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NICOLA PEZOLET « LE BAUHAUS IMAGINISTE CONTRE UN BAUHAUS IMAGINAIRE » : LA POLÉMIQUE AUTOUR DE LA QUESTION DU FONCTIONNALISME ENTRE ASGER JORN ET MAX BILL Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en histoire de l'art pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.) DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC © Nicola Pezolet, 2008 2008

« Le Bauhaus imaginiste contre un Bauhaus imaginaire » Polémique entre Asger Jorn et Max Bill

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  • NICOLA PEZOLET

    LE BAUHAUS IMAGINISTE CONTRE UN BAUHAUS IMAGINAIRE :

    LA POLMIQUE AUTOUR DE LA QUESTION DU FONCTIONNALISME ENTRE

    ASGER JORN ET MAX BILL

    Mmoire prsent la Facult des tudes suprieures de l'Universit Laval

    dans le cadre du programme de matrise en histoire de l'art pour l'obtention du grade de matre es arts (M.A.)

    DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULT DES LETTRES

    UNIVERSIT LAVAL QUBEC

    Nicola Pezolet, 2008

    2008

  • 2

    pour Aurora

    merveilleuse rencontre de ma vie

  • 3

    L'architecture est toujours l'ultime ralisation d'une volution mentale et artistique ; elle est la matrialisation d'un stade conomique. L'architecture est le dernier point de ralisation de toute tentative

    artistique parce que crer une architecture signifie construire une ambiance et fixer un mode de vie.

    - Asger Jorn Une architecture de la vie

  • 4

    Rsum

    Par l'tude de la polmique qui l'oppose en 1954 Max Bill (1908-1994), architecte suisse

    et premier recteur de la Hochschule fur Gestaltung Ulm, l'auteur tente de retracer les

    origines historiques, les prmisses idologiques et les cadres conceptuels du discours

    d'Asger Jorn (1914-1973) sur l'art et l'architecture modernes, en gnral, et sur la

    question du fonctionnalisme, en particulier. Dveloppant son analyse en replaant ce

    dbat la fois dans le parcours individuel des artistes, dans le contexte spcifique de

    l'aprs-guerre et en continuit avec l'histoire de l'avant-garde et du modernisme

    europen, l'auteur essaie d'interprter de manire critique la position contre-

    fonctionnaliste d'Asger Jorn la lumire de ses articles parus dans des priodiques

    Scandinaves et des essais compils dans Pour la forme : bauche d'une mthodologie des arts,

    anthologie publie en 1957 au terme d'une intense priode d'exprimentation artistique et

    de rflexion thorique sous l'gide du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste.

  • 5

    Avant-propos

    Je tiens tout d'abord remercier mon directeur scientifique, le professeur Laurent J.

    Stalder, pour sa probit, son esprit critique et son appui dans mes projets acadmiques. Je

    remercie aussi les professeurs et les chargs de cours du Dpartement d'Histoire de

    l'Universit Laval qui, divers moments, m'ont aid dans la rdaction de ce mmoire,

    plus spcialement ma co-directrice Marie Carani, ainsi que Didier Prioul, Marc Grignon

    et Luc Lvesque. Je suis galement reconnaissant Stanford Anderson et mes nouveaux

    collgues du programme History, Theory and Criticism ofArt and Architecture au Massachusetts

    Institute ofTechnobgy (Cambridge), qui m'ont grandement aid pour la rvision finale de ce

    mmoire.

    Je souhaite galement exprimer ma gratitude quelques personnes rencontres divers

    endroits travers le monde pendant la longue priode de recherche qui a accompagn la

    rdaction de mon mmoire. Merci Martin Bressani et Cornlius Borck de l'Universit

    McGill pour leur accueil dans leurs sminaires, au personnel du Centre Canadien

    d'Architecture (Montral), Dorte Kirkeby-Andersen et Troels Andersen (Silkeborg

    Kunstmuseum, Danemark), Jakob Bill (Bill Stiftung, Zurich, Suisse), Dieter Schwarz

    (Kunstmuseum Winterthur, Zurich), Ivan Rumenov Shumkov (Harvard University,

    Cambridge) Karen Kurczynski (Cambridge, Etats-Unis), Sandro Ricaldone (Genoa,

    Italie), Jean-Marie Apostolids (Stanford, tats-Unis), Alexandre Trudel (Montral)

    ainsi qu' Alice Debord (Paris, France).

    Je tiens surtout saluer le soutien gnreux et bienveillant de mes parents, Michel Pezolet

    etjocelyne Choquette, ainsi que celui de mes camarades. Je salue tout spcialement Karl

    Blanger, Thomas Mainguy et Antoine Ct, ainsi que Gal Morin.

  • 6

    Table des matires

    Rsum 4 Avant-propos 5 Table des matires 6 Liste des illustrations 7

    Introduction 11 [1] Prsentation 11 [2] Problmatique et approche mthodologique 13

    [3] Division du programme de recherche 16 [4] Historiographie et tat de la question 22 [5] Corpus 27 [6] Traductions 27

    Chapitre 1. Origines du discours contre-fonctionnaliste d'Asger Jorn sur l'art et l'architecture moderne 29

    [1.1] Paris, 1937 : Fernand Lger et Le Corbusier 29 [1.2] Le surralisme 35

    [1.2.1] Roberto Matta : critique surraliste de Le Corbusier 40 [1.2.2] Tristan Tzara : la dlirante qute d'une demeure primordiale 43

    [1.3] Style naturel et Einfuhlung : les sources nordiques 46 [1.3.1] Erik Lundberg et Wilhelm Worringer 46 [1.3.2] Le contre-fonctionnalisme ou, la fonction suit le style 52

    [1.4] Le groupe Cobra : l'vnement de Bregnerod 59 [1.5] Histoire, rvolution et tlologie : entre marxisme et millnarisme 65

    Chapitre 2. Art l ibre ou concret : la polmique entre Asger Jorn et Max Bill en 1954 69

    [2.1] Max Bill, Bauhusler et architecte 70 [2.2] Les histoires programmatiques du Bauhaus 74

    [2.2.1] Le manifeste The Bauhaus Idea 78 [2.2.2] Vilhelm Bjerke Petersen et la part obscure du Bauhaus 82

    [2.3] Vers un nouveau Bauhaus : universit populaire ou cole technique ? 85 [2.3.1] Du tabouret au campus : la HfG comme monde possible 85 [2.3.2] Le programme pdagogique de la HfG 89 [2.3.3] Art libre et universit populaire 91

    [2.4] La fondation du M.I.B.1 95

    Conclusion 106

    Illustrations 113 Bibliographie 136

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    Liste des illustrations

    Figure 1 : Couverture originale de l'anthologie d'Asger Jorn Pour la forme : bauche d'une mthodologie des arts. Paris, Internationale Situationniste, 1957. (Fonds Asger Jorn du Silkeborg Kunstmuseum) 113

    Figure 2 : Jorn, Asger. Illustration pour la couverture de la revue d'architecture sudoise Byggmstaren. Stockholm, no. 17 (1947). (Bibliothque de l'Universit McGill, Montral) 114

    Figure 3 :Jorn, Asger. En-tte pour l'article Apollon eller Dionysos , Byggmstaren, no. 17 (1947), p. 251 114

    Figure 4 : Studio de Max Bill. Zumikon, Suisse, date inconnue. (Reproduction dans 2G, no. 29-30 (2004), p. 65.) 115

    Figure 5 : Vranda d'Asger Jorn. Albisola, Italie, c. 1972. (Fonds Asger Jorn du Silkeborg Kunstmuseum, Silkeborg.) 115

    Figure 6: Murale de 50 m2 d'Asger Jorn ("La Moisson"): agrandissement base sur un dessin d'enfant, Pavillon des Temps Nouveaux. Paris, 1937. (Reproduction dans Le Corbusier, Des Canons, Des Munitions?Merci!Des logis... S. V.P.! Paris, L'Architecture d'Aujourd'hui, 1938, p. 33.) 116

    Figure 7 : La faade du Pavillon des Temps Nouveaux de Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Paris, 1937. (Reproduction dans Danilo Udovicki-Selb, Le Corbusier and the Paris Exhibition of 1937 : the Temps Nouveaux Pavillion, The Journal ofthe Society of ArchitecturalHistorians, vol. 56, no. 1 (mars 1997), p. 55.) 116

    Figure 8 : Matta, Roberto. Projet-maquette d'appartement. Esquisse architecturale. 1938. N/B. Dimensions inconnues. (Reproduction dans Roberto Matta, Mathmatique sensible - architecture du temps, Minotaure, no. 11 (1938), p.43.) 117

    Figure 9 : Comparaisons entre des dtails architecturaux et des planches tires du livre Urformen der Kunst de Karl BloBfeldt. Dans Hvad er et Ornament ? , Dansk Kunsthaandvaerk, vol. XXI, no. 8 (aot 1948), p. 124 118

    Figure 10 : Page couverture de l'article Charme et Mcanique . 1957. (Reproduction dans Asger Jorn, Pour la forme (1957), Paris, Allia, 2001, p. 71) 119

    Figure 11 : Utzon, Jorn. Esquisse prliminaire de l'Opra de Sydney. Encre sur papier. Dimensions inconnues. 1957. (Reproduction dans Nils-Ole Lund, Nordisk Arkitektur, Copenhague, Arkitektes Forlag, 1991, p. 81.) 120

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    Figure 12 : Utzon, Jorn. Esquisse prliminaire de l'escalier de l'Opra de Sydney. Encre sur papier. Dimensions et date inconnues. (Reproduction dans Peter Murray, The Saga of Sydney Opra House, London, Spon Press, 2004, p. 7.) 120

    Figure 13 : Colle, Michel. Illustrations pour l'article Vers une architecture symbolique . Dans Cobra, no. 1 (dcembre 1948), p. 22-23 121

    Figure 14 : L'article L'art populaire allemand d'Andr Tamm. Dans Cobra, no. 6 (avril 1950), p. 8 122

    Figure 15 : Faade de la Kunstakadamiets Weekend-Hytte, Bregnerod, Danemark. 1949. (Reproduction dans Willemijn Stokvis, Cobra : la Conqute de la Spontanit (1974), Paris, Gallimard, 2001, p. 260.) 123

    Figure 16 : Intrieur de la Kunstakadamiets Weekend-Hytte : la salle de sjour. 1949. (Reproduction dans Willemijn Stokvis, Cobra : la Conqute de la Spontanit (1974), Paris, Gallimard, 2001, p. 260.) 123

    Figure 17 :Jorn, Asger. La culture humaine. 1946-1949. Graphique l'encre sur papier inclut dans le manuscrit non-publi Blade lade afKunstens Bog. (Fonds Asger Jorn du Silkeborg Kunstmuseum) 124

    Figure 18 : Jorn, Asger. Graphique thosophique. 1946-1949. Graphique partir d'un schma thosophique modifi l'encre inclut dans le manuscrit non-publi Blade lade qf Kunstens Bog. (Fonds Asger Jorn du Silkeborg Kunstmuseum) 125

    Figure 19: Giedion, Sigfried. Comparaison figurant sur une page de Space, Time and Architecture : the Growth ofaNew Tradition (2mi1 dition), Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1954, p. 462 126

    Figure 20 : Giedion, Sigfried. Comparaison figurant sur une page de Space, Time and Architecture : the Growth ofaNew Tradition (Tm dition), Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1941, pp. 190-191 126

    Figure 21 : Bill, Max. Comparaison figurant sur une page de Robert Maillart, Zurich, Verlag fur Architektur, 1949, p. 27 127

    Figure 22 : Bill, Max. Comparaison figurant sur une page de Robert Maillart, Zurich, Verlag fur Architektur, 1949, p. 29 127

    Figure 23 : Rosenberg, Hannes. Photographie de Walter Gropius l'inauguration de la H/G le 2 octobre 1955. N /B . Dimensions inconnues. (Reproduction dans Ren Spitz, HfG Ulm : the View Behind the Foreground, Stuttgart, Edition Axel Menges, 2002, p. 174.) 128

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    Figure 24 : Bill, Max. Esquisse de la HJG. Esquisse architecturale sur papier. Date 18/8/52. Dimensions inconnues. (Reproduction dans Max Bill, The Bauhaus Idea, Architect's Tear Book, no. 5(1953), p. 30.) 128

    Figure 25 : Photographie du Bauhaus de Dessau et esquisse de Max Bill pour la HJG. (Reproductions dans Max Bill, The Bauhaus Idea, Architect's Tear Book, no. 5 (1953), pp. 29-30.) 129

    Figure 26 : Vue arienne du Bauhaus, Dessau, c. 1927. (Reproduction dans Frank Whitford (d.), The Bauhaus Masters & Students hy Themselves, London, Conran Octopus, 1992, p. 208.) 129

    Figure 27 : La faade nord-ouest de l'Ecole ADGB Bernau. 1928-30. (Reproduction dans Hannes Meyer, 1889-1954 : Architekt Urbanist Lehrer, Berlin, Ernst & Sohn Verlag, 1989, p. 206.) 130

    Figure 28 : Aicher, Otl. Vue arienne de la HJG, Ulm. 1955. N / B . Dimensions inconnues. (Image numrise tire du site Internet HfG-Archiv, Archives de la Hochschule fur Gestaltung, Ulm : http://www.hfg-archiv.ulrn.de/dic sammlungcn/hfg sammlung/imgs/aichcr luftbilcl.jpg, mai 2007.) 130

    Figure 29 : Rothfuss, Ulrich. Etudiants devant la HJG. 1955. N/B . Dimensions inconnues. (Reproduction dans Ren Spitz, HJG Ulm : the View Behind the Foreground, Stuttgart, Edition Axel Menges, 2002, p. 1.) 131

    Figure 30 : Moholy-Nagy, Laszlo. Balcons du Bauhaus de Dessau. 1926. N / B . Dimensions inconnues. (Reproduction dans La Bauhaus de Festa. 1919-1933, Barcelona, Fundacio La Caixa, 2005, p. 84.) 131

    Figure 31 : Hahn, Ernst. Photographie du Ulm Hocker de Max Bill, Hans Gugelot et Paul Hildinger. 1955. N /B . Dimensions inconnues. (Image numrise tire du site Internet HfG-Archiv, Archives de la Hochschule fur Gestaltung, Ulm : http://www.hfg-archiv.ulm.de/die sammlungen/hfg sammlung/imgs/objekte/55 0020.jpg, mai 2007.) ......132

    Figure 32 : Burandt, Ulrich. Photographie de la caftria de la HJG. Date inconnue. N/B. Dimensions inconnues. (Reproduction dans Ren Spitz, HJG Ulm : the View Behind the Foreground, Stuttgart, Edition Axel Menges, 2002, p. 187.) 132

    Figure 33 : Jorn, Asger. En-tte pour le papier lettre du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste contre un Bauhaus Imaginaire . 1954. (Fonds Asger Jorn du Silkeborg Kunstmuseum, Silkeborg) 133

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    Figure 34 : La Manifattura Ceramiche d'Arte Mazzoti (construite en 1925), Albisola, Italie, 1989. (Reproduction dans Troels Andersen, d.,AsgerJorn : Keramik, Silkeborg Kunstmuseum, 1991, p. 79.) 133

    Figure 35 : Jorn, Asger. Plat oval. Et 1954. Peinture l'huile sur argile. 22,5 x 31,5 cm. (Reproduction dans Troels Andersen, d., Asger Jorn : Keramik, Silkeborg Kunstmuseum, 1991, p. 84.) 134

    Figure 36 : Le bulletin du Bauhaus Imaginiste Eristica. Milan, 1954. (Collection du Musum qf Modem Art, New York.) 134

    Figure 37 : Pavillon ouest-allemand la 10 Triennale de Milan. 1954. (Reproduction dans Baukust und Werkform, no. 12 (dcembre 1954), p. 736.) 135

    Figure 38 : Premire exprience du Bauhaus Imaginiste: exposition de cramiques Albisola. Italie, 1955. (Reproduction dans Asger Jorn, Pour la forme (1957), Paris, Allia, 2001, p. 17.) 135

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    Introduction

    [1] Prsentation

    Le 30 juillet 1958 parat aux presses de Y Internationale Situationniste (I.S.) le recueil Pour la

    forme : bauche d'une mthodologie des arts1 [figure 1, ci-dessous] de l'artiste danois Asger Jorn

    (n Asger Oluf Jorgensen), regroupant dix articles rdigs entre 1954 et 1957, au terme

    d'une intense priode d'exprimentation artistique et de rflexion thorique portant sur

    l'architecture et le design ainsi que sur la place des artistes exprimentaux au sein de la

    socit moderne. Si quelques-uns de ces articles ont dj t publis en italien ou en

    franais dans des revues tels qu'Eristica et Potlatch, ceux-ci, une fois regroups, forment un

    tout cohrent qui tente de rendre compte du parcours du Mouvement International pour un

    Bauhaus Imaginiste (M.I.B.I.), un collectif informel qui a regroup en son sein, outre Jorn,

    certains des artistes, architectes, designers et thoriciens les plus importants de la seconde

    moiti du 20mc sicle : Roberto Matta, Constant, Ettorre Sottsass Jr., Guy Debord,

    Giuseppe Gallizio, et plusieurs autres. On peut aussi considrer Pour la forme comme la

    synthse finale des positions d'Asger Jorn sur la question de l'architecture moderne.

    Plusieurs annes plus tt, en 1937, le jeune artiste danois quitte pour Paris afin de

    travailler l'atelier du peintre Fernand Lger. Cette premire rencontre avec le monde

    de l'art parisien lui offre l'opportunit de collaborer avec Le Corbusier pour le Pavillon des

    Temps Nouveaux lors de Y Exposition Universelle. De ses dsaccords avec les artistes puristes, de

    ses affinits avec certaines thories surralistes et de sa fascination pour le romantisme

    nat ce que Jorn dcrit lui-mme comme un intrt fanatique pour l'architecture qui le

    suivra pour les deux prochaines dcennies. son retour en Scandinavie, en plus de

    continuer ses activits artistiques tout en tissant des liens avec diffrents groupes

    exprimentaux, Jorn dvore une quantit colossale de livres publis dans diffrents

    Asger Jorn, Pour laforme : bauche d'une mthodologie des arts (1958), Paris, Allia, 2001. L'dition originale a t imprime 750 copies Paris par l'imprimeur Dragor pour les ditions Internationale Situationniste. La r-impression de 2001 chez Allia contient toutes les illustrations, mais ne respecte que partiellement la mise en page originale de Jorn. Il en va de mme pour la r-impression dans l'anthologie : Grard Berreby (d.), Documents relatifs lafondation de l'Internationale Situationniste : 1948-1957, Paris, Allia, 1985.

  • 12

    domaines et multiplie les publications portant sur le rapport entre l'art et l'architecture,

    un projet qu'il doit temporairement interrompre au dbut des annes 50 en raison de

    graves problmes de sant. Ce n'est que partie remise : sa passion pour l'architecture ne

    fait que resurgir avec plus de force quelques mois plus tard. Pendant une priode de

    convalescence en Suisse, Jorn dcouvre un article de Max Bill dans la revue britannique

    dite par Herbert Read Architect's Year Book, The Bauhaus Ideafrom Weimar to Ulm 2, qui

    annonce la fondation d'une nouvelle institution d'ducation suprieure dans la ville

    rgionale d'Ulm (Rpublique Fdrale d'Allemagne, R.F.A.) nomm Hochschule fur

    Gestaltung ( cole suprieure de design , HfG). Dans cet article programmatique,

    vritable appel une vaste collaboration internationale, Max Bill dresse un bref

    historique du Bauhaus - qu'il a lui-mme frquent en tant qu'tudiant entre 1927 et 1929

    - et annonce sa ferme intention de baser le programme de la HfG en continuit avec le

    modle d'ducation progressiste tabli une vingtaine d'annes plus tt par Walter

    Gropius Weimar puis Dessau. Jorn crit aussitt Bill afin de briser la solitude qu'il

    vit en Suisse, lui proposant une collaboration : il lui suggre d'ouvrir une section de

    recherches artistiques synthtiques ou libres . Celui-ci essuie un refus catgorique de

    Max Bill, qui affirme que les soi-disant arts sont autrement compris Ulm qu'

    l'ancien Bauhaus. Ce refus d'offrir une place aux artistes exprimentaux au sein de la HfG,

    un choix qui, selon Jorn, remet fondamentalement en question la lgitimit de Bill de se

    rclamer de l'cole o ont enseign Paul Klee, Vassily Kandinsky et Oskar Schlemmer

    sera le dbut d'une vive polmique entre les deux hommes. En plus d'un change

    pistolaire, Asger Jorn et Max Bill prennent position dans l'espace public sur l'hritage

    historique du Bauhaus et la place des artistes exprimentaux pour une premire fois la

    Triennale de Milan en 1954. Jorn dcide, paralllement ses changes thoriques,

    d'organiser une srie d'actions collectives autonomes qui dbute avec la rencontre de la

    cramique d'Albisola en 1954 pour dnoncer la vision qu'il dit fonctionnaliste du

    Bauhaus dfendu par les membres et les sympathisants de la HfG. Plusieurs dizaines

    Max Bill, The Bauhaus Idea : from Weimar to Ulm, Architect's Year Book, no. 5 (1953), pp. 29-32. Cet article est une version remanie d'un texte publi originalement en langue allemande. Voir : Bill, Von Bauhaus in Weimar zur Hochschule fur Gestaltung in Ulm, Deutsche Universittszeitung, no. 23-24 (dc. 1952), pp. 14-15. Selon nous, le titre choisit par Bill, de Weimar Ulm , qui tente d'identifier les origines de son propre projet et qui suggre une continuit entre diverses ambitions modernistes, est peut-tre une allusion favorable aux titres programmatiques choisit par plusieurs historicistes tels que Paul Klofer (yon Palladio bis Schinkel) ou Emil Kaufmann (Von Ledoux bis Le Corbusier).

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    d'artistes, issus des quatre coins du monde, et des membres des communauts locales

    italiennes participent aux vnements. Ce projet se prolonge avec le Congrs des

    Artistes Libres d'Alba en 1956 et culmine avec la confrence de Coscio d'Aroscia en

    1957 qui voit la fusion du M.I.B.I. Y Internationale Lettriste et au Comit Psychogographique de

    Londres afin de former Y Internationale Situationniste.

    [2] Problmatique et approche mthodologique

    Comment expliquer la polmique entre Asger Jorn et Max Bill ? Les diffrences entre les

    deux hommes sautent aux yeux. Par excs d'vidence, sans doute, les quelques historiens

    qui ont crit sur leur dbat se sont contents de souligner toute la distance qui spare Bill

    (gnralement prsent en tant que fonctionnaliste ) de Jorn (un artiste dcrit comme

    primitiviste ). Doit-on y voir l'opposition antique entre l'approche apollinienne et

    dionysiaque la vie nonce par Friedrich Nietzsche ? Dans les annes 40, Jorn fait

    souvent cette distinction entre l'apollinien (ce qui est caractris par la mesure, l'ordre et

    l'quilibre, donc la rpression de l'instinct vital, en rfrence au dieu grec Apollon) et le

    dionysiaque (ce qui a un caractre enthousiaste et vitaliste, en rfrence Dionysos, le

    dieu de la vgtation, de la vigne et du vin) partir de sa lecture de Die Geburt der Tragodie3

    ( La Naissance de la Tragdie ). C'est aussi le titre d'un de ses articles, Apollon ou

    Dionysos paru dans la revue d'architecture sudoise Byggmstaren [figure 2, ci-dessous]

    dans lequel il distingue ces deux approches tant au plan de la philosophie, de l'art que de

    l'architecture. Jorn va mme jusqu' distinguer les deux dmarches dans la graphie du

    titre [figure 3, ci-dessous] : l'une est claire et sobre, l'autre, stylise et expressive.4 Ou

    s'agit-il plutt d'une manifestation moderne d'une antinomie qui remonte des temps

    Friedrich Nietzsche, La Naissance de la Tragdie (1869), Paris, Gallimard, 1997. Toute sa vie, Jorn s'identifiera au dionysiaque, ainsi dcrit par le philosophe Nietzsche : Le mot dionysiaque exprime un besoin d'unit, un dpassement de la personne, de la banalit quotidienne, de la socit, de la ralit, franchissant l'abme de l'phmre; l'panchement d'une me passionne et douloureusement dbordante en des tats de conscience plus indistincts, plus pleins et plus lgers; un acquiescement extasi la proprit gnrale qu'a la Vie d'tre la mme sous tous les changements, galement puissante, galement enivrante; la grande sympathie panthiste de joie et de souffrance, qui approuve et sanctifie jusqu'aux caractres les plus redoutables et les plus dconcertants de la Vie: l'ternelle volont de gnration, de fcondation, de Retour: le sentiment d'unit embrassant la ncessit de la cration et celle de la destruction.

    Jorn, Apollon eller Dionysos, Byggmstaren, vol. XXVI, no. 17 (1947), pp. 251-256.

  • 14

    immmoriaux, que Sigfried Giedion prsente dans Space, Time and Architecture5 quand

    celui-ci identifie les deux approches qui s'offrent l'homme afin de dominer son

    environnement : l'une, gomtrique et rationnelle, l'autre, irrationnelle et organique ? Il

    n'y a qu' comparer la maison de Jorn Albisola en Italie [figure 4, ci-dessous] au studio

    de Bill Zurich en Suisse [figure 5, ci-dessous] pour confirmer de telles hypothses

    transhistoriques. D'un ct, une maison-jardin mditranenne aux escaliers ingaux,

    enlace de vignes et d'arbres, une maison aux formes biomorphiques, accueillant les

    plus diverses sortes de dbris , remplie de part en part de sculptures et de peintures aux

    formes bestiales, tous jets l dans un parfait dsordre .6 De l'autre, une maison-atelier

    alpine aux formes rectlignes rigides, gomtriques. Une maison fonctionnelle, hyginique,

    dpouille de tout ornement. Une cellule blanche .7

    Or, si l'on passe au-del des diffrences formelles videntes entre les crations de Jorn et

    de Bill, on remarque une parent tout aussi frappante entre la dmarche totalisante des

    deux hommes. Max Bill et Asger Jorn croient fermement une esthtisation du

    quotidien, non pas en tant que simple dcoration d'objets domestiques mais en tant

    qu'une transfiguration complte du rel par l'entremise de l'art et de la technique. Tous

    les deux ont de fortes motivations politiques, tous les deux empruntent la philosophie

    afin de formuler leurs thories esthtiques, tous les deux s'appuient sur la science et

    Sigfried Giedion, Space, Time and Architecture: the Growih of a New Tradition (1941), Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1954.

    Guy Debord, De l'architecture sauvage, (1972) dans Jorn, Le jardin d'Albisola, Edizioni d'Arte Fratelli Pozzo, Torino, 1974, non pagin.

    L'atelier de Max Bill ne ressemble-il pas en tout points l'atelier que prescrit Tho van Doesburg (membre fondateur du groupe De Stijl et pre spirituel de la tendance qui sera dsigne en tant qu'Art Concret) en 1935 au collectionneur Lonce Rosenberg ? Your atelier must be like a glass cover or like an empty crystal. It must hve an absolute purity, a constant light, a clear atmosphre. It must also be white. The palette must be of glass. Your pencil sharp, rectangular and hard, always free of dust and as clean as an operating scalpel. One can certainly take a better lesson from doctors' laboratories than from painters' ateliers. The latter are cages that stink like sick apes. Your atelier must hve the cold atmosphre ofmountains 3,000 meters high : eternal snow must lie there. Cold kills the microbes. Lettre de Tho van Doesburg Lonce Rosenberg (1935) cit dans Nancy Troy, The De Stijl Environment, Cambridge, Ma., MIT Press, 1983, p. 106. L'origine de l'expression Art Concret remonte aux dbats sur l'art abstrait (c'est--dire sans allusions naturalistes) tendance gomtrico-mathmatique en Europe au tournant des annes 30. C'est Tho van Doesburg qui utilise en premier cette expression (dans la revue a.c.) afin de dsigner sa production picturale ainsi que celle de Piet Mondrian et des autres membres du groupe De Stijl. Paris, un groupe dterminant dans la promotion de l'Art Concret est Abstraction-Cration fond en 1931 auquel succdera le Salon des Ralits Nouvelles en 1946. Max Bill reprendra cette expression pour qualifier ses propres uvres partir de 1936.

  • 15

    l'histoire afin de lgitimer leurs projets. Max Bill et Asger Jorn collectionnent l'art

    primitif ainsi que plusieurs artistes en commun et vont parfois jusqu' se rclamer des

    mmes crateurs, par exemple Hans Arp, afin d'expliquer leur dmarche.

    Le but de notre programme de recherche n'est pas de dcrire tout l'cart qui spare le

    primitivisme d'Asger Jorn du fonctionnalisme de Max Bill, ou, l'inverse, de dmontrer

    quel point les deux hommes partagent des prsupposs modernistes communs. Il s'agit

    plutt d'interprter de manire critique, contextuelle et historiquement situe ce que nous

    appellerons la position contre-fonctionnaliste d'Asger Jorn la lumire de ses crits

    thoriques, en gnral, et de ses premiers essais compils dans Pour la forme, plus

    spcifiquement. Ainsi, plutt que d'envisager sa polmique qui l'oppose en 1954 Max

    Bill simplement en termes d'oppositions binaires (vitalisme et rationalisme, art organique

    et gomtrique, compositions mathmatiques et improvisations spontanes), nous

    tenterons de retracer la complexit du discours d'Asger Jorn sur l'art et l'architecture

    modernes, ainsi que sur la question du fonctionnalisme et de l'utilitarisme, en retraant

    ses origines thoriques, ses prmisses idologiques et ses cadres conceptuels. Notre

    approche est hermneutique et interprtative plutt que normative. Nous souhaitons

    identifier les sources et les fondements d'une telle thorie contre-fonctionnaliste, que nous

    tenterons de replacer la fois dans le parcours de Jorn, dans le contexte spcifique de

    l'aprs-guerre et en continuit avec l'histoire de l'avant-garde et du modernisme

    europen.

    Puisqu'il existe dj plusieurs tudes portant sur les uvres picturales de Jorn, au

    dtriment de sa production thorique et encore plus de sa critique de l'architecture, nous

    avons cru ncessaire de laisser de ct l'analyse visuelle afin de se concentrer le plus

    possible sur ses crits et ses prises de positions publiques. Pour comprendre la valeur

    novatrice des pratiques de Jorn, nous procderons une reconstruction du contexte

    historique afin de mieux comprendre l'altrit qu'elles portent par rapport aux discours

    artistiques et architecturaux de l'poque. Nous valuerons les crits de Jorn au plan du

    contenu et, lorsque ncessaire, au plan de la prsentation visuelle (choix des illustrations,

    comparaisons, mise en page, etc.) Nous tenterons aussi d'interprter les diverses tactiques

  • 16

    - aussi bien esthtiques qu'institutionnelles - mises en uvre au long du parcours du

    M.I.B.I. Faute de pouvoir couvrir l'ensemble des tactiques et des collaborations de Jorn,

    nous nous consacrerons la formation initiale de sa thorie contre-fonctionnaliste qui

    interroge de manire critique l'architecture et le design moderniste.

    [3] Division du programme de recherche

    Dans le premier chapitre, nous tenterons de retracer les sources du discours de Jorn sur

    l'art et l'architecture modernes partir des annes 30 jusqu' la fondation du M.I.B.I. au

    dbut des annes 50. Il serait beaucoup trop long de faire le tour de l'ensemble des

    questions auxquelles touchent les crits thoriques de Jorn durant cette priode d'une

    vingtaine d'annes. Comme le fait remarquer Peter Shield, l'un des principaux

    traducteurs et exgtes de Jorn, l'criture de cet artiste-penseur , qui a publi de son

    vivant au-del de 500 articles, et ce dans diffrentes disciplines, est trs imprvisible.

    Tenter d'en excaver tous les passages est, toute fin pratique, un projet irraliste.8 Nous

    proposons plutt, par la dpouille de documents d'archives, de tmoignages et de

    manifestes, quelques-uns indits, d'autres dj publis, de trouver un fil d'Ariane travers

    ce grand labyrinthe en chantier. Ainsi, dfaut d'tre exhaustif, notre tude prliminaire

    sur Jorn prsentera les grands moments de la construction de sa thorie contre-

    fonctionnaliste de l'architecture, qui procde d'une rflexion continue lie une srie

    d'vnements reprables de son parcours individuel.

    Jorn fait frquemment rfrence dans ses crits l'architecture moderne et au

    fonctionnalisme. Cependant, le sens qu'il donne ces mots est quivoque, se basant avant

    tout sur une interprtation esthtique parfois simpliste. Outre le Bauhaus, d'o vient son

    intrt pour l'architecture et jusqu' quand remonte-il ? Quelles sont ses sources prcises ?

    Comment peroit-il ses premiers mentors, Fernand Lger et Le Corbusier, diffrents

    Selon Shield : The greatest difficulty with ail of Jorn's texts is finding a consistent line, for he was a willful and willing transgressor of any accepted mode of thinking. (...) He finds logical analysis and artistic vision equally suited to his purposes and switches from one to another in mid-argument. His method is thus neither that of the scientific enquirer nor of the philosopher but of the Ihinker-artist. His own position on ail this: "Rather a tangled and chaotic truth than a four-square, beautiful, symmetrical and finely chiseled lie", could just as well hve been applied to his approach to painting. Voir : Peter Shield, Introduction, dans TlieNatural Order and Other Texts, Aldershot, Ashgate, 2002, p. IX.

  • 17

    moments de sa vie ? Comment articule-il sa critique de l'architecture gomtrique et

    comment s'insre-elle dans sa vision globale de l'histoire ? Nous tenterons de faire

    dialoguer les positions de Jorn avec celles de penseurs qui ont exerc sur lui une influence

    dterminante, en particulier du ct du surralisme, mouvement qu'il frquente avant,

    pendant et aprs son premier sjour parisien. Plus spcifiquement, qu'est-ce que Jorn

    retient des quelques thories surralistes propos de l'architecture et de l'urbanisme

    publis dans les annes 30 dans la revue Minotaure ? En revenant sur certains de ces

    moments cls, il sera possible de voir les diffrentes strates thoriques accumules qui se

    dissimulent sous la surface des crits esthtiques imaginistes. Ce retour en arrire

    permettra aussi de mieux comprendre les expriences organises par le M.I.B.I. et de les

    envisager dans un contexte historique plus vaste.

    tudier le M.I.B.I., c'est bien sr tudier la diversit des hritages du Bauhaus, une cole

    qui continue toujours de fasciner et de susciter des polmiques. Dans le second chapitre,

    nous nous attarderons, d'une part, la lecture de l'histoire du Bauhaus propos par Max

    Bill contre laquelle s'oppose Asger Jorn de manire virulente et, d'autre part, la

    fondation de la Hochschulejur Gestaltung Ulm au dbut des annes 50. Pour comprendre

    comment la Fondation Scholl en est arriv contacter Max Bill, il faudra reconstituer la

    squence historique qui a structur les vnements qui suivent la Seconde Guerre

    Mondiale, tant au niveau de la modernisation institutionnelle ouest-allemande qu' celui

    de la polarisation politique du champ artistique europen. Il y sera aussi question du

    parcours de Max Bill, de son rle en tant qu'historien programmatique ainsi que de son

    implication dans la fondation de l'cole technique et la dfinition de son programme

    pdagogique. L o Jorn cherche s'affirmer par la confrontation et par la rupture,

    tissant sa propre constellation de rfrence de manire allusive, l'instar des avant-

    gardes, dont le but est de perptuellement se renouveler afin de contester l'institution

    artistique, Bill s'affirme par la filiation explicite, par la continuit avec le projet du

    Mouvement moderne. En reprenant le cadre conceptuel fix par Hilde Heynen, nous

    tenterons d'expliquer la vision pastoraliste de l'histoire de Max Bill.9 Ce second

    Heynen, dans Architecture and Modemity : a Critique, dfinit ainsi une conception pastoraliste : A pastoral view dnies the contradictions, dissonances, and tensions that are spcifie to the modem and sees modernity as a concerted struggle for progress, uniting workers, industrialists, and artists around a common

  • 18

    chapitre, s'appuyant sur les recherches de diffrents historiens contemporains, servira

    donner aux lecteurs une vision gnrale du parcours complexe de Max Bill et de la HfG,

    une vision qu'il nous serait difficile d'obtenir si l'on s'en tenait, comme ont eu tendance

    le faire jusqu' prsent les critiques, strictement aux propos polmiques d'Asger Jorn.

    Nous tenterons de dmontrer comment l'ide du Bauhaus qui est elle-mme multiple et

    conteste a t reue par la HfG et par le M.I.B.I. et comment une telle ide a pu tre

    activement mobilis la fois comme un point de dpart et comme un but par ces deux

    groupes qui cherchent, de manire diffrente, dpasser ce cju'ils considraient comme la

    perte d'unit entre l'art et la socit. Etudier la dissmination, l'acception et l'influence

    d'une ide aussi vaste que celle du Bauhaus implique ncessairement de prendre en

    considration les diffrents phnomnes d'acculturation et de transformation qui ont

    influenc celle-ci en cours de route, notamment travers les changes entre plusieurs

    artistes et architectes europens et amricains.

    la fin du second chapitre, nous prsenterons le campus de la Hochschule jur Gestaltung

    Ulm en tant que monde possible , comme synthse des positions idologiques et

    utopiques de Max Bill et des membres fondateurs de cette institution. Peut-on affirmer

    avec autant de certitude que le campus construit par Max Bill est fonctionnaliste ? Encore

    une fois, ce terme est polysmique, ce qui exige une analyse plus minutieuse. Comme le

    remarque Stanford Anderson dans son article intitul The Fiction of Function 10, le

    concept de fonctionnalisme en relation l'architecture, en raison de son ubiquit dans

    l'historiographie, est devenu fortement problmatique. Sobre esthtique de la machine

    pour les uns, programme social progressiste pour les autres; fidlit de l'architecte aux

    besoins humains des utilisateurs pour les uns, optimisation des moyens technologiques

    pour les autres : l'usage, trop souvent polmique, du mot fonctionnalisme en a rendu le

    sens et la porte de plus en plus faible. Encore selon Anderson, il serait tendancieux de

    croire que les architectes gnralement considrs en tant que fonctionnalistes sont

    goal. In a view of this sort, the bourgeois modernity of capitalist civilization and the aesthetic modernity of modernist culture are given a common denominator while the underlying conflicts and discrepancies are ignored. Politics, conomies, and culture are ail united under the banner of progress. Progress is seen as harmonious and continuous, as though it developed to the advantage of everyone and without any significant interruptions. Voir : Hilde Heynen, Architecture and Modernity: a Critique, Cambridge, Ma., MIT Press, 1999, p. 13.

    Stanford Anderson, The Fiction of Function, Assemblage, no. 2 (fv. 1987), pp. 18-31.

  • 19

    dgags de toutes intentions symboliques , malgr ce qu'ils peuvent laisser croire dans

    leurs crits ou encore dans leurs projets construits. C'est souvent le contraire qui se

    produit. Plusieurs choix esthtiques entrent en ligne de compte afin de mettre en scne les

    divers niveaux de fonctionnalit d'un btiment. Certains dtails ou objets prcis,

    mdiatiss entre autres par la photographie, deviennent des lments symboliques, des

    mtaphores constitutives d'une fiction architecturale qui s'ouvre, de manire plus

    gnrale, sur la question de la vie dans la socit moderne. Cette fiction de la fonction

    a la capacit de crer un monde (worldmaking). Une telle approche critique nous semble

    particulirement riche afin d'valuer le campus de la HfG : dans la mesure o le campus

    de la Hochschulejur Gestaltung et les objets qui l'habitent suggre ses occupants une vision

    d'un modle social en construction - la dmocratie librale technocratique - ainsi qu'une

    filiation avec le Bauhaus et le Mouvement moderne, elle leur raconte une histoire qui

    ouvre le champ des possibles au-del du seul domaine de l'existant.

    Finalement, la partie finale du deuxime chapitre porte spcifiquement sur les changes

    entre Jorn et Bill. Elle concerne la fondation du M.I.B.I., sur laquelle il n'y a

    pratiquement rien d'crit jusqu' prsent. D'emble, il est clair que la fondation du

    M.I.B.I. est une rponse critique la fondation de la HfG. Or, dans quelles circonstances

    a t fond le M.I.B.I. ? Est-ce que Jorn a contact Max Bill avec un projet de

    collaboration ou, l'inverse, est-ce que Max Bill lui a offert un emploi de professeur la

    HfG ?" L'tude de ce dtail, apparemment anecdotique, nous semblait crucial la

    meilleure comprhension de notre sujet. Puisque Jorn utilise diffrents moments des

    extraits de sa correspondance avec Max Bill comme des pices conviction dans le

    procs qu'il intente contre les tenants du fonctionnalisme, il est fondamental de retourner

    le plus prs possible des sources. La lecture approfondie de leur correspondance complte

    ( l'tat fragmentaire dans Pour la forme), ainsi que l'tude du contexte prcis de leur

    Nous n'avons trouv aucune mention de Jorn ou du M.I.B.I. dans l'un des nombreux catalogues, livres ou articles portant sur Max Bill ou sur la Hochschulejur Gestaltung, mme si le dbat public entre Jorn et Bill au sujet de l'hritage du Bauhaus, qui a lieu en 1954 la Triennale de Milan, est dsormais bien connu. Selon Jakob Bill, le fils de Max Bill et le responsable de la Fondation Bill de Zurich, Max Bill n'a rien conserv par crit de son dbat avec Asger Jorn.

  • 20

    rencontre et de la fondation du M.I.B.I.12, nous a permis de considrer leur dbat d'une

    manire plus diffrencie que l'ont fait jusqu' prsent les autres historiens de l'art. En

    effet, la plupart des historiens ont omis de prendre en considration les premiers contacts

    entre les deux artistes ; d'autres historiens mentionnent leur polmique, mais un certain

    flou persiste. Par exemple, dans The Situationist City, Simon Sadler affirme que Max Bill a

    initialement contact Asgerjorn en fin d'anne 1953, sans prciser les motivations de Bill,

    ou encore ses sources ce sujet.13 Hal Foster, se basant probablement sur le livre de

    Sadler, ritre sensiblement le mme point de vue dans son entre sur le M.I.B.I. dans

    l'anthologie Art Since 1900, en y ajoutant l'hypothse que Bill a contact Jorn pour lui

    offrir un emploi de professeur, connaissant ses liens avec Fernand Lger et Le Corbusier

    pendant la fin des annes 30. Selon Foster, c'est Jorn, sensibilis par son implication au

    sein du groupe anti-constructiviste Cobra, qui aurait refus l'offre.14

    Ces hypothses nous semblaient plutt faibles : pourquoi est-ce que Max Bill, l'un des

    plus fervents promoteurs de l'Art Concret, une tendance de l'art abstrait gomtrico-

    mathmatique, et un homme aux persuasions politiques mlioristes, aurait-il contact un

    artiste qu'il n'a jamais rencontr, Asgerjorn, au style violement expressionniste et aux

    convictions communistes militantes ? En lisant attentivement les lettres changes, nous

    nous sommes non seulement rendu compte que les affirmations de Sadler et de Foster

    taient effectivement fausses, mais que le dbat entre les deux hommes tait infiniment

    plus riche que ne le laisse croire les crits ce sujet. Comme en tmoigne leur

    correspondance, dsormais dans les archives du Silkeborg Kunstmuseum, c'est Jorn qui, de

    son chalet en Suisse, contacte Max Bill son bureau de Zurich avec l'intention d'ouvrir

    une section pour les arts exprimentaux Ulm, une proposition qui est aussitt refuse

    par le recteur de l'cole technique. L'tude de cette correspondance, en plus de nous

    permettre de corriger certaines erreurs dans l'historiographie, a aussi servi de point de

    Notre recherche a aussi bnfici de la publication rcente des correspondances entre Jorn et plusieurs autres de ses camarades. Voir, en particulier la correspondance avec Enrico Baj {Baj-Jom : lettres 1953-1961, Paris, Muse d'Art Moderne de Saint-Etienne, 1989) ainsi que celle avec Pierre Alechinsky {Lettres plus jeune, Paris, L'choppe, 1998).

    Simon Salder, The Situationist City, Cambridge, Ma., MIT Press, 1998, p. 8. Hal Foster, 1957(a), dans Art Since 1900: Modemism, Antimodemism, Postmodernism, London,

    Thames and Hudson, 2004, p. 391. Joan Ockman ritre le mme point de vue dans l'anthologie Architecture Culture 1943-1968 : a documentary anthology, New York, Rizzoli, 1993, p. 172.

  • 21

    dpart notre rflexion. Par la comparaison entre les deux points de vue, nous tenterons

    de mettre en relief les critiques contre-fonctionnalistes de Jorn : d'un ct, selon Max Bill,

    l'approche utilitariste qui s'est dveloppe au Bauhaus de Dessau (sous Walter Gropius et

    surtout sous Hannes Meyer15), qui vise l'intgration dynamique de la crativit

    individuelle aux besoins des structures industrielles, est la seule qui permette une

    ralisation pratique de l'art. l'isolement et l'autosuffisance de l'artiste moderne, l'cole

    technique offre un modle exemplaire d'une structure communautaire, d'un monde

    possible dans lequel la collaboration directe entre le crateur, le travailleur et

    l'employeur permettent de crer une socit nouvelle dans laquelle les valeurs artistiques

    s'actualisent rationnellement dans la socit civile. Cette intgration mnerait la gute

    Form, c'est--dire des objets usins standardiss aux formes honntes , satisfaisantes

    aussi bien au plan esthtique qu'au plan thique.

    Durant son change avec Bill, Jorn apporte une longue discussion passionne portant sur

    le rationalit instrumentale et la rsistance que peut y opposer une pratique artistique

    libre et exprimentale, fonde sur la subjectivit individuelle et sur le geste . En effet,

    selon Jorn, la crativit exprimentale et l'exubrance de l'art sont le contraire du travail

    productif : elles sont sources de contre-valeur. Selon le programme imaginiste, les

    communauts d' artistes libres- doivent penser, crer et parler par eux-mmes. Ce n'est

    pas l'art exprimental qui doit tre soumis l'industrie mais l'industrie qui doit tre

    soumise l'art exprimental :

    Cre, artiste, ne parle pas . Ce discours nous a t tenu trop souvent par des gens qui se disaient capables de parler pour nous, de penser pour nous et d'agir pour nous ; des politiciens, des intellectuels, des industriels, professeurs, critiques d'art, et d'autres. Et nous avons toujours t trahis. Je cre, je pense et je parle.16

    Il est d'ailleurs intressant remarquer que Max Bill et les membres de la HfG font trs rarement de rfrences explicites l'architecte suisse Hannes Meyer, le second directeur du Bauhaus, en raison de ses convictions politiques communistes et de son exil sovitique, qui taient tabous dans le contexte tendu de la Guerre Froide (contrairement aux rfrences nombreuses Walter Gropius, qui a immigr aux -U et qui dfend alors des positions librales). Cependant, Meyer a fortement influenc plusieurs membres de la HfG, autant du ct des professeurs que des tudiants, en particulier Claude Schnaidt, qui lui a consacr une monographie. Ce sujet mrite d'tre explor avec plus de circonspection.

    Jorn, Discours du Premier congrs mondial des artistes libres, (1956) dans Pour la forme, op. cit., p. 29-30. La devise cre, artiste, ne parle pas de Goethe ( Bilde, Kunstkr, rede nlcht ! / Nur eln Hauch sel dein Gedicht ! ) se trouve au dbut de ses pomes sur l'art. Voir le premier tome de : Goethe, Posies: des origines au

  • 22

    L'exprimentation artistique et la critique radicale de la socit constituent le continuum

    de la rflexion d'Asger Jorn et en sont les truchements : l'artiste rcuse ainsi la devise

    goethenne selon laquelle l'artiste doit se contenter de crer sans intervenir directement

    dans les dbats qui l'entourent Par une prise de conscience des apories de l'idologie

    utilitariste, Jorn propose l'extension de la libert artistique l'ensemble des sphres de la

    socit, croyant ainsi augmenter la marge de libert de l'esthtisme bourgeois

    l'ensemble des sphres de la socit. Plutt que d'approcher l'art de manire scientifique

    ou productiviste, Jorn propose encore l'inverse : il faut approcher la science et l'industrie

    modernes d'un point de vue artistique. Cette tension que l'on entrevoit ici entre la

    standardisation et la crativit individuelle comme noyau dur de deux programmes de

    recherches concurrents, une tension qui traverse, en quelque sorte, l'histoire de l'art et du

    design moderniste - pensons, par exemple, au dbat sur la standardisation entre Hermann

    Muthesius et Henry van de Velde du Werkbund qui a lieu 50 ans plus tt, en 1914 -

    provient d'un mme dsir d'une requalification de l'artiste par sa participation, pense de

    manire positive ou ngative, la production conomique.

    [4] Historiographie et tat de la question

    En consultant les tudes consacres Asger Jorn, au M.I.B.I. et l'I.S., nous avons

    remarqu l'absence d'tudes systmatiques sur les positions de Jorn par rapport

    l'architecture moderne, ainsi qu'une tendance assimiler le M.I.B.I. comme post-face

    Cobra ou comme prologue l'I.S.. Il est incontestable que le M.I.B.I. a influenc de

    manire dterminante l'I.S., surtout durant les annes formatrices de la nouvelle

    organisation fonde en juillet 1957. Les deux groupes partagent plusieurs membres et

    thses en commun : la fondation du Laboratoire Exprimental d'Alba et la cration de

    rouleaux de peinture industrielle par Giuseppe Gallizio ou encore le projet

    d'urbanisme unitaire New Babylon de Constant sont de bons exemples de projets qui ont

    pris racines pendant la priode imaginiste et qui ont t prolongs durant la priode

    voyage en Italie, Paris, Aubier, 1965. Cette devise a, en effet, t reprise par plusieurs architectes modernistes, en particulier Hendrik Petrus Berlage, Rudolf Schwartz et Mies van der Rohe.

  • 23

    situationniste. Cependant, en envisageant le M.I.B.I. avant tout dans son devenir

    situationniste , il apparat que plusieurs auteurs ont eu tendance en diluer la spcificit

    et en simplifier le parcours historique. Les historiens tardent encore questionner le

    point de vue programmatique de Guy Debord, qu'il exprime ds 1958. Selon lui, Cobra et

    le M.I.B.I. sont des mouvements no-surralistes idologiquement flous, fruits d'une

    priode confuse , qui n'ont t historiquement importants que dans la mesure o ils

    ont particip la naissance du mouvement situationniste auquel ils taient

    naturellement destins.17 Ces deux grandes lacunes dans l'historiographie nous ont

    initialement encourag prolonger les tudes existantes et approfondir le sujet.

    Curieusement, Asger Jorn, qui a consacr plusieurs articles l'architecture et qui a

    particip diffrents moments de sa vie des dbats publics impliquant des architectes et

    des historiens connus, a t jusqu' prsent presque compltement absent des crits sur

    l'histoire de l'architecture. Toutefois, depuis la publication la fin des annes 90 de toute

    une srie d'articles et de livre sur les Situationnistes par des historiens de l'architecture

    (portant le plus souvent sur Constant et, dans une moindre mesure, sur Guy Debord) tels

    que Simon Sadler18, Libero Andreotti19, Tom McDonough20, Mark Wigley21 ou Anthony

    Vidler22, un mouvement de reconnaissance commence tranquillement se faire sentir

    l'intrieur de la discipline. Dans son pays natal, Jorn est timidement reconnu en tant

    qu'un critique acerbe la fois des courants progressistes et conservateurs en architecture,

    associs respectivement au Mouvement moderne et la tradition Nationalromantik

    Scandinave. L'historien Nils Ole-Lund, dans Nordisk Arkitektur, consacre quelques lignes

    Voir la prface de Pour la forme : Debord, Dix annes d'art exprimental : Jorn et son rle dans l'invention thorique, (oct. 1958) dans Jorn, Pour laforme, op. cit., p. 7. Debord, dans un article non-sign qu'il publie dans la revue I.S., ritre une telle hypothse : Les groupes du mouvement Cobra, taient runis sur la proclamation d'une recherche exprimentale dans la culture. Mais cet aspect positif tait paralys par la confusion idologique entretenue par une forte participation no-surraliste. ( Ce que sont les amis de Cobra et ce qu'ils reprsentent, Internationale Situationniste, no. 2, dcembre 1958, p. 6.)

    Sadler, The Situationist City, op. cit. Libero Andreotti et Xavier Costa (ds.), Situationists: Art, Politics, Urbanism, Barcelona, ACTAR,

    1996. Tom McDonough, Guy Debord and the Situationist International: Texts and Documents, Cambridge, Ma.,

    MIT Press, 2002. 21

    Mark Wigley, Constant's New Babylon: the Hyper-Architecture of Dsire, Rotterdam, 010 Publishers, 1998. Voir aussi : Mark Wigley, The Activist Drawing : Retracing Situationist Architectures from Constant's New Babylon to Beyond, Cambridge, Ma., MIT Press, 2001.

    Anthony Vidler, Terres Inconnues: Cartographies of a Landscape to Be Invented, October, no. 115 (Winter 2006), pp. 13-30.

  • 24

    aux essais de Jorn publis la fin des annes 40 dans le priodique sudois Byggmstaren23

    et mentionne sa commande (non-ralise) pour l'extension du Silkeborg Kunstmuseum

    l'architecte danoisjorn Utzon. Du ct anglosaxon, un texte de Jorn, accompagn d'une

    courte prface, a t inclut dans l'anthologie documentaire de Joan Ockman, Architecture

    Culture, I943-I96824, tandis qu'Hilde Heynen consacre quelques pages la polmique

    Asger Jorn-Max Bill dans sa srie d'essais Architecture and Modernity: a Critique.25 Dans tous

    les cas, la prsence de Jorn se limite tout au plus des mentions ponctuelles. La seule

    tude qui existe sur le rapport entre Jorn et l'architecture est le court texte de Graham

    Birtwistle et Peter Shield, deux historiens britanniques qui ont rcemment publi un

    article collaboratif, Asger Jorn's solutions for architecture .26 Celui-ci offre un bref tour

    d'horizon de l'intrt thorique et pratique de l'artiste danois pour l'architecture entre

    1937 et 1961. Le cadre temporel que se fixent les auteurs correspond, d'une part, la

    rencontre de Jorn avec Le Corbusier et Fernand Lger et, d'autre part, sa dmission de

    l'Internationale Situationniste, la fondation de l'Institut de Vandalisme Compar au Danemark et

    sa perte graduelle d'intrt pour la question architecturale au profit d'tudes sur la

    mythologie et l'archologie. Ce court article, malgr certaines lacunes (l'intrt, selon

    nous crucial, d'Asger Jorn pour les fragments thoriques surralistes sur l'architecture et

    l'urbanisme demeure sous-dvelopp) constitue un atout prcieux dans notre recherche.

    Quant aux tudes en histoire de l'art tre consacres spcifiquement Asgerjorn, elles

    sont multiples mais d'intrt ingal. Depuis le catalogue raisonn de Guy Atkins27, dont

    l'analyse formaliste est passablement date et peu compatible avec les pratiques

    multidisciplinaires de l'artiste, et la biographie crite en danois puis traduite en allemand

    par Troels Andersen28, Jorn a t l'objet de nombreux catalogues d'expositions

    Nils Ole-Lund, Nordisk Arkitektur, Copenhague, Arkitektes Forlag, 1991, p. 24. Ockman (d.), Architecture Culture, 1943-1968, a documentary anthology, op. cit. Heynen, Architecture and Modernity, op. cit. Graham Birtwistle et Peter Shield, Asger Jorn's Solutions for Architecture, AA Files, no. 52

    (2005), pp. 35-55. Pour la priode qui nous intresse, soit celle du M.I.B.I. voir le deuxime des trois tomes : Guy

    Atkins, Asger Jorn, the crucialyears, 1954-1964. A study of Asger Jorn's artistic development from 1954 to 1964 and a catalogue ofhis oil paintingsjrom thatperiod, London, Lund Humphries, 1977.

    Nous avons consult la version allemande : Troels Andersen, Asger Jorn. Eine Biographie 1914-1973 (1994), Kln, Walther Knig, 2001.

  • 25

    individuelles29 qui ont aid mettre en contexte ses uvres en rapport ses diverses

    implications, tant au plan thorique que politique. Moins convoits par les chercheurs en

    raison de leur ct fragmentaire et dispers, les crits philosophico-esthtiques de Jorn ont

    t l'objet d'un dbut d'exgse, plus spcifiquement avec des thses doctorat. Lwing Art:

    Asger Jorn's Comprehensive Theory ofArt Between Helhesten and Cobra (1946-1949) de Graham

    Birtwistle30 puis Comparative Vandalism: Asger Jorn and the artistic attitude to life de Peter

    Shield31 basent tous les deux leur recherche sur une vaste quantit de documents

    d'archives, de manuscrits non-publis et de traductions indites. Ces tudes, puis l'article

    subsquent sur Jorn et l'architecture, qui sont le rsultat de plusieurs annes d'analyse

    approfondie des sources et d'une volont de montrer le large contexte intellectuel dans

    lequel baigne Asger Jorn, sont dsormais incontournables pour quiconque s'intresse

    l'art exprimental en Scandinavie. L'tude de Birtwistle est particulirement utile afin de

    comprendre les premiers crits sur l'architecture de Jorn, qui donnent suite sa lecture

    passionne de l'historien Erik Lundberg. Cependant, ces tudes ne s'adressent plus

    spcifiquement qu' de trs courtes priodes dans la vie de Jorn, soit la fin des annes 40

    dans le cas de Birtwistle et le dbut des annes 60 dans le cas de Shield. Plus rcemment,

    Karen Kurczynski a dpos une thse de doctorat incontournable, Beyond Expressionism:

    Asger Jorn and the European Avant-Garde, 1941-196132 qui prsente en dtail l'activit

    picturale ainsi que la production thorique de Jorn. Plus comprehensive dans son analyse

    mthodologique et dans sa contextualisation de l'poque qui reoit les oeuvres picturales

    et les crits thoriques de Jorn, l'tude de Kurczynski, qui couvre pourtant les annes 50,

    ne s'attarde pas aux expriences imaginistes ou l'intrt de Jorn pour l'architecture.

    Tout en s'appuyant sur ces prcdentes tudes et bnficiant de l'accs aux sources

    primaires, nous pourrons explorer librement - et de faon tout fait indite - l'intervalle

    d'intense activit exprimentale de Jorn qui se situe entre la priode Scandinave

    couverte par Birtwistle, d'un ct, et la priode situationniste couverte par Shield et

    Le catalogue d'exposition le plus comprhensif est : Laurent Gervereau et Paul-Herv Parsy (ds.), La plante Jorn, catalogue d'exposition, 19 oct. 2001 - 15 jan. 2002, Strasbourg, Muse d'Art Moderne et Contemporain, 2004.

    Graham Birtwistle, Lwing Art: Asger Jorn's comprehensive theory of art between Helhesten and Cobra (1946-1949), Reflex, Utrecht, 1986.

    Shield, Comparative Vandalism, op. cit. Karen Kurczynski, Beyond Expressionism: Asger Jorn and the European Avant-Garde, 1941-1961, Thse

    de doctorat, New York, New York University, 2005.

  • 26

    Kurczynski, de l'autre. Cet intervalle correspond prcisment celui du M.I.B.I., durant

    lequel Jorn dmontre l'intrt le plus marqu de sa vie pour l'architecture et le design

    On peut aussi se demander : pourquoi tudie-on Asger Jorn aujourd'hui ? Comment

    expliquer la place (soit-elle modeste) qui lui est dsormais accorde l'intrieur de la

    discipline de l'histoire de l'architecture ? Selon nous, elle n'est pas seulement attribuable

    un ricochet de l'intrt pour Constant et Debord, mais aussi aux tudes plus rcentes qui

    tentent de retourner aux racines de la discipline et de repenser l'historiographie des

    annes 50 et 60 en porte--faux du grand rcit (pour reprendre l'expression dsormais

    clbre de Jean-Franois Lyotard) sur la mort du modernisme et la naissance du post

    modernisme aprs la Seconde Guerre Mondiale. Nous esprons prolonger, au cours de ce

    mmoire, le projet historiographique qui vise rendre compte la fois de la diversit, de

    la complexit et de la richesse des discours architecturaux de l'aprs-guerre. D'aprs

    Sarah Williams Goldhagen et Rjean Legault, il est grand temps de rinterroger

    l'historiographie des annes d'aprs-guerre en s'attardant la multiplicit des

    modernismes (modernismes progressiste, corporatiste et domestique, ou encore les contre

    ou anti-modernismes). Il semble dsormais possible - et ncessaire - de rduire

    l'importance attribue a posteriori l' impulsion historiciste et s'attarder aux moments

    ambigus et disperss de cette priode riche en conflits et en remises en questions.33 Selon

    nous, le dbat entre la HfG et le M.I.B.I. est un excellent exemple d'un tel moment

    ambigu qui mrite un nouveau regard critique. Maintenant que l'historiographie

    commence se dpolariser suite au dbat sur le postmodernisme, les crits contre-

    Par exemple, voir l'Introduction (pp. 11-23) et le Coda (pp. 303-323) de l'anthologie parue suite une srie de confrences Harvard et au Centre Canadien d'Architecture qui tentent une re-conceptualisation du modernisme qui vite les apories, jusqu' prsent rpandues, d'une codification stylistique de ce qu'est l'architecture moderne ou post-moderne : Architectural historians hve corne to view the several dcades in architectural culture that followed the Second War as an inter-regnum between expiring modernism and a dawning postmodernism: an inchoate moment when corporate culture co-opted early twentieth-century avant-gardes to create an International Style that eventually bled out, precipitating the putative collapse of modernism. According to this story, postmodernism, by virtue of its prominence in architectural culture after 1970, was the only lasting new trend of thse immdiate post-war years, one that emerged in opposition to the modem movement's fixation on abstraction or, alternatively, on symbols of industrial culture and mass production. This is a tidy narrative that oversimplifies and distorts this period's architectural culture. (...) this narrative obscures the diversity and the complexity of motivation that led some architects to truck with architecture's tradition. Sarah Williams Goldhagen et Rjean Legault (ds.), Anxious Modernisms: Exprimentation in post-war architectural culture, Cambridge, Ma., MIT Press/Montreal, Canadian Centre for Architecture, 2000, p. 11.

  • 27

    fonctionnalistes de Jorn, dont les prises de positions sont tout fait singulires, offre un

    sujet d'tude qui permet de repenser le lien problmatique entre l'avant-garde historique

    et l'architecture moderne, ainsi que le dsir qui s'exprime diffrents moments dans

    l'aprs-guerre de fonder une architecture alternative qui, sans abandonner compltement

    le projet moderniste, serait sensible aux variations rgionales, aux traditions locales et aux

    dimensions potiques et ludiques de la vie quotidienne.

    [5] Corpus

    En plus des nombreuses sources primaires et tudes prsentes dans la bibliographie, qui

    nous ont servi aussi bien pour les textes originaux, les traductions, les textes critiques que

    pour les reproductions d'uvres artistiques, nous avons consult dans le cadre de notre

    recherche divers fonds d'archives, en particulier le fonds Asger Jorn du Silkeborg

    Kunstmuseum au Danemark. Nous avons pu avoir accs l'intgralit de sa bibliothque

    personnelle, l'dition originale et annote de Pour la forme, un manuscrit non publi

    ( Pages du livre sur l'art : la sociologie de l'art dveloppe sur la base d'une vision

    matrialiste-dialectique du monde et de la vie ) ainsi qu' diverses correspondances (dont

    celle avec Max Bill, jusqu' prsent indite). Nous avons aussi consult diffrents

    moments les bibliothques du Centre Canadien d'Architecture, du Musum of Modem Art

    de New York, de l'Universit Laval ainsi que de l'Universit McGill afin de retracer les

    nombreux priodiques europens auxquels Jorn a collabor. Finalement, nous avons bas

    une partie de notre recherche sur les informations qui nous ont t transmises de manire

    informelle par Troels Andersen, Dorte Kirkeby-Andersen, Karen Kurczynski, Jakob Bill,

    Dieter Schwarz, Sandro Ricaldone, Boris Donn ainsi que Jean-Marie Apostolids.

    [6] Traductions

    Dans le cadre du mmoire, nous citons les sources en franais et en anglais dans leur

    langue d'origine, puisqu'il s'agit de langues avec lesquelles les lecteurs sont normalement

    familliers. Cependant, pour faciliter la lecture, les sources dans une langue trangre -

    comme le danois ou l'allemand - sont remplaces par des traductions franaises. S'il

  • 28

    n'existe pas de traduction franaise publie, nous avons, dans la mesure du possible,

    inclut une traduction anglaise avec, en note infrapaginale, la rfrence complte ainsi que

    le nom du ou des traducteurs. Dans les rares cas o il n'existe ni de traduction franaise,

    ni de traduction anglaise, nous avons personellement traduit les textes tout en incluant

    intgralement la source originale en note infra-paginale.

  • 29

    Chapitre 1 Origines du discours contre-fonctionnaliste d'Asger Jorn sur l'art et l'architecture moderne

    Il faut une architecture picturale comme il faut une structure potique, mais la grande faute qu'ils commissent les architectes fonctionnalistes,

    c'est de croire que la structure vaut en tant que surface. Ils n'ont pas compris que la surface est plus importante que la structure,

    et que c'est une chose bien diffrente. - Asger Jorn34

    [1.1] Premier sjour parisien : Fernand Lger et Le Corbusier

    L'intrt d'Asger Jorn pour l'architecture remonte aux annes 30 : il rsulte de sa

    rencontre avec Fernand Lger et Le Corbusier. En effet, l'automne 1936, le jeune

    artiste danois quitte son pays natal pour tudier Paris XAtelier de l'Art Contemporain de

    Fernand Lger o convergent plusieurs autres artistes Scandinaves. Refusant les coles

    d'art traditionnelles, Jorn prfre devenir l'apprenti de ce peintre avec qui il partage des

    affinits politiques communistes ainsi qu'une vive attirance pour l'art public et les

    traditions nationales nordiques. Bien que sa rencontre avec le monde de l'art parisien

    l'encourage dlaisser l'art figuratif expressionniste qu'il pratiquait jusqu' prsent -

    dont le contenu mlange des thmes politiques et mythologiques35 afin d'explorer les

    voix de l'abstraction, le rigorisme des uvres plastiques de Lger et de Le Corbusier a

    peu d'influence sur Jorn. Toutefois, les crits de ceux-ci lui permettent d'envisager ses

    diverses pratiques artistiques par rapport des questions sociales plus globales. Ils

    l'veillent une problmatique qui deviendra centrale pour le reste de sa vie, soit celle de

    la collaboration entre architectes, ingnieurs et plasticiens.

    Jorn cit dans Edouard Jaguer, Du ct du Bauhaus imaginaire (1953-1955), dans Cobra au coeur du XX'sicle, Paris, Galile, 1997, pp. 67-68.

    Jusqu' son dpart pour Paris, Jorn pratique avant tout le dessin, la linogravure et la gravure sur bois. En 1935, il participe l'laboration d'une fresque socialiste en papier pour le Fastelavn ( Mardi Gras ) au collge de Silkeborg o il tait alors inscrit. Il a galement ralis plusieurs gravures sur bois pour des activits politiques locales et des journaux scouts et socialistes tels que Luren et Frem. Certaines uvres de cette priode, fortement influences au niveau formel et iconographique par Georg Grosz et Edvard Munch, sont reproduites dans : Per Hofman Hansen (d.), Bibliogrqfi over Asger Joms skrifter/A bibliography of Asger Jorn's writings, Silkeborg, Silkeborgkunstmuseum, 1988, pp. 50-53.

  • 30

    Ds son arrive Paris, aux cts du jeune architecte danois Robert Dahlmann Olsen,

    Jorn visite plusieurs constructions de Le Corbusier qui laissent les deux jeunes hommes

    remplis d'admiration. Jorn se penche aussi, durant son sjour, sur les nombreux crits

    thoriques de Le Corbusier, mais aussi ceux de Lger, encore plus nombreux, dans

    lesquelles la fonction et l'autonomie de la peinture sont penses selon la tension qui

    s'tablie entres elles et l'architecture moderniste. Sa rencontre avec les thories de Lger

    l'encouragera galement, au fil de ses propres rflexions, choisir l'criture comme

    mdium lui permettant de rcapituler ses expriences, dissminer ses ides, tmoigner

    de l'aspect unitaire de sa dmarche artistique et exprimer sa conscience des enjeux

    historiques contradictoires auxquels la nouvelle gnration d'artistes doit faire face.

    Fernand Lger, qui a des sympathies pour le cercle d'artistes et de thoriciens puristes,

    s'est associ ds les annes 20 des groupes faisant la promotion de l'architecture

    moderne et des nouvelles technologies industrielles. Il participe, par exemple, aux

    activits de la revue L'Esprit Nouveau et aux Congrs Internationaux d'Architecture Moderne

    (C.I.A.M.). Lger admire avant tout l'utilit et l'efficacit de l'architecture et de

    l'ingnierie modernes, mme s'il considre que la pousse l'utile n'empche pas

    l'avnement d'un nouvel tat de beaut36 . Le rapport qu'il dveloppe face

    l'architecture cette poque est avant tout pictural. L'architecture a une fonction

    potique qu'expriment d'abord et avant tout les faades et les murs. Selon Lger, la

    couleur doit jouer une action utile et vitale . Ainsi, afin de lutter contre la monotonie

    des structures rationnelles et des surfaces blanches de l'architecture puriste, l'artiste

    propose aux peintres et aux artisans de s'unir afin d'investir les murs et les faades de

    couleurs clatantes, crant ainsi des surfaces vives . Prenons le problme son point

    de dpart : besoin de couleur, dclare Lger. L'homme aime la couleur, a horreur du vide

    et du mur nu. 37 Les murales labores par des peintres et des artisans contribueront,

    Fernand Lger, L'esthtique de la machine, l'objet fabriqu, l'artisan et l'artiste, (1924) dans Fonctions de la Peinture, Paris, Gonthier, 1965, p. 55. Ce texte a t publi originalement en 1924 Paris dans le Bulletin de l'Effort Moderne. Lger reprendra les grandes lignes de cet article dans un discours qu'il prononce en 1933 au trs clbre quatrime Congrs International d'Architecture Moderne (G.I.A.M. 4, intitul La Ville Fonctionnelle) tenue Athnes.

    Lger, Couleur dans le monde, (1938) dans Fonctions de la Peinture, op. cit., p. 88. Les extraits en cursives sont dans l'original.

  • 31

    selon l'artiste, l'avnement d'une nouvelle beaut polychrome que les utilisateurs des

    btiments et des rues seraient appels dcouvrir comme de vritables spectacles publics.

    En 1937, Fernand Lger labore, avec l'aide de Jorn, une peinture murale, Le Transport des

    Forces, pour le Palais de la Dcouverte de Paris. Les deux artistes sont ensuite convis

    remettre leurs ides en pratique par Le Corbusier : ce dernier les invitent collaborer

    un projet de fresque pour le Pavillon des Temps Nouveaux de l'Exposition Universelle tenue

    Paris.38 Plusieurs artistes de gnrations diffrentes, tels qu'Henri Laurens et Sbastian

    Roberto Matta Echauren, sont galement convis cette grande collaboration

    l'intrieur de ce pavillon temporaire. Le Corbusier confie Jorn et Matta la tche

    d'agrandir un dessin de deux enfants qu'il a lui-mme choisi (Laureau, 12 ans et Lesaffre,

    13 ans, deux tudiants de classe primaire de Pierre Guguen) pour en faire une fresque de

    2 par 3 mtres ornant l'entre du Pavillon. Le Pavillon ressemble une immense tente

    tricolore en toile [figure 6, ci-dessous], aux couleurs du drapeau de la France, un choix

    qui a valu d'pres critiques du jury, qui regrette que Le Corbusier n'ait pas produit un

    vritable btiment. Au contraire, Jorn admire l'aspect nomade et primitif de la

    construction, allant jusqu' dire que cette architecture indigne est pourtant la seule

    architecture authentique de nos jours39 . Cet vnement qui s'ouvre dans tout

    l'enthousiasme et la confusion du Front Populaire (et o sont galement prsentes des

    uvres majeures du sicle, dont Guernica de Pablo Picasso) marquera profondment Jorn.

    Le Pavillon de Le Corbusier, dans lequel les uvres d'art sont prsentes cte cte avec

    des objets quotidiens contemporains, lui offrira une image d'un btiment construit

    comme une uvre d'art totale . l'instar des autres pavillons construits par Le

    Corbusier et Pierre Jeanneret (le Pavillon de l'Esprit Nouveau en 1925 ou le Pavillon Nestl en

    Des images du Pavillon seront reproduites pour la premire fois accompagnes de commentaires de Le Corbusier dans : Le Corbusier, Le Pavillon des Temps Nouveaux, dans Des Canons, des Munitions... merci! des logis, s.v.p., Paris, ditions de l'architecture d'aujourd'hui, 1938. Pour une analyse dtaille du Pavillon des Temps Nouveaux, surtout du contexte politique de l'poque, voir : Danilo Udovicki-Selb, Le Corbusier and the Paris Exhibition of 1937: The Temps Nouveaux Pavilion, The Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 56, no. 1 (Mar., 1997), pp. 42-63.

    Jorn, Face Face, (1944) dans Discours aux pingouins et autres crits, Paris, cole Nationale Suprieure des Beaux-Arts, 2001, p. 44. Cet article est sign Asger Jorgensen. Comme le remarque Yve-Alain Bois, le Pavillion des Temps Nouveaux de Le Corbusier fait probablement rfrence de manire allusive au temple primitif dessin par Reinhold von Lichtenberg, dessin pralablement reproduit dans la revue L'Esprit Nouveau.

  • 32

    1929), le Pavillon des Temps Nouveaux est rempli d'objets domestiques, de rcentes

    inventions technologiques, d'uvres d'art et de reproductions photographiques. Cet

    ensemble bigarr d'objets est, semble-il, la manifestation emblmatique de la vie

    moderne. Toutefois, malgr son admiration pour ses mentors, le rapport d'Asger Jorn

    Le Corbusier et Fernand Lger est profondment ambigu, comme en tmoignent les

    quelques articles qu'il publie dans diverses revues d'art et d'architecture son retour en

    Scandinavie l'aube de la Seconde Guerre Mondiale.

    Dans un premier article de circonstance publi en mars 1938 lors d'une exposition

    d'uvres cubistes Copenhague, Nyt maleri - ni arkitektur, Fernand Lger og Le Corbusier

    ( Nouvelle peinture - nouvelle architecture, Fernand Lger et Le Corbusier )40, Jorn

    prsente sommairement au public danois le travail des deux hommes chez qui il a tudi.

    En plus de clbrer Lger comme un formaliste intelligent et de regretter l'absence de

    ses uvres dans l'exposition, Jorn y tmoigne de toute son admiration pour la fougue

    anti-acadmiste de Le Corbusier, qu'il dcrit comme un mlange unique d'artiste et

    d'homme de science. Quelques annes plus tard, durant un dbat enflamm dans la

    presse danoise avec l'architecte et diteur Poul Hennigsen (au sujet de l'autonomisation

    des coles d'architecture par rapport aux coles d'art) Jorn s'engage diffuser les ides sur

    l'architecture et l'urbanisme de Le Corbusier - la fois peintre et architecte - au public

    danois, qu'il juge inculte par rapport aux dveloppements de l'art et de l'architecture

    moderne. Ainsi, en 1944, il choisit la jeune revue A 5 : Meningsbladfor unge arkitekter ( A 5 :

    Bulletin des jeunes architectes ) afin de publier quelques traductions danoises des textes

    de Lger et de Le Corbusier ainsi que pour y publier un article offrant un compte-rendu

    de son exprience parisienne la lumire de son volution personnelle : Ansigt til ansigt

    ( Face Face ). Il affirme ds les toutes premires lignes de son article :

    Si j'hsite prendre directement position sur Le Corbusier et sur Fernand Lger, c'est que ce sont deux hommes qui je dois normment. J'ai ressenti l'attitude que je me devais de prendre officiellement comme une sorte d'ingratitude envers une de mes plus belles expriences, notamment envers ces deux personnes qui je dois tant.41

    Jorn, Nouvelle Peinture-Nouvelle Architecture, Fernand Lger et Le Corbusier, (1938) dans Discours aux pingouins et autres crits, op. cit., p. 7. Cet article est sign Asgerjorgensen.

    Jorn, Face Face, (1944) dans Discours aux pingouins et autres crits, op. cit., p. 20-21.

  • 33

    Jorn offre aux lecteurs quelques souvenirs de son exprience au Pavillon. Il insiste sur

    l'importance de la couleur et de la peinture comme vecteurs de bouleversement du

    visiteur. Il dcrit ainsi l'entre principale du Pavillon qui, selon lui, crait une vritable

    synesthsie sensorielle, une fusion empathique entre le spectateur et son environnement.

    Gomme le montrent des photographies de l'poque [figure 7, ci-dessous], la toile du

    Pavillon est translucide, ce qui permettait au visiteur de voir les ombres sinueuses des

    arbres l'extrieur, crant des effets picturaux dynamiques et qui, en quelque sorte, brise

    la dichotomie entre nature et culture. Voici la description dithyrambique d'Asger Jorn :

    Ici, Le Pavillon des Temps Nouveaux , la misre des crdits : un temple en bche ! On pourrait tenter de lui donner la splendeur par la couleur : la pourpre du mur de fond exalte par l'or du plafond, l'espace cre par la paroi verte et la paroi latrale. Le sol, d'un humble gravier, faisait belle plage d'ocre jaune. Le choix de ces couleurs violentes, puissantes, grossires mme, reprsentait une certaine tmrit. Rsultat : un coup de massue sur le visiteur, un saisissement. (...) Dans cet orchestre, dont les cuivres, les cymbales, les timbales, les tambours menaient grand jeu, intervint la gamme des autres instruments (violons, bois et harpes) : la modulation intense des grandes peintures murales, la plastique polychrome de Laurens, le martlement des panneaux d'critures sur fonds de couleurs diverses, les tapis marocains des plans de villes des CIAM, les traits incisifs des pures techniques de l'urbanisme, les camaeux somptueux des photos : un plein orchestre.42

    Cependant, entre son article de 1938 et celui de 1944, la perception que Jorn a de Le

    Corbusier et de Lger subit plusieurs transformations. Au cours des annes 40, Jorn

    critique intentionnellement Le Corbusier, l'un des architectes les plus connus, comme

    moyen de s'affirmer et, du mme coup, de faire entendre les ides d'une nouvelle

    gnration d'artistes.43 Bien qu'il admette le rle formateur que ces artistes ont jou dans

    sa vie, Jorn en vient considrer comme tant trop classique la rigueur mathmatique et

    le culte esthtique de la machine des puristes, ainsi que leurs rfrences la nature en tant

    que modle d'conomie et de gomtrie. Irrecevable, selon lui, l'hypothse formule par

    42 Ibid. p. 25-26. 43 De plus, comme le suggrent ajuste titre Graham Birtwistle et Peter Shield, Jorn was not only polemicising about architecture but justifying his whole artistic identity against that of Le Corbusier, whose rational control Jorn associated with a phase in his own development now firmly in the past . Voir : Birtwistle et Shield, Asger Jorn's Solutions for Architecture, loc. cit., p. 39.

  • 34

    Charles-Edouard Jeanneret (Le Corbusier) et Amde Ozenfant selon laquelle il faut en

    revenir aux vieux canons d'harmonies gomtriques aprs la rvolution cubiste.44 Une

    telle hypothse est un frein l'essor d'une vritable architecture d'avant-garde prenant

    acte des rvolutions artistiques, philosophiques et scientifiques contemporaines. Selon

    Jorn, ni l'architecture, ni l'art ne doivent tre subordonns, leur collaboration devant

    servir leur libration mutuelle, ce que Lger et Le Corbusier n'auraient pas russi

    accomplir, puisqu'ils s'attachent des valeurs d'harmonie et de permanence et qu'ils

    considrent la peinture comme strictement dpendante de l'architecture.

    Si les puristes cherchent exprimer symboliquement un nouvel quilibre, une harmonie

    statique entre les surfaces blanches et colores, la peinture ne faisant que prolonger les

    espaces architectoniques, Jorn suggre plutt des interventions graphiques et sculpturales

    excessives de type automatiste-gestuel, dbordant du cadre normalement assign la

    peinture et la sculpture. L'architecture nouvelle ne doit plus se contenter d'tre un

    ensemble de faades colores, de pures surfaces planes, bidimensionnelles, harmonises

    par des tracs rgulateurs. Au contraire, l'image du btiment, qu'exprime ses faades, est

    le cur de ses interventions : structures aux formes biomorphiques, spontanisme color,

    graffitis, espaces multiples, jeux avec la matire, utilisation de fragments d'objets trouvs

    sont autant de moyens dont Jorn encourage l'utilisation afin de vitaliser l'architecture.

    L' esprit crateur nat non pas de l'ordre classique ou de l'harmonie des fonctions d'un

    lieu, mais bien de leur dissymtrie, de leur dsordre, de leur aspect transitoire. Il faut

    dsquilibrer et surprendre le spectateur en multipliant les surfaces vives . Ces espaces

    potiques, crs dans un esprit d'anti-spcialisation, permettent, selon Jorn, de stimuler

    activement la subjectivit dsirante de l'homme dans son environnement quotidien : Je

    trouve qu'une maison ne doit pas tre une machine habiter, mais une machine

    choquer, impressionner, une machine d'expression humaine et universelle. 45 En

    d'autres mots, Jorn cherchent aller plus loin encore que ses prdcesseurs, poursuivre

    une voie qu'ils auraient simplement entrevue, soit celle de formuler un nouveau langage

    44 Charles douard-Jeanneret et Amde Ozenfant, Aprs le cubisme, Paris, ditions des Commentaires, 1918. 45 Jorn Edouard et Simone Jaguer (mi-novembre 1953) dans Pleine Marge : Cahiers de Littrature, d'Arts Plastiques & de Critique, no. 34 (dc. 2001), p. 28.

  • 35

    de formes artistiques et architecturales capable de bouleverser les affects par la fusion

    dynamique du sujet et de l'objet, de la nature et de la culture.

    [1.2] Le surralisme Nous avons dcouvert avec la science moderne que l'volution ne se fait pas sur la base d'une doctrine mais sur la base de

    plusieurs doctrines en contradiction, avec une action complmentaire. L'activit du fonctionnalisme entre les deux guerres est troitement lie aux tendances artistiques complmentaires de son poque (dada, expressionnisme) ; nous ne sommes ni dadastes

    ni expressionnistes. Le surralisme s'est impos entre-temps et il serait stupide de l'ignorer. - Asger Jorn46

    Simultanment sa prise de contact avec l'architecture moderne et l'art abstrait, Jorn

    dcouvre Paris les uvres et les thories du mouvement surraliste. Le surralisme est

    une source d'inspiration capitale pour Jorn : instruit des thories surralistes sur l'art,

    l'architecture et l'urbanisme, ainsi que de leur gense, son analyse lui a permis d'enrichir

    sa rflexion, tant par l'adhsion que par la critique des divers principes exposs. Malgr

    certains dcalages idologiques et gographiques, il faut aussi souligner l'influence du

    surralisme de manire plus gnrale sur l'ensemble des groupes auxquels il participe

    partir de 1938, qui sont tous issus directement de la seconde vague de ce mouvement

    international. Cependant, comme plusieurs artistes exprimentaux de sa gnration, Jorn

    tente de se distancier du mouvement surraliste parisien orthodoxe (en exil pendant la

    Second Guerre Mondiale et qui, aux tats-Unis, bnficie d'une certaine reconnaissance

    officielle, dlaissant graduellement l'activisme politique pour verser dans l'occultisme) afin

    d'affirmer la spcificit de ses propres expriences.47 Jorn en retient une intuition

    fondamentale : celle de l'importance de l'inconscient comme moyen de dstabiliser la

    socit moderne fonde sur la rationalit instrumentale. Toutefois, il critique et amende le

    surralisme de deux faons : il lui reproche de trop intellectualiser les forces de

    l'inconscient ( Discours aux pingouins 48) et d'ignorer la place fondamentale de la

    +G Jorn, Image et Forme : Contre l'Empirisme clectique, dans Pour la forme, op. cit., p. 23. Cette distanciation critique par rapport au surralisme rapprochera Asger Jorn de Guy Debord du

    groupe Internationale Lettriste au milieu des annes 50, tous les deux reprochant aux surralistes orthodoxes qui participent avec Andr Breton et Jean Schuster Mdium (revue qui sera publie de novembre 1953 janvier 1955) d'tre davantage proccups par des questions relatives aux (pseudo)-sciences dites traditionnelles (le mysticisme, l'alchimie, la gnose et les sciences occultes) que par des questions politiques. 48 Voir, en particulier, le manifeste d'Asger Jorn dans lequel il tente de repenser l'automatisme surraliste en termes matrialistes-dialectiques : Asger Jorn, Discours aux pingouins, Cobra, no. 1 (1949), p. 8.

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    technologie au sein du projet rvolutionnaire (Pour la forme).

    Jorn rencontre personnellement plusieurs membres du mouvement : sa camarade Sonja

    Ferlov loue un studio juste ct de celui d'Alberto Giacometti, que Jorn visite

    plusieurs reprises. Dans son article Face Face publi pour la revue A 5, Jorn

    confronte pour une premire fois les ides de Le Gorbusier aux thses surralistes sur

    l'architecture et l'urbanisme, telles qu'articule l'Exposition Internationale du Surralisme

    tenue la Galerie Beaux-Arts en 1938. Cette confrontation lui permettra, selon lui,

    d'ouvrir de nouvelles pistes de recherche indites :

    En mme temps que Le Pavillon des Temps Nouveaux, les surralistes avaient cr des intrieurs Paris qui donnaient des perspectives bien diffrentes de l'volution de notre milieu. O les architectes disent soleil, ils disent obscurit, o ils disent place, on rpond labyrinthe, impraticable, caverne. Si on dit plan, ils disent hasard. Si on parle de rentabilit, ils exigent l'inutile. (...) Nous voulons simplement souligner que c'est un domaine intressant pour l'avenir quel qu'il soit.49

    Jorn dcouvre le surralisme de manire graduelle. Au courant des annes 30, celui-ci

    participe tout d'abord aux activits du groupe de la revue d'avant-garde Linien ( La

    Ligne ), laquelle contribue aussi Richard Mortensen, Ejler Bille, et Vilhelm Bjerke

    Petersen. Le titre de la revue renvoie au titre de l'ouvrage de Vassily Kandinsky, Punkt,

    Linie zu Flche : Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente ( Point, Ligne sur Plan :

    Contribution l'analyse des lments picturaux ), un livre qui a t introduit au sein du

    groupe par l'entremise de Bjerke Petersen, qui a suivi des cours donns par l'artiste russe

    au Bauhaus. Le but des diteurs est d'introduire au Danemark l'art abstrait (qu'ils

    nomment art vivant ) afin de lutter contre l'art figuratif naturaliste prdominant en ce

    pays. Le contenu de la revue dfie les cloisonnements stylistiques et les coles, incluant

    plusieurs rfrences aux recherches que menrent Klee et Kandinsky au Bauhaus, ainsi

    qu' des artistes d'horizons divers : Joan Mir, Max Ernst, Hans Arp, Alberto

    Giacometti, Pablo Picasso, Piet Mondrian, Fernand Lger et Georges Braque contribuent

    49 Jorn, Face Face, (1944) dans Discours aux pingouins et autres crits, op. cit., p. 44. Jorn fait rfrence ici l'Exposition Internationale du Surralisme, organise en 1938 la Galerie Beaux-Arts, qu'il a sans doute visit avant de retourner au Danemark. La rfrence la caverne est une allusion la complexe scnographie organise par Marcel Duchamp et par les surralistes pour cette occasion. Voir : Alyce Mahon, Profane Illumination : the 1938 Surrealist Exhibition, Surrealism and the Politics of Eros, 1938-1968, London, Thames and Hudson, 2005, pp. 23-64.

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    l'iconographie clectique de la revue. En 1937, Jorn participe une exposition sous

    l'gide de Linien intitul Post-expressionnisme - Art abstrait - Surralisme o sont runis vingt-

    trois artistes danois et soixante-dix artistes trangers. Cet esprit de synthse, cette tentative

    de rconcilier les recherches picturales du Bauhaus celle de l'avant-garde parisienne ainsi

    qu' celle de l'art populaire influencera profondment Jorn pour le reste de sa vie.50

    son retour en Scandinavie, Jorn participe la rsistance artistique et militaire danoise

    avec certains membres dissidents du groupe surraliste local. Avant de se joindre au

    groupe Surraliste-Rvolutionnaire duquel allait natre Cobra, il participe l'exposition du

    groupe Hest ( automne ou saison des moissons ) et la revue Helhesten (le cheval

    des enfers ). Selon Willemijn Stokvis, la luxueuse revue surraliste Minotaure, qui se

    dmarque par sa riche prsentation visuelle et par son syncrtisme thorique, ainsi que les

    Cahiers d'Art, sont les rfrences incontestables de la revue danoise Helhesten, dite par

    l'architecte et urbaniste municipal Robert Dahlmann Olsen. Son titre, qui renvoie

    explicitement au cheval des enfers dans la mythologie Scandinave, voque cette bte

    trois pattes dont la venue annonce la mort (mort que les membres associent

    l'arrive et l'occupation des nazis en Scandinavie). Encore selon Stokvis, ce titre

    mythologique semble tre une rponse danoise celui des surralistes franais pour le

    Minotaure51 . De 1941 1944, les membres d'Helhesten, dont la structure organisationnelle

    et l'idologie se rapprochent davantage de Pinformalit du groupe de rsistance

    surraliste franais La Main Plume, anim par Nol Arnaud, que de la structure

    centralisatrice du groupe surraliste sous l'gide d'Andr Breton, tablissent un pont avec

    le Parti Communiste danois, tentant de lier leurs actions artistiques aux luttes politiques.

    Comme le remarque Jean-Clarence Lambert, ce militantisme ne va pas l'encontre de la

    libert et de la diversit de leurs recherches : Peinture, sculpture, posie et tous moyens

    d'expression artistique ne doivent suivre d'autre loi que celle de l'inspiration libre. Il y a

    Selon Sylvain Lecombre, cet esprit prsage les activits du groupe Cobra (et, selon nous, du M.I.B.I.) : L'activit considrable des Danois depuis le dbut des annes trente jusqu' la f