a m o y e nn e

p o n d érée m ais p a r l a m o y e nn e m édia n e

: ce s y s t èm e e mp ê ch e r a is o nn a b le m e n t

le s m a n ip u la t io n s e f f e c t u ée s p a r

d e s v o t a n t s t r ich e ur s , ce u x qu i n e

co lla b o r e n t p a s a u s y s t èm e é le c t o r a l

e t qu e Co n d o rce t a v a i t d é j à id e n t i f i és .

I l n ’ y a p a s d e m ét h o d e mi r a c le

s a t i s f a is a n t e , m a is à t o u t p r e n dr e ,

p e r s o nn e lle m e n t , ce t t e t r o is ièm e

m ét h o d e a u r a i t m a p ré f é r e n ce, ca r e lle

co n c il ie la s impl ic i t é e t « l a ju s t ice » .

Ce p e n d a n t , o n p e u t a d m e t t r e

l ’ imp o r t a n ce d e s t o u r s é le c t o r a u x ,

ce la d ép e n d d e s cu l t u r e s e t p e r m e t

a u x é le c t e u r s d e s « m e s s a ge s » e n

p lu s d e la d és i g n a t io n du ca n did a t .

Un d e u x ièm e t o u r p e u t ê t r e u n t o u r

f o n d a m e n t a l d o n t l a p h ilos o p h ie –

v o t e r p o ur e t co n t r e u n ca n did a t –

ch a n ge du t o u t a u t o u t p a r r a pp o r t a u

p r e mie r t o u r o ù i l s ’a g i t d e qu a l i f i e r u n

ca n did a t . O n p o ur r a i t a pp l iqu e r d e s

p o n d ér a t io n s o u mul t ip l ie r le n o mb r e

d e t o u r s é le c t o r a u x , ce la s e r a i t a u s s i

u n e p os s ib le ré f o r m e é le c t o r a le .

Revue APe : Les mathématiques

ne permettent-i ls pas de parvenir

à une gouvernance optimisée ?

C.V. : N o n. P r e n o n s l ’e xe mple d e

la p o l i t iqu e éco n o miqu e. M ê m e le s

o p t imis a t io n s d e p o l i t iqu e m a cro-

éco n o miqu e, p o ur s u i v ie s a c t u e lle m e n t

p a r le s E t a t s , n e f o n c t io n n e n t

p a s , o u p a s b ie n . La r e ch e rch e d e

l ’o p t imu m g lo b a l ce n t r a l i s é , t e lle qu e

le p o ur s u i v a i t l ’U n io n s o v ié t iqu e, é t a i t

réu s s ie a u s e n s d e la m o d él is a t io n ,

e t b e au co up p e n s a ie n t qu e l ’U n io n

s o v ié t iqu e a ll a i t d e v e n i r l a p r e miè r e

éco n o mie du m o n d e : ce la n ’a p a s

f o n c t io n n é ca r l a p la n i f ica t io n d o i t

p o ur s u i v r e u n in t é rê t g lo b a l , o r , le s

e xécu t a n t s p o ur s u i v e n t s o u v e n t le u r s

in t é rê t s p e r s o nn e ls , e t l ’ i n t é rê t d e

l ’ i n d i v idu e s t s o u v e n t d i f f é r e n t d e ce lu i

d u g r o up e. L ’ in t é rê t d e l ’e xécu t a n t , s ’ i l

co n t r e v ie n t à l ’ i n t é rê t du g r o up e, n ’e s t

p a s n éce s s a i r e m e n t m o r t i f è r e , m a is

f a i t éch o u e r u n e éco n o mie p la n i f iée

g lo b a le m e n t . C ’e s t co m m e d a n s le

d ile m m e du p r is o nn ie r . To u t e a c t io n d e

co o p ér a t io n b én é f ic ia i r e p o ur le g r o up e

d o i t r e p os e r s u r u n p e u d ’ i r r a t io n n e l

a u n i v e au d e l ’ i n d i v idu . Ce c i r e n v o ie à

l ’ a f f e c t io n e t a u x s e n t im e n t s qu i r e l ie n t

le s in d i v idu s .

Propos recueill is pa r Ch r i s t o p h e d e B a t z

l’inteRView APe

QUEL EST LE PENSEUR DONT LES IDéES INSPIRENT VOTRE RéFLEXION ?

C.V. : A u t a n t s e f a i r e s o n o p in io n p a r s o i -m ê m e. M a is p a r mi le s ge n s qu i m’o n t f a i t v r a im e n t ré f léch i r , j e c i t e r a is v o lo n t ie r s , m ê m e s i i l s ’e s t p lu s d ’u n e f o is t r o mp é : J a r e d D ia m o n d. I l a éc r i t Gu n s, Ge r m s, a n d S t e e l : T h e Fa t e s o f Hu m a n S o c ie t ie s , o u v r a ge m a rqu a n t e n t r e t o u s , e t a réu s s i à a t t i r e r l ’ a t t e n t io n d e d i v e r s h o m m e s p o l i t iqu e s s u r u n s u j e t h is t o r iqu e m o n dia l e t u n i v e r s e l . I l éc r i t s u r t o u t , t rès v i t e , b e au co up ; i l a s u m o bil i s e r d e s s o u t ie n s a u t a n t qu e s e f a i r e d é t e s t e r p a r b e au co up. S a f a ço n d e p rés e n t e r le s p r o b lèm e s e t l a n a t u r e d e s co n s t r u c t io n s h u m ain e s, d ’e x p os e r le r ô le d e ce r t a in e s lo is m a t h ém a t iqu e s, qu i co n f è r e n t à la p o p u la t io n m o n dia le u n e t r a j e c t o i r e p lu s d é t e r min is t e qu ’o n a u r a i t p u le c r o i r e , m’a f a i t b e au co up s o n ge r .

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

article

rL ’ éco n o mie m o n d i a l e a

p a r co u r u u n im p o r t a n t

ch e m in d e p u i s l e d éb u t

d e l a c r i s e éco n o miqu e

m o n d i a l e d e 2 0 0 8 e t l e s c r i s e s d e d e t t e

s o u v e r a i n e s qu i s ’ e n s o n t s u i v i e s . Le s

o u t i l s i n s t i t u t i o n n e l s p o u r é v i t e r e t

t r o u v e r d e s s o l u t i o n s co o rd o n n ée s

e t r a p id e s à d e t e l l e s c r i s e s , qu a n d

e l l e s s e p r o d u i s e n t , o n t é t é r e n f o r cés

e t l e s p a y s e n v o i e d e d év e lo pp e m e n t

o n t s o u v e n t p u r e t r o u v e r l ’ a ccès a u x

f i n a n ce m e n t s e x t e r n e s qu i s ’ é t a i e n t

t a r i s .

To u t e f o i s , l e s c r i s e s d e d e t t e

s o u v e r a i n e r e s t e n t d i f f i c i l e s à

p r é v o i r e t p e u v e n t s e r e p r o d u i r e .

C ’ e s t p o u rqu o i i l e s t e s s e n t i e l qu e

l ’ a r ch i t e c t u r e f i n a n c i è r e i n t e r n a t i o n a l e

co m p o r t e d e s m éca n i s m e s e f f i c a ce s

e t i n c l u s i f s p o u r m in im i s e r l e s co û t s

éco n o miqu e s e t s o c i a u x d e t e l l e s

c r i s e s . Le Cl u b d e Pa r i s e s t u n

a c t e u r ce n t r a l d u s y s t èm e f i n a n c i e r

i n t e r n a t i o n a l e n m a t i è r e d e d e d e t t e s

s o u v e r a i n e s , d a n s l a m e s u r e o ù , p o u r

c i t e r Ch r i s t i n e L a ga rd e , D i r e c t e u r

Gén é r a l d u FM I , c ’ e s t l e s e u l f o r u m

o r ga n i s é qu i a s s u r e u n e co o rd i n a t i o n

e n t r e c r éa n c i e r s o f f i c i e l s p o u r l e s

r e s t r u c t u r a t i o n s d e d e t t e s o u v e r a i n e .

Le Cl u b d e Pa r i s e s t u n e

o r ga n i s a t i o n i n f o r m e l l e , c r éée e n

1956 e t d o n t l a p r és id e n ce e t l e

s e c r é t a r i a t s o n t a s s u r és p a r l a F r a n ce .

I l r e g r o u p e d i x - n e u f p a y s c r éa n c i e r s

qu i o n t d éc id é d e n égo c i e r d e m a n i è r e

s o l i d a i r e d e s a cco rd s d e d e t t e a v e c

l e u r s d éb i t e u r s . Le r ô l e d u Cl u b , qu i

s e r éu n i t t o u s l e s m o i s p o u r é v o qu e r ,

a v e c l e FM I e t l a B a n qu e M o n d i a l e , l e s

s i t u a t i o n s éco n o miqu e s e t f i n a n c i è r e s

d e s p a y s d éb i t e u r s , e s t d e t r o u v e r d e s

s o l u t i o n s co o rd o n n ée s e t d u r a b l e s

a u x d i f f i c u l t é s d e p a i e m e n t d e p a y s

e n d e t t é s . Lo r s qu ’ u n p a y s e n d e t t é f a i t

f a ce à u n e c r i s e , s o i t d e s o u t e n a b i l i t é

d e s a d e t t e e x t é r i e u r e , s o i t d e

l i qu id i t é , l e FM I p e u t i n t e r v e n i r , e n

a pp o r t a n t s o n co n co u r s f i n a n c i e r ,

p o u r a cco m p a g n e r l e s r é f o r m e s

s t r u c t u r e l l e s m i s e s e n œu v r e p a r l e

p a y s d éb i t e u r p o u r r e s t a u r e r l a s t a b i l i t é

m a c r o éco n o miqu e e t f i n a n c i è r e . M a i s

l e p a y s r e s t e e n d e t t é a u p rès d e s e s

c r éa n c i e r s e x t é r i e u r s . E t l e Cl u b d e

Pa r i s e s t a l o r s l e p i v o t ce n t r a l d a n s

ce t t e a r ch i t e c t u r e , d a n s l a m e s u r e

o ù i l n égo c i e a v e c l e s a u t o r i t é s d u

p a y s u n a m én a ge m e n t d e l e u r d e t t e .

le PAySAge mONDiAl eN mATièRe De fiNANcemeNTS exTéRieuRS DeS

PAyS eN VOie De DéVelOPPemeNT eST AcTuellemeNT eN PleiNe muTATiON

Chef du bureau Endettement , F inancement internat ional de la Direct ion générale du Trésor et secrétaire générale du Club de Par isClotilde

l’a n g e v i n

88

89Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts

Ce t a l l ège m e n t d e d e t t e p e u t ê t r e

o b t e n u s o i t p a r u n r ééch e lo n n e m e n t

d e s éch éa n ce s à v e n i r , s o i t , l o r s qu e

l e s co n d i t i o n s s o n t r éu n i e s p o u r

qu e l e Cl u b d e Pa r i s co n s id è r e u n

t r a i t e m e n t « co n ce s s io n n e l » , u n e

r éd u c t i o n d e s o b l i ga t i o n s d u s e r v i ce

d e d e t t e s p e n d a n t u n e p é r i o d e d é f i n i e

o u u n e r éd u c t i o n d u s t o ck d e l a

d e t t e à u n e d a t e f i x ée . Ce r o u a ge e s t

e s s e n t i e l d a n s l a m e s u r e o ù l ’ a c t i o n

d u Cl u b d e Pa r i s , v i a l e p r i n c ip e d e «

co m p a r a b i l i t é d e t r a i t e m e n t »

d u Cl u b , e s t d ém u l t i p l i ée a u

n i v e a u d e l ’ e n s e m b le d e s

c r éa n c i e r s e x t é r i e u r s d u p a y s

d éb i t e u r s . S a n s l e Cl u b d e

Pa r i s , l e p a r t a ge i n t e r n a t i o n a l

d u f a rd e a u d e l ’ e f f o r t f i n a n c i e r s e r a i t

b e a u co u p p l u s d i f f i c i l e à o b t e n i r .

Po u rqu o i ce s d i x - n e u f p a y s

c r éa n c i e r s o n t - i l s d éc id é d e s e

r e g r o u p e r e n Cl u b ? Pa r ce qu e

c ’ e s t u n f o r u m d e co o rd i n a t i o n

p a r t i cu l i è r e m e n t e f f i c a ce . O r , l a

co o rd i n a t i o n e n t r e c r éa n c i e r s e s t u n

f o n d e m e n t d e l a p r é v e n t i o n e t d e

l a r é s o l u t i o n o rd o n n ée d e s c r i s e s

d e d e t t e , d a n s l ’ i n t é r ê t a u s s i b i e n

d e s c r éa n c i e r s qu e d e s d éb i t e u r s .

Le s c r éa n c i e r s , e n a g i s s a n t e n t a n t

qu e g r o u p e , b én é f i c i e n t e n e f f e t

d ’ u n im p o r t a n t e f f e t d e l e v i e r p o u r

p r o m o u v o i r d ’ u n e s e u l e v o i x l e r e s p e c t

d e s o b l i ga t i o n s co n t r a c t u e l l e s à l o n g

t e r m e . M a i s l e Cl u b d e Pa r i s p r és e n t e

b i e n sû r a u s s i d e s a v a n t a ge s p o u r l e s

d éb i t e u r s . S o n e x p é r i e n ce u n iqu e , à

t r a v e r s u n h i s t o r i qu e d e qu a t r e - ce n t

v i n g t - n e u f n égo c i a t i o n s , d e p u i s 1956 ,

a v e c qu a t r e - v i n g t d i x p a y s d i f f é r e n t s

– e t s e s p r a t i qu e s p a r co n s équ e n t

ép r o u v ée s – f a v o r i s e n t u n e r é s o l u t i o n

r a p id e d e s c r i s e s d e d e t t e s o u v e r a i n e ,

e t p e r m e t t e n t a u x d éb i t e u r s d ’ é v i t e r

d e s p é r i o d e s p r o lo n gée s d e d é f a u t e t

d ’ a r r i é r é s , a i n s i qu e l e s co û t s s o c i a u x

e t éco n o miqu e s co r r e s p o n d a n t s . I l s

p e u v e n t a u s s i r e t r o u v e r r a p id e m e n t

l ’ a ccès a u c r éd i t . L a co n t r i b u t i o n

d u Cl u b d e Pa r i s a u d év e lo pp e m e n t

éco n o miqu e s o u t e n a b l e d e s p a y s

à f a i b l e r e v e n u e s t r ée l l e . A c t e u r

m a j e u r d e l ’ i n i t i a t i v e « Pa y s Pa u v r e s

Tr ès En d e t t é s » l a n cée p a r l e FM I

e t l a B a n qu e M o n d i a l e , l e Cl u b d e

Pa r i s r e p rés e n t e , j u s t e d e r r i è r e l e s

i n s t i t u t i o n s i n t e r n a t i o n a l e s , p l u s d e

3 0% d e s e f f o r t s m o n d i a u x e n m a t i è r e

d e r éa m én a ge m e n t d e d e t t e , qu i

d ép a s s e n t 12 0 Md s$ . Le Cl u b a a i n s i

p a r t i c i p é à l a r éd u c t i o n d u s t o ck d e

d e t t e d e s p a y s b én é f i c i a i r e s d e 9 0%

e t a co n d u i t à a l l ége r l e s e r v i ce d e

l a d e t t e d ’ e n v i r o n 2%. E t ce qu i e s t

im p o r t a n t , c ’ e s t qu ’o n a o bs e r v é , s u r

l a m ê m e p é r i o d e , u n e a u g m e n t a t i o n

d e s d ép e n s e s e n m a t i è r e d e r éd u c t i o n

d e l a p a u v r e t é d a n s ce s p a y s d ’ e n v i r o n

3%.

M a i s l e p a y s a ge m o n d i a l e n

m a t i è r e d e f i n a n ce m e n t s e x t é r i e u r s

d e s p a y s e n v o i e d e d év e lo pp e m e n t

e s t a c t u e l l e m e n t e n p l e i n e m u t a t i o n .

Le s f i n a n ce m e n t s m u l t i l a t é r a u x e t

b i l a t é r a u x cèd e n t p r o g r e s s i v e m e n t

l a p l a ce à d ’ a u t r e s s o u rce s d e

f i n a n ce m e n t : p r ê t s p r i v és , p r ê t s

s y n d iqu és , ém i s s io n s d ’o b l i ga t i o n s

d o m e s t iqu e s e t l e v ée d e f o n d s s u r l e s

m a rch és d e ca p i t a u x i n t e r n a t i o n a u x .

A i n s i , s e lo n l a B a n qu e M o n d i a l e ,

e n A f r i qu e s u b - s a h a r i e n n e , l a p a r t

d e s f i n a n ce m e n t s p r i v és d a n s l e s

d éb o u r s e m e n t s i n t e r n a t i o n a u x e s t

p a s s ée d ’ e n v i r o n 2% à l a f i n d e s a n n ée s

19 9 0 à 10% a u j o u rd ’ h u i . P a r a i l l e u r s ,

m ê m e s i , s e lo n l a B a n qu e M o n d i a l e ,

l e s p r ê t s b i l a t é r a u x d e s o u v e r a i n s

r e p rés e n t a i e n t t o u j o u r s , e n 2 011 , p r ès

d e 4 0% d u s t o ck d e l a d e t t e p u b l iqu e

d e s p a y s à f a i b l e r e v e n u , l a s t r u c t u r e

d e ce s p r ê t s b i l a t é r a u x ch a n ge . Le s

« c r éa n c i e r s ém e r ge n t s » , n o n

m e m b r e s d u Cl u b d e Pa r i s ,

j o u e n t u n r ô l e d e p l u s e n p l u s

im p o r t a n t . A lo r s qu ’ e n 19 94 ,

p l u s d e 6 0% d e s 6 0 0 Md s$ d e

d e t t e d e s m a rch és ém e r ge n t s

é t a i t d u e a u x p a y s d u Cl u b

d e Pa r i s , e n 2 011 , l a p a r t d u Cl u b d e

Pa r i s d a n s l e s 10 0 0 Md s$ d e d e t t e a u x

c r éa n c i e r s b i l a t é r a u x n ’ é t a i t p l u s qu e

d e 4 0%.

D a n s ce co n t e x t e , l e b e s o i n d e

co o rd i n a t i o n d e s a c t e u r s s o u v e r a i n s

n ’ a j a m a i s é t é a u s s i f o r t . E t p o u r qu e l e

Cl u b d e Pa r i s , p i v o t d e l ’ a r ch i t e c t u r e

f i n a n c i è r e i n t e r n a t i o n a l e , p u i s s e

t o u j o u r s a pp o r t e r d e s s o l u t i o n s

co o rd o n n ée s e t e f f i c a ce s a u x c r i s e s

d e l a d e t t e , i l d o i t s ’ a d a p t e r , d e f a ço n

p e r m a n e n t e , a u g r é d e ce s t e n d a n ce s

m o n d i a l e s p o r t a n t s u r l a d e t t e

s o u v e r a i n e .

E t c ’ e s t b i e n ce qu ’ i l f a i t . V i a

u n e s t r a t ég i e s o u p l e d ’ « o u t r e a ch »

v e r s l e s c r éa n c i e r s n o n m e m b r e s d u

Cl u b , qu i s o n t i n v i t é s à s ’ a s s o c i e r

a u x d i s cu s s io n s e t a u x n égo c i a t i o n s

d u Cl u b d e f a ço n f l e x ib l e , à l e u r

p r o p r e r y t h m e . To u s l e s a n s d e p u i s

t r e i ze a n s , l e Cl u b d e Pa r i s o r ga n i s e

co n j o i n t e m e n t a v e c l ’ I n s t i t u t d e

l a F i n a n ce i n t e r n a t i o n a l e e t l e s

c r éa n c i e r s p r i v és qu ’ i l r e p rés e n t e , d e s

L e s « c r é a n c i e r s ém e r ge n t s » , n o n

m e m b r e s d u C l u b d e P a r i s , j o u e n t u n r ô l e

d e p l u s e n p l u s im p o r t a n t

Revue APe #8 - le monde dAns tous ses etAts90

r éu n io n s a n n u e l l e s p o u r é v o qu e r l e s

ch a n ge m e n t s d e t e n d a n ce e n m a t i è r e

d e f l u x d e ca p i t a u x v e r s l e s p a y s à f a i b l e

r e v e n u , a i n s i qu e l e s r e s t r u c t u r a t i o n s

d e d e t t e r éce n t e s o u e n co u r s . M a i s

ce s e f f o r t s d ’ « o u t r e a ch » s e r a i e n t

n éce s s a i r e m e n t i n co m p le t s

s a n s l e s c r éa n c i e r s s o u v e r a i n s .

E t j u s t e m e n t , p o u r l a p r e m iè r e

f o i s d a n s l ’ h i s t o i r e d e ce s d e u x

i n s t i t u t i o n s , e n o c t o b r e 2 013 ,

l e Cl u b d e Pa r i s e t l e G2 0 , s o u s

p r és id e n ce r u s s e , o n t o r ga n i s é

u n e co n f é r e n ce s u r l e s d é f i s

a c t u e l s e n m a t i è r e d e f i n a n ce m e n t s

s o u v e r a i n s i n t e r n a t i o n a u x . El l e a

p e r m i s d e m e t t r e a u t o u r d ’ u n e t a b l e

l e s m e m b r e s p e r m a n e n t s d u Cl u b

d e Pa r i s , m a i s a u s s i s e s m e m b r e s

a s s o c i és , l e B r és i l , l a Co rée e t I s r a ë l ,

e t d ’ a u t r e s m e m b r e s d u G2 0 , d o n t

l ’ A f r i qu e d u Su d , l ’ A r a b i e S a o u d i t e , l a

Ch i n e , l ’ I n d e , l ’ I n d o n és i e , l e M e x iqu e

e t l a Tu rqu i e . Le s p a y s d éb i t e u r s é t a i e n t

a u s s i r e p rés e n t és , p a r l e S én éga l e t l a

Ta n za n i e , t o u t co m m e l e s i n s t i t u t i o n s

i n t e r n a t i o n a l e s . Le « Fo r u m d e Pa r i s »

i n a u g u ré p a r l a co n f é r e n ce d ’o c t o b r e

2 013 , e t qu i a v o ca t i o n à s e r éu n i r

t o u s l e s a n s , f a v o r i s e u n d i a l o g u e

f r a n c e t o u v e r t s u r l e s e n j e u x d e

d e t t e e n t r e c r éa n c i e r s e t d éb i t e u r s .

Ce t t e co o rd i n a t i o n e n t r e c r éa n c i e r s ,

f o n d e m e n t d e l a p r é v e n t i o n e t d e l a

r é s o l u t i o n o rd o n n ée d e s c r i s e s d e

d e t t e , co n t r i b u e r a a i n s i à a s s u r e r

u n e p l u s g r a n d e s t a b i l i t é f i n a n c i è r e

i n t e r n a t i o n a l e . L a p r e m iè r e r éu n io n

d ’o c t o b r e 2 013 n o u s a p e r m i s

d ’ é t a b l i r u n l i e n p r i v i l ég i é a v e c l e s

p a y s d u G2 0 . E t e n d éce m b r e ,

u n r e p rés e n t a n t d e l a B a n qu e

Ce n t r a l e d e Ch i n e a a s s i s t é

à u n e r éu n io n m e n s u e l l e d u

Cl u b d e Pa r i s . D e p u i s , ce t t e

p r és e n ce e s t r e n o u v e l ée

t o u s l e s m o i s . En t e r m e s

d ’ « o u t r e a ch » , i l r e s t e d u

ch e m in à p a r co u r i r b i e n sû r , n o u s

d e v o n s p o u r s u i v r e n os e f f o r t s , m a i s

l e Cl u b d e Pa r i s s ’ e f f o r ce t o u j o u r s

s ’ a d a p t e r a u x p r o f o n d e s m u t a t i o n s

d a n s l e s f l u x d e p a i e m e n t m o n d i a u x .

Clo t i l d e L ’A n ge v i n

L e « F o r u m d e P a r i s » i n a u g u r é p a r l a

co n f é r e n ce d ’ o c t o b r e 2 013 [ . . . ] f a v o r i s e

u n d i a l o g u e f r a n c e t o u v e r t s u r l e s

e n j e u x d e d e t t e e n t r e c r é a n c i e r s e t

d éb i t e u r s

PARTie i i i .leS

inviSibleS,

le viSible

et

l’inviSible

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible92

article

rE n Fr a n ce, l a p r i s e e n ch a r ge

d e l a d ép e n d a n ce co m p o r t e

d e u x v o le t s : l ’ a id e a u x

p e r s o n n e s h a n d ica p ée s

e t l ’ a id e a u x p e r s o n n e s â gée s

d ép e n d a n t e s . Ce s d e u x p r i s e s e n

ch a r ge s o n t d i f f é r e n t e s l ’ u n e d e l ’ a u t r e .

To u t e f o i s , e n r a i s o n d e s im il i t u d e s ,

l ’ id ée d e f u s io n n e r l e s d e u x m o d è le s

d e p r i s e e n ch a r ge a f i n d ’e n f a i r e u n

« 5 e r i s qu e » e s t s o u v e n t a v a n cée .

Po u r a u t a n t , ce r t a in s e n j e u x s o n t p lu s

p rég n a n t s lo r s qu e l ’o n s ’ a t t a rd e s u r l a

p r i s e e n ch a r ge d e s p e r s o n n e s â gée s ,

n o t a m m e n t ce lu i d e s a id a n t s .

Le t e r m e d ’a id a n t a pp a r a î t p o u r

l a p r e miè r e f o i s d a n s l a lo i d u 11

f év r i e r 2 0 05 p o u r l ’ éga l i t é d e s d r o i t s

e t d e s ch a n ce s , l a p a r t i c ip a t io n

e t l a c i t o y e n n e t é d e s p e r s o n n e s

h a n d ica p ée s . Ce t t e lo i r e co n n a î t u n

s t a t u t j u r id iqu e a u x a id a n t s f a mil i a u x

d e p e r s o n n e s h a n d ica p ée s s e u le m e n t .

U n d éc r e t é t a i t p rév u e n 2 0 0 6 p o u r

é t e n d r e ce s t a t u t a u x a id a n t s f a mil i a u x

d e p e r s o n n e s â gée s , m a is ce la e s t

r e s t é l e t t r e m Wo r t e . Po u r t a n t , l e s

a id a n t s o ccu p e n t u n e p la ce ce n t r a le

d a n s l a p r i s e e n ch a r ge d e s p e r s o n n e s

â gée s , n o t a m m e n t à d o mic i l e . En

F r a n ce , 4 ,3 mil l io n s d e p e r s o n n e s

a id e n t u n e p e r s o n n e d ép e n d a n t e . A u

R o y a u m e-Un i , l ’ a id e in f o r m e lle e s t p lu s

im p o r t a n t e qu e l ’ a id e p ub l iqu e ; e l l e

e s t e s t im ée à 87 mil l i a rd s d e l i v r e s p a r

a n a lo r s qu e l a s o m m e d e s d ép e n s e s

p ub l iqu e s e s t d e 81,67 mil l i a rd s l a

m ê m e a n n ée1. Le s a id a n t s s o n t l a

c lé d e v o u t e d u s y s t èm e d e p r i s e à

ch a r ge à d o mic i l e : p rès d e 8 0% d e s

h e u r e s d e s o in s a u x p e r s o n n e s â gée s

d ép e n d a n t e s s o n t a s s u rés p a r d e s

m e m b r e s d e l a f a mil l e . E t ce m ê m e

co n s t a t s e r e t r o u v e e n A lle m a g n e,

Es p a g n e, I t a l i e o u e n co r e a u x Pa y s -B a s

e t e n Su èd e . O r ce r ô le d ’a id a n t p e u t

a v o i r d e s co n s équ e n ce s n éga t i v e s s u r

l e u r v ie p r o f e s s io n n e ll e e t p e r s o n n e lle ,

a in s i qu e s u r l e u r s a n t é .

La s a n t é d e s a id a n t s e s t

f r a g i l i s ée p a r l e u r s t a t u t : 2 0% d e s

a id a n t s d éc la r e n t a v o i r d e s s y m p t ô m e s

d e f a t i g u e m o r a le o u p h y s iqu e , e t 29%

d ’e n t r e e u x d éc la r e n t co n s o m m e r

d e s ps y ch o t r o p e s s i b ie n qu e 35%

d ’e n t r e e u x m e ur e n t a v a n t l a p e r s o n n e

1# Carers uK, ACE National and the university of Leeds (2007): Valuing Carers – Calculating the value of unpaid care.

d ép e n d a n t e qu ’ i l s a id a ie n t 2. Po u r

a u t a n t , m a l g ré le u r r ô le ce n t r a l , i l

n ’ e x i s t e a u cu n d is p os i t i f d e s o u t ie n

i n s t i t u t io n n a l i s é e n d i r e c t io n d e s

a id a n t s e n F r a n ce . E t l e p r o j e t d e lo i

p o u r l ’ a d a p t a t io n d e l a s o c ié t é a u

v ie i l l i s s e m e n t n ’ a m èn e qu e t rès p e u

d ’a m é l io r a t io n s .

Le p r o j e t d e lo i p o u r l ’ a d a p t a t io n

d e l a s o c ié t é a u v ie i l l i s s e m e n t

co n ce r n e le v ie i l l i s s e m e n t a v e c e t

s a n s p e r t e d ’a u t o n o mie . Le p r o j e t d e

lo i s e d éco m p os e e n t r o i s v o le t s :

a n t i c ip a t io n e t p rév e n t io n d e l a p e r t e

d ’a u t o n o mie ; a d a p t a t io n d e l a s o c ié t é

a u v ie i l l i s s e m e n t e t a cco m p a g n e m e n t

d e l a p e r t e d ’a u t o n o mie .

P lu s ie u r s a v a n cée s p o u r l e s

a id a n t s f a mil i a u x p e u v e n t ê t r e

s o u l i g n ée s . D a n s le p r e mie r v o le t

d e l a lo i , l e go u v e r n e m e n t s o u h a i t e

a m é l io r e r l ’ a ccès a u x équ ip e m e n t s

e t a id e s t e ch n iqu e s f a v o r i s a n t l e

m a in t i e n à d o mic i l e ( t é léa s s i s t a n ce ,

p e t i t a m én a ge m e n t d u lo ge m e n t ,

d o m o t iqu e , e t c . ) e t s o u t e n i r d e s

2# OCDE (2011) : Besoin d’aide ? Dispenser HW�ͤQDQFHU�OHV�VHUYLFHV�OL«V�¢�OD�G«SHQGDQFH��Paris.

leS AiDANTS, leS OubliéS DeS RéfORmeS

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 93

a c t io n s d e p rév e n t io n mis e s e n œu v r e

p a r l e s s e r v ice s d ’a id e à d o mic i l e .

Ce s m e su r e s p e u v e n t p e r m e t t r e d e

rédu i r e l a t âch e d e l ’ a id a n t : d é t e c t e u r

d e ch u t e , « d éa m b u la t e u r i n t e l l i ge n t

» , d i s p os i t i f s d e t é lés u r v e i l l a n ce o u

d is p os i t i f s p e r m e t t a n t l a réa l i s a t io n

a u t o m a t iqu e d e s t âch e s co m m e le

p i l u l i e r é le c t r o n iqu e . D ’a u t r e s

p a y s , co m m e le D a n e m a r k ,

o n t d é j à d év e lo pp é ce t y p e d e

« gé r o n t e ch n o lo g ie » e t ce la

f a c i l i t e l e m a in t i e n à d o mic i l e

d e l a p e r s o n n e d ép e n d a n t e e n

d éch a r ge a n t l ’ a id a n t .

Le s e co n d v o le t d u p r o j e t d e

lo i ( a d a p t a t io n d e l a s o c ié t é a u

v ie i l l i s s e m e n t ) c ib le p lu s p réc is ém e n t

l e s e n j e u x d e v ie i l l i s s e m e n t e n d e h o r s

d e l a qu e s t io n d e l a d ép e n d a n ce .

L ’ a d a p t a t io n d e l a s o c ié t é d o i t s e

f a i r e p a r l ’ a d a p t a t io n d e s lo ge m e n t s

p r i v és , e t à ce t t e f i n , l e go u v e r n e m e n t

s o u h a i t e ga r a n t i r l e f i n a n ce m e n t d ’u n

p la n a u t o n o mie gé ré p a r l ’A ge n ce

N a t io n a le d e l ’H a b i t a t (A N A H) p o u r

l ’ a d a p t a t io n d e 8 0 0 0 0 lo ge m e n t s

p r i v és (e n 2 015 e t 2 016) .

Le t r o i s ièm e v o le t p rév o i t d e

r e v a lo r i s e r l e p la f o n d d e s p la n s d ’a id e

p o u r l ’ e n s e m ble d e s b én é f ic i a i r e s , e t

ce la d e f a ço n p lu s im p o r t a n t e p o u r

l e s p e r s o n n e s le s p lu s d ép e n d a n t e s e t

d e b a is s e r l e t i cke t m o d ér a t e u r p o u r

l e s p e r s o n n e s le s p lu s m o d e s t e s . O n

co n s t a t e qu ’ i l y a u n éca r t im p o r t a n t

e n t r e l e m o n t a n t d e l ’A PA e t l e co û t

m o y e n d ’u n s é j o u r e n é t a b l i s s e m e n t

s p éc ia l i s é o u u n e p r i s e e n ch a r ge à

d o mic i l e . S e lo n l a D i r e c t io n Gén é r a le d e

l a Co n cu r r e n ce , d e l a Co n s o m m a t io n e t

d e l a Rép r e s s io n d e s F r a u d e s (D G CCR F ) ,

l e r e co u r s à u n é t a b l i s s e m e n t s p éc ia l i s é

NZ Ï _ P � P Y � X Z d P Y Y P � ��� ���XZT^ � NZ Y _ ] P�

�# � ���XZT^ � [ Z ` ] � ` Y P � [ ] T ^ P � P Y � NS L ] RP�

à d o mic i l e . O r l e m o n t a n t d e l ’A PA a u

p lu s h a u t n i v e a u d ’ i n ca p a c i t é (GIR1 )

P ^ _ � O P � ��� ���XZT^ � � [ Z ` ] � ` Y � X Z Y _ L Y _�

X Z d P Y �O` �[ WL Y �O uL TO P �O P � � ���XZT^ �

Pa r a i l l e u r s , l ’A PA n e f i n a n ce qu e

l a p a r t i e d ép e n d a n ce s e lo n le t a r i f

d ép e n d a n ce d e l ’ é t a b l i s s e m e n t e t n o n

p a s l a p a r t i e h éb e r ge m e n t lo r s qu e

l ’ i n d i v id u e s t e n m a is o n d e r e t r a i t e . Le

r e s t e à ch a r ge p e u t d o n c r a p id e m e n t

d e v e n i r co n s id é r a b le p o u r l a p e r s o n n e

d ép e n d a n t e . La s o l id a r i t é f a mil i a le

e s t m o b il i s ée a v a n t l ’ a id e s o c ia le

d ép a r t e m e n t a le , p a r co n s équ e n t l e

p o id s f i n a n c ie r d e l a d ép e n d a n ce p e u t

ê t r e lo u rd à p o r t e r p o u r l e s a id a n t s . La

r e v a lo r i s a t io n d e s p la f o n d s d ’a id e p o u r

l ’ e n s e m ble d e s b én é f ic i a i r e s p o u r r a i t

d éch a r ge r l ’ a id a n t f i n a n c iè r e m e n t , qu i

a id e s o u v e n t l a p e r s o n n e d ép e n d a n t e

à p a y e r l e r e s t e à ch a r ge o u le t i cke t

m o d ér a t e u r .

Le t r o i s ièm e v o le t p rév o i t

éga le m e n t l ’ a m é l io r a t io n d e s

co n d i t io n s d e t r a v a i l d u s e c t e u r d e

l ’ a id e à d o mic i l e n o t a m m e n t p a r d e s

m e su r e s c ib lée s d e r e v a lo r i s a t io n

d e s p lu s b a s s a la i r e s . Le s a id a n t s

i n f o r m e ls i n t e r v ie n n e n t s o u v e n t e n

r a i s o n d e s f a ib le s s e s d u s e c t e u r d e

l ’ a id e à d o mic i l e : v a r i a t io n s t a t u t a i r e s

d e s in t e r v e n a n t s , f a ib le a t t r a c t i v i t é

d e s p os t e s , f o r t e m o b il i t é d e s a id a n t s

p r o f e s s io n n e ls e t h é t é r o gén é i t é d e s

f o r m a t io n s . La v a lo r i s a t io n d u t r a v a i l

d ’ a id e à d o mic i l e p o u r r a i t e n t r a in e r

u n e d imin u t io n d u r e co u r s à l ’ a id a n t

i n f o r m e l . La qu e s t io n d e s a id a n t s e s t

éga le m e n t a b o rd ée p a r l ’ a u g m e n t a t io n

p o n c t u e ll e d u p la n d ’a id e A PA p o u r

p e r m e t t r e à l ’ a id a n t d e b én é f ic ie r d ’u n

d is p os i t i f d e rép i t . U n e a id e

a u « rép i t » s e r a c réée a f i n d e

f i n a n ce r l ’ a bs e n ce d e l ’ a id a n t ,

n o t a m m e n t e n ca s d e r e co u r s à

d e s a id e s s u pp lém e n t a i r e s o u à

u n p la ce m e n t e n é t a b l i s s e m e n t .

Ce t t e a id e p o u r r a i t r e p rés e n t e r j u s qu ’à

� ���L Y �P Y �[ W` ^ �O P � W u, ;,��

I l e s t p os s ib le d e s o u l i g n e r u n e

a v a n cée a s s ez l im i t ée co n ce r n a n t l e

s t a t u t d e l ’ a id a n t i n f o r m e l qu i n ’e s t

d i r e c t e m e n t co n ce r n é qu e p a r u n e

s e u le m e su r e d u p r o j e t d e lo i , m a is

qu i p o u r r a i t p r o f i t e r d e s e x t e r n a l i t és

p os i t i v e s d e s a u t r e s m e su r e s .

L ’ a id e a u rép i t p rév u e d a n s

le p r o j e t d e lo i e s t u n e a v a n cée

im p o r t a n t e qu i p e r m e t t r a n o t a m m e n t

d e gé r e r l e s s i t u a t io n s d e « c r i s e »

qu i p e u v e n t i n t e r v e n i r d a n s l a v ie d e

l ’ a id a n t (d écès d ’u n p r o ch e , lo n g u e

m a la d ie ) . Ce p e n d a n t , ce la n e rép o n d

qu e p a r t i e l l e m e n t a u x e x i ge n ce s

d ’u n t e l s t a t u t . To u t d ’a b o rd , l a

r e co n n a is s a n ce du s t a t u t d ’ a id a n t

p o u r u n e p e r s o n n e h a n d ica p ée d e v r a i t

ê t r e é t e n du e à l ’ a id a n t d ’u n e p e r s o n n e

â gée . D a n s le s a u t r e s p a y s , l ’ a id a n t

j o u i t d ’u n v r a i s t a t u t co m m e c ’e s t l e

ca s a u R o y a u m e-Un i d e p u is T h e Ca r e r s

R e co g n i t io n a n d S e r v ice s A c t d e 19 95.

p r è s d e 8 0% d e s h e u r e s d e s o i n s a u x

p e r s o n n e s â gée s d ép e n d a n t e s s o n t

a s s u r é s p a r d e s m e m b r e s d e l a f a m i l l e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible94

La F r a n ce a p rév u d e s d is p os i t i f s

p o u r « a id e r l e s a id a n t s » . Po u r a u t a n t ,

ce s d is p os i t i f s s o n t t r ès l im i t a t i f s , e t

l a n o u v e ll e lo i n e r e v ie n t p a s d e s s u s .

Le co n gé d e s o u t ie n f a mil i a l e s t n o n

rém u n é ré e t t r ès r e s t r i c t i f t a n d is qu e le

co n gé d e s o l id a r i t é f a mil i a le

co n ce r n e le ca s o ù u n e

p e r s o n n e a u n e p a t h o lo g ie qu i

m e t e n j e u le p r o n os t ic v i t a l

e t e s t i n d e m nis é s e u le m e n t

[ P YO L Y _ � ��� U Z ` ] ^ � µ � S L ` _ P ` ] � O P � ���"��

p a r j o u r s . Ce s d is p os i t i f s s o n t

i n s u f f i s a n t s , e t l e s p a y s é t r a n ge r s s o n t

l à p o u r n o u s le r a pp e le r .

I l s e r a i t p os s ib le d e s ’ i n s p i r e r

d e l ’ e xe m ple d u R o y a u m e-Un i , l e Wo r k

a n d Fa mil i e s A c t d e 2 0 0 6 p e r m e t u n

a m én a ge m e n t d u t e m ps d e t r a v a i l e n t r e

l ’ e m plo y é e t l ’ e m plo y e u r qu i n e p e u t

r e f u s e r qu ’e n ca s d e r a i s o n s d ’o rd r e

éco n o miqu e s p éc i f iqu e s , n o t a m m e n t

s i ce t a m én a ge m e n t e n t r a î n e u n r i s qu e

éco n o miqu e o b j e c t i f p o u r l ’ e n t r e p r i s e .

D ’a u t r e s p a y s p rév o ie n t d e s

d is p os i t i f s p lu s co n c i l i a n t s e n v e r s

l e s a id a n t s : e n Su èd e le Ca r e -Le a v e

A c t d e 1989 p rév o i t u n co n gé d ’u n e

d u rée d e d e u x m o is p o u r u n e p e r s o n n e

m o ur a n t e , i n d e m nis é à h a u t e u r d e 8 0%

du s a la i r e i n i t i a l . En A ll e m a g n e, u n

d is p os i t i f « d ’a v a n ce s u r s a la i r e » a

é t é i n s t a u ré e n 2 0 0 8, a f i n d e p e r m e t t r e

à u n a id a n t d e t r a v a i l l e r p a r t i e l l e m e n t

e n co n t in u a n t d e t o u ch e r 75% d e s o n

s a la i r e i n i t i a l . En éch a n ge, lo r s qu ’ i l

r e p r e n d le t r a v a i l à t e m ps p le in , i l

co n t in u e d ’ê t r e rém u n é ré à h a u t e u r

d e 75% ju s qu ’a u r e m b o ur s e m e n t d e «

l ’ a v a n ce » p e rçu e .

I l e x i s t e éga le m e n t d e s

d is p os i t i f s d e s t i n és à a id e r l ’ a id a n t

d a n s s a t âch e : a u x Pa y s -B a s l a lo i

W M O d e 2 0 0 6 p rév o i t l ’ o b l i ga t io n

p o u r l e s m u n ic ip a l i t és d e s o u t e n i r l e s

a id a n t s t o u t co m m e e n Su èd e d e p u is

2 0 0 9, n o t a m m e n t p a r d e s f o r m a t io n s

d ’a id e à d o mic i l e . D ’a u t r e s p a y s

p rév o ie n t l e v e r s e m e n t d ’u n e a l lo ca t io n

à l ’ a id a n t , e n f o n c t io n d ’u n qu o t a

d ’h e u r e s e f f e c t u é , c ’e s t p a r e xe m ple

le ca s d e l ’Es p a g n e d e p u is l a Le y d e

p r o m o c io n d e l a a u t o n o mia p e r s o n a l y

a t e n c io n a p e r s o n a s e n s i t u a c io n d e

d e p e n d e n c ia 3 d e 2 0 0 6 . En A lle m a g n e,

e n p lu s d ’u n e a l lo ca t io n qu i p e u t s e r v i r

à l a rém u n é r a t io n d e l ’ a id a n t i n f o r m e l , i l

b én é f ic ie d e d r o i t s s o c ia u x (a f f i l i a t io n

a u rég im e léga l d ’ a s s u r a n ce v ie i l l e s s e

p a r e xe m ple ) qu a n d i l n e p e u t p lu s

e xe rce r u n e a c t i v i t é p r o f e s s io n n e ll e o u

p lu s qu ’à mi - t e m ps .

La n o u v e ll e ré f o r m e a m èn e d e s

év o lu t io n s lo u a b le s m a is l a i s s e d e

cô t é d e s qu e s t io n s p os ée s d e p u is

t r o p lo n g t e m ps . Le s a id a n t s s o n t

l e s o ub l iés d u p r o j e t d e lo i . M ê m e

s i ce r t a in e s m e su r e s v ie n n e n t à l e u r

3# Loi n° 39/2006, du 14 décembre 2006, relative à la promotion de l’autonomie personnelle et à la prise en charge des personnes en situation de dépendance.

s e co u r s , i l s n e p r o f i t e n t t o u j o u r s

p a s d ’u n s t a t u t o u d e d r o i t s s o c ia u x

co n v e n a b le s . Le s e xe m ple s é t r a n ge r s

év o qu és p récéd e m m e n t o n t d ém o n t ré

qu e b e a u co u p r e s t e e n co r e à f a i r e .

I l s e r a i t p r o f i t a b le d e s ’ i n s p i r e r d e

p a y s co m m e le D a n e m a r k , o u

l ’A l l e m a g n e a f i n d e f a i r e év o lu e r

n o t r e s y s t èm e d e p r i s e e n ch a r ge

v e r s u n s y s t èm e s o u t e n a b le a u

n i v e a u d e s o n f i n a n ce m e n t e t d e

s o n o r ga n is a t io n , ce la p o u r l ’ e n s e m ble

d e s p e r s o n n e s im p l iqu ée s .

La u r a Fa b r e

B IB L I O G R A PHIE

B o r ge t t o M. , La f o r e R . (2 0 0 9) : D r o i t

d e l ’ a id e e t d e l ’ a c t io n s o c ia le s ,

M o n t ch r e s t i e n , 7e éd i t io n .

Ca r e r s UK, ACE N a t io n a l a n d t h e

Un i v e r s i t y o f Le e d s (2 0 07) : Va lu in g

Ca r e r s – Ca lcu la t i n g t h e v a lu e o f u n p a id

ca r e .

G im b e r t V . e t G . M a lo ch e t (2 011) : Le s

d é f i s d e l ’ a cco m p a g n e m e n t d u g r a n d

â ge , Ce n t r e d ’a n a l y s e s t r a t ég iqu e , La

d o cu m e n t a t io n f r a n ça is e , R a pp o r t s e t

d o cu m e n t s n°39 .

Hub e r M. e t a l . (2 0 0 9) : Fa c t s a n d

F i g u r e s o n Lo n g-Te r m Ca r e . Eu r o p e a n d

N o r t h A m e r ica , Eu r o p e a n Ce n t r e f o r

S o c ia l We l f a r e Po l ic y a n d R e s e a rch .

L e s a i d a n t s i n f o r m e l s i n t e r v i e n n e n t

s o u v e n t e n r a i s o n d e s f a i b l e s s e s d u

s e c t e u r d e l ’ a i d e à d o m i c i l e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

article

rD e p uis 19 6 8, la n o t io n d ’u n e

« m a j o r i t é s i le n c ie u s e » a

é t é d év e lo pp ée e t d éc l in ée

s o u s d i f f é r e n t e s f o r m e s.

D e s « s a n s-v o i x » a u x « in v is ib le s » , le

co n ce p t a f a i t f lo rès .

L ’e x p r e s s io n p o in t e le f a i t qu ’e n

s o c ié t é , « qu i n e d i t m o t co n s e n t » .

A in s i l a p e r s o nn e qu i n e s ’e x p r im e p a s,

qu i n e s a i t p a s , qu i n e v e u t o u n e p e u t

s e f a i r e e n t e n dr e r i s qu e d ’ê t r e v ic t im e

d e s o n s i le n ce « a pp a r e n t » .

S t ép h a n e B e au d, J os e p h

Co n f a v r e u x , e t J a d e L in d ga a rd

e x p l iqu e n t1 qu e le s g r o up e s

d ’ in v is ib le s s o n t s o u v e n t c réés p a r

le s e f f e t s in v o lo n t a i r e s d e p o l i t iqu e s

p ubl iqu e s . I l s s u ggèr e n t d o n c

d ’ in t ég r e r l a p a r o le d e s p o p u la t io n s

co n ce r n ée s p o ur p o u v o i r a n t ic ip e r le s

d y s f o n c t io n n e m e n t s . M a is ce la s upp os e

d e d o nn e r a u c i t o y e n le s m o y e n s d e

d e v e n i r u n « u s a ge r c r i t iqu e » e t d e

d év e lo pp e r u n e v is ib il i t é co mp os ée d e

« co nn a is s a n ce e t d e r e co nn a is s a n ce,

d e s a v o i r e t d e p o u v o i r , d a n s u n e sp r i t

d e p a r t ic ip a t io n mu t u e lle » . Le p o in t

1# La France invisible, sous la dir. de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard, Paris, Editions La Découverte, 2006

co m mun d e s d i f f é r e n t e s ca t égo r ie s

d ’ in v is ib le s d écr i t e s p a r S t ép h a n e

B e au d e s t le u r d i f f i cu l t é à m o bil i s e r

le s in s t r u m e n t s d ’e x p r e s s io n e t d e

v is ib il i t é p o ur ê t r e p r i s e n co mp t e .

A ce t i t r e , le s d é t e nu s s o n t d e s

in v is ib le s s in g u l ie r s ca r , e n p lu s d e

p a r t a ge r le s h a n d ica ps d e s a u t r e s

ca t égo r ie s d ’ in v is ib le s , i l s s o n t r e n du s

in v is ib le s p a r l a v o lo n t é m ê m e d e s

p o u v o i r s p ub l ics . L ’ in ca rcé r a t io n

d is s imule le d é t e nu, le co up e du r e s t e

d e la s o c ié t é e t le rédu i t a u s i le n ce .

L ’a r t ic le 1 d e la lo i p én i t e n t ia i r e

én o n ce qu e l ’ i n s t i t u t io n ca rcé r a le

p o ur s u i t u n t r ip le o b j e c t i f : s ép a r e r

le co n d a mn é du r e s t e d e la s o c ié t é

p o ur la p r o t ége r , p u n i r le d é t e nu e t

e n f in lu i a pp r e n dr e le s co d e s qu i

lu i p e r m e t t r o n t d e v i v r e u n e « v ie

r e sp o n s a b le » . C ’e s t a u n o m d e ce

t r ip le o b j e c t i f qu e le d é t e nu e s t co up é

du r e s t e d e la s o c ié t é . Ce t t e v o lo n t é d e

r e n dr e in v is ib le la p r i s o n e t ce u x qu i

y v i v e n t s e r e t r o u v e n o t a m m e n t d a n s

la d i f f i cu l t é à e n t r e r e n p r i s o n . S i e n

t h éo r ie t o u t d é t e nu e s t e n d r o i t d e

r e ce v o i r d e s v is i t e s , le v is i t e u r d o i t e n

o bt e n i r l ’ a u t o r i s a t io n , « s o u s rés e r v e

du m ain t ie n d e la s écur i t é » d o n t

l ’ a pp réc ia t io n e s t l a i s s ée à l ’ a r b i t r a i r e

d e l ’é t a b l i s s e m e n t . Pa r a i l l e u r s , s e u ls

le s p a r le m e n t a i r e s e t le Co n t r ô le u r

Gén ér a l d e s L ie u x d e P r i v a t io n d e

L ib e r t é s o n t a u t o r i s és à v is i t e r à

t o u t m o m e n t le s é t a b l i s s e m e n t s . La

c i rcu la i r e du 25 ju i l l e t 2 011 p réc is e p o ur

le s p a r le m e n t a i r e s qu ’ i l s « n e p e u v e n t

p a s ê t r e a cco mp a g n és lo r s d e le u r s

v is i t e s p a r d ’a u t r e s p e r s o nn e s (é lu s

lo cau x, a v o ca t s , j o u r n a l i s t e s , e t c . ) , qu i

n ’o n t p a s la qu a l i t é d e p a r le m e n t a i r e » .

L ’e xe rc ice d e la c i t o y e nn e t é ,

à t r a v e r s d i v e r s e s f o r m e s d e

p a r t ic ip a t io n p o l i t iqu e e t d ’a c t io n s

co lle c t i v e s , e s t ga r a n t i p a r le d r o i t

d e v o t e , l a l ib e r t é d ’e x p r e s s io n e t

le s d i f f é r e n t s m o y e n s d ’e x p r e s s io n

co lle c t i v e . D a n s le ca s d e s d ét e nu s, ce

qu i ch o qu e, c ’e s t l ’ imp os s ib le e xe rc ice

d e la c i t o y e nn e t é e n p r i s o n .

Le d r o i t d e v o t e e s t r e co nnu a u x

p e r s o nn e s d ét e nu e s, s a u f e n ca s d e

s u sp e n s io n d e le u r s d r o i t s c i v iqu e s .

I l s n e p e u v e n t ce p e n d a n t v o t e r qu e

p a r p r o cur a t io n , ce qu i in du i t qu ’u n e

p e r s o nn e à l ’ e x t é r ie u r , in s c r i t e s u r l a

m ê m e l i s t e é le c t o r a le qu e le d é t e nu,

leS DéTeNuS, iNViSibleS PARmi leS iNViSibleS

95

96 Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

a cce p t e la p r o cur a t io n . M a is p o ur

v o t e r , m ê m e p a r p r o cur a t io n , l a

p e r s o nn e d o i t d e m a n d e r à s ’ in s c r i r e

s u r u n e l i s t e é le c t o r a le d e la co m mun e

o ù l ’é t a b l i s s e m e n t p én i t e n t ia i r e e s t

s i t u é , e t e n r a is o n d e s p r o b lèm e s d e

d o mic il i a t io n qu ’e n ge n dr e la p r i s o n

( t r a n s f e r t s , imp os s ib il i t és d e f a i r e s le s

d ém a rch e s e n d ét e n t io n ) , b e au co up

d e d ét e nu s s o n t , d e f a i t , p r i v és d e ce

dr o i t .

Pa r a i l l e u r s , l a co r r e sp o n d a n ce

« s o u s p l i o u v e r t » e s t d é f in ie co m m e

le m o d e n o r m al d e co m munica t io n

d e s d ét e nu s . To u t le co ur r ie r e n v o y é

e s t t r a n s mis à l ’ a d min is t r a t io n o u v e r t ,

t o u t le co ur r ie r qu ’ i l s r e ço i v e n t

le u r e s t d o nn é o u v e r t . S i l a

le c t u r e n ’e s t p a s ce n s ée ê t r e

a u t o m a t iqu e, e lle e s t d a n s le s

f a i t s p lu s o u m oin s f réqu e n t e

s e lo n le p r o f i l d e s d ét e nu s . La

l ib e r t é d ’e x p r e s s io n e s t d o n c d i f f i c i le

e t s o u v e n t s o n e xe rc ice e s t p u n i p a r

d i v e r s e s p r i v a t io n s imp os ée s p a r

l ’Ad min is t r a t io n p én i t e n t ia i r e .

L ’o r ga n is a t io n d e p r is o nn ie r s e n

s y n d ica t s o u a s s o c ia t io n s e s t u n d r o i t

a f f i r m é p a r l ’ a r t ic le 11 d e la Co n v e n t io n

e u r o p ée nn e d e s dr o i t s d e l ’H o m m e.

La lég is la t io n f r a n ça is e n ’ in t e rd i t p a s

a u x d é t e nu s le d r o i t d e s ’a s s o c ie r ,

e t p o ur t a n t a u cun e a s s o c ia t io n n ’a

p u e xe rce r p le in e m e n t ce dr o i t . D e s

e n t r a v e s à l ’o r ga n is a t io n d e réu n io n s,

à la c i rcu la t io n d e l ’ i n f o r m a t io n a in s i

qu e d e s d i f f i cu l t és a d min is t r a t i v e s

o n t e mp ê ché le u r f o n c t io n n e m e n t .

Le s s e u le s a s s o c ia t io n s a u xqu e lle s

le s d é t e nu s s o n t l ib r e s d ’a dhér e r s o n t

le s a s s o c ia t io n s s o c io cu l t u r e lle s e t

s p o r t i v e s qu i o r ga n is e n t d e s a c t i v i t és

e n d ét e n t io n . Elle s s o n t s o u v e n t v u e s

co m m e u n e f o r m e d e l ’Ad min is t r a t io n

p én i t e n t ia i r e , le s d é t e nu s y a dhèr e n t

p e u e t e lle s n e p e u v e n t e n a u cun ca s

r e mpla ce r l ’ e xe rc ice d ’u n v é r i t a b le

d r o i t d ’a s s o c ia t io n2.

Fa ce à l ’ a r b i t r a i r e du m o n d e

ca rcé r a l e t a u x co n di t io n s d e d ét e n t io n

e xo r b i t a n t e s du dr o i t co m mun, le s

d é t e nu s, u n e f o is in ca rcé rés , s e mble n t

d e v e n i r d e s s u j e t s d e dr o i t in v is ib le s .

En e f f e t , e n p lu s d e s d i f f i cu l t és à f a i r e

e n t e n dr e le u r v o i x p a r le v o t e e t le s

l ib e r t és d ’a s s o c ia t io n e t d ’e x p r e s s io n,

le s d é t e nu s f o n t f a ce à d e s v io la t io n s

du dr o i t d u t r a v a il e t à d e s a t t e in t e s à

le u r in t ég r i t é p h y s iqu e e t m o r a le .

L ’e xe mple le p lu s co nnu e s t

p r o b a ble m e n t ce lu i d u dr o i t d u t r a v a il ,

in e x is t a n t e n p r i s o n . La s i t u a t io n d e

s u j e t d e dr o i t s f a ce à u n e mplo y e ur

e s t r e f u s ée a u d ét e nu, le s r e la t io n s

d e t r a v a il d e s p e r s o nn e s in ca rcé rée s

n e f o n t p a s l ’o b j e t d ’u n co n t r a t d e

t r a v a il . Co m m e le s o u l i g n e n t le s

p a r le m e n t a i r e s f r a n ça is e n 20 02 : « Le

t r a v a il d e s d ét e nu s s e d ér o u le d a n s

d e s co n di t io n s e xo r b i t a n t e s du dr o i t

co m mun : le s p e r s o nn e s in ca rcé rée s

n e s i g n e n t p a s d e co n t r a t d e t r a v a il e t

le co d e du t r a v a il n e s ’a pp l iqu e p a s » .

Po ur ce s r a is o n s, le s a la i r e min imu m

e s t co mp r is e n t r e 20% e t 45% du

SMI C h o r a i r e , e t le t r a v a il e f f e c t u é e n

d ét e n t io n n e p e r m e t s o u v e n t p a s d e

co t is e r a up rès d e l ’ a s s u r a n ce chô m a ge

e t n e d o nn e p a s dr o i t à u n e r e t r a i t e .

En f in , l ’ e xe mple le p lu s

rév o l t a n t du n o n- r e sp e c t du dr o i t

2# La protection des droits des détenus en France et en Allemagne, Isabelle Mansuy, Paris, Ed. L’Harmattan, 2007

d e s p e r s o nn e s in ca rcé rée s r e s t e « le

ca r a c t è r e s y s t ém a t iqu e d e s f o u il le s

à n u » , p o ur t a n t p r o h ib é p a r l a lo i

p én i t e n t ia i r e du 24 n o v e mb r e 20 0 9.

Le t e x t e r a pp e lle qu e la d éc is io n d e

s o u m e t t r e u n e p e r s o nn e d ét e nu e à u n e

m e sur e d e f o u il le in t ég r a le d o i t ê t r e

in d i v idu a l i s ée, c ’e s t -à -d i r e f o n d ée s u r

le r i s qu e e f f e c t i f qu e le co mp o r t e m e n t

d e l ’ i n t é r e s s é f a i t co ur i r à la s écur i t é d e

l ’é t a b l i s s e m e n t . Elle n e p e u t ê t r e p r i s e

qu e s i le s a u t r e s m o y e n s d e co n t r ô le

(p a lp a t io n, p o r t iqu e d e d ét e c t io n

m ét a ll iqu e) s ’a v è r e n t in s u f f i s a n t s .

Ce p e n d a n t la s y s t ém a t ic i t é d e

la f o u il le à n u e a p e rduré co m m e

l ’ i n d iqu e d e n o mb r e u s e s

co n d a mn a t io n s ( l a F r a n ce a

p a r e xe mple é t é co n d a mn ée

p a r l a Co ur Eu r o p ée nn e d e s

D ro i t s d e l ’H o m m e e n 2011

d a n s l ’ a f f a i r e P h il ipp e El -

Sh e nn a w y, f o u il lé qu a t r e à h u i t f o is

p a r j o u r , a v e c « in sp e c t io n a n a le » ,

le t o u t f i lm é p a r u n p o l ic ie r ) , j u squ ’à

l ’ a v e r t i s s e m e n t du Co n s e il d ’E t a t e n

ju in 2013 (CE, ré f é ré , 6 ju in 2013, SFOI P

e t N ez i f E . ) . A u j o u rd ’h u i e n co r e , le s

t ém oi g n a ge s d e d ét e nu s in d iqu e n t qu e

l ’Ad min is t r a t io n p én i t e n t ia i r e co n t in u e

d e p r a t iqu e r i l l éga le m e n t ce s f o u il le s

à n u e s s y s t ém a t iqu e s, s a n s qu e s a

r e sp o n s a b il i t é n e s o i t e n ga gée.

O n p o ur r a i t f a i r e u n e lo n g u e l i s t e

d e s a t t e in t e s a u x d r o i t s f o n d a m e n t a u x

d e s d ét e nu s, c i t o y e n s in ca rcé rés

ce r t e s , m a is c i t o y e n s a v a n t t o u t . A u

m o m e n t o ù la r e p rés e n t a t io n n a t io n a le

s ’ in t e r r o ge s u r u n e ré f o r m e p én a le à

t r a v e r s u n e « lo i d e p rév e n t io n d e la

réc id i v e e t d ’ in d i v idu a l i s a t io n d e s

p e in e s » , l a p r i s o n n e p e u t r e s t e r u n e

zo n e d ’o mb r e e t d e n o n-dr o i t p o ur le s

6 8.859 in v is ib le s qu i y v i v e n t .

Jul ie n K r a ma rz

e n p l u s d e p a r t a g e r l e s h a n d i c a p s d e s

a u t r e s c a t é go r i e s d ’ i n v i s i b l e s , [ l e s

d é t e n u s ] s o n t r e n d u s i n v i s i b l e s p a r l a

v o l o n t é m ê m e d e s p o u v o i r s p u b l i c s

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 97

tribune

rL e lo n g d e s r o u t e s d e u x -

s év r ie n n e s , d e s ch a m ps

m o d e s t e s p a r l e u r t a i l l e ,

s ép a rés p a r d e p e t i t e s h a ie s

i r r ég u l i è r e s , s o n t o ccu p és p a r d e s

v a ch e s p o t e lée s . A u p a s s a ge d e s

v o i t u r e s , l e s b ê t e s à co r n e , d é r a n gée s

d a n s le u r r o u t i n e , v o u s f i xe n t d ’u n

r e ga rd n o i r qu i v o u s s u ggè r e l a t r i s t e s s e

d ’u n e e x i s t e n ce p a s s ée à b r o u t e r . Le

v e r t d e s cu l t u r e s , l e b le u d u c ie l e t l e

j a u n e d e s t o u r n e s o ls co n t r a s t e n t a v e c

le n o i r d é la v é d u b i t u m e r e co u v r a n t

l a d ép a r t e m e n t a le . Ce s p e c t a c le

m é la n co l iqu e s ’o f f r e à l ’ é t r a n ge r co m m e

u n e j e u n e p r o mis e , a v e c l a p u d e u r e t

l a c r a in t e qu e s u s c i t e n t l e s p r e miè r e s

r e n co n t r e s a m o ur e u s e s . Le s k i lo m èt r e s

s e s u i v e n t e t s e r e s s e m ble n t , s e u le s le s

r a r e s t r a v e r s ée s d e p e t i t e s b o u r ga d e s

a pp o r t e n t u n e d os e d ’h u m a n i t é a u

p a y s a ge . U n e e n f a n ce p a s s ée d a n s

le s D e u x -S èv r e s , à cô t o y e r s e s

p e t i t s v i l l a ge s p e rd u s , s e s b e s t i a u x

i n n o m b r a b le s e t s e s t r o qu e t s d és e r t s ,

v o u s o f f r e u n e p e r s p e c t i v e p a r t i cu l i è r e

d e l a v ie p a r i s ie n n e , e t s a n s d o u t e d e

l a v ie t o u t co u r t .

UN PR OV IN CI A L À PA R I S

« E t t o i , t u e s Pa r i s ie n ? » . To u s le s

p r o v in c ia u x v i v a n t à Pa r i s o n t dû

rép o n dr e à ce t t e qu e s t io n – a p r io r i

b a n a le – qu i v o u s m e t p o u r t a n t d a n s

u n e p os i t io n in co n f o r t a b le . N é à

Ch o le t , a y a n t g r a n d i d a n s u n e co m m u n e

du n o rd d e s D e u x -S èv r e s , j e s a i s p a r

a v a n ce qu e m o n in t e r lo cu t e u r n ’ a j a m a is

e n t e n du p a r le r d e ce s l i e u x . A p rès

a v o i r p o l im e n t s a t i s f a i t s a cu r ios i t é ,

j e d o is s y s t ém a t iqu e m e n t p r o céd e r

à u n r a p id e m a is n éce s s a i r e co u r s d e

géo g r a p h ie . Pa s s ée l a gê n e réc ip r o qu e

gén é rée p a r s o n i g n o r a n ce , m o n n o u v e l

a mi m e p os e a lo r s l a qu e s t io n f a t a le ,

s o r t e d e p o in t cu lm in a n t d ’u n d ia lo g u e

e m b a r r a s s a n t qu e j e s o u h a i t e r a i s f u i r

s a n s p réa v i s : « Po u rqu o i Pa r i s ? Tu e n

a v a i s m a r r e d e l a p r o v in ce ? » . D a n s u n

é la n d e ca m a r a d e r ie i n co n t r ô lé , i l c r o i t

b o n d ’a j o u t e r : « c ’e s t s y m p a p o u r t a n t

l a ca m p a g n e » . Rés o lu à éco u r t e r l a

co n v e r s a t io n , j e m e f e n d s gén é r a le m e n t

d ’u n e f o r m u le s a n s co n s is t a n ce ,

d u ge n r e : « j ’ a i t o u j o u r s é t é a t t i r é

p a r Pa r i s » . U n e f o i s ce t ép is o d e

d o u lo u r e u x t e r m in é , d éb a r r a s s é d e m o n

co m pl ice ép h ém èr e , j e r e p e n s e à s o n

in t e r r o ga t io n . F in a le m e n t , p e u t -ê t r e

n ’é t a i t -e l l e p a s d ép o u r v u e d ’ i n t é rê t ?

Ce t t e qu e s t io n a pp e lle , a u -d e l à d e m o n

ca s p e r s o n n e l , u n e ré f l e x io n p lu s l a r ge

s u r l ’ a v e n i r d ’u n j e u n e v i v a n t d a n s

u n e zo n e r u r a le , s u r l e s p r o b lèm e s

l i és à l ’ i s o le m e n t géo g r a p h iqu e , s u r

l e s e n t im e n t d ’a b a n d o n o u e n co r e s u r

l e s p e r s p e c t i v e s l u i é t a n t o f f e r t e s e n

t e r m e s d ’e n s e i g n e m e n t s u p é r ie u r e t

d ’e m plo i .

Q U I T T ER S O N D éPA RT EM EN T P O UR

SU I V R E D ES éT UD ES SUPéR IEUR ES

Q u o i d e p lu s b a n a l qu e d e qu i t t e r

u n e p e t i t e co m m u n e d e p r o v in ce

p o u r s u i v r e d e s é t u d e s s u p é r ie u r e s

d a n s u n e p lu s g r a n d e v i l l e . Le ca s

d e s j e u n e s é t u d ia n t s d e s D e u x -

S èv r e s , s a n s ê t r e u n iqu e , e s t t o u t e f o i s

p a r t i cu l i e r . L ’ a bs e n ce d ’u n p ô le

u n i v e r s i t a i r e s t r u c t u ré , d ’éco le d e

co m m e rce o u d ’éco le d ’ i n gén ie u r

co n t r a in t l e s j e u n e s b a ch e l ie r s à l ’ e x i l .

Fo r t h e u r e u s e m e n t p o u r ce s d e r n ie r s ,

ON AchèVe bieN NOS cAmPAgNeS

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible98

l e s d ép a r t e m e n t s v o is in s (M a in e -

e t - Lo i r e , V ie n n e , Lo i r e -A t l a n t iqu e

e t Ch a r e n t e -M a r i t im e) s o n t m ie u x

d o t és e t d i s p os e n t d ’é t a b l i s s e m e n t

d ’e n s e i g n e m e n t s u p é r ie u r d e qu a l i t é . A

t i t r e d ’e xe m ple , o n p e u t c i t e r l ’ ESS CA

à A n ge r s , A u d e n c ia e t l ’ éco le Ce n t r a le

à N a n t e s , l ’ ES CEM à To u r s , l a Fa cu l t é d e

D r o i t à Po i t i e r s o u e n co r e l ’U n i v e r s i t é

d e La R o ch e lle .

PA RT IR P O UR MIEU X R E V ENIR ?

U n e f o i s d ip lô m é, l a

qu e s t io n d u r e t o u r d a n s le

d ép a r t e m e n t d ’o r i g in e s e p os e

in év i t a b le m e n t . I n t e r r o gée à ce

s u j e t , Ch r i s t i n e M o n d o n, qu i

f u t r e s p o n s a b le p éd a go g iqu e

à l a M a is o n d e l a f o r m a t io n d e

Po i t i e r s , t ém oi g n e : « N o m b r e

d ’é t u d ia n t s o r i g in a i r e s d e s

D e u x -S èv r e s v ie n n e n t i c i p o u r s u i v r e

u n e f o r m a t io n s u p é r ie u r e e n a l t e r n a n ce .

L ’o f f r e d e f o r m a t io n s co m p a r a b le s

d a n s le u r d ép a r t e m e n t e s t t r ès f a ib le ;

i l s n ’o n t p a s v r a im e n t l e ch o i x .

A p rès l ’o b t e n t io n d e le u r d ip lô m e, l a

m a j o r i t é d ’e n t r e e u x d éc id e d e r e s t e r

v i v r e à Po i t i e r s e t s e s a le n t o u r s . I l s

e n t r e n t a lo r s s u r l e m a rch é d u t r a v a i l

lo ca l . R e v e n i r d a n s le s D e u x -S èv r e s

e s t d e v e n u l ’ e xce p t io n , b e a u co u p

co n s id è r e r a ie n t ce la co m m e u n r e t o u r

e n a r r i è r e » 1.

I l e s t d i f f i c i l e d e s e p r o n o n ce r s u r

l e ca r a c t è r e d é f i n i t i f d u d ép a r t d e s

j e u n e s d e u x -s év r ie n s . Le s ch i f f r e s d e

l ’ I n s e e s u r l ’ év o lu t io n d e l a p o p u la t io n

m o n t r e n t ce p e n d a n t u n r e cu l p lu s

1# Extrait d’un entretien téléphonique avec Madame Christine Mondon

m a rqu é d e l a t r a n ch e d ’â ge 2 0-39

a n s d a n s le d ép a r t e m e n t p a r r a pp o r t

a u n i v e a u n a t io n a l . En e f f e t , d a n s le s

D e u x -S èv r e s , l e n o m b r e d e p e r s o n n e s

â gée s d e 2 0 à 39 a n s a r e cu lé d e 6 ,73%

e n t r e 2 0 0 8 e t 2 013 2. D a n s le m ê m e

t e m ps, l e r e cu l é t a i t d e 0 ,8 8% e n Lo i r e -

A t l a n t iqu e , 2 ,57% e n M a in e -e t - Lo i r e ,

3 ,33% e n Ch a r e n t e -M a r i t im e, 5 ,8 8%

d a n s l a V ie n n e e t 2 ,98% a u n i v e a u

n a t io n a l . Le s j e u n e s a c t i f s p o t e n t ie l s

s o n t d o n c m oin s n o m b r e u x ch a qu e

a n n ée , é t a y a n t l a t h ès e d ’u n d ép a r t

v e r s l e s d ép a r t s l im i t r o p h e s .

LE D I FF I CI LE ACCÈS À L ’EM PLOI A U

S O RT IR D E L ’éCO LE

« Un r e t o u r e n a r r i è r e » ; l ’ e x p r e s s io n

s o n n e j u s t e . I l e s t lo g iqu e d ’h és i t e r

à r e v e n i r d a n s u n d ép a r t e m e n t qu i

s e m ble p e u s e p réo ccu p e r d u s o r t

d e s e s é t u d ia n t s . Le s p e r s p e c t i v e s

e n t e r m e s d ’e m plo is p o u r l e s j e u n e s

d ip lô m és n e s o n t p a s d e s p lu s

ré j o u i s s a n t e s . L ’ éco n o mie d e u x -

s év r ie n n e e s t a v a n t t o u t r u r a le ,

a r t i cu lée a u t o u r d e l a p r o du c t io n

l a i t i è r e e t f r o m a gè r e (p r e mie r

p r o du c t e u r n a t io n a l d e l a i t d e ch èv r e ) .

Le t i s s u i n du s t r i e l e s t p e u d e n s e e t

m a j o r i t a i r e m e n t co m p os é d e p e t i t e s

2# Insee, « Estimation de population par département, sexe et grande classe d’âge - Années 1975 à 2013 », données mises à jour le 14 janvier 2014

e t m o y e n n e s e n t r e p r i s e s . D e lp h in e

S o y e r , r e s p o n s a b le d a n s u n e a ge n ce

d e r e c r u t e m e n t à Ch o le t , m ’a co n f i r m é

le m a n qu e d e d éb o u ch és lo r s d e n o t r e

e n t r e v u e : « B e a u co u p d e ca n d id a t s

qu i n o u s s o ll i c i t e n t v i v e n t d a n s le s

D e u x -S èv r e s . I l s o n t p o u r l a p lu p a r t u n

B AC+2, o n t d e s co m p ét e n ce s d a n s le

m a r ke t i n g , l a v e n t e o u l a ge s t io n . Le

m a n qu e d ’e n t r e p r i s e s s u s ce p t ib le s d e

le s r e c r u t e r d a n s le u r d ép a r t e m e n t l e s

o b l i ge à p os t u le r d a n s l ’ a gg lo m ér a t io n

ch o le t a i s e qu i e s t p lu s d y n a miqu e e n

t e r m e s d ’e m plo is qu a l i f i és » 3.

FAVO R I SER LES IN I T I AT I V ES

LO CA LES

A N io r t , l e ch e f - l i e u d u

d ép a r t e m e n t , l e s r e s p o n s a b le s

p o l i t iqu e s o n t p lu s qu e

j a m a is co n s c ie n ce d e ce

m a n qu e d ’a t t r a c t i v i t é . La qu e s t io n

d e l ’ e m plo i a i n co n t e s t a b le m e n t é t é

d é t e r min a n t e d a n s l a co n qu ê t e p a r l a

d r o i t e d e l a m a i r i e lo r s d e s d e r n iè r e s

é le c t io n s m u n ic ip a le s . Lo n g t e m ps

d ép e n d a n t e d e s m u t u e ll e s n a t io n a le s

d ’a s s u r a n ce co m m e la M A A F e t l a

M A IF p o u r l a c réa t io n d ’e m plo is ,

N io r t v e u t d i v e r s i f i e r s o n éco n o mie e t

f a v o r i s e r l ’ im p la n t a t io n d e n o u v e ll e s

e n t r e p r i s e s . Sy m b ole d e ce t t e v o lo n t é ,

l a J e u n e Ch a m b r e Eco n o miqu e d e N io r t

( « J CE » ) – s o u t e n u e p a r l a Ch a m b r e d e

co m m e rce e t d e l ’ i n d u s t r i e – r a s s e m ble

d e j e u n e s ca d r e s e t e n t r e p r e n e u r s qu i

s o u h a i t e n t p r o m o u v o i r l ’ éco n o mie

d e u x -s év r ie n n e . La J CE m u l t ip l i e

l e s co n f é r e n ce s s u r l ’ éco n o mie e t

l ’ im p o r t a n ce d u d év e lo pp e m e n t

d u r a b le . A t i t r e d ’e xe m ple , l e 13

3# Extrait d’un entretien téléphonique avec Madame Delphine Soyer

U n e e n f a n ce p a s s ée d a n s l e s D e u x -

S è v r e s , à cô t o y e r s e s p e t i t s v i l l a g e s

p e r d u s , s e s b e s t i a u x i n n o m b r a b l e s

e t s e s t r o qu e t s d é s e r t s , v o u s o f f r e

u n e p e r s p e c t i v e p a r t i c u l i è r e d e l a v i e

p a r i s i e n n e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 99

m a r s 2 014, D e lp h in e B a t h o , a n c ie n n e

min i s t r e d u D év e lo pp e m e n t d u r a b le

e t d e l ’én e r g ie , é t a i t i n v i t ée à

p a r t i c ip e r à u n d éb a t s u r l ’ éco n o mie

c i rcu la i r e . J o in t p a r t é lép h o n e, F lo r e n t

M o r in , m e m b r e d u co lle c t i f e t ch e f

d ’u n e e n t r e p r i s e d e p r o g r a m m a t io n

in f o r m a t iqu e , s o u l i g n e qu e l ’o b j e c t i f

d e l a J CE e s t a v a n t t o u t d e « f a v o r i s e r

l e s éch a n ge s d ’e x p é r ie n ce e n t r e l e s

j e u n e s qu i os e n t e n t r e p r e n dr e s u r l e

t e r r i t o i r e » . S e lo n lu i , l e co ll e c t i f e s t

« u n a m b a s s a d e u r éco n o miqu e

p o u r l e d ép a r t e m e n t »

qu i m e t e n p la ce d e s a c t io n s

« p o u r s o u t e n i r l ’ i n d u s t r i e e t

l e co m m e rce , n o t a m m e n t e n

mis a n t s u r l e s lo ga n « M a d e in

79 » 4.

R E VOIR L ’O R G A NI S AT I O N D ES

T ER R I TO IR ES

Le s réce n t e s é le c t io n s m u n ic ip a le s

o n t e u le m ér i t e d e p o r t e r l a F r a n ce

r u r a le e n h a u t d e l ’ a f f i ch e . Lo r s d e s

n o m b r e u x d éb a t s , j ’ a i e u l a b o n n e

s u r p r i s e d ’e n t e n dr e d e s p r o p os i t io n s

in t é r e s s a n t e s s u r l a f o r m a t io n e t

l ’ e m plo i d e s j e u n e s o u s u r l ’ a t t r a c t i v i t é

d e s p e t i t e s co m m u n e s . Ch r i s t o p h e

B éch u , m a i r e d ’A n ge r s , a v a i t f a i t

4# Extraits d’un entretien téléphonique avec Monsieur Florent Morin

du d év e lo pp e m e n t éco n o miqu e

u n e p r io r i t é d e s a ca m p a g n e . I l

p r o p os a i t d e f a v o r i s e r l ’ im p la n t a t io n

d ’e n t r e p r i s e s e n a g is s a n t s u r l e p r i x

d u f o n c ie r e t d e l ’ im m o bil i e r . I l a v a i t

éga le m e n t s o u l i g n é l ’ im p o r t a n ce d u

s o u t ie n a u x c réa t e u r s d ’e n t r e p r i s e s e t

l a n éce s s i t é d e f l u id i f i e r l e s r e l a t io n s

e n t r e l ’ a d min i s t r a t io n e t l e s e c t e u r

p r i v é .

D e n o m b r e u x é lu s lo ca u x o n t

co n s c ie n ce d e s e n j e u x éco n o miqu e s e t

v e u le n t p e s e r d a v a n t a ge s u r l a c réa t io n

d ’e m plo is . D o n n e r p lu s d e m o y e n s

e t d ’ i n d ép e n d a n ce a u x co lle c t i v i t és

t e r r i t o r i a le s e s t l ’ u n d e s a r g u m e n t s

a v a n cés . La qu e s t io n d e s im p ô t s e s t

i c i f o n d a m e n t a le . Le s co ll e c t i v i t és n e

p e u v e n t a s s u m e r u n p lu s g r a n d n o m b r e

d e mis s io n s s a n s d is p os e r d e m o y e n s

f i n a n c ie r s p lu s im p o r t a n t s . A u g m e n t e r

l e s d o t a t io n s a u x co ll e c t i v i t és o u le u r

d o n n e r p lu s d e p o u v o i r p o u r t a xe r l e s

co n t r ib u a b le s ? Pe u t -ê t r e , l e r e n o u v e a u

d e l a F r a n ce r u r a le p a s s e- t - i l p a r u n e

ré f o r m e t e r r i t o r i a le v i s a n t à rédu i r e l e

n o m b r e d e co m m u n e s , s u pp r im e r l a

s t r a t e d ép a r t e m e n t a le e t d o n n e r p lu s

d e p o u v o i r a u x rég io n s ?

Vé r i t a b le s e r p e n t d e m e r , l a ré f o r m e

t e r r i t o r i a le d i v i s e l a c la s s e p o l i t iqu e .

En a v r i l d e r n ie r , l e P r e mie r M in i s t r e a

m a n i f e s t é s a v o lo n t é d ’e n f i n i r a v e c le «

m il l e f e u i l l e t e r r i t o r i a l » 5. S e s p r in c ip a u x

ch a n t ie r s co n s is t e n t e n l a s u pp r e s s io n

d u co n s e i l d ép a r t e m e n t a l , e n

l a d i v i s io n p a r d e u x d u n o m b r e

d e rég io n s , e n l a rév i s io n d e

l a ca r t e i n t e rco m m u n a le e t e n

l a s u pp r e s s io n d e l a c la u s e

d e co m p ét e n ce gén é r a le . D e

t e l l e s m e su r e s p e r m e t t r a ie n t

d e gén é r e r ch a qu e a n n ée d e s

éco n o mie s co m p r i s e s e n t r e

d o u ze e t v in g t -c in q mil l i a rd s . M a is

e n t r e l a v o lo n t é a f f i ch ée e t l a réa l i t é

d e s a c t e s , l a d i s t a n ce p e u t ê t r e g r a n d e

; e n a t t e n d a n t l a co n c ré t i s a t io n d e ce

g r a n d ch a m b o u le m e n t , l e s ca m p a g n e s

d e s D e u x -S èv r e s e t d ’a i l l e u r s r i s qu e n t

d e s ’é t e in d r e le n t e m e n t .

M a t h ie u Ta lb o t

5# Extrait de la déclaration de politique générale de Manuel Valls devant l’Assemblée Nationale le 8 avril 2014

U n e e n f a n ce p a s s ée d a n s l e s D e u x -

S è v r e s , à cô t o y e r s e s p e t i t s v i l l a g e s

p e r d u s , s e s b e s t i a u x i n n o m b r a b l e s

e t s e s t r o qu e t s d é s e r t s , v o u s o f f r e

u n e p e r s p e c t i v e p a r t i c u l i è r e d e l a v i e

p a r i s i e n n e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible100

entretien

rRevue APe : Le sujet de la

dépendance et du viei l l issement

est récemment revenu sur le

devant de la scène, notamment

avec la présentation d’un projet

de loi . Comment se passe le

dialogue entre des acteurs de

terrains, comme votre réseau, et

l ’Etat ?

eliane Abraham : D a n s m o n m ét ie r1,

j ’ a pp r e n d s à cô t o y e r d e s ge n s f o r m és

à l a p la n i f i ca t io n d ’u n e p o l i t iqu e d e

s a n t é . Ce n ’e s t p a s n o t r e ca s e n t a n t qu e

1# Le rôle des réseaux est de favoriser, de sécuriser et de coordonner le maintien à domicile des personnes âgées fragiles. une de OHXUV�VS«FLͤFLW«V�HVW�G̵LQWHUYHQLU�DX�GRPLFLOH��à la demande de la personne elle-même ou de son entourage, toujours avec l’accord de son médecin traitant.

m éd e c in s . Le m o n d e d e s p la n i f i ca t e u r s

n ’e s t p a s ce lu i d e s e f f e c t e u r s . Po u r

a v a n ce r , i l f a u t t r o u v e r u n l a n ga ge

co m m u n, réu s s i r à f a i r e l e l i e n e n t r e

l e « t o p-d o w n » e t l e « b o t t o m-u p » .

Pa r f o i s , a p rès u n e réu n io n , o n s e d i t :

« o n é t a i t b o t t o m-d o w n e t i l s s o n t

r e s t és t o p-u p ! » , o n n e s ’e s t p a s

co m p r i s .

En s u i t e , i l f a u t a d m e t t r e qu e n o u s

t r a i t o n s u n e qu e s t io n co m ple xe .

Q u a n d o n p a r le d e l a p o p u la t io n â gée

f r a g i l e , qu i a d e s d i f f i cu l t és d ’a ccès à

l a s a n t é a u s e n s l a r ge , a u b ie n -ê t r e a u

s e n s d e l ’O M S, o n a l ’ im p r e s s io n qu e

t o u t l e m o n d e a l a s o lu t io n . D ès qu ’o n

s ’ a d r e s s e à u n p la n i f i ca t e u r , i l s a i t ce

qu ’ i l f a u t f a i r e . M a is s i c ’é t a i t s i s im p le ,

j e s u i s co n v a in cu e qu e n os d i r i ge a n t s

d e p u is s o i x a n t e a n s a u r a ie n t t r o u v é l a

r e ce t t e e t l ’ a u r a ie n t a pp l iqu ée . I l f a u t

a cce p t e r qu e ce la n e s o i t p a s s im p le ,

n i m o n o- f a c t o r ie l n i m o n o- rép o n s e .

N o t r e rés e a u , m ê m e s i o n a d u m a l à

l e f a i r e e n t e n dr e à ce u x qu i ch e rch e n t

d e s s o lu t io n s s im p le s , n ’e s t p a s u n e

s o lu t io n g lo b a le . J e v o u s in v i t e à l i r e

l e r a pp o r t La r o qu e, d e 19 62 : t o u t y

e s t éc r i t , a u j o u rd ’h u i n o u s s o m m e s

e n 2 014. A p rès a v o i r t o u t p la n i f i é ,

co m m e n t r a s s e m ble - t -o n le s a c t e u r s?

J e s u i s co n v a in cu e qu ’o n a v a n ce , e n

t o u t ca s d e p u is v in g t a n s , m a is o n

a v a n ce p a s à p a s .

Ce n ’e s t p a s u n e c r i t iqu e u n i v o qu e d e s

p la n i f i ca t e u r s . N o u s m éd e c in s d e v o n s

a u s s i a cce p t e r d e f a i r e u n p a s v e r s

e u x , d e r e n d r e d e s co m p t e s , e t n e p a s

« l’ARbRe De lA DéPeNDANce Ne DOiT PAS cAcheR lA

fORêT Du VieilliSSemeNT » iNTRODucTiON Du RAPPORT bROuSSy SuR l’ADAPTATiON De

lA SOciéTé Au VieilliSSemeNT, « fRANce : ANNée zéRO ! »

Médecin coordinateur du Réseau Gérard Cuny, un réseau de santé dédié aux personnes âgées et rassemblant l ’ensemble des acteurs de la gérontologie , créé i l y a dix ans sur l ’agglomérat ion nancéenne et subvent ionné par l ’Etat .

é l i a n ea b r a h a m

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 101

s e d i r e « l ’ E t a t d o i t n o u s d o n n e r l e s

m o y e n s , n o u s s a u r o n s qu o i e n f a i r e » .

J ’o bs e r v e a u s s i u n e ce r t a in e m é f i a n ce

qu i s ubs is t e e n t r e n os d e u x m o n d e s ,

l e s p la n i f i ca t e u r s o n t p e u r qu e d e s

e f f e c t e u r s s e m ê le n t d e go u v e r n a n ce .

A u n i v e a u d e s e f f e c t e u r s , ch a cu n

p e n s e s a v o i r t o u t f a i r e e t d é f e n d

s o n v i l l a ge ga u lo i s , a lo r s qu ’ i l f a u t

s a v o i r d i f f é r e n c ie r l e s mis s io n s e t l e s

co m p ét e n ce s . D a n s m a mis s io n rés e a u

p a r e xe m ple , j e f a i s u n d ia g n os t ic

g lo b a l m éd ico-ps y ch o-s o c ia l , e n

a u cu n ca s u n d ia g n os t ic d e

p a t h o lo g ie , a lo r s qu e c ’e s t qu e

qu ’o n a t t e n d d e m oi à l ’ h ô p i t a l .

D a n s le ca d r e d e ce t t e mis s io n

rés e a u , j e n ’u t i l i s e p a s t o u t e s

m e s co m p ét e n ce s . Le p r o b lèm e

n ’e s t p a s d e s a v o i r ce qu e j e

s a i s f a i r e , m a is ce qu ’o n a t t e n d

d e m oi , qu e ll e e s t m a mis s io n .

En f i n , l e s p o l i t iqu e s p ub l iqu e s s o n t

s y n o n y m e s d e m o y e n s à d is t r ib u e r , l e s

p la n i f i ca t e u r s s o n t a u s s i l e s p a y e u r s :

o n n ’éch a pp e p a s a u x p h én o m èn e s d e

Co u r .

Revue APe : Quels sont la

population cible et les objectifs

des actions menées par votre

réseau ?

e. A. : I l y a v in g t a n s d é j à , l e s a c t e u r s

d e l a gé r o n t o lo g ie o n t co n s t a t é , e t

co n s t a t e n t t o u j o u r s , qu e m a l g ré t o u s

le s e f f o r t s f o u r n i s , 2 0% d ’u n e c la s s e

d ’â ge d e p lu s d e s o i x a n t e -qu in ze

a n s n ’e s t p a s e n m e su r e d ’u t i l i s e r l e

s y s t èm e d e s a n t é a u s e n s l a r ge . S i

v o u s co n s id é r ez ce t t e c la s s e d ’â ge

co m m e u n e py r a mid e, l a b a s e , 8 0%

d e l a c la s s e , r e n t r e d a n s le « t r o n c

co m m u n » , s i e l l e a b e s o in d e s o in s , d e

s e r v ice s , ce la n e p os e p a s d e p r o b lèm e

ca r e l l e e s t d a n s l ’ a u t o -s o in : e l l e e s t

ca p a b le d ’u t i l i s e r l e s y s t èm e, s o i t e l l e ,

s o i t s o n e n t o u r a ge . Ce n ’e s t p a s ce t t e

p o p u la t io n qu i co û t e , e n a r ge n t , e n

t e m ps, e t e n m o y e n s h u m a in s .

Le s 2 0% r e s t a n t n e s o n t p a s d a n s l ’ a u t o -

s o in . O n t r o u v e d ’a b o rd , a u d e u x ièm e

é t a ge d e l a py r a mid e le s p e r s o n n e s

â gée s f r a g i l e s , qu i r e p rés e n t e n t e n v i r o n

15% d e l a c la s s e d ’â ge . C ’e s t u n e

p o p u la t io n d i f f i c i l e m e n t id e n t i f i a b le ,

v e r s qu i i l f a u t a l l e r , co n t r a i r e m e n t

à d ’a u t r e s ge n s qu i v ie n n e n t v e r s . A

ca u s e d ’u n e a ccu m u la t io n d e f a c t e u r s ,

m éd ica u x , ps y ch o lo g iqu e s e t s o c ia u x ,

ce s p e r s o n n e s n ’ a u r o n t p a s o u p lu s

a ccès à ce qu i e s t n o r m a le m e n t

p rév u p o u r e u x . O u, lo r s qu ’ i l s v o n t y

a v o i r a ccès , l e s s o in s à a pp o r t e r , l e s

a id e s à m e t t r e e n p la ce v o n t s ’ a v é r e r

p lu s co m ple xe s e t ch r o n o p h a ge s , l e s

d u rée s d ’h os p i t a l i s a t io n s e r o n t p lu s

lo n g u e s p a r e xe m ple . Ce s p e r s o n n e s

p e u v e n t ê t r e e n p o r t e à f a u x a v e c

le s b a i l l e u r s p ub l ics , o u n ’o n t p a s

d e m u t u e ll e . D a n s ce g r o u p e, l e s

b e s o in s p a s s e n t p a r d e s in t e r v e n t io n s

d u s e c t e u r a m b u la t o i r e m a is a u s s i

p a r d e s t e m ps d ’h éb e r ge m e n t d a n s

le s e c t e u r s a n i t a i r e o u m éd ico-

s o c ia l . Po u r d i v e r s e s r a i s o n s , ce t t e

p o p u la t io n n ’e s t p a s d a n s l ’ a u t o -s o in :

e l l e a b e s o in d ’ê t r e a cco m p a g n ée,

d e b én é f ic ie r d ’u n e év a lu a t io n d e s e s

b e s o in s , d e b én é f ic ie r d e co n s e i l s t o u t

e n éco u t a n t e t r e s p e c t a n t s e s d és i r s

A u s o m m e t d e l a py r a mid e , d a n s u n e

t r o i s ièm e e t d e r n iè r e t r a n ch e , qu i

r e g r o u p e 3 à 5% d e l a c la s s e d ’â ge ,

o n t r o u v e d e s p e r s o n n e s d o n t l e

ca s e s t p a r t i cu l i è r e m e n t co m pl iqu é ,

qu i , t h éo r iqu e m e n t , d e v r a ie n t ê t r e

h éb e r gée s , m a is n e le s o n t p a s : p a r p e u r

d e qu i t t e r l e d o mic i l e , im p os s ib i l i t é d e

f a i r e f a ce f i n a n c iè r e m e n t , o u p a rce qu e l

l e s s t r u c t u r e s d ’h éb e r ge m e n t

l e s o n t r e f u s ée s p o u r ca u s e

d e m a r g in a l i t é . Le u r s a l l e r s

r e t o u r s a v e c l ’ h ô p i t a l s o n t

p lu s f r équ e n t s e t s u r t o u t n o n

p r o g r a m m és, e t s i e l l e s d o i v e n t

y r e s t e r m a is n ’o n t p lu s d e

m u t u e ll e , ce s p e r s o n n e s s e

r e t r o u v e n t a v e c d e s r e s t e s à

ch a r ge é le v és . Ce s p e r s o n n e s p e u v e n t

r e n t r e r d a n s ce qu ’o n a pp e lle l a

ge s t io n d e ca s , o n n ’e s t p lu s d a n s

l ’ a cco m p a g n e m e n t . C ’e s t qu a s im e n t d e

l a r e p rés e n t a t io n .

M o n m ét ie r d e gé r i a t r e e n rés e a u

co n ce r n e p r in c ip a le m e n t l e d e u x ièm e

g r o u p e : l e s p e r s o n n e s â gée s f r a g i l e s .

A p rès a v o i r é t é s o ll i c i t és p a r l a

p e r s o n n e o u s e s a id a n t s , n o t r e a c t io n

a u p rès d e ce t t e p o p u la t io n r e p os e s u r

u n t r ip t yqu e : év a lu e r s e s b e s o in s , l e s

co n c i l i e r a v e c s e s d és i r s , e t e n f i n l e s

co n f r o n t e r a u x m o y e n s d u t e r r i t o i r e .

En n o u s d ép la ça n t à d o mic i l e , n o u s

p o u v o n s id e n t i f i e r d e s s i t u a t io n s qu e

le m éd e c in , d e s o n ca b in e t , n e p e u t

p a s v o i r . N o u s r e p é r o n s p a r e xe m ple ,

e n t r e a u t r e s , l e s s i t u a t io n s à r i s qu e s

l i és à l ’ u s a ge d e s m éd ica m e n t s . O n

o u v r e l ’ a r m o i r e à p h a r m a c ie : p a r f o i s ,

l e s p e r s o n n e s â gée s f r a g i l e s , q u i

r e p r é s e n t e n t e n v i r o n 15% d e l a c l a s s e

d ’ â ge . C ’ e s t u n e p o p u l a t i o n d i f f i c i l e m e n t

i d e n t i f i a b l e , v e r s q u i i l f a u t a l l e r ,

c o n t r a i r e m e n t à d ’ a u t r e s g e n s qu i

v i e n n e n t v e r s

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible102

v o u s t r o u v ez 3 0 b o î t e s n o n o u v e r t e s

d ’u n m éd ica m e n t t r ès im p o r t a n t . La

p e r s o n n e â gée n e v e u t p a s ca ch e r

qu ’e l l e n e p r e n d p a s s o n m éd ica m e n t , ce

n ’e s t p a s u n p r o b lèm e d e m au v a is e f o i .

Po u rqu o i n e le p r e n d-e ll e p a s? Po u rqu o i

n e le d i t -e l l e p a s à s o n m éd e c in ? I l y

a t o u j o u r s u n e r a i s o n . U n a u t r e écu e i l

d e s m éd ica m e n t s , ce s o n t l e s ge n s qu i

p r e n n e n t 2 o u 3 f o i s l e u r d os e , p a rce

qu ’ i l s o ub l ie n t o u p a rce qu ’ i l s o n t

p lu s ie u r s t r a i t e m e n t s e n m ê m e t e m ps

e t l e s co n f o n d e n t . Le s a cc id e n t s

i a t r o gèn e s , d u s a u x m éd ica m e n t s , s o n t

à l ’ o r i g in e d e 2 0% d e s h os p i t a l i s a t io n s

e n gé r i a t r i e . N i l e m éd e c in à s a

co n s u l t a t io n n i l ’ i n f i r m iè r e l ib é r a le

n e p e u v e n t rég le r s e u ls ce p r o b lèm e,

à m o in s d e co n f ie r à l ’ i n f i r m iè r e t o u t

l e s t o ck p o u r d i s t r ib u e r a u x p a t ie n t s

l e u r s m éd ica m e n t s à ch a qu e p r i s e , ca r

p rép a r e r u n p i l u l i e r n e s u f f i t p a s . N o u s

d e v o n s f a i r e e n s o r t e qu e le s p e r s o n n e s

f r a g i l e s n ’e m b o l i s e n t p a s le s y s t èm e :

lo r s qu e le s l i t s d ’h ô p i t a l s o n t o ccu p és

p a r ce t t e p o p u la t io n , ce la c rée a u s s i

u n r i s qu e p o u r l a p e r s o n n e qu i e s t

d a n s l ’ a u t o -s o in . S i ce ll e -c i t o m b e

d a n s l a r u e e t n ’e s t p a s b ie n p r i s e e n

ch a r ge d a n s u n h ô p i t a l s a t u ré , ce la

a b o u t i t à ce qu ’o n a pp e lle l a « s p i r a le

gé r i a t r iqu e » , l a p e r s o n n e â gée cu m u le

le s p r o b lèm e s (u n e p r i s e d ’a n t ib io t iqu e

qu i d éc le n ch e u n e in s u f f i s a n ce rén a le

p a r e xe m ple ) e t p e u t s e r e t r o u v e r d a n s

u n e s i t u a t io n t rès g r a v e .

N o t r e r ô le e s t a u s s i , s ’ i l y a u n a cco rd

d e l a p e r s o n n e p o u r s e f a i r e h éb e r ge r ,

d e f a i r e e n s o r t e qu e ce la s e p a s s e

s e r e in e m e n t . Q u a n d le p a s s a ge e n

h éb e r ge m e n t e s t b ie n p rép a ré , c ’e s t u n

v r a i p r o j e t , e t n o n u n e p u n i t io n .

Revue APe : Vous parlez de

personne âgée fragi le. Pourr iez-

vous clar if ier les différentes

notions qui peuvent être

attachées au viei l l issement par

rapport à la dépendance, qui

semble être un terme générique ?

e. A. : La p e r s o n n e â gée qu i e s t

d a n s l ’ a u t o -s o in , d u p o in t d e v u e d u

s y s t èm e d e s a n t é , e s t d a n s l a m ê m e

s i t u a t io n qu e v o u s e t m o i : s i e l l e a

u n p r o b lèm e, e l l e s ’ a d r e s s e à u n

e f f e c t e u r qu i l ’ e n v o ie p a r e xe m ple à

l ’ h ô p i t a l , y p a s s e qu e lqu e s j o u r s , p u is

r e n t r e à l a m a is o n . El l e a b e s o in d u

s y s t èm e e t v a l ’ u t i l i s e r . Ce la n ’ a r i e n

à v o i r a v e c l a d ép e n d a n ce : j e p e u x

ê t r e d ép e n d a n t e t ê t r e d a n s l ’ a u t o -s o in

! J e p e u x a v o i r b e s o in d e t i e r s p o u r

m ’a id e r d a n s m a v ie qu o t id ie n n e , m a is

r e s t e r a u t o n o m e, ca p a b le d ’u t i l i s e r

l e s y s t èm e : j e p r o g r a m m e m e s R DV

m éd ica u x , l e ca s éch éa n t e n f o n c t io n

d e l ’ e m plo i d u t e m ps d e m o n a id a n t , l à

n ’e s t p a s le p r o b lèm e. I l n ’ y a u r a p a s d e

s o u c i p a r t i cu l i e r p u is qu e l a p e r s o n n e

a r r i v e à r e n t r e r d a n s le s y s t èm e, t e l

qu ’ i l e x i s t e . O n p e u t a v o i r b e s o in d e

v e n i r l a ch e rch e r p a rce qu ’e l l e e s t e n

f a u t e u i l r o u la n t , m a is o n n ’ a p a s b e s o in

d e l ’ a cco m p a g n e r . La s ém a n t iqu e e t

l ’ é t y m o lo g ie s o n t im p o r t a n t e s : o n n e

m ’a cco m p a g n e p a s , j e s a i s ce qu e j e

d o is f a i r e e t co m m e n t y a v o i r a ccès . J e

s u i s a d a p t é a u s y s t èm e e t l e s y s t èm e

e s t a d a p t é à m o i . Le ch o i x d e s m o t s

e s t ce p e n d a n t co m pl iqu é , i l f a u t s a v o i r

p a r e xe m ple qu e le s a s s o c ia t io n s

d ’u s a ge r d e m a n d e n t a u j o u rd ’h u i

u n a u t r e v o ca b le p o u r d és i g n e r l e s

p e r s o n n e s d ép e n d a n t e s , o n d o i t

a u j o u rd ’h u i p a r le r d e p e r s o n n e s â gée s

e n p e r t e d ’a u t o n o mie . C ’e s t p o u r ce la

qu e p o u r m a p a r t j ’ u t i l i s e m a in t e n a n t

l e m o t a cco m p a g n e m e n t p o u r d és i g n e r

l ’ i n ca p a c i t é p a r t i e l l e à u t i l i s e r l e

s y s t èm e p lu t ô t qu e l ’ e x p r e s s io n « p r i s e

e n ch a r ge » .

I l e s t r a r e e n F r a n ce qu ’u n d éc id e u r

t r a n ch e : « ce m o t v e u t d i r e ça » . D a n s

ce r t a in s d o m a in e s o n y e s t a r r i v és , o n

a u n s o c le , m ê m e s i e n s u i t e o n p a s s e

d e s h e u r e s à c r i t iqu e r l a d é f i n i t io n

d o n n ée . J e p r e n d s u n e xe m ple : l e s

g r i l l e s AG GIR (A u t o n o mie Gé r o n t o lo g ie

G r o u p e I s o -R e s s o u rce s ) , d o n t t o u t l e

m o n d e, v o u s co m m e m e s é t u d ia n t s

e n m éd e c in e , p e n s e qu ’e l l e s s e r v e n t

à m e s u r e r l a d ép e n d a n ce . Ce n ’e s t

p a s p o u r ce la qu e ce la a é t é co n çu :

ce la s e r t à d i s t r ib u e r d e l ’ a r ge n t , ce lu i

d e l ’A PA (A llo ca t io n Pe r s o n n a l i s ée

d ’A u t o n o mie ) . GIR s i g n i f i e g r o u p e

i s o - r e s s o u rce : le lég is la t e u r a d éc id é

qu e le s a c t e s qu i d o nn a ie n t d r o i t à

d e l ’ a r ge n t s o n t ce u x d e ce t t e g r i l l e .

C ’e s t p a r e x t e n s io n qu ’o n p e n s e qu ’e lle

p e r m e t d e m e sur e r l a d ép e n d a n ce,

m a is j e v o is t o u s le s j o u r s d e s ge n s qu i

n e r e mpl is s e n t p a s le s c r i t è r e s AGGIR,

s o n t d o n c h o r s e n v e lo pp e A PA, e t qu i

p o ur t a n t s o n t d ép e n d a n t s . AGGIR, c ’e s t

u n b a rèm e, qu i a le m ér i t e d ’e x is t e r e t

d ’ê t r e u t i l i s é p a r t o u s ! L ’e r r e u r , c ’e s t

qu ’a v e c ce t t e g r i l l e , le d ép a r t e m e n t ,

qu i e s t r e sp o n s a b le d e l ’A PA, s e d i t , «

j ’ év a lu e la d ép e n d a n ce d e s p e r s o nn e s

âgée s » , a lo r s qu e ce t t e év a lu a t io n n ’e s t

p a s e x h au s t i v e : i l f a u t qu ’o n s ’a cco rd e

s u r le s mis s io n s d e ch a cun.

Revue APe : Si la dépendance

n’est pas définie uniquement

par la gr i l le AGGIR, comment la

définir et quels sont vos outi ls

pour la mesurer ?

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 103

e. A. : O n a d é j à a v a n cé : o n s ’e s t

m is d ’a cco rd s u r ce qu e l a d ép e n d a n ce

n ’é t a i t p a s . Q u a n d o n d i t d ’u n e p e r s o n n e

â gée qu ’e l l e e s t d ép e n d a n t e , e n F r a n ce

e n 2 014, o n p a r le d ’u n e d ép e n d a n ce

p o u r l e s a c t i v i t és d e l a v ie qu o t id ie n n e .

D a n s l a l i t t é r a t u r e m éd ica le o n p a r le

d ’A D L (A c t i v i t i e s o f D a i l y L i f e ) . O n

n e p a r le p a s d ’u n e d ép e n d a n ce a u x

m éd ica m e n t s o u à l ’ a lco o l i s m e, m ê m e

s i o n p e u t a v o i r qu a t r e -v in g t c in q a n s

e t ê t r e d ép e n d a n t à l ’ a lco o l , ch ez le s

p réca i r e s l a qu e s t io n s e p os e .

Av e c AG GIR , l e s c r i t è r e s le s p lu s

d is c r im in a n t s s o n t s e s e r v i r e t m a n ge r ,

ê t r e co n t in e n t , s ’ h a b i l l e r , ê t r e e n

ca p a c i t é d ’a le r t e r , s ’o r i e n t e r e t s e

d ép la ce r à l ’ i n t é r i e u r e t à

l ’ e x t é r i e u r . Le s éch e ll e s A D L, qu i

s o n t v a l id ée s s c ie n t i f iqu e m e n t

(co n t r a i r e m e n t à AG GIR )

r e p os e n t s u r qu a t r e c r i t è r e s

: ca p a c i t é à p r e n dr e le s

t r a n s p o r t s e n co m m u n e t

à s e d ép la ce r , ca p a c i t é à

t é lép h o n e r , ca p a c i t é à gé r e r s e s

co m p t e s , e t l a ca p a c i t é à p r e n dr e s e s

m éd ica m e n t s . I l s a pp a r t i e n n e n t à l a

v ie co u r a n t e , m a is ce s c r i t è r e s l à o n t

é t é v a l id és p a r d e s é t u d e s d e s a n t é

p ub l iqu e , a lo r s qu e le l i e n e n t r e AG GIR e t

d ép e n d a n ce n ’e x i s t e p a s : i l n ’ a j a m a is

é t é é t u d ié . I l s e t r o u v e , p o u r n e p a s

ê t r e t r o p d ém a go g iqu e , qu e qu e lqu ’u n

qu i n e p e u t p a s s e d ép la ce r t o u t s e u l ,

qu i n e p e u t p a s t é lép h o n e r e t qu i n e

p e u t p a s p r e n dr e s e s m éd ica m e n t s , a

p e u d e ch a n ce s d e s a v o i r a le r t e r , d e

s ’o r i e n t e r , m a is ce la p os e u n p r o b lèm e

qu e l a g r i l l e AG GIR s o i t u t i l i s ée p o u r

m e s u r e r l a d ép e n d a n ce a lo r s qu ’e l l e

n ’e s t p a s s c ie n t i f iqu e m e n t r o b u s t e .

Po u r r e p r e n dr e l a c i t a t io n d u r a pp o r t

B r o u s s y qu e v o u s m ’a v ez p rés e n t ée :

« L ’ a r b r e d e l a d ép e n d a n ce n e d o i t p a s

ca ch e r l a f o rê t d u v ie i l l i s s e m e n t » , l a

d ép e n d a n ce a u s e n s AG GIR r e p rés e n t e

l a qu a s i - t o t a l i t é d u b u d ge t a l lo u é a u x

p o l i t iqu e s e n d i r e c t io n d e s p e r s o n n e s

â gée s . En ce s e n s , o n a l ’ im p r e s s io n

qu e le s a u t r e s p r o b lém a t iqu e s s o n t

o ccu l t ée s .

Pa s s o n s m a in t e n a n t à l a f r a g i l i t é , l a

d é f i n i t io n e s t t r ès s im p le : l a p e r s o n n e

f a i s a i t , e t n e f a i t p lu s , c ’e s t u n e p e r t e

o b j e c t i v e . L ’ a u t r e a s p e c t d e l a f r a g i l i t é ,

c ’e s t u n e in ca p a c i t é à s ’ a d a p t e r à

u n s t r e s s qu e l qu ’ i l s o i t . O n n e p a r le

m ê m e p a s d ’u n ch a n ge m e n t , c ’e s t p a r

e xe m ple l ’ a bs e n ce d e d is t a n ce a v e c l a

T V : d e s p e r s o n n e s f r a g i l e s a n go is s ée s

t o u t e l a n u i t à ca u s e d e s n o u v e ll e s

d e 2 0 h e u r e s . M a is a t t e n t io n , ce t t e

p e r t e d e ca p a c i t é e t ce t t e a bs e n ce

d e d is t a n ce n e s o n t p a s co m p a r a b le s

à ce ll e s d ’u n e n f a n t . Le m ê m e d é f ic i t

o b j e c t i f , p o u r u n e p e r s o n n e â gée , e s t

im p a c t é p a r ce qu ’e l l e a v écu . Ce r t a in e s

f e m m e s â gée s a y a n t b e s o in d ’u n e

a id e à l a t o i l e t t e n ’ a cce p t e r o n t j a m a is

d ’ê t r e l a v ée p a r u n h o m m e. Un e a u t r e

p e r s o n n e a v e c le m ê m e d ia g n os t ic d e

d ép e n d a n ce l ’ a cce p t e r a . Po u rqu o i ? La

m a la d ie e s t a u m ê m e s t a d e , l e s m o y e n s

s o n t l e s m ê m e s, l ’ h i s t o i r e v écu e e s t

d i f f é r e n t e . O n n e p e u t p a s v ie i l l i r s a n s

im p a c t d e s a p r o p r e h i s t o i r e . O n a

a u j o u rd ’h u i d e s ge n s â gés qu i o n t v écu

p e n d a n t l a s e co n d e g u e r r e m o n d ia le ,

e t qu i , d a n s l a p é r io d e qu i a s u i v i , l a

r e co n s t r u c t io n , l e s Tr e n t e G lo r ie u s e s ,

n ’o n t j a m a is e u l ’o cca s io n d e p a r le r

d e le u r t r a u m a t i s m e. A u j o u rd ’h u i

d e s ge n s â gés p e u v e n t p rés e n t e r u n

s y n dr o m e d e s t r e s s p os t - t r a u m a t iqu e

e n r e v i v a n t l e u r s a n n ée s d e g u e r r e . O n

n e r e d e v ie n t j a m a is co m m e u n e n f a n t .

D a n s n o t r e m ét ie r , o n e s t co n f r o n t é à

d e s h i s t o i r e s d e v ie p a r t i cu l i è r e s . O n s e

r e n d co m p t e qu e d o n n e r d u s e n s p e u t

p e r m e t t r e j u s t e m e n t d e d éb lo qu e r d e s

ch os e s , d e p r e s c r i r e m o in s , d ’ a pp e le r

m o in s , d e p a s s e r m o in s a u x u r ge n ce s ,

d e s o ll i c i t e r m o in s le s y s t èm e….

Po u r r e p é r e r e t m e s u r e r l a f r a g i l i t é ,

i l f a u t éga le m e n t d e s o u t i l s . To u t e s

le s s t r u c t u r e s n ’o n t p a s le s

m ê m e s, ch a qu e p r o f e s s e u r

d e m éd e c in e v e u t é t a b l i r s e s

p r o p r e s c r i t è r e s . C ’e s t p o u r

ce la qu e j e r e v ie n s s u r l a g r i l l e

AG GIR , c ’e s t e xce p t io n n e l

ca r e l l e s ’ im p os e à t o u s . La

p r e miè r e g r i l l e d e r e p é r a ge

d e l a f r a g i l i t é à d o mic i l e qu i a é t é

v a l id ée l ’ a é t é e n d éce m b r e 2 013 p a r

l ’ équ ip e d u P r o f e s s e u r N o v e ll a d e

R e im s, c ’e s t l a g r i l l e SEG A-a ( s h o r t

e m e r ge n c y ge r i a t r i c a s s e s s m e n t ) ,

d o n t n o u s p r o m o u v o n s l ’ u s a ge a u

n i v e a u n a t io n a l p o u r é t a b l i r u n l a n ga ge

co m m u n. Ell e e s t u t i l e à d o mic i l e ,

p o u r l e s p e r s o n n e s d i t e s a u t o n o m e s

(GIR 5 e t 6 , l e s m o in s é le v és ) . Po u r

l ’ év a lu a t io n , o n u t i l i s e d ’a u t r e s g r i l l e s

f a ço n n ée s a u n i v e a u rég io n a l , ce qu ’o n

a a pp e lé EGS-Lo r r a in e (Ev a lu a t io n

gé r o n t o lo g iqu e s t a n d a rd is ée ) . Ce

n ’e s t p a s u n d ia g n os t ic m éd ica l , c ’e s t

p lu s g lo b a l , o n év a lu e e n t r e a u t r e s

l ’ équ i l ib r e , l a n u t r i t io n , l ’ a d a p t a t io n

d u d o mic i l e , l e f a rd e a u d e l ’ a id a n t….

To u s ce s c r i t è r e s s o n t f o n d a m e n t a u x

n o t r e a c t i o n a u p r è s d e c e t t e

p o p u l a t i o n r e p o s e s u r u n t r i p t y q u e :

é v a l u e r s e s b e s o i n s , l e s c o n c i l i e r a v e c

s e s d é s i r s , e t e n f i n l e s c o n f r o n t e r a u x

m o y e n s d u t e r r i t o i r e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible104

p o ur év a lu e r l e s b e s o in s , qu i s e r o n t

co n f r o n t és a u d és i r e t a u x m o y e n s ,

e t d ’é l a b o r e r d e s p réco n is a t io n s , qu i

s e r o n t s u i v ie s o u p a s , à v a l id e r p a r l e

m éd e c in t r a i t a n t a v a n t m is e e n œu v r e .

Revue APe : Si vous pouviez

construire une nouvel le pol i t ique

en direction des personnes

âgées, quels en seraient les

grands axes ?

e. A. : En co r e u n e f o i s , j e n ’ a i p a s

d e s o lu t io n , p a rce qu ’ i l n ’ y a p a s d e

s o lu t io n s im p le . Q u a n t à l a

p os s ib i l i t é d e gén é r a l i s e r n o t r e

m o d e d e f o n c t io n n e m e n t , ce lu i

d u rés e a u , j e r e s t e p r u d e n t e .

J e s u i s co n v a in cu e qu e ce

qu ’o n a é la b o ré f o n c t io n n e

s u r u n t e r r i t o i r e , m a is l e

rés u l t a t e s t t r ès a léa t o i r e

e n f o n c t io n d e s m o y e n s d e ch a qu e

t e r r i t o i r e . J e p e n s e éga le m e n t qu ’ i l y a

t o u j o u r s b e a u co u p d ’o r ga n is a t io n s e n

s i los , qu ’ i l f a u t e n co r e d éc lo i s o n n e r ,

t r a v a i l l e r p lu s e t m ie u x a v e c le s a u t r e s

a c t e u r s . Fa i r e co m p r e n dr e l ’ i n t é rê t d e

n o t r e d ém a rch e , s a n s p o u r a u t a n t f a i r e

p e rd r e d u p o u v o i r à ce r t a in s , p o u r

év i t e r l e s réa c t io n s d u t y p e « O n n ’a

p a s b e s o in d ’u n rés e a u , o n s a i t f a i r e » .

S i j e d e v a is e s qu is s e r u n e s o lu t io n p o u r

l e s p e r s o n n e s f r a g i l e s , j ’ i n s i s t e r a i s

s u r l e t r ip t yqu e : év a lu a t io n d e s

b e s o in s , co n c i l i a t io n a v e c le s d és i r s ,

co n f r o n t a t io n a v e c le s m o y e n s .

M a is , a v a n t ce la , l ’ e n j e u m a j e u r c ’e s t

d ’ id e n t i f i e r ce t t e p o p u la t io n , d e

l a r e p é r e r l e p lu s t ô t p os s ib le . En

F r a n ce , o n e s t t r ès a u p o in t d a n s le s

p o l i t iqu e s d e co m p e n s a t io n , m a is , e t

c ’e s t e x a c t e m e n t v o t r e t h ém a t iqu e ,

ce s co m p e n s a t io n s n ’ a t t e i g n e n t p a s

t o u j o u r s l e u r c ib le . C ’e s t s u r ce p la n qu e

j ’ e s t im e qu ’o n a v a n ce d e p u is v in g t a n s ,

e t m a in t e n a n t a v e c le p r o j e t PA ER PA

(Pe r s o n n e s A gée s En R i s qu e d e Pe r t e

d ’A u t o n o mie ) qu i e s t l e g r a n d ch a n t ie r

m in i s t é r i e l a c t u e l , e t p o u r l e qu e l l e

G r a n d N a n c y e s t u n d e s 9 t e r r i t o i r e s

e x p é r im e n t a u x e n F r a n ce . C ’e s t p e u t -

ê t r e l ’ a b o u t i s s e m e n t d ’u n e év o lu t io n ,

d ’u n e ré f l e x io n p o l i t iqu e : o n a d ’a b o rd

c réé l ’A PA, qu i e s t u n e co m p e n s a t io n

d e l a p e r t e d e ca p a c i t és , d a n s 8 0%

d e s ca s , e l l e règ le l e s p r o b lèm e s . M a is

i l y a 2 0% d e l a p o p u la t io n p o u r qu i

ce la n e s u f f i t p a s : m ê m e s i v o u s lu i

f a i t e s p o r t e r s o n r e p a s , l a p e r s o n n e

â gée n e m a n ge p a s . I l f a u t r e p é r e r ce t t e

p o p u la t io n e n co r e p lu s v u ln é r a b le e t

id e n t i f i e r l e s p r o b lèm e s, e t év i t e r qu e

le s p e r t e s s ’ a gg r a v e n t - p lu t ô t qu e

d e le s co m p e n s e r . C ’e s t l e r ô le d e s

rés e a u x co m m e le n ô t r e : a cco m p a g n e r

l e s p e r s o n n e s , f a i r e e n s o r t e qu e le s

b o n s m o y e n s s o ie n t d ép lo y és a u b o n

m o m e n t . A u j o u rd ’h u i a v e c PA ER PA,

o n s ’ i n t é r e s s e a u r i s qu e d e p e r t e

d ’a u t o n o mie : c ’e s t u n e p o l i t iqu e

d e p rév e n t io n . O n e s t p a r t i d e l a

co m p e n s a t io n , p a s s é p a r l a f r a g i l i t é ,

p o u r a r r i v e r à l a f r a g i l i s a t io n , n o t io n

d y n a miqu e, e t s u r t o u t p o t e n t ie l l e m e n t

rév e r s ib le . Ce qu e j ’ a t t e n d s d e

ce t t e p o l i t iqu e , c ’e s t d e p o u v o i r

e f f e c t i v e m e n t m a in t e n i r l e s p e r s o n n e s

à l a b a s e d e l a py r a mid e d a n s l ’ a u t o -

s o in , o u le s y r a m e n e r .

PA ER PA s e d ép lo ie s o u s l ’ a u t o r i t é n o n

p a s d u d ép a r t e m e n t m a is d e l ’A RS,

e n l i e n d i r e c t a v e c le min i s t è r e d e l a

s a n t é . I l m o b il i s e a u s s i l ’ I R D ES, l e s

ca i s s e s d ’a s s u r a n ce-m a la d ie e t d e

r e t r a i t e s p o u r l e f i n a n ce m e n t , l e s u i v i

d e s in d ica t e u r s e t u n e év a lu a t io n e n

co n t in u . C ’e s t l a p r e miè r e f o i s qu ’u n

p r o j e t im p l iqu e a u t a n t d e s t r u c t u r e s ,

l e s min i s t è r e s d e l a r e ch e rch e , d e

l ’ i n d u s t r i e p a r t i c ip e n t éga le m e n t .

PA ER PA n ’a j o u t e p a s d e n o u v e a u

d is p os i t i f , c ’e s t a u s s i l a

p r e miè r e f o i s qu ’o n s ’ a pp u ie s u r

l ’ e x i s t a n t p o u r l e r e n d r e p lu s

e f f i c ie n t . Ce p r o j e t d o n n e à

l ’A RS le r ô le d e co o rd o n n e r l e s

r e s p o n s a b le s d e s n o m b r e u x

d is p os i t i f s , l e s équ ip e s A PA,

l e s p la t e f o r m e s d e s a id a n t s

e t l e s a u t r e s d is p os i t i f s e x i s t a n t s .

Q u e l ’o n s o i t d ’ a cco rd o u n o n a v e c

le s d éc is io n s d e l ’A RS, l ’ e s s e n t ie l

e s t qu e n o u s a v o n s b e s o in d ’u n ch e f

d ’o rch e s t r e l ég i t im e p o u r f a i r e l e l i e n

e n t r e t o u s , e t n o t a m m e n t e n t r e l e s

s e c t e u r s d u s a n i t a i r e e t d u m éd ico-

s o c ia l .

Revue APe : Toutes ces init iat ives

que vous décrivez, y compris les

plus récentes, ne sont-el les que

des aides à la f in de vie , au sens

d’un accompagnement médical

vers la mort ? Ne pourrait-

on pas s’attacher à donner du

sens, à travai l ler à une meil leure

inclusion des personnes âgées

dans la société pour qu’el les

continuent à vivre pleinement ?

Fa i r e c o m p r e n d r e l ’ i n t é r ê t d e n o t r e

d é m a r c h e , s a n s p o u r a u t a n t f a i r e

p e r d r e d u p o u v o i r à c e r t a i n s , p o u r

é v i t e r l e s r é a c t i o n s d u t y p e « O n n ’ a

p a s b e s o i n d ’ u n r é s e a u , o n s a i t f a i r e »

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible 105

e. A. : Vo u s d î t e s : « O n a l ’ im p r e s s io n

qu e c ’e s t u n a cco m p a g n e m e n t v e r s

l a m o r t » . Ad m e t t o n s , e t a lo r s ? Ce

n ’e s t p a s u n p r o j e t qu i a d u s e n s , d e

m o ur i r ? Le f a n t a s m e qu ’ i l y a d e r r i è r e

ce t t e qu e s t io n , c ’e s t l ’ im m o r t a l i t é .

A - t -o n p lu s p e u r d e l a m o r t qu ’a v a n t

? En t o u t ca s o n f a i t t o u t a u j o u rd ’h u i

p o u r n e p a s m o ur i r . Q u a n d b ie n

m ê m e ce s d is p os i t i f s s e r a ie n t d e s

a cco m p a g n e m e n t s v e r s l a m o r t , i l l e

f a u t ! La qu e s t io n n ’e s t p a s d ’év i t e r m a is

b ie n sû r d e r e t a rd e r ce t t e éch éa n ce ,

c ’e s t l ’ o b j e c t i f d e s rés e a u x e t d e s

p o l i t iqu e s d e gé r o n t o lo g ie . O n n e

p a r le p lu s d ’e s p é r a n ce d e v ie , o n p a r le

d ’e s p é r a n ce d e v ie s a n s in ca p a c i t é .

La qu e s t io n d e f o n d, c ’e s t p o u rqu o i

o n r e f u s e d e v o i r ce qu e p e u t ê t r e l e

v ie i l l i s s e m e n t , o u qu ’o n n e le v o i t qu e

co m m e d e s p e r t e s s u cce s s i v e s . . Ce

s o n t d e v r a i s qu e s t io n s s o c ié t a le s , j e

n ’ a i p a s d e rép o n s e .

Q u a n t a u x p o l i t iqu e s d e r u p t u r e

d ’ i s o le m e n t , ce n ’e s t p a s s i s im p le .

O n e s t rég u l i è r e m e n t i n t e r r o gé s u r l a

qu e s t io n d e l ’ u r b a n is m e. I l y a qu a r a n t e

a n s , e n mil i e u r u r a l , o ù c r o i s a i t -o n u n

a n c ie n d a n s le v i l l a ge ? Su r s o n b a n c

d e v a n t s a p o r t e . A u j o u rd ’h u i , e n mil i e u

u r b a in , o n n e m e t p lu s d e b a n c , p a rce

qu ’ i l s s o n t s qu a t t és p a r l e s SDF e t

qu e ce la d o n n e u n e m au v a is e im a ge

du qu a r t i e r . U n e p e r s o n n e â gée n ’ i r a i t

d ’ a i l l e u r s p a s n o n p lu s s u r ce b a n c ,

ca r e l l e a u r a i t p e u r . A t t e n t io n , d a n s le

ca d r e d e ce t e n t r e t i e n , n o u s r e ga rd o n s

le p r o b lèm e p a r m a f e n ê t r e d e gé r i a t r e ,

m a is i l y a d e s d iza in e s d ’a u t r e s

f e n ê t r e s : s écu r i t é , a t t r a c t i v i t é d u

qu a r t i e r , e t c . I l f a u t a u s s i p réc is e r qu e

l ’ i s o le m e n t e t l a s o l i t u d e s o n t d e u x

ch os e s d i f f é r e n t e s . La s o l i t u d e e s t u n

s e n t im e n t , l ’ i s o le m e n t c ’e s t u n é t a t d e

f a i t . D e s p e r s o n n e s e n EHPA D s e s e n t e n t

s e u le s m a is n e s o n t p a s s e u le s . Po u r

l e s ge n s i s o lés e t e n r u p t u r e s o c ia le ,

c ’e s t a u t r e ch os e . E t i l y a u n e h i s t o i r e

d e ca r a c t è r e , d e s ge n s qu i s e s e n t e n t

b ie n s e u ls , qu i o n t b e s o in d ’ê t r e s e u ls :

d e s p e r s o n n e s a v e c d e s ca r a c t è r e s

d i f f é r e n t s v ie i l l i s s e n t d i f f é r e m m e n t .

Le s d és i r s n e s o n t p a s le s m ê m e s p o u r

ch a cu n , d ’o ù l a d i f f i cu l t é d e co n ce v o i r

u n e p o l i t iqu e g lo b a le .

D a n s ce r t a in s p a y s , o n a v u d e s

p o l i t iqu e s d e p a rco u r s t rès u n i f o r mis és ,

m a is ce s p a rco u r s s o n t d i f f i c i l e s à

m e t t r e e n œu v r e ca r i l s p e u v e n t ê t r e

co n s id é rés co m m e t r o p r i g id e s . En

F r a n ce , j e p e n s e qu ’ i l e s t im p o r t a n t d e

co n s e r v e r l e s i n i t i a t i v e s t e r r i t o r i a le s

réu s s ie s e t a d a p t ée s , p lu t ô t qu e d e

r i s qu e r d e g l i s s e r v e r s u n e s o c ié t é

t o t a le m e n t f o r m a t ée qu i p e u t év o qu e r

l e f i lm « B ie n v e n u e à Ga t t a ca » .

P r o p os r e cu e i l l i s p a r M a r ie B o y e r

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

entretien

rRevue APe : Notre entret ien

a pour objet la « France des

invisibles » , pas tout à fait « la

France invisible » 1. La première

chose que je souhaitais vous

demander, c’est si vous vous

sentiez à l ’aise, avec le terme

d’ invisible, qui a été notamment

ut i l isé par le Front National

pour désigner les personnes

dont ne s’occuperaient pas les

él i tes. Est-ce qu’ i l vous paraît

approprié ?

Barbara Romagnan : Sp o n t a n ém e n t ,

j e n ’ a i p a s é t é m a l à l ’ a i s e . J ’ a v a i s

co m plè t e m e n t o ub l ié qu e le F r o n t

1# La France invisible, sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard, Paris, Editions La Découverte, 2006

N a t io n a l a v a i t p u l ’ u t i l i s e r . J ’ a i u n

p e u a s s im ilé , a lo r s qu e ce n ’e s t p a s

f o rcém e n t v r a i , « i n v i s ib le » e t « p a u v r e » .

J e p e n s e qu e ce la s e co n f o n d

a s s ez s o u v e n t . Le s p e r s o n n e s s o n t

i n v i s ib le s , s o i t p a rce qu ’o n n e v e u t

p a s le s v o i r , o u m ê m e qu ’o n le s ca ch e ,

o u b ie n p a rce qu e l a p a u v r e t é é t a n t

s o u v e n t v écu e co m m e qu e lqu e ch os e

d e h o n t e u x , l e s ge n s n e s e m o n t r e n t

p a s , ce n ’e s t p a s ce qu ’ i l s o n t e n v ie

d e m o n t r e r d ’e u x . E t p u is i l s s o n t s a n s

d o u t e o ccu p és à a u t r e ch os e qu ’à s e

m o n t r e r . J e n ’é t a i s p a s m a l à l ’ a i s e

a v e c ce t e r m e, d ’a u t a n t p lu s qu ’ i l m ’a

s e m blé qu ’ i l p e r m e t t a i t d e d és i g n e r ,

ce r t e s d e f a ço n a s s ez a r t i f i c ie l l e , l a

réa l i t é d e p a s m a l d e ge n s , qu i p a r

a i l l e u r s n ’o n t a u cu n p o in t co m m u n.

D ’a i l l e u r s , s ’ i l s a v a ie n t d ’a u t r e s p o in t s

co m m u n, e n d e h o r s d u f a i t d ’ê t r e a s s ez

l a r ge m e n t i n v i s ib le s , p e u t -ê t r e qu ’ i l s

s e r a ie n t m o b il i s és , qu ’ i l s s e r e n d r a ie n t

v i s ib le s e u x -m ê m e s . Q u a n d d e s ge n s

qu ’o n co n s id è r e co m m e in v i s ib le s , qu i

n e s o n t p a s f o rcém e n t d e s p a u v r e s ,

m a is g lo b a le m e n t d e s ge n s qu i s o n t

m is à l ’ éca r t , s e m o b il i s e n t , o n v o i t

qu e ce s o n t d e s ge n s qu i s o n t a s s ez

d i f f é r e n t s . Pa r f o i s ce s o n t d e s t i e r s

qu i l e s r e n d e n t v i s ib le s . D a n s La

F r a n ce in v i s ib le , l e s a u t e u r s p r e n n e n t

n o t a m m e n t l ’ e xe m ple d e s SDF ,

a u xqu e ls M SF d o n n e d e s t e n t e s . C ’e s t

à ce m o m e n t l à qu ’o n co m m e n ce à e n

p a r le r . Ce s SDF e x i s t a ie n t d é j à a v a n t ,

o n le s v o y a i t d i r e c t e m e n t , i l n ’ y a v a i t

m ê m e p a s l ’ éc r a n d e l a t e n t e . M a is

c ’e s t a u m o m e n t o ù M SF le u r d o n n e

le s t e n t e s qu ’o n le s v o i t . D e m ê m e, le s

l’AuTOmATiciTé DeS DROiTS POuR AiDeR leS

iNViSibleS De NOTRe SOciéTé

Docteure en science pol i t ique,enseignante ,députée de la 1ère c irconscr ipt ion du Doubsb a r b a r a

r o m a g n a n

106

Asse

mbl

ée n

atio

nale

©

107Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

s t a g ia i r e s d é f i l e n t a v e c d e s m a s qu e s

b la n cs , p o u r m o n t r e r qu e c ’e s t co m m e

s ’ i l s n ’e x i s t a ie n t p a s , co m m e s ’ i l s

é t a ie n t a n o n y m e s, qu ’ i l s n ’é t a ie n t

p e r s o n n e . E t c ’e s t à ce m o m e n t l à

qu ’o n co m m e n ce à p a r le r d ’e u x .

Po u r r e v e n i r à l a qu e s t io n qu e v o u s m e

p os iez , n o n j e n ’é t a i s p a s s p éc ia le m e n t

m a l à l ’ a i s e , m a is p e u t -ê t r e qu e j e

d e v r a i s . En t o u t ca s , c ’e s t u n m o t qu i

n e m e s e m ble p a s in a d a p t é , m ê m e s ’ i l

n e rés u m e p a s d u t o u t l e s p e r s o n n e s ,

p o u r p a r le r d e ge n s qu i s o n t s o u v e n t e n

s i t u a t io n d e p réca r i t é , d e d i f f i cu l t é , e t

m ê m e s i ce m o t qu i p o u r r a i t l e s réu n i r

n e s u f f i t p a s à f a i r e d ’e u x u n e c la s s e

s o c ia le , u n g r o u p e qu i v a r e v e n d iqu e r

qu e lqu e ch os e e t s e m o bil i s e r p o u r

l ’ o b t e n i r . Pa rce qu e ce s o n t d e s ge n s

t rès d i f f é r e n t s : l e s p r os t i t u ée s qu i

s o n t m is e s à l ’ éca r t d e s v i l l e s , p a rce

qu ’o n p ré f è r e n e p a s le s v o i r , o u le s

SDF , p a r mi l e s qu e ls o n t r o u v e u n e

p a r t t r ès im p o r t a n t e d e d e m a n d e u r s

d ’a s i l e , e t u n e p r o p o r t io n d ’e n f a n t s

qu i e s t co n s id é r a b le . C ’e s t u n m o t

qu i p e r m e t d e r e n d r e co m p t e d ’u n e

p a r t i e s a n s d o u t e d e le u r réa l i t é . Ce t t e

d i v e r s i t é , c ’e s t a u s s i u n e d e s r a i s o n s

p o u r l e s qu e lle s i l e s t d i f f i c i l e d ’a v o i r

d e s p o l i t iqu e s p ub l iqu e s e n d i r e c t io n

d e s p lu s p a u v r e s , d e ce s in v i s ib le s . Ce

s o n t d e s ge n s qu i o n t d e s s t a t u t s , d e s

v ie s e t d e s réa l i t és qu i s o n t t o t a le m e n t

d i f f é r e n t e s , ce qu i n e le u r p e r m e t p a s

d e s e m o bil i s e r p o u r d i r e « r e ga rd ez-

n o u s » .

Revue APe : Cette année, on a

beaucoup parlé des prostituées

dernièrement, avec le débat

législat i f et les mesures qui ont

f inalement été pr ises. Est-ce que

pour autant , on s’est vraiment

saisi de la question dans les

nombreux débats publ ics ? Au

f inal , les gens ne savent peut-

être même pas ce qu’a décidé le

législateur. Est-ce que ça suff i t

d’en parler ?

B.R. : N o n, ça n e s u f f i t p a s . Pa s d u

t o u t . M a is e n p a r le r , e t l a f a ço n d o n t

e n p a r le , c ’e s t u n e n j e u e s s e n t ie l .

J e p e n s e a u x p a u v r e s d e f a ço n p lu s

gén é r a le . U n e ch os e qu i m ’ in d i g n e ,

co m m e mil i t a n t e d e ga u ch e , c ’e s t ,

i n d ép e n d a m m e n t d e s m e su r e s qu ’o n

p r e n d o u qu ’o n n e p r e n d p a s , e s t l a

f a ço n d o n t o n p a r le d e s ge n s . Le u r v ie

e s t d é j à a s s ez d i f f i c i l e , ce n ’e s t p a s

l a p e in e d e le s i n s u l t e r , p a rce qu ’ i l s

« p r o f i t e r a ie n t » , « b én é f ic ie r a ie n t »

d e n o t r e ch a r i t é . J e m ’é lo i g n e u n p e u

d u s u j e t , c ’e s t qu e lqu e ch os e qu i m ’a

v r a im e n t i n d i g n ée m a is o n n ’e n p a s

b e a u co u p p a r lé : l ’ e x p r e s s io n d u

P r e mie r M in i s t r e , qu a n d i l p a r le d e «

f a i r e u n ge s t e » e n d i r e c t io n d e s p e t i t e s

r e t r a i t e s o u d e s f o n c t io n n a i r e s . U n

ge s t e c ’e s t qu o i ? O n v a le u r d o n n e r l a

p ièce ? Su r t o u t p o u r u n go u v e r n e m e n t

d e ga u ch e , j e t r o u v e qu e c ’e s t v r a im e n t

l a m e n t a b le d e s ’e x p r im e r co m m e ça .

N o t r e s o c ié t é e s t e x t rê m e m e n t r i ch e ,

n o u s s o m m e s l a s i x ièm e p u is s a n ce

éco n o miqu e du m o n d e, l e p a t r im o in e

d e s f r a n ça is a dû p a s s e r e n v in g t a n s

d e s i x à d o u ze mil l i a rd s d ’e u r os : i l y a

d e l ’ a r ge n t ! M a is i l y a p r e s qu e qu in ze

mil l io n s d e p e r s o n n e s qu i v i v e n t e n -

d e s s o u s d u s e u i l d e p a u v r e t é . Fa i r e

co m m e s i l e s ge n s qu i r e ço i v e n t u n

ce r t a in n o m b r e d ’a l lo ca t io n s é t a ie n t

r e d e v a b le s , p a rce qu e le s a u t r e s

v e u le n t b ie n le u r d o n n e r , j e t r o u v e ce la

i n d i g n e e t s ca n d a le u x . N o r m a le m e n t ,

p o u r u n go u v e r n e m e n t d e ga u ch e ,

c ’e s t l e p o in t d e d ép a r t , i l f a u t qu e le s

ge n s a ie n t u n min im u m d e r e s s o u rce s ,

qu i l e u r p e r m e t t e , n o n p a s d ’ê t r e

à éga l i t é , m a is d e p o u v o i r ê t r e d e s

a c t e u r s a u t o n o m e s d e le u r s v ie s . E t

ce la l e u r p e r m e t d e c rée r d e l a r i ch e s s e

co lle c t i v e . O n n ’a c t e p a s a s s ez le f a i t

qu ’ i l y a i t d e s ge n s qu i p o u r r a ie n t n e

r i e n f a i r e , qu i s o n t p a u v r e s , co m m e

s i c ’é t a i t d e le u r f a u t e , e t à qu i o n

v e u t b ie n le u r d o n n e r u n e p ièce , e n

é t a n t qu a n d m ê m e gén é r e u x p a rce

qu e l a s i t u a t io n e s t d é j à d i f f i c i l e . La

v ie d e ce s ge n s e s t d é j à a s s ez d u r e ,

o n n e v a p a s e n p lu s le s i n s u l t e r e n

d is a n t qu e ce s o n t d e s p r o f i t e u r s , j e

t r o u v e ça v r a im e n t h o n t e u x . Le s ge n s

qu i d i s e n t ça , c ’e s t sû r , n ’o n t j a m a is

cô t o y é qu i qu e ce s o i t qu i v i t a v e c le

RS A, l ’ a l lo ca t io n p a r e n t i s o lé , o u m ê m e

l ’ a l lo ca t io n a du l t e h a n d ica p é .

Po u r r e v e n i r à l a p r os t i t u t io n , l e

b én é f ice e s s e n t ie l qu e j ’ a i t r o u v é à

ce t t e lo i , c ’e s t j u s t e m e n t l e f a i t qu ’o n

in s c r i v e d a n s l a lo i qu e ça n ’ a r i e n d e

n o r m a l d e lo u e r o u d ’a ch e t e r u n co r ps .

J e n ’ a i p a s d e le ço n d e m o r a le à d o n n e r

à ce u x o u ce ll e s qu i t i r e n t u n e p a r t i e d e

le u r s r e s s o u rce s d e l ’ u t i l i s a t io n d e le u r

co r ps . J e n e v a i s p a s le u r e x p l iqu e r

qu ’ i l s s e f o n t d o min e r , qu ’ i l s n e s ’e n

r e n d e n t p a s co m p t e , j e n e s u i s p a s à

l e u r p la ce . M a is j e t r o u v e ça im p o r t a n t

qu e l a lo i , qu i e s t s u pp os ée f i xe r u n e

n o r m e d is p os e qu e v e n dr e , a ch e t e r o u

lo u e r l e co r ps d e qu e lqu ’u n , ce n ’e s t

p a s n o r m a l . I l y a b e a u co u p d ’a u t r e s

ch os e s a n o r m a le s d a n s l a s o c ié t é ,

m a is j e n e v e u x p a s qu ’o n co n s id è r e

ce la co m m e u n m ét ie r n o r m a l . J e v e u x

qu ’o n p u is s e f a i r e d e l a p rév e n t io n

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

à l ’ éco le co n t r e l e s s i t u a t io n s d e

d o min a t io n , e n gén é r a l d e s h o m m e s

s u r l e s f e m m e s, m ê m e s i ce n ’e s t

p a s l a t o t a l i t é . Po u r l e r e s t e , s u r l a

p én a l i s a t io n d u c l i e n t , l e s a v i s s o n t

p a r t a gés . Ce qu e j e t r o u v e im p o r t a n t

c ’e s t qu ’o n d is e qu e ce lu i qu i d o i t ê t r e

p én a l i s é , ce lu i qu i e s t e n d e h o r s d e s

c lo u s , ce n ’e s t p a s l a p e r s o n n e qu i s e

p r os t i t u e . C ’e s t l a p e r s o n n e qu i v a , a v e c

d e l ’ a r ge n t , a ch e t e r ce qu ’o n a pp e lle

d e s s e r v ice s s e x u e ls ? Ce n ’e s t

p a s u n e qu e s t io n m o r a l i s a n t e .

O n a t o u s u n r a pp o r t a u s e xe

d i f f é r e n t , i l y a d e s ge n s p o u r

qu i l a d im e n s io n f i n a n c iè r e

f a i t p a r t i e d u f a n t a s m e. Le

p r o b lèm e c ’e s t qu ’ i l y a d e s

ge n s qu i n ’o n t p a s v r a im e n t l e ch o i x .

I l y a ce u x qu i p e u v e n t p a y e r , e t i l y a

ce u x qu i n ’o n t p a s d ’a u t r e s ch o i x qu e

d e lo u e r l e u r co r ps . E t j e co n t in u e à

co n s id é r e r , m ê m e s i j ’ e n t e n d s qu e ce u x

qu i l e v i v e n t n e l ’ e n t e n d e n t p a s d e l a

m ê m e f a ço n , qu e ce n ’e s t p a s a n o d in

d e l a i s s e r s o n co r ps à d is p os i t io n d e

qu e lqu ’u n . E t c ’e s t p o u r ce la qu e j ’ a i

t r o u v é im p o r t a n t qu e ce t t e lo i d i s e qu e

ce la n ’ a r i e n d e n o r m a l . En co r e u n e f o i s

ce n ’e s t p a s u n e qu e s t io n d e m o r a le .

J e t r o u v e qu e le d éb a t s u r l e s s e r v ice s

s e x u e ls , ce n e s o n t p a s d e f a u s s e s

qu e s t io n s .

Revue APe : Je voulais revenir

sur la définit ion que vous nous

avez donnée des invisibles,

puisqu’essentiel lement vous

nous avez parlé des personnes

touchées par la pauvreté. Est-

ce que vous partagez l ’analyse

de certains penseurs comme

Francis Fukuyama, qui expl ique

qu’en France, le véritable mal ,

c’est le « chagrin des classes

moyennes ». Les invisibles

seraient en fait la majorité. Est-

ce que vous pensez qu’ i l existe

un chagrin, ressenti par les

classes moyennes, parce qu’on

ne considère en France que les

très aisés, et les très aidés ?

B.R. : O u i i l y e n a u n , e t i l n ’ e s t

p a s i l l ég i t im e . Le s c la s s e s m o y e n n e s ,

c ’e s t éga le m e n t u n e n o t io n a s s ez

co m pl iqu ée à d é f i n i r . D a n s u n o u v r a ge

d e D o min iqu e S t r a u s s -K a h n 2, d a n s

le qu e l i l d éc r i v a i t l a s o c ié t é f r a n ça is e ,

i l d i s t i n g u a i t l e s t r ès r i ch e s , l e s t rès

p a u v r e s , e t l e s c la s s e s m o y e n n e s , a u

mil i e u . I l y a u n e im m e n s e ca t égo r ie qu i

n ’e s t n u ll e p a r t , c ’e s t ce ll e d e s c la s s e s

p o p u la i r e s d a n s le u r e n s e m ble , l e s

p e r s o n n e s qu i n e v i v e n t qu e d e le u r

t r a v a i l , qu i n ’o n t p a s d e p a t r im o in e .

Le u r s e u le r e s s o u rce e s t l e u r t r a v a i l .

I l s n e s e r e t r o u v e n t p a s a u RS A o u e n -

d e s s o u s d u s e u i l d e p a u v r e t é , m a is

e n a t t e n d a n t , i l s n ’o n t p a s d ’a id e , i l s

t r a v a i l l e n t t o u t e le u r v ie ; c ’e s t d i f f i c i l e

e t ce la n e s u f f i t p a s f o rcém e n t p o u r

j o in d r e le s d e u x b o u t s , p o u r e m m e n e r

l e u r s e n f a n t s e n v a ca n ce s , p o u r s e

p r o j e t e r lo in o u a ch e t e r u n e m a is o n .

C ’e s t u n e qu e s t io n lég i t im e e t s é r ie u s e .

M a is j e p e n s e qu ’u n d e s d r a m e s qu ’o n

v i t , c ’e s t qu ’o n a r r i v e à f a i r e p e n s e r

qu e ce u x qu i v i v e n t d e le u r t r a v a i l o u

2# La flamme et la cendre, Dominique Strauss-Kahn, Paris, Grasset, 2002

d e s r e s s o u rce s qu i y s o n t l i ée s , co m m e

le s r e t r a i t és , s o n t à o pp os e r a u x p lu s

p a u v r e s , qu i e u x b én é f ic ie r a ie n t d e s

a id e s . M a is l e p r o b lèm e n ’e s t p a s l à .

D ’a b o rd qu a n d v o u s b én é f ic iez d e s

a id e s , v o u s a v ez t o u j o u r s e n -d e s s o u s

d e v o u s ce s é t r a n ge r s e n s i t u a t io n

rég u l i è r e o u i r r ég u l i è r e qu i b én é f ic ie n t

e n co r e p lu s d e s a l lo ca t io n s f a mil i a le s .

O n a réu s s i à f a i r e c r o i r e qu ’ i l y a v a i t

u n e o pp os i t io n e n t r e ce s ca t égo r ie s .

Le p r o b lèm e e s t p lu t ô t qu e

ce u x qu i s o n t e x t rê m e m e n t

r i ch e s , qu i n e s o n t p a s t rès

n o m b r e u x , co n ce n t r e n t

u n e p a r t co n s id é r a b le d e s

r i ch e s s e s .

J e p e n s e qu e l ’ a v i s d e t o u s ce u x qu i

n ’o n t p a s d e p a t r im o in e , qu i n ’o n t qu e

le u r t r a v a i l , qu i e s t l ’ im m e n s e m a j o r i t é

d e s ge n s , e s t t o u t a u s s i l ég i t im e qu e

ce lu i d e s p lu s p a u v r e s . O n e n p a r le

m o in s , p a rce qu ’ i l s n e s o n t p a s e n -

d e s s o u s d u s e u i l d e p a u v r e t é . E t e n

m ê m e t e m ps ce u x qu i s o n t e n -d e s s o u s

d e ce s s e u i l s , ce n ’e s t p a s co m m e s ’ i l s

e x i s t a ie n t co m m e d e s ge n s . S o u v e n t

ce s o n t d e s s t a t i s t iqu e s , d e s ch i f f r e s .

E t l e s f r o n t iè r e s d e ce s ca t égo r ie s

s o n t m o u v a n t e s . I l y a d e u x f a ço n s

d ’év a lu e r l e s e u i l d e p a u v r e t é , c ’e s t

50% du r e v e n u m éd ia n p o u r l a F r a n ce ,

6 0% p o u r Eu r os t a t . S i o n p r e n d l a

d é f i n i t io n Eu r os t a t , ce la co n ce r n e 8

mil l io n s d e p e r s o n n e s e n F r a n ce , m a is

i l y e n a a u t a n t qu i s o n t d a n s le r i s qu e

d ’ y t o m b e r . Ce n ’e s t p a s u n s t o ck ,

N uP ^ _ � ` Y � Q W ` c � � : Y� RL R Y P � � ��� O P � [ W` ^�

d a n s l ’ a n n ée e t o n s o r t d e l a d é f i n i t io n .

Po u r l a p lu p a r t , d a n s le s d e u x a n s ,

l e s p e r s o n n e s s o r t e n t o u r e n t r e n t

d a n s ce t t e ca t égo r ie . En t o u t , ce s o n t

qu in ze mil l io n s d e p e r s o n n e s qu i n e

R S A : E n d e s s o u s d ’ u n m i n i m u m , d a n s

u n p a y s e x t r ê m e m e n t r i c h e c o m m e l e

n ô t r e , i l y a u n m o n t a n t s u r l e q u e l o n

n e d o i t p a s d i s c u t e r

108

109Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

s o n t p a s a u S MI C , qu i s o n t e n -d e s s o u s

d u s e u i l d e p a u v r e t é o u à p e in e a u -

d e s s u s , a v e c p a s lo in d e t r o i s m il l io n s

d ’e n f a n t s . C ’e s t p r e s qu e le qu a r t d e l a

p o p u la t io n f r a n ça is e .

C ’e s t u n e a u t r e e x p l ica t io n , m ê m e s i ce

n ’e s t p a s u n e e xcu s e , d e l a d i f f i cu l t é

d e m e n e r d e s p o l i t iqu e s p ub l iqu e s e n

d i r e c t io n d e ce s p o p u la t io n s . A u-d e l à

d e l a céc i t é , a u -d e l à d u f a i t qu e ce u x

qu i m èn e n t l e s p o l i t iqu e s v ie n n e n t

p r e s qu e t o u s d u m ê m e mil i e u , o n t

f a i t l e s m ê m e s t y p e s d ’é t u d e s , e t qu e

d o n c p o u r e u x ce s ge n s - l à s o n t d e s

s t a t i s t iqu e s , n ’e x i s t e n t p a s v r a im e n t ,

a u -d e l à d e t o u t ce la , l e f a i t qu e ce t t e

réa l i t é s o i t m o u v a n t e , e n p lu s d e

r e co u v r i r d e s s t a t u t s t r ès d i f f é r e n t s ,

e s t u n e d i f f i cu l t é s u pp lém e n t a i r e . Le s

ge n s qu i s o n t a u S MI C , o u u n p e u a u -

d e s s u s d u S MI C, n ’o n t p a s n o n p lu s l a

v ie f a c i l e , e n e f f e t i l s n e b én é f ic ie n t

p a s d e s a id e s o u d e s e xo n é r a t io n s ,

e t p a ie n t qu a n d i l y a d e s h a u s s e s

d ’ im p ô t s . M a is ce n ’e s t p a s u n e

e xcu s e p o u r o ub l ie r ce u x qu i s o n t l e s

p lu s p a u v r e s . Le s d e u x n e s o n t p a s à

o pp os e r .

Revue APe : Justement face

à cette cohorte d’invisibles,

constituée à la fois des plus

pauvres et d’une partie des

classes moyennes, quelles sont

les solutions que vous proposez ?

B.R. : O n p a r l a i t d e s m o t s e t d u

d is co u r s t o u t à l ’ h e u r e , j e p e n s e qu e

le s im p le f a i t d e r e n d r e le s ch os e s

v i s ib le s , e t d e n e p a s t a p e r s u r l a t ê t e

d e s ge n s c ’e s t u n e p r e miè r e é t a p e .

Q u e ce u x qu i o n t d e s le ço n s à d o n n e r

a i l l e n t e x p é r im e n t e r l a v ie a u RS A, l a

v ie d e f o n c t io n n a i r e d e ca t égo r ie C , d e

p e r s o n n e s qu i o n t réu s s i l e u r co n co u r s

e t t r a v a i l l e r o n t t o u t e le u r v ie , o u b ie n

d e ce s f e m m e s qu i a p rès u n e v ie

p r o f e s s io n n e ll e e n t iè r e , s e r e t r o u v e

a v e c d e s r e t r a i t e s qu i s o n t d e 4 0%

in f é r i e u r e s à ce ll e s d e s h o m m e s, p a rce

qu ’e l l e s o n t é t é m o in s b ie n p a y ée s ,

p a rce qu ’e l l e s r e p rés e n t e n t 82% d e s

t r a v a i l l e u r s à t e m ps p a r t i e l , p a rce

qu ’e l l e s s ’o ccu p e n t d e s e n f a n t s , qu i

s o n t l e s e n f a n t s d e t o u t e s l a s o c ié t é

qu i p a ie r o n t l e s r e t r a i t e s . Pa r mi l e s

p lu s p a u v r e s , i l y a u n e im m e n s e

m a j o r i t é d e f e m m e s, e t d e s f e m m e s qu i

s o n t ch e f f e s d e f a mil l e m o n o p a r e n t a le .

Q u a n d le s ge n s s o n t p a u v r e s , ce n ’e s t

p a s p a rce qu ’ i l s f a in éa n t s e t qu ’ i l s

n e v e u le n t p a s t r a v a i l l e r , n i m ê m e

f o rcém e n t p a rce qu ’ i l s n e s o n t p a s

f o r m és . I l y a p lu s d e 10% d e ch ô m a ge

e n F r a n ce , qu a n d qu e lqu ’u n r e t r o u v e u n

e m plo i , d a n s l a m e s u r e o ù o n n e rédu i t

p a s le t e m ps d e t r a v a i l e t o ù o n n e

p a r t a ge p a s mie u x le t r a v a i l , qu e lqu ’u n

d ’a u t r e l e p e rd . Ce t t e s o u f f r a n ce d e s

c la s s e s m o y e n n e s , e l l e e s t l ég i t im e

e t j u s t i f i ée , m a is e n m ê m e t e m ps i l n e

f a u t p a s qu e ce la s e t r a d u is e p a r l e f a i t

qu e ce u x qu i ga g n e n t u n p e u p lu s s e

r e t r o u v e n t l e s ce n s e u r s , l e s o pp os és ,

d e ce u x qu i s o n t j u s t e e n -d e s s o u s e t

d o n t l a v ie e s t d u r e a u s s i , e t s ub ie .

C ’e s t d u r d e n e p a s a v o i r d e t r a v a i l .

Q u a n d o n s e p rés e n t e à qu e lqu ’u n ,

o n d i t l e t r a v a i l qu e l ’o n f a i t . C ’e s t

im p o r t a n t d ’e x p l iqu e r qu e c ’e s t

l ’ o r ga n is a t io n d e l a s o c ié t é qu i r e n d

p os s ib le l e f a i t qu e d e s ge n s s o ie n t

d a n s ce t t e s i t u a t io n , e t n o n e u x t o u s

s e u ls . C ’e s t u n e d i f f é r e n ce im p o r t a n t e

e n t r e l a d r o i t e e t l a ga u ch e . La s i t u a t io n

d e ch a cu n rés u l t e év id e m m e n t d e ch o i x

i n d i v id u e ls , m a is e l l e e s t éga le m e n t

l e rés u l t a t d e l ’ e n v i r o n n e m e n t d a n s

le qu e l ch a cu n v i t , e t d e s co n d i t io n s

d a n s le s qu e lle s ch a cu n e s t n é . Le s

ge n s qu i s o n t t r ès r i ch e s a u j o u rd ’h u i

l e s o n t p a rce qu e le u r s p a r e n t s é t a ie n t

t r ès r i ch e s e t qu ’ i l s o n t h é r i t é . Pa s d u

t o u t p a rce qu ’ i l s o n t t r a v a i l l é b e a u co u p

e t p a rce qu ’ i l s co n s id è r e n t l a « v a le u r

t r a v a i l » . La v a le u r t r a v a i l co m p t e

b e a u co u p, y co m p r i s ch ez le s p a u v r e s ,

p o u r qu i c ’e s t d u r à l a f o i s p a rce qu ’ i l s

s o n t d a n s d e s co n d i t io n s m a t é r ie l l e s

d i f f i c i l e s e t p a rce qu ’ i l s n e p e u v e n t

p a s d i r e qu ’ i l s v o n t a u t r a v a i l . D e

n o m b r e u s e s p e r s o n n e s n e d e m a n d e n t

p a s le u r s d r o i t s . N o t a m m e n t p o u r l e

RS A a c t i v i t é , l e co m plém e n t p rév u p o u r

ce u x qu i t r a v a i l l e n t , p le in d e ge n s qu i

n e le d e m a n d e n t p a s . Pa rce qu e ce la

e s t co m pl iqu é e t qu ’ i l s o n t h o n t e . I l s n e

v e u le n t p a s qu ’o n le u r f a s s e l a ch a r i t é

o u l ’ a u m ô n e : i l s v e u le n t t r a v a i l l e r

e t ê t r e p a y és p o u r l e u r t r a v a i l . U n e

d e s m e su r e s co n c rè t e s qu ’o n d e v r a i t

f a i r e a d v e n i r , c ’e s t l ’ a u t o m a t ic i t é d e s

d r o i t s . I l f a u t a r rê t e r d e f a i r e p a y e r

a u x ge n s le f a i t d ’ a l l e r d e m a n d e r ce s

d r o i t s . Ce s o n t d e s d r o i t s , i l s d e v r a ie n t

e n b én é f ic ie r a u t o m a t iqu e m e n t .

J e p e n s e a u s s i qu ’ i l s e r a i t im p o r t a n t d e

m o n t r e r l a r i ch e s s e qu e le s p e r s o n n e s

p a u v r e s , e n d i f f i cu l t é , a pp o r t e n t .

Q u a n d o n p a r le d u P IB , i l y a b e a u co u p

d e ch os e s qu i n e s o n t p a s co m p t ée s

d e d a n s . La r i ch e s s e d u p a y s a u g m e n t e

g r âce d e s év èn e m e n t s n éga t i f s : l ’ u s in e

A ZF e x p los e , l e P IB m o n t e , p a rce qu ’o n

r e co n s t r u i t . M a is i l y a d e s m o r t s ,

d e s m a la d e s , e t ce s o n t l e s ge n s qu i

h a b i t e n t d a n s le s lo ge m e n t s s o c ia u x

a u t o u r d e s u s in e s . Q u a n d o n a le ch o i x ,

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

o n n e v a p a s h a b i t e r à cô t é d ’u n e u s in e

SE V ES O. Ce t y p e d ’év èn e m e n t f a i t

m o n t e r l a r i ch e s s e d e l a F r a n ce . Pa r

co n t r e , p r e n o n s p a r e xe m ple l ’ a c t i v i t é

d e S OS A mi t i é , d o n t j ’ a i r e n co n t ré d e s

b én év o le s réce m m e n t . Le u r m is s io n

e s t d e p rév e n i r l e s u ic id e . I l s d o n n e n t

e n m o y e n n e, e n t o u t ca s à B e s a n ço n,

p lu s d e qu a r a n t e h e u r e s p a r m o is d e

b én év o la t . I l s s o n t f o r m és , i l s éco u t e n t

d e s ge n s a u t é lép h o n e, qu i s o n t e n

s o u f f r a n ce e t o n t b e s o in d e p a r le r à

qu e lqu ’u n . I l s év i t e n t d e s m o r t s ! Ce

n ’e s t co m p t a b il i s é n u ll e p a r t .

Revue APe : Vous êtes

donc pour une prise en

compte des activités non-

marchandes dans le calcul

de la r ichesse ?

B.R. : J e n e s a i s p a s s ’ i l f a u t qu e ce

s o i t m o n é t i s é , l a v a le u r d e ce s a c t io n s

v ie n t n o t a m m e n t d e le u r d im e n s io n

g r a t u i t e . J e p e n s e p a r e xe m ple à l a

j e u n e d a m e qu i a u n e m plo i à t e m ps

p a r t i e l , d a n s l a g r a n d e d is t r ib u t io n . S i

o n v ie n t à l u i d e m a n d e r d e f a i r e d e s

h e u r e s s u pp lém e n t a i r e s a lo r s qu ’e l l e

d o i t a l l e r ch e rch e r s e s e n f a n t s , e l l e

s a i t qu ’e l l e p e u t t é lép h o n e r à u n e

v o is in e s u r l a qu e lle e l l e p e u t co m p t e r

p o u r a ccu e i l l i r s e s e n f a n t s . Po u r t a n t ,

ce la n ’ a a u cu n e v a le u r n u ll e p a r t .

Revue APe : Comment prendre en

compte cette valeur ?

B.R. : Pa t r i ck V i v e r e t e x p l iqu e qu e d e

t e l l e s a c t io n s d o i v e n t ê t r e co n s id é rée s .

Lo r s qu e l ’o n f a i t u n n o m b r e d ’h e u r e s

d e b én év o la t , ce n ’e s t p a s p a y é m a is

c ’e s t v a l id é . Av e c ce la , o n p e u t p a r

e xe m ple a l l e r à l a b a n qu e a l im e n t a i r e

e t f a i r e d e s co u r s e s p o u r u n e s e m a in e .

N o u s m o n t r e r io n s a in s i l e s r i ch e s s e s

co n t e n u e s e n ch a cu n , qu i n e s o n t p a s

d é t e r min ée s p a r n os r e v e n u s . J a ck

R a l i t e , a n c ie n min i s t r e d e l a S a n t é ,

d i s a i t qu ’ i l n e f a u t p a s co n f o n dr e ge n s

p a u v r e s e t p a u v r e s ge n s . Ce qu i e s t

im p o r t a n t n ’e s t p a s le s r e v e n u s qu e

l ’o n ga g n e , ce s o n t l e s v a le u r s , l e

r a pp o r t à a u t r u i , l ’ a t t e n t io n p o r t ée a u x

a u t r e s . D o n n e r d e l a v a le u r a u x a c t io n s

n o n m a rch a n d e s , c ’e s t u n e f a ço n d e

ch a n ge r l a h ié r a rch ie d a n s l a s o c ié t é .

Revue APe : En supposant que

l ’on fasse deux heures de ménage

pour une voisine, qui remettrait

le récépissé ?

B.R. : C ’e s t à o r ga n is e r co ll e c t i v e m e n t .

J e c r o i s à d e s co lle c t i f s lo ca u x p lu t ô t

qu ’a u x d im e n s io n s n a t io n a le s . U n d e

n os p r o b lèm e s, c ’e s t l a d im e n s io n

t o t a le m e n t d ép e r s o n n a l i s ée . I l f a u t qu e

ce la s o i t l e rés u l t a t d e l a n égo c ia t io n

e n t r e l e s c i t o y e n s . Pa r e xe m ple , j e

s u i s u n e é lu e d ’u n qu a r t i e r p o p u la i r e ,

e t n o u s d ép e n s o n s b e a u co u p d ’a r ge n t

d a n s le ca d r e d e r e qu a l i f i ca t io n

d ’e n s e m ble s u r b a in s . O n d é t r u i t d e s

im m e ub le s p o u r e n r e f a i r e d ’a u t r e s ,

p lu s p e t i t s , m ie u x i s o lés . S a u f qu e

le s ge n s a u xqu e ls ce la s ’ a d r e s s e o n t

u n lo ge m e n t p lu s ch e r , p lu s p e t i t ,

e t s e s e n t e n t d év a lo r i s és lo r s d e l a

d e s t r u c t io n d e ce s im m e ub le s . O n n e

le s a s s o c ie p a s , o n d éc id e ce qu i e s t

b ie n p o u r e u x .

D a n s le s co m m u n e s d e ga u ch e , i l y a

én o r m ém e n t d ’ i n v e s t i s s e m e n t s p o u r

l e s qu a r t i e r s p o p u la i r e s m a is l e s

h a b i t a n t s n e s o n t p a s a s s o c iés . J e n e

d is p a s qu ’ i l n e f a u t d éc id e r qu ’à p a r t i r

d e ce la , m a is o n n e s ’e n p réo ccu p e

j a m a is . O n f a i t co m m e s i l e s p o l i t iqu e s ,

l e s e x p e r t s s o c ia u x s a v a ie n t t o u j o u r s

mie u x qu e le s c i t o y e n s . Le p r o j e t

d o i t s ’ é l a b o r e r a v e c le s ge n s qu i y

p a r t i c ip e n t , o n n e d o i t p a s

le u r d i r e qu e d e u x h e u r e s d e

b a b y-s i t t i n g équ i v a le n t à u n e

h e u r e d e m u s iqu e . I l n ’ y a p a s

u n e rép o n s e s c ie n t i f iqu e , i l n ’ y

a p a s d e b o n n e rép o n s e o u d e

v é r i t a b le l im i t e . En f o n c t io n

d e s g r i l l e s d e s s o c ié t és p r i v ée s qu i

f o n t d u ga rd ie n n a ge o u d e l a ga rd e

d ’e n f a n t , l a v a le u r e s t d i f f é r e n t e d e

ce ll e a cco rd ée p a r l e s c i t o y e n s . Po u r

d e s ge n s qu e l ’o n ca ch e co m m e s ’ i l s

é t a ie n t h o n t e u x , m o n t r e r qu ’ i l s s o n t

p o r t e u r s d e v a le u r e s t d ’a b o rd u n

e n j e u d e d i g n i t é .

Lo r s d e l a m is e e n p la ce d u RS A,

p e n d a n t m o n m a n d a t d e co n s e i l l è r e

gén é r a le , j ’ é t a i s qu a s im e n t l a s e u le à

n e p a s e xe rce r u n e a c t i v i t é co n n e xe . La

p lu p a r t t o u ch a ie n t l e u r s i n d e m ni t és e t

l e u r r e t r a i t e . Ch a cu n e x p l iqu a i t à qu e l

p o in t l a m e s u r e é t a i t b o n n e , p os a n t d e s

d r o i t s e t d e s d e v o i r s . J e t r o u v a i s ce la

h a ll u c in a n t d ’ i n s i s t e r s u r l e s d e v o i r s

d e p e r s o n n e s qu i ga g n e n t 6 0 0 e u r os

p a r m o is , qu a n d o n e s t t o u s a u t o u r

d e l a t a b le à p lu s d e 5 0 0 0 e u r os p a r

m o is . En d e s s o u s d ’u n min im u m, d a n s

s i l a g a u ch e é t a i t à l a h a u t e u r , o n d e v r a i t

g a g n e r t o u t e s l e s é l e c t i o n s . L ’ im m e n s e

m a j o r i t é d e s g e n s qu i n e v i v e n t q u e d e

l e u r t r a v a i l d e v r a i t v o t e r p o u r n o u s

110

111Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

u n p a y s e x t rê m e m e n t r i ch e co m m e le

n ô t r e , i l y a u n m o n t a n t s u r l e qu e l o n

n e d o i t p a s d is cu t e r . Ce r t e s , ce n ’e s t

p a s p a rce qu e l ’o n e s t p a u v r e qu ’o n

e s t h o n n ê t e . To u t e f o i s , i l f a u t a r rê t e r

d ’e m b ê t e r l ’ im m e n s e m a j o r i t é d e s ge n s

qu i s o n t d ’u n e d i g n i t é a s s ez in c r o y a b le .

B e a u co u p s o n t h é r o ïqu e s ! H é r o ïqu e s

d e f i n i r l e u r m o is o u d e n o u r r i r l e u r s

e n f a n t s , d a n s d e s co n d i t io n s p a r e i l l e s .

Eco n o miqu e m e n t , l e s p lu s p o p u la i r e s ,

ce u x qu i n e v i v e n t qu e d e le u r t r a v a i l ,

s e r e s t r e i g n e n t b e a u co u p. A u g m e n t e r

l e u r s r e v e n u s s e r a i t éco n o miqu e m e n t

r e n t a b le ca r i l s d ép e n s e n t ce t a r ge n t .

Revue APe : Comment restaurer

ce l ien entre les élus censés

être représentatifs et les

abstentionnistes ?

B.R. : La d ém o cr a t i e e t l a c i t o y e n n e t é

n e s e l im i t e n t p a s a u v o t e . Le f a i t d e

s ’ a bs t e n i r p e u t p e r m e t t r e d ’e x p r im e r

u n e o p in io n . Ce n e s o n t p a s f o rcém e n t

l e s i n v i s ib le s o u le s p lu s p a u v r e s qu i

l e f o n t . D ’a i l l e u r s , s i l a ga u ch e é t a i t à

l a h a u t e u r , o n d e v r a i t ga g n e r t o u t e s

le s é le c t io n s . L ’ im m e n s e m a j o r i t é d e s

ge n s qu i n e v i v e n t qu e d e le u r t r a v a i l

d e v r a i t v o t e r p o u r n o u s .

I l f a u t f a i r e l e p a r i d ’u n e in t e r v e n t io n

m o in d r e p o u r qu e le s ge n s s ’o r ga n is e n t

e u x m ê m e s . Ce n ’e s t p a s u n e f a ço n d e

s e d é r e s p o n s a b il i s e r , m a is p e u t -ê t r e

f a u t - i l c rée r l e s co n d i t io n s p o u r qu e

le s ge n s s ’o r ga n is e n t e t s ’ a s s o c ie n t .

I l f a u t a u s s i a cce p t e r d e p r e n dr e le

r i s qu e qu e le s m o y e n s p ub l ics n e

s o ie n t p a s t o u j o u r s a t t r ib u és qu e p a r

l e s é lu s . I l f a u t t r o u v e r u n équ i l ib r e :

l a d ém o cr a t i e r e p rés e n t a t i v e a d e

l a v a le u r , m a is o n n e p e u t p a s s ’e n

co n t e n t e r . I l f a u t p r e n dr e le r i s qu e ,

n o t a m m e n t d a n s le s co n s e i l s d e

qu a r t i e r , d e co n f ie r u n b u d ge t . En

d ép i t d e l ’ e n ga ge m e n t s in cè r e d e

b e a u co u p d ’é lu s , i l n ’ y a p a s m o in s

d e ge n s e n s o u f f r a n ce , p a u v r e s

o u a u ch ô m a ge . I l f a u t e s s a y e r d e

f a i r e co n f i a n ce . La p a r t i c ip a t io n d e s

c i t o y e n s e s t e s s e n t ie l l e ca r ce s o n t

e u x qu i v o n t v i v r e l e s co n s équ e n ce s

d e n os ch o i x . Co m m e n t d o n n e r l e s

m o y e n s d e co m p réh e n s io n p ub l iqu e

à l ’ e n s e m ble d e s c i t o y e n s ? D e u x à

t r o i s f o i s p a r a n , j ’ i n v i t e l e s c i t o y e n s

e t d e s ch e rch e u r s . O n e s t b ie n a s s ez

m au v a is co m m e p o l i t iqu e s p o u r s e

p a s s e r e n p lu s d e l ’ e x p e r t i s e d e

ge n s d o n t c ’e s t l e m ét ie r d e ré f l éch i r ,

m ê m e s i n o u s d éc id o n s . J e f a i s ce la

d a n s le qu a r t i e r p o p u la i r e d a n s le qu e l

j e s u i s é lu . Le s ge n s p e u v e n t e n s u i t e

s e d i r e qu ’ i l s co m p r e n n e n t l e p r o p os

d ’u n in t e l l e c t u e l . Ce la l e s r e v a lo r i s e ,

l e u r f a i t p r e n dr e co n s c ie n ce d e le u r s

qu a l i t és . J e c r o i s b e a u co u p a u f a i t

qu ’u n m a x im u m d e ge n s s e s e n t l ég i t im e

à p a r t i c ip e r à l a d éc is io n p ub l iqu e .

Revue APe : Vous avez choisi

de vous abstenir lors du vote

sur le plan d’économies proposé

par le Premier Ministre. Votre

abstention est-el le aussi une

sanction d’une réforme oubl ieuse

des invisibles ?

B.R. : D a n s l a m e s u r e o ù j ’ a s s o c ie

le s i n v i s ib le s a u x p lu s p a u v r e s , o n

p e u t l e d i r e . J ’ a i t r o u v é a h u r i s s a n t

qu e l ’o n p rés e n t e co m m e u n e

a v a n cée l a s u s p e n s io n d e l ’ e n t rée e n

a pp l ica t io n d u p la n p a u v r e t é . Po u r

u n go u v e r n e m e n t d e ga u ch e , c ’e s t

co m plè t e m e n t co n s t e r n a n t . Fa ce à

ce p la n a u x a m bi t io n s m e su rée s , e t

a u m o m e n t o ù l ’o n e xo n è r e d e p lu s

d e qu a r a n t e mil l i a rd s d e co t i s a t io n s

le s e n t r e p r i s e s ! J e n e co n t e s t e p a s

l ’ id ée d ’u n a cco m p a g n e m e n t , e n co r e

f a u t - i l c ib le r ce s b a is s e s e n f o n c t io n

d e s a c t io n s rée ll e s d e s e n t r e p r i s e s

: i n v e s t i s s e m e n t d a n s l a t r a n s i t io n

én e r gé t iqu e , l u t t e co n t r e l a p réca r i t é ,

co m b a t p o u r l e u r s u r v ie . . . C ’é t a i t

p o u r t a n t l e m in im u m v i t a l p o u r

co m m e n ce r . A j o u t é a u x f o n c t io n n a i r e s

d o n t l ’ i n d ice e s t ge lé , a u x r e t r a i t és

qu i a t t e n d r o n t l e u r r e v a lo r i s a t io n , l e

r e p o r t d u p la n p a u v r e t é e s t i n d i g n e .

Propos recueillis par M a r ie B oye r et M a x ime Tho r y

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

tribune

r« I l f a u t qu e le d r o i t e n t r e d a n s l a lo i » ,

a f f i r m a i t V ic t o r Hu go .

S i p lu s ie u r s i n t e r p ré t a t io n s o n t

p u lég i t im e m e n t ê t r e f a i t e s d e

ce t a d a ge, l a p rés e n t e t r ib u n e

p r e n dr a ce lu i -c i s o u s ce t a n g le :

l a lo i e s t f o n c iè r e m e n t h u m a in e , e t p a r

co n s équ e n t f a i l l ib le , co n t r a i r e m e n t a u

d r o i t n a t u r e l qu i , l u i , e s t im m u a b le . Le

ch o i x p o l i t iqu e e f f e c t u é e n m a t iè r e d e

lu t t e co n t r e l e s d r o g u e s , i n i t i é e n 1970

e t qu i n ’ a f a i t qu e s ’ a m pl i f i e r d e p u is , e s t

u n e xe m ple r e g r e t t a b le d e f os s é e n t r e

l e d r o i t e t l a lo i . A l ’ i n s t a r d e P r o cu s t e

qu i d ép os a i t s e s v ic t im e s s u r u n l i t e t

co u p a i t l e s m e m b r e s qu i d ép a s s e n t ,

l a l ég i s l a t io n f a i t e n t r e r d e f o rce e t

a r b i t r a i r e m e n t l e co n s o m m a t e u r d e

ca n n a b is d a n s l a s e u le ca t égo r ie d u

d é l i n qu a n t , e n o m e t t a n t d e p r e n dr e e n

co m p t e l ’ u s a ge r co m m e m a la d e, m a is

a u s s i co m m e c i t o y e n .

En e f f e t , l e ca d r e lég i s l a t i f

r e l a t i f a u x d r o g u e s e s t e n F r a n ce

p rév u p a r l a lo i d u 31 d éce m b r e

1970 . Ce t t e lo i , qu i s e d i t d e « l u t t e

co n t r e l a t ox ico m a n ie » a ce la d e

s ch izo p h rén iqu e qu ’e l l e co n s id è r e t o u t

a u t a n t l ’ u s a ge r co m m e « m a la d e » qu e

co m m e « d é l i n qu a n t » , p rév o y a n t a in s i

d e s rép o n s e s a l t e r n a t i v e m e n t p én a le s

o u s a n i t a i r e s . D e p u is l a f i n d e s a n n ée s

198 0, l a rép r e s s io n d e s t r a f i cs d e

s t u p é f i a n t s n ’ a f a i t qu e s e d u rc i r . A ce

j o u r , l a F r a n ce f a i t p a r t i e d e s qu a t r e

s e u ls p a y s e u r o p ée n s d a n s le s qu e ls

l ’ u s a ge d e ca n n a b is co n s t i t u e u n e

in f r a c t io n p én a le – d a n s l a m a j o r i t é

d e s p a y s ce lu i -c i n ’é t a n t p a s in t e rd i t

p a r l a lo i , a y a n t b én é f ic ié s o i t d ’u n e

d ép én a l i s a t io n , s o i t d ’u n e léga l i s a t io n .

Pa y s m e n a n t à l a f o i s u n e

p o l i t iqu e v i s -à -v i s d u ca n n a b is p a r mi

l e s p lu s rép r e s s i v e s d ’Eu r o p e, l a F r a n ce

f i g u r e éga le m e n t e n t ê t e d e s p a y s

co m p t a n t l e p lu s d e co n s o m m a t e u r s

e n Eu r o p e1. Ce p a r a d oxe n ’e s t - i l p a s le

s i g n e d e l ’ éch e c f l a g r a n t qu e co n s t i t u e

l a rép r e s s io n d e l ’ u s a ge e t d e l a

co m m e rc ia l i s a t io n d u ca n n a b is ?

1# The European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs (2007): Alcohol and Drug use Among European 17-18 Year Old Students.

La lo i d o i t a v o i r p o u r o b j e c t i f

d e s ’e x t r a i r e a u t a n t qu e p os s ib le d u

ca rca n d e s co n s id é r a t io n s p a r t i a le s

d ’o rd r e cu l t u r e l p a r e xe m ple , e t ce a f i n

d e s ’ a pp r o ch e r t o u j o u r s p lu s d e l ’ id ée

d ’u n d r o i t u n i v e r s e l . O r , e n m a t iè r e d e

d r o g u e s , l a s c ie n ce n o u s rév è le qu e l a

rép r e s s io n e s t p r o f o n d ém e n t a r b i t r a i r e

e t d i s c ré t io n n a i r e . Po u rqu o i r e n d r e

i l l éga le l a co n s o m m a t io n d e ca n n a b is

d ès lo r s qu e l a co n s o m m a t io n d ’a lco o l

e n t r a î n e h u i t f o i s p lu s d e r i s qu e s d ’ê t r e

r e s p o n s a b le d ’u n a cc id e n t m o r t e l

a u v o la n t ? Po u rqu o i r e n d r e i l l éga l

l e ca n n a b is a lo r s qu e s o n p o u v o i r

a dd ic t o gèn e (PA) e s t d e 2%, co n t r e 5%

p o u r l ’ a l co o l ? En o u t r e , s u r l a qu a l i t é

m ê m e du p r o du i t , i l p e u t ê t r e ce r t a in

qu ’u n e léga l i s a t io n a u r a p o u r e f f e t

d i r e c t u n e a m é l io r a t io n d e ce ll e -c i , e n

m e t t a n t f i n a u x p r a t iqu e s d e co u p a ge

à b a s e d e mic r o -b i l l e s d e v e r r e , o u

e n co r e d ’e xc rém e n t s co m m e i l e s t à

l ’ h e u r e a c t u e ll e s o u v e n t l ’ u s a ge . La

s e u le r a i s o n p o u r l a qu e lle l e ca n n a b is

e s t i l l éga l , a co n t r a r io d e l ’ a lco o l , e s t

u n f a c t e u r cu l t u r e l . M e t t o n s f i n à ce t t e

rép r e s s io n à géo m ét r i e v a r i a b le .

le cONSOmmATeuR iNViSibleDu DéliNquANT à ciTOyeN

eN mATièRe De DROgueS DOuceS

112

113Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

Un e a u t r e a pp r o ch e p o u r r a i t

co n s is t e r à d i r e qu e l a lo i d o i t a v o i r

p o u r s o u rce l a v o lo n t é gén é r a le , e t

v i s e r l ’ i n t é rê t gén é r a l . O r , e n 2 013, s i x

f r a n ça is s u r d i x a f f i r m a ie n t s o u h a i t e r

a u t o r i s e r l ’ u s a ge d e ca n n a b is p o u r l e s

m a j e u r s . 8 6% d e s F r a n ça is a s p i r a ie n t

à u n e s o c ié t é d a n s l a qu e lle

l ’ o r i e n t a t io n v e r s l e s s o in s e s t

p ré f é rée à u n e rép o n s e p én a le 2.

Pa r a i l l e u r s , u n e s o c ié t é

rép r e s s i v e e n t r a î n e d a n s s o n

s i l l a ge u n e s t i g m a t i s a t io n

p ré ju d ic ia b le d e l ’ u s a ge r ,

u n a f f a ib l i s s e m e n t d u l i e n s o c ia l . A

t i t r e d ’e xe m ple , l a co n s t i t u t io n d ’u n

ca s ie r j u d ica i r e rés u l t a n t d e l ’ u s a ge

d e ca n n a b is p e u t co n s t i t u e r u n f r e in

à l ’ o b t e n t io n d e ce r t a in s e m plo is

o u f o n c t io n s . N ’e s t -ce p a s ic i p lu s

d o m m a ge a b le e n co r e p o u r l ’ u s a ge r qu e

le s co n s équ e n ce s rée ll e s s u r s a s a n t é ?

Le p r i s m e d e l a v o lo n t é gén é r a le t o u t

a u t a n t qu e ce lu i d u b ie n co m m u n v o n t

d a n s u n s e n s s im il a i r e : co n s t a t e r l e

ca r a c t è r e a r b i t r a i r e d u ca d r e lég i s l a t i f

e n v i g u e u r .

Ce la r e v ie n t à m éco n n a i t r e l a

réa l i t é d u m a rch é d u ca n n a b is qu e d e

ré t o rqu e r qu ’u n e léga l i s a t io n d e ce lu i -

c i e n t r a î n e r a i t u n e a u g m e n t a t io n d e

l a co n s o m m a t io n d e s d r o g u e s d i t e s

« d u r e s » . En e f f e t , à l ’ h e u r e a c t u e ll e ,

l ’ e n s e m ble d e s d r o g u e s c i rcu le n t s u r

l e s m ê m e s m a rch és e t s o n t v e n du e s p a r

l e s m ê m e s d e a le r s . La l éga l i s a t io n d u

ca n n a b is e n t r a î n e r a i t u n e d is t i n c t io n

p lu s m a rqu ée e n t r e d ’u n e p a r t l e

ca n n a b is , l éga l i s é , e t d ’ a u t r e p a r t l a

co ca ïn e e t l ’ h é r o ïn e , qu i d e m e ur e r o n t

s o u t e r r a in s . I l y a f o r t à p a r ie r qu e

2# Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (2012) : Perception et opinion des Français sur les drogues.

p o ur u n co n s o m m a t e u r d e ca n n a b is ,

l e s a u t v e r s l e s d r o g u e s d u r e s s e r a

p lu s d i f f i c i l e à f r a n ch i r qu ’ i l n e l ’ e s t e n

l ’ é t a t a c t u e l . D e p lu s , a u cu n e t e n d a n ce

d e ce ge n r e n ’ a é t é co n s t a t ée d a n s le s

p a y s qu i o n t l éga l i s é 3.

Q u e ce la s o i t c l a i r p o u r l e l e c t e u r :

i l n ’ e s t n u ll e m e n t i c i qu e s t io n d e

d én i g r e r l a m ét h o d e d e l a rép r e s s io n

d a n s s o n e n s e m ble , qu i p e u t d a n s

ce r t a in e s c i rco n s t a n ce s ê t r e u n

o u t i l j u r id iqu e e f f i c ie n t – v o i r e

i n co n t o u r n a b le . I l s ’ a g i t s e u le m e n t d e

r e m e t t r e e n qu e s t io n s a p e r t i n e n ce

e n m a t iè r e d e ca n n a b is . En e f f e t ,

ce t t e m ét h o d e e s t j u d ic ie u s e s i

e l l e s ’ a pp l iqu e à u n co m p o r t e m e n t

f o n c iè r e m e n t m a r g in a l , d o n t o n

s o uh a i t e év i t e r l a p r o p a ga t io n e t d o n t

l e s e f f e t s s o n t n e t t e m e n t p lu s n o c i f s

qu e l ’ e n s e m ble d e s p r o du i t s r e co n nu s

léga u x p a r l a s o c ié t é . L ’ h é r o ïn e , p a r

e xe m ple , e n t r e d a n s ce ca d r e . O r , l e

ca n n a b is e s t co n s o m m é a n n u e lle m e n t

p a r 3 ,8 mil l io n s d e F r a n ça is : 6 0% e n

o n t d é j à co n s o m m é e t 2 0% d e s j e u n e s

a du l t e s a u co u r s d e s d o u ze d e r n ie r s

m o is 4. La rép r e s s io n e n v i g u e u r

e m p ê ch e t o u t e p o l i t iqu e d e p rév e n t io n ,

e n f e r m a n t a in s i l e co n s o m m a t e u r d a n s

u n m u t i s m e f o rcé , e t u n e in v i s ib i l i t é d e

f a i t – le r a i s o n n e m e n t e s t a u s s i s t é r i l e

qu e d e c r o i r e qu e p r ô n e r l ’ a bs t i n e n ce

3# Fédération bruxelloise francophone des Institutions pour Toxicomanes (2005) : rapport sur le Cannabis, réflexions du secteur Toxicomanies bruxellois

4# « Les politiques restent accros à la répression », Libération, 15 février 2013.

e s t u n m o y e n e f f i ca ce d e lu t t e r co n t r e

l e s g r os s e s s e s p réco ce s , p a s s a n t a in s i

o u t r e l e s n éce s s a i r e s ca m p a g n e s d e

p rév e n t io n s u r l a co n t r a ce p t io n . La

P r o h ib i t io n e x p é r im e n t ée a u x E t a t s -

Un is a u mil i e u d u X Xèm e s ièc le e s t u n

e xe m ple c r i a n t d ’éch e c d e l a rép r e s s io n

à p a r t i r d u m o m e n t o ù e ll e

p o r t e s u r u n co m p o r t e m e n t

t r o p rép a n du . D ès lo r s qu ’u n

c i t o y e n , a f o r t io r i s u r u n

s u j e t a u s s i co m ple xe qu e l a

co n s o m m a t io n d e ca n n a b is ,

n ’e s t p e rçu p a r l e s p o u v o i r s

p ub l ics qu e co m m e u n d é l i n qu a n t , l a

p o l i t iqu e p ub l iqu e qu i e n d éco u le n e

p e u t qu e m a n qu e r à s o n o b j e c t i f .

Cla i r e Po n ce t

C e p a r a d o xe n ’ e s t - i l p a s l e s i g n e

d e l ’ é c h e c f l a g r a n t q u e co n s t i t u e

l a r ép r e s s i o n d e l ’ u s a ge e t d e l a

co m m e r c i a l i s a t i o n d u c a n n a b i s ?

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

entretien

rRevue APE : La Franc-Maçonnerie

ne constitue t-elle pas une secte ?

daniel Kel ler : C ’e s t u n qu a l i f i ca t i f

qu i n o u s e s t d o n n é p a r l e s d e s ce n d a n t s

d e ce u x qu i n o u s o n t p e r s écu t és , o u

p a r ce u x qu i n e s a v e n t p a s ce qu ’e s t

l a f r a n c -m a ço n n e r ie . U n e o b éd ie n ce

m a ço n n iqu e , l e G r a n d O r ie n t o u

t o u t e a u t r e o b éd ie n ce m a ço n n iqu e ,

e s t l e co n t r a i r e d ’u n e s e c t e ca r à l a

d i f f é r e n ce d ’u n e s e c t e , c ’e s t m o in s

f a c i l e d ’ y e n t r e r qu e d ’e n s o r t i r . Le

G r a n d O r ie n t d e F r a n ce , à l a d i f f é r e n ce

d ’u n e s e c t e , n ’ a p a s d e go u r o u e t n e

ch e rch e p a s à d o min e r l e s co n s c ie n ce s

d e s u n s o u d e s a u t r e s . I l n e ch e rch e

p a s n o n p lu s à e n d o c t r i n e r . O n n ’ a

j a m a is v u e n co r e d e s in d i v id u s s e

d ép o u il l e r d e t o u s le u r s b ie n s p o u r l e

G r a n d O r ie n t d e F r a n ce , r o m p r e t o u s

le u r s rés e a u x r e l a t io n n e ls e n a dh é r a n t

a u G r a n d O r ie n t d e F r a n ce , o n n ’ a

j a m a is v u d ’ i n d i v id u s f i n a le m e n t s e

d o n n e r à l ’ o rd r e e n co r ps e t âm e, e n

t o u t e i r r a t io n a l i t é . Ca r p réc is ém e n t u n e

o b éd ie n ce m a ço n n iqu e e s t l e co n t r a i r e

d e t o u t ce la .

Revue APe : Mais la franc-

maçonnerie constitue bien

pourtant une société initiatique ?

d.K. : C ’e s t v r a i e t c ’e s t ce qu i f a i t l a

s p éc i f i c i t é d e ce t t e a s s o c ia t io n lo i d e

19 01. N o u s s o m m e s u n e a s s o c ia t io n

lo i d e 19 01 a u r e ga rd d u d r o i t f r a n ça is ,

lo i qu i a é t é d ’a i l l e u r s à b ie n d e s

éga rd s p o r t ée p a r d e s f rè r e s . M a is

n o u s n e s o m m e s p a s u n e a s s o c ia t io n

lo i d e 19 01 co m m e le s a u t r e s . Ce qu i

f a i t l a ca r a c t é r i s t iqu e d e l a f r a n c -

m a ço n n e r ie , d u Gr a n d O r ie n t d e

F r a n ce , co m m e d ’a u t r e s o b éd ie n ce s ,

c ’e s t d ’ê t r e u n e s o c ié t é i n i t i a t iqu e ,

c ’e s t à d i r e qu e le t r a v a i l qu e n o u s

f a i s o n s s e s t r u c t u r e d a n s le ca d r e d ’u n

p a rco u r s i n i t i a t iqu e . L ’ id ée d u p a rco u r s

i n i t i a t iqu e e s t qu e n o u s t r a v a i l lo n s

s e lo n d e s d e g rés p r o g r e s s i f s qu i

co r r e s p o n d e n t à u n a pp r e n t i s s a ge .

C ’e s t e n ce la qu e l a f r a n c -m a ço n n e r ie

e s t u n e s o c ié t é i n i t i a t iqu e . Ce s d e g rés ,

ce t a pp r e n t i s s a ge p r o g r e s s i f s e

m a t é r i a l i s e n t d a n s l ’ a pp l ica t io n d ’u n

r i t u e l m a is éga le m e n t d a n s u n ce r t a in

ch e min e m e n t d e l a co n n a is s a n ce , qu i

p a s s e p a r l e d é t o u r d u s y m b ol i s m e.

Sy m b ol i s m e d o n t n o u s a v o n s h é r i t é

o u qu e n o u s n o u s s o m m e s a pp r o p r iés

« l’ iNViSible SuSciTe lA queSTiON »

Directeur Général du groupe de distr ibut ion automobi le Renault-Dacia NEP-Car, Daniel Kel ler est Grand Maître , et président du consei l de l ’Ordre du Grand-Orient de France

D A N I E LK E L L E R

114

Rona

n Lo

aec ©

115Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

a u f i l d e l ’ h i s t o i r e , m ê m e s i l a f i l i a t io n

a v e c l a m a ço n n e r ie o p é r a t i v e e s t p lu s

t h éo r iqu e qu e rée ll e , m ê m e s i l e s

f r a n cs -m a ço n s o n t r e p r i s l e s s y m b ole s

qu e s o n t l ’ équ e r r e l e co m p a s , l e

n i v e a u , l e f i l à p lo m b. Ce s o n t l e s

o u t i l s d e s b â t i s s e u r s e t i l s e n f o n t

l e s s y m b ole s d ’u n e co n s t r u c t io n

é t h iqu e e t m o r a le . C ’e s t l e s e n s d e l a

d ém a rch e s y m b ol iqu e . Ce t t e d ém a rch e

s y m b ol iqu e , qu a n d o n l a p r o lo n ge, o n

v o i t qu ’e l l e e s t co r ré lée à d e n o m b r e u s e s

ré f é r e n ce s , n o t a m m e n t d e s ré f é r e n ce s

t e s t a m e n t a i r e s , l ’A n c ie n e t

l e N o u v e a u Te s t a m e n t , qu i

co n s t i t u e n t u n d e s f o n d e m e n t s

p h i los o p h iqu e s d e l a cu l t u r e

i n i t i a t iqu e C ’e s t e n ce la qu ’ i l y

a u n a pp r e n t i s s a ge qu i s e f a i t

d ’u n e f a ço n p r o g r e s s i v e e t qu i

p e r m e t d ’a ccéd e r à d e s d e g rés

s u cce s s i f s d e l a co n n a is s a n ce .

Revue APe : On parle cependant

beaucoup du secret maçonnique…

d.K. : Ju s qu ’e n 1939 le s f r a n cs -

m a ço n s a g is s a ie n t à v i s a ge d éco u v e r t ,

i l n ’ y a v a i t r i e n d e s e c r e t , m a is ce u x

qu i o n t f a i t l ’ o b j e t d e p e r s écu t io n s

p e n d a n t l a s e co n d e g u e r r e m o n d ia le

o n t ga rd é d e ce t t e p é r io d e u n e cu l t u r e

d e l a d i s c ré t io n e t d u s e c r e t ca r i l s o n t

s ub i t e m e n t d éco u v e r t qu ’ i l s a v a ie n t

d e s e n n e mis . En règ le gén é r a le l e s

e n n e mis d e l a Rép ub l iqu e e t d e l a

f r a n c -m a ço n n e r ie s o n t l e s m ê m e s

p a rce qu e l a f r a n c -m a ço n n e r ie a

b e a u co u p d o n n é à l a co n s t r u c t io n d e

l a Rép ub l iqu e à v i s a ge d éco u v e r t . I l y

a u n e d is c ré t io n qu i t r o u v e s a r a c in e

d a n s ce t t e p é r io d e d e l ’ h i s t o i r e . Ce t t e

d is c ré t io n t i e n t a u s s i à l a d im e n s io n

in i t i a t iqu e d e l ’O rd r e , c ’e s t à d i r e

qu ’o n p e u t l i r e t o u s le s l i v r e s s u r l a

f r a n c -m a ço n n e r ie m a is , s i o n n ’ a p a s

é t é s o i -m ê m e in i t i é , s i o n n ’ a p a s f a i t

ce t t e e x p é r ie n ce t rès p a r t i cu l i è r e d e

ce qu ’e s t u n ch e min e m e n t i n i t i a t iqu e ,

o n n e p e u t co m p r e n dr e d e qu o i i l

s ’ a g i t . Ce la n e s e r a co n t e p a s , ce la

s e v i t . O n p e u t l i r e t o u s le s l i v r e s e t

f i n a le m e n t n e r i e n co m p r e n dr e à l a

f r a n c -m a ço n n e r ie ;

c ’e s t qu e lqu e ch os e qu i s e v i t , qu i

s ’ ép r o u v e p lu s qu e ce la n e s e r a co n t e .

Revue APe : Qu’en est-i l de

l ’ inf luence maçonnique du Grand

Orient de France sur la pol i t ique

française ?

d.K. : I l y a e u év id e m m e n t u n e p é r io d e

t rès ca r a c t é r i s t iqu e , l a n a i s s a n ce e t

l ’ i n s t a l l a t io n d e l a I I I è Rép ub l iqu e

d a n s l a qu e lle l e s f r a n cs -m a ço n s o n t

j o u é u n g r a n d r ô le ; m a is c ’é t a i t u n e

p é r io d e d a n s l a qu e lle i l n ’ y a v a i t n i

p a r t i p o l i t iqu e , n i d r o i t d ’ a s s o c ia t io n ,

e n t o u s ca s p a s a u d ép a r t . D a n s u n e

ce r t a in e m e su r e , l e s f r a n cs -m a ço n s e t

l e s lo ge s o n t é t é l e l a b o r a t o i r e d a n s

le qu e l l a I I I è rép ub l iqu e s ’e s t f o r gée ,

e t i l n ’ é t a i t p a s r a r e qu e d e s lo i s a y a n t

é t é v o t ée s a u Pa r le m e n t , a ie n t é t é

p rép a rée s d a n s l a s a l l e d ’à cô t é qu i

é t a i t l a s a l l e d u Co n s e i l d e l ’O rd r e . C ’e s t

v r a i qu ’a u p la n d e l a r e p rés e n t a t io n

p o l i t iqu e , l a I I I è Rép ub l iqu e a é t é ce

qu ’o n p e u t a pp e le r u n â ge d ’o r d e l a

F r a n c-M a ço n n e r ie e n ga gée d a n s le

co m b a t rép ub l ica in . Le s ch os e s e n

s o n t a l l ée s t rès d i f f é r e m m e n t a p rès l a

g u e r r e ca r l e p a r t a ge n ’ a p lu s é t é l e

m ê m e : l a s ép a r a t io n rép ub l ica in co n t r e

a n t i r ép ub l ica in e s t d e v e n u e a p rès l a

g u e r r e rés i s t a n t co n t r e co ll a b o r a t e u r

; e t p u is e n qu e lqu e s o r t e l e s f r a n cs -

m a ço n s a v a ie n t a cco m pl i l e u r œu v r e ,

m ê m e s i l a Rép ub l iqu e e s t t o u j o u r s

à d é f e n dr e . La Rép ub l iqu e e s t u n

co m b a t d e t o u s le s j o u r s .

C ’e s t u n rég im e qu i n e s e r a

j a m a is d é f i n i t i v e m e n t a n c ré

e t qu ’o n a b e s o in à l a f o i s d e

d é f e n dr e e t d e p r o m o u v o i r .

A u j o u rd ’h u i l e s s i t u a t io n s

n e s o n t p lu s le s m ê m e s, l e s

co n j o n c t u r e s h i s t o r iqu e s n e

s o n t p lu s le s m ê m e s . J e c r o i s

d o n c qu e l a f r a n c -m a ço n n e r ie a m o in s

p o u r v o ca t io n d ’ê t r e l a co u r r o ie d e

t r a n s mis s io n d ’u n p a r t i e t e l l e a p lu s

p o u r v o ca t io n d ’ê t r e u n l i e u d e mis e

e n d éb a t d a n s u n e p é r io d e o ù le

d éb a t d ’ id ée s a p e rd u s o n i n t e n s i t é .

El l e a ce r t a in e m e n t l a v o ca t io n

d ’ê t r e ce t t e A go r a i n v i s ib le d o n t o n

a b e s o in d a n s t o u t e s d ém o cr a t i e s

e t d a n s t o u t e Rép ub l iqu e . C ’e s t p lu s

ce r ô le d ’év e i l l e u r d e s co n s c ie n ce s

c i t o y e n n e s qu e l a f r a n c -m a ço n n e r ie a

à j o u e r , p lu t ô t qu e d ’ê t r e l e réd a c t e u r

d e lo i s ; ce d o n t e l l e n ’ a d ’a i l l e u r s p a s

l a co m p ét e n ce , m ê m e s i n o u s a v o n s

c la i r e m e n t co n s c ie n ce d e s e n j e u x

d e ce r t a in s p r o j e t s d e t e x t e s , o u d e

ce r t a in e s d is p os i t io n s lég i s l a t i v e s p a r

r a pp o r t à n os p réo ccu p a t io n s .

L ’ i d é e d u p a r co u r s i n i t i a t i q u e e s t q u e

n o u s t r a v a i l l o n s s e l o n d e s d e g r é s

p r o g r e s s i f s q u i c o r r e s p o n d e n t à u n

a pp r e n t i s s a ge . C ’ e s t e n c e l a q u e l a

f r a n c -m a ço n n e r i e e s t u n e s o c i é t é

i n i t i a t i q u e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

Revue APe : Comment réagissez-

vous aux propos tenus à

l ’encontre des juifs et des

francs-maçons lors du Jour de

Colère, f in janvier ?

d.K. : J ’ a i e u l ’o cca s io n d e le d i r e

d a n s d i f f é r e n t s m éd ia s , j e c r o i s qu ’o n

d éco u v r e qu e l ’ h i s t o i r e n ’e s t p a s f a i t e

d ’u n p r o g rès l i n éa i r e ; l e s év én e m e n t s

e t l e s co m p o r t e m e n t s d e s a n n ée s 3 0

p e u v e n t r e s u r g i r . Ca n e v e u t p a s d i r e

qu e l ’ h i s t o i r e s e rép è t e ca r e n gén é r a l

l ’ h i s t o i r e n e s e rép è t e p a s m a is o n

d o i t ê t r e v i g i l a n t d e v a n t l a rés u r ge n ce

d e co m p o r t e m e n t s , d e p r o p os t o u t

à f a i t i n a d mis s ib le s e t qu i n o u s

r e n v o ie n t a u x h o r r e u r s d u X Xè s ièc le .

L ’ h i s t o i r e n ’e s t p a s f a i t e d ’u n p r o g rès

u n i v o qu e, e t o n d o i t e n p e r m a n e n ce

ê t r e co n s c ie n t d e l a f r a g i l i t é d e n os

in s t i t u t io n s , ê t r e co n s c ie n t d u t r a v a i l

c i t o y e n qu e ch a cu n d o i t f a i r e p a r

r a pp o r t à l u i -m ê m e e t a v e c le s a u t r e s

p o u r qu e l a s o c ié t é n e s e d é l i t e

p a s . D ’a i l l e u r s o n co n s t a t e

d a n s le s p é r io d e s d e c r i s e qu e

ce s o n t t o u j o u r s l e s m ê m e s

qu i s o n t f i n a le m e n t d és i g n és

co m m e b o u c-émis s a i r e s « l e s

j u i f s , l e s f r a n cs -m a ço n s e t l e s

h o m os e x u e ls » .

Revue APe : Vous intervenez, au

sein de notre numéro, dans notre

part ie consacrée au visible ,

à l ’ invisible et aux invisibles.

Que sont pour vous ces mondes

visibles et invisibles ?

d.K. : Ce la m e f a i t p e n s e r a u l i v r e

d e M au r ice M e r le a u -Po n t y Le V is ib le

e t l ’ i n v i s ib le . La p a r t d ’ i n v i s ib le e s t

ce r t a in e m e n t p lu s im p o r t a n t e qu e l a

p a r t d e ce qu i e s t v i s ib le e t e n m ê m e

t e m ps ce qu i e s t i n v i s ib le n ’e s t p a s

f o rce m e n t ca ch é ; c ’e s t p e u t ê t r e

l à qu ’ i l f a u d r a i t r é f l éch i r . La f r a n c -

m a ço n n e r ie a u n e p a r t d ’ i n v i s ib le qu i

n e d e m a n d e qu ’à ê t r e d éco u v e r t e ,

c ’e s t l a cu r ios i t é , l ’ e n v ie d e s ’e n ga ge r ,

d e v i v r e u n e h i s t o i r e , qu i f a i t qu e

p r o g r e s s i v e m e n t ce qu i p e u t s e m ble r

i n v i s ib le d a n s l a f r a n c -m a ço n n e r ie s e

d év o i le a u f u r e t à m e s u r e . I l e s t b o n

p a r a i l l e u r s qu ’ i l y a i t d e l ’ i n v i s ib le

ca r s i t o u t é t a i t s o u s l ’ éc la i r a ge d u

l a m p a d a i r e j e c r o i s qu e ce s e r a i t u n

m o n d e in qu ié t a n t ; j e n e s u i s p a s

n o n p lu s u n f o rce n é d e l ’ éc la i r e m e n t ,

i l f a u t l a i s s e r u n e p a r t , n o n p a s u n e

p a r t d ’o m b r e , m a is e n t o u t e ch os e ,

u n e p a r t qu i s e d é r o b e a u r e ga rd , ca r

c ’e s t p réc is ém e n t ce qu i s e d é r o b e a u

r e ga rd qu i f a i t qu e l ’o n s e p os e d e s

qu e s t io n s ; o r c ’e s t co m m e ce la qu e

l ’o n p r o g r e s s e e n s e m ble o u p o u r s o i

m ê m e. L ’ i n v i s ib le s u s c i t e l a qu e s t io n .

Revue APe : Quel l ien faites-

vous entre franc-maçonnerie et

la laïcité ?

d.K. : La l a ïc i t é e s t u n p r in c ip e

d ’o r ga n is a t io n d e l a s o c ié t é f r a n ça is e

f o n d é s u r d e g r a n d e s lo i s , co m m e la

lo i d e 19 05 (m a is p a s s e u le m e n t ) : j e

c i t e s o u v e n t ce t e xe m ple m a is s o u s l a

Rév o lu t io n o n d éc id a d e l a ïc i s e r l ’ é t a t

c i v i l e n le s o u s t r a y a n t a u x p a r o i s s e s

e t e n le co n f i a n t a u x m u n ic ip a l i t és

; c ’é t a i t d é j à u n e m e su r e d e l a ïc i t é .

Po u r a u t a n t l a f r a n c -m a ço n n e r ie n ’e s t

p a s a n t i r e l i g ie u s e ; m a is f o rce e s t

d e co n s t a t e r qu e le s r e l i g io n s s o n t

s o u v e n t l e f o y e r d ’a f f r o n t e m e n t qu a n d

ce n ’e s t p a s le f o y e r d e g u e r r e s ; e t j e

c r o i s qu ’u n e s o c ié t é d o i t s e co n s t r u i r e

p réc is ém e n t e n e s s a y a n t d e n e p a s

d o n n e r l ib r e co u r s à t o u s le s f a c t e u r s

qu i p e u v e n t p lu s o u m oin s l ’ éca r t e le r .

La l a ïc i t é e s t u n e o r ga n is a t io n d e l a

s o c ié t é qu i p ré t e n d f a i r e v i v r e e n s e m ble

ce u x qu i c r o ie n t e t ce u x qu i n e c r o ie n t

p a s , l e s c r o y a n t s e t l e s a t h ée s , ce u x

qu i d o u t e n t , e t l e s c r o y a n t s d e t o u t e s

le s r e l i g io n s . C ’e s t u n v a s t e ch a ll e n ge .

Po u r d e s f r a n cs -m a ço n s qu i c r o ie n t

b e a u co u p e n l a r a i s o n , l e s c r o y a n ce s

s o n t d e s f a c t e u r s p a s s io n n e ls ,

qu i f o n t g l i s s e r t r o p s o u v e n t v e r s

l ’ e m p o r t e m e n t v o i r e l ’ i n t o lé r a n ce . Le s

m o n o t h é is m e s, p a r l e u r v o lo n t é d e

co n v e r s io n , s o n t s o u v e n t d e s r e l i g io n s

in t o lé r a n t e s . I l n ’ y a ce p e n d a n t p a s

qu e d e s f a c t e u r s n éga t i f s d a n s

le s r e l i g io n s . M a is u n e s o c ié t é

l a ïqu e e s t u n e s o c ié t é d a n s

l a qu e lle ch a cu n p e u t p r a t iqu e r

s a r e l i g io n , e n r e s p e c t a n t l e s

e s p a ce s , l e s s i t u a t io n s d a n s

le s qu e lle s o n d o i t m e t t r e s e s

c r o y a n ce s e n t r e p a r e n t h ès e s .

I l y a v a i t u n g r a n d h i s t o r i e n , E r n s t

K a n t o r o w icz , qu i e x p l iqu a i t qu e d a n s

t o u t r o i i l y a v a i t d e u x co r ps , u n e p a r t

m o r t e l l e e t im m o r t e l l e ; j e d i s qu e d a n s

u n e rép ub l iqu e , d a n s ch a qu e in d i v id u ,

i l y a a u m o in s d e u x co r ps : i l y a

l ’ i n d i v id u p r i v é e t l e c i t o y e n . I l y a u n e

p a r t d e n o u s m ê m e qu i éch a pp e à l a

s o c ié t é e t u n e p a r t d e n o u s m ê m e qu i

r e n v o ie à l a d im e n s io n c i t o y e n n e d e

ch a qu e in d i v id u . E t p o u r r e p r e n dr e u n e

l e s e n n e m i s d e l a R é p u b l i q u e e t d e

l a f r a n c - m a ç o n n e r i e s o n t l e s m ê m e s

p a r c e q u e l a f r a n c - m a ç o n n e r i e a

b e a u c o u p d o n n é à l a c o n s t r u c t i o n d e

l a R é p u b l i q u e à v i s a g e d é c o u v e r t

116

117Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

b e lle f o r m u le d e D o min iqu e S ch n a pp e r ,

l a Rép ub l iqu e c ’e s t j u s t e m e n t l a

ca p a c i t é à f o r m e r u n e co m m u n au t é d e

c i t o y e n s .

Revue APe : Qu’en est-i l du rôle

des jeunes au sein de la franc-

maçonnerie ?

d.K. : G lo b a le m e n t , o n

co n s t a t e qu ’ i l y a b e a u co u p d e

p e r s o n n e s qu i n o u s r e j o i g n e n t

a u t o u r d e qu a r a n t e a n s . J e s u i s

r e n t ré m o i -m ê m e e n f r a n c -

m a ço n n e r ie à l ’ â ge d e t r e n t e -

s e p t a n s . O n p o u r r a i t a v o i r

b e a u co u p d e p e r s o n n e s qu i r e n t r e n t

p lu s t ô t m a is l a f r a n c -m a ço n n e r ie e s t

ch r o n o p h a ge, c ’e s t u n t r a v a i l , i l f a u t

p o u v o i r s ’ y co n s a c r e r . I l y a u n m o m e n t

d e l a v ie , qu a n d o n f a i t d e s é t u d e s o u

qu e l ’o n e n t r e d a n s l a v ie a c t i v e e t a

f o r t io r i qu a n d o n f o n d e u n e f a mil l e , o ù

l ’o n n ’ a p a s f o rcém e n t l e t e m ps d e s e

co n s a c r e r à l a f r a n c -m a ço n n e r ie . A lo r s

j e n e c r o i s p a s qu ’ i l f a i l l e f a i r e u n e

s o r t e d ’o bs e s s io n j e u n is t e e n f r a n c -

m a ço n n e r ie m a is e n t o u s ca s i l e s t b o n

qu e le s t r e n t e n a i r e s n o u s r e j o i g n e n t

ca r c ’e s t a v e c le s a c t i f s qu i co m p os e n t

l a s o c ié t é d ’a u j o u rd ’h u i qu e l ’o n p o u r r a

mie u x l a co m p r e n dr e e t l ’ a n a l y s e r .

D ’u n a u t r e cô t é ce la équ i l ib r e l e

v ie i l l i s s e m e n t n a t u r e l d u Gr a n d O r ie n t

d e F r a n ce . S a u f p o u r d e s r a i s o n s t rès

s p éc i f iqu e s , e n règ le gén é r a le qu a n d o n

e s t f r a n c -m a ço n o n n e d émis s io n n e p a s

a u m o t i f qu ’o n a qu a t r e -v in g t a n s . I l y a

d o n c u n e d é r i v e gén é r a t io n n e ll e qu i e s t

t o u t à f a i t n a t u r e l l e e t c ’e s t m ê m e t rès

ém o u v a n t d e v o i r t o u t l ’ a t t a ch e m e n t

d e s lo ge s e t l a co n s id é r a t io n p o u r

l e s f r è r e s le s p lu s a n c ie n s : l a f r a n c -

m a ço n n e r ie e s t d ’a b o rd l a v ie d ’u n e

lo ge e t d e l ’ h i s t o i r e qu i l ’ a co n s t i t u ée .

Q u a n d o n r e n co n t r e e n lo ge u n f rè r e

qu i a d e r r i è r e l u i c in qu a n t e o u s o i x a n t e

a n s d e f r a n c -m a ço n n e r ie , p o u r l a lo ge

c ’e s t qu e lqu e ch os e d ’ im p o r t a n t .

J e m e s u is n o t a m m e n t b e a u co u p

in t é r e s s é à l ’ h i s t o i r e d e m o n a t e l i e r .

C ’e s t u n a t e l i e r qu i e s t n é e n 1933.

J ’ a i é t u d ié l a p é r io d e a l l a n t d e 1933 à

194 0, qu e ls é t a ie n t l e s f r è r e s

qu i l ’ o n co n s t i t u é , l e u r p r o j e t ,

e t c . C ’e s t u n e d im e n s io n

in t r i n s èqu e à l a f r a n c -

m a ço n n e r ie qu e d e s ’ i n t é r e s s e r

à l ’ h i s t o i r e . I l f a u t d o n c t r o u v e r

u n b o n équ i l ib r e e n t r e ce t t e

d é r i v e gén é r a t io n n e ll e qu i e s t

n a t u r e l l e e t p u is l e f a i t qu ’u n e lo ge s e

r e v i v i f i e a v e c d e s f rè r e s e t d e s sœur s

qu i s o n t a c t i f s d a n s l a s o c ié t é , qu i

s o n t e n ga gés d a n s l a v ie d e t o u s le s

j o u r s e t a m èn e n t l e s p réo ccu p a t io n s

d u m o n d e d ’a u j o u rd ’h u i .

P r o p os r e cu e i l l i s p a r B e n j a min A . Fe llo u s

l’inteRView APe

QUEL SOUVENIR GARDEz-VOUS DE SCIENCES PO ?

d.K. : C ’e s t u n s o u v e n i r d o ub le . J ’ a i é t é é t u d ia n t d ’u n e p a r t e t p u is e n s u i t e j ’ a i é t é m a î t r e d e co n f é r e n ce s . J ’ e n ga rd e

u n e xce ll e n t s o u v e n i r , j ’ a i d éco u v e r t l e d r o i t e t l ’ éco n o mie à S c ie n ce s Po , ca r j ’ a v a i s u n e f o r m a t io n e xc lu s i v e m e n t

l i t t é r a i r e a u p a r a v a n t . C ’e s t u n e éco le , d a n s le s o u v e n i r qu e j ’ e n a i ga rd é , qu i o u v r a i t b ie n à t o u t e s le s p r o b lém a t iqu e s

a d min is t r a t i v e s , p o l i t iqu e s , i n s t i t u t io n n e ll e s , éco n o miqu e s , d a n s le s qu e lle s o n v i t . J ’ a i n o t a m m e n t ga rd é u n e xce ll e n t

s o u v e n i r d e m e s co n f é r e n ce s d ’éco n o mie a n im ée s p a r P ie r r e M os co v ic i e t F r a n ço is H o ll a n d e e n p rép a E .N .A . C ’é t a i t d a n s

l ’ a m p h i t h éâ t r e Emile B o u t m y, ch a cu n 45 min u t e s . S c ie n ce s Po , c ’e s t u n b e a u s o u v e n i r .

l a f r a n c - m a ç o n n e r i e [ . . . ] a

c e r t a i n e m e n t l a v o c a t i o n d ’ ê t r e c e t t e

A g o r a i n v i s i b l e d o n t o n a b e s o i n d a n s

t o u t e s d é m o c r a t i e s e t d a n s t o u t e

R é p u b l i q u e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

tribune

r« Si tu d i f fères de moi mon f rère ,

lo in de me léser, tu m’enr ich is »

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

O n a réce m m e n t p u co n s t a t e r ,

lo r s d u J o u r d u Co lè r e qu i

s ’ e s t t e n u le 26 j a n v ie r

2 014, qu e s y n a go g u e s e t t e m ple s

m a ço n n iqu e s , j u i f s e t f r a n c m a ço n s ,

o n t é t é r e n v o y és d os à d os s u r l e

bûch e r d e l a v in d ic t e p o p u la i r e a u x

c r i s d e « j u i f s h o r s d e F r a n ce » o u

« f r a n cs -m a ço n s e n p r i s o n ! » , n o u s

r a pp e la n t a in s i l e s b r û lo t s d e l ’ e n t r e -

d e u x -g u e r r e s év o qu a n t l e s s y n a go g u e s

d e S a t a n e t l ’ Eg l i s e d e l a Rép ub l iqu e .

Ce t t e c r i s t a l l i s a t io n d e h a in e a u t o u r

d u j u d a ïs m e e t d e l a f r a n c -m a ço n n e r ie

f a i t éch o à ce t t e F r a n ce d éca d e n t e d e s

l i g u e s d ’e x t rê m e d r o i t e e t d e l a m o n t ée

e n p u is s a n ce du F r o n t n a t io n a l , d e s e s

s a t e l l i t e s s y m p a t h i s a n t s a u x a t o u r s

p r o t e s t a t a i r e s e t rép ub l ica in s , l ib é r a n t

u n e p a r o le d e h a in e qu i , n e s o y o n s

p o in t d u p e s , n ’ a v a i t p a s d is p a r u m a is

d e m e ur a i t ca ch ée , h o n t e u s e d e s e s

id ée s , ce s m ê m e s id ée s qu i o n t j a d is

s a p é M a r i a n n e e t s e s i n s t i t u t io n s .

J e a n-M a r ie Le Pe n , A la in S o r a l ,

R o b e r t Fa u r i s s o n , B r u n o G o lln i s ch

e t D ie u d o n n é a n im e n t l e s f o u le s

e t l ib è r e n t l ’ h y b r i s d e s m a s s e s e n

p o in t a n t d u d o i g t ce t h y p e r o r ga n is m e

qu e s e r a i t ce Lév ia t h a n co n s t i t u t i f

d ’u n e co lo n n e in v i s ib le s o u rce d e t o u s

le s m au x : UM PS, CR I F , I s r a ë l , G r a n d

O r ie n t d e F r a n ce , lo b b y s ga y s , t o u t y

p a s s e .

Ce t o rd r e m o n d ia l , ce « s y s t èm e »

t a n t d éc r ié p a r ce r t a in s , ce t

e s t a b l i s h m e n t s e r a ie n t l e p r o du i t

d u p o u v o i r o ccu l t e e xe rcé p a r u n e

c in qu ièm e co lo n n e qu i s e r a i t e n f a i t

u n ch e v a l d e Tr o ie qu i m in e r a i t l a

Rép ub l iqu e d e l ’ i n t é r i e u r . Ce m ê m e

ch e v a l d e Tr o ie s e r a i t h a b i t é p a r d e s

j u i f s , d e s h o m os e x u e ls , d e s f r a n cs -

m a ço n s e t d o n t l e p o in t co m m u n e s t

d e p r o du i r e m é f i a n ce e t d é t e s t a t io n .

« A u co m m e n ce m e n t é t a i t l a N o r m e…

H o w a rd B e cke r n o u s e x p l iqu e

qu e l a co n ce p t io n d e l a n o r m e e t d e

l a d év ia n ce , qu i v o n t a cco m p a g n e r

n o t r e p r o p os , s o n t e s s e n t ie l l e m e n t

s t a t i s t iqu e s : e s t d év ia n t ce qu i

s ’ éca r t e t r o p d e l a m o y e n n e . Po u r f a i r e

r e s p e c t e r l e s n o r m e s qu i p e r m e t t e n t

d ’ i n s c r i r e e n f a u x le d év ia n t a y a n t

v io lé ce t t e n o r m e, i l f a u t p r e miè r e m e n t

qu e qu e lqu ’u n p r e n n e l ’ i n i t i a t i v e d e

f a i r e p u n i r l e p rés u m é co u p a b le .

D e u x ièm e m e n t i l f a u t qu e ce u x qu i

s o u h a i t e n t v o i r l a n o r m e a pp l iqu ée

a t t i r e n t l ’ a t t e n t io n d e s a u t r e s s u r

l ’ i n f r a c t io n ; i l f a u t e n f i n y t r o u v e r

u n a v a n t a ge p o u r r e n t a b i l i s e r l e

s y s t èm e e t l a d ém a rch e co n s is t a n t à

p u n i r e t m o n t r e r d u d o i g t l a d év ia n ce .

A in s i , l e s h o m os e x u e ls o n t t o u j o u r s

é t é co n d a m n és p a r l e s r e l i g io n s qu i

y v o ie n t j u s qu ’à a u j o u rd ’h u i , p o u r

ce r t a in e s d ’e n t r e e l l e s , u n e d év ia n ce

t r o ub la n t l ’ o rd r e p ub l ic e t m ér i t a n t

l a m o r t (co m m e d a n s l a Rép ub l iqu e

I s l a miqu e d ’ I r a n o u d a n s ce r t a in s p a y s

d u G o l f e ) . Le s r e l i g io n s s ’ i n s c r i v e n t

d a n s u n e d ém a rch e j u s n a t u r a l i s t e d u

d r o i t qu ’e l l e s f o n t ém a n e r d e D ie u e t

a u qu e l l ’H o m m e n e s a u r a i t d é r o ge r e t

ce , à l ’ im a ge d e P ie V I qu i s ’ e m p r e s s a

d e co n d a m n e r l a D éc la r a t io n d e s

d r o i t s d e l ’ h o m m e e t d u c i t o y e n d a n s

s o n e n c y c l iqu e Ad e o N o t a d u 23 a v r i l

1791 d én o n ça n t d e s d r o i t s « co n t r a i r e s

à l a r e l i g io n e t à l a s o c ié t é » . C ’é t a i t

ciNquième cOlONNe, VOuS AVez DiT ciNquième

cOlONNe ?

118

5

119Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible

5e n e f f e t n e p a s co m p r e n dr e qu e ce t t e

n o u v e ll e v e r s io n d u d r o i t n a t u r e l ,

ém a n a n t d e l a D éc la r a t io n d e s D r o i t s

d e l ’H o m m e e t d u Ci t o y e n , p r o céd a i t

d ’u n e t o u t e a u t r e t r a n s ce n d a n ce à

l a qu e lle l e s p e n s e u r s d e s lu miè r e s e t

l e u r s h é r i t i e r s i n s t i t u t io n n e ls qu e s o n t

l e s f r a n cs -m a ço n s a dh é r a ie n t : « La

L ib e r t é , l ’ Ega l i t é , l a F r a t e r n i t é » .

D ’a i l l e u r s , l a f r a n c -m a ço n n e r ie

a t r ès t ô t é t é co n d a m n ée p a r l ’ Eg l i s e

ca t h o l iqu e e t ce d ès 173 8 p a r l a

b u ll e p o n t i f i ca le d e Clém e n t

X I I I n e min e n t i a p os t o la t u s

s p e cu la . D e p u is l e u r r a d ica le

e xco m m u n ica t io n p rév u e p a r

l e Co d e d e d r o i t ca n o n iqu e

d a n s l a b u ll e P r o v id e n t i s s im a

du 2 0 m a i 1917, l e s f r a n cs -

m a ço n s ca t h o l iqu e s s o n t a u j o u rd ’h u i

e n é t a t d e p ê ch é g r a v e e t n e p e u v e n t

a v o i r a ccès à l ’ e u ch a r i s t i e . Ce c i a t r ès

réce m m e n t a b o u t i à « l ’ a f f a i r e » d u Pè r e

Pa s ca l Ve s in , p rê t r e d e l a p a r o i s s e d e

M e gèv e , d émis d e s e s f o n c t io n s le 23

m a i 2 013 ca r f r a n c -m a ço n .

…. E t l a N o r m e é t a i t D ie u »

( a d a p t a t io n p e r s o n n e lle d u P r o lo g u e

d e J e a n , 1 )

Le co m plo t j u d éo-m a ço n n iqu e ,

co n ce p t d e l ’ e n t r e -d e u x -g u e r r e s e n co r e

t rès p rés e n t d a n s le s e s p r i t s , d e m e ur e

le c r e u s e t d e s s u s p ic io n s co m plo t i s t e s

le s p lu s v i v a ce s . C ’e s t ce p e n d a n t

i g n o r e r l ’ h é r i t a ge qu e ce s d e u x

t r a d i t io n s l a i s s e n t d a n s le u r s i l l a ge .

D a n s s e s r a pp o r t s à l a v e r t i ca l i t é

d e l ’H o m m e à D ie u , l a lo i m o r a le d u

D éca lo g u e e s t d é r a n ge a n t e . En e f f e t ,

t e l qu e l ’ e x p l iqu a i t t r ès b ie n H a n n a h

A r e n d t d a n s Eich m a n n à J é r u s a le m 1,

1# Eichmann in Jerusalem: A report on the

Banality of Evil, New York, Viking Press, 1963

ce t t e lo i m o r a le s e c r i s t a l l i s e d a n s l a

m a x im e k a n t ie n n e e t c ’e s t à ce t i t r e

qu e , p o u r l e j u d a ïs m e, l a V ie p r im e

s u r t o u t e t qu ’e l l e d e m e ur e o pp os a b le

à t o u t e s le s n o r m e s : i l e x i ge d e s e s

f id è le s d e s e p l i e r a u x lo i s d u p a y s d a n s

le qu e l i l r és id e e t d ’e n e m b r a s s e r l e s

co u t u m e s . Po u r l a p e n s ée a n t i j u d a ïqu e

m u t ée e n a n t i s émi t i s m e e t qu i

s ’ e n v e lo pp e d e s a pp a r a t s p o l i t iqu e s

d e l ’ a n t i s io n i s m e, l e j u i f e s t u n ê t r e à

c r a in d r e , ca r i l n ’ e s t p a s id e n t i f i a b le à

l ’œil n u , i l e s t d e t o u t e o r i g in e e t d e

t o u t e n a t io n a l i t é . I l p a r le l a l a n g u e du

p a y s , y f a i t d e s é t u d e s e t y h a b i t e :

i l d e m e ur e u n s o u t ie n p o t e n t ie l d e l a

n o u v e ll e p e r f id e A lb io n qu ’e s t I s r a ë l .

C ’e s t , s e m ble r a i t - i l , u n e

d a n ge r e u s e c in qu ièm e co lo n n e ca p a b le

d ’ i n s t r u m e n t a l i s e r l e s p o u v o i r s

p ub l ics , d ’ê t r e r e s p o n s a b le d e l a

c r i s e éco n o miqu e e t d u m a l -ê t r e d e l a

s o c ié t é .

« Ju i f s h o r s d e F r a n ce » p o u r

ce r t a in s g r o u p e s d ’e x t rê m e d r o i t e , o u

e n co r e « A b a s le p o u v o i r s io n i s t e » p o u r

l e s p a r t i s a n s d e D ie u d o n n é r e p r e n a n t

a l l èg r e m e n t l e s p r o p os d e J e a n-

M a r ie Le Pe n co n ce r n a n t l e p o u v o i r

o ccu l t e d ’ I s r a ë l , d u CR I F e t d u Gr a n d

O r ie n t d e F r a n ce s u r l a p rés id e n ce d e

l a Rép ub l iqu e . Ce t a n t i s io n i s m e, lo in

d ’ê t r e l ’ a p a n a ge d e l ’ e x t rê m e d r o i t e ,

e s t a u s s i r e p r i s e p a r l ’ e x t rê m e ga u ch e

qu i f a i t d ’ I s r a ë l u n e n j e u n a t io n a l

e t c rée a lo r s d a n s le s e s p r i t s u n e

ca t égo r ie d e j u i f s f r équ e n t a b le s ( « l e s

n o n-s io n is t e s o u n e s e p r o n o n ça n t

m a n i f e s t e m e n t p a s s u r l e s u j e t » ) e t

l e s v e n du s (qu e s o n t « l e s s io n is t e s » ) .

Ce t a b j e c t m é l im é lo qu i o ccu p e le s

e s p r i t s e n p le in e p é r io d e d e c r i s e

éco n o miqu e n o u s f a i t o ub l ie r ce u x qu i

o n t t o u t d o n n é p o u r l a F r a n ce e t o n t

p a r t i c ip é à s a co n s t r u c t io n . D e J e a n

Za y qu i v a e n t r e r a u Pa n t h éo n à P ie r r e

M e n d ès F r a n ce , l e s j u i f s o n t e u le d és i r

d e p a r t i c ip e r à l a Rép ub l iqu e s a n s p o u r

a u t a n t f a i r e v a lo i r l e u r j u d é i t é m a is

p lu t ô t e n j o u i s s a n t d e s d r o i t s

qu e le u r co n f é r a i t l a n a t io n a l i t é

f r a n ça is e . « I l f a u t t o u t r e f u s e r

a u x j u i f s co m m e n a t io n e t

a cco rd e r t o u t a u x j u i f s co m m e

in d i v id u s » d is a i t l e d ép u t é

S t a n i s l a s d e Cle r m o n t -To n n e r r e

lo r s d e l ’A s s e m blée co n s t i t u a n t e d u 23

d éce m b r e 1789. P le in e m e n t ém a n c ip és

p a r N a p o léo n qu i c réa le Co n s is t o i r e

ce n t r a l i s r a é l i t e d e F r a n ce e n 18 0 8, l e s

j u i f s o n t p a r t i c ip é à l a co n s t r u c t io n

e t à l ’ é l a b o r a t io n d e l a Rép ub l iqu e

e t d e s e s in s t i t u t io n s . Pe n s o n s à

Ad o lp h e C rémie u x qu i p a r t i c ip a à l a

p r o m o t io n d e l a l ib e r t é d ’a s s o c ia t io n

d ès 18 4 8 o u qu i e n co r e , lo r s d ’u n e

v ib r a n t e p la id o i r i e , p r i t l a d é f e n s e

d e t r o i s j e u n e s ge n s a ccu s és , e n

p le in e R e s t a u r a t io n , d ’a v o i r ch a n t é l a

M a r s e i l l a i s e e n p ub l ic , e n c la m a n t :

w« f û t l e c r i d e m o r t à l ’ e n n e mi , l e c r i

d u s a lu t à l a Pa t r i e . H o n n e u r , d o n c à l a

M a r s e i l l a i s e . Eco u t ez - l a m e s s ie u r s , e t

j u gez ! » . Ad o lp h e C rémie u x , c réa t e u r

e t P rés id e n t d e l ’A l l i a n ce i s r a é l i t e

u n i v e r s e ll e , a ccéd a a u p os t e d e

Ga rd e d e s S ce a u x d e l a Rép ub l iqu e

le 25 f év r i e r 18 4 8, p u is f u t d ép u t é e t

e n f i n f a i t s én a t e u r i n a m o v ib le e n 1875

ju s qu ’à s a m o r t e n 18 8 0 . Ce m ê m e

Ad o lp h e C rémie u x , n é I s a a c M o ïs e le 3 0

P o u r l a p e n s ée a n t i j u d a ï q u e m u t é e e n

a n t i s ém i t i s m e e t q u i s ’ e n v e l o pp e d e s

a pp a r a t s p o l i t i q u e s d e l ’ a n t i s i o n i s m e , l e

j u i f e s t u n ê t r e à c r a i n d r e

Revue APe #8 - invisibles, visible, invisible120

a v r i l 179 6, a v o ca t e t h o m m e p o l i t iqu e

f r a n ça is , a co n du i t l ’ a l l i a ge f r a n ça is ,

j u i f e t f r a n c -m a ço n a v e c t a le n t . S a

ca r r i è r e e t s e s e n ga ge m e n t s a u r a ie n t

é t é l e c r e u s e t d e s c r i t iqu e s d e s

l i g u e s d ’e x t rê m e d r o i t e s i i l l e s

a v a i t co n n u e s . A lo r s , à ce u x

qu i n ’o n t d e ce s s e d e c r i t iqu e r

l a F r a n ce e n ju i v ée , p e u t -ê t r e

f a u d r a i t - i l l e s r e n v o y e r à l e u r

l i v r e d ’h i s t o i r e p o u r co m p r e n dr e

qu e l a é t é l ’ i n v e s t i s s e m e n t d e s j u i f s e n

l a Rép ub l iqu e .

« Le s h o m m e s n a is s e n t e t d e m e ur e n t

l ib r e s e t éga u x e n d r o i t »

Ce p r e mie r a r t i c le qu i o u v r e l a

D éc la r a t io n d e s D r o i t s d e l ’ h o m m e e t d u

Ci t o y e n d e 1789 a p e r mis e n t r e a u t r e s

d ’a cc réd i t e r l a F r a n ce d u t i t r e d e p a t r i e

d e s d r o i t s d e l ’H o m m e. En e f f e t , c ’e s t

ce t t e m ê m e D éc la r a t io n , qu i d e p u is

l a d éc is io n L ib e r t é d ’A s s o c ia t io n d u

Co n s e i l Co n s t i t u t io n n e l qu i l ’ i n t ég r a

à n o t r e b lo c d e co n s t i t u t io n n a l i t é ,

e s t o r n ée e n s o n s o m m e t d u s ce a u

d u D e l t a l u min e u x . Le D e l t a l u min e u x

co r r e s p o n d à ce t r i a n g le a y a n t u n

œil i n s c r i t e n s o n ce n t r e qu i éc la i r e

d e s e s r a y o n s . D a n s l a s y m b o l iqu e

rév o lu t io n n a i r e , qu i p a r t a ge u n f o n d

s y m b ol iqu e a v e c l a f r a n c -m a ço n n e r ie ,

l e D e l t a Lu min e u x e s t l a r e p rés e n t a t io n

s y m b ol iqu e d e l ’E t r e Su p rê m e (o u

Gr a n d A rch i t e c t e d e l ’U n i v e r s ) ,

s o i t l ’ a bs t r a c t io n s p i r i t u a l i s t e e t

f éd é r a t r i ce d u co n ce p t d e D ie u d a n s

s o n a cce p t io n p h i los o p h iqu e . D ’a i l l e u r s

ce t t e m ê m e D éc la r a t io n ém a n a n t d e l a

Rév o lu t io n f r a n ça is e t o u r n e s o n r e ga rd

d e l ’ a u t r e cô t é d e l ’A t l a n t iqu e , v e r s l e s

E t a t s -Un is , qu i o n t co n du i t e n p r e mie r

l e u r rév o lu t io n ém a n c ip a t r i ce , e l l e

a u s s i a n im ée p a r d e cé lèb r e s m a ço n s

t e l qu e G e o r ge s Wa s h in g t o n 2. Ce d és i r

d e co n co rd e u n i v e r s e ll e , e n t r e t e n u p a r

l a D éc la r a t io n d e s D r o i t s d e l ’H o m m e

e t d u Ci t o y e n , a é t é p r i s a u m o t p a r

d e u x a u t r e s m a ço n s qu e f u r e n t Léo n

B o u r ge o is e t T h o m a s Wo o dr o w W il s o n ,

e t qu i o n t œu v ré p o u r l a m is e e n p la ce

d e l a S o c ié t é d e s N a t io n s .

Léo n B o u r ge o is e s t co n s id é ré

d ’a i l l e u r s co m m e l ’ u n d e s p è r e s

s p i r i t u e l s d u p a r t i r a d ica l qu i cu l t i v a

l a p os i t io n d u j u s t e mil i e u e n t r e l e

s o c ia l i s m e e f f r én é o u a u l ib é r a l i s m e

d ém e su rée . Le s r a d ica u x qu i s e

s u ccèd e r o n t s o u s l a I I I è Rép ub l iqu e

s e réc la m e r o n t s o u v e n t d e s a p e n s ée ,

à l ’ i n s t a r d e J e a n Za y , f r a n c -m a ço n

e t m in i s t r e d e l ’Edu ca t io n n a t io n a le

d u F r o n t p o p u la i r e . C ’e s t d ’ a i l l e u r s

ce m ê m e p a r t i r a d ica l , n é d e l a

f u s io n d e n o m b r e u s e s o r ga n is a t io n s

m a ço n n iqu e s , qu i f i n i t p a r réu s s i r à

i n s t a u r e r l ’ im p ô t s u r l e r e v e n u l à o ù

Léo n B o u r ge o is a v a i t éch o u é . En f i n ,

s u r l e p la n d e s a v a n cée s s o c ié t a le s ,

l ’ a b o l i t io n d e l ’ e s c la v a ge e n 18 4 8

f u t e n p a r t i e i n i t i ée p a r l e m a ço n

V ic t o r S chœlch e r qu i v o u la i t qu e l a

d e v i s e rép ub l ica in e « L ib e r t é , Ega l i t é ,

F r a t e r n i t é » a d o p t ée p a r l e s lo ge s s o i t

e n a d équ a t io n a v e c l a réa l i t é . C ’e s t d a n s

ce t t e m ê m e d y n a miqu e ém a n c ip a t r i ce

qu e le s lo ge s m a ço n n iqu e s o n t œu v ré

p o u r l ’ e n s e i g n e m e n t m o d e r n e , l a ïqu e ,

2# Treize des trente-neuf pères fondateurs

des Etats-unis étaient francs-maçons

g r a t u i t e t o b l i ga t o i r e e n le s p e r s o n n e s

d e Pa u l D o u m e r , Emile Co m b e s, Ju le s

S im o n o u e n co r e Ju le s Fe r r y . Ce s o u f f l e

p r o g r e s s i s t e ém a n a n t d e s lo ge s e t

im p a c t a n t l a v ie p ub l iqu e d e l a

I I I è Rép ub l iqu e s ’e s t c r i s t a l l i s é

d a n s l a t r ès s in g u l i è r e lo i d u 9

d éce m b r e 19 05 co n ce r n a n t l a

s ép a r a t io n d e s Eg l i s e s e t d e

l ’E t a t e t qu i a d o n n é à l a F r a n ce

s o n ca r a c t è r e i n s t i t u t io n n e l

d ’e xce p t io n e n m a t iè r e d e l a ïc i t é .

B e n j a min A . Fe llo u s

BIBLIOGRAPHIE

Arendt, Hannah: Eichmann in Jerusalem: A Report on

the Banalit y of Evil, New York, Viking Press, 1963

Becker, Howard: Outsiders, Paris, éditions Métailié,

1985

Kupferman, Laurent & Pierrat Emmanuel, Ce que la

France doit aux francs-maçons et ce qu’elle ne leur doit

pas, Paris, Editions First, 2012

à c e u x qu i n ’ o n t d e c e s s e d e c r i t i q u e r

l a F r a n ce e n j u i v é e , p e u t - ê t r e f a u d r a i t - i l

l e s r e n v o y e r à l e u r l i v r e d ’ h i s t o i r e p o u r

co m p r e n d r e qu e l a é t é l ’ i n v e s t i s s e m e n t

d e s j u i f s e n l a R ép u b l i q u e

LES rEMErCIEMENTS DE LA rEVuE

nous remercions pour leur généreuse participation éditoriale à ce numéro et pour leur soutien

El i a n e A b r a h a m

Lau r e n t B ib a rd

D a v id B is s o n

Pa t r i ck B o u ch e r o n

F r a n ço is B o u r g u i g n o n

D a v id En ge ls

M a rce l G a u ch e t

V in ce n t Ju l l i e n

D a n ie l Ke ll e r

Clo t i ld e L ’A n ge v in

Elo i La u r e n t

F réd é r ic M io n

M y r i a m R e v a u l t d ’A llo n n e s

B a r b a r a R o m a g n a n

D o min iqu e S ch n a pp e r

G o u l v e n T h eze

Cédr ic V i l l a n i

nous tenons tout également à remercier

POur LEur SOuTIEN

J e a n-Cla u d e CA S A N OVA, R o m a in G O LDS CH MIDT, J é r ô m e GU ILB ERT

Ju l i e B A R NES, B é r a n gè r e G AVA UD O, Ju l i e n PA LO M O

M a r ie B OY ER, Ju l i a FER R A R I

nous tenons à remercier également tous nos lecteurs, pour l’amabilité et la justessede leurs encouragements et critiques, ainsi que nos auteurs des deux numéros

avec le soutien du fonds d’intervention associatif de Sciences Po

POur LEurS CONSEILS ET LEur SOuTIEN

POur LEur AIDE PErMANENTE TOuT Au LONG DE L’ANNéE

Ca r o l i n e A LL A IN, Ca mil l e A UZEBY, T h o m a s B ENZ A ZO N, B la n d in e CH A UM EIL , S v e t l a n a D MI TR OV I C , l e s éd i t io n s G A LL I M A R D,

A m a n d in e L A B A NS AT, l e s éd i t io n s d u SEU IL , l e s éd i t io n s STO CK, l a s o c ié t é W ID O O BI Z

POur LEur AIDE DANS CE NuMérO

R E V U E A P E