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COURRIER CADRES 51 BOULEVARD BRUNE 75014 PARIS - 01 40 52 20 00 AVRIL 09 Mensuel OJD : 85182 Surface approx. (cm²) : 1684 Page 1/4 WEAVE 9310159100508/GVB/MJP/2 Eléments de recherche : WEAVE : cabinet de conseil en management, toutes citations E DEBAT : Emmanuel Todd FACE A NOSLECTEURS MM\ Quellescomlitions pour relancer l'économie européenne ? Après avoir annonce la chute de l'empire soviétique et la fin de l'hégémonie américaine, Emmanuel Todd revisite un tabou : le protectionnisme. Selon lui, l'Europe se doit de montrer l'exemple. CHAQUE COURKIER CADRES INVITE DES MANAGERS A DEBATTRE _AVEC UNE PERSONNALITE DU MONDE ECONOMIQUE «HHH>LHF!QUE SUR UNE ~CTftCTUAUTÊ _ ' UN IMPACT SUR ~LWR VIE PROFËSSIQNNELIE, FREDERIC SANCHEZ : Vous attribuez la crise à une baisse des salaires et à l'ouverture des frontières. N'avez-vous pas le sentiment de faire fausse route au regard du phénoménal développement économique des trente dernières années, donc des salaires et des conditions de vie ? EMMANUEL TODD : Bien sûr, dans un premier temps, la mondialisation a permis un fantastique développement des échanges. Elle a été posi- tive pour les économies occi- dentales. Mais elle a actuel- lement des effets boomerang redoutables : énorme gonfle- ment des profits, bulles spé- culatives, inégalités croissan- tes, salaires en berne, baisse du niveau de vie pour le plus grand nombre. Il en résulte un tassement dramatique de la demande et une asphyxie progressive des entreprises. C'est le nœud gordien de la crise, qui va bien au-delà d'un marasme financier ! Tout le système capitaliste s'est détraqué sous le coup de la mondialisation et du libre- échange. Les entreprises occidentales se sont mises à considérer les salaires dans leur pays dorigine comme un coût à compresser et non comme un élément consti- tutif d'une demande forte. Elles ont délocalisé, jouant sur les différences de salaires. De leur côté, les nouveaux acteurs mondiaux, la Chine au premier plan, ont massi- vement exporté, contribuant ainsi à casser l'appareil indus- triel des pays consomma- teurs et poussant à une compression toujours plus grande des salaires. Aujourd'hui, les entre- prises le payent au prix fort. PANEL DES INVITES DE COURRIER CADRES Frédéric — Sanchez, 49 ans, president de la société Pires et president de la commission internationale du Medef, Didier ^= Rousseau, 5l ans, president de Weave, cabinet de strategie qui accompagne les entreprises sur le plan international. \3r*J Pierre-Jean -— Rozet, -— 45 ans, responsable- dés affaires _^z_ economiques—^^ a la CGT et membre ^_ du CES (Conseil —— economique: ~~ filsoaal). ~~:

Didier Rousseau Courrier Cadres 04 février 2009

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Page 1: Didier Rousseau Courrier Cadres 04 février 2009

COURRIER CADRES51 BOULEVARD BRUNE75014 PARIS - 01 40 52 20 00

AVRIL 09Mensuel

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Eléments de recherche : WEAVE : cabinet de conseil en management, toutes citations

E DEBAT : Emmanuel Todd FACE A NOS LECTEURSMM\

Quellescomlitionspour relancerl'économie européenne ?

Après avoir annonce la chute de l'empire soviétique et la finde l'hégémonie américaine, Emmanuel Todd revisite un tabou :le protectionnisme. Selon lui, l'Europe se doit de montrer l'exemple.

CHAQUECOURKIER CADRES INVITE

DES MANAGERS A DEBATTRE_AVEC UNE PERSONNALITE

DU MONDE ECONOMIQUE«HHH>LHF!QUE SUR UNE

~CTftCTUAUTÊ_ ' UN IMPACT SUR

~LWR VIE PROFËSSIQNNELIE,

FREDERIC SANCHEZ :Vous attribuez la crise à unebaisse des salaires et àl'ouverture des frontières.N'avez-vous pas le sentimentde faire fausse route auregard du phénoménaldéveloppement économiquedes trente dernièresannées, donc des salaireset des conditions de vie ?EMMANUEL TODD : Bien sûr,dans un premier temps, lamondialisation a permis unfantastique développementdes échanges. Elle a été posi-tive pour les économies occi-dentales. Mais elle a actuel-

lement des effets boomerangredoutables : énorme gonfle-ment des profits, bulles spé-culatives, inégalités croissan-tes, salaires en berne, baissedu niveau de vie pour le plusgrand nombre. Il en résulteun tassement dramatique dela demande et une asphyxieprogressive des entreprises.C'est le nœud gordien de lacrise, qui va bien au-delà d'unmarasme financier ! Tout lesystème capitaliste s'estdétraqué sous le coup de lamondialisation et du libre-échange. Les entreprisesoccidentales se sont mises à

considérer les salaires dansleur pays dorigine commeun coût à compresser et noncomme un élément consti-tutif d'une demande forte.Elles ont délocalisé, jouantsur les différences de salaires.

De leur côté, les nouveauxacteurs mondiaux, la Chineau premier plan, ont massi-vement exporté, contribuantainsi à casser l'appareil indus-triel des pays consomma-teurs et poussant à unecompression toujours plusgrande des salaires.

Aujourd'hui, les entre-prises le payent au prix fort.

PANEL DES INVITES DE C O U R R I E R C A D R E S

Frédéric —Sanchez,49 ans, presidentde la sociétéPires et presidentde la commissioninternationaledu Medef,

Didier ^=Rousseau,5l ans, presidentde Weave, cabinetde strategie quiaccompagneles entreprises surle plan international.

\3r*JPierre-Jean -—Rozet, -—45 ans, responsable-dés affaires _^z_economiques—^^a la CGT et membre ^_du CES (Conseil ——economique: ~~filsoaal). ~~:

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CAMILLE MILLERANQ

Tout comme les États, dontles comptes sociaux dépen-dent largement de la bonnesanté des salaires.

F. S. : Pour sortir decette crise, vous prêchezl'instauration d'unprotectionnisme européen.Pouvez-vous nous en préciserle concept ?E. T. : Pour relancer durable-ment la demande et assurerune répartition plus équili-brée des revenus, la seulesolution est de resegmenter laglobalisation autour d'ensem-bles continentaux. L'Europedoit en prendre l'initiative.Elle doit instaurer des protec-tions à ses frontières : desbarrières tarifaires, des quotas,de la pression sur les salaires

extérieurs, etc. C'est ce qui lamettra à l'abri des pressionsmondiales excessives.

Bien sûr, cette fermeturene résoudra pas tous ses pro-blèmes. Mais elle redéfinirades pistes de croissance et deconcurrence sur une baseintra-européenne entre paysplus équivalents qui retrou-veront leurs marges d'action.Avec son potentiel techno-logique, si l'Europe freine lesimportations sur tel ou Leibien, elle fera renaître unsecteur industriel. Elle créeraainsi un nouvel équilibreinterne de l'économie et dusocial. Si la pression externesur les salaires cesse, la méca-nique infernale des délocali-sations sera cassée, et le pou-voir d'achat local, dynamisé.

Quelles que soient les bar-rières douanières, les impor-tations seront également àterme relancées. On retrou-vera un monde économiquenormal, oil les "producteurs"- opérateurs, techniciens,ingénieurs - redeviendrontplus importants que les finan-ciers. Pour que cela fasse sens,l'Europe doit se construire unprojet de développementcollectif. Que l'on ne me disepas que c'est impossible. Cen'est pas plus compliqué quede construire un AirbusASSO ! C'est d'abord uneaffaire de volonté politique.

DIDIER ROUSSEAU : Dansle cadre de la mondialisation,l'Allemagne a bâti sonsuccès économique sur

l'exportation, avec desPME ultra-performantes.En quoi un protectionnismeeuropéen lui apporterait-ilune meilleure réponse ?E. T. : Les résultats écono-miques de l'Allemagne n'ontpas eu de bénéfices réels poursa population. Les salairesont été comprimés et l'effri-tement des classes moyennesy est sensible. La vérité, c'estque ce pays est l'un des plusmenacés par l'implosion dela demande, comme lors dela crise de 1929. Quand lademande s'effondre, ce sontles économies les plus effica-ces qui trinquent le plus.

L'Allemagne a beaucoupà gagner à un projet collec-tif européen et à un élargis-sement de la demande conti-

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nentale, car elle fera jouer saforce de frappe exportatricesur le continent où elle estdéjà très puissante.

D. R : Ne pensez-vous pasque le salut viendra d'abordde la relance de l'économieaméricaine ?E. T. : Je ne le pense pas. C'estl'Europe qui est la mieuxplacée pour contribuer àrésoudre la crise. Elle peutdonner le "la" d'une réorga-nisation de l'économie pla-nétaire. En effet, contraire-ment aux idées reçues, elleest de très loin la premièrepuissance économique mon-diale. A contrario, les États-Unis ont des marges demanœuvre réduites. Ils sonten effet en situation de désé-quilibre vis-à-vis du mondeextérieur, compte tenu deleur dépendance aux impor-tations. Le salut ne viendrapas non plus de la Chine,trop tributaire de ses expor-tations. Je vous garantis quesi l'Europe prend l'initiativede fermer ses frontières, cesdeux pays n'auront pas lacapacité de s'y opposer. Eux-mêmes savent très bien lefaire quand cela les arrange !

PIERRE-JEAN ROZET : Si desmesures de protectionnismeéconomique au niveaueuropéen sont envisageables,que faites-vous desdistorsions sociales entrepays membres ? Ne faudrait-ilpas d'abord réorienterla politique commune ?E. T. : Dans son cœur occiden-tal - constitué de la France,de l'Allemagne, de l'Italie, del'Espagne, des Pays-Bas, ete. -,l'hétérogénéité des normessociales et des salaires n'estpas si marquée. Le pro-blème se pose davantageavec les pays de l'Est. Maisils ne constituent que moinsd'un quart de l'ensembleeuropéen, et le rattrapage

de leurs salaires peut s'envi-sager dans des délais raison-nables... De toute manière,aucune harmonisat ionsociale n'était envisageableavec la globalisation quitirait irrésistiblement lessalaires à la baisse.

P.-J. R. : Dans ce nouveaucontexte, comment voyez-vousla place des organisationssyndicales ?E. T. : Dans le genre de sociétéeuropéenne protégée quej'imagine, les syndicats retrou-veraient leur pleine capacitéd'action. Le rapport de forcesocio-économique se dépla-cerait de nouveau vers lessalariés, les producteurs derichesse. Leur adhésion à unprojet protectionniste euro-péen aurait même un impact

Unecontradiction

entre ladémocratie et

le libre-échange ?

social durable. En effet, lesaugmentations de salairepour lesquelles ils se battentactuellement vont produirede nouvelles fuites de pro-duction dans notre contexted'économie complètementouverte. Doper le pouvoird'achat des consommateurseuropéens, c'est égalementdonner un coup de pouceaux produits low cost et ali-menter, là encore, les déloca-lisations. En d'autres termes,des mesures qui semblentpieuses vont donner du grainà moudre à la mécanique quia conduit à la crise !

D. R : La gestion de la crisene renforce-t-elle pas d'abordle rôle des États ? Les plansde relance ont été décidésau niveau national et noneuropéen...E. T. : Bien entendu, lesmesures de sauvegardenationales sont nécessairespour éviter l'implosion. Maisil ne faut pas s'imaginerqu'elles vont régler le pro-blème de fond. Elles vont ellesaussi réactiver les ressorts dela crise. Je le redis : un projetcollectif est indispensable.Dommage qu'il n'y ait pas eude vrai plan européen, nousavons manqué une occasion.

D. R : Justement, commentfaire fonctionner un projetcollectif comme celuiauquel vous pensez alorsque Bruxelles s'est prononcécontre le protectionnisme ?E. T. : Nous sommes dans unesituation historique inédite,avec une prédominance abso-lue de l'idéologie libre-échan-giste. Bruxelles, mais aussi leFMI, l'OCDE, tout le mondeest contre le protectionnisme.À présent, l'idéologie euro-péiste et le libre-échange sontcomplètement associés. Maisle libre-échange est mort !Rester fidèle à cette doctrine,c'est détruire l'Europe etl'euro. C'est encourager desréflexes nationaux de peur etde panique, débouchant surun protectionniste nationaldésuet et dangereux.

La situation actuelle estune chance pour l'Europe sises membres s'accordentpour se protéger ensembletout en continuant à être enconcurrence entre eux. Celasuppose que nos élites arrê-tent de penser le monde defaçon idéologique et idyllique,et de faire comme si lesrapports de force n'existaientpas. Je vous garantis qu'avecl'ampleur de la crise, cela neva pas prendre dix ans.

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POUR LE PROTECTIONNISME ?

C O N T E X T EAvec son regardde politologue,de démographe,d'historien etde sociologue,

Emmanuel Todd se lance dans desanalyses prospectives audacieusesEn 1976, dans son premier livre,La Chute finale, il prédit la fin del'empire soviétique. Puis, en 2002,avec Apiés/'empiie, il pronostiquel'effondrement economique etstratégique des États-Unis. Dansson dernier ouvrage, Apres ladémocratie, il annonce la mortdu libre-échange et propose commeantidote a la crise la création d'unprotectionnisme europeen

Après li démocratieEmmanuel Todd, Gallimard, 257 pages

F. S. : Ne serait-il pas plusréaliste d'envisager unegouvernance mondiale ?Par ailleurs, les dirigeantspolitiques ne devraient-ilspas ouvrir courageusementle dossier de l'éthiquecollective dans l'économiede marché ?E. T. : Derrière l'éthique,beaucoup de gens posentl'idée d'une dérive morale ducapitalisme. Mais le capita-lisme n'a jamais été fondé surde bons sentiments ! Il jouesur l 'instinct égoïste depropriété et la volonté d'avoirtoujours plus en travaillantmoins. Sa magie est qu'il

peut produire, sous certainesconditions de régulation, deseffets positifs pour tout lemonde. Pour moi, ce capita-lisme régulé est un systèmeraisonnable.

En revanche, parler d'uneréorganisation morale et degouvernance mondiale dansun monde libre-échangistequi fait violence aux popu-lations tout en adoptant unlangage soft de paix uni-verselle me semble porteurde dérives potentiellementdangereuses.

P.-J. R. : Comment fairepour que ce protectionnismeeuropéen n'aboutisse pasà un repli sur soi des "paysriches", alimentant ce chocdes civilisations que vousdénoncez ajuste titre ?E. T. : Je suis heureux quevous ayez remarqué que jem'inscris en faux face à lathéorie du choc des civili-sations, absurde et néfaste.En vérité, c'est le libre-échange qui produit uneidéologie guerrière. C'est luiqui instaure la concurrenceuniverselle, la guerre de touscontre tous, la réactivationde haines nationales, ladoctrine du choc des civili-

sations, l'occidentalisme etl'islamophobie.

F. S. : Votre ouvrages'intitule Après la démocratie.Quel lien faites-vous entrevos théories protectionnisteset le fonctionnement denos démocraties ?E. T. : Mon livre arrive à laconclusion qu'il existe unecontradiction fondamentaleentre la démocratie et lelibre-échange. Ce dernierdétériore en effet les condi-tions de vie de populationsqui votent selon le principedu suffrage universel. Cen'est d'ailleurs pas un hasardsi les Français ont dit non auprojet de constitution euro-péenne, qui sous-tendait uneadhésion sans conditions auxthéories libre-échangistes. Ilfaudra choisir : soit on re-nonce au libre-échange, soiton renonce à la démocratie...avec les pires conséquences.

Le protectionnisme euro-péen désigne un horizon devie possible pour les géné-rations futures et réconciliele peuple et les élites, doncrestabilise la démocratie.

— PROPOS RECUEILLIS PARCATHERINE BEILIN-LÉVI

USIONSDU PANELFrederic Sanchez

"ll faut prendre gardeau protectionnismequi conduit au replisoi, humainement eréconomiquement, doncà des logiques xénophobes,dangereuses pourtâ=

démocratie. À l'inverse,la mondialisation, encadréepar des règles précisesétablies par ('OMC, estsynonyme de progrès etde développement. On nedoit pas l'oublier, surtouten temps de crise." —

Didier Rousseau"Développer des projetscollectifs est certes unélément majeur pourl'Europe. Pour autant, à quivendrons-nous nos Airbussi nous développons desformes de protectionnisme ?Innover sans retournerà des formes du passé estla meilleure réponse pourappréhender la complexitéde la mondialisation."

Pierre-Jean Rozet"Emmanuel Todd a lemérite de soulignerle désastre engendré parun libre-échange débridé.On peut toutefois craindreque le protectionnisme,sans une réorientationprofonde des politiqueséconomiques européenneset mondiales, ne suffisepas à sortir de la crise."