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TEXTES Christian Taurand EN FORME D'EXIL Un départ forcé pour un autre pays engage presque toujours celui qui le subit à vouloir ardemment revenir sur les lieux de son passé. Dans cette nouvelle inédite, Christian Taurand nous fait partager le retour au pays de Kaspar Lintz, le réfractaire, l'exilé, qui tente d'harmoniser leprésent et la réalité du souvenir. [1] 1 Y eut, pour saluer son retour au pays, de grandes réjouis- sances : une foule de moyenne importance avait été ame- née à l'aéroport, en car spécial, pour l'accueillir à sa descente de l'avion, les caméras de la télévision nationale s'étaient déplacées, ainsi qu'un essaim bruyant de photographes impatients. Lorsque la porte de l'appareil s'ouvrit et qu'on vit apparaître en haut de la passerelle un septuagénaire sec, un peu voûté, s'ap- puyant négligemment sur une canne élégante, personne ne voulut reconnaître en lui Kaspar Lintz, le réfractaire, l'exilé dont les écrits s'attiraient les foudres de l'ancien régime, aujourd'hui déchu. On crut à une mystification. Mais, parmi ceux qui assistaient à l'événe- ment, les plus sensés eurent vite fait de se rappeler que vingt-trois 118 REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1991

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TEXTES

Christian Taurand

ENFORMED'EXIL

Un départ forcé pour un autre pays engage presque toujourscelui qui le subit à vouloir ardemment revenir sur les lieuxde son passé. Dans cette nouvelle inédite, Christian Taurandnous fait partager le retour au pays de Kaspar Lintz, leréfractaire, l'exilé, qui tente d'harmoniser le présent et laréalité du souvenir.

[1]1Y eut, pour saluer son retour au pays, de grandes réjouis­sances : une foule de moyenne importance avait été ame­née à l'aéroport, en car spécial, pour l'accueillir à sa

descente de l'avion, les caméras de la télévision nationale s'étaientdéplacées, ainsi qu'un essaim bruyant de photographes impatients.Lorsque la porte de l'appareil s'ouvrit et qu'on vit apparaître enhaut de la passerelle un septuagénaire sec, un peu voûté, s'ap­puyant négligemment sur une canne élégante, personne ne voulutreconnaître en lui Kaspar Lintz, le réfractaire, l'exilé dont les écritss'attiraient les foudres de l'ancien régime, aujourd'hui déchu. Oncrut à une mystification. Mais, parmi ceux qui assistaient à l'événe­ment, les plus sensés eurent vite fait de se rappeler que vingt-trois

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ans s'étaient écoulés depuis son départ forcé pour l'étranger. Quantaux autres, ils furent définitivement convaincus de son identité envoyant le nouveau ministre de la Culture s'avancer vers lui, toutsourire et main tendue. Dans un crépitement d'appareils photo etde flashes éblouissants, la poignée de main fut immortalisée deface, de profil et de trois quarts. Lintz souriait, mais sans ostenta­tion, comme s'il était simplement soulagé de rentrer chez lui aprèsun long voyage. Tandis que la foule émue applaudissait discrète­ment, on poussa vers lui une petite fille souriante et potelée, por­teuse d'un bouquet. Avec ses boucles blondes, ses yeux d'un bleulumineux, ses joues rondes et sa peau laiteuse légèrement ambrée,elle était censée représenter l'archétype de la jeunesse du pays.Pour parfaire le tableau, on l'avait revêtue du costume national :petite jupe grise et corsage vert pâle, à manches bouffantes, fermépar un lacet rouge. Lorsque, après avoir reçu le bouquet, il embrassal'enfant toujours souriante, il la trouva frissonnante et glacée et,avant de se redresser, murmura à son oreille :

- Rentre donc chez toi, petite. Tu vas attraper froid.On escamota la fillette, le bouquet fut pris en charge par le

chauffeur mis à sa disposition pour le conduire à son hôtel et toutle monde se rendit en cortège dans le salon d'accueil de l'aéroport,où le ministre devait prononcer une brève allocution.

Le soir même, une grande réception était donnée, en sonhonneur, au ministère de la Culture. Dans la foule bigarrée quiarpentait les salles luxueusement meublées, Lintz fut étonné dereconnaître Omar Goetz, qui, en tant que ministre de l'Intérieur,avait autrefois signé son ordre d'expulsion du territoire. On dut luiexpliquer avec ménagement, comme on raisonne un enfant capri­cieux, que celui-ci avait été limogé par son propre parti, quelquesannées plus tard, et avait même vécu un certain temps en résidencesurveillée. Aujourd'hui, on l'exhibait parfois sur le devant de la scènepolitique pour rassurer les éléments un peu trop conservateurs dela population. Lintz fut tenté de demander quelle partie de lapopulation son propre retour était censé amadouer, mais il préféras'abstenir. La fatigue du voyage et le simple plaisir d'être rentréchez lui le poussaient à regarder toutes choses avec une certaineindulgence. On mit dans sa main une coupe de champagne (breu­vage que son estomac n'avait jamais pu supporter) qu'il abandonna

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sur le premier meuble venu, on lui présenta quantité de hautsfonctionnaires, fraîchement nommés, aux allures de technocrates,des femmes décolletées et richement baguées qui, toutes, admi­raient follement son œuvre, de jeunes artistes pleins d'avenir (lessuppôts de l'ancien régime n'avaient pas été invités) qui le saluèrentavec condescendance. Par la suite, appuyé contre le marbre d'unecheminée (et discrètement étayé par son indispensable canne), ilassista au défilé des hommes politiques les plus en vue dumoment. Chacun se félicita de son retour, laissa vaguement suppo­ser qu'il en était un des principaux artisans, fit miroiter sous toutesses facettes l'effort de rénovation démocratique entrepris par lenouveau gouvernement et lui fit comprendre qu'on espérait de lui,sinon un soutien total, tout au moins une bienveillante neutralité.A tous, il répondit que son plus cher désir était de retrouver safamille, de vivre en paix dans son pays et de se tenir à l'écart degesticulations politiques qui ne l'amusaient plus depuis bien long­temps. Dès lors, on cessa de s'intéresser à lui. Après un délai rai­sonnable, il lui sembla possible de s'éclipser pour regagner sonhôtel, ce qu'il fit, abandonnant sur la tablette de la cheminée unecoupe de champagne pleine qui semblait l'avoir suivi à la tracejusque-là. En traversant le brouhaha de la salle de réception, il futamené à passer (était-ce bien par hasard ?) devant le fauteuil surlequel on avait provisoirement abandonné le trop encombrantOmar Goetz. Se plantant devant l'ancien ministre passablementdécati, il le dévisagea un long moment, comme on examine, dubout du pied, une chose étrange, et plus ou moins répugnante,trouvée au bord de la route. Il fut heureux de constater que lavieillesse n'avait pas épargné son ancien ennemi: son crâne chauveétait saupoudré de taches jaunâtres, ses yeux et son menton dispa­raissaient sous la mauvaise graisse et tout son corps n'était qu'unamas informe et flasque. Mais c'était encore le tremblement incontrô­lable de ses mains qui le réjouissait le plus. A cet instant, Goetz,qui devait somnoler, sembla découvrir brusquement cette silhouetteencombrant son champ de vision. Il leva vers lui un regard soup­çonneux, et probablement myope, puis, après quelques secondesd'intense réflexion, demanda d'une voix pâteuse ;

- Votre visage me dit quelque chose. Nous nous connais­sons?

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Appuyé des deux mains sur sa canne qui ne tremblait pas,Lintz sourit aimablement.

- Oui, nous nous connaissons parfaitement, dit-il. Je suisKaspar Lintz et vous êtes une ordure.

Toujours souriant, il salua d'un mouvement de la tête soninterlocuteur médusé et, après un demi-tour impeccable, s'en allad'un pas merveilleusement léger.

Le lendemain, il dut encore recevoir un grand nombre dejournalistes qui, tous, voulurent connaître son opinion sur leschangements intervenus dans le pays et la position qui serait lasienne dans ce contexte nouveau. A quelques mots près, il leurrépéta ce qu'il avait déjà répondu aux politiciens rencontrés laveille et écourta ces divers entretiens autant que la politesse le luipermettait. Plus tard, les plus déçus d'entre eux expliqueraient àleurs lecteurs que Kaspar Lintz n'était plus qu'un vieillard miné parvingt ans d'exil. Certains regretteraient ouvertement son retour,d'autres laisseraient entendre qu'il n'avait peut-être plus toutes sesfacultés mentales. Mais quelle importance ? Car tout cela, au fond,n'était qu'une regrettable méprise. Si, autrefois, il avait attaqué l'an­cien régime, cela n'avait jamais été sur un plan purement politique.Jamais il n'avait écrit de pamphlets incendiaires (forme de littéra­ture qu'il avait toujours considérée comme mineure) ou d'articlescritiquant ouvertement le gouvernement en place. Il n'avait fait,dans ses romans et ses nouvelles, que dévoiler ici ou là, avec unhumour qu'on ne lui pardonnait pas, la stupidité et l'inefficacitéfondamentales d'une bureaucratie à laquelle chacun se heurtaitquotidiennement. Devant le succès populaire remporté par sesœuvres, la réaction de cette même bureaucratie fut, bien sûr, stupideet inefficace. Cela commença par les habituelles tracasseries poli­cières : filatures, écoutes téléphoniques, convocations régulièresdans les bureaux de la censure, etc. Puis on envoya, pour lui fairela morale, le président de la Société des écrivains libres, qui netrouva rien de mieux à faire que de se présenter chez Lintz lejour même où celui-ci venait d'enterrer son épouse. Fermementéconduit, il transmit aux autorités un rapport copieux et virulent.On en arriva donc à interdire la publication de ses œuvres. En

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vain, puisque celles-ci, directement traduites et publiées dansdivers pays étrangers, revenaient clandestinement dans leur paysd'origine. Par la suite, la petite maison qu'il venait de se faire bâtirdans la banlieue de la capitale fut déclarée conjointement, pardeux ministères différents, insalubre et réquisitionnée pour raisonmilitaire. Il n'eut, pratiquement, que le temps d'en sortir avantqu'on ne la détruisît. On songea à l'éliminer purement et simple­ment, mais il était déjà trop connu à l'étranger pour que sa mort,même accidentelle, pût passer inaperçue. On finit heureusement,en épluchant soigneusement toute son oeuvre, par extraire d'un deses premiers romans une phrase qui, sortie de son contexte, permitde l'accuser ouvertement de mettre en danger la paix sociale dupays. Ce n'était pas assez pour l'envoyer impunément en prison,mais suffisant pour l'expulser vers le pays de son choix. Plus tard,et bien que Lintz se fût, par la force des choses, désintéressé de cequi se passait dans son pays, on n'en continua pas moins, dansquelque obscur bureau des services de la censure, de traduire motà mot chacune de ses nouvelles œuvres.

On avait beaucoup construit, pendant ces vingt dernièresannées. C'est du moins ce que lui expliqua le chauffeur de taxivenu le chercher à son hôtel pour le conduire chez son fils, qu'iln'avait pas voulu retrouver au milieu de la foule anonyme et indif­férente des réceptions officielles. Lorsque Lintz avait demandé àfaire un tour en ville, avant de se rendre à l'adresse indiquée, lejeune homme, le prenant apparemment pour un riche touriste deprovince, avait répliqué avec un sourire prometteur :

- Entendu, je vais vous montrer toutes nos merveilles !Mais, en fait, son passager se souciait peu des colonnades de

l'Opéra, de la façade majestueuse du palais présidentiel et autresattraits incontournables de la capitale. Ce n'était pas un touriste,mais un rôdeur, qui, au gré de sa fantaisie, lui indiquait tantôt unedirection, tantôt une autre. Appuyé sur sa canne plantée entre sesjambes, le cou tendu vers la vitre, il murmurait parfois, commepour lui-même :

- Non, ce n'était pas ici. Pourtant. ..

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Ou bien, en remontant l'avenue de la Liberté (qu'il s'obstinaità appeler rue des Prolétaires Unis), il demandait ce qu'était devenuce petit restaurant dont il avait oublié le nom et dont personne,apparemment, ne se souvenait. Le plus souvent, il se contentait deregarder, en hochant doucement la tête, les longues enfilades d'im­meubles cubiques, dont certains commençaient déjà à se fairevieux, qu'on avait bâtis sur les ruines pittoresques de sa jeunesse. Aun moment, il fit arrêter brusquement la voiture et le chauffeur dutfaire une périlleuse marche arrière pour stopper devant une maisonqu'il avait cru reconnaître. Mais ce n'était plus qu'une façade aveugleet, à travers les trous béants de ses fenêtres, on pouvait voir, sedétachant sur un ciel d'encre noire, le profil anguleux d'une grueau repos. Lorsque, après bon nombre de détours et de déceptions,ils parvinrent à leur destination, le chauffeur compatissant, enempochant le prix de la course (et le substantiel pourboire), crutdevoir demander :

- Il Yavait longtemps que vous n'étiez pas venu par ici ?- Seulement vingt-trois ans, grommela Kaspar Lintz, en s'éloi-

gnant vers une porte enfin familière.Il lui fallait à présent grimper deux étages pour parvenir à

l'appartement de son fils Mathias. La faible lumière qui régnait dansl'escalier et l'usure des marches de pierre, creusées au fil des anspar le frottement de milliers de pieds fatigués, mirent ses articula­tions, tout aussi usées, à rude épreuve. Une main crispée sur larampe poisseuse d'humidité, tâtant chaque marche du bout de lasemelle, il gravit lentement l'escalier aux odeurs bien connues desalpêtre et de moisissure insidieuse. Lorsqu'il eut enfin pris pied surle palier du second étage, il attendit, pendant un court instant, quesa respiration et les battements de son coeur fussent revenus à lanormale avant de sonner. Ce fut Mathias lui-même qui vint ouvrir etil en fut heureux. Pendant toutes ces dernières années, il avaitvisionné et répété cette scène un nombre incalculable de fois, intro­duisant telle ou telle variante dans le scénario de base, mais ledébut était toujours le même: il sonnait à la porte, le cœur battant,puis celle-ci s'ouvrait et son fils était en face de lui, souriant derrièreses petites lunettes rondes qui lui donnaient un air érudit un peudésuet. Cela se passa exactement ainsi, pourtant il ressentit une sortede décalage, une infime distorsion, entre ce qu'il avait imaginé

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autrefois et ce qui arrivait réellement. Mathias avait vieilli, tropvieilli, à tel point que l'écart, normalement immuable, qui les sépa­rait semblait s'être amenuisé et, bien qu'il eût à peine cinquanteans, il lui parut étrangement ridé. Il avait quitté un jeune hommeChier, à peine) et c'était un vieillard qu'il retrouvait. Même ses éter­nelles lunettes étaient marquées par le temps : les verres étaiententaillés de multiples rayures, la monture dorée tournait au vert-de­gris et l'une des branches portait l'évidente boursouflure d'une sou­dure mal faite. Malgré cela, sa voix était restée la même et sonsourire aussi. Comme il l'avait imaginé, ils s'étreignirent longue­ment, mais avec une certaine retenue qui, elle, était nouvelle.Comme s'ils n'étaient plus un père et son fils, mais deux hommeségaux dans la maturité. Mathias l'aida à enlever son manteau et lepoussa doucement vers la salle à manger.

- Viens vite, dit-il. Tout le monde t'attend.Lintz reconnut tout de suite Alba, sa belle-fille, mais aucune

des autres personnes déjà là. Il fallut faire les présentations. Erik etTessa, deux adolescents de dix-huit et seize ans, étaient les petits­enfants de son frère, décédé quelques années auparavant, alorsqu'il était à des milliers de kilomètres.

- Je vous ai vu à la télévision, hier soir, dit Tessa qui le regar­dait avec de grands yeux éblouis. En descendant de l'avion, vousétiez très digne. Comme un chef d'Etat.

- Je ne suis pas un chef d'Etat, dit Lintz en souriant. Tu peuxdonc me tutoyer et m'embrasser.

Il y avait aussi, tassé sur une chaise, un de ses ondes, qu'iln'avait connu que le temps de brèves vacances à la campagne, danssa jeunesse, et qui devait afficher un âge canonique. Apparemment,il était plus ou moins impotent, passablement gâteux, totalementsourd, et Lintz ne sut jamais s'il se souvenait réellement de lui.Suivait un charmant tableau de famille, comprenant une femmeassise d'une trentaine d'années, lourdement enceinte et berçantencore sur ses genoux un bébé bavant et somnolent, flanquée à sagauche d'un homme debout, une main dans sa poche, l'autreappuyée sur le dossier de la chaise, qui semblait poser pour unephotographie officielle. Lintz s'approcha du groupe et attendit sage­ment que Mathias éclairât sa lanterne. Mais celui-ci se contenta derire et demanda, en posant une main sur l'épaule de la femme :

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- Tu ne reconnais pas Lydiana ? Ma fille? Ta petite-fille?Non, bien sûr, il ne l'avait pas reconnue: lorsqu'il était parti,

elle ne devait avoir que sept ou huit ans. A bien y regarder, il luisembla retrouver ses yeux, mais comme s'ils n'étaient plus que depâles reflets de son enfance. Ils s'embrassèrent tout de même affec­tueusement.

- Et voici son mari..., commença Mathias.- Oscar Bériac ! conclut celui-ci en tendant une main empres-

sée.Il avait les cheveux soigneusement coupés, une fine mous­

tache, un costume légèrement cintré et une montre coûteuse aupoignet. Lintz sut tout de suite qu'il ne pourrait pas l'aimer.

Pendant le dîner, il fut naturellement au centre des conversa­tions. Erik, tout d'abord, voulut tout savoir de sa vie aux Etats-Uniset le pressa de questions, mais il y avait à la fois trop à raconter ettrop peu. Résumer vingt ans de sa vie en quelques phrases était unexercice impossible et il ne put lui offrir que quelques souvenirs,en forme de cartes postales, du seul voyage qu'il eût fait à traversson grand pays d'accueil : longues routes poudreuses traversantd'interminables déserts, riches maisons de banlieues aux façadesuniformément blanches, immeubles de verre et d'acier, rangéscomme des cubes au cœur des cités... Et, bien sûr, l'inévitable statuede la Liberté, qu'en fait il n'avait vue qu'à travers le hublot d'unavion. D'ailleurs, l'un et l'autre ne parlaient pas de la mêmeAmérique. Le jeune garçon aurait voulu tout savoir du base-ball,des plages du Pacifique, des rues de New York ou Los Angeles, etLintz ne pouvait lui proposer que la vision sage et quelque peupantouflarde des quelques villes universitaires qu'il avait habitées.Puis, Oscar pérora longuement sur les changements intervenusdans le pays. Il était ingénieur dans une entreprise qui venait justed'être privatisée et, à sa façon de ramener sans cesse la conversa­tion sur le fonctionnement interne de son usine, il était permis depenser que les récents bouleversements n'avaient eu pour but quede permettre à celle-ci de dégager enfin des bénéfices. Le plusdésolant, pour Lintz, était de voir avec quelle admiration béateLydiana buvait chacune des paroles de son héros. Heureusement,ce piteux imbécile dut marquer une pause pour s'occuper de sonenfant qui, sur les genoux de sa mère, était en train de s'étouffer

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tranquillement avec une mie de pain. Lintz profita de l'interruptionpour se tourner vers Mathias et lui demander des nouvelles desgens qu'il avait connus autrefois. Beaucoup d'entre eux étaientmorts. Quant aux membres de la famille qui n'étaient pas là ce soir,on lui laissa entendre à demi-mots qu'ils s'étaient retranchés derrièrede faux prétextes pour ne pas venir.

- Il faut les comprendre, dit Alba d'un air pincé. On ne nous apas rendu la vie facile, après votre départ.

Mathias balaya le passé d'un geste de la main.- Cela devrait aller mieux maintenant, dit-il simplement.Lintz aurait voulu expliquer qu'il n'avait rien su de leurs diffi­

cultés, que leurs lettres (volontairement édulcorées pour passerl'épreuve de la censure) n'étaient jamais que des bulletins de santéimpersonnels, qui ne parvenaient même pas toujours jusqu'à lui. Ilaurait voulu prendre la main de son fils, de cet enfant qui avaitvieilli loin de lui, pour le rassurer, mais les mots ne venaient pas.Tous ceux qui traversaient son esprit lui paraissaient mièvres, ana­chroniques : tout avait trop changé.

Lydiana et son mari durent partir tout de suite après le café.Le bébé s'endormait, la future parturiente devait ménager ses forceset le chef de famille était submergé de travail, en ce moment, àl'usine. Lintz en éprouva presque du soulagement. En embrassant sapetite-fille, il fut saisi, une seconde fois, par son odeur de femmetrop soignée. L'acidité de quelque parfum généreusement employése mêlait intimement à des relents douceâtres de cosmétiques et decrèmes pour le visage. Ils s'étaient peu parlé durant la soirée et seu­lement pour échanger des banalités d'ordre domestique. A plusieursreprises, il avait tenté d'engager avec elle une conversation plusintime, lui rappelant toutes les heures qu'ils avaient vécuesensemble, autrefois. Mais ce qui, pour lui, appartenait à un passéétrangement proche, et parfaitement conservé, semblait, pour elle,perdu à jamais dans la nuit des temps. Leurs souvenirs, pourtantcommuns, ne coïncidaient que rarement et elle avait oublié tant dechoses! Tant de choses que, de son côté, il avait précieusementgardées, bien au chaud, au creux de sa mémoire. Lorsque KasparLintz, un artiste dans la force de l'âge, aux tempes à peine grison­nantes, avait été chassé de son domicile, il s'était installé quelquetemps chez son fils pour y terminer tranquillement quelque roman

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en cours (interdit à l'avance, mais déjà acheté, pratiquement surpied, par un éditeur américain). Dans la petite chambre, aménagéeà la hâte, qui lui servait aussi de bureau, il travaillait des journéesentières, de peur qu'on ne se décidât, finalement, à l'emprisonneravant qu'il eût terminé. Tous les après-midi, vers cinq heures,Lydiana venait lui apporter une tasse de thé brûlant et, dès qu'il lavoyait entrer, Lintz posait son stylo pour s'accorder une pause bien­faisante. Elle apparaissait alors sous la forme (ô combien fragile !)d'une fillette gracieuse et élancée, à la démarche souple, dont l'in­souciance et la bonne humeur le ravissaient. Elle était déjà terrible­ment coquette et aimait tourbillonner devant lui, pour lui permettred'apprécier en connaisseur le drapé d'une nouvelle robe ouquelque façon encore inédite, et savamment étudiée, de coiffer salongue chevelure. Parfois, tandis qu'il tâtait précautionneusement,du bout des lèvres, la température de son thé, elle venait s'accou­der à son épaule et, pendant quelques minutes, lisait avec le plusgrand sérieux ce qu'il était en train d'écrire, lui demandant d'expli­quer le sens de telle phrase, de tel mot, avant de s'éclipser brusque­ment en sautillant d'un pied sur l'autre, sa queue de cheval battantla mesure dans son dos. Ou bien elle s'asseyait sur ses genoux, s'in­sinuant habilement entre le bureau et lui, et, poussant un profondsoupir, disait d'une voix boudeuse :

- Je m'ennuie!Alors, il fallait la distraire, au moins pour quelques instants. Il

lui montrait comment plier une feuille de papier, pour construireune fusée, un bateau ou la tête coassante d'une grenouille, luiapprenait à dessiner, d'un seul coup de crayon, le profil d'un chat,la silhouette ondulante d'un lézard, ou bien lui racontait une histoirede fées et de princesses, opportunément resurgie de sa propreenfance. Le dimanche, en bon grand-père, il l'emmenait régulière­ment dans un jardin public proche de la maison. Là, il s'asseyait surun banc et la regardait évoluer gracieusement sur ses patins à rou­lettes. Ils jouaient au ballon, à la marelle, et se moquaient encachette du gros inspecteur de police chargé de le suivre dans tousses déplacements. Ils essayaient d'imaginer quelle existence celui-cipouvait mener, lorsqu'il n'était pas occupé à les surveiller. C'étaitdevenu, rapidement, un véritable feuilleton et, chaque dimanche,pour amuser sa petite-fille, Lintz inventait un nouvel épisode des

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aventures absurdes et grotesques du pauvre fonctionnaire. Car ilaimait par-dessus tout la faire rire. Même lorsqu'il l'aidait à faire sesdevoirs, il trouvait toujours le moyen d'alléger le poids de cette cor­vée par quelques plaisanteries, murmurées dans le creux de l'oreillepour ne pas attirer l'attention de sa belle-fille, qui considérait toutetâche scolaire comme sacrée. Et, au fond, au-delà des souvenirsperdus, d'une transformation physique évidente et prévisible, c'étaittout cela qu'il n'avait pu retrouver ce soir : ce rire qu'il aimait tant,ce pétillement malicieux de ses yeux bleus, cette joyeuse insou­ciance, qui, sans doute, appartenaient à une enfance qui n'était pluset qu'il n'avait pas vu s'évanouir.

Après deux semaines passées dans la capitale à rechercherles traces d'anciens amis, de parents lointains, de lieux qui, biensouvent, n'existaient plus que dans sa mémoire, Lintz décida des'en aller.A son arrivée, il avait envisagé de chercher un apparte­ment en ville, pour s'installer près de sa famille. Mais, à présent, leschoses ne lui paraissaient plus aussi simples : tout avait trop changéet tous ceux qu'il avait connus en même temps. Ils avaient été troplongtemps loin de lui pour qu'il pût reprendre sa place comme sirien ne s'était passé, comme si les années ne s'étaient pas écoulées.Chacun d'eux était à présent une énigme. Il lui faudrait du temps etde la patience, pour arriver à les connaître tels qu'ils étaient mainte­nant (mais étaient-ce bien eux qui avaient changé et non lui ?) et àles aimer autant qu'autrefois. Les véritables retrouvailles viendraientplus tard, sans doute. Ou peut-être fallait-il les chercher ailleurs? Ils'attarda encore quelques jours, pour régler sa situation financièreet, par la même occasion, tâcher d'améliorer celle de son fils, puisprit le premier train pour Bjorno, son village natal.

Ce n'était qu'un petit bourg de montagne, aux tristes maisonsde pierre grise, maladroitement accrochées au flanc d'une valléehumide, mais c'était là qu'il avait passé toute son enfance et, dèsqu'il fut descendu de l'autobus qui l'y amenait (le train refusant demonter jusque-là), il reconnut des odeurs et des bruits familiers.Odeurs de bétail, de foin coupé, de bois suant la résine. Bruits del'eau, dévalant la montagne en multiples ruisseaux qui traversaientle village de part en part, pour se perdre plus bas dans la vallée, du

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vent qui, été comme hiver, s'engouffrait en sifflant dans l'unique rue(aujourd'hui goudronnée), des sonnailles lointaines de quelquetroupeau errant en liberté dans les pâturages. Malgré le temps passé(plus d'un demi-siècle 0, rien ne semblait avoir réellement changé.Les maisons, aux toits pentus couverts de pierres plates, étaient tou­jours les mêmes et, sans la présence de quelques anachronismesévidents (divers panneaux publicitaires, une station-service minus­cule, aux pompes rutilantes, et une grotesque imitation de chaletsuisse plantée à l'entrée du village), il aurait pu se croire revenu àl'époque lointaine où il jouait dans cette même rue avec les petitspaysans de son âge. Le seul hôtel qui existât était une sorte d'auberge,dans laquelle, les jours de marché, on venait déjeuner en famille etqui louait, en été, quelques chambres aux rares touristes de pas­sage. La sienne, située au deuxième étage, n'était qu'une mansardeaménagée de façon rustique. Le lit campagnard était trop profondpour être vraiment confortable, le robinet du lavabo gouttait triste­ment et ne consentit à lui délivrer qu'un maigre filet d'eau, évidem­ment froide, l'armoire, grinçante et craquante, sentait la poussière etla sueur d'un précédent locataire, mais, en ouvrant la fenêtre, il putvoir, au-delà des maisons rangées de l'autre côté de la route, lesoleil éclairant de ses derniers rayons la cime des sapins qui, enrangs serrés, grimpaient à l'assaut de la montagne.

Le lendemain matin, il reçut la visite inattendue d'Ivar Melik,maire du village, solide paysan d'une quarantaine d'années qui,pour la circonstance, avait cru devoir s'affubler d'un veston et d'unecravate. Celui-ci s'excusa de ne pas être venu l'accueillir plus tôt,mais on venait à peine de le prévenir de son arrivée C'on" l'avaitreconnu, bien sûr, pourtant Lintz se demanda un instant si sesdéplacements n'étaient pas surveillés, comme au bon vieux temps).Tout en lui broyant affectueusement la main, le brave homme l'as­sura qu'il allait immédiatement réunir le conseil municipal pourorganiser une réception digne de lui. Lintz tenta vainement de luifaire comprendre qu'il était ici uniquement pour se reposer et qu'iln'était pas nécessaire que la commune se mît en frais pour lui,l'autre ne voulut pas en démordre. Il accepta tout au plus, avec unedéception évidente, de limiter l'ampleur des festivités envisagées,mais refusa poliment de céder sur l'essentiel: le grand homme,enfant du pays, devait être accueilli dignement. En attendant, peut-

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être aimerait-il revoir sa maison natale, que l'on était en train detransformer en musée ? Lintz faillit éclater de rire et ne parvint àgarder son sérieux qu'au prix d'un effort surhumain.

- Ne pensez-vous pas, demanda-t-il finalement, qu'il seraitpréférable d'attendre ma mort pour l'inaugurer?

Melik l'assura, le plus sérieusement du monde, qu'il ne consi­dérait pas cela comme un problème (ce qui pouvait aussi bien vou­loir dire que ce n'était, après tout, qu'une affaire de temps) et qu'ilétait parfaitement légitime que le génie fût immortalisé de sonvivant ou quelque chose de ce genre. Bien que la perspective devoir la maison de son enfance transformée en une sorte de mausoléeà sa gloire lui parut à la fois saugrenue et attristante, il accepta l'in­vitation, par simple politesse.

Il s'attendait à ne rien reconnaître et il ne reconnut rien. Aumoins espérait-il trouver une reconstitution, forcément imprécisemais réaliste, de ce qui avait été sa maison. Même cela ne lui futpas accordé. Le petit jardin, dans lequel son père, modeste institu­teur de campagne, élevait de prosaïques légumes destinés à enri­chir le menu familial, était à présent encombré de plantes purementornementales, entretenues à grands frais. La façade de pierresbrutes avait été crépie par un précédent propriétaire et, loin de son­ger à lui rendre son aspect originel, on était en train de la repeindrede neuf. L'intérieur était pire encore et frisait l'escroquerie. Toutesles pièces étaient meublées, comme si rien n'avait bougé depuis quele grand auteur avait quitté le domicile familial pour faire la carrièreque l'on savait, mais aucun de ces meubles n'était d'origine, évi­demment. Seule la robuste table de la salle à manger pouvait avoirréellement appartenu à la famille Lintz, bien que toutes les tablesdu village, construites par le même artisan, fussent pratiquementidentiques. Le reste n'était qu'un bric-à-brac hétéroclite de vieilleries,dont certaines dataient carrément du début du siècle, qu'on avait dûdénicher au hasard dans les greniers du voisinage. Lorsque Lintz fitremarquer au maire l'absurdité de cette reconstitution et, surtout,son manque total d'authenticité, celui-ci s'en tira, avec quelqueembarras cependant, en expliquant qu'il ne s'agissait, au fond, quede recréer l'ambiance de l'époque. En fait, tout cela pouvait encoreêtre modifié suivant les indications que Lintz, lui-même, serait enmesure de puiser dans ses souvenirs.

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- Les souvenirs sont toujours faux, dit celui-ci en haussant lesépaules. D'ailleurs, c'est sans importance.

La visite se poursuivit. A présent libéré de la tentation deconfronter ce lieu, devenu anonyme, aux images et aux sensationsde son enfance, Lintz s'efforça de s'intéresser aux divers documentsle concernant, accrochés aux murs ou sur des panneaux en formede paravents. Il y avait d'abord un grand nombre de portraits (dontun, censé le représenter enfant, était, en fait, une mauvaise photo­graphie de son frère Karl) retraçant son évolution, à la manière deces planches pédagogiques illustrant la transformation de la chenilleinforme en un majestueux papillon. On le voyait ici, écolier maus­sade et rêveur, poser en compagnie de ses condisciples, dans lacour du collège de la région. Là, on le surprenait, en grandeconversation avec une jeune fille de son âge, sortant d'un des bâti­ments de l'université (le commentaire soulignait qu'il y avait fait debrillantes études, mais omettait de rappeler qu'il avait été renvoyé,au bout de deux ans, pour indiscipline). Plus loin, on le retrouvaitdans l'arrière-boutique encombrée d'une librairie de la capitale, par­ticipant, avec tout un groupe de jeunes intellectuels, à la créationd'une revue littéraire qui devait s'éteindre après son second nu­méro. Ailleurs, on pouvait à peine le reconnaître sur la piètre repro­duction d'une photographie de presse, recevant des mains dequelque fonctionnaire du ministère de la Culture un quelconqueprix littéraire récompensant son premier roman. Venait ensuitetoute une série d'illustrations, tirées de magazines qui s'étaient inté­ressés à lui, non pas pour la valeur de son œuvre, mais uniquementen raison de ses démêlés avec le pouvoir. Quant aux nombreuxdocuments écrits rappelant l'histoire de sa vie, ils se révélèrent toutaussi inintéressants, voire ridicules ou franchement apocryphes.Ainsi cette lettre, qu'il était censé avoir écrit, autrefois, à un diri­geant communiste en exil et qui n'était qu'un faux manifeste, soi­gneusement concocté par les services de renseignements del'ancien gouvernement. Pour quelque obscure raison politique, onavait renoncé, par la suite, à l'utiliser, mais elle était tout de mêmerestée dans son dossier, en cas de besoin. Faux également, cebrouillon d'un article saignant (qui n'était paru dans aucun journal)réclamant la démission du ministre de l'Intérieur. Ridicule, cettepage extraite d'un de ses premiers cahiers d'écolier, couverte de

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kyrielles de lettres, maladroitement tracées à la plume. Voulait-on,par là, démontrer sa vocation précoce pour la chose écrite ?Le resten'était qu'un fatras de vieux papiers : coupures de journaux, boutsde manuscrits encombrés de ratures, correspondance plus ou moinsofficielle...

Une fois la visite terminée, Lintz remercia son guide et l'assura(sans rire !) du grand intérêt présenté par les documents rassemblésici. En vérité, il n'avait qu'une hâte : quitter cet endroit qui ne luiétait plus rien, bien qu'il lui fût, apparemment, tout entier consacré.Car ce n'était pas lui, mais un autre Kaspar Lintz, que l'on montre­rait aux visiteurs de ce musée inepte. Un écrivain (et là était peut­être leur seule ressemblance) qui paraissait avoir mené uneexistence purement abstraite : de sa famille, de ses amis, de sa viemême, il n'était fait nulle mention. Il n'était rien, dans tout cegâchis, qui montrât l'homme, simplement. Ce Lintz n'était qu'unmannequin, une statue figée, dans laquelle on ne voulait décidé­ment voir qu'un symbole, un personnage historique.

Dès la sortie du village, alors que les dernières maisonsétaient encore proches, on pénétrait dans le domaine de la mon­tagne. Ce n'était pas un élancement aérien, une construction de ver­ticales audacieuses se découpant nettement sur le vide du ciel.C'était d'abord la forêt, silencieuse et sombre comme une grotte. Là,le plaisir de l'alpiniste se résumait à une lente ascension, sur unepente qui se redressait insidieusement. Sous le couvert des sapinsnoirs, dont les branches enchevêtrées ne laissaient filtrer que demaigres rayons de soleil, on avait la sensation de grimper, non passur la montagne, mais dans la montagne elle-même et nulle perspec­tive de sommet, étincelant comme une promesse de délivrance, nevenait égayer cette reptation monotone. A mi-pente, on croisait unsentier s'élevant sagement en diagonale, mais il fallait refuser cetartifice, ce contournement, honteux aveu de faiblesse. Il fallait grim­per droit, face à la pente, sans se détourner de son chemin. Larécompense venait plus haut, alors que la fatigue commençait àalourdir les jambes, à raccourcir le souffle. On percevait d'abord unmurmure courant à travers les branches, puis le sol se redressait,

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comme pour opposer à l'intrus une dernière défense. Les arbresserrés tendaient leurs bras, couverts de lichen, pour barrer le passageet il fallait sans cesse se baisser, s'écarter, pour éviter leurs pièges.Enfin, brusquement, on sortait de la forêt, coupée net au bord duplateau sommital, et l'on n'avait plus devant soi qu'une vaste éten­due déserte, éternellement balayée par un vent que nul obstaclen'arrêtait. Ce n'était qu'un immense tapis de bruyère et d'herbesèche, dont les ondulations se perdaient, au loin, dans les brumesbleutées de l'horizon, comme si le monde finissait à cet endroit parune chute brutale dans le néant. Alors, on pouvait s'asseoir et resterlà pendant des heures, sans rien d'autre à contempler que cet espacequi n'était que vide, sans autre musique à entendre que le chucho­tement du vent, comme une prière inlassablement répétée. AinsiKaspar Lintz avait-il toujours connu la montagne, sa montagne,presque, tant il l'avait aimée, et ainsi espérait-il la retrouver à pré­sent, seul élément de son passé resté insensible au temps et à cetteusure insidieuse des êtres et des choses qui, sans qu'il s'en fût douté,avait fait de lui un étranger dans son propre univers. Equipé derobustes chaussures de marche et d'une canne à bout ferré, ilquitta l'hôtel de bon matin et sortit du village. Dès qu'il arriva sousle couvert des sapins, il reconnut l'épaisseur odorante de l'air, lecraquement familier des branches mortes sous ses pas, le cri hési­tant, en forme d'interrogation inquiète, d'un oiseau invisible.Plantant solidement sa canne dans le sol tapissé de mousse, il atta­qua la montée d'un bon pas. Il lui sembla d'abord retrouver d'an­ciens points de repère, tels qu'un terrier abandonné, trou noir sousun rocher qui paraissait ainsi suspendu au-dessus du vide, ou le litasséché d'un torrent, longue balafre rocailleuse serpentant entre lesarbres. Et, surtout, il eut la sensation rassurante de refaire des gestesbien connus, de marcher, pratiquement, dans les mêmes tracesqu'autrefois. Cependant, il dut bientôt s'asseoir sur un tronc mortpour reprendre son souffle. Regardant derrière lui, il chercha à éva­luer le chemin parcouru, mais l'empreinte de ses pas, à peine mar­quée, se perdait tout de suite sous les branches basses. Vers le haut,rien d'autre n'était visible, que la forêt agrippée à la pente. Lorsqu'ilse remit en route, il constata que cet arrêt, loin de le reposer, avaitau contraire fait naître de nouvelles douleurs dans ses jambes et,dès les premiers mètres, sa respiration redevint trop rapide.

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Inconsciemment, il raccourcit son pas, s'appuya plus pesammentsur sa canne. Il grimpait à présent le regard collé au sol, le dosvoûté, sans voir ce qui était autour de lui, ne songeant plus qu'àélever un pied après l'autre. Un peu plus loin, il dut s'arrêter encore,planté dans un équilibre précaire, les jambes tremblantes, les batte­ments de son cœur résonnant dans tout son corps. Il décida alorsde progresser en biais, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais cettedémarche boiteuse était presque aussi éprouvante et chaque chan­gement de bord était prétexte à une nouvelle pause qui lui coupaitles jambes. Chaque fois qu'il s'arrêtait, il lui fallait s'éponger le frontet attendre patiemment que sa respiration fût redevenue normale.Le plus décourageant était de ne pas savoir quelle distance il luirestait encore à parcourir. La forêt semblait s'élever sans disconti­nuer et rien ne paraissait plus familier, dans ce décor hostile etsilencieux où tout lui devenait un obstacle. Après de longuesheures de cette pénible marche, il entrevit enfin, loin au-dessus delui, une trouée lumineuse barrant la pente et pensa atteindre lesommet. Mais, lorsqu'il y parvint (et après quels efforts désespérés 0,il s'aperçut que ce n'était que le sentier. En réalité, il avait à peinefait la moitié du chemin. La matinée arrivait à son terme et il compritqu'il n'était pas question d'aller plus loin aujourd'hui. Lourdementappuyé des deux mains sur sa canne, il regarda la pente abruptequ'il venait d'affronter et jugea plus sage de redescendre par lesentier.

Le soir même, alors qu'il se sentait encore tout engourdi defatigue, il lui fallut assister à la réception officielle organisée par lamunicipalité. Il y eut un interminable discours de bienvenue qu'illaissa s'écouler distraitement, avant de répondre par de chaleureux,mais brefs, remerciements. Puis, on fit parader devant lui un grouped'enfants du cru, en costumes traditionnels, qui exécutèrent mala­droitement quelques danses folkloriques. Parmi ces fillettes auxsourires crispés et ces petits garçons sérieux comme des hommes, ilcrut un instant reconnaître la gamine blonde et souriante qui l'avaitaccueilli à l'aéroport, quelques jours plus tôt. Bien qu'il sût qu'il nes'agissait que d'une simple ressemblance, il sourit à la pensée que,peut-être, chaque commune possédait un exemplaire de la mêmefillette, qu'on exhibait dans les grandes occasions. Il y eut ensuiteun banquet et l'on voulut asseoir à sa droite un vieillard sénile et

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tremblotant qui, paraît-il, était un de ses anciens camarades declasse. Bien sûr, ils ne se souvenaient absolument pas l'un de l'autreet ne trouvèrent rien à se dire de tout le repas. Lintz esquiva adroi­tement les discussions politiques dans lesquelles on essaya de l'en­traîner, feignit de goûter en connaisseur l'ignoble vin du pays,écouta patiemment de riches éleveurs parler de bétail, de fourrage,de terres vendues ou achetées, puis, en fin de soirée, put enfin allerse coucher, ivre de fatigue et d'ennui et l'estomac quelque peudétérioré.

Le lendemain, il était si las et courbatu qu'il lui fallut remettreau jour suivant toute idée d'excursion. Il ne fit que traîner dans sachambre et rêver devant la fenêtre ouverte. Il se souvenait de sescourses d'enfant dans la montagne, de longues heures passées àexplorer quelque rocher brûlé par le soleil et le vent, de marchesinterminables sur la lande rousse, à la recherche de myrtilles ou derares nids d'oiseaux, de son ombre S'allongeant démesurément, à latombée du soir, jusqu'à se perdre dans les brumes imprécises mon­tant de la vallée. L'hiver, ce monde familier devenait soudain âpreet inquiétant. La forêt, sous sa chape de neige, n'était plus quesilence et immobilité. Seuls, ici ou là, les traces pressées d'une her­mine ou d'un lièvre, le craquement d'une branche cédant sous sonlourd fardeau venaient lui rappeler que la vie existait encore. A l'ap­proche du sommet, les buissons, pétrifiés par la glace, semblaientcrucifiés et le vent, que l'on ne sentait pas encore, imitait le ressacpuissant d'une mer déchaînée. Passée la dernière dune, que l'onfranchissait en enfonçant dans la neige jusqu'au-dessus du genou, ilvous prenait brutalement au visage. Ce n'était plus la brise fraîchede l'été, mais une brûlure, un long cri sauvage, une force étouffantequi vous repoussait. Il fallait lui faire face, tenir debout le plus long­temps possible, avant de s'abriter derrière un rocher, comme unanimal, ou de retourner vers la vallée sans avoir rien vu d'autrequ'une étendue lisse et glacée, les oreilles encore bourdonnantes, lestraits figés par le givre, mais le corps plein de vie et de puissance.

Pendant cette longue journée de repos, il eut tout le tempsde réfléchir à sa prochaine tentative d'escalade. Il fallait évidem­ment admettre la faiblesse de son âge et grimper sagement par lesentier. Il fallait également partir plus tôt, pour ne pas être incom­modé par la chaleur naissante. Il fallait encore éviter les arrêts trop

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fréquents, marcher d'un pas régulier, presque mécanique. Mais, lelendemain, toutes ces belles résolutions ne servirent à rien : dès lespremiers pas, ses jambes s'alourdirent, ses articulations se raidirentet la fatigue pesa sur ses épaules. Malgré cela, il s'entêta et se forçaà avancer encore et encore, sans penser au temps qui s'écoulait,aux douleurs nouvelles qui naissaient, à l'inutilité de cette coursesans véritable but. Au prix d'un effort épuisant, il parvint, ou crutparvenir, aux abords du sommet, mais là, il dut s'arrêter et s'asseoirsur une souche providentielle, la bouche sèche, les muscles frisson­nants et le cœur prêt à se rompre. Tandis qu'il cherchait, par uneimmobilité totale, à discipliner ses battements anarchiques et à apai­ser ses poumons au bord de l'asphyxie, un couple de jeunes excur­sionnistes le dépassa, le saluant d'un amical geste de la main. Il lesregarda s'éloigner à grandes enjambées, lui portant avec aisance unvolumineux sac à dos, elle s'efforçant de marcher à la même cadencepour lui chuchoter quelque chose à l'oreille, et lut dans la facilitéde leur démarche, dans le mouvement souple de leurs jambes, dansla sérénité de leurs visages, l'absurdité de son entreprise et, même,de sa présence en ce lieu qui ne lui appartenait plus. Lorsque lesdeux jeunes gens eurent disparu derrière une courbe du sentier, ilse leva en pesant des deux mains sur sa canne, s'immobilisa un ins­tant pour laisser s'évaporer le voile noir qui était brusquement tombésur ses yeux, puis, à pas lents, les jambes encore flageolantes,redescendit vers le village.

Sur l'autre versant de la vallée, une maison était à vendre. Cen'était qu'une ancienne ferme isolée, plantée au milieu de mornespâturages, mais Lintz l'acheta et la fit sommairement remettre enétat, s'énervant sans cesse de la lenteur des travaux et de l'indolencedes ouvriers, qui ne comprenaient pas son impatience.Puis, il la meu­bla avec un soin méticuleux, assignant à chaque chose une placequ'il voulait définitive. Le choix d'une table ou d'un fauteuil, l'agen­cement d'une bibliothèque étaient des problèmes qu'il lui semblaitdevoir résoudre une fois pour toutes, comme s'il ne devait plusavoir la possibilité de revenir en arrière. Lorsque tout fut installé,l'automne était là. Ici, ce n'était pas une véritable saison, seulement

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une courte période de transition. Le changement était d'abordimpalpable. Tout semblait encore plein de sève et de vie, mais lesoleil était moins brûlant, le vent faisait naître des frissons inatten­dus, la nuit vous surprenait soudain en pleine activité. Les premiersnuages ne faisaient que passer et on les remarquait à peine, puisd'autres venaient, majestueux et lourds, et prenaient possession duciel tout entier. On voulait encore croire à l'été, malgré le givre dupetit matin et la chute tourbillonnante des feuilles, mais ons'éveillait un jour pour découvrir que la neige était déjà là et, avecelle, le silence de l'hiver. Lintz savait tout cela et ne s'en inquiétaitplus. Il lui semblait, au contraire, que cet ordre naturel et immuableétait satisfaisant et s'imposait comme une évidence qu'il était vainde vouloir combattre ou même ignorer. Chaque matin, au lever dujour, il sortait sur le pas de sa porte et regardait au loin. Au commence­ment, il n'y avait rien, que la brume épaisse, magma sombre etinerte. Puis, la lumière naissait et, avec elle, le mouvement. Lebrouillard informe se dissolvait lentement, s'effilochait comme tirévers le haut par une main invisible. On voyait bientôt apparaître uncoin de ciel, comme un œil bleu et froid, qui se déformait ets'agrandissait insensiblement. Alors, adossé au mur glacé de sa mai­son, il regardait là-bas, de l'autre côté de la vallée, émerger de cechaos la montagne de son enfance. Le sommet, massif et nu, sortaitde la brume déjà baigné de soleil, teinté d'ocres et de roux flam­boyants, se détachant avec une précision lumineuse du ciel encorehésitant de l'aube. Puis, plus bas, la forêt prenait la forme d'uneécume noire, d'une coulée de lave se solidifiant lentement. Enfin,telle une ville engloutie sortant miraculeusement des eaux, son vil­lage apparaissait, ses maisons grises, encore endormies, frileuse­ment serrées les unes contre les autres. Alors seulement, à partir decet instant, tout lui semblait être en place et conforme à la réalitédu souvenir. Pourtant, au fond de la vallée, une longue traînée debrume opaque stagnait encore, immobile et pesante, comme unefrontière imaginaire.

Christian Taurand

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