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BERNARD CLAVEL LE PORTRAIT F rancis achevait son petit déjeuner lorsqu'un vieil homme à cheveux blancs et ondulés, aux épaules voûtées et à la démarche mal assurée entra. Trois autres clients de l'hôtel étaient attablés un peu plus loin, et le vieil homme les observa un instant avant de s'avancer lentement jusqu'à la table qu'occupait Francis. Il s'arrêta, sortit une lettre de sa poche, et demanda : Seriez-vous Monsieur Grandjean ? Un peu surpris, Francis se leva, la main tendue. Oui, dit-il. Vous êtes Monsieur Vercheron ? Le vieil homme tira une chaise et dit : Asseyons-nous... Je suis bien Monsieur Vercheron, mais le père. C'est mon fils que vous avez eu au téléphone. Il a été emmené à l'hôpital avant-hier. C'est stupide, l'appendicite. Mais c'est bien fâcheux tout de même. J'ai appelé chez vous, mais vous étiez déjà parti et votre épouse ne savait pas où vous atteindre... Bon. J'ai dit : on se débrouillera. L'agence immobilière, je l'ai montée voici plus de vingt ans. Je vais reprendre un peu de service. Voilà tout. Il parlait vite, s'arrêtant seulement de loin en loin pour émettre un petit ricanement aigre et curieux. Sa voix assez grave trouvait parfois, sur la fin des phrases, le moyen de se hisser jusque dans la région des aigus les plus fragiles. Sous de lourds sourcils blancs, son regard noir extrêmement mobile souriait. J'espère, poursuivit-il, que ça ne vous ennuiera pas trop de faire cette petite randonnée avec moi. Il paraît que je suis beaucoup plus bavard que mon fils, mais je conduis moins vite, et nous en aurons bien pour toute la journée. Si vous voulez, proposa Francis, nous pouvons prendre ma voiture.

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BERNARD CLAVEL

LE PORTRAIT

Francis achevait son petit dé jeuner lorsqu'un viei l homme à cheveux blancs et ondulés , aux épaules voûtées et à la

démarche mal assurée entra. Trois autres clients de l 'hôtel é ta ient a t tablés un peu plus loin, et le vieil homme les observa un instant avant de s'avancer lentement j u squ ' à la table qu'occupait Francis. I l s 'arrêta , sortit une lettre de sa poche, et demanda :

— Seriez-vous Monsieur Grandjean ? Un peu surpris, Francis se leva, la main tendue. — Oui, dit-il. Vous êtes Monsieur Vercheron ? Le vieil homme tira une chaise et dit : — Asseyons-nous... Je suis bien Monsieur Vercheron, mais le

père . C'est mon fils que vous avez eu au té léphone. I l a été e m m e n é à l 'hôpital avant-hier. C'est stupide, l'appendicite. Mais c'est bien fâcheux tout de même . J 'ai appelé chez vous, mais vous étiez déjà parti et votre épouse ne savait pas où vous atteindre... Bon. J'ai dit : on se débroui l lera . L'agence immobi l ière , je l 'ai montée voici plus de vingt ans. Je vais reprendre un peu de service. Voilà tout.

I l parlait vite, s ' a r rê tan t seulement de loin en loin pour éme t t r e un petit ricanement aigre et curieux. Sa voix assez grave trouvait parfois, sur la fin des phrases, le moyen de se hisser jusque dans la région des aigus les plus fragiles. Sous de lourds sourcils blancs, son regard noir ex t r êmement mobile souriait.

— J 'espère, poursuivit-il, que ça ne vous ennuiera pas trop de faire cette petite r andonnée avec moi. Il pa ra î t que je suis beaucoup plus bavard que mon fils, mais je conduis moins vite, et nous en aurons bien pour toute la journée .

— S i vous voulez, proposa Francis, nous pouvons prendre ma voiture.

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558 L E P O R T R A I T

M . Vercheron leva les mains et les laissa retomber sur la table en disant :

— Bien sûr que non ! Parce que... Enfin, i l faut que je vous dise. I l y a deux dames qui sont venues à l'agence hier au soir. Elles cherchent à peu p rès la m ê m e chose que vous. Alors, je me suis permis de leur proposer de nous accompagner. Mais atten­tion. Je les ai averties : si quelque chose plaît à M . Grandjean, c'est à lui de parler le premier.

I l rapporta tout un long dialogue qu' i l avait eu avec ces deux femmes, puis, s ' a r rê tan t soudain, i l se souleva sur sa chaise et fit du regard le tour de la salle avant de dire :

— D'ailleurs, elles devraient être là. Elles ont logé i c i . Vous les avez peut-être vues hier au soir. La m è r e et la fille. L a m è r e est tout en noir, et la fille, c'est une jolie blonde assez bien faite.

Francis murmura : — Oui, oui, je les ai vues. Et , en disant cela, i l sentit sa gorge se serrer. I l dut faire

un effort pour dissimuler son trouble. L a veille, alors qu ' i l d înai t à cette m ê m e place, face à la

grande salle, son regard avait croisé à plusieurs reprises celui de cette jeune femme blonde.

D'abord surpris par l 'émotion qu ' i l éprouvai t , i l avait t en té de fixer son attention sur d'autres tables, mais, toujours, i l finissait par revenir à cette femme blonde assise en face de la vieille dame en noir et qui se penchait un peu pour le regarder. E l le aussi paraissait t roublée , et ses yeux clairs n'acceptaient que de brefs échanges avant de d ispara î t re sous les paupières baissées .

Les deux femmes avaient gagné les étages dès ap rès le repas, et Francis s 'était imposé la lecture de plusieurs pages du journal local avant de monter dans sa chambre. Une fois seul, i l avait cherché à se souvenir de ce qu ' i l avait lu , mais rien n 'é ta i t r e s t é en lu i . Rien que ce regard clair dont i l n'avait pu définir la couleur exacte. C'était en sa mémoi re comme le souvenir d'une eau transparente, à la fois verte et bleue, que seraient venu strier des reflets de ciel appor t é s par le vent.

I l avait dû lutter beaucoup avant de trouver enfin le sommeil. Il s 'était dit des choses qu ' i l voulait rassurantes. Depuis plus de dix ans qu ' i l é tai t mar i é , i l n'avait vécu que pour sa femme, pour leur fils, et surtout — i l devait bien le r econna î t r e — pour sa peinture qui lu i prenait le plus clair de spn temps. Des regards semblables, i l avait dû en rencontrer grand nombre sans jamais leur p r ê t e r autant d'attention. Cette femme n 'é ta i t pas belle. A peine jolie. I l ignorait qui elle étai t , d 'où elle venait, dans quelle chambre elle dormait. Sans doute ne la reverrait-il

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L E P O R T R A I T 559

jamais. Est-ce qu'elle n 'é ta i t pas simplement un visage qu ' i l eut a imé peindre ? « Les meilleurs portraits des grands maîtres sont toujours ceux qu'ils font de la femme aimée. » Cette phrase lue quelque part l'avait longtemps bercé , et, lorsqu'elle n'avait plus été que l 'écho déformé de mots sans signification, i l s 'était endormi.

A u réveil, i l avait re t rouvé le regard clair et les cheveux blonds t rès souples tombant sur le chemisier bleu. I l étai t res té longtemps sous la douche froide, comme s'il eut espéré se laver de son souvenir. Mais l'eau glacée n'avait rien empor té . E n pre­nant son petit déjeuner , i l avait observé la porte donnant sur le hall. Pour se justifier, i l s 'était dit que s'il revoyait cette femme, i l serait certainement déçu et définitivement débar rassé de ce regard.

Et puis, voilà que ce vieil homme lu i annonçai t que le regard clair allait partager leur voyage. I l eut soudain envie de se lever, de partir en prenant un autre rendez-vous. I l allait le faire — peut-être — lorsque la jeune femme entra. Le regard clair passa t rès vite sur le vieil agent immobilier qui tournait le dos à la porte, pour s 'a r rê ter sur Francis. Francis dut retenir sa main qui se levait déjà pour un signe d 'amit ié . I l inclina seulement la tê te en interrompant le bavardage du vieillard.

— Je crois que c'est votre cliente, dit-il. M . Vercheron se leva et fit quelques pas à la rencontre de

sa cliente. Francis s 'était levé aussi, mais i l demeurait à hauteui de la table, conscient de sa gaucherie. L a jeune femme approcha, la main tendue. Les p résen ta t ions s'effectuèrent si vite que Francis ne comprit pas le nom de la dame. Un nom à consonance étran­gère que le vieil homme devait d'ailleurs écorcher .

— Maman descend, dit la jeune femme. Pardonnez-nous de vous avoir fait attendre, mais nous avons pris notre petit dé jeuner dans nos chambres.

El le avait une voix claire et douce. L a voix de ses yeux dont Francis savait à présen t qu'ils é ta ient verts avec un reflet bleu qui semblait sourdre du fond des prunelles.

A peine avait-elle achevé sa phrase, que la vieille dame entrait à son tour. Cette fois, Francis comprit t rès bien le nom de la vieille dame, Mme Renoir, qui dit en riant :

— Comme le peintre, mais nous ne sommes pas parents. — A h ça, fit M . Vercheron, c'est amusant. M . Grandjean est

justement peintre. Mme Renoir se mit à parler d'artistes qu'elle connaissait, mais

l'agent immobilier l ' interrompit :

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560 L E PORTRAIT

— Excusez-moi, dit-il, mais nous bavarderons dans la voiture, nous avons pas mal de k i lomètres devant nous.

Ils sortirent. Alors qu' i l tenait la porte, Francis se trouva tout près de la jeune femme et le parfum de ses cheveux vint frôler son visage. Un parfum discret, inconnu de lu i . I l pensa : « Le parfum de ses yeux. » Mais i l s'en voulut aussi tôt . C'était stupide. I l se sentait aussi vulnérable qu'un gamin, et cette idée l 'agaçait . Après tout, cette femme était bien quelconque. I l se le répé ta en traversant la rue et se promit de tout faire pour lutter contre son trouble. Pourtant, lorsqu'ils atteignirent la voiture, i l insista pour que la vieille dame pr î t place devant, à côté de M . Vercheron.

— Vous ne voulez pas de la place du mort, fit-elle. Vous avez raison, vous êtes plus jeune que moi. C'est normal.

— Mais, madame, si vous croyez que je pense à des choses pareilles, je vous en prie...

La vieille dame le repoussa et s'installa dans la 404 en disant : — Mais non, ce n'est pas cela. Vous voulez ê t re à côté de ma

fille. Tout simplement... — Maman, lança la jeune femme, je t'en prie ! — Allons, Véronique, tu sais bien que tous les hommes sont

amoureux de toi. E t c'est bien la moindre des choses. Les por t iè res claquent. Le vieil homme et la vieille femme

rient. Francis regarde la jeune femme dont le visage s'est empour­pré , et qui se tient loin de lu i , les yeux baissés, le dos dans l'en­coignure, les genoux serrés et les mains posées à plat sur le tissu gris du pantalon qui moule ses cuisses. Il voit tout cela d'un regard rapide, comme i l voit la rondeur des seins sous le jersey léger du corsage bleu.

La voiture roule dans les rues de Tours, en direction de la Loire. M . Vercheron explique qu' i l veut commencer la visite par quelques vieilles fermes à rénover et qui se trouvent sur le plateau de Saint-Martin-des-Bois. Dès qu' i l marque un temps, Mme Renoir se met à parler de ce qu'elle aimerait trouver. El le décri t , imagine, répare , transforme, plante des arbres, ag rémen tan t cette succes­sion de travaux par des explications sur sa condition et celle de sa fille. I l n'y a guère que ce qui concerne Véronique pour retenir l'attention de Francis. I l apprend ainsi que Véronique a été élevée en Allemagne, puis aux Indes, aux Etats-Unis, en Hollande et enfin en Angleterre. Son père étai t diplomate et c'est à Londres qu'elle a connu et épousé un ingénieur anglais aujourd'hui instal lé à Paris. Un gendre merveilleux pour Mme Renoir. C'est lu i qui a e'Xigé qu'elle accompagne Véronique dans la recherche d'une maison de campagne.

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L E P O R T R A I T 561

— Est-ce que ça n'est pas une perle, un gendre qui fait plus volontiers confiance à sa belle-mère qu 'à sa femme ?

Elle rit en attendant une approbation, et M . Vercheron en profite pour parler de l ' i t inéraire.

Mais Francis n 'écoute pas. Us ont t raversé la Loire et la voiture gravit une longue montée toute droite avant de traverser une banlieue triste comme toutes les banlieues et de s'engager sur une dépar t emen ta le bordée de prairies et de petits bois. Francis est assis der r iè re la vieille dame, sa main gauche posée à côté de lui , un peu crispée au bord de la banquette. Véronique a qui t té son coin pour s'adosser plus confortablement. El le fixe la route et, pour mieux voir, elle incline la tête à gauche puis à droite. A mi-voix, Francis dit :

— Vous auriez dû vous mettre à ma place, votre maman est moins grande que M . Vercheron, vous verriez mieux.

Elle se tourne vers lui . Elle sourit en murmurant : — Merci , vous êtes gentil, mais je suis très bien ic i . Il essaie de deviner son âge. Dans tout le verbiage de la mère ,

rien qui puisse le guider. Il lui donne vingt-cinq, peut-être vingt-six ans. Certainement pas davantage.

Il soulève sa main qui a m a r q u é de moiteur le tissu synthét ique de la banquette. Sa main voudrait aller encore plus à gauche, mais i l la retient et c'est en la ramenant vers lui qu'i l la déplace.

— Nous allons jeter un coup d'œil à celle-là en passant, dit M . Vercheron, . mais elle est probablement trop petite et trop proche de la ville.

La voiture tourne à droite et cahote un moment dans un che­min de terre avant de s 'ar rê ter dans la cour d'une fermette assez délabrée. Il n'y a que trois pièces basses et une grange dont le toit est en t rès mauvais état . Tout cela, c'est le guide qui le dit, mais Francis ne voit rien. I l est uniquement • occupé à suivre pas à pas Véronique, espérant i l ne sait quoi. Un miracle peut-êt re qui m é t a m o r p h o s e r a soudain cette maison humide et sombre en un palais où i l se retrouvera seul avec elle, loin du monde. Très loin aussi de ce qui lui crie à chaque pas que c'est pure folie de s'abandonner au rêve.

Francis s'entend dire : — Inutile d'ouvrir les volets, ce n'est pas du tout ce que je

cherche. — Nous non plus, dit Mme Renoir. N'est-ce pas, ma chérie ? Elle l'a appelée ma chérie, le mot inonde soudain de lumière

ce matin dont Francis remarque seulement qu' i l est tout gris sous un ciel bas.

Pourquoi a-t-il dit si vite que cette maison ne l ' intéresse pas ?

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562 LE PORTRAIT

I l se sent habi té d'une irrésis t ible envie de repartir, comme si quelque chose l'attendait plus loin. Quelque chose dont Véronique sera le centre lumineux et chaud.

Dans la voiture, ils ont repris leurs places, mais Francis qui a qui t té son blouson avant de monter, le pose à sa gauche, sur le siège. I l s'est imposé ce geste en se disant qu ' i l dresse ainsi entre cette femme et lu i , une ba r r i è re suffisante. I l lu i semble pourtant que Véronique s'est assise un peu plus près de lu i , mais c'est sans doute une impression due à la présence entre eux du blouson de daim.

La voiture fait demi-tour dans la cour et reprend la route que Francis s'oblige à fixer exactement comme s'il é tai t au volant. Ce qu' i l veut voir, c'est la route, et le visage grave d ' I rène , sa femme. Et le visage souriant de leur fils, Denis, qui aura cinq ans la semaine prochaine. C'est pour eux autant que pour lu i qu ' i l cherche une maison de campagne. Sa dernière exposition lu i en a donné les moyens. I l veut cette maison qu ' I r ène appelle déjà la maison du bonheur. I l la trouvera pour elle et pour Denis. C'est à cela, uniquement à cela qu ' i l doit penser.

rancis a tenu bon. Us ont roulé une bonne demi-heure sans J- qu ' i l tourne un instant le regard vers la gauche. I l n'a fixé

que la route, les cheveux à reflet mauve de la vieille dame et les haies défilant sur sa droite. Ses mains sont restées à plat sur ses cuisses, sagement, à peine parcourues de loin en loin par le désir de se déplacer . C'est la gauche surtout qu ' i l doit surveiller sans cesse pour l ' empêcher d'aller se poser sur le blouson. I l a tenu bon, et, lorsqu'ils s ' a r rê tent à nouveau, i l se précipi te pour ouvrir la por t iè re et aider la vieille dame à descendre.

— Merci , dit-elle. Vous êtes t rès aimable, mais si j ' a i passé l'âge où les hommes s'occupent d'une femme spon tanémen t , je n'ai pas encore atteint celui où ils doivent le faire par politesse.

Francis sourit. C'est vrai, Mme Renoir a peut-être soixante ans. Elle ne para î t vieille qu'en raison de l'âge de Véronique.

Francis se retourne. Véronique est der r iè re lu i . El le sourit également , avec peut-ê t re un peu d'ironie.

Us sont à p résen t devant une grosse maison basse et longue dont la façade porte deux treilles. A u bout de cette bât isse une autre plus large et plus haute, construite en tuffeau semble fermer à demi la cour où l'herbe pousse. C'est la grange. M . Vercheron le dit en expliquant qu'on peut y faire deux étages avec quatre pièces par niveau. Il parle, et Mme Renoir l 'interrompt à chaque instant pour exiger une précis ion de détail .

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LE PORTRAIT 563

Francis et Véronique sont côte à côte, deux pas der r i è re les autres. Quand les autres avancent, ils avancent, quand ils s 'arrê­tent, eux s 'a r rê tent aussi, gardant la distance. C'est comme un jeu silencieux et parfaitement réglé. Pour contourner la maison, ils doivent passer entre l'angle et une vieille charrette où grimpent les ronces et les liserons. Le passage est é t roi t . M . Vercheron aide Mme Renoir. E n voulant écar te r une tige de ronce pour faci­liter le passage de Véronique, Francis s'engage à demi. I l se tourne de biais. I l murmure :

— Passez. Véronique avance, se coule dans le passage, mais son pied

glisse au bord d'une ornière cachée par les herbes. El le fait un faux pas et, de sa main libre, Francis la retient. Leurs mains se serrent un t rès court moment. Véronique passe. Les mains se séparen t mais les regards s 'étreignent un instant, gravement. I l semble à Francis que la jeune femme a voulu, comme lu i , exprimer quelque chose. Sans remuer les lèvres. Silencieusement i l mur­mure :

— Véronique. . . Véronique. Derr ière la maison, i l y a une terrasse. Au pied d'un vieux

mur de sou tènement , commence un verger où des pommiers sont en fleurs. L'herbe et les ronces montent par endroits j u squ ' à la naissance des branches, mais un sentier semble encore praticable. M . Vercheron explique qu'en bas du verger, der r iè re les saules et les peupliers que l'on aperçoit , i l y a un assez grand bassin. I l ne le connaî t pas, mais le bassin est men t ionné sur la fiche qu' i l tient en main.

— Ça mér i t e d 'ê t re vu, observe Mme Renoir, mais ça doit ê t re une expédit ion.

— Non, on peut contourner en voiture, i l y a un chemin qui doit rejoindre un peu plus bas.

Ils ont déjà fait demi-tour lorsque Francis dit : — Je vais descendre à pied. On se retrouve là-bas. I l regarde Véronique t rès in tensément . I l veut que ses yeux

disent avec force : « Viens, viens avec moi. » E t Véronique lance : — M o i aussi, maman, je descends à pied. Ils se retrouvent seuls et cherchent l'escalier. Mais l'escalier

écroulé est enfoui sous un fourré de sureau et de c lémat i tes . Francis saute au bas du mur et se retourne, les bras tendus.

— Venez, dit-il. El le se penche en avant, pose ses mains sur les épaules de

Francis qui la prend sous les aisselles. El le hési te un peu puis elle saute. Un instant leurs visages sont tout proches et les cheveux de la jeune femme frôlent Francis qui sent un long frisson par-

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564 LE PORTRAIT

courir son dos. I l va peut-être perdre tout moyen de se cont rô ler . Il va attirer Véronique contre lu i et l'embrasser. El le va hurler et le gifler. I l lutte. I l se domine. Véronique remercie d'un sourire et s'engage sur le sentier. L a pente est parfois assez raide et la jeune femme se retourne pour tendre la main.

— Retenez-moi, dit-elle. — Voulez-vous que je passe devant ? — Non, aidez-moi. A plusieurs reprises, ils sont encore tout proches l 'un de l'autre

et Francis est bouleversé. I l voudrait s'accrocher au visage d ' I rène , au rire de Denis, à l 'idée du bonheur dans une maison choisie pour eux. I l voudrait, mais Véronique tient toute la place.

Et , tandis qu'ils descendent, voilà que le ciel se déchire soudain et que la lumière ruisselle sur eux.

— Le soleil, dit-elle en se retournant. C'est merveilleux. Et i l semble que ce soit de son regard et de ses cheveux blonds

que vienne à présent toute cette lumière . El le est plus belle encore. L'eau de ses yeux para î t plus chargée de mys tè re . Des paillettes d'or apparaissent qui accentuent la profondeur des verts et des bleus.

Avec le soleil, un vent léger s'est levé. Tout chante. L'univers bascule et tourne, fou de musique et de lumière .

u cours de la mat inée , ils ont visité cinq propr ié tés . L a - * V seule qui ait retenu l'attention de Francis est la deuxième,

celle où i l y a le verger et la pièce d'eau. Mais l'a-t-il rée l lement regardée ? Sur un bloc à dessin, i l a fait un croquis et pris quelques notes. I l a dit qu' i l retenait celle-là comme é tan t la seule susceptible de lui convenir, mais, ce qui demeure en lu i , c'est uniquement ce mur à sauter, cet instant où les yeux de Véronique éta ient si p rès des siens, où son souffle et l'odeur de ses cheveux sont venus l'envelopper. I l n'y a que cela, et la descente du sentier.

A présent , ils sont à table. Véronique est à sa gauche et Mme Renoir en face de lu i . I l n'a m ê m e pas regardé la carte, i l a c o m m a n d é ce que la jeune femme commandait. I l avance dans la jou rnée avec la double certitude d 'ê t re ridicule et d'aller vers quelque chose de merveilleux qu' i l n'ose m ê m e pas imaginer tant i l redoute d'effrayer la chance. Il éprouve le sentiment que la moindre maladresse pourrait rompre le charme. Ce lien de silence, ces regards, cette pression de mains qui l'unissent à Véro­nique lui paraissent fragiles comme un cristal.

Ce sont toujours les deux autres qui parlent. Us parlent maison, mais également mét ier , et voyage, et famille. Mme Renoir interroge

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LE PORTRAIT 565

Francis sur sa peinture. I l faut qu' i l bril le. I l le sent, mais tout ce qu' i l dira doit rester discret et de bon ton. I l a deviné chez Véronique une grande délicatesse. I l répond, mais Mme Renoir l ' interrompt presque auss i tô t pour demander :

— Vous avez des enfants ? Jamais Denis, son petit Denis qu' i l adore ne lu i a semblé aussi

encombrant. S ' i l mentait, i l aurait l 'impression de tuer son fils. E t puis, l'agent immobilier est au courant.

— Oui. J'ai un petit garçon qui a cinq ans. I l regarde Véronique qui lu i sourit tandis que la m è r e dit : — Ah quelle chance vous avez ! M a fille ne peut pas avoir

d'enfant, c'est notre drame. Mais mon gendre est d'accord : ils vont en adopter un. Je veux absolument ê t re grand-mère , m ê m e si c'est d'un petit Chinois.

Cette fois, c'est Francis qui sourit à Véronique pour lu i dire qu' i l approuve.

Ils mangent sur deux petites tables collées l'une à l'autre. Les pieds séparent Francis de sa voisine. I l y pense, i l se dit que m ê m e si l'espace était libre, i l n'oserait pas avancer son genou. I l est pe r suadé qu'il risquerait ainsi de tout dé t ru i re . Us se sont déjà dit tant et tant de choses par le regard ! Mais n'est-il pas en train de se faire beaucoup d'illusions ? Est-ce que vraiment les yeux clairs ont r épondu à ses appels muets ?

Il continue de s'interroger alors qu'ils regagnent la voiture où ils reprennent place.

Ils ont déjeuné à Vendôme et ils suivent à p résen t la vallée du Loi r en direction de Montoire. L'agent immobilier parle de cette région qu' i l connaît pour y ê t re né et l 'avoir sillonnée en tous sens durant des années . I l a passé une partie de sa vie à dénicher des maisons pour des couples heureux, pour des familles dont i l parle. I l lui est arr ivé de vendre plusieurs fois la m ê m e maison, parce que ces couples heureux ont cessé de l 'être et se sont désunis , quand ce n'est pas la mort qui les a séparés . I l parle, et les noms de petites villes et de villages chantent.

Il n'a, au bord du Loi r qu'une maison à montrer mais qui est inondable. Sans intérêt . On regagne la nationale à Saint-Laurent-en-Gâtines pour filer vers Château-la-Vallière. I l y a là-bas deux belles fermes et une grosse demeure bourgeoise. Toutes trois sont proches des é tangs et des bois.

Francis s'est encore imposé un long moment d ' immobil i té totale. Mais, lorsque son regard se porte vers la gauche, i l cons­tate que la jeune femme a posé son avant-bras nu sur le blouson de daim. I l résis te encore, mais une force invisible tire sa main qui demeure un moment sur l'étoffe, à quelques cen t imèt res du

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566 L E P O R T R A I T

bras de Véronique. Imperceptiblement, son auriculaire s 'écarte. Un cahot de la route l'aide à frôler la peau fraîche. Sans tourner la tête, i l observe la jeune femme qui demeure impassible.

Sa main avance lentement, elle écrase un peu l'étoffe et s'engage à demi sous l'avant-bras de Véronique. Du dos de ses doigts, i l touche cette peau infiniment douce. Il lui semble que Véronique soupire. Paralysé par la crainte de la voir retirer son bras, i l ne bouge plus. Ce contact est déjà merveilleux. I l est heureux de ne pas l'avoir embrassée quand elle sautait du mur. Heureux de n'avoir pas m ê m e frôlé son genou au restaurant.

Us sont là tous les deux, unis par quelques cent imèt res de peau. Us n'osent m ê m e pas se regarder.

I ls ont roulé ainsi durant un moment qui paraî t à Francis une é terni té de douceur. Devant, l'homme de l'agence et la

mère de Véronique parlent, mais Francis ne les entend pas. I l s'est m u r é dans un silence où le p rénom de Véronique est seul à éveiller quelques échos.

N'est-ce pas Véronique qui a essuyé les larmes de Jésus lors­qu' i l montait le chemin du Calvaire ? N'est-ce pas elle qui a laissé de Jésus le plus émouvant portrait ? I l cherche le nom d'un peintre allemand qui a peint Véronique montrant le linge blanc où demeure l'empreinte du visage du Christ.

I l cherche, mais i l ne trouve pas. A-t-il réel lement envie de brosser un portrait de cette jeune

femme ? Un véri table portrait de sentiments, un portrait comme la Joconde ou Saskia ?

A l 'entrée d'un village, la voiture s 'arrê te , et M . Vercheron sort ses fiches de sa poche pour les consulter. Au dos de l'une d'elles, i l y a un plan qu ' i l montre à Mme Renoir. Véronique se penche en avant, pose son bras gauche sur le dossier du chauf­feur et laisse sa main droite sur le blouson. Francis voit cette main dont le dos appuie sur l'étoffe et dont la paume s'ouvre comme une corolle. I l s'avance à son tour. Son épaule est contre celle de la jeune femme, mais lu i aussi a laissé sa main en a r r i è re . Sa main qui trouve celle de Véronique et l 'é treint . L a jeune femme serre t rès fort les doigts de Francis. Leurs deux mains jointes tremblent un instant. L a fiche disparaî t . Ils reprennent leurs places, mais, pour Francis, tout est changé.

Véronique l'a regardé avec un sourire où i l a cru lire à l a fois de la crainte et une joie profonde. Puis elle a désigné sa m è r e d'un geste de la tê te et avec une moue qui conseillait la prudence.

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L E P O R T R A I T 567

A présent , ils sont sages. Très sages. Bien à leur place, les mains très loin de ce blouson qui les tente pourtant.

Ici, les maisons sont plus éloignées l'une de l'autre et les chemins é t ro i ts obligent à la prudence. On visite. On repart. On parle. La jeune femme aussi bien que Francis se mêlent plus volontiers à la conversation. Ils regardent davantage le paysage où le soir commence à descendre sur les bois. La lumière devient rose et violette, toute cendrée dans les lointains.

Ils roulent sur une levée de terre bordée de peupliers. A leurs pieds, une immense pièce d'eau pareille à quelques arpents de lumière enchâssés entre les rives déjà sombres.

— C'est d'une grande beauté , dit Véronique. Est-ce que vous aimeriez peindre là ?

M . Vercheron a r rê t e la voiture et tous se tournent vers la gauche, face au couchant.

— Il faudrait ê t re Turner, dit Francis. Puis i l se soulève et s'avance vers le milieu de la voiture.

Sa main se pose sur la hanche de Véronique qu'i l sent frémir. Elle prend cette main et Francis redoute un instant qu'elle ne le chasse, mais non, au contraire, les doigts nerveux serrent t rès fort.

Ils demeurent là jusqu'au moment où le soleil plonge der r i è re le rideau d'arbres. Il y a davantage de lumière sur l'eau que dans le ciel où les nuages se regroupent pour la nuit.

M . Vercheron allume ses phares et la voiture quitte la rive de l 'étang pour s'engager entre deux forêts.

Le bras de Francis rampe comme une bête souple et lente. Il monte et se coule contre le haut du dossier. Sa main s'enfouit dans les cheveux soyeux de la jeune femme.

I ls ont roulé longtemps en silence. E t puis, après avoir repar lé des maisons qui peuvent intéresser ses clients, M . Vercheron

dit : — Vous qui vouliez rentrer à Paris ce soir, M . Grandjean,

ça va vous faire arriver bien tard. Francis se sent soudain électrisé. Sa main serre la nuque de

Véronique. I l tousse puis i l dit : — Non, je ne veux pas rentrer ce soir. Je n'aime pas telle­

ment rouler la nuit. I l ment, et i l lui semble que la jeune femme l'a senti. — Mais vous n'avez pas gardé votre chambre, demande le vieil

homme ? — Vous croyez qu'ils n'auront plus rien ?

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— Ah vous savez, un vendredi... Mais enfin, i l y a d'autres hôtels... Et puis, si vous étiez vraiment pris, i l y a la chambre de mon fils. Je vous hébergerais , ce qu' i l a n'est pas contagieux.

Francis ne sait plus où i l en est. Son trouble grandit. Sa femme et son fils sont de nouveau là, bien présen ts dans cette nuit que troue la lumière des phares. Son bras est r e tombé , et, sous le blouson, sa main a rejoint celle de Véronique qu'elle serre et caresse tour à tour.

C'est donc le hasard qui va décider . S'il n'y a pas de chambre, i l rentrera. Et ce sera fini. I l n'y aura plus que Denis et I rène , et peut-être une maison qu'ils reviendront voir ensemble, qu'ils achèteront , et où restera le souvenir des yeux clairs et des cheveux blonds.

Est-ce que ce ne serait pas préférable ? Est-ce qu' i l n'est pas en train de se perdre ? Est-ce que le hasard va le pousser plus loin ou le sauver ? Il ne sait plus s'il souhaite qu' i l y ait une chambre. Il ne sait plus s'il a peur de rester ou peur d 'ê t re con­traint au dépar t .

La voiture traverse quelques villages et les lampes des rues comme les phares des véhicules que l'on croise, éclairent l ' in tér ieur de la voiture. Véronique observe sa mère , mais elle ne fait rien pour dégager sa main.

Dès que la voiture s 'arrête, avant m ê m e que M . Vercheron n'ait fini de la garer, Francis bondit. Il traverse en courant, entre et file droit sur le bureau de la réception. L'employée est au té léphone et Francis bout d'impatience. Il n'y a personne pourtant qui attende devant lui et le temps ne peut plus rien changer. La jeune fille raccroche. A la question de Francis elle répond :

— Oui, nous avons disposé de votre chambre, mais i l en reste une autre, au deuxième étage, sans salle de bains.

Francis fait oui de la tête. Il a la gorge nouée et i l constate que son visage ruisselle. La récept ionnis te se lève pour lui rendre la mallette qu' i l lui a laissée ce matin, et le té léphone grésille. Elle décroche. Elle écoute un instant avant de r épond re :

— Non, madame, je suis désolée, je viens de donner la der­nière.

— Vous avez de la chance. Cinq minutes plus tard, et ce n 'é ta i t plus possible.

Francis ne se demande plus s'il doit appeler cela une chance. Il éprouve seulement le sentiment que cette fille le regarde d'un

drôle d'air, comme si elle savait tout. C'est grotesque. El le ne peut rien savoir, mais Francis n'a pas l'habitude de la culpabil i té .

Il pose sa mallette au pied de l'escalier et marche au-devant de Mme Renoir qui entre suivie de sa fille et de M . Vercheron.

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— J'ai eu de la veine, dit-il. I l restait une chambre. Ils parlent un moment. Il dit à l'agent immobilier qu' i l l'ap­

pellera dans quelques jours. Mme Renoir et sa fille parlent aussi, mais Francis ne les écoute pas. Le vieil homme salue et sort.

— Je vais monter faire un brin de toilette, dit Véronique. — Ça s'impose, dit sa mère . Quelle journée ! Ils prennent leurs clefs. Mme Renoir est au premier, mais

sa fille doit ê t re au deuxième. Elle a le 15 et Francis le 17. Sur le palier, la mère dit :

— A tout de suite, dans la salle à manger. Véronique grimpe devant, légère et souple. Sans se retourner,

elle se dirige vers sa chambre dont elle ouvre la porte. Francis hésite, puis posant sa mallette, il entre der r iè re elle et referme la porte. Véronique vient d'allumer le plafonnier. Us se regardent l'espace d'un éclair, puis ils font chacun un pas, et les cheveux blonds roulent sur l 'épaule de Francis.

— Nous sommes fous, murmure-t-elle dans un souffle avant de lui laisser prendre sa bouche.

En quittant la chambre, Francis dit : — Je viendrai vous rejoindre. Elle baisse les paupières et fait brusquement demi-tour.

D ans sa chambre, Francis a regardé l'appareil té léphonique accroché à la tête du lit. Il s'en est approché , puis i l est

allé au lavabo. Il s'est plongé le visage dans l'eau froide, i l est revenu à l'appareil, mais il n'a pas eu la force de décrocher . Assis un moment au bord du lit, il a fixé le combiné blanc. Le visage d ' I rène est apparu, mais trop flou pour lui donner la force de faire un geste. Alors, soudain accablé il est descendu dans la salle à manger où les deux femmes l'ont rejoint.

C'est Mme Renoir qui choisit une table ronde. Il est t rès tôt et seule une autre table est occupée.

C'est seulement lorsqu'ils sont assis que Francis retrouve le regard de Véronique. Il y plonge. Il voudrait s'y noyer pour n 'ê t re plus atteint par aucune pensée. Il se répète pourtant qu'i l doit appeler I rène. Quand ils auront te rminé leurs repas, i l sait qu'il n'aura plus le courage de le faire. Il va se lever lorsque le maître , d'hôtel apporte la carte. Il s'accorde encore le temps de donner sa commande, puis, tandis que la veste blanche s'éloigne, i l se lève en disant :

— Je vous prie de m'excuser une petite minute. Il préfère appeler de la cabine qui est à la réception. Il demande

son n u m é r o qu' i l obtient aussi tôt et entre dans la cabine. L a

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voix d ' I rène est douce et heureuse et pourtant, elle lu i fait mal. — Mon chéri , je commença i s à ê t re inquiète . — Je n'ai pas pu t'appeler plus tôt, je quitte seulement le

gars de l'agence. Il explique rapidement que c'est un vieil lard qui l 'a p r o m e n é

toute la journée à un train d'escargot. — Tu es encore à Tours ? demande I rène . — Oui. Et je reste. J'ai vu une annonce dans un journal local.

Une affaire qui n'est pas dans les agences. J ' i rai visiter demain matin. Je crois que ça vaut le coup.

— Mon pauvre chéri , tu te donnes tant de mal... Attends, Denis veut te dire bonsoir.

Il imagine Denis tirant la robe d ' I rène . I l répond. I l a de nouveau terriblement chaud. Sa main mouille l 'ébonite noire. Des gouttes ruissellent sur son front et sa nuque. C'est la p r emiè re fois qu' i l ment à I rène . La première fois en dix ans. Et i l doit mentir aussi à Denis qui lui demande à son tour pourquoi i l ne rentre pas. Denis lui dit :

— Bonne nuit mon copain. Et tâche de trouver une maison avec des arbres et une cheminée .

Est-ce qu'il y avait des cheminées dans les maisons dont i l a relevé le plan et noté les références ? Il va peut-être quitter cette cabine pour foncer vers la rue, sauter dans sa voiture et prendre la route de Paris. Partir. Partir sans revoir les yeux clairs.

rancis n'est pas parti. Il s'est seulement réfugié quelques * instants aux toilettes pour se reprendre et se rafra îchir un

peu. Puis il a regagné la table. Et le repas s'est an imé t rès vite avec les questions et les longs discours de Mme Renoir qui fait partie de ces gens que le moindre silence terrifie. Francis a vite cessé de l 'écouter pour ne plus percevoir qu'un ronron monocorde. Il a surtout observé Véronique. D'abord avec une espèce de joie sourde où se mêlai t encore un peu d'angoisse, un reste de ce qui l'avait é t re int si fort dans la cabine du té léphone. Puis, une crainte est montée en lui : et si Véronique allait se reprendre ? Si elle se dérobai t soudain pour s'enfermer dans sa chambre ?

Cette peur le tient encore à présent , alors qu ' i l achève sa toilette, alors que Mme Renoir est dans sa chambre du premier et que Véronique doit attendre, à quelques pas de là. Francis passe en hâ te son pyjama et sa robe de chambre, et, pieds nus sur la moquette rouge du couloir, sa propre clef dans sa poche, i l va frapper doucement à la porte de la chambre 15. L a poignée tourne et la porte s'ouvre lentement. Véronique porte un long

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peignoir sombre à ramages orange et jaunes. El le a reculé de deux pas et se tient debout entre le pied du li t et l 'armoire dont la glace reçoit en m ê m e temps son reflet et son ombre. Seules les deux veilleuses sont a l lumées .

La jeune femme le regarde, presque suppliante. I l ferme la porte et s'avance lentement. Ils sont à quelques cen t imèt res l 'un de l'autre et pourtant, ils hés i ten t encore. Francis entend nette­ment à ses tempes les battements de son sang.

Silence. La cour in tér ieure sur laquelle donne la fenêtre est un déser t

invisible. Tout l 'hôtel est silencieux. Le tumulte que Francis sent monter en lui n'est pas un bruit. I l fait partie de ce silence.

Véronique incline t rès légèrement la tête, la masse de ses cheveux se déplace et, de trois quarts, la lumière atteint son visage. Son regard s'éclaire. Francis avance à peine et la serre contre lui t rès fort, t rès fort en murmurant :

— C'est impossible... Impossible... Je ne peux pas le croire. Elle parle tout p rès de son oreille et i l croit comprendre : — Si vite... si vite.

Ils se sont a imés . Encore enlacés, ils sont sur le lit qu'ils n'ont m ê m e pas ouvert. Francis se soulève légèrement pour la regar­

der. — Tu es belle, dit-il. Merveilleusement belle. — Tais-toi. — Non... Dès que je t'ai vue j ' a i senti qu'i l se passait en moi

quelque chose d'effrayant et de merveilleux. El le ferme les yeux et sa tê te va lentement de droite à gauche

comme pour dire non. La houle blonde de ses cheveux roule sur le couvre-lit vert.

— M o i aussi, dit-elle, j ' a i été t roublée dès que je t'ai vu, hier au soir. Et je me suis ra isonnée. J'ai répé té cent fois que j ' é ta i s folle. Mais moi, je savais que nous nous verrions aujour­d'hui. Et j 'avais peur... J'ai eu peur toute la nuit.

— Comment savais-tu ? — M . Vercheron m'avait par lé de toi. — Mais i l ne m'avait jamais vu ! — Il m'avait dit : « C'est un jeune peintre. » — Et alors, ça n'est pas écri t sur mon visage ! Elle rit et i l la fait taire en l'embrassant. Lorsqu ' i l l ibère ses

lèvres, elle dit encore. — Bien sûr que si. Tu as des yeux pleins de lumière .

I l lui prend de nouveau les lèvres. Et ils s'aiment encore. Avec

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rage. Avec tendresse. Avec mille caresses jusqu'aux limites de la fatigue.

De temps en temps elle dit : — Non... Non, nous sommes fous. Mais elle est heureuse. I l le sait. I l le sent et c'est au plaisir

qu ' i l lu i donne que Francis s'attache surtout, exactement comme s'il voulait ê t re certain qu'elle ne pourra jamais l'oublier.

Les heures passent effroyablement vite. Epuisés , le souffle court, ils sont côte à côte. Fixant le plafond

tapissé d'un odieux papier à fleurs, Véronique dit : — Hier au soir, j ' a i essayé de compter les fleurs pour m'en-

dormir. Levant le bras, elle pointe son index et, partant de l'angle, elle

compte : — Une, deux, trois, quatre. — Tu as donc envie de dormir, à p résen t ? Elle rit et Francis l'attire vers lu i . Le visage sous une cascade

dorée, i l la regarde au fond des yeux. — Je n'ai jamais vu des yeux comme les tiens. — Est-ce que tu dis la m ê m e chose à toutes les femmes que

tu rencontres ? Il la repousse légèrement pour mieux la voir. Le visage de

Véronique devient grave et Francis comprend qu' i l est le reflet de son propre visage. I l hési te un moment, puis, calmement, en dé tachan t chaque mot, i l dit :

— I l y a presque dix ans que je suis mar ié , et je te jure que je n'ai jamais t r ompé ma femme.

— Pourquoi me dis-tu ça ? — Je sais que c'est stupide. Mais si j ' ép rouve le besoin de

te le dire, c'est parce que je crois bien que je... Cette fois, c'est elle qui lui ferme la bouche d'un baiser. Us s'aiment encore, et, au meilleur de leur é t re in te , collant

sa bouche contre l'oreille de Véronique, i l dit :. — Je t'aime... Un long moment, ils restent l 'un à l'autre, apaisés, et Véron ique

parle doucement, sans le regarder, d'une voix qui tremble un peu.

— I l y a des mots qu' i l faut savoir retenir, m ê m e s'ils vous b rû len t l ' intérieur.. . Tu peux penser ce que tu veux de moi, je m'en fous... Mais moi aussi c'est la p remiè re fois... Mo i aussi j ' a i lutté. . . M o i aussi je sens que je t'aime... Francis, mon amour, serre moi fort, t rès fort.

Le dernier mot vibre comme une corde tendue à se rompre. Sa tê te s'enfouit au creux de l 'épaule de Francis. El le fait comme

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si elle voulait entrer en lu i . El le essaie en vain de retenir ses larmes.

Elle pleure un long moment, d'abord avec des sanglots qui secouent tout son corps nu, puis sans bruit, envahie peu à peu par une paix que Francis n'ose pas troubler. Quand elle se lève pour prendre son mouchoir, i l demande :

— S i je t'ava'is embrassée au moment où je t'ai aidée à des­cendre du mur, qu'est-ce que tu aurais fait ?

Elle essuie une dernière fois ses yeux rougis puis, jetant son mouchoir loin du lit, elle revient p rès de Francis en riant :

— Je t'aurais dit de faire attention à ma mère , dit-elle. Ils rient tous les deux et s'embrassent, puis elle ajoute : — J'ai bien vu que tu en avais envie. Je savais déjà que

quelque chose nous arriverait, mais moi aussi, je me disais que c'était une folie.

Son visage redevenu grave tandis qu'elle parlait, se dé tend à nouveau. Son regard se remet à rire lorsqu'elle reprend :

— C'est vrai que tu détes tes conduire la nuit ? — Méchante . — Tu mens t rès bien. — Non, justement. Je ne sais pas du tout mentir. Ils se regardent un instant sans parler, puis Véronique de­

mande : — Est-ce que tu achèteras une des maisons que nous avons

visitées ? Francis ne r épond pas immédia temen t . I rène et Denis sont

terriblement p résen t s . Brutalement. Comme s'ils venaient d'entrer dans la chambre, et leur venue lu i serre la poitrine.

— S i tu ne veux pas me répondre , je ne t'en voudrai pas, tu sais, dit Véronique.

— Non, je n 'achètera i rien dans cette région. Ce serait trop terrible. Quoi qu' i l arrive, tout ce que nous avons vu restera uniquement à nous deux. Je ne pourrais pas vivre ic i avec... avec d'autres.

— Tu vas dire que je suis terriblement égoïste, mais je suis heureuse, tu sais. Très heureuse de le savoir... Mo i non plus, je ne pourrais pas.

Elle s'interrompt soudain et se met à rire. — Qu'est-ce qui t'amuse tant que ça ? — Ça n'est pas charitable, mon chéri , je sais, mais je pense

à ce vieux bonhomme qui nous a baladés toute la jou rnée . S ' i l pouvait savoir ! Les hauts et les bas dans la vente de l ' immobilier, tout de même , à quoi ça tient !

Ils parlent encore de M . Vercheron et de la chambre de son

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fils qu ' i l offrait à Francis. C'est à l u i qu'ils doivent cette rencontre. Ils cherchent ensemble ce qu'ils pourraient faire pour le remer­cier, mais ils ne trouvent rien. A la fin, Véronique dit :

— I l a l 'air d'un brave homme. S ' i l savait, peut -ê t re qu ' i l serait t rès heureux. Tu as entendu, avec quelle joie i l parlait des couples qu ' i l a mis au n id !

— Oui, peut-être qu ' i l serait heureux... I l a peut-ê t re é té heu­reux de cette façon, quand i l avait notre âge.

Ils ont vécu une nuit t rès courte, presque sans sommeil. Une nuit courte et qui para î t longue comme toute une vie.

Est-ce que Véronique veut que cette nuit soit leur seule nuit ? Est-ce qu'elle sent aussi in tensément que Francis que cette nuit doit rester leur nuit ?

Au matin, alors que le jour encore à demi endormi vient filtrer entre les lames des persiennes grises, Francis demande pourtant :

— Comment allons-nous faire, pour nous revoir ? Elle se soulève sur un coude pour le regarder, elle hés i te à

peine, puis elle dit d'une voix qu'elle voudrait calme mais qui tremble un peu :

— Tu sais t rès bien que nous ne nous reverrons jamais. I l y a un long silence. Leurs regards tissent un lien d'une

é tonnan te solidité, un é t range fil conducteur où passe sans dif­ficulté tout ce que les mots ont peur d'exprimer.

Longtemps sans parler, ils écoutent ce regard. Puis, avant d'embrasser Francis, Véronique dit :

— Je ne regretterai jamais cette rencontre. Je le sais... E t je sens bien que toi non plus tu n 'éprouveras aucun regret. Je ne veux pas avoir de remords. Ça fait trop mal... Mais ce que je serais incapable de supporter, c'est la souffrance des autres si elle leur venait de moi .

Elle serre les lèvres. Francis comprend qu'elle ne triche pas. Elle lutte contre son émot ion, et, d'une voix plus dure, elle ajoute :

— Je ne veux pas donner la souffrance. Jamais ! Conscient de sa faiblesse, Francis dit : — Mais nous allons souffrir tous les deux. Toujours dure, elle r épond sans hés i ter : — Sans doute. Mais nous ne sommes pas innocents. Elle s 'écarte un peu de lu i , s'allonge sur le dos, le regard

perdu vers ces fleurs si laides du plafond, elle laisse couler un peu de silence, puis, d'une voix apaisée, avec un sourire un peu triste, elle reprend :

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— Nous souffrirons quelque temps, mais ce sera notre souf­france... Nous le savions. Nous l'avons acceptée. El le sera le pr ix de notre bonheur... Tu sais bien que tout se paye toujours.

— Mais Véronique , si nous... El le lu i pose sa main sur les lèvres et supplie : — Tais-toi. Tais-toi mon chéri . Ne me demande pas d'avoir

du courage pour deux. Je veux que tu sois vraiment tel que je t'imagine.

El le l'embrasse longuement avant d'ajouter : — Celui que tu es au fond de toi, tout au fond, dans cette

région où i l n'y a que le plus grand amour. Celui qui va bien au-delà de quelques nuits... Celui qui i ra pour toi bien au-delà de ta vie, si ton fils continue de t'aimer.

I ls sont res tés longtemps encore sans parler, l 'un contre l'autre, à charger leurs mains et leurs corps de souvenirs.

Us ont reculé jusqu ' à l 'extrême limite le moment de la sépa­ration, et ils se sont qui t tés t rès vite, après un dernier baiser, tout près de la porte.

Puis Francis est demeuré un moment der r iè re cette porte refermée. I l a entendu le bruit de trois pas rapides et sourds sur la moquette, suivi des premiers sanglots de Véronique qui s'est je tée sur le l i t . I l a lu t té contre son désir de la rejoindre. I l a senti que s'il retournait vers elle, toutes leurs forces fondraient, que plus rien ne pourrait les protéger .

Alors, i l a regagné sa chambre. I l s'est p r épa ré en hâ te , comme pris de fièvre, pe r suadé que la moindre hési ta t ion lu i serait fatale. I l est descendu, i l a demandé sa note et payé en disant qu ' i l é ta i t en retard et dé jeunera i t en route. I l a sauté dans sa voiture et, à présent , i l roule vers Paris.

I l a parcouru les premiers k i lomètres comme un fou, puis progressivement, sans bien s'en rendre compte, i l a rédu i t sa vitesse.

Sans savoir où i l va, i l vient m ê m e de quitter la nationale pour s'engager sur une petite route secondaire. I l s 'arrê te et gare sa voiture à l 'entrée d'un chemin forestier. I l marche dans l'herbe couverte de rosée . I l n'a à se laver de rien. I l n 'espère m ê m e pas se retrouver tout de suite tel qu ' i l étai t la veille encore.

N'est-ce pas un peu de lumière blonde et bleue de cette nuit qu' i l veut retrouver ic i ?

Lorsqu' i l a dit à Véronique qu ' i l aimerait peindre un portrait d'elle, elle a d'abord répondu en riant :

— Si tu as de la mémoire , rien ne t'en empêchera . E t peut-

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ê t re que tu le vendras t rès cher. Assez cher pour acheter plusieurs maisons.

E t puis, son visage si mobile s'est rembruni, elle l 'a fixé t r è s in t ensément pour demander :

— Est-ce que tu connais bien les musées de Hollande ? — Oui. — Tu as vu les portraits de Rembrandt ? — Bien sûr. Les plus beaux sont ceux de Saskia.

•Il a dit cela et rappelé la phrase qui l'avait poursuivi la veille au soir. Mais elle a fait non de la tê te pendant qu ' i l parlait, puis elle a dit :

— Tout dépend de ce que l 'on entend par beau té . Mais pour moi, le plus beau, c'est le plus chargé d 'émotion. Celui de sa m è r e . Un petit portrait qui éclipse tous les autres tant i l contient de vér i table amour.

Francis continue de marcher. L a voix de Véronique est en l u i comme une musique t an tô t grave tan tô t cristalline. I l marche dans la fraîcheur du sous-bois. I l marche pour apaiser la b r û l u r e qui est en lu i .

I l ne sait pas encore s'il peindra un portrait de Véron ique mais i l sait que son regard clair restera dans son souvenir comme un merveilleux rayon de lumière .

B E R N A R D C L A V E L de l'Académie Goncourt